Catalogne : la CUP, un indépendantisme à gauche toute

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[Long format] On a souvent considéré, à tort, que l’indépendantisme catalan pouvait se réduire à l’exacerbation d’un nationalisme conservateur ou à l’expression d’un simple égoïsme fiscal. Il existe pourtant, en Catalogne, un indépendantisme progressiste qui envisage l’indépendance comme une manière de recouvrer la souveraineté populaire, d’ouvrir un nouvel espace d’émancipation et de redéfinir les règles du jeu politique. Cet indépendantisme ancré à gauche, qui s’inscrit dans le sillage des mobilisations sociales que connaît l’Espagne depuis la crise de 2008 et qui revendique l’héritage du mouvement des Indignés (le 15M), est en partie incarné par la Candidature d’unité populaire (CUP), l’une des formations clés de la nébuleuse souverainiste. À la différence de Podemos, qui aspire à répondre à la « crise du régime de 1978 » par une réforme des institutions espagnoles et la reconnaissance du caractère plurinational de l’Espagne, la CUP envisage le séparatisme comme l’unique porte de sortie. Dans cet article, écrit à partir d’une lecture des manifestes du parti, d’observation participante à Barcelone et d’entretiens effectués avec des militants de la CUP, le choix a été fait d’analyser l’indépendantisme catalan dans ce contexte de crise politique et d’intensification des mobilisations sociales.

Le 10 octobre dernier, dans un discours sous haute tension prononcé devant le Parlement régional, Carles Puigdemont déclarait l’indépendance de la Catalogne avant de la suspendre dans la foulée. Sur les bancs de la majorité, c’est une standing-ovation enthousiaste qui accueille les propos alambiqués du président de la Généralité. Seule une poignée de députés parmi les rangs indépendantistes refuse de s’associer à la célébration : les dix élus de la Candidature d’unité populaire (CUP) restent de marbre. Peu après l’allocution de Carles Puigdemont, Arran, la branche jeunesse de la CUP, évoque dans un tweet une « trahison inadmissible », une violation du mandat populaire obtenu  à l’issue du référendum du 1er octobre. Si les tergiversations vont aujourd’hui bon train au sein de la coalition Junts Pel Sí qui gouverne la communauté autonome, le message des responsables de la gauche radicale indépendantiste est clair : face à l’autoritarisme de Madrid, la déclaration unilatérale d’indépendance est la seule voie possible, et la proclamation de la République de Catalogne relève désormais de l’urgence.

La CUP, une formation d’inspiration municipaliste et assembléiste, a investi la scène politique catalane en 2012 à l’occasion des élections autonomiques. Le parti entend alors se faire le relai des luttes sociales et défendre un indépendantisme sur une ligne clairement  anticapitaliste, en rupture avec l’État espagnol et les diktats de la Troïka. Malgré un faible score à 3,47% et seulement 3 sièges de députés, la CUP fait une entrée remarquée au Parlement régional. Les discours percutants de son chef de file David Fernández, qui définit les militants de l’organisation comme des « hackers de l’impossible », offrent au parti une visibilité sans précédent. Ainsi, en 2013, Fernández interpelle vigoureusement l’ancien patron de Bankia et du FMI Rodrigo Rato, aujourd’hui en prison pour détournement de fonds, concluant son intervention par un « On se reverra en enfer […] à bientôt gangster, dehors la mafia » resté célèbre.

“Le parti entend se faire le relai des luttes sociales et défendre un indépendantisme clairement anticapitaliste, en rupture avec l’État espagnol et les diktats de la Troïka.”

Aux élections autonomiques de 2015, convoquées par le président de la Généralité Artur Mas afin d’obtenir un « plébiscite » en faveur de l’indépendantisme, la CUP progresse et obtient 10 sièges de députés, avec plus de 8% des voix. Elle devient alors une pièce maîtresse de l’échiquier politique catalan, car la coalition indépendantiste Junts Pel Si nécessite le soutien de ses députés pour obtenir la majorité et former un gouvernement. Le refus de la CUP à une reconduction d’Artur Mas à la tête de la Généralité a d’ailleurs amené la coalition à proposer la candidature de Carles Puigdemont à la tête de l’exécutif catalan.  La CUP, bien que représentant une fraction minoritaire du mouvement indépendantiste, n’en reste pas moins intéressante à étudier car elle est aujourd’hui, par la pression qu’elle exerce sur la coalition Junts Pel Sí, un acteur politique clé; elle permet également d’offrir un autre regard sur l’indépendantisme et de s’éloigner des idées préconçues sur le souverainisme catalan.

 

Indépendantisme et mobilisation populaire

« Ce que nous sommes en tant que peuple, nous ne le sommes pas par essence ou parce que notre peuple est issu d’un passé immémoriel, nous le sommes par tout ce que nous avons gagné dans les petites luttes et les grandes batailles menées dans chaque recoin du pays ». Cette citation du philosophe indépendantiste Xavier Antich, volontiers reprise par les leaders de la CUP, illustre la conception de l’identité catalane défendue par celle-ci. Pour les membres de la CUP, le sentiment national catalan ne repose pas tant sur des critères ethno-linguistiques que sur une conscience historique forgée dans la résistance à l’oppression subie. En témoigne notamment l’omniprésence des références antifranquistes dans les discours des leaders du parti.

La CUP entend faire des luttes sociales le ferment de l’indépendantisme catalan. Le parti a d’ailleurs apporté son soutien en 2016 à l’association Òmnium Cultural dans son initiative Lluites compartides (Luttes partagées), dont l’objectif affiché était de tisser un fil conducteur entre les mobilisations sociales qui ont conféré au peuple catalan sa spécificité. En ce sens, la revendication de l’indépendance de la Catalogne est mise en relation avec l’émancipation des classes subalternes. Alors que l’autonomisme est présenté comme un jeu de dupes qui donne lieu à de multiples et vaines tractations entre les élites espagnoles et catalanes, l’indépendantisme aurait vocation à prendre en compte les aspirations des milieux populaires trop longtemps reléguées au second plan. Le statut actuel de la Catalogne est dès lors perçu comme une impasse : il ne permet pas au peuple catalan de se prémunir de l’austérité du fait de la suprématie des politiques menées par le gouvernement central. Les militants de la CUP citent en exemple le rejet par le Tribunal constitutionnel espagnol en 2016 d’une loi adoptée par le Parlement catalan en vue de lutter contre les expulsions locatives. Dans le cadre de l’État des autonomies, toute tentative d’amélioration du sort des plus démunis serait ainsi vouée à l’échec : Madrid aura toujours le dernier mot.

“Pour la CUP, le sentiment national catalan ne repose pas tant sur des critères ethno-linguistiques que sur une conscience historique forgée dans la résistance à l’oppression subie […] La CUP entend faire des luttes sociales le ferment de l’indépendantisme catalan.”

L’indépendantisme est décrit comme la voie de l’émancipation. Comme le souligne le politiste Mathieu Petithomme, c’est d’abord l’« activisme militant » qui a permis ces dernières années à la revendication indépendantiste, historiquement minoritaire, de se transformer en véritable projet politique[1]. La CUP est l’une des parties prenantes de cette nébuleuse militante, englobant entre autres la Gauche républicaine de Catalogne (ERC) et des associations comme Òmnium Cultural et l’Assemblée nationale catalane (ANC), qui ne cesse depuis près d’une décennie de porter à l’agenda politique la question de l’autodétermination du peuple catalan.

Les mobilisations qui agitent la Catalogne, depuis l’organisation en 2009 de la première consultation indépendantiste dans la municipalité d’Arenys de Munt jusqu’au référendum du 1er octobre, en passant par la consultation nationale de 2014 et les manifestations spectaculaires à l’occasion de la Diada [la fête nationale de la Catalogne], auraient jeté les bases d’un nouveau sujet politique : le « peuple catalan ». Pour les leaders de la CUP, ces mobilisations ont donné corps à un « mouvement populaire de protestation parmi les plus importants au monde [qui aurait] obligé les politiques et les institutions à aller dans le sens d’une rupture démocratique à travers un référendum »[2].

Face à un État central considéré comme illégitime, l’exercice du droit à l’autodétermination est donc considéré comme un acte de désobéissance civile capable, non seulement de construire des citoyens critiques mais aussi d’exercer, selon les mots d’Henry David Thoreau, « une forme de responsabilité [qui] appelle à davantage de responsabilités ». Dans un contexte où tous les sondages indiquent que 70% des Catalans, quelle que soit leur opinion sur l’indépendance, sont en faveur de la tenue d’un référendum d’autodétermination reconnu par l’État central, le projet référendaire agit ainsi, selon la CUP, au nom d’un collectif majoritaire qui s’oppose à une majorité légale. S’appuyant sur les travaux d’Henry David Thoreau, d’Hannah Arendt et de Rosa Parks, et inscrivant leur combat dans le sillage de la lutte contre l’apartheid sud-africain et de l’insoumission au service militaire, la CUP considère que la désobéissance vis-à-vis de l’État espagnol devient un devoir civique.

Les consultations indépendantistes depuis 2009 et le référendum du 1er octobre dernier sont envisagés comme des outils démocratiques permettant d’impulser d’importants changements structurels. La CUP voit dans ces événements une formidable opportunité d’initier un processus de rupture par la société civile, « depuis le bas, depuis la rue ». L’acte de désobéissance civile comporte ainsi une potentialité révolutionnaire non négligeable en ce qu’il permet aux citoyens de développer une conscience civique pouvant défier l’ordre établi.

La CUP va jusqu’à développer le concept de « désobéissance civile institutionnelle », qui consiste à étendre le domaine de la désobéissance aux institutions, en l’occurrence au Parlement catalan. La « désobéissance civile institutionnelle » permet, aux yeux des leaders du parti, de dépasser deux oppositions habituellement effectuées par la tradition de la désobéissance civile : rue/institutions et peuple/élite. Il ne s’agit plus uniquement de désobéir « par le bas » et dans la rue, mais d’également de désobéir au sein des institutions quitte à faire alliance avec certaines élites (les élus de Junts pel Sí dans le cas catalan). Leur manifeste présente le référendum de 2017 comme un acte de désobéissance vis-à-vis de l’État central, supposé offrir deux opportunités : défier le pouvoir central jugé « autoritaire » en mettant tout en œuvre pour que le référendum soit organisé dans de bonnes conditions et que nul ne puisse contester son résultat ; ouvrir un processus constituant afin de permettre l’exercice de la souveraineté populaire dans le cadre du nouvel État catalan.

“Si la CUP a vigoureusement dénoncé les violences policières du 1er octobre, l’organisation avait parfaitement conscience du rapport de force qu’induirait la tenue du référendum et anticipait une réaction ferme de la part de l’État.”

Les membres de la CUP se sont donc ardemment mobilisés dans l’organisation du référendum du 1er octobre, s’opposant dans la rue au déploiement massif des forces policières. La CUP a notamment apporté son soutien au travail des « Comités de défense du référendum » (CDR) créés à l’initiative de mouvements sociaux à travers toute la Catalogne pour s’assurer du bon déroulement du référendum. Leur consigne face à la répression madrilène : « Nous devons défendre les urnes ». Au lendemain des tensions du 1er octobre, la députée Anna Gabriel déclarait ainsi : « les Comités ne doivent pas se dissoudre, ils doivent continuer à organiser la grève générale et devenir l’embryon de l’empowerment populaire ». Des mobilisations étudiantes contre le plan Bologne aux manifestations géantes organisées pour défendre l’accueil des réfugiés en février dernier, en passant par l’expérience du 15-M, la naissance de ces comités s’inscrit, elle aussi, dans le contexte d’intensification des mobilisations sociales que connaît la Catalogne depuis quelques années. Les CDR peuvent ainsi être considérés comme un « point de rencontre entre la gauche anticapitaliste et les autres options révolutionnaires »[3].

Si la CUP a vigoureusement dénoncé les violences policières du 1er octobre, l’organisation avait parfaitement conscience du rapport de force qu’induirait la tenue du référendum et anticipait une réaction ferme de la part de l’État. En septembre 2017, les élus de la CUP Albert Botran et Montse Venturós indiquaient la marche à suivre : face à l’usage disproportionné de la force depuis Madrid, les Catalans devraient faire preuve d’une résistance pacifique et se mobiliser massivement car « l’État n’a pas suffisamment de force entre ses mains pour arrêter la volonté démocratique du peuple catalan ». La mise en valeur d’une société catalane qui se dresserait pacifiquement pour réclamer le droit à l’autodétermination face à un État espagnol décrédibilisé par la répression obligerait ainsi les acteurs progressistes à se positionner de leur côté pour ne pas être identifiés à la politique réactionnaire du gouvernement.

 

La République catalane comme réponse à la crise du « régime de 1978 »

Les fortes mobilisations sociales que connaît l’Espagne depuis deux décennies, la crise économique de 2008 qui a débouché sur une crise sociale et politique, le mouvement du 15-M de 2011, la fin du bipartisme avec l’apparition de Podemos et de Ciudadanos, les victoires des forces du changement en 2015 à Madrid et Barcelone et la montée des revendications indépendantistes en Catalogne sont autant d’événements qui témoignent des fissures qui traversent aujourd’hui l’État espagnol. C’est dans ce contexte de bouleversement politique et d’intensification des mobilisations sociales que la crise catalane doit donc être comprise et analysée. Elle témoigne, bien sûr, des limites que connaît la formule institutionnelle de « l’État des autonomies », qui n’a pas scellé les débats sur la nature plurinationale ou non de l’État espagnol, mais elle est, plus généralement, le symptôme du bouleversement que connaît la vie politique espagnole et des failles du système hérité de la transition démocratique.

La Transition a longtemps été considérée comme un « cas modèle » et qualifiée de « success story » du fait de son supposé pacifisme et des compromis alors effectués entre les différents acteurs politiques[4]. Elle a débouché sur l’adoption de la Constitution de 1978 qui a donné naissance, après plus de quarante ans de dictature franquiste, aux institutions démocratiques espagnoles. Cependant, les commentateurs soulignent un consensus « relatif » et « instable » et pointent les limites de la Constitution espagnole : « les acteurs politiques ont conclu des accords ambigus ou contradictoires et, dans certains cas, ont repoussé la résolution [du problème] à une date ultérieure »[5].

“La Constitution de 1978 empêcherait toute remise en question d’un système politique hérité du franquisme. Parmi ces héritages, la CUP dénonce le principe de « l’unité de l’Espagne » et l’impossibilité de convoquer un référendum reconnu par le gouvernement central.”

Podemos et la CUP figurent parmi les principales forces de gauche qui analysent cette situation d’intensification des mobilisations sociales comme l’amorce d’une crise de régime et entendent s’appuyer sur ces failles pour initier une véritable rupture avec ce que les deux partis nomment le « vieux monde ». Tous deux proposent une lecture critique de la transition. Du côté de Podemos, les leaders entendent déconstruire le « mythe de la transition » et s’attaquer à la « culture de la transition ». C’est d’ailleurs le constat dressé par Juan Carlos Monedero, co-fondateur du parti, dans son livre  La Transición contada a nuestros padres dans lequel il affirme que la transition correspondait à « un mensonge familial qui occultait un passé peu héroïque »[6]. Ils reconnaissent volontiers la nécessité de réformer la Constitution mais insistent en parallèle sur les compromis effectués pendant la Transition qui auraient permis de forger des institutions démocratiques fortes et de défendre d’importants droits sociaux aujourd’hui attaqués par la « caste ».

Au contraire, pour la CUP, à l’inverse du Portugal en 1976 ou de l’Italie en 1947, l’État espagnol n’aurait jamais marqué de véritable rupture avec le régime franquiste : « [Le] pacte a consisté en ce que les franquistes acceptent le côté démocratique de la nouvelle Constitution (pluralisme politique, droits sociaux, etc.) et que les antifranquistes acceptent le côté antidémocratique du texte constitutionnel (monarchie, économie de marché, prédominance du maintien de « l’unité nationale », etc »[7]. La Constitution de 1978 empêcherait toute remise en question d’un système politique hérité du franquisme. Parmi ces héritages, la CUP dénonce le principe de « l’unité de l’Espagne » et l’impossibilité de convoquer un référendum reconnu par le gouvernement central.

Les deux formations politiques défendent des programmes similaires sur plusieurs points (reconnaissance des nations qui composent l’Espagne, lutte contre la corruption, féminisation de la vie politique, transition écologique, redistribution des richesses, etc.) et vont même jusqu’à partager une certaine phraséologie (« régime de 1978 », transversalité, peuple contre élite, hégémonie, etc.).  Toutes deux envisagent le 15-M comme point de rupture fondamental : Podemos entend « convertir l’indignation en changement politique » quand la CUP souligne que « le mouvement indépendantiste, à travers la rupture qu’il pose avec la Constitution espagnole, apporte un outil pour transformer l’indignation en changement »[8]. Alors que Podemos, bien que tentant de se présenter comme un « mouvement-parti », a privilégié une structure organisationnelle hiérarchique forte donnant peu de poids aux Cercles, la CUP n’a cessé, au contraire, de souligner l’importance d’adopter une organisation partisane assembléiste. Le parti va même jusqu’à déclarer que « le mouvement indépendantiste ne pourra défier le pouvoir étatique sans incorporer en son sein les demandes sociales et les méthodes de lutte du 15-M »[9].

Les deux formations divergent également lorsqu’il s’agit de construire une stratégie politique de rupture.  D’un côté, les leaders de Podemos considèrent que la crise de 2008 et le mouvement du 15-M ont ouvert une « fenêtre d’opportunité » permettant l’élaboration d’une stratégie populiste capable d’arriver au pouvoir. En tant que parti d’envergure nationale, la stratégie de Podemos est tournée vers la conquête des institutions de l’État espagnol.  Du côté de la CUP, les leaders parlent d’une situation politique ayant initié un processus destituant partiel et une rupture symbolique partielle avec le régime mais, à la différence de Podemos, le parti dénonce l’impossibilité de mettre en place un programme de rupture radicale depuis des institutions héritées du régime franquiste.

“La CUP, qui en appelle au pacifisme et à la démocratie, considère néanmoins qu’initier une rupture avec le « régime de 1978 » ne pourra se faire dans le cadre de la légalité. Les élections générales de 2016 et la reconduction de Mariano Rajoy à la tête du gouvernement espagnol témoignent de l’impossible réforme de l’État.”

Les leaders de la CUP attaquent implicitement la stratégie populiste transversale de Podemos. Elle a d’abord été défendue par Íñigo Errejón, ex « numéro 2 » du parti, qui, s’appuyant sur les travaux de Gramsci, considère que construire une contre-hégémonie nécessite, non pas de faire « table rase du passé » mais de se nourrir du sens commun de l’époque. Il écrivait ainsi : « Le processus ouvert par le 15-M de 2011 est, par exemple, contre-hégémonique dans la mesure où il ne dénonce pas le “mensonge” du régime de 1978 mais assume et part de ses promesses inaccomplies, en questionnant le régime selon ses propres termes […] Ce discours, ce sentiment qui se déploie, s’est montré, précisément pour sa lecture politique et son attention à l’hégémonie, un bien meilleur chemin de transformation que les principes moralisants et esthétiquement satisfaisants de la gauche traditionnelle »[10]. La CUP critique le fait que « de nombreuses personnes ont voulu convertir Gramsci en populiste » alors que, de l’auteur italien, il s’agit d’abord de retenir que « vivre signifie être partisan ». Dans un entretien accordé à Ballast en juillet 2017, Anna Gabriel, députée de la CUP, déclarait ainsi au sujet de Podemos : « Non seulement ils n’ont pas réussi à gagner et la force qu’ils représentent aujourd’hui n’est pas suffisante pour réussir à modifier la Constitution espagnole »[11].

La CUP, qui en appelle au pacifisme et à la démocratie, considère néanmoins qu’initier une rupture avec le « régime de 1978 » ne pourra se faire dans le cadre de la légalité. Les élections générales de 2016 et la reconduction de Mariano Rajoy à la tête du gouvernement espagnol témoignent de l’impossible réforme de l’État et, surtout, de la capacité d’auto-régénération du « régime de 1978 ». Le référendum d’autodétermination représente ainsi, aux yeux de ses leaders, une « opportunité de rupture » avec le régime qui refuse de reconnaître le droit des peuples à l’autodétermination. Sur la scène politique nationale, Podemos plaide pour la reconnaissance de la plurinationalité de l’État espagnol ainsi que pour la tenue d’un véritable référendum d’autodétermination en Catalogne, organisé avec l’aval de Madrid. Le parti se place du côté du dialogue. Ses leaders ont, par exemple, massivement partagé le hashtag #Hablamos (Parlons) lancé à l’initiative du mouvement citoyen Parlem? ¿Hablamos? créé en réaction à la crise catalane. Ce mouvement, qui se revendique « sans drapeau » et  « sans parti »,  appelle au dialogue entre Madrid et Barcelone.

Les manifestants indépendantistes interrogés lors du rassemblement du 3 octobre dernier à Barcelone reconnaissent la bonne volonté de Podemos mais dénoncent son idéalisme – voire son hypocrisie – en soulignant que les institutions espagnoles, qui assurent avant tout « l’indissoluble unité de la nation espagnole », ne permettraient pas la mise en place d’un référendum pacté et ne reconnaîtraient jamais la validité juridique du référendum en cas de victoire du « oui » à l’indépendance. Suivant la lecture faite par la CUP de la situation politique, les manifestants parlent ainsi de « rompre avec le régime de 78 par la force ».  Au contraire de Podemos, la CUP insiste donc sur la force du pouvoir constituant, permis par l’avènement de la République de Catalogne et  capable d’initier une « véritable rupture collective » à la différence d’une simple réforme constitutionnelle qui ne ferait que perpétuer la continuité juridique du « vieil État ».

 

Vers l’indépendance et au-delà : République sociale, Pays Catalans et « fédéralisme de transformation »

 

Si la mobilisation populaire est essentielle à l’obtention de l’indépendance de la Catalogne, elle l’est encore davantage aux yeux de la CUP dans les phases qui suivent la proclamation de la République catalane. Elle doit permettre d’engager le processus constituant et de l’orienter dans un sens authentiquement démocratique et résolument progressiste. Si la cause indépendantiste justifie des alliances de circonstances transcendant les rapports sociaux et le clivage gauche/droite, la lutte pour la définition de la future République de Catalogne est bien une lutte de classes.

C’est la raison pour laquelle les dirigeants de la CUP distinguent deux axes dans leur stratégie politique : 1) la « mobilisation transversale » en faveur du processus d’indépendance, qui doit regrouper une pluralité d’acteurs et d’intérêts au sein d’une même coalition souverainiste ; 2) la lutte de classes au sein même du processus indépendantiste, qui divise la coalition souverainiste en un bloc progressiste et un bloc conservateur.

“Le processus constituant que la CUP appelle de ses vœux doit être un moment de profonde respiration démocratique, qui associerait l’ensemble des citoyens à la redéfinition des règles du jeu politique afin d’empêcher l’avènement d’un pacte entre élites sur le modèle tant critiqué de la Transition démocratique espagnole.”

Au lendemain de l’indépendance, ces deux blocs seront nécessairement amenés à s’affronter pour peser dans les choix qui présideront à la création de la jeune République catalane. Pour les membres de la CUP, il est clair que les élites indépendantistes, incarnées par le PDeCAT de Carles Puigdemont, tenteront de sauvegarder prioritairement les intérêts de la bourgeoisie catalane, poursuivant par là même les politiques d’austérité et la libéralisation de l’économie. C’est ce qui transparait dans l’un des tracts distribués par le parti à la manifestation du 3 octobre dernier : « Nous ne pouvons pas confier la défense et la construction de la République catalane à Carles Puigdemont et au parti bourgeois PDeCAT car ils ont des intérêts de classes incompatibles avec la lutte pour l’autodétermination qui est, en Espagne, une tâche révolutionnaire, comme l’a montré le référendum [en référence aux violences policières commises par la Garde civile] ». Plusieurs membres de la CUP avaient d’ores et déjà exprimé leurs doutes quant à la détermination de Carles Puigdemont à mener à son terme le processus d’indépendance. Une semaine avant la déclaration d’indépendance immédiatement suspendue, Paolo, jeune italien expatrié à Barcelone depuis trois ans et militant de la CUP, nous confiait : « Je pense que nos députés ont commis une erreur importante en donnant leur soutien à Carles Puigdemont ».

Si la CUP est convaincue que les Catalans, qui s’auto-définissent plus à gauche que les autres peuples d’Espagne, tourneront le dos au néolibéralisme, la mobilisation citoyenne n’en reste pas moins nécessaire pour éviter toute confiscation de la souveraineté populaire. Le processus constituant que les membres de la CUP appellent de leurs vœux doit donc être un moment de profonde respiration démocratique, qui associerait l’ensemble des citoyens à la redéfinition des règles du jeu politique afin d’empêcher l’avènement d’un pacte entre élites sur le modèle tant critiqué de la Transition démocratique espagnole. La gauche radicale indépendantiste souhaite ainsi voir essaimer sur tout le territoire des assemblées, des « espaces d’auto-organisation citoyenne » largement décentralisés en vue de débattre du contenu de la future constitution.

La CUP défend un idéal de République démocratique et sociale qu’elle veut en rupture avec les valeurs jugées intrinsèquement négatives d’un État espagnol encore imprégné de l’idéologie nationale-catholique. A l’État espagnol qui privatise et laisse les infrastructures se dégrader, ils opposent une République catalane à même d’investir et de nationaliser les secteurs stratégiques de l’économie. Face à un pouvoir étatique ferme à l’égard de l’immigration et soucieux d’uniformiser ses populations, la République catalane doit se montrer pionnière dans l’accueil des réfugiés et afficher fièrement sa diversité. Plus généralement, le processus constituant représente aux yeux des militants de la CUP un nouvel espace d’émancipation susceptible d’accueillir une pluralité de revendications, du combat contre le « capitalisme de copinage » à la lutte contre le patriarcat, en passant par l’engagement internationaliste pour une diplomatie au service de la paix et de la coopération entre les peuples.

“La communauté autonome de Catalogne est envisagée comme une construction arbitraire de l’État espagnol, encouragée par l’Union européenne dans sa politique de mise en concurrence des territoires. La CUP se donne donc pour but de faire émerger un sentiment national élargi au vaste ensemble des Pays Catalans.”

La proclamation de la République indépendante de Catalogne n’est donc pas une fin en soi. Elle l’est d’autant moins si l’indépendance est restreinte au cadre géographique de la communauté autonome catalane. Au mois de septembre, la CUP suscitait la polémique en appelant à étendre l’organisation du référendum d’autodétermination à l’ensemble des « Pays Catalans » (Països Catalans), une construction territoriale aux contours flous, supposée regrouper l’ensemble des territoires de « culture catalane ». Ils engloberaient les communautés autonomes de Catalogne, de Valence et des Iles Baléares, ainsi que la principauté d’Andorre et les Pyrénées orientales en France.

« La fragmentation du territoire des Pays Catalans est une démonstration claire de la situation de colonisation que vit la nation catalane », écrit Carles Riera, député au Parlement de Catalogne. Pour ce dernier, la division des territoires de culture catalane est le produit d’une logique de domination forgée par l’histoire et les conflits successifs, du traité des Pyrénées de 1659 qui voit la France annexer le Roussillon, jusqu’à la guerre civile et l’instauration de la dictature franquiste au cœur du XXe siècle. Aujourd’hui, la CUP déplore la dilution des Pyrénées orientales dans la grande région française d’Occitanie de même qu’elle critique l’organisation autonomique espagnole.

Limiter la revendication d’indépendance au seul cadre de la communauté autonome, c’est « assumer la cartographie de l’ennemi », poursuit Riera. La communauté autonome de Catalogne est en ce sens envisagée comme une construction arbitraire de l’État espagnol, encouragée par l’Union européenne dans sa politique de promotion des régions et de mise en concurrence des territoires. La CUP se donne donc pour but de faire émerger un sentiment national élargi à ce vaste ensemble des Pays Catalans, susceptibles en cas d’union de représenter sur la scène européenne et dans le bassin méditerranéen un « sujet d’influence ».

Cette revendication étendue aux Pays Catalans est un élément de distinction à l’égard de l’indépendantisme d’ « hégémonie néolibérale » du PDeCAT, dont le souverainisme se limite à la communauté autonome de Catalogne. La CUP n’est pas toujours très claire quant à ses intentions à l’égard des Pays Catalans, probablement compte tenu de l’état des rapports de force. Dans la communauté valencienne tout comme dans les Iles Baléares, sans parler des Pyrénées orientales en France, leur discours peine à rencontrer un écho. Il revient donc à la gauche indépendantiste de la communauté catalane de prendre à bras le corps cette « lutte de libération nationale dans les Pays Catalans ». La priorité réside alors dans la création de ponts entre les mouvements sociaux et les associations des territoires de culture catalane afin de « transgresser la carte autonomique ».

L’indépendantisme de la gauche radicale se projette en dehors des frontières, et c’est là un argument régulièrement opposé par la CUP à ses détracteurs qui lui objectent que l’indépendance de la Catalogne a vocation à jeter des barrières entre les peuples. Bien que les écrits des dirigeants du parti soient particulièrement pessimistes quant aux possibilités de modifier les structures de l’État espagnol, ceux-ci ne renoncent pas pour autant à un vaste processus de transformation sociale à l’échelle du pays. Leur stratégie est présentée par Mireia Vehí et Albert Noguera sous l’expression de « foquisme constituant » qu’ils opposent à la stratégie du « centralisme constituant ». Le terme « foquisme » est emprunté à la théorie de la guerre révolutionnaire d’Ernesto « Che » Guevara. Il désigne originellement, devant l’impossibilité de s’emparer du pouvoir par la conquête politique des institutions de l’État central, la création de foyers de guérillas dans les zones rurales, susceptibles de se répandre par la suite à l’ensemble du territoire concerné pour en renverser le régime.

“La brèche catalane et ses répliques sur le territoire espagnol doivent obliger les forces progressistes en Espagne à repenser un « fédéralisme de transformation » en termes de libre association entre une pluralité de peuples souverains, disposant chacun du droit à l’autodétermination.”

En l’espèce, et selon les mots du principal dirigeant de la CUP David Fernández, il s’agit « hier comme aujourd’hui [d’] ouvrir par le bas et depuis la périphérie ce qu’ils cherchent à refermer par le haut et depuis le centre ». Autrement dit, bien que les conditions ne soient pas réunies pour engager un changement politique et social depuis l’État espagnol, la Catalogne peut constituer un foyer de transformation. L’indépendance de la région peut ouvrir une brèche dans le régime de 1978 en s’attaquant à l’un de ses principaux piliers : l’unité nationale. En créant cette faille, le processus catalan devrait engendrer de l’instabilité sur l’ensemble du territoire espagnol, car il ferait immanquablement tâche d’huile dans d’autres régions, à commencer par le Pays Basque. Cette multiplication de « foyers » de contestation du régime révélerait alors l’incapacité de l’État espagnol à répondre à la crise.

Cette stratégie vise à inverser les rapports de force actuels et à ouvrir la voie à un « fédéralisme de transformation » qui se substituerait au « fédéralisme conservateur » actuellement en vigueur. Pour les théoriciens de la CUP, le « fédéralisme conservateur » aujourd’hui dominant est basé sur un modèle centre-périphérie : il consiste, lorsque apparaissent des revendications régionales, à octroyer depuis le centre certaines concessions aux périphéries afin d’atteindre un équilibre temporaire et d’assurer la survie du régime. C’est ce modèle, parfois qualifié par les politistes de « fédéralisme asymétrique », que la CUP entend faire voler en éclat. La brèche catalane et ses répliques sur le territoire espagnol doivent obliger les forces progressistes en Espagne à repenser un « fédéralisme de transformation » en termes de libre association entre une pluralité de peuples souverains, disposant chacun du droit à l’autodétermination. Le fédéralisme envisagé de cette manière se transforme, à leurs yeux, en la condition sine qua non permettant d’assurer, a posteriori, la mise en place de relations d’égalité et de solidarité entre des peuples devenus libres et souverains.

L’indépendantisme, catalyseur de l’indignation

La radicalisation de l’indépendantisme catalan ces dernières années est indissociable de l’émergence de nouvelles formes de protestation dans une Espagne profondément marquée par la crise économique et sociale. L’installation de la CUP dans le paysage politique catalan s’explique tant par l’intensité de son activisme militant, notamment à l’échelle municipale, que par son inscription dans cette immense vague de contestation du « régime de 1978 ».  Parmi les militants indépendantistes de la CUP, nombreux sont ceux qui occupaient, il y a six ans, la Plaça de Catalunya aux cris de « Que no ens representen » (Ils ne nous représentent pas) et de « No som  mercaderia en mans de polítics i banquers » (Nous ne sommes pas des marchandises dans les mains des politiciens et des banquiers). Au même titre que Podemos, la CUP ne peut être appréhendée comme « le parti des Indignés ». Elle prolonge néanmoins par son récit politique l’impulsion destituante du 15-M et tente d’y apporter une réponse à travers le projet indépendantiste et le processus constituant qu’elle appelle de ses voeux.

La CUP est parvenue à canaliser dans une certaine mesure la revendication d’une démocratisation de la société et des institutions. En Catalogne, l’indépendantisme est devenu le catalyseur de  l’indignation, c’est ce qui explique la dimension transversale du mouvement indépendantiste qu’il est difficile de restreindre à un chauvinisme conservateur ou à la montée de l’égoïsme fiscal. La CUP souhaite offrir à cette jeunesse indignée la République de Catalogne comme nouvel horizon et fait pression en ce sens sur Carles Puigdemont, quitte à prendre ses distances avec les gauches espagnoles qui réclament avant tout davantage de dialogue. Un projet politique ambitieux, qui se heurte à la réalité des rapports de force actuels et à l’inflexibilité de Madrid.

 

Laura Chazel et Vincent Dain

 

 

[1]Petithomme, Mathieu. « La Catalogne, du nationalisme à l’indépendantisme ? Les enjeux d’une radicalisation », Critique internationale, vol. 75, no. 2, 2017, pp. 133-155.

[2]Referèndum 2017. La Clau que obre el pany, Livre collectif de la CUP.

[3]Badia Quique, Puig Sedano Xavier, « Comitès de Defensa del Referèndum: un vell talp que emergeix de nou », El Temps,  Septembre 2017.

[4]Peres Hubert, Roux Christophe (dir.), La Démocratie espagnole. Institutions et vie politique, Presses universitaires de Rennes, 2016.

[5]Ibid.

[6]Fernandez Daniel, « Monedero: La Transición fue una mentira de familia que ocultaba un pasado poco heroico », Público, Août 2013.

[7]Referèndum 2017. La Clau que obre el pany, Livre collectif de la CUP.

[8]Ibid.

[9]Ibid.

[10]Errejón Íñigo, “Podemos a mitad de camino”, www.ctxt.es, 23 avril 2016, traduit de l’espagnol par Pablo Castaño Tierno, Luis Dapelo, Walden Dostoievski et Alexis Gales pour le site Ballast (http://www.revue-ballast.fr/)

[11]Entretien avec Anna Gabriel  « C’est révolutionnaire de combattre la cartographie du pouvoir », Ballast, 26 juillet 2017.

 

Crédit photos :

http://www.lavanguardia.com/politica/20170304/42539998074/cup-partida-presupuestos-referendum-consell-de-garanties.html

https://elpais.com/ccaa/2015/10/01/catalunya/1443687185_019963.html

http://www.ara.cat/especials/gentada-centre-Barcelona-mitja-manifestacio_0_772122901.html

https://elpais.com/ccaa/2016/09/08/catalunya/1473354856_559392.html

http://www.lasexta.com/noticias/nacional/parlament-aprueba-madrugada-sindicatura-electoral-referendum-admitir-tramite-ley-transitoriedad-juridica_2017090759b08edf0cf25c1bd7f0cc3e.html

 

 

 

 

 

 

 

 

La rue ne se limite pas aux manifestations – Entretien avec Jorge Moruno

https://recuperarlailusion.info/populismo-jorge-moruno/
Jorge Moruno © Jorge Moruno

Jorge Moruno, 34 ans, est sociologue du travail. Il est aussi l’ancien responsable à l’argumentation de Podemos et figure parmi les initiateurs du mouvement. Nous l’avons rencontré à Madrid. Dans la première partie de cet entretien, nous revenions avec lui sur la centralité de la figure de l’entrepreneur dans nos sociétés et sur l’émergence d’un populisme néolibéral. Dans cette seconde partie, il est question d’Europe, de classes sociales, de la rue et de la construction politique au quotidien auprès des milieux populaires. 

 

LVSL : Comment imaginer un projet européen alternatif après l’échec d’Alexis Tsipras en Grèce ?

L’échec de Tsipras démontre précisément la nécessité d’avoir plusieurs Etats engagés pour aider la Grèce et changer l’Europe. Si les dirigeants européens ne prennent pas en compte la démocratie, c’est le reflux réactionnaire et Marine Le Pen qui vont l’emporter. Mais lorsque l’on regarde les enquêtes, on s’aperçoit que les citoyens grecs sont ceux qui veulent le moins sortir de l’Union Européenne. C’est pour le moins surprenant : comme une société effondrée, qui a perdu 25% de son PIB peut-elle souhaiter rester dans ce modèle ?

La sortie de la Grèce de la zone euro, c’était le discours de Wolfgang Schauble, le ministre des finances allemand. Le problème, c’est que la sortie de l’euro aurait provoqué un défaut dont personne ne sait quelles auraient été les conséquences. Dévaluer la monnaie et attirer davantage de touristes pour accroître la richesse, d’accord, mais si la Grèce en arrive au point de ne plus pouvoir payer ses fonctionnaires, dans un pays à forte tradition putschiste chez les militaires, qui sait ce qui peut se passer… Et quels touristes voudront visiter un pays en quasi-guerre civile ? Personne ne peut prévoir les conséquences d’une sortie de l’euro, et tout indique que le pays devrait subir encore deux années dans une situation pire qu’aujourd’hui.

La structure européenne est pensée pour être antidémocratique. Mais au niveau géopolitique, à côté de l’Amérique latine, des Etats-Unis, de la Chine, de l’Inde, de la Russie, que va faire la Grèce ? Que peut faire l’Espagne dans le monde ? On peut toujours rétorquer que la France est un plus grand pays, mais cette logique a une limite. L’UE a été bâtie sur des thèses ordolibérales qui ont bénéficié aux élites, il faut construire une autre Europe. Peut-être faut-il pour cela dynamiter celle-ci, mais c’est un autre débat.

 

LVSL : Construire une autre Europe, plus solidaire, impliquerait d’importants transferts budgétaires, et les Allemands y sont fermement opposés…

Oui, c’est la raison pour laquelle Renzi et Hollande sont coupables, ils ont manqué l’opportunité d’en finir avec cette Europe qui se construit en asphyxiant les peuples. Il faut mutualiser la dette, construire un ministère des finances publiques européen, une Europe qui crée de la confiance à travers ses politiques publiques. On pourrait imaginer un revenu de base européen, ou une prestation chômage européenne, afin que les gens estiment que l’Europe leur sert à quelque chose. Mais cela implique d’en finir avec la division européenne du travail, qui consiste à baisser les salaires en Allemagne pour générer des excédents commerciaux et les investir dans les pays du Sud, tandis que ces pays du Sud consomment à crédit les produits fabriqués en Allemagne. C’est le modèle qui a explosé en 2008.

“Notre modèle productif n’est pas productif : l’Espagne est une colonie touristique destinée à permettre aux Allemands de venir y dépenser leur argent.”

La France a un rôle historique à jouer pour en finir avec cette division. Les élites françaises sont tout aussi coupables de cette construction européenne. Et le problème ne se canalisera pas avec Le Pen. Qui s’assiéra avec Merkel pour lui dire que ce modèle qui attaque les droits des Français et de tous les Européens est révolu, pour lui dire qu’il faut construire une autre Europe qui puisse bénéficier à tous les citoyens ?

Il y a une construction idéologique qui amène les gens à penser que certains – les pays du Nord – travaillent pendant que les autres dorment – les pays du Sud. Alors même que l’Espagne et la Grèce sont les pays dans lesquels on travaille le plus. Mais notre modèle productif n’est pas productif : l’Espagne est une colonie touristique destinée à permettre aux Allemands de venir y dépenser leur argent. On observe un discours raciste à l’encontre des pays du Sud, qui ne questionne pas la construction européenne mais fustige la fainéantise et la corruption des peuples du Sud.

LVSL : Le discours de Podemos à ce sujet ne s’est-il pas atténué ? En 2014, vous présentiez l’Espagne comme une périphérie du système européen, sur le modèle de Wallerstein, et vous parliez ouvertement de votre pays comme d’une colonie allemande. Continuez-vous à tenir publiquement ce discours ?

Le débat politique actuel n’est pas focalisé sur cette question, c’était un discours approprié pour les élections européennes. Le problème auquel nous sommes aujourd’hui confrontés est le suivant : comment introduire la question européenne dans les contextes nationaux ?

Lorsque tu vas à Rome, à Marseille, à Naples, à Madrid, les gens ne relient pas les situations entre elles ! Pourtant, les réformes, les coupes budgétaires, les situations de précarisation ont une origine partagée. La réforme du marché du travail de François Hollande est basée sur celle menée par le Parti populaire en Espagne. La même mélodie est jouée dans tous les pays, avec des degrés divers selon les histoires nationales. Mais les questions du travail, de la dette, ont la même origine : un processus qui vide la démocratie pour déplacer les priorités vers les bénéfices des entreprises.  L’origine est la même, mais les Espagnols descendent dans la rue en Espagne, les Français en France. Comment peut-on se coordonner ? Comment peut-on envisager une réponse partagée ?

“Nous n’avons pas d’institutions politiques qui opèrent à l’échelle où opère le capitalisme (…) Il y a la BCE, la Banque mondiale, le FMI, les agences de notation, mais pas d’institutions démocratiques dans lesquelles déposer la volonté collective à un tel niveau de représentation.”

Quand tu lis Le Monde, Le Figaro ou Libération, tu t’informes sur ce que fait ton gouvernement, car les démocraties représentatives libérales ont été construites dans le cadre de l’Etat-nation. On se représente le politique et la communauté imaginée, selon l’expression de Benedict Anderson, dans le cadre de la nation, celui dans lequel adviennent et se résolvent à nos yeux les problèmes. Nous n’avons pas de mécanismes, d’institutions politiques qui opèrent à l’échelle où opère le capitalisme. C’est pour cela que l’on a vu s’imposer l’idée de « gouvernance » issue des ressources humaines, selon laquelle tout se base sur le multilatérialisme, l’interdépendance entre divers organismes non soumis à des critères démocratiques. Il y a la BCE, la Banque mondiale, le FMI, les agences de notation, mais pas d’institutions démocratiques dans lesquelles déposer la volonté collective à un tel niveau de représentation.

LVSL : Que pensez-vous de l’idée Plan A/Plan B ?

Les rapports de force obligent à envisager tous les scénarios. Le Plan B ne serait pas une débandade mais une manière organisée de reconstruire un autre type d’Europe. Il faudrait l’étudier, chercher une manière d’éviter une séparation historique entre le Nord et le Sud, entre protestants et catholiques. On observe aussi une désaffection dans les pays du Nord, bien qu’elle s’exprime à travers des forces d’extrême droite. En Allemagne, aux Pays-Bas. Lorsque Djisselbloem accuse les pays du Sud de dépenser leur argent en alcool et en femmes, on retrouve un imaginaire d’extrême-droite.

Lui doit comprendre que si nous voulons que l’Europe survive, il faut modifier les traités. Cela signifie repenser Maastricht, le traité de Lisbonne. L’Europe a besoin de renaître. Si Tsipras était arrivé au pouvoir avec Mélenchon en France et Podemos en Espagne, les choses auraient pu être différentes.

En effet, la Grèce a été écrasée, détruite, pour que Podemos ne remporte pas les élections en Espagne. Parce que la Grèce, c’est 3% du PIB européen, mais l’Espagne représente 12% et 47 millions de personnes. Nous sommes la quatrième économie européenne, et si nous tombons, il se peut que l’Europe tombe elle aussi. Ou nous changeons tout cela, ou tout va partir en vrille. La France joue ici un rôle fondamental. On l’a vu avec Hollande, on l’avait déjà vu avec Mitterrand : la France a cédé devant le projet hégémonique de l’Allemagne en Europe. C’est bien pour cela que Macron a voulu faire de son élection une renaissance pour la France et pour l’Europe. Cette idée peut s’articuler de manière patriotique : Une France qui redevienne le moteur de l’Europe, qui ne cède pas face à l’Allemagne.

LVSL : Jean-Luc Mélenchon, dans les derniers instants de la campagne présidentielle française, a reçu Pablo Iglesias de Podemos et Marisa Matias du Bloco de Esquerda portugais, comme une manière de mettre en avant une autre Europe, une France capable d’ouvrir une brèche en faveur de la solidarité entre les peuples.

Si j’étais français, je crois qu’il serait fondamental de prendre en considération cet imaginaire inconscient qui dépasse dans le peuple français les catégories gauche et droite, cet espèce de patriotisme qui ne se limite pas au cadre de l’Etat nation. La Révolution française, par exemple, a généré des milliers de répliques. La modernité s’est construite autour des bases jetées par la Révolution française, dans le contexte de 1789, à savoir les débuts de l’émergence des Etats-nations. Nous devons nous demander dans quelle situation nous nous trouvons aujourd’hui et comment on y répond.

 

LVSL : En France, il est difficile de disputer le concept de patrie ou de se réapproprier les symboles nationaux à travers un discours progressiste, en grande partie car le Front national a longtemps monopolisé cette identification nationale…

Il y a une part de vérité. Ce n’est pas une question anecdotique, car la politique est affaire de symboles. Il faut utiliser les symboles dont nous disposons. Il est plus facile de se réapproprier le drapeau français que d’autres drapeaux dans d’autres pays : la France a une puissante tradition révolutionnaire et républicaine. Mais lorsque l’on en vient à siffler la Marseillaise dans un stade de football, cela pose question : comment en est-on arrivé au point qu’un hymne révolutionnaire ne parle pas aux gens ? Cela a à voir avec la construction de l’identité française : il y a une manière d’être français qui est fondamentalement essentialiste, et il faut la combattre, la disputer. Il y a une lutte pour s’approprier les valeurs associées à la République. Marine Le Pen est parvenue à s’identifier comme la véritable républicaine, la véritable défenseure de la laïcité et des piliers sur lesquels se construit l’ « être français ».

Il faut donc penser une France différente, c’est ce à quoi vous allez devoir réfléchir. Identifier l’ « être français » à la pureté est proprement réactionnaire. A Podemos, nous mettons en relation la patrie avec les gens, avec la santé publique. La patrie, c’est un pays qui ne discrimine pas, qui est fier de sa diversité et de sa pluralité. Une France multicolore, en somme. Là encore, cette idée peut s’articuler avec l’imaginaire d’une France qui redevienne la lumière de l’Europe, qui ne se contente pas d’un rôle de suiveur. La France a toujours été exportatrice d’avenir, il faut jouer là-dessus.

  

LVSL : Des secteurs de la gauche française ne veulent pas entendre parler de patriotisme…

Quels symboles proposent-ils ? Le marteau et la faucille n’interpellent pas la société. Il faut voir ce que l’on met sur la table, quel sentiment d’appartenance à une communauté on génère. Il ne s’agit pas de chauvinisme.

En politique, ce qui compte, c’est de construire un imaginaire qui incorpore une vision du monde. Le mensonge ne se combat pas par la vérité, il se combat en construisant un cadre dans lequel on imagine les choses d’une manière différente. Que doit penser un citoyen lorsqu’il se rend aux urnes ? Qu’il y a trop de musulmans, ou qu’il faut défendre un minimum de démocratie et de droits sociaux ?

LVSL : Nombreux sont ceux qui accusent le populisme démocratique de vendre du vent, d’évacuer la question de la confrontation de classes au profit d’une approche centrée sur la construction des identités par le discours. Qu’en pensez-vous ? 

Je leur recommanderais de lire non pas tant Laclau, mais plutôt un historien comme E.P. Thompson sur la formation de la classe ouvrière britannique. Il y a parfois à gauche une lecture qui consiste à dire que la vérité doit être dévoilée, que le capitalisme occulte une vérité dissimulée, et qu’il suffirait de retirer le voile qui nous empêche de percevoir la réalité. C’est un point de vue naïf, l’idée selon laquelle il faudrait faire en sorte que les gens se réveillent, ouvrent les yeux : personne n’a jamais réussi quoi que ce soit dans l’histoire de cette manière, il n’y a pas le moindre exemple.

“Il y a parfois à gauche une lecture qui consiste à dire que le capitalisme occulte une vérité dissimulée, et qu’il suffirait de retirer le voile qui nous empêche de percevoir la réalité (…) C’est un point de vue naïf, personne n’a jamais réussi quoi que ce soit dans l’histoire de cette manière.”

Il est intéressant à ce propos de revenir à Deleuze et Guattari, et à l’idée de production de subjectivités, de nouvelles cartes mentales destinées à concevoir le monde dans lequel nous vivons. Si l’on se contente de dire que le capitalisme trompe les gens et que l’on détient la vérité, on s’enferme dans une logique de secte, notre discours n’intéresse personne à part nous-mêmes. En politique, c’est la pratique réelle qui compte, le fait que la majorité des gens identifient ce que nous disons comme étant la réalité.

 

LVSL : La grille de lecture du monde social en termes de classes est-elle dépassée ?

Quand on lit Lénine, on comprend que les révolutions sont des moments inédits de curieuse harmonie, où des éléments divers trouvent un point commun et se rejoignent de manière improbable. Cela va bien au-delà de situations mécaniques, et ce sont ces moments qu’il faut savoir exploiter. Nous devons donc repenser l’idée de classe, car la gauche conserve une conception statique et mécanique qui, à mon avis, ne permet pas d’appréhender les transformations que connaissent les classes sociales contemporaines. Les transformations culturelles, communicationnelles, concernant les formes de socialisation, etc.

On aurait tort de réduire la classe au type qui travaille à l’usine. Un professeur des universités qui gagne 600 euros par mois est considéré dans cette approche comme un petit bourgeois. Une partie de la gauche ne comprend pas que le capitalisme contemporain incorpore la culture et l’intellect dans sa propre logique de production et de reproduction. Ils prennent l’analyse de classe comme s’il s’agissait d’une photo polaroïd d’un homme blanc à l’usine, habillé en bleu de travail. Leurs images du prolétariat sont réactionnaires, ils projettent un horizon centré sur l’outil de travail. Je préfère la figure du prolétaire qui se révolte contre la chaîne de montage à la glorification de l’ouvrier.

“Il ne faut pas traiter les gens d’idiots mais leur proposer quelque chose de meilleur. Si des ouvriers votent à droite, c’est peut-être parce que la gauche ne leur offre rien d’autre que des consignes et des dogmes qui ne les convainquent pas.”

Si nous sommes révolutionnaires, c’est pour nous émanciper du travail. Et que fait-on de tous ces profils de travailleurs tels que les migrantes employées comme domestiques, les précaires qui servent à Starbucks ou livrent pour Deliveroo, tous ces gens qui ne sont pas à l’usine ?  La classe n’est pas un continent compact et fermé mais un archipel. Un archipel subordonné par le mécanisme de la dette et confronté à la précarité dans toutes les sphères de vie. Et il faut reconstruire un monde dans lequel toutes les facettes de la vie trouvent une porte de sortie : le logement, la dette, la précarité au travail.

Il faut donc repenser l’idée de classe, et non la rejeter. Selon moi, il y a un devenir linguistique et discursif de la lutte des classes. J’en discute beaucoup avec Iñigo Errejón. Ernesto Laclau rejette le marxisme mécaniste, mais nous ne pouvons pas abandonner Marx en chemin. L’idée n’est pas de crier en permanence à la lutte des classes, car la lutte des classes se présente bien souvent là où on ne l’imagine pas. La lutte des classes, c’est cet espace entre l’indignation ressentie à l’égard de la situation présente et la solution envisagée.

Si l’on se contente de dire que l’on détient la vérité et que l’on attend que les gens se rapprochent de nous, nous ne menons pas la bataille. Une partie de la gauche raisonne de cette manière, mais il est impossible de convaincre qui que ce soit ainsi, en traitant les gens d’idiots, en leur expliquant qu’ils ne font pas partie des classes moyennes mais de la classe ouvrière. Il faut avant tout réfléchir aux raisons qui poussent ces gens à se considérer comme membres de la classe moyenne. Qu’a de si particulier l’imaginaire de la classe moyenne pour que les prolétaires dont parle la gauche souhaitent en faire partie ? Pourquoi les publicités pour les voitures et les parfums fonctionnent aussi bien ? Car il y a derrière une projection, une aspiration à vivre mieux. Et nous, quelle aspiration pouvons-nous proposer ? Il ne faut pas traiter les gens d’idiots mais leur proposer quelque chose de meillru. Si des ouvriers votent à droite, c’est peut-être parce la gauche ne leur offre rien d’autre que des consignes et des dogmes qui ne les convainquent pas.

LVSL : Que faites-vous à Podemos pour convaincre les classes populaires qui votent pour le PP ?

C’est aujourd’hui l’une de nos principales discussions. Nous devons convaincre les secteurs les plus durement touchés par la crise, les femmes et le monde rural. Marx disait que les gens envisagent de résoudre les problèmes uniquement s’ils sont en condition de pouvoir les résoudre. Pour cela, il faut leur donner confiance, tendre des ponts vers ces gens qui ont si peu, qu’ils ont peur de tout perdre.

“Nous devons construire des imaginaires qui redonnent du pouvoir. En Espagne, par exemple, ce sont les gens qui forment des chaînes humaines et parviennent à empêcher une expulsion locative. Ces gens des classes populaires qui démontrent que même les plus démunis peuvent se serrer les coudes et faire quelque chose.”

La tâche est devant nous, car les gens que nous devons convaincre sont ceux qui sont les plus méfiants à l’égard de la politique et qui pensent que rien ne peut changer. Nous devons construire des imaginaires qui redonnent du pouvoir. En Espagne, par exemple, ce sont les gens qui forment des chaînes humaines et parviennent à empêcher une expulsion locative. Ces gens des classes populaires qui démontrent que même les plus démunis peuvent se serrer les coudes et faire quelque chose.

On a atteint les limites des plateaux télévisés, il est désormais temps de construire la confiance depuis les quartiers. Lorsque quelqu’un dit de Podemos que c’est le diable, son voisin doit pouvoir lui répondre que lui est de Podemos et que ce n’est pas le cas. Cette confiance doit être moléculaire, quotidienne, moins spectaculaire. C’est fondamental pour créer un mouvement populaire et un tissu social sur la base des relations quotidiennes, faire en sorte que les gens voient en Podemos un tissu communautaire en mesure de les aider.

LVSL : N’y a-t-il pas un fossé culturel entre les militants de Podemos et le monde rural ?

Il est vrai qu’il est plus facile d’atteindre les classes populaires urbaines que le monde rural. Quand nous parlons de plurinationalité, nous souhaitons aussi résoudre les déséquilibres régionaux qui affectent les zones rurales, par exemple à travers la création d’une banque publique. En Espagne, de nombreux villages disparaissent dans les campagnes, et beaucoup d’entre eux ne disposent même pas de distributeur automatique pour retirer de l’argent. Les services publics doivent être la colonne vertébrale de notre territoire, le public doit être pensé pour atteindre les lieux que le privé déserte faute de rentabilité.

Plus généralement, nous devons obtenir la confiance de tous ceux qui manquent, qui ne sont pas encore là. Nous ne devons pas penser uniquement à ceux qui sont déjà là. C’est une affaire de construction quotidienne, cela va au-delà de la tactique électorale, nous avons besoin de stratégie. Il est fondamental de lever des institutions dans tous les quartiers, des lieux de loisirs, de créer nos propres médias.

LVSL : C’est la raison pour laquelle vous avez mis en place les moradas [les centres sociaux et culturels de Podemos] ?

Oui, tout à fait, mais il faut aller bien au-delà. Nous devons construire des espaces qui ne se revendiquent pas nécessairement de Podemos mais dont tout le monde sait qu’ils sont liés à Podemos. Il faut s’organiser avec les associations de quartier, les parents d’élèves, etc. Construire cet espace qui offre des moyens d’occuper le temps libre, par exemple pour tous ces jeunes qui restent sur les places à boire des bières sans savoir que faire. Si on ne le fait pas, c’est l’extrême-droite qui s’en charge.

La volonté de vivre en communauté et de partager des choses n’est pas mauvaise en soi. Tout dépend dans quelle logique nous le pensons. On peut organiser des festivals de rap en open mic, des tournois de Fifa sur Playstation. Beaucoup diront que c’est de l’aliénation, mais ils se trompent complètement. Il est impératif d’articuler tous ces éléments, le football, les jeux vidéo, c’est de la politique.

“Le grand enjeu ici consiste à définir ce que l’on entend par « rue ». Pour moi, la rue renvoie davantage à la vie quotidienne qu’à la grande manifestation du samedi où se réunissent tous les gens de gauche.”

Nous avons parfois à gauche une vision chrétienne de la révolution envisagée comme un grand soir, le moment du jugement dernier qui précède l’avènement du paradis. Quand on dit « il faut prendre les rues », qu’est-ce que cela signifie ? Faire des manifestations ? Pas seulement. Le grand enjeu ici consiste à définir ce que l’on entend par « rue ». Pour moi, la rue renvoie davantage à la vie quotidienne qu’à la grande manifestation du samedi où se réunissent tous les gens de gauche. On se voit, on se reconnait, c’est très bien, mais qu’avons-nous à offrir le lundi et le mardi à notre voisin ? L’important, c’est de construire quelque chose de solide au quotidien.

LVSL : C’est ce que vous entendez par l’expression “politiser le quotidien” ?

C’était l’une des grandes discussions de Vistalegre 2, notre deuxième congrès en février dernier. Plus généralement, pour un parti politique, le débat ne se résume pas à « les institutions ou la rue », il s’agit de déterminer comment on sort des plateaux télés et qu’est-ce qu’on entend par « rue ». La mission d’un parti politique n’est pas de convoquer des manifestations, mais d’aider à créer les structures des opportunités pour que la société civile, de manière autonome, puisse s’organiser et convoquer ses propres manifestations. Le parti politique doit, depuis les institutions, créer les conditions de possibilité pour que le syndicat des locataires puisse plus facilement mettre à l’agenda politique la thématique de la hausse des loyers.

Mais nous n’avons pas à être le fer de lance qui dirige tout depuis le parti. Notre fonction est donc de générer de la quotidienneté en politique. Les partis politiques contemporains doivent être une sorte de fond d’investissement social. Utiliser les ressources dont nous disposons depuis nos positions dans les institutions pour les investir dans la société, faire en sorte que la société puisse s’organiser de façon plus autonome.

Entretien réalisé par Léo Rosell, Lenny Benbara et Vincent Dain.  Traduit de l’espagnol par Vincent Dain. 

 

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Catalogne : retour sur une journée de violences

Manifestation pour le droit de la catalogne à l’auto-détermination. 10 juillet 2010 ©JuanmaRamos-Avui-El Punt. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Le souvenir de l’unité de façade, imposée par les attentats de Barcelone en août dernier, semble bien lointain. Et le slogan « No tinc por », réactivé sur les réseaux sociaux en cette journée de vote, résonne de manière cinglante. En effet, comme annoncé ces derniers jours par les autorités espagnoles, la police est intervenue ce dimanche matin pour empêcher la tenue du référendum organisé par le gouvernement catalan, face à des milliers de Catalans bien déterminés à voter.

2 315 bureaux de vote devaient être ouverts pour accueillir les 5,3 millions d’électeurs catalans, dont plus de 80% étaient en faveur de la tenue de ce référendum. Au total, « 1 300 ont déjà été mis sous scellés » par la police catalane, annonce le préfet, la veille du vote.

L’interdiction de ce vote a donc été préméditée et organisée consciencieusement par le gouvernement espagnol, usant de tous ses pouvoirs, et de la bénédiction du Tribunal constitutionnel, pour empêcher les Catalans de s’exprimer démocratiquement sur la volonté de créer une République catalane, indépendante de Madrid.

 

Une répression extrême qui suscite l’indignation

Des vidéos et des photos, partagées viralement sur Twitter avec le hashtag #CatalanReferendum, témoignent de la violence des affrontements entre manifestants, pour la plupart pacifiques, et membres de la Garde civile et de la Police nationale. Dès 6h du matin, des policiers s’emparent des urnes dans les bureaux de votes catalans. Vers 17h, le gouvernement catalan annonce déjà près de 460 blessés.

Réaction de Pablo Iglesias : “Est-ce votre “victoire”, Mariano Rajoy ?”

 

Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos, s’en prend directement au gouvernement de Mariano Rajoy. Il s’est également adressé au PSOE, demandant au Parti socialiste de “cesser son soutien” au gouvernement, et l’invitant à déposer une motion de censure. S’ils ont auparavant critiqué la démarche unilatérale de la Généralité de Catalogne dans l’organisation de la consultation du 1er octobre, les dirigeants de Podemos n’en souhaitent pas moins la tenue d’un véritable référendum d’autodétermination pacté entre l’Etat espagnol et le gouvernement catalan. Une position à laquelle fait écho un tweet d’Iñigo Errejón, fustigeant le chef du gouvernement.

“Cherchant à humilier les Catalans. Rajoy fait honte à nous autres Espagnols démocrates. #Pas en mon nom.”

Les policiers anti-émeutes ont également, selon des témoins, utilisé des balles en caoutchouc à Barcelone où des milliers de personnes étaient descendues dans la rue tôt le matin pour prendre part au scrutin. Un manifestant aurait été blessé à l’œil par un tir.

A Gérone, face à une foule dense, la Garde civile a pénétré de force dans le bureau où devait se rendre le président de la Catalogne, Carles Puigdemont. Ce dernier a dû aller voter dans un autre bureau de vote proche de Gérone.

“J’ai voté à Cornellá. Votre dignité contraste avec l’indignité des violences policières.”

De même, la maire de Barcelone, Ada Colau, s’est exprimée, dénonçant un “Etat de siège” dans sa ville.

“J’ai voté, indignée par la répression policière, mais aussi pleine d’espoir grâce à la réponse exemplaire des citoyens.”

Dans certaines villes, comme à Gérone, des pompiers catalans ont créé un cordon de sécurité pour protéger les manifestants de la police. Autre événement à noter : les policiers catalans des Mossos d’esquadra, en plus de refuser de suivre les consignes de Madrid, se sont parfois opposés à la police nationale, quand d’autres pleurent dans les bras de manifestants, suscitant l’enthousiasme de ces derniers. Ils ont par ailleurs été accusés de désobéissance par la juridiction espagnole.

 

Le football catalan, levier de l’indépendantisme ?

Le FC Barcelone a annoncé dans un communiqué que le club “condamn[ait] les actions perpétrées aujourd’hui dans diverses localités à travers la Catalogne contre le droit démocratique et la liberté d’expression de ses concitoyens. Face au caractère exceptionnel de ces événements, le Comité de Direction a décidé que l’équipe première de football jouerait son match d’aujourd’hui à huis clos, suite au refus de la Ligue Professionnelle de Football de reporter la rencontre.”

Le 20 septembre, le club de la capitale catalane avait déjà fait savoir que “fidèle à son implication historique dans la défense du pays, de la démocratie, de la liberté d’expression et du droit à décider, [il] condamnait toute action qui puisse empêcher l’exercice de ces droits”.

De même, le joueur du FC Barcelone Gérard Piqué, favorable à l’indépendance catalane, a annoncé sur Twitter être allé voter, quand Xavi Hernandez et Carles Puyol, anciens joueurs très populaires du Barça, faisaient des déclarations de soutien au référendum d’auto-détermination. Ce soir, le Barça a gagné 3-0 contre Las Palmas. Maigre consolation…

 

Le fantôme de la Guerre civile et du franquisme ?

Le vice-secrétaire général du PP, Fernando Martínez-Maillo, a concentré ses attaques sur Carles Puigdemont, estimant que « les seuls responsables de ce qui se passe en Catalogne sont Puigdemont, le gouvernement de la Generalitat et ses partenaires parce qu’ils ont mis en place un référendum illégal».

De nombreux manifestants, certains assez vieux pour avoir connu le franquisme, n’hésitent pas à faire une analogie entre la brutalité de la répression engagée aujourd’hui contre un acte démocratique, et la dictature de Franco au siècle dernier, brimant les libertés et la culture catalanes. Aux cris de « fascistes » ou de « Rajoy, Franco serait fier de toi », les tensions s’accentuent.

Au même moment, des milliers de madrilènes se réunissent dans la rue, pour défendre l’unité nationale espagnole. Parmi eux, de nombreux manifestants entonnent des chants franquistes et font le salut fasciste, sans susciter l’indignation autour d’eux. Comment ne pas y voir la réactivation d’un imaginaire franquiste contre des Catalans en mal de République ?

La société espagnole reste en effet traversée par le souvenir du Generalísimo, parfois invoqué avec une certaine nostalgie, y compris dans les rangs du Parti Populaire, à la baguette de la répression du référendum catalan et, s’il faut le rappeler, fondé par d’anciens franquistes. La Guerre civile ne fut-elle pas d’ailleurs un soulèvement militaire, soutenu par Hitler et Mussolini, contre un gouvernement démocratiquement élu ?

Selon Jean Ortiz, une telle tension a été accentuée par « des partisans d’une Espagne réactionnaire, excluante, repliée sur elle-même, [qui] marquent des points, notamment dans le reste de l’Espagne où le gouvernement fait régner un climat anti-catalan hystérique. L’extrême-droite instrumentalise les courants identitaires : on entend reparler de « l’anti-Espagne », de « l’unité menacée », de « l’Espagne Une », d’ « ennemis de la patrie », de « sédition », de « séparatistes ». »

De même, le gouvernement catalan a-t-il pu mobiliser à plusieurs reprises cet argument historique de la Guerre civile, rendant régulièrement hommage aux martyrs républicains catalans, notamment Lluís Companys fusillé en 1940. Esquerra Republicana de Catalunya (Gauche républicaine de Catalogne), parti de Companys et membre aujourd’hui de la coalition Junts pel si au pouvoir, est le parti historique de l’indépendantisme catalan de gauche, et joue un rôle central dans l’évocation de cette histoire. On pourrait également citer Lluís Llach, chanteur très populaire en Catalogne, auteur de L’estaca, et symbole de la continuité des engagements anti-franquiste puis indépendantiste, étant lui-même député de Junts pel si. Le souvenir de la Guerre d’Espagne et les ambigüités de la Transition démocratique se révèlent ainsi violemment aujourd’hui.

Les réactions de dirigeants politiques se multiplient

Pourtant, face à la violence de ces images dans un pays dit démocratique, l’Union européenne, si habituée à l’indignation – à géométrie variable – observe un silence assourdissant.

L’eurodéputé conservateur Mark Demesmaeker, présent à Barcelone au sein d’une commission d’observation, « demande à la commission européenne de s’exprimer et de dire à Rajoy que ce genre de pratiques n’est pas autorisé dans une union de pays démocratiques attachés aux valeurs de la démocratie ». Mais les déclarations de soutien au gouvernement espagnol de Jean-Claude Juncker, il y a quelques jours, laissent présager une absence de condamnation de la violence mise en œuvre.

De même, à la mi-journée, L’Elysée n’avait toujours pas réagi à la répression en cours de l’autre côté des Pyrénées, le président Macron ayant lui aussi, il y a quelques jours, assuré Mariano Rajoy de sa solidarité.          

En revanche, de nombreux hommes politiques, à gauche essentiellement, n’ont pas tardé à exprimer leur condamnation de la violence anti-démocratique employée en Catalogne. Ian Brossat (PCF) a directement mis en cause l’Union européenne, déclarant : « Magnifique Union européenne, si loquace pour nous pourrir la vie, si mutique sur la Catalogne ». Benoît Hamon, l’un des premiers à s’être exprimé, a estimé qu’« Au cœur de l’Europe, ces images de violences pour empêcher les gens de VOTER en Catalogne sont lourdes de sens et de menaces. »

Même son de cloche du côté de la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon déclarant que « L’Etat espagnol perd son sang froid. La nation ne peut être une camisole de force », quand Alexis Corbière juge que « La brutalité policière qui se déroule actuellement en Catalogne est scandaleuse, choquante, insupportable ».

Une chose est sûre, si le gouvernement espagnol cherche à maintenir l’unité de l’Espagne de cette façon, il ne parviendra qu’à radicaliser les indépendantistes, et rallier à leur cause ceux qui jugent inacceptable qu’un pays qui se dit démocratique, appartenant à l’Union européenne, agisse de façon aussi violente et anti-démocratique. Un défi pour les démocrates unionistes.

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Crédits

Manifestation pour le droit de la catalogne à l’auto-détermination. 10 juillet 2010 ©JuanmaRamos-Avui-El Punt. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

 

Catalogne : “nous réclamons le droit de décider” – Entretien avec Lucía Martín

Lucía Martín est l’une des principales figures de Catalunya En Comú (Catalogne En Commun), le parti politique catalan lancé fin 2016 sous l’impulsion de Xavier Domènech et de la maire de Barcelone, Ada Colau. Elle est élue au Congrès des députés depuis 2015 et siège dans le groupe En Comú-Podem, une coalition regroupant la branche régionale de Podemos et diverses forces de gauche catalanes. Co-fondatrice de la PAH, la Plateforme des Victimes du Crédit Hypothécaire, sa trajectoire est emblématique de ces militants associatifs désormais engagés dans le champ politique. Dans cet entretien réalisé au cours de l’été  dernier, nous revenons avec elle sur son parcours, les ambitions de Catalogne En Commun, les enjeux posés par l’indépendantisme catalan et le référendum du 1er octobre. 

 

LVSL : Vous êtes une des fondatrices de la PAH, qui a joué un rôle remarqué dans la vague de mouvements sociaux née dans le sillage de la crise de 2008. Pourriez-vous nous expliquer un peu en quoi il consiste et l’influence qu’il a eu sur les mobilisations sociales en Espagne et en Catalogne ?

La PAH a été fondée en février 2009, suite à la crise déclenchée par la bulle immobilière, dont les répercussions ont été plus importantes en Espagne que dans d’autres pays européens. C’est notamment parce qu’ici, en Espagne, on a encouragé pendant très longtemps l’achat de logements, de telle sorte que près de 90% des gens étaient propriétaires.

La PAH est née dans un contexte où les gens commençaient à perdre leur travail, et à se rendre compte qu’ils ne pouvaient pas payer leur hypothèque. Selon la loi espagnole, ils pouvaient non seulement perdre leur maison, mais aussi être contraints de continuer à payer leurs dettes une fois à la rue.

Nous avons travaillé avec des associations de protection des droits sociaux et d’aide sociale, qui existaient déjà avant 2009, notamment avec le mouvement pour un logement digne qui a essaimé en Espagne à partir de 2007, autour du slogan “Tu n’auras pas de maison dans ta putain de vie”. Ce mouvement a mobilisé beaucoup de jeunes, et de là est née l’idée de monter une plateforme : la PAH, qui a été selon moi l’un des plus grands mouvements sociaux de ces dernières années en Espagne.

LVSL : Par la suite, quel fut votre rapport à la plateforme municipaliste de « Barcelone en commun », qui a permis à Ada Colau, elle-même activiste emblématique de la PAH, de remporter la mairie de Barcelone  ?

Je n’y ai pas participé directement. Je suis restée davantage impliquée dans la PAH. Au coeur de la crise, aux côtés d’autres syndicats et d’associations, la PAH a présenté une initiative législative populaire  au Congrès des députés afin de modifier la législation en matière de logement. L’initiative législative populaire (ILP) en Espagne, c’est la seule manière dont disposent les citoyens pour essayer de proposer une loi. Il faut pour cela récolter un demi-million de signatures, et les présenter au Parlement. En neuf mois, nous avons récolté un million et demi de signatures, mais c’était le Parti Populaire qui avait la majorité absolue, et elle a été rejetée.

“Au coeur de la crise, la PAH a présenté une initiative législative populaire afin de modifier la législation en matière de logement (…) mais c’était le Parti Populaire qui avait la majorité absolue, et elle a été rejetée.”

Nous nous sommes donc dit qu’il n’était pas suffisant de rester en dehors des institutions, et que notre mouvement devait changer les choses d’une autre façon. C’est à la suite de cette réflexion qu’Ada [Colau], Adrià [Alemany] et Gala [Pin] ont présenté une candidature municipale, à Barcelone, avec d’autres membres du mouvement qui étaient jusqu’alors assez peu politisés.

LVSL : Maintenant que vous êtes députée au Congrès, que vous inspire justement le fait d’intégrer les institutions après tant d’années de lutte dans les mouvements sociaux ?

Je ne sais pas, il y a beaucoup de sensations différentes. Cela dépend aussi beaucoup de mes collègues, l’ambiance est particulière. Nous sommes à Madrid, la capitale de l’État central, et le Congrès ressemble à une forteresse ; nous n’y voyons pas le soleil, et je pense que c’est un lieu qui vous isole de dehors. Disons que les politiques n’évoluent pas au contact de la réalité, tout simplement car dans ces conditions, ce n’est pas possible. Je me retrouve moi-même dans un lieu qui n’a rien à voir avec mon quartier, avec la vie de tous les jours. C’est un lieu particulier, totalement différent.

Nous sommes pris dans une véritable bureaucratie, tout est très hiérarchisé. Les hommes sont bien habillés, très formels, et c’est quelque chose qu’il est très difficile de changer. Quand on arrive là sans expérience institutionnelle, il y a beaucoup de pression, dans un environnement plutôt hostile qui plus est. Mais en même temps, cela donne une grande visibilité à notre lutte, car il y a beaucoup de monde, même au Congrès des députés, qui en savent peu sur les problèmes de logement. On découvre aussi comment la politique institutionnelle fonctionne de l’intérieur, notamment à travers le veto du gouvernement face à l’opposition.

LVSL : Vous avez aussi participé à la création de « Catalogne En Commun ». Quels sont les principaux axes politiques de ce nouveau mouvement. Quelles sont vos ambitions?

Catalunya en Comú, dont le congrès fondateur s’est tenu en avril 2017, fut créé sur le même modèle que Podem [la branche régionale de Podemos]. Il s’agit d’une coalition de partis, une conjonction de forces auparavant éparses, et en même temps un espace nouveau. Se présenter aux élections générales nous paraissait indispensable. Barcelona en Comú est la candidature municipale, quand Catalunya en Comú est nationale, pour porter notre voix jusqu’au Congrès.

Il y a bien sûr le thème central de la question catalane, et notre position va dépendre des conditions du vote du 1er Octobre (1-O). D’autant plus qu’il y a des partis indépendantistes au Congrès, ERC [Gauche républicaine de Catalogne] notamment, qui font aussi partie du gouvernement catalan. De fait, on avait une candidature au Congrès des députés, à travers la coalition En Comú-Podem, mais il manquait une organisation unique et structurée derrière. Catalunya en Comú est apparu assez naturellement, pour créer un groupe catalan au Congrès.

“Notre ligne de conduite vis à répondre à trois problèmes : la crise économique et sociale, en particulier en matière de santé et de logement ; la crise démocratique, avec le problème de la corruption et l’absence de transparence ; la crise territoriale, et notamment la question catalane.”

Nous voulons représenter avant tout un nouvel espace politique. C’est un idéal politique : il n’y avait pas de programme initialement, mais à partir d’une groupe moteur auquel se sont agrégées des personnes très différentes les unes des autres, sont apparues des discussions autour de plusieurs sujets : la démocratie, la droits sociaux, la souveraineté. A partir de cette diversité, une ligne de conduite a été adoptée lors de l’assemblée d’avril 2017 mais aussi grâce aux contributions sur la page web. Notre ligne de conduite vise à répondre à trois problèmes : la crise économique et sociale, en particulier en matière de santé et de logement ; la crise démocratique, avec le problème de la corruption et l’absence de transparence ; la crise territoriale, et notamment la question catalane.

LVSL : Comme vous l’avez évoqué, le Président de la Généralité de Catalogne, Carles Puigdemont, a annoncé un référendum pour le 1-O. Quelle est votre position concernant cette échéance ?

À vrai dire, nous ne savons pas très bien en quoi consistera ce vote. Nous avons toujours défendu la tenue d’un référendum. Nous pensons que c’est une chose positive, car 80% des citoyens catalans le réclament. Le référendum que nous défendons doit être effectif et applicable : c’est ce que beaucoup de gens demandent, des deux côtés, qu’ils soient favorables ou non à l’indépendance. Nous voulons donc qu’il soit reconnu internationalement et qu’il ait des applications juridiques directes.

Mais  le référendum qui a été annoncé ne correspond pas à ces attentes. Et la réaction du gouvernement du Parti Populaire n’est pas favorable : c’est un gouvernement complètement immobiliste, qui refuse catégoriquement le dialogue. Cela dit, pour le moment, le référendum est unilatéral, et le gouvernement catalan l’instrumentalise aussi, d’une certaine façon. Des gens veulent voter, tout en sachant que ce vote n’aura pas les effets attendus.

Une chose est sûre, nous soutiendrons toute mobilisation pour réclamer le droit de décider, pour un référendum qui ne soit pas seulement une simple consultation. Mais nous affirmons aussi que le jour suivant le 1er octobre, nous continuerons de travailler, pour la réalisation du référendum que tout le monde exige. La position du gouvernement est un peu complexe, dans ce contexte.

Au sein de notre mouvement, il y a des indépendantistes, des fédéralistes, et d’autres pour qui cela importe peu. En réalité, c’est un espace pluriel, et nous défendons cette pluralité car nous vivons dans un pays qui est fait comme cela. Nous le revendiquons comme une force et comme une forme de cohérence, parce que cela apporte de la nuance, et cela implique de comprendre toutes les idées, de les accepter.

Meeting de En Comú-Podem le 11 juin 2016, avec Lucía Martín Ada Colau, Pablo Iglesias, Monica Oltra, Alberto Garzón, Xavier Domènech et Íñigo Errejón. Crédit photo : Marc Lozano / ECP

LVSL : Esquerra Republicana Catalana, la Gauche républicaine de Catalogne, soutient le référendum. En quoi vous distinguez-vous de ce parti traditionnel de l’indépendantisme catalan ?

ERC fait partie du gouvernement. Ils agissent à la manière d’un caméléon : au Congrès, ils agissent comme un parti de gauche, qui s’intéresse aux questions sociales, à l’indépendance. Mais à la Généralité de Catalogne,  ils gouvernent avec le PDeCAT [Parti démocrate européen catalan] qui n’est autre que l’ancienne CDC [Convergence démocratique de Catalogne], un parti qui est au pouvoir depuis vingt ans, corrompu jusqu’à la moelle.

Dans le gouvernement actuel ils ont mené des politiques qui ne sont en rien des améliorations sociales. À propos de l’éducation, de l’économie, ce n’est pas un gouvernement progressiste. Ils jouent donc une  partition dualiste. Au Congrès, ils sont de gauche, mais à la Généralité, ils sont libéraux. Nous leur posons donc la question : avec qui voulez-vous gouverner ? Avec la droite catalane de toujours, ou avec d’autres forces progressistes ?

LVSL : La principale différence serait donc qu’ils privilégient à tel point l’indépendance qu’ils s’unissent à la droite, alors que vous privilégiez davantage la question sociale ?

Non, car pour nous, la question sociale ne devance pas celle du référendum… Pour nous, les deux sont très liées. Nous pensons que la réalisation du référendum est quelque chose de simple, mais certains doutent encore beaucoup, craignent le lendemain.

De plus, je ne suis pas sûre que la Gauche républicaine catalane  privilégie l’indépendance, en tout cas je ne sais pas s’ils le font efficacement. Surtout en soutenant le PDeCAT, ce parti corrompu, qui représente la continuité de la droite catalane et qui parle aujourd’hui du référendum pour éviter d’aborder les autres sujets. Dans ce même parti, il y a des membres qui ne croient pas au référendum, qui ne veulent pas l’indépendance, et qui veulent représenter le parti de l’ordre. De ce fait, avec un tel panorama, je ne suis pas sûre que ERC privilégie véritablement l’indépendance.

LVSL : Depuis Podemos, l’idée de plurinationalité s’est répandue. Ils défendent en ce sens le droit de décider, mais affirment que si un référendum était organisé demain, ils défendraient le « Non »…

C’est très bien. Imaginez-vous qu’on a depuis des années un gouvernement du PP qui nous répète « on ne peut pas discuter », « consulter le peuple catalan n’a aucun sens, car c’est le peuple espagnol qui détient la souveraineté ». Le Tribunal constitutionnel a rejeté en 2010 la proposition d’un nouveau statut d’autonomie pour la Catalogne, qui avait été votée par référendum. Cela a provoqué une rupture, un sursaut favorable à l’indépendantisme.

“La position de Podemos a été très bien reçue. C’est une force importante pour promouvoir le référendum. Il était impossible d’imaginer, il y a trois ans, qu’il y ait un tiers du Congrès des députés à Madrid en faveur du droit de décider.”

Et maintenant, nous avons un parti avec des ambitions nationales, qui défend le droit à décider ici en Catalogne, ou encore en Andalousie. Je pense donc que la position de Podemos a été très bien reçue. C’est une force très importante pour promouvoir le référendum. Il était impossible d’imaginer, il y a trois ans, qu’il y ait un tiers du Congrès des députés à Madrid en faveur du droit de décider. Avoir un parti avec des ambitions étatiques qui défende le référendum était impensable. Et jusqu’à 50% de la population espagnole est d’accord avec cette position.

LVSL : Au sein de Catalunya en Comú, seriez-vous plutôt favorables à un État fédéral dans lequel la Catalogne pourrait avoir une autonomie plus importante, ou bien davantage portés sur l’indépendance?

Je ne peux pas me positionner là-dessus, car nous ne l’avons pas encore suffisamment discuté entre nous. Nous n’avons pas encore fait de consultation sur ce point précis. Nous avons déjà discuté ensemble de la plurinationalité et du droit de décider car c’est un thème indispensable, mais il faut désormais interroger les citoyens pour savoir ce qu’ils veulent. C’est l’étape suivante, un travail que nous devons mener sérieusement. Il y aura des discussions, des débats, et nous consulterons bien évidemment notre base, probablement par internet.

Entretien réalisé par Léo Rosell et Vincent Dain. Traduit de l’espagnol par Alexandra Pichard et Léo Rosell. 

 

 

Crédit photos : 

http://www.elnacional.cat/es/politica/lista-26j-en-comu-podem-marta-sibina-lucia-martin_103586_102.html

Catalogne : le gouvernement Rajoy choisit la répression

Manifestation pour le droit de la catalogne à l’auto-détermination. 10 juillet 2010 ©JuanmaRamos-Avui-El Punt. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

« Voulez-vous que la Catalogne soit un État indépendant sous la forme d’une république ? ». C’est à cette question que les 5,5 millions d’électeurs catalans sont invités à répondre dimanche 1er octobre. Le gouvernement espagnol, qui ne reconnaît pas la validité juridique de ce référendum organisé par le gouvernement indépendantiste catalan formé en janvier 2016, a enclenché depuis deux jours une série d’arrestations et de perquisitions d’élus et hauts responsables indépendantistes. Le président indépendantiste de la Généralité de Catalogne, Carles Puigdemont, a dénoncé un « coup d’État » tandis qu’Ada Colau, maire de Barcelone, parle de « scandale démocratique » et d’une « dérive autoritaire ». Depuis, des manifestations de soutien au peuple catalan sont organisées partout à travers le pays pour dénoncer l’attitude du gouvernement Rajoy. A Barcelone, des milliers de personnes se sont retrouvées dans la nuit de mercredi à jeudi  au centre de la ville autour du cri « Votaremos ! » (« Nous voterons ! »).

 

Entre Madrid et Barcelone, une tension croissante depuis 2008 

Les récentes dégradations des relations entre Madrid et Barcelone pointent les limites que connaît aujourd’hui « l’Espagne des autonomies », formule institutionnelle héritée de la transition démocratique qui proclame à la fois « l’indissoluble unité de la nation espagnole » et « le droit à l’autonomie des nationalités et des régions qui la composent »[1]. La crise de 2008 a remis la question de l’indépendance de la Catalogne au cœur des débats en donnant une nouvelle impulsion aux partis indépendantistes catalans (de tous bords politiques) qui dénoncent « l’impossibilité de convoquer un référendum d’autodétermination dans le cadre la légalité espagnole »[2]Récemment, tous les sondages indiquaient qu’environ 70% des Catalans, qu’ils soient favorables ou opposés à l’indépendance, désiraient pouvoir s’exprimer sur la question à travers un référendum reconnu par Madrid[3].  

Les revendications indépendantistes se déclinent de différentes manières : d’un indépendantisme de gauche progressiste, représenté par la CUP qui se définit comme une organisation anticapitaliste, écologiste, assembléiste et féministe[4], jusqu’à un indépendantisme conservateur, xénophobe et réactionnaire. Cependant, la crise de 2008 a accéléré de manière générale le sentiment indépendantiste. Jordi Gomez, docteur en science politique, revient sur la montée du sentiment national dans un article publié dans Le Monde en juin 2017 dans lequel il explique que « jamais, depuis l’intégration de la Catalogne à l’Espagne, l’idée de faire sécession n’a été aussi partagée ». Il ajoute que « la montée de l’indépendantisme procède d’un sentiment d’iniquité territoriale que la crise économique de 2008 n’a fait qu’accentuer. La baisse de l’activité économique conjuguée à une chute des recettes fiscales a en effet relancé le débat sur la répartition de l’impôt entre État et communautés autonomes »[5]. On observe notamment depuis quelques années une multiplication de drapeaux catalans indépendantistes à Barcelone sur les façades d’immeubles.

La relation entre le gouvernement espagnol et les indépendantistes catalans commence donc à se détériorer dès 2008. En juin 2010, le Tribunal constitutionnel, sans remettre en cause l’existence d’une nation catalane, invalidait pourtant 14 articles du nouveau statut d’autonomie de la Catalogne, voté quatre ans plus tôt par le Parlement de Catalogne, le Congrès des députés, le Sénat et validé par référendum. Cette décision juridique, appuyée par le Parti populaire, a largement favorisé l’aggravation des tensions entre la Catalogne et Madrid.

Lors des élections autonomiques de novembre 2012, les indépendantistes obtiennent une majorité au Parlement de Catalogne. Le 9 novembre 2014, un premier référendum portant sur l’indépendance de la Catalogne, non reconnu par le Tribunal constitutionnel, est organisé par les partis indépendantistes. Il est présenté comme un « vote sur l’avenir politique de la Catalogne » et comme une simple « consultation ». Avec 80% des suffrages, le « oui » à l’indépendance arrive largement en tête. Un résultat à relativiser compte tenu du nombre important d’abstentionnistes (63%) et de l’appel au boycott du vote par l’opposition, mais qui contribue néanmoins à dégrader les relations entre la Catalogne et le gouvernement espagnol.

“En 2010, le Tribunal constitutionnel invalidait 14 articles du nouveau statut d’autonomie de la Catalogne. Cette décision juridique, appuyée par le Parti populaire, a largement favorisé l’aggravation des tensions entre la Catalogne et Madrid.”

En Espagne, dans certaines communautés autonomes, la vie politique se polarise autour de la question de l’autonomie ou/et de l’indépendance à tel point que les commentateurs reconnaissent l’existence de plusieurs « Espagnes électorales » [6]. C’est ainsi que l’on comprend la formation de la  coalition électorale Junts pel Sí (Ensemble pour le oui) à l’occasion des élections autonomiques de 2015 qui regroupe, entre autres, le parti libéral Convergence démocratique de Catalogne (CDC), majoritaire au Parlement de Catalogne depuis 2010, et la Gauche républicaine de Catalogne (ERC). Le 27 septembre 2015, les indépendantistes, Junts pel Sí et la CUP, obtiennent, lors des élections autonomiques anticipées, la majorité en sièges au Parlement de Catalogne (72/135). Artur Mas, candidat de Junts pel Sí et président depuis 2010 de la Généralité de Catalogne annonce la tenue d’un véritable référendum sur l’indépendance 18 mois après sa victoire. En mars 2017, suite à l’organisation de la « consultation » de 2014, il sera condamné à deux ans d’inéligibilité.

En janvier 2016, dans le cadre de la formation du gouvernement indépendantiste, la coalition de gauche radicale indépendantiste CUP (Candidature d’unité populaire) et la coalition  Junts pel Sí, malgré leurs fortes divergences politiques, passent un accord afin d’accélérer le processus de sécession avec l’Espagne. La CUP s’oppose toutefois radicalement à la candidature d’Artur Mas, pressenti pour un nouveau mandat à la tête de la communauté autonome.  Un accord est finalement trouvé entre les indépendantistes de droite et de gauche : le 12 janvier 2016, Carles Puidgemont (Convergence démocratique de Catalogne, devenue en juillet 2016 Parti démocrate européen catalan) est ainsi nommé président de la Généralité de Catalogne avec l’appui des dix députés de la CUP. Les commentateurs soulignent alors « la victoire d’un président indépendantiste », Le Monde constate que « la Catalogne se choisit un président pour l’amener vers la sécession »[7]. Le 1er octobre 2017, les Catalans sont invités, une nouvelle fois, à se prononcer sur l’indépendance de la Catalogne et à répondre à la question suivante : « Voulez-vous que la Catalogne soit un État indépendant sous la forme d’une république ? ».

Le 7 septembre 2017, le Parlement catalan vote la loi de transition (Ley de TransitoriedadJurídica catalana), un texte de 89 articles qui prévoit que la Catalogne « se constitue en une République de droit, démocratique et sociale »[8] et que « la souveraineté nationale réside dans le peuple de Catalogne »[9]. Le texte détaille l’organisation de la République catalane si le « oui » l’emporte lors du référendum du 1er octobre et revient, entre autres, sur la question du système judiciaire, du contrôle des frontières, de la nationalité catalane (qui ne serait pas incompatible avec la nationalité espagnole).

L’inflexibilité du gouvernement espagnol

Les relations entre le gouvernement espagnol et la Généralité se sont nettement envenimées ces dernières semaines, à l’approche de la date du référendum. Le 7 septembre dernier, suite aux recours déposés par le gouvernement central, le Tribunal constitutionnel espagnol suspendait en urgence la loi de référendum adoptée par le Parlement catalan. Le 13 septembre, le procureur général de l’État espagnol citait à comparaître devant la justice 700 maires de communes ayant affiché leur soutien au référendum sur l’indépendance. Les élus mis en cause ont reçu le soutien appuyé de Carles Puigdemont et de Ada Colau, tandis que le ministre de la Justice espagnol déclarait à leur sujet dans un entretien à la presse conservatrice : « S’ils sont 700 maires à commettre un délit, ils seront 700 à aller en procès ». Le 15 septembre, le ministère espagnol des Finances a instauré un « système de contrôle des paiements » de la Généralité catalane, s’immisçant ainsi dans les finances publiques régionales afin que « pas le moindre euro » ne puisse être affecté à l’organisation du référendum.

Le conflit politique a franchi un seuil ce mercredi 20 septembre, lorsque la Garde Civile procède à l’arrestation de 13 hauts responsables du gouvernement et de l’administration catalane, parmi lesquels le bras droit du vice-président de la région : Oriol Junqueras. Des perquisitions sont menées dans les locaux des départements des finances, des affaires extérieures ou encore des affaires sociales de la Généralité de Catalogne, dans l’objectif de désarticuler le noyau des organisateurs du référendum du 1er octobre. La Police nationale s’est également infiltrée dans les locaux des anticapitalistes de la CUP. Le ministère de l’Intérieur annonce par ailleurs avoir saisi près de 10 millions de bulletins de vote dans la localité de Bigues i Riells, près de Barcelone.

Cette gigantesque opération policière intervient pourtant au lendemain d’un désaveu infligé au gouvernement par le Congrès des députés. Le 19 septembre, le parti de centre-droit Ciudadanos, hostile au droit à l’autodétermination, déposait une proposition de loi visant à soutenir l’action de Mariano Rajoy dans la gestion de la crise catalane. L’initiative a été rejetée par la majorité de la chambre (PSOE, Unidos Podemos, nationalistes catalans et basques). C’est donc sans l’approbation du Parlement que le gouvernement espagnol a pris la décision d’emprunter la voie de la répression.

Malgré la vague de protestation qui s’est emparée du pays dans les heures qui ont suivi les premières interventions policières, le Parti populaire reste fermé à toute négociation. Au cours d’une allocution télévisée organisée dans la soirée, Mariano Rajoy s’est montré particulièrement inflexible : « La désobéissance est un acte totalitaire », a-t-il déclaré, allant jusqu’à comparer la Généralité de Catalogne à des« régimes non démocratiques ». Le chef du gouvernement a affiché sa détermination à « faire appliquer la loi sans renoncer à aucun des instruments de l’État de droit », laissant planer la menace d’un usage de l’article 155 de la constitution, qui permettrait tout simplement à l’Etat espagnol de suspendre l’autonomie de la Catalogne. Une option envisagée et appuyée par la présidente du gouvernement régional d’Andalousie, la socialiste Susana Diaz, si la Généralité devait persévérer dans son projet sécessionniste.

Protestations populaires et appels au dialogue

Les arrestations du 20 septembre ravivent une mémoire douloureuse, celle de l’expression des singularités régionales écrasées par l’autoritarisme franquiste. Nombreux sont ceux qui, sur les réseaux sociaux, comparent les agissements de la Garde Civile à la répression subie par les nationalistes catalans sous la dictature.

Les réactions ne se sont pas fait attendre. A Barcelone, 40 000 manifestants ont afflué sur la Gran Vía avant de se rassembler devant le ministère régional de l’Économie pour dénoncer les opérations policières. Les travailleurs de l’institution ont déployé une longue banderole du haut d’un balcon pour réclamer la libération des responsables arrêtés plus tôt dans la journée, tandis que le vice-président de la Généralité y a été accueilli dans l’après-midi par des ovations. Podem – la branche régionale de Podemos – a mis à disposition ses locaux aux militants anticapitalistes regroupés devant le quartier général de la CUP, perquisitionné par la Police nationale. En Catalogne, ce sont des dizaines de milliers de citoyens qui ont exprimé leur indignation à travers des mobilisations organisées dans les villes de la communauté autonome. De nombreux rassemblements se sont par ailleurs tenus dans toute l’Espagne, comme sur la Puerta del Sol à Madrid, en défense des « libertés démocratiques ».

Après avoir convoqué une réunion extraordinaire du conseil exécutif de la Généralité, Carles Puigdemont a dénoncé une « honte démocratique », une « agression coordonnée pour éviter que le peuple de Catalogne puisse s’exprimer en liberté le 1er octobre ». Pour le président de la Généralité, « l’Etat espagnol a suspendu de fait l’autogouvernement de la Catalogne et a décrété un état d’exception ». La maire de Barcelone Ada Colau, qui a exprimé à plusieurs reprises ses doutes quant à la feuille de route du gouvernement catalan, n’en a pas moins fustigé le « scandale démocratique » et la « dérive autoritaire » de l’Etat espagnol, appelant dans la foulée à « défendre les institutions catalanes ».

Au Congrès des députés, la tension s’est ressentie lors de l’intervention particulièrement virulente du chef de file de la Gauche républicaine de Catalogne (ERC), Gabriel Rufían, s’adressant à Mariano Rajoy avant de quitter l’hémicycle : « je vous demande et j’exige que vous retiriez vos sales mains des institutions catalanes (…) Sachez que la volonté du peuple catalan est imparable, et sachez qu’il ne s’agit plus d’une lutte pour les droits nationaux de la Catalogne, mais d’une lutte pour les droits civiques ».

Le PSOE s’est quant à lui montré mal à l’aise devant la tournure prise par les événements. La direction du parti a tardé à réagir, recommandant aux députés socialistes de s’abstenir de faire des déclarations aux médias. Le secrétaire à l’organisation, Luis Abalos, a pris la parole dans la journée, exhortant la Generalité de Catalogne à annuler le référendum du 1er octobre afin « d’ouvrir la voie au dialogue démocratique ». En revanche, le parti n’a pas pris la peine de condamner les opérations menées par la Garde Civile, précisant qu’elles résultent de l’application d’une décision judiciaire. S’ils ont reconnu le caractère plurinational de l’Espagne lors de leur dernier congrès fédéral, dans le sillage de la victoire de Pedro Sánchez, les socialistes restent fermement opposés à la tenue d’un référendum sur l’indépendance de la Catalogne, quelles qu’en soient les conditions. « Le PSOE n’accepterait pas de couper en morceaux la souveraineté nationale », s’est ainsi exprimé le porte-parole de l’Exécutif socialiste le 18 septembre dernier.

“Podemos est à l’heure actuelle l’unique force politique d’envergure nationale à se positionner ouvertement en faveur d’un référendum d’autodétermination pacté entre l’État espagnol et le gouvernement catalan.”

Du côté de Unidos Podemos, les réactions sont sans équivoque. Pablo Iglesias déclarait aux médias à son arrivée au Congrès des députés : « je ne veux pas qu’il y ait en démocratie des prisonniers politiques alors même qu’un parti politique parasite les institutions », en référence au Parti populaire et aux multiples affaires de corruption qui l’affectent. Plusieurs députés ont pris part au rassemblement organisé sur la Puerta del Sol à Madrid en faveur de la démocratie et du dialogue. Bien que ses dirigeants critiquent la démarche unilatérale de la Généralité en vue de la consultation du 1er octobre, Podemos est à l’heure actuelle l’unique force politique d’envergure nationale à se positionner ouvertement en faveur d’un référendum d’autodétermination pacté entre l’État espagnol et le gouvernement catalan.

Dans un entretien accordé à LVSL, Íñigo Errejón résumait la position du parti sur la question territoriale : « nous souhaitons discuter librement avec les Catalans, nous voulons qu’ils puissent décider par eux-mêmes de rester avec nous ou non. Nous, nous souhaitons qu’ils restent. Nous pensons que la conception que nous avons de notre pays va dans cette direction, qu’elle aide à ce qu’ils souhaitent rester avec nous. Nous sommes la force politique qui tente de réinvestir un patriotisme progressiste tout en reconnaissant que la Catalogne est une nation et qu’elle doit pouvoir exercer son droit à l’autodétermination. ».

Unidos Podemos est à l’origine de la création d’une assemblée d’élus « pour la fraternité, le vivre-ensemble et les libertés » qui doit se réunir à Saragosse ce dimanche. Si le Parti nationaliste basque (PNV), la Gauche républicaine de Catalogne (ERC) et le Parti démocrate européen catalan (PDeCAT) ont répondu favorablement à l’invitation, le PSOE a accueilli l’initiative froidement, jugeant préférable que les débats se tiennent au sein de la commission d’étude créée par le Congrès des députés sur proposition des socialistes. Une commission qui ne se réunira pas avant le 1er octobre. Preuve que la question catalane n’a pas fini de semer le trouble parmi les gauches espagnoles.

 

 

Par Laura Chazel et Vincent Dain. 

 

 

[1]  Hubert Peres, Christophe Roux (dir.), La Démocratie espagnole. Institutions et vie politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Didact Sciences politiques », 2016.
[2]  Ibidem.
[3]  NC, « Des milliers de manifestants rassemblés à Barcelone dans la nuit de mercredi à jeudi », Europe 1, 21 septembre 2017.
[4]   Neuville Richard, « Catalogne: CUP, une organisation « assembléiste » et indépendantiste », www.ensemble-fdg.org, Mars 2016.
[5]  Gomez Jordi, « Jamais, depuis l’intégration de la Catalogne à l’Espagne, l’idée de faire sécession n’a été aussi partagée », Le Monde, 15 juin 2017.
[6]  Ibidem.
[7]  NC, « Espagne: la Catalogne se choisit un président pour l’amener vers la sécession », Le Monde, 09 janvier 2016.
[8]  Tallon Pablo, « Catalunya se constituye en una República de Derecho, democrática y social », http://cadenaser.com, 28 août 2017.
[9]  Morel Sandrine, « Les indépendantistes catalans menacent de faire sécession », Le Monde, 23 avril 2017.

 

 

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Manifestation pour le droit de la catalogne à l’auto-détermination. 10 juillet 2010 ©JuanmaRamos-Avui-El Punt. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Le post-néolibéralisme et la politique de la souveraineté

Article de Paolo Gerbaudo paru initialement le 28 février 2017 dans la revue italienne Senso Comune. Nous avons décidé de traduire cet article car il offre un point de vue riche sur la réémergence du concept de souveraineté. Traduction réalisée par Valerio Arletti.

La crise de la mondialisation néolibérale est en train de se manifester à différentes latitudes. Elle a été démontrée de manière éclatante par la victoire du Brexit au Royaume-Uni et par le succès de Donald Trump aux élections présidentielles américaines, a ressuscité une des notions politiques les plus anciennes et poussiéreuses : l’idée de souveraineté.

Habituellement entendue comme autorité et capacité de l’État à gouverner sur son territoire, la souveraineté a longtemps été considérée comme un résidu du passé dans un monde de plus en plus mondialisé et interconnecté. Mais aujourd’hui ce principe est invoqué de manière quasi obsessionnelle par l’ensemble des nouvelles formations populistes et des nouveaux leaders qui ont émergés à gauche et à droite de l’horizon politique suite à la crise financière de 2008.

La campagne pour le Brexit au Royaume-Uni, avec sa demande de “reprendre le contrôle”, s’est focalisée sur la reconquête de la souveraineté contre l’Union européenne, accusée de priver le Royaume-Uni du contrôle sur ses propres frontières. Dans la campagne présidentielle américaine, Donald Trump a fait de la souveraineté son leitmotiv. Il a soutenu que son plan sur l’immigration et sa proposition de révision des accords commerciaux garantiraient «prospérité, sécurité et souveraineté» au pays. En France, Marine Le Pen prononce le mot “souveraineté” à chaque occasion possible lors de ses divagations contre l’Union européenne, les migrations et le terrorisme, et elle a clairement affirmé que cette idée est son la clef de voute de sa campagne présidentielle. En Italie le Mouvement 5 étoiles a souvent fait appel au principe de souveraineté. Un de ses leaders, Alessandro di Battista, a récemment déclaré que «la souveraineté appartient au peuple» et que l’Italie devrait abandonner l’euro pour reconquérir le contrôle sur sa propre économie.

La question de la souveraineté n’a pas seulement été l’apanage des formations de droite et du centre. Des demandes de récupération de la souveraineté sont aussi venues gauche, un champ dans lequel ce principe a longuement été regardé avec une grande méfiance, à cause de son association au nationalisme. En Espagne, Pablo Iglesias, le leader de Podemos, la nouvelle formation populiste de gauche fondée au début de 2014, s’est souvent qualifié de “soberanista” [N.D.L.R. souverainiste]. Il a adopté un discours très patriote, en faisant appel à l’orgueil et à l’histoire nationale. Tout en refusant le Brexit, Iglesias a soutenu que les États nationaux doivent récupérer leur «capacité souveraine» à l’intérieur de l’Union européenne. Aux États-Unis, Bernie Sanders a critiqué férocement la finance globale et, de façon similaire à Donald Trump, le commerce international. En ce qui concerne le Partenariat Trans-Pacifique (TPP), un traité commercial entre les États-Unis et onze pays de la zone Pacifique, Sanders a soutenu qu’il «minerait la souveraineté des États-Unis».

La revendication progressiste de l’idée de souveraineté peut être reliée au soi-disant “mouvement des places” de 2011, une vague de protestations qui inclut le Printemps arabe, les indignados espagnols, les aganaktismenoi grecs et Occupy Wall Street. Même si ces mouvements ont été décrits comme étant “néo-anarchistes”, en continuité avec la longue vague de mouvements antiautoritaires, anarchistes et autonomes post-1968, une de leurs caractéristiques principales a été la demande de caractère typiquement populiste, plutôt que néo-anarchiste, de récupération de la souveraineté et de l’autorité politique au niveau local et national en opposition aux élites financières et politiques.

Les résolutions des assemblées populaires d’Occupy Wall Street ont souvent invoqué le préambule «We the People» de la Constitution américaine, et ils ont demandé une récupération des institutions de l’État de la part du peuple et une réglementation du système bancaire pour contrer la spéculation financière et immobilière. A l’occasion des acampadas également, la souveraineté a émergé en tant que question centrale dans les discussions sur comment résister au pouvoir de la finance et de la Banque centrale européenne, accusées de frustrer la volonté du peuple.

Cette abondance de références à la souveraineté à droite aussi bien qu’à gauche de l’échiquier politique montre comment la souveraineté est devenue le signifiant clé du discours politique contemporain : un terme qui constitue un champ de bataille discursif et politique dans lequel se décidera le sort de l’hégémonie politique dans l’ère post-néolibérale, et qui déterminera si la bifurcation post-néolibérale prendra une direction progressiste ou réactionnaire.

Ce nouvel horizon soulève des questions brûlantes pour la gauche, alors que jusq’ici celle-ci a été tiède à embrasser la question de la souveraineté. L’association de la souveraineté avec l’État-nation, avec sa longue histoire de conflits internationaux et de contrôles répressifs sur les migrants, a conduit de larges secteurs de la gauche à conclure que ce principe est inconciliable avec une politique réellement progressiste. Toutefois, il faut remarquer que la souveraineté – et en particulier la souveraineté populaire – a constitué un concept fondamental dans le développement de la gauche moderne, comme on le voit dans le travail de Jean-Jacques Rousseau et dans son influence sur les jacobins et sur la révolution française. La revendication de souveraineté à laquelle on a assisté à l’occasion des protestations de 2011, dans les discours de Podemos et dans ceux de Bernie Sanders, peut-elle annoncer l’émergence d’une nouvelle gauche post-néolibérale qui se réapproprie la question de la souveraineté comme un élément clé pour construire un pouvoir populaire, combattre les inégalités extrêmes et le déficit démocratique qui  tenaillent nos sociétés ? Quelles formes de souveraineté peuvent-elles être réellement récupérées dans un monde interconnecté au niveau global ? Et jusqu’à quel point est-il vraiment possible de développer l’idée de souveraineté dans un sens progressiste ?

 

Reprendre le contrôle d’un monde où “tout fout le camp”

 

Le retour de la question de la souveraineté dans les débats politiques contemporains révèle que nous nous trouvons face à une profonde crise du néolibéralisme, qui est en train de nourrir la demande de contrôle démocratique sur la politique et sur la société.

La crise financière de 2008, avec les dégâts sociaux qu’elle a engendrés pour des millions de gens, a mis à nu beaucoup de contradictions de fond qui étaient partiellement visibles dans les années 1990 et au début des années 2000, quand le néolibéralisme était triomphant. Les anxiétés qui caractérisaient cette phase de transition se concentrent notamment sur une série de flux – commerce, finance et personnes – qui constituent le système sanguin de l’économie globale.

A l’apogée de l’ère néolibérale, ces flux – et notamment les flux financiers et commerciaux – étaient présentés par la classe dirigeante – et perçus par la majorité de la population – comme des phénomènes positifs et comme une source de richesse. Aujourd’hui, dans un monde caractérisé par la stagnation économique, l’insécurité et l’instabilité géopolitique, la mondialisation et ses flux apparaissent aux populations comme une source de risque plutôt que comme une source d’opportunités. Cela est aggravé par le fait que ce sont des forces qui entravent toute prétention de contrôle des institutions politiques sur le territoire dans leur juridiction.

C’est à partir de cette perception d’absence de contrôle que découle ce désir de “reprendre le contrôle” qui est le leitmotiv du populisme contemporain, ainsi que nous avons pu le voir au cours de la campagne du Brexit. Il s’agit de reprendre le contrôle comme réponse à un monde qui apparaît de plus en plus hors contrôle à cause de l’effet déstabilisant des flux globaux qui fuient le contrôle des institutions démocratiques.

La perception d’une perte de contrôle territorial reflète la manière par laquelle la mondialisation néolibérale a scientifiquement démoli les différentes formes d’autorité et de régulation territoriale, dans l’espoir de transformer la planète en un “espace lisse”, facilement traversé par des flux de capitaux, de marchandises et de services. La souveraineté a été de fait l’ennemi juré du néolibéralisme, comme on le voit dans les fréquentes attaques lancées contre ce principe dans la théorie économique néoclassique et dans la philosophie néoconservatrice qui a accompagné le développement du néolibéralisme. Des auteurs tels que Ludwig von Mises, Friedrich von Hayek et Milton Friedman ont considéré les institutions souveraines comme des obstacles aux échanges économiques et aux flux financiers, et comme des interférences à la primauté du marché et à la liberté économique des entrepreneurs et des consommateurs. Selon eux, les États-nations devraient laisser de l’espace à un marché global, le seul souverain légitime selon la Weltanschauung [N.D.L.R. la vision du monde] néolibérale.

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Ce projet a trouvé son application concrète dans les politiques néolibérales de déréglementation économique et financière qui ont été développées à partir de la fin du régime de Bretton Woods et de la crise pétrolière de 1973, pour enfin se généraliser dans les années 1980 et 1990. Les grandes entreprises multinationales qui se sont développées après la Seconde Guerre mondiale ont rapidement constitué une menace pour le pouvoir territorial des États-nations. Ces entreprises ont souvent fait un chantage aux Etats en les menaçant de transférer ailleurs leurs activités pour obtenir des normes fiscales et des normes sur le travail plus favorables à leurs intérêts. La création des paradis fiscaux, qui est allée de pair avec le développement des multinationales, a servi comme moyen pour rendre vain le contrôle souverain sur la fiscalité et sur les flux de capital. Comme le décrit Nicholas Shaxson dans les Îles au trésor, les paradis fiscaux ont bouleversé le système de souveraineté territoriale, en retournant ce principe contre lui-même et en revendiquant la souveraineté pour des petites îles ou des micro-États tels que le Liechtenstein ou Saint-Marin, utilisés comme une sorte de repaire de pirates : des territoires extraterritoriaux dans lesquels il est possible de cacher les gains frauduleux soustraits aux trésors nationaux. Les expédients utilisés dans les dernières années par des entreprises numériques telles que Google, Facebook et Amazon pour l’évasion fiscale ne sont que le dernier chapitre de cette attaque de longue date à la souveraineté fiscale.

En outre, la libéralisation commerciale, réalisée à travers une série de traités commerciaux globaux et à travers la création de l’Organisation Mondiale du Commerce, a également eu pour but d’affaiblir la souveraineté des États-nations, en les privant de toute capacité de protéger leurs industries locales par l’utilisation de tarifs douaniers et d’autres barrières commerciales. Cela, tout en exposant les travailleurs à une course globale au moins-disant en ce qui concerne les salaires et les conditions de travail.

En conséquence, malgré la suspicion qui demeure à gauche à l’égard de l’idée de souveraineté, il est évident que ce vide a été le facteur qui a permis les effets les plus néfastes du néolibéralisme. C’est la démolition des juridictions souveraines à travers les paradis fiscaux et les traités de libre commerce qui a permis l’accumulation d’immenses richesses dans les mains des super-riches au détriment des gens du commun, tout en amenant à une situation dans laquelle, comme un fameux rapport de l’ONG britannique Oxfam publié en janvier 2016 le documente, 62 personnes contrôlent le 50% du patrimoine mondial.

À la lumière de ces effets néfastes de la guerre menée par le néolibéralisme contre la souveraineté, personne ne devrait être surpris du fait que, face à la crise de l’ordre néolibéral, la souveraineté soit vue de nouveau comme étant un élément central pour construire un ordre politique et social alternatif. Au centre de cette nouvelle politique de la souveraineté, il y a la demande de nouvelles formes d’autorité territoriale pour contrôler les flux globaux.

La demande de souveraineté est le point nodal de la politique de l’ère post-néolibérale et le point de superposition entre le populisme de droite et de gauche, entre la politique de Trump et celle de Sanders, entre la vision du Mouvement 5 étoiles et celle de Podemos. Cependant les nouveaux populistes de droites et de gauches sont en profond désaccord à l’égard de ce qu’ils entendent exactement par souveraineté et à l’égard de la définition des flux globaux qui constituent effectivement un risque pour la sécurité et le bien-être, et qui devraient par conséquent être contrôlés. Si l’idée de souveraineté est au centre de la conflicutalité politique, la bataille qui se joue autour de ce concept repose notamment sur le sens qui lui est donné, et sur le contenu politique qui en découle.

 

La souveraineté populaire contre la souveraineté nationale

 

Ce que les discours sur la souveraineté de Trump et Sanders, de Podemos et des Brexiters, ont en commun, est l’idée selon laquelle, pour construire un nouvel ordre social sur les décombres de la globalisation néolibérale, il est nécessaire de revendiquer le droit des communautés politiques définies sur une base territoriale à gérer leur vie collective de façon relativement autonome vis à vis des interférences extérieures. Cette similitude explique pourquoi, malgré leurs énormes différences, il y a des points de superposition entre les populistes de droite et les populistes de gauche. Par exemple, Trump et Sanders ont tous les deux proposé des formes de protectionnisme économique, et des formes d’intervention de l’État sur l’économie, à travers notamment la construction de nouvelles infrastructures.

Exception faite pour ces éléments de similitude, la gauche populiste et la droite populiste sont en profond désaccord sur ce que signifie vraiment souveraineté, et sur le type de contrôle territorial qui doit être reconstruit. Pour les populistes xénophobes de droite, la souveraineté est d’abord la souveraineté nationale, projetée sur un imaginaire ethnique Blut und Boden (“sang et sol”), qui, hormis quelques exceptions de nations politiques, sont souvent définies par des liens ethnico-culturels mobilisés contre ceux – étrangers et migrants – qui semblent mettre en cause l’homogénéité et la sécurité du peuple. La vision de la souveraineté qui s’associe à cette logique politique relève de la philosophie politique de Thomas Hobbes, pour lequel la souveraineté se fondait sur la garantie et la protection offerte par le souverain à ces sujets.

“Il s’agit de revendiquer la souveraineté comme souveraineté populaire et pas uniquement comme souveraineté nationale.”

Les flux globaux que cette vision réactionnaire de la souveraineté considère comme la menace principale sont évidemment les flux migratoires . La souveraineté dans cette perspective signifie d’abord la fermeture des frontières aux migrants, y compris les réfugiés qui fuient des guerres, mais également la mise à l’écart des minorités internes perçues comme non désirables, notamment les musulmans, suspectés de mettre en danger la sécurité et la cohésion sociale. Cette vision xénophobe de la souveraineté était évidente au cours du débat sur le Brexit, où la campagne “Leave” a aussi gagné en exploitant la peur contre les migrants, notamment polonais, perçus et pointés du doigt comme les responsables de la baisse des salaires et de la dégradation des services publics.

La vision progressiste de la souveraineté, qui est au centre des mouvements populistes de gauche, de Podemos à Bernie Sanders, a un sens très différent différente. Il s’agit de revendiquer la souveraineté comme souveraineté populaire et pas uniquement comme souveraineté nationale. En outre, cette vision promeut la souveraineté comme un moyen d’inclusion plutôt que d’exclusion. Cette demande progressiste de souveraineté tire son origine dans les premières lueurs de la gauche moderne, entre la fin du XVIII siècle et le début du XIX siècle. L’idée de souveraineté populaire a été développée dans les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau, dans lesquels l’idée que le pouvoir devait passer des mains du monarque à celles du peuple était centrale. Rousseau a, par ailleurs, profondément influencé les jacobins, la Révolution Française et les insurrections populaires du XIX siècle.

Malgré cela, l’idée de souveraineté est tombée dans le discrédit auprès de nombreux mouvements radicaux pendant l’ère néolibérale. La souveraineté a été vue comme un concept autoritaire, étranger à une politique d’émancipation, ainsi qu’elle était présentée dans la critique au concept de souveraineté développée par Michael Hardt et Antonio Negri dans Empire. Toutefois, la nouvelle gauche populiste qui s’est levée après le krach financier de 2008 a redécouvert la question de la souveraineté, et elle s’est convaincue qu’une vraie démocratie est impossible sans la récupération des formes d’autorité territoriale.

La récupération progressiste de l’idée de souveraineté, comme elle est proposée par des phénomènes tels que ceux de Sanders et Podemos, a comme principal ennemi les banques, les entrepreneurs sans scrupules et les politiciens corrompus à leur solde, et non les étrangers, les réfugiés et les minorités ethniques. Les flux financiers et commerciaux, plutôt que les flux migratoires, sont ceux qui sont vus comme la principale menace au bien-être et à la sécurité des communautés. En ce contexte, la souveraineté est perçue comme une arme qui peut être utilisée par le Peuple contre l’Oligarchie, par le plus grand nombre contre les 1%, par l’ensemble des citoyens contre les élites qui contreviennent à la volonté populaire.

Si les leaders populistes progressistes tels qu’Iglesias et Sanders ont souvent utilisé les sentiments patriotiques et s’ils ont vu l’État-nation comme qu’espace central de mobilisation contre le système néolibérale, leur vision de la souveraineté est certainement plus à multi-échelle et plus inclusive que celle des populistes de droite. Elle comprend le niveau local, régional, national et continental. En effet, la souveraineté a souvent été invoquée au niveau local par les formations “municipalistes” qui ont conquis les mairies de Madrid et de Barcelone. Les administrations de Manuela Carmena et d’Ada Colau ont utilisé le pouvoir des juridictions locales pour soutenir l’économie locale, pour limiter les processus de gentrification, et pour lutter contre la rapacité des entreprises de la pseudo “sharing economy”, comme Airbnb et Uber. Par ailleurs, Bernie Sanders a fait appel à la souveraineté des communautés des natifs américains, à l’occasion des manifestations contre la construction de la Dakota Access Pipeline (DAPL).

Il est évident que, dans un monde mondialisé et interconnecté comme celui dans lequel nous vivons, une véritable souveraineté populaire, pour être efficace, doit être exercée également au niveau supranational. Le chaos provoqué au Royaume-Uni par le Brexit, et l’incertitude qu’il a engendré sur le futur économique du pays, démontre que ce n’est pas possible dans l’ère contemporaine d’opérer un simple retour à l’échelle nationale, ou du moins cette option n’est pas possible pour les États-nations européens, qui sont trop petits pour pouvoir exercer un contrôle réel sur les processus économiques à l’échelle planétaire. Une politique progressiste de la souveraineté doit trouver le nécessaire équilibre entre le niveau national et celui supranational. C’est la raison pour laquelle les demandes de démocratiser l’Europe, telles que celles avancées par le mouvement DIEM25 guidé par l’ancien ministre grec des Finances Yanis Varoufakis, sont importantes.

 

Des frontières perméables

 

Une vision progressiste de la souveraineté doit admettre que l’État-nation n’est pas le seul espace d’exercice de la souveraineté, et que dans le monde contemporain la souveraineté fonctionne à différentes échelles, toutes également légitimes et utilisables comme des moyens pour poursuivre un programme politique progressiste. Du reste, nous vivons dans une époque dans laquelle le lieu de la souveraineté est incertain et dans laquelle le concept même de souveraineté fait l’objet luttes de définition. En ces temps, nous sommes appelés à repenser et à réinventer la souveraineté pour l’adapter aux contours changeants des territoires, des droits et des institutions. Nous devons construire des nouvelles territorialités, conçues non pas comme des espaces à fermeture étanche, mais plutôt comme un espace délimité par des frontières perméables, qui peuvent être ouvertes aux migrants et aux réfugiés et simultanément fermées sur les flux de capitaux spéculatifs et sur les formes dangereuses de commerce global.

“La gauche a un besoin urgent de construire une vision progressiste de la souveraineté”

Le futur nous dira quelle vision de souveraineté s’imposera dans le panorama post-néolibéral et si ce sont les populistes de droite ou de gauche qui gagneront cette bataille pour l’hégémonie dans cette nouvelle phase. À l’heure actuelle, c’est la droite populiste qui semble prendre de l’avance. Cela est dû d’un coté au fait que la majorité des personnes continue d’associer la politique de la souveraineté avec l’État-nation et le nationalisme, et d’un autre côté aux hésitations des forces de gauche et des mouvements sociaux dans la revendication du principe de souveraineté.

Ce qui est clair est que la gauche ne peut pas se permettre de laisser le discours souverainiste à la droite. La demande de récupération de la souveraineté découle d’une expérience réelle de souffrance et d’humiliation déclenchée par la démolition néolibérale des formes de protection qui étaient offertes par l’État-nation. Pour répondre à la colère et au désordre provoqué par la crise économique, politique et morale du néolibéralisme, la gauche a un besoin urgent de construire une vision progressiste de la souveraineté, dans laquelle le contrôle du territoire n’implique pas l’exclusion des étrangers et des minorités ethniques et religieuses, mais l’inclusion des différentes communautés au niveau local, national et transnational dans tous les processus de décision qui les concernent.

Crédit photo : http://www.senso-comune.it/paolo-gerbaudo/post-neoliberismo-la-politica-della-sovranita/

 

 

 

 

 

 

Nous assistons à l’émergence d’un populisme néolibéral – Entretien avec Jorge Moruno

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Macron © Copyleft

Jorge Moruno, 34 ans, est sociologue du travail. Il est aussi l’ancien responsable à l’argumentation de Podemos et figure parmi les initiateurs du mouvement. Dans son dernier ouvrage, La Fábrica del emprendedor [La Fabrique de l’entrepreneur], Jorge Moruno analyse avec précision la centralité acquise par la figure de l’entrepreneur dans nos sociétés et s’érige contre le “totalitarisme de l’entreprise-monde”. Dans la première partie de cet entretien réalisé à Madrid, nous l’avons interrogé sur cette figure de l’entrepreneur, sur notre rapport au travail, le revenu universel, les ressorts de l’hégémonie du néolibéralisme et l’émergence d’un “populisme néolibéral” dont Emmanuel Macron est l’un des principaux avatars.  

LVSL : Vous êtes l’auteur de La Fábrica del emprendedor [La fabrique de l’entrepreneur]. En quoi la figure de l’entrepreneur est-elle à vos yeux devenue centrale dans nos sociétés ?

La figure de l’entrepreneur acquiert un rôle majeur dans la sphère publique depuis que la crise économique de 2008 a mis en évidence la difficulté d’intégrer socialement la population par le mécanisme du travail salarié. Comme il est désormais plus difficile de garantir un volume de travail suffisant et ininterrompu pour la majorité de la population, on voit apparaître cette injonction à entreprendre, couplée à une rhétorique de type « poursuis tes rêves, pars à la conquête du succès. Car quand on veut, on peut ».

C’est une manière de contourner les problèmes économiques structurels de nos sociétés occidentales, marquées par la crise des compromis sociaux de l’après-guerre. Pour moi, c’est une véritable crise de régime qui frappe une société dont la colonne vertébrale est l’emploi, en tant que voie d’accès à la citoyenneté, aux droits sociaux, à la consommation. Tout cela est en passe de s’effondrer.

“Le succès du modèle culturel néolibéral : articuler sous sa propre grille de lecture des aspirations qui n’ont rien de mauvais en soi, comme l’autonomie, l’initiative et la coopération.”

Ces équilibres du vivre-ensemble sont entrés en crise à partir des années 1970. Depuis cette période jusqu’à nos jours, la contre-révolution néolibérale a provoqué la fuite en avant d’un capitalisme qui vit à crédit. Dans les années 1970 débute la financiarisation des économies, à laquelle répond la figure de l’entrepreneur comme trait culturel caractéristique de l’ère de la finance triomphante. Avoir des rêves et vouloir innover ne sont pas en soi de mauvaises choses. Mais l’un des plus grands succès de ce modèle culturel néolibéral tient précisément à sa capacité à modeler, à articuler sous sa propre grille de lecture des aspirations qui n’ont rien de mauvais en soi : l’autonomie, l’initiative, la coopération, l’économie collaborative.

La meilleure manière d’affronter ce discours entrepreneurial n’est donc pas tant de rejeter les aspirations auxquelles il s’adresse, mais de comprendre ces aspirations et de les articuler différemment, selon une autre vision du monde. Il ne s’agit pas d’essayer de rééditer un imaginaire du passé, mais de l’adapter au XXIe siècle, dans un contexte où la stabilité de l’emploi ne constituera plus une garantie de citoyenneté. Cela n’arrivera plus jamais. Et ce n’est pas moi qui le dis, mais l’Organisation internationale du travail, qui reconnaît que les emplois stables et durables vont être de moins en moins prédominants dans les sociétés occidentales. De même que la Confédération européenne des syndicats, selon laquelle le travail salarié ne garantit pas la possibilité de mener une vie digne. La question que nous devons nous poser est la suivante : comment pouvons-nous imaginer une fabrique de la citoyenneté qui ne dépende pas de la stabilité du travail ?

LVSL : Votre analyse se rapproche d’une certaine manière de celle développée par Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme, lorsque vous insistez sur la capacité du capitalisme dans sa version néolibérale à absorber la critique, à incorporer les aspirations d’autonomie et d’épanouissement des individus.  L’hégémonie néolibérale s’explique-t-elle pour vous par cette capacité à se rendre désirable ?

Oui, dans la lignée d’André Gorz et de la critique du nouveau capitalisme, je considère que la question culturelle est centrale. On peut considérer que la culture a fusionné avec la logique de la production, elle s’est mercantilisée : plus aucune sphère de vie n’échappe aujourd’hui à la relation sociale capitaliste. Il est intéressant de remarquer que le capitalisme dans sa phase néolibérale se construit en ce sens une utopie, une pensée vivante, comme le disait Hayek. Et cette utopie est basée sur une sorte d’esprit communiste. Je ne me réfère pas ici aux pays qui ont expérimenté le “socialisme réel” mais à l’idée de s’émanciper de ses conditions matérielles d’existence.

Tout le discours sur la motivation, que l’on retrouve tant chez Macron que dans les annonces publicitaires, tient en cette formule : “émancipe-toi de la place que l’on t’a assignée, émancipe-toi de ta condition de travailleur”. D’une certaine manière, c’est ce à quoi encourage la théorie marxiste ! Je crois que le moteur de ce qui rend acceptable la situation, y compris dans le moment de crise structurelle que nous traversons aujourd’hui, c’est l’idée de “mieux vivre et moins souffrir”. Cette idée, Margaret Thatcher l’a articulée à sa manière en parlant du capitalisme de propriétaires. Il ne s’agissait pas d’un discours destiné aux élites, mais d’un discours adressé au peuple : l’accès à la propriété était mis en avant comme une manière de rendre le pouvoir au peuple.

Je crois que dans l’étape actuelle du capitalisme, l’utopie néolibérale s’articule autour de l’idée que “la solution est en toi”. Et nous sommes là face à un paradoxe : alors que le néolibéralisme en appelle à l’émancipation du travailleur de sa condition de salarié, ceux qui affrontent le capitalisme revendiquent le droit pour les salariés d’occuper la place qui leur revient dans le capitalisme. C’est mai 68 à l’envers, en quelque sorte.

LVSL : Si le capitalisme néolibéral arrive autant à intégrer et à digérer la contradiction, quel modèle faut-il proposer aujourd’hui ?

Nous devons nous poser la question suivante : Comment serons-nous capables de construire une utopie qui ne se présente pas sur un mode défensif, mais qui prenne à bras le corps les conditions structurelles du XXIe siècle, une utopie qui passe à l’offensive et accepte de relever de nouveaux défis ? Il nous faut notamment imaginer de nouveaux critères de la richesse et de la citoyenneté, qui ne soient pas mesurés à l’aune du temps de travail investi. Car il y a aujourd’hui plus de richesse que de travail rémunéré. Nous pouvons construire une autre manière de concevoir la richesse, qui inclue par exemple les tâches ménagères, le temps passé à prendre soin de nos enfants, de nos anciens, autant d’activités qui ne sont pas considérées aujourd’hui comme de la richesse.

“Face au moi-néolibéral, au moi-entreprise, nous devons imaginer l’émancipation de manière collective à travers un “nous pouvons” plutôt qu’un “je peux”.”

Tout imaginaire centré sur la revendication du plein emploi est voué à l’échec et ne peut que renforcer le discours de Macron qui consiste à dire que la solution se trouve dans les individus. C’est un discours qui s’adresse aux exclus du marché du travail stable, à qui l’on explique qu’ils ne trouveront pas d’emploi durable dans leur vie, un discours qui esquisse un futur dans lequel ils pourront s’en sortir en bâtissant eux-mêmes leur propre avenir, en devenant entrepreneur. Face au “moi néolibéral”, au “moi entreprise”, nous devons imaginer l’émancipation de manière collective, à travers un “nous pouvons” plutôt qu’un “je peux”.

André Gorz l’explique très bien. Nous avons trop naturalisé le concept moderne de travail, que nous considérons comme le seul historiquement valable pour appréhender l’activité humaine. L’idéologie du travail est très forte, elle est solidement ancrée dans les mentalités depuis le XVIIIe siècle. Il est très difficile – et c’est là la bataille que nous devons mener pour concevoir un imaginaire adapté au XXIe siècle – de concevoir une autre manière d’envisager le travail, au delà de la forme qu’il prend aujourd’hui lorsqu’il est inséré dans les relations sociales capitalistes. Il ne s’agit pas de revendiquer l’oisiveté, mais une autre manière d’appréhender le vivre-ensemble.

Nous devons réfléchir à la manière de construire une conception de la richesse qui ne passe pas par la valeur marchande. Le marxisme traditionnel a toujours estimé que la valeur était une bonne chose, qu’il fallait revendiquer des droits pour les salariés car ils sont ceux qui produisent la valeur, qui sont productifs. Évidemment, mais productifs dans la logique du capital. Ce qu’il faut construire, c’est une autre logique avec des critères qui ne passent pas par le filtre du capitalisme.

Quel est le problème aujourd’hui? Il semblerait que c’est le capitalisme lui-même qui commence à abolir le travail, et par conséquent à s’abolir lui-même, dans la mesure où il n’existe pas en dernier ressort de capitalisme sans travail humain. C’est la grande contradiction que souligne Marx : le capitalisme, pour continuer de croitre, doit en finir avec les fondements de sa propre croissance, c’est à dire avec une richesse matérielle et sociale qu’il lui est toujours plus difficile de canaliser à travers la valeur. Cela peut le faire exploser.

L’activité humaine ne doit pas être mesurée à l’aune des critères du capital. Une partie du mouvement ouvrier traditionnel a été en ce sens fonctionnelle au développement du capitalisme. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose, puisqu’ils ont conquis des droits sociaux à l’intérieur même de cette relation avec le capital. Mais la lutte des classes devient une lutte de droit commercial : si la force de travail est une marchandise, pourquoi ne pas chercher à la vendre le plus cher possible sur le marché ? Dans cette optique, on reste dans une relation entre des catégories qui sont celles du capital. Nous devons donc nous demander comment nous pouvons nous émanciper de cette emprise de la valeur marchande, dans un contexte où la “marchandise humaine” est de plus en plus difficile à  vendre sur le marché du travail…

LVSL : La valeur travail est une composante centrale de nos sociétés. On stigmatise constamment ceux qui n’ont pas accès à l’emploi, les bénéficiaires de prestations sociales, régulièrement repeints en « assistés » et en « fainéants ». Dès lors, comment peut-on élaborer une stratégie politique autour de l’émancipation de la valeur travail ? Lors de l’élection présidentielle française, le revenu universel de Benoît Hamon n’a pas soulevé les foules. Le candidat de gauche qui a recueilli le plus de suffrages, Jean-Luc Mélenchon, défendait davantage une relance de l’activité et la création d’emplois, des conditions de  travail dignes pour les salariés ainsi qu’une Sécurité sociale intégrale.

On aurait tort de fétichiser une mesure comme le revenu universel, qui est elle-même sujette à discussion. On en parle jusqu’au FMI, à l’OCDE, ou dans la Silicon Valley. Il existe des lectures ultralibérales du revenu de base. C’est la raison pour laquelle il faut d’abord définir le contexte, l’orientation politique générale dans laquelle s’inscrit la mesure. Si le revenu universel est uniquement envisagé comme une manière d’en finir avec la pauvreté, il me semble qu’il s’agit là d’une idée dangereuse. Car sans vision d’ensemble, le revenu de base risque bien, sous la pression néolibérale, d’être mis en place en tant que substitution à d’autres droits comme l’éducation et la santé publiques. C’est un peu l’idée du « chèque éducation » de Milton Friedman.

“Nous avons confiance dans les profits privés, mais nous nous méfions du fait que tout le monde puisse bénéficier d’un minimum vital garanti, car cela reviendrait à promouvoir l’oisiveté.”

Ce qu’il faut disputer, c’est donc le sens que l’on donne au revenu universel. Fondamentalement, nous ne parlons pas tant de mesures politiques que de la manière dont nous décidons de gérer notre temps, pour faire en sorte que tout le monde ait accès à d’autres activités que l’emploi – telles que la politique. C’est une lutte profondément idéologique. Dans les enquêtes, lorsque l’on demande aux gens s’ils arrêteraient de travailler en cas de perception d’un revenu de base, la plupart répond « non ». Mais si on leur demande s’ils pensent que les autres arrêteraient de travailler, ils répondent « oui ». Ce n’est pas naturel, c’est profondément idéologique : cette méfiance envers les pauvres est le fruit d’un modèle économique, social et culturel basé sur l’économie de l’offre et la théorie du ruissellement. Cette idéologie selon laquelle si les riches vont bien, s’ils maximisent leurs profits, cela finira par ruisseler sur l’ensemble de la société, pour le plus grand bénéfice de tous. Ainsi, nous avons confiance dans les profits privés, mais nous nous méfions du fait que tout le monde puisse bénéficier d’un minimum vital garanti, car cela reviendrait à promouvoir l’oisiveté, la désaffection des gens vis-à-vis du travail.

La caractéristique du salariat, comme l’explique bien Frédéric Lordon, est la dépendance : le fait que la reproduction matérielle du salarié dépende d’une tierce personne. Mais si la relation salariale était moins subordonnée à cette logique de dépendance, chacun aurait la capacité de décider de son propre temps, et pourrait par conséquent rejeter les contrats précaires.

Au lieu de parler de revenu universel, nous devrions parler de ce que nous faisons du temps. On dit souvent que si la sécurité se définissait en autonomie vis à vis du travail, cela désinciterait la recherche d’emploi. Mais à l’inverse, moi je souhaite vivre dans une société au sein de laquelle personne ne se voit contraint d’accepter un travail précaire, je veux une société dans laquelle on puisse rejeter le travail. Car lorsqu’une société a la possibilité de rejeter le travail, elle améliore ses conditions de vie, c’est ce que l’on retrouve derrière toute avancée historique.

Je ne connais pas en détails la perspective de Jean-Luc Mélenchon. Mais je crois que l’on reste souvent dans l’idée d’une société qui continue à fonctionner sur la base du plein-emploi, d’un volume de travail qui garantisse que la majorité de la population se structure par son incorporation sociale à travers le travail rémunéré. Rien n’empêche de réorienter l’investissement vers l’économie verte et la création d’emploi. Ce que je mets en doute, c’est l’horizon du plein emploi qui correspond à un format de société qui, je crois, ne reviendra pas.

 Je crois que nous avons l’opportunité, au XXIe siècle, de remédier à cette précarité qui apparaît aujourd’hui comme une servitude, en construisant l’identité et la reconnaissance sociale au-delà du travail rémunéré. C’est ce que préconisait André Gorz : passer d’une société du pluri-emploi, dans laquelle nous sommes contraints de cumuler les emplois mal payés, à une société de la multiactivité, dans laquelle le travail rémunéré n’est pas au centre de nos biographies tandis que d’autres types d’activités peuvent être valorisés socialement. Une société dans laquelle nous ne tirerions pas nos revenus et notre sécurité exclusivement du travail rémunéré. 

LVSL : Notre attachement à la valeur travail relève donc d’une certaine manière de la servitude volontaire ?

Oui, c’est là qu’entre en ligne de compte la figure du “doer”. Aujourd’hui, être actif en permanence et pouvoir dire « je n’ai pas le temps » est devenu une forme de distinction, une manière d’accéder à un statut social. C’est la logique du businessman : être busy, c’est-à-dire être toujours occupé. Nous sommes invités à devenir nos propres marques, à devenir nos propres entreprises. La classe laborieuse, qui auparavant rejetait l’usine et les rythmes de la chaîne de montage, est aujourd’hui appelée à se construire en devenant l’entreprise d’elle-même.

“Etre actif en permanence et pouvoir dire “je n’ai pas le temps” est devenu une forme de distinction. C’est la logique du businessman : être busy, c’est à dire toujours occupé.”

Face à cela, les imaginaires réchauffés des années 1950-1960 ne font pas le poids. La gauche en est venue à défendre ce qu’elle critiquait il y a quarante ans, à défendre ce que nous considérions auparavant comme une limite à l’émancipation humaine. Aujourd’hui, les objectifs se résument à obtenir des conditions de travail dignes et de meilleurs salaires. C’est très bien, évidemment, mais nous devons forger une nouvelle utopie dans laquelle il soit possible de croire que l’on peut vraiment changer la vie, et pas seulement actualiser le modèle existant en lui appliquant des rustines.

LVSL: Ne pensez-vous pas qu’une mesure comme le revenu universel peut rebuter les milieux populaires, qui tendanciellement valorisent davantage le travail et l’effort ? D’aucuns diraient qu’il s’agit d’une revendication adressée à la petite bourgeoisie urbaine…

C’est la raison pour laquelle il faut construire un imaginaire puissant, qui ne se crée pas du jour au lendemain, dans lequel une proposition comme le revenu de base ne soit pas interprétée comme « gagner de l’argent à ne rien faire ». Le problème avec cette vision des choses, c’est qu’elle sous-entend que « faire quelque chose » est synonyme de travail rémunéré, et rien d’autre.

Pour que les gens acceptent de franchir le pas vers ce type de politiques qui leur semblent aujourd’hui étranges, irréalistes, il faut fondamentalement commencer par générer un climat de confiance. J’en viens ici au cas de Podemos : nous cherchons à créer de la confiance là où nous gouvernons déjà, à travers les mairies du changement. Nous devons vaincre l’idée de peur, l’idée selon laquelle si nous gouvernons, tout va partir en vrille. En créant la confiance, on construit des ponts avec les gens les plus frappés par la crise qui jusqu’ici n’osent pas les traverser. Ce n’est pas une simple question de pédagogie, il ne s’agit pas de convaincre les gens un par un. Il s’agit de rendre ce que nous proposons plus désirable. Le capitalisme le fait très bien, dans toutes les sphères de vie. 

Par exemple, on critique beaucoup le gangsta rap pour ses obscénités, pour son rapport idolâtre à l’argent. Mais en réalité, il ne fait que mettre en évidence ce qui mobilise les passions du néolibéralisme : la femme comme marchandise, la possibilité de dépenser l’argent durement gagné au travail, etc. C’est quelque chose d’inconscient, de transversal.

Une structure idéologique que l’on retrouve tant chez Coca Cola que chez Daesh. Il suffit de comparer le dispositif de communication de Daesh et celui d’Al-Qaeda à l’époque de Ben Laden, pour constater de profondes mutations. D’un type reclus dans une cave et filmé en mauvaise qualité, on est passé à une structure communicationnelle révolutionnaire qui s’approprie les modèles d’Hollywood, les codes de jeux vidéos comme GTA. Ce n’est pas Call of Duty mais Call of Djihad. Il y a ici un élément fondamental : ils n’ont pas renoncé à la projection d’un horizon communautaire basé sur la joie. Daesh apporte la mort, mais leurs images ressemblent à des publicités de Benneton, pleines de couleurs et de sourires. Ils ne s’adressent pas tant à la jeunesse à travers la religion qu’à travers la promotion d’un mode de vie. C’est aussi ce que vend Coca-Cola, et n’importe quel type de publicité : une manière de voir le monde, de rendre désirable le mode de vie que tu défends.

Pour en revenir à notre sujet, le débat ne peut pas se réduire à “revenu universel : oui ou non”, il relève de la construction nécessaire d’un imaginaire plus désirable. Un imaginaire qui rende désirable une autre manière de vivre, tout particulièrement pour les plus démunis, qui sont précisément ceux qui pensent le plus que la politique ne sert à rien, que les choses ne peuvent pas changer. Ils ont besoin de plus de garanties, de plus de confiance.

LVSL : Il peut sembler bien difficile d’envisager ce nouvel imaginaire et de l’incarner politiquement, tant l’hégémonie néolibérale est solidement installée. En France, Emmanuel Macron représente parfaitement cette idée d’ “utopie” néolibérale, fondée sur l’idée d’une France qui avance…

Absolument. On a notre propre version en Espagne avec Ciudadanos et son leader Albert Rivera, qui tentent de jouer sur l’effet Macron, mais sans disposer de la même base sociale. L’électorat du PP est plus conservateur, souvent rural et très âgé, c’est la raison pour laquelle le discours de Ciudadanos ne porte pas autant.

Bien souvent, les débats sur le populisme nous conduisent à affirmer la chose suivante : “est populiste toute force politique qui critique l’état actuel des choses”. Dans les sommets européens, on parle du populisme comme du grand défi, soit dit en passant sans jamais s’interroger sur les raisons qui poussent les gens à se méfier de ces structures européennes profondément autoritaires qui leur tournent le dos.

“On observe le néolibéralisme adopter une forme politique propre, qu’on pourrait qualifier de populisme néolibéral ou de populisme technocratique (…) On l’observe dans les discours d’Emmanuel Macron sur l’entreprenariat.”

Toujours est-il qu’il semble y avoir une opposition entre le “modèle Podemos” et le “modèle Le Pen”, comme s’il ne pouvait y avoir que deux formes de populisme. Mais entre les deux, on observe le néolibéralisme adopter une forme politique propre, qu’on pourrait qualifier de populisme néolibéral ou de populisme technocratique. Ce populisme néolibéral déplace les catégories du domaine des ressources humaines et du développement personnel dans la sphère politique.

L’hégémonie de ce modèle culturel est déjà solidement installée grâce aux publicités, aux programmes de télévision. On l’observe dans les discours d’Emmanuel Macron sur l’entreprenariat, ou chez le président argentin Mauricio Macri. C’est un populisme qui ne renonce pas à l’aspiration à créer une communauté. Tout comme la vague de l’économie collaborative, à l’instar d’Airbnb, son discours part du commun, du désir de collaborer, de créer un nouveau “nous”.

Ce populisme a été mis de côté, alors même qu’il oblige d’autres acteurs à se positionner par rapport à lui. Marine Le Pen, par exemple, se macronise, du moins je le crois. J’ai remarqué cette publicité du Front national à destination des futurs adhérents, avec deux jeunes filles à bicyclette, on aurait dit une publicité pour Vodafone. On voit bien qu’il y a une structure idéologique qui va au-delà des partis, que partagent le discours publicitaire et les discours politiques. D’une certaine manière, on assiste à la fusion entre le marketing et la politique, les deux éléments devenant désormais indissociables.

Aujourd’hui, aucun projet politique, qu’il s’agisse de celui de Macron, de Le Pen ou de Mélenchon, ne peut espérer convaincre simplement par la pédagogie. L’être humain est rationnel, mais il est aussi passionnel. Il ne suffit pas d’attendre que l’adversaire se trompe, il faut proposer un avenir attractif, désirable.

LVSL : Dans les meetings de Podemos, les participants scandent “Oui, c’est possible”, comme s’ils se projetaient dans un horizon positif. En France en revanche, il est plus fréquent d’entonner “Résistance !” …

Pour le Français plus ou moins politisé, qui regarde les JT de temps en temps, il est nécessaire de générer des perceptions. Le discours ne se réduit pas à des mots. Dans notre société saturée de stimuli publicitaires qui cherchent à capter le “temps de cerveau humain disponible”, comme le disait l’ancien PDG de TF1 en France, nous sommes contraints de combattre un capitalisme qui a incorporé la communication comme une base fondamentale de son développement. Communication et communauté partagent d’ailleurs la même racine étymologique : la communication, c’est une manière de créer une communauté. Dès lors, on ne peut pas se contenter de dire “résistance, résistance”.

Je crois que dans la campagne présidentielle française, Jean-Luc Mélenchon est passé de “Résistance” à “Je suis le futur président de la République”. C’est ce qui fait la différence. En adoptant exclusivement une position de résistance, on tend à s’enfermer dans une situation de subordination, on renonce à créer une contre-hégémonie. Car on se limite à remplir un rôle subalterne dans une configuration de répartition du pouvoir déjà donnée, au lieu de disputer l’hégémonie de l’adversaire.

Par exemple, si Podemos en venait à débattre avec le PSOE pour savoir lequel des deux partis est le plus à gauche, nous ne pourrions que perdre. Car le PSOE expliquera qu’ils sont la maison commune de la gauche et que Podemos doit la rejoindre. C’est la raison pour laquelle actuellement, le PSOE tient tant à préciser qu’ils représentent la gauche. Et c’est ce pourquoi nous avons renversé l’échiquier politique en expliquant que le problème n’est pas de savoir si les gens ont voté pour le PSOE ou pour le PP, le problème provient du fait qu’il y a une élite qui travaille pour des intérêts privés au mépris de ce que les gens décident. Il y a une majorité, et une minorité. Il s’agit donc de déterminer où situer le curseur, de quelle manière on interpelle les citoyens à travers le discours. Il est possible de le faire à travers les mots, les images, les idées que l’on projette.

“L’enjeu consiste donc à construire la confiance dans l’idée qu’une autre France est possible. On ne peut construire cette confiance que si l’on est capable d’annoncer un futur proche, un futur-déjà-là.”

Le succès rencontré par Manuela Carmena [actuelle maire de Madrid, soutenue par Podemos] n’est pas tant le fruit des mots qu’elle prononce que de l’image qu’elle dégage, une image de confiance et d’authenticité. L’enjeu consiste donc à construire la confiance dans l’idée qu’une autre France est possible. On ne peut construire cette confiance que si l’on est capable d’annoncer un  futur proche, un futur-déjà-là. En d’autres termes, il est nécessaire de retourner l’idée classique de l’avant-garde, cette idée selon laquelle le parti détiendrait un savoir méconnu de la société et qu’il suffirait de diffuser le message à cette dernière pour la convaincre. Non : la société est en avance sur les partis. Il faut donc ouvrir la structure des opportunités pour que la société façonne un futur dans lequel personne ne sera laissé pour compte, une France à la hauteur de son peuple.

Pour moi, trois options distinctes se profilent dans nos sociétés : une société d’entrepreneurs condamnée à l’échec, fondée sur la compétition perpétuelle, des individus endettés et destinés à se vendre comme des marques de vêtement. Cette société de l’insécurité, sur le modèle des Hunger Games, c’est celle de Macron.

La seconde option, c’est le repli identitaire sur la base d’un passé mythifié, construit en opposition à un parasite qui dénaturerait la pureté et la bonté du corps social français : les immigrés, les arabes. Dans cette optique, la solution consisterait à se libérer du parasite pour retrouver la pureté du peuple français. Cette vision ne critique jamais l’économie politique, ne s’intéresse jamais aux causes structurelles de la crise. Ce modèle, c’est celui de Le Pen.

La troisième option, c’est la réinvention démocratique. Et nous rentrons là dans un débat plus vaste : que faire avec l’Europe ?

Entretien réalisé par Léo Rosell, Lenny Benbara et Vincent Dain.
Traduction réalisée par Vincent Dain.

Crédits :

© Copyleft (https://commons.wikimedia.org/wiki/File:2014.11.17_Emmanuel_Macron_Ministre_de_l_economie_de_lindustrie_et_du_numerique_at_Bercy_for_Global_Entrepreneurship_Week_(7eme_CAE_conference_annuelle_des_entrepreneurs).JPG)

Entretien avec Omar Anguita, nouveau dirigeant des Jeunesses Socialistes d’Espagne

http://www.vozpopuli.com/politica/Omar-Anguita-nuevo-Juventudes-susanismo_0_1044196654.html
Omar Anguita © Javier Martinez

En juillet dernier, Omar Anguita, 26 ans, a pris la tête des Jeunesses Socialistes d’Espagne (JSE). Nous revenons avec lui dans cet entretien sur les évolutions récentes du PSOE suite à la victoire de Pedro Sánchez, ses rapports avec Podemos, la crise de la social-démocratie européenne et la question catalane. 

LVSL : Que pensez-vous de l’élection de Pedro Sánchez à la tête du PSOE ? Croyez-vous que cela représente un tournant à gauche pour le parti ?

L’impression que j’ai est qu’il ne s’agit pas d’une question de virage à gauche ou non : le Parti Socialiste a pris une décision, celle d’appuyer majoritairement Pedro Sánchez. A partir du soir des résultats, le  21 mai, nous sommes tous dans le même bateau, comme nous l’avons toujours été. Nous sommes surtout unis pour gagner les élections, c’est la raison pour laquelle nous sommes là.

LVSL : Que signifie être membre des Jeunesses Socialistes Espagnoles aujourd’hui ?

Militer parmi les Jeunesses Socialistes, c’est appartenir à une famille : cette organisation existe et mène des actions depuis plus de cent ans. Je crois que le mouvement des indignés a été un moment important pour les jeunes, comme une  manière d’exprimer collectivement, tous ensemble, des messages communs.  Il est la clé d’une nouvelle dynamique et d’un possible changement de la situation dans laquelle se trouvent aujourd’hui les jeunes Espagnols.  En tant que Jeunes Socialistes, nous devons nous atteler à des défis de grande importance comme l’éducation, la santé et le monde du travail. Un monde du travail dans lequel nous sommes contraints d’accepter des jobs à 650€ par mois, qui ne nous permet pas d’acquérir un logement ni de payer nos loyers, qui nous oblige à vivre chez nos parents jusqu’à nos 35 ans. Il est donc vital que nous donnions à la jeunesse l’espoir d’un avenir plus radieux, pour lequel nous devons nous battre.

LVSL : Quelles sont les priorités affichées par votre organisation ?

La première consiste à modifier la réforme du marché du travail afin que chacun dispose d’une réelle possibilité de travailler pour un salaire juste. Sur le plan interne, la priorité est de maintenir la solidité que nous avons en tant qu’organisation. Nous avons réussi à supporter ensemble les épreuves de ces dernières années qui ont été très mouvementées pour la social-démocratie. Les Jeunesses socialistes sont restées unies : le plus important est donc de perpétuer cet héritage, pour continuer à travailler ensemble, pour essayer de changer l’avenir, et surtout pour nous fortifier.

LVSL : Votre organisation n’a-t-elle pas traversé une crise au lendemain du 15-M ?

En tant que socialistes nous avons subi une crise après avoir perdu les élections municipales et générales en 2011. Et nous avons dû nous refonder idéologiquement, actualiser notre logiciel. Les gens étaient demandeurs d’une actualisation du parti afin qu’il corresponde mieux aux revendications exprimées dans la rue. Nous faisons en sorte de permettre cette rénovation. Les Jeunesses s’adaptent vite, le parti évolue un peu plus lentement.

LVS :Que pensez-vous de la crise que traverse la social-démocratie en Europe, qui semble aujourd’hui se scinder en deux orientations divergentes, entre adhésion au néolibéralisme et virage à gauche ? Comment la social-démocratie peut-elle se réinventer ?

Je crois que la social-démocratie a commis une erreur importante dans le sens où elle a cherché à expliquer plutôt qu’à écouter. La clé pour une social-démocratie renouvelée est donc de recommencer à écouter tous ces gens qui sont en attente de solutions. Quant à l’Europe, ses piliers sont affaiblis parce que nous ne sommes pas capables de donner des réponses aux besoins des Européens.

La clé pour une social-démocratie renouvelée est donc de recommencer à écouter tous ces gens qui sont en attente de solutions.”

Je crois que la social-démocratie est essentielle pour offrir un appui à la population et surtout pour fournir les solutions qui permettent d’améliorer la situation actuelle des Européens. Nous voulons tous une Europe beaucoup plus juste, mais nous devons écouter les gens en dehors du parti pour qu’ils nous donnent le chemin à suivre. En tant que sociaux-démocrates, ils nous faut écouter les demandes de ceux qui ont besoin de notre soutien et de nos partis pour transformer leur avenir.

LVSL : Les origines de cette crise ne sont-elles pas  à chercher dans l’Union européenne et la politique néolibérale ?

Non, je crois que l’Union européenne a été une solution adéquate pour apaiser le continent au lendemain de la Seconde guerre mondiale.  Je pense que le problème a surgi lorsque nous avons commencé à oublier les principes sur lesquels l’Europe a été construite : les principes d’égalité, de travail, de tolérance, et nous sommes en train de le constater avec la crise des réfugiés. L’Europe ne donne aucune sorte de solution à ces centaines de milliers de Syriens qui fuient la guerre et qui meurent à nos frontières. Cette Europe n’est pas celle qui a été fondée, et nous devons la changer pour créer une Europe de tolérance dans laquelle tout le monde est bien reçu, dans laquelle nous fournissons un abri à ceux qui en ont besoin. C’est dans ce but que s’est constituée l’Europe, et non pour avoir un Parlement européen inefficace. Nous avons la preuve de cette inefficacité sur le thème des réfugiés, auquel l’Europe et la social-démocratie encore davantage se montrent incapables d’apporter des réponses. C’est une honte pour moi qui suis Européen et surtout socialiste.

LVSL : Ce ne sont donc pas tant les politiques d’austérité qui sont en cause ?

C’est une accumulation de choses. Effectivement, des décisions économiques ont été prises dans le sens de la mise en place de politiques d’austérité, incarnées par Angela Merkel. Ces politiques sont dans l’erreur, car elles affaiblissent les marchés et la demande publique. Les jeunes n’ont plus l’opportunité de s’en sortir avec des emplois dignes. Pour ces raisons, l’austérité en Europe est un problème majeur. Il est vital que nous puissions disposer de nouvelles marges de manœuvre budgétaires afin de réinvestir dans l’éducation, la santé, les transports. Nous avons des problèmes économiques et sociaux, et nous devons être capables de les résoudre : l’austérité a un impact social dramatique et fait aujourd’hui couler plusieurs pays. Beaucoup de camarades d’autres pays, tout comme mois, ne pouvons qu’avoir honte de ces politiques d’austérité européennes.

LVSL : Comment réformer l’Europe alors qu’elle se trouve dans une telle situation, avec une Allemagne hégémonique ? Que pensez-vous d’une alliance possible entre la France, l’Italie, le Portugal, la Grèce et l’Espagne, c’est à dire les pays du Sud, pour changer le fonctionnement de la zone euro ? Quel projet crédible avez-vous imaginé, au PSOE, pour réformer cette Europe ?

Selon moi, le problème réside dans le fait que l’Europe est née avec certains principes, et au fur et à mesure, ces principes ont été remodelés, tournant le dos aux Européens. Il y a une situation hégémonique de Merkel à laquelle le reste des pays sont soumis. Je pense qu’il est important que ceux qui subissent la crise de manière beaucoup plus dure que l’Allemagne, ceux que l’austérité est en train de tuer, tâchent de s’unir pour commencer à changer cette Europe. Moi je crois en cette Europe, elle doit continuer à fonctionner, mais nous devons la réformer et faire face à ceux qui veulent que rien ne change.

“Comme toujours, ceux qui souffrent le plus doivent s’allier pour faire face à ceux qui les font souffrir, afin de défendre leurs intérêts.”

L’Allemagne ne veut pas que quoi que ce soit change, parce qu’elle n’a pas souffert de la crise, chez eux le chômage et l’âge de départ a la retraite ont baissé, et chez nous c’est le contraire. Il n’est pas possible qu’une partie de l’Europe travaille pour l’autre. De ce fait, comme toujours, ceux qui souffrent le plus doivent s’allier pour faire face à ceux qui les font souffrir, afin de défendre leurs intérêts. Il est important que nous fassions un pas en avant et que nous oublions que nous venons de pays différents pour travailler ensemble et former une Europe bien plus juste dans laquelle chacun se sente inclus, vous comme moi.

LVSL : Pensez-vous qu’il est réellement possible de tout changer en Europe ? Ne pensez-vous pas, du fait du Brexit notamment,  que l’Europe est en train de mourir ?

Nous avons le sentiment que l’Europe ne fonctionne pas, que nous ne parvenons pas à trouver des solutions. Personnellement, je crois à l’idée que l’union des pays peut aboutir à une Europe plus forte. Toujours est-il que si nous ne changeons pas l’Europe actuelle, elle est condamnée à la destruction : il n’y a pas seulement eu le Brexit, la France aussi aurait pu quitter l’UE si le FN l’avait emporté, et on a vu se soulever en Italie une vague d’opposition à l’Europe. C’est aussi le cas en Grèce, avec la montée des néo-fascistes, et plus généralement dans les pays qui subissent le harcèlement de l’Europe, comme le Portugal ou l’Espagne. Raisons pour lesquelles, si nous souhaitons continuer à vivre dans une Europe de tous et de toutes, nous devons la transformer. Il y a des marges de manoeuvre pour la changer. Il ne manque que les acteurs disposés à le faire.

LVSL : En Espagne, vous sentez-vous plus proche de Podemos ou de Ciudadanos ?

De Podemos. Pour une raison simple : je me sens bien plus de gauche que du centre, et c’est ce pourquoi je suis proche de l’idée que représente Podemos. Le problème avec Podemos, c’est qu’ils n’ont pas voulu mettre la droite dehors. Ils se sont présentés aux élections en croyant qu’ils allaient gagner, et la seule chose qu’ils ont réussi à faire, c’ est de renforcer la droite. Pour cette raison, je me sens proche d’eux idéologiquement, mais ils doivent changer énormément de choses afin que nos deux partis puissent de nouveau s’asseoir à la même table, pour le bien de la gauche.

LVSL : Vous semble-t-il possible que l’Espagne connaisse le même scénario que le Portugal, avec une alliance relative des forces de gauche ?

En Espagne, nous sommes obligés d’en arriver à des accords, car notre Parlement n’est aujourd’hui plus divisé entre deux partis mais entre quatre formations : pour pouvoir gouverner, il faut au minimum passer des accords avec un ou deux autres partis. La première question à se poser est donc de savoir si nous sommes disposés à discuter. Et je crois que le PSOE, qui est le parti majoritaire à gauche, doit tendre une passerelle vers Podemos afin de permettre un accord à gauche. Mais Podemos doit accepter de la traverser.

“Si Podemos veut transformer le panorama politique espagnol, il faudra compter avec le PSOE.”

Nous avons tendu une passerelle, il y a deux ans, entre Podemos et nous, et ils l’ont détruite en votant “non” à la candidature de Pedro Sánchez pour laisser Mariano Rajoy gouverner. Si Podemos veut changer le panorama politique espagnol, il faudra compter avec le PSOE. Et le PSOE doit de son côté voter en accord avec Podemos pour changer les choses : il faut que ce soit un accord entre les deux partis.

LVSL : Que pensez-vous du concept de “plurinationalité” récemment avancé par Pedro Sánchez pour décrire la structure territoriale de l’Espagne ?

Personnellement, je continue de croire en l’organisation territoriale que mettent en avant les Jeunesses Socialistes, qui est l’Etat fédéral : dans un Etat fédéral, toutes les identités culturelles et territoriales sont inclues et font partie intégrante d’un même Etat. Je crois que c’est la clé. Nous devons avancer vers l’autonomie des territoires en donnant la priorité à leurs cultures – car l’Espagne est riche de la variété de ses cultures et c’est un grand avantage que nous avons par rapport à d’autres pays, non un handicap –, vers un Etat fédéral dans lequel chaque communauté fédérée se sente elle-même, avec sa propre identité. Mais aussi un Etat dans lequel chacune d’entre elle se sente appartenir à une entité plus générale. Il n’est pas possible que chaque communauté avance en décalage avec le reste de l’Espagne, nous devons marcher tous ensemble.

LVSL : Que faire dès lors du souverainisme catalan ? 

Le souverainisme catalan est une manière d’occulter le problème que connait la Catalogne.. J’ai moi-même vécu en Catalogne et là-bas, de 2011 à 2015, il y a eu de violentes coupes budgétaires, dans les domaines de la santé et de l’éducation principalement. Les autorités politiques ont donc hissé le drapeau de l’indépendantisme pour cacher ce qu’elles étaient en train de faire : de l’austérité. Evidemment, il y a bien une partie de la population catalane qui compte s’exprimer sur l’indépendance et qui souhaite se séparer de l’Espagne. Mais il y a des priorités : que les enfants d’un ouvrier puissent continuer à aller à l’Université, qu’ils soient en bonne santé. Nous ne pouvons pas nous cacher derrière le drapeau de l’indépendantisme alors que nous avons l’obligation morale et politique de régler ces problèmes prioritaires. Il faut bien avoir en tête que les conservateurs, le Parti populaire en l’occurence, ont un large écho dans notre pays : une majorité de nos concitoyens s’interroge sur le devenir de la Catalogne et se demande si Carles Puigdemont  [président du gouvernement régional catalan] n’est tout simplement pas en train de l’amener au désastre…

“Mariano Rajoy et le gouvernement catalan ne souhaitent pas dialoguer, car chacun juge que l’absence de dialogue lui est électoralement bénéfique.”

Le problème, c’est qu’il n’y a pas de dialogue.  Nous avons longtemps coexisté avec la Catalogne, le Pays basque, la Galice, et tout se passait bien, car un dialogue existait. Or, aujourd’hui, ce sont deux camps qui se font face :  celui de Mariano Rajoy, le président du Gouvernement espagnol, et celui de Carles Puigdemont, le président de la Generalitat catalane. Aucun des deux ne souhaite dialoguer, car chacun juge que l’absence de dialogue lui est électoralement bénéfique. Et c’est là que le PSOE doit proposer une solution, parce qu’aucun des deux camps n’est prêt à signer une trêve, ça ne les intéresse pas, ils préfèrent s’affronter.  En ce qui me concerne, cette solution passe par un Etat fédéral.

LVSL : Comment expliquez-vous que, malgré sa corruption institutionnalisée, le PP continue à se maintenir au pouvoir et obtienne de tels résultats électoraux ? Le socialisme espagnol peut-il encore représenter une alternative face aux conservateurs ? A quelles conditions ? 

Le Parti populaire a une base d’électeurs telle que ce qu’il fait une fois au pouvoir n’a aucune importance. Ses électeurs voteront toujours pour lui. Le PSOE, bien heureusement, a des électeurs qui sont des citoyens critiques : ils ne votent pas pour lui lorsqu’il commet des erreurs, comme ce fût le cas en 2011.  Le PSOE représentera toujours la gauche en Espagne, pour une raison très claire : nous la représentons depuis 130 ans, et nous avons survécu aux guerres, à la dictature, à la Transition à la démocratie, à l’exercice du pouvoir.  Nous avons toujours été là car nous sommes l’une des clés de ce pays. Maintenant, il est vrai que le PSOE doit s’actualiser pour suivre le rythme des nouveaux partis. Nous ne pouvons pas rester ancrés en 1870, nous devons continuer à avancer. Le Parti Socialiste est fondamental car nous avons 8 millions d’électeurs qui ont toujours eu confiance en nous, et je suis certain qu’ils continueront à avoir confiance en nous.

LVSL : D’autres partis socialistes en Europe sont en train de disparaître, mais ce n’est pas le cas du PSOE, et Podemos n’a pas réussi à le surpasser : comment expliquez-vous cela ?

Il est vrai que la social-démocratie et les partis socialistes européens sont en train de disparaître, et nous devons considérer les partis socialistes grec et français comme les exemples de ce qu’il ne faut pas faire. Le PSOE doit donc se maintenir solidement campé sur ses principes pour éviter de finir comme eux. Le Pasok en Grèce a oublié les gens et renié ses principes, il a préféré le pouvoir, c’est la raison pour laquelle il a disparu. Aussi longtemps que nous maintiendrons les principes solides que nous avons défendus toutes ces années, aussi longtemps que nous continuerons à nous actualiser en intégrant de nouvelles idées, le PSOE sera toujours fort à gauche.

“Nous devons considérer les partis socialistes grec et français comme les exemples de ce qu’il ne faut pas faire. Le PSOE doit donc se maintenir solidement campé sur ses principes pour ne pas finir comme eux.”

Nous continuons à nous battre parce que les gens croient davantage dans le PSOE que dans les nouveaux partis qui se contentent d’un discours agréable. Nous sommes des gens sérieux, nous avons gouverné pendant longtemps. Nous avons commis beaucoup d’erreurs, mais nous avons su faire notre autocritique. C’est la clé pour le PSOE, car l’idée n’est pas uniquement de survivre mais de gouverner et de changer le pays.

LVSL : Si l’on se penche sur la composition sociologique du vote PSOE, on remarque quel les ouvriers, les ménages aux faibles revenus y sont fortement représentés, tandis que Podemos attire un électorat davantage étudiant et urbain. En France, le vote socialiste est aujourd’hui essentiellement urbain, moins présent dans les périphéries et chez les ouvriers dont beaucoup accordent leurs suffrages au Front National. Comment expliquez-vous la persistance de cette implantation ouvrière du PSOE ? 

Le PSOE a toujours représenté les plus démunis et c’est principalement cela qui explique qu’il ait survécu durant plus de 130 ans. Nous devons poursuivre dans cette voie. C’est très facile d’être populiste aujourd’hui, à travers les réseaux sociaux, c’est très facile de chercher la complicité des gens qui ont l’habitude de critiquer l’état actuel des choses. Le PSOE doit non seulement établir cette complicité avec ceux qui ont peu, mais il doit aussi leur donner des solutions pour qu’ils cessent d’avoir aussi peu. La question étant de savoir si nous sommes capables de fournir des ressources à tout le monde ou non, et de gouverner pour tous, pas seulement pour ceux qui ont beaucoup. Pour autant, nous devons fixer des priorités, et l’attention aux plus démunis en fait partie. Il est vrai que nous nous sommes quelque peu éloignés de la ville, nous nous sommes davantage portés sur les périphéries et nous devons être capables de changer cela pour renforcer notre électorat.

LVSL : Au cours du la primaire du Parti socialiste français l’hiver dernier, la thématique du revenu universel a tenu une place importante. Quelle=est votre position à ce sujet ? 

Nous proposons également un revenu universel et défendons cette idée, car les perspectives éducatives et professionnelles actuelles ne garantissent pas la possibilité pour chacun d’obtenir un poste.  Ce qu’il faut éviter à tout prix, ce sont les phénomènes d’exclusion sociale liés aux différentiels de richesse. Le revenu universel est une sorte de joker pour éviter cette exclusion sociale, mais ce n’est pas un remède : le remède consiste à assurer un travail digne pour tout le monde, et non pas des emplois rémunérés 650€ par mois ou des minijobs où l’on bosse 6 à 10 heures par semaine. Non pas un travail qui permette uniquement de subsister, mais un travail qui puisse couvrir les besoins de tous et permette à chacun d’être heureux. Aujourd’hui, des gens cumulent plusieurs emplois sans pour autant parvenir à subvenir à leurs besoins. Dans ces conditions, on ne peut pas s’épanouir en tant qu’individu.

LVSL : Que penses-tu du parcours de Jeremy Corbyn au Royaume=Uni et de la manière dont il a transformé son parti ? Il y a un an, tout le monde le donnait sur le point de s’effondrer, et les études d’opinion le donnent  aujourd’hui à plus de 40%…

Corbyn a très bien compris qu’il fallait écouter avant de parler. Il y a plus d’un an, on pensait que Corbyn était mort politiquement. Il a donc cherché à écouter les gens et a entendu cette clameur sourde au Royaume=Uni, qu’il a su utiliser pour s’imposer politiquement et grimper dans les enquêtes d’opinion. Il a su donner du bonheur aux gens et leur assurer un sentiment de sécurité. Ce n’est pas du populisme, Corbyn n’est pas un populiste, c’est une personne qui sait ce qu’il faut faire pour changer les choses, qui ne dit pas seulement ce que les gens veulent entendre, mais qui écoute puis propose des choix. Nous avons tous des modèles, et Corbyn est l’un des miens, comme le sont également les socialistes portugais qui ont réussi à retourner la dynamique de leur pays pour le rendre plus digne. Tous ces gens-là sont un exemple du fait que l’on peut se relever même lorsqu’on est à terre.

Entretien réalisé par Léo Rosell, Vincent Dain et Lenny Benbara.

Traduction effectuée par Sarah Mallah.

Crédit photos :

© Javier Martinez (http://www.vozpopuli.com/politica/Omar-Anguita-nuevo-Juventudes-susanismo_0_1044196654.html)

 

La France Insoumise face à son destin

Jean-Luc Mélenchon lors du meeting du 18 mars place de la République. ©Benjamin Polge

Après un peu plus d’un an d’existence et une histoire déjà riche, La France Insoumise, forte du score de son candidat Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle et de la visibilité de son groupe parlementaire, va devoir préciser sa stratégie dans la guerre de position à venir. Les défis auxquels le mouvement va se confronter sont nombreux.

Nous venons de sortir d’un long cycle électoral et, outre La République En Marche, le mouvement La France Insoumise (LFI) s’est imposé comme une nouvelle force incontournable de l’échiquier politique. Alors que quelques mois auparavant il semblait probable que ce soit le FN qui se dote d’une forte présence à l’Assemblée Nationale, la visibilité du groupe de LFI a permis au mouvement de s’installer comme le principal opposant à la politique d’Emmanuel Macron dans l’esprit des Français. Ce résultat est en grande partie le fruit d’une stratégie populiste, telle qu’elle a été théorisée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, et mise en pratique par Podemos, mais aussi de l’explosion du PS. Ce progrès est considérable puisqu’il permet à l’antilibéralisme progressiste de sortir de la culture de la défaite. Les insoumis ont mené une vraie guerre de mouvement, ont donné tout son sens à la fonction tribunicienne via Jean-luc Mélenchon, et ne sont pas passés loin d’arriver au second tour de l’élection présidentielle. Après une séquence parlementaire agitée qui a duré un mois, il est nécessaire d’effectuer un petit bilan de ce qui s’est passé, et d’esquisser les défis auxquels le mouvement va devoir se confronter, alors que nous entrons dans une nouvelle phase qui appelle une stratégie de guerre de position.[1]

 

La stratégie populiste victorieuse de la rhétorique de gauche

Un des premiers enseignements que l’on peut tirer de cette élection présidentielle est qu’elle a permis de trancher entre deux orientations stratégiques. La première est le populisme, entendu comme une façon de construire un sujet politique collectif en articulant un ensemble de demandes sociales et en posant des lignes de clivages là où elles sont les plus efficaces, afin de déterminer un « eux » et un « nous ». Ici « ceux d’en bas, la France des petits », contre « ceux d’en haut ». Cette stratégie a nécessité la construction de nouveaux référents plus transversaux et la liquidation de l’ensemble des référents traditionnels de la gauche, qui, en tant que signifiants discrédités par la politique de François Hollande, étaient devenus des boulets politiques. La stratégie populiste ne nie pas la pertinence analytique du clivage gauche-droite, comme on l’entend souvent, mais refuse son utilisation rhétorique, dans les discours, et dans la pratique politique.

Cette stratégie s’est opposée à une seconde stratégie qui repose sur la rhétorique de gauche et la constitution d’un cartel de forces qui s’affirment clairement de gauche. Cette dernière a été portée par Benoît Hamon, candidat identitaire de « retour aux fondamentaux de la gauche », et par le PCF qui proposait, avant la campagne, la constitution d’un large cartel de gauche. Les scores des différents candidats et la dynamique de la campagne sont venus trancher ce débat.

Il est en effet nécessaire de rappeler que la campagne de LFI n’est devenue pleinement populiste qu’à partir du meeting du 18 mars place de la République. Auparavant, nous étions face à une stratégie hybride – très « homo urbanus », le nouveau sujet politique conceptualisé par Jean-Luc Mélenchon dans son ouvrage L’ère du peuple -, centrée sur le cœur électoral de la gauche et les classes moyennes. Le meeting du 18 mars, les drapeaux français, et le contenu historique et patriotique du discours, ont permis au mouvement de devenir plus transversal et de passer de l’incarnation de la gauche à l’incarnation du peuple. C’est d’ailleurs à partir de ce moment-là que Jean-Luc Mélenchon gagne des points dans les sondages et démarre sa dynamique, amplifiée deux jours plus tard par son excellente prestation lors du débat avec les « gros candidats ». Au cours de ce débat, le tribun arrive à se départir de l’image colérique qui lui collait à la peau au profit d’une image plus positive et souriante, ce qui lui permet de rentrer dans des habits d’homme d’État. En quelques jours, le candidat passe de 11% à 15% et dépasse Benoît Hamon, lequel commence dès lors à s’écrouler, avant de s’effondrer suite à la trahison de Valls. Ce sorpasso a aussi permis à LFI d’enclencher le phénomène de vote utile très présent dans l’électorat du PS, dont il faut reconnaître que les gros bataillons étaient néanmoins déjà partis chez Macron. C’est aussi à partir de ce moment populiste que les intentions de vote pour le FN se tassent.

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Jean-Luc Mélenchon en visite à Quito ©Cancilleria Ecuador

On rétorque souvent à la méthode populiste que l’électorat de LFI s’autopositionne majoritairement à gauche et que la rhétorique populiste est beaucoup moins transversale qu’elle ne le laisse croire. Ce constat est vrai, mais il est statique, et il doit être nuancé. Si cela est majoritairement vrai, ce n’est pas exclusivement vrai. L’enquête post-électorale IPSOS nous apprend ainsi que Jean-Luc Mélenchon est le candidat qui a attiré le plus de votants qui ne se reconnaissent proches « d’aucun parti », devant Marine Le Pen et Emmanuel Macron. Par ailleurs, en perspective dynamique, il faut prendre en compte deux enjeux qui sont liés : la capacité à être le second choix de nombreux électeurs ; et la capacité à agréger des votes au second tour, qui est le moment où la transversalité s’exprime le plus fortement.

En l’occurrence, selon l’enquête CEVIPOF du 16-17 avril 2017, Jean-Luc Mélenchon a réussi a être le premier second choix des électeurs non définitifs de trois candidats différents : Emmanuel Macron (26% de ses électeurs non définitifs) ; Benoît Hamon (50%) ; et Marine Le Pen (28%). De plus, si l’on veut s’intéresser à la capacité à agréger au second tour, et selon les données récoltées par l’auteur de ces lignes, les candidats de LFI présents au second tour des législatives ont été capables de rassembler largement au second tour, sans pour autant contrecarrer totalement la vague macroniste. En effet, ces candidats, ultramajoritairement opposés à des candidats de La République En Marche, ont gagné en moyenne 29,11 points entre le premier et le second tour contre 18,46 points pour les candidats de LREM qui leur étaient opposés. Cela ne peut s’expliquer uniquement par la remobilisation de l’électorat LFI étant donné le recul du taux de participation national et le nombre de duels – plus de soixante duels -, même si cela a pu jouer localement. Voici ce qu’est la transversalité permise par la méthode populiste : la capacité à être une force de second tour et à ne pas être cloisonné dans un ghetto électoral.

Le score obtenu par Jean-Luc Mélenchon le soir du 23 avril, soit 19,58% et sept millions de voix, était en soi une victoire politique encourageante pour le futur. Il est dommage que le candidat n’ait pu le montrer et l’incarner au moment de sa conférence de presse, bien qu’on comprenne aisément que le fait de passer si proche du second tour puisse être démoralisant. Néanmoins, c’est à partir de ce moment-là que les médias et les adversaires politiques de LFI ont tenté de réenfermer le mouvement dans le rôle d’une force aigrie opposée à l’énergie positive macronienne et, il faut le dire, ils y sont partiellement arrivés. Le couac de l’affaire Cazeneuve – un des rares ministres de Hollande relativement populaires – et de la phrase prononcée par Jean-Luc Mélenchon sur « l’assassinat de Rémi Fraisse » ont amplifié cela. Cependant, les résultats des élections législatives, et l’existence d’un groupe parlementaire autonome, souriant et conquérant, sont venus battre en brèche cette spirale qui menaçait les insoumis. Désormais, un cycle se ferme et de nombreux défis guettent le mouvement.

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Le groupe France insoumise en conférence de presse ©Rivdumat

Dépasser la rhétorique d’opposition, conjuguer le moment destituant et le moment instituant

Le premier mois d’activité parlementaire des insoumis a été marqué par des moments médiatiques qui ont mis en scène une rhétorique d’opposition : refus de la cravate, refus de se rendre à Versailles, etc. Si l’on comprend aisément que dans un contexte où Les Républicains sont complètements minés par leurs divisions internes, et où le FN est invisible et subit le contrecoup de sa campagne de second tour catastrophique, il soit opportun de s’arroger le monopole de l’opposition, cette rhétorique va néanmoins devoir être dépassée, ou du moins conjuguée avec une rhétorique instituante. Cette exigence de changement de disque est d’autant plus pressante que le moment politique est marqué par la lassitude vis à vis de la politique suite à un long cycle électoral. La rhétorique d’opposition, à froid, alors qu’il n’y a pas de mouvements sociaux de grande ampleur et que nous subissons la dépolitisation post-présidentielle, prend le risque de tourner à vide.

Par rhétorique instituante, nous entendons la capacité à incarner et à développer des discours qui démontrent une capacité à produire un ordre alternatif à l’ordre actuel, un horizon positif, où il s’agit, selon les mots très pertinents de Jean-luc Mélenchon lors de la fin d’un des débats de la campagne présidentielle, de « retrouver le goût du bonheur ». La France Insoumise ne doit pas se contenter de contester le nouvel ordre macronien. Elle doit être à mi-chemin entre cet ordre qu’elle critique, qu’elle propose de dégager, et le projet de pays dont elle veut accoucher. Il est frappant de noter la différence des slogans entre les meetings de Podemos et ceux de La France Insoumise : lorsque dans les premiers on chante ¡Sí se puede! ; dans les seconds on scande Résistance ! et Dégagez ! Le changement qualitatif à opérer est fondamental, et passe par une transformation de la culture militante. Disons les choses clairement : la gauche antilibérale française a intériorisé la défaite, et elle ne s’imagine pas autrement qu’en opposante éternelle qui résiste indéfiniment aux assauts du néolibéralisme. Cette position est confortable et relève, parfois, du narcissisme militant qui se complait dans le rôle transgresseur de l’opposant. A l’inverse, il est notable qu’Iñigo Errejon, l’ancien numéro 2 de Podemos, déclare, le soir d’un contrecoup électoral : « Nous ne sommes pas ceux qui résistent » et « Nous sommes l’Espagne qui vient ». La France Insoumise, si elle ne veut pas être cantonnée au rôle de l’éternel opposant, va devoir travailler à la transformation de la culture de sa base militante, qui vient bien souvent – mais pas uniquement – de la vieille gauche radicale. Cette transformation est déjà en cours, avec notamment la mise au placard bienvenue des drapeaux rouges. L’heure est à son approfondissement.

Sans cette capacité de décentrement des militants par rapport à leur culture politique originelle et sans cette capacité d’articulation entre la volonté de destitution du vieux monde et la volonté d’institution d’un nouveau monde, un espace politique pourrait être laissé à Benoît Hamon. Ce dernier cherche à occuper l’espace de l’antilibéralisme crédible, qui se projette dans un « futur désirable ». Ce travail est la condition pour aller chercher ceux qui manquent, notamment parmi les classes moyennes urbaines et diplômées qui ont voté pour le candidat du PS à la présidentielle ou pour Macron, mais aussi parmi les classes populaires chez qui la demande d’autorité et d’ordre est puissante.

La difficile mais nécessaire synthèse politique entre classes populaires de la France périphérique et classes moyennes urbaines.

La force de La France Insoumise est d’avoir énormément progressé dans l’ensemble des Catégories Socioprofessionnelles et des classes d’âge – hormis les plus âgés – par rapport à 2012. Cette progression est tout à fait homogène lorsque l’on prend les données par CSP : 19% chez les cadres, dix de plus qu’en 2012 ; 24% chez les ouvriers, soit un gain de treize points ; 22% et dix points de gains chez les employés ; 22% chez les professions intermédiaires et huit points de progression ; mais aucun gain chez les retraités. Il est par ailleurs important de noter que l’électorat de Jean-Luc Mélenchon s’est considérablement rajeuni : 30% chez les 18-24 ans (+22) ; 24% chez les 25-34 ans (+11) ; 22% chez les 35-49 ans (+10) ; mais encore une fois de faibles scores chez les plus âgés. Cette structure de l’électorat constitue une force et une faiblesse : elle démontre la capacité de La France Insoumise a convaincre les primo-votants et à s’élargir vers toutes les CSP, mais elle l’expose à l’abstention différentielle, plus particulièrement au fait que les plus âgés votent beaucoup plus que le reste de la population. Les clivages politiques deviennent aussi des clivages générationnels.

L’homogénéité de la progression de Jean-Luc Mélenchon peut aussi être constatée territorialement. On observe une progression importante sur l’ensemble du territoire, hormis le bassin Sarthois, l’orléanais, l’ancienne région Champagne, la Vendée, la Corse, et la Franche-Comté où elle est plus modérée.

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Carte des gains de Jean-Luc Mélenchon entre 2012 et 2017

La capacité à progresser dans la plupart des couches de la population est une autre preuve de la transversalité acquise par le mouvement lors de la campagne présidentielle. Malgré des subjectivités politiques aussi éloignées que celle d’un cadre urbain et celle d’un ouvrier du Nord, Jean-Luc Mélenchon a su cristalliser, incarner et articuler des demandes politiques diverses.

Dès lors, la question se pose de savoir comment continuer à progresser dans l’ensemble des catégories les plus à même de voter LFI. Plus précisément, il s’agit de savoir comment convaincre les classes moyennes urbaines qui ont hésité entre Macron et Mélenchon – et elles sont nombreuses – et les classes populaires – ouvriers, employés et fonctionnaires de catégorie C de la Fonction Publique Hospitalière et de la Fonction Publique Territoriale – qui sont tentées par le vote FN, mais qui, sous l’effet de la crise que vit actuellement le Front National, peuvent être politiquement désaffiliées. Cette possibilité de désaffiliation est d’autant plus réelle que le FN est tenté par un retour au triptyque « identité, sécurité, immigration », et par la relégation du vernis social philippotiste au profit d’un discours libéral à même de conquérir la bourgeoisie conservatrice. Alors que la temporalité politique est aujourd’hui marquée par le projet de Macron sur le code du travail et par l’austérité budgétaire, le FN est invisible et LFI dispose donc d’une réelle fenêtre d’opportunité pour toucher ces couches populaires.

La difficulté réside dans le fait que les classes moyennes urbaines et que les classes populaires de la France périphérique émettent des demandes politiques potentiellement antagonistes : ouverture sur le monde, participation à la vie citoyenne, loisirs, écologie ou éducation pour les premières ; protection, autorité, valorisation du travail, relative hostilité à l’immigration et demande d’intervention de l’État pour les secondes. Bien entendu, nous tirons ici à gros traits, mais nous invitons nos lecteurs à aller consulter le dernier dossier sur les fractures françaises réalisé par IPSOS.

Il nous semble que cette contradiction peut être résolue en développant un discours progressiste sur la patrie qui n’apparaisse pas comme un discours de fermeture et de repli, mais comme un discours à la fois inclusif et protecteur : « La France est une communauté solidaire ; la patrie, c’est la protection des plus faibles par l’entremise de l’État ; la France, ce sont les services publics ; la France est une nation universelle et écologique ouverte sur le monde ; etc ». Ce type de discours a été développé par Jean-Luc Mélenchon pendant la campagne présidentielle, mais il doit être approfondi et investi symboliquement en lui conférant un contenu positif et optimiste. LFI doit articuler un discours holistique, produire un ordre patriotique alternatif, qui permette la cristallisation de ces demandes potentiellement contradictoires. Il s’agit de produire une transcendance et un horizon à la fois ouvert et protecteur, où la notion de service public redevient fondamentale, tout en conférant une place centrale au rétablissement de l’autorité de l’État, afin de répondre au sentiment décliniste que « tout fout le camp ». Ce dernier est très présent parmi les ouvriers, les employés et les fonctionnaires de catégorie C qui subissent l’austérité et voient l’État se déliter progressivement dans les territoires périphériques.

Néanmoins, s’arroger le monopole d’une vision protectrice, ouverte et inclusive de la nation n’est pas le seul enjeu saillant dans la guerre de position qui vient. A l’évidence, de nombreux français ont du mal à envisager un gouvernement de La France Insoumise. Dès lors, voter pour Jean-Luc Mélenchon peut représenter une forme de saut dans l’inconnu. C’est pourquoi le mouvement fait face à un enjeu de crédibilisation qui se situe à plusieurs niveaux : la nature du personnel politique ; la pratique institutionnelle ; et les codes et la symbolique de la compétence.

Se doter d’une capacité à gouverner et d’une crédibilité

Malgré les résultats catastrophiques des politiques économiques qui sont menées depuis trente ans, le personnel politique néolibéral arrive toujours à maintenir son apparence de crédibilité technique et économique. Pensons aux sempiternelles « baisses de charges » censées permettre la baisse du chômage, alors qu’il s’agit d’une dépense couteuse avec peu d’effets sur l’emploi… Cette illusion de crédibilité est pourtant au fondement de la capacité des élites à obtenir leur reconduction dans le temps, puisque c’est ce qui convainc de nombreux citoyens de voter pour elles par « moindre mal », tandis que les « marges politiques » sont représentées comme relevant du saut dans l’inconnu. Cette illusion de crédibilité s’appuie sur un ensemble de codes et de discours qu’il s’agit de maîtriser. La France Insoumise ne doit pas passer à côté de cet enjeu central si elle veut convaincre une partie de ceux qui hésitent à voter pour elle. Une fraction de son personnel politique doit donc se technocratiser sans pour autant se dépolitiser. Les facs de Sociologie, d’Histoire et de Sciences Politiques sont suffisamment représentées parmi le personnel politique qui gravite autour de LFI, alors qu’il existe un manque criant de profils issus du Droit, de l’Économie et de la haute administration. Ceci dit, c’est aussi dans la pratique institutionnelle quotidienne, dans l’administration de la vie de tous les jours, que réside la clé de la capacité à représenter la normalité.

A cet égard, les élections intermédiaires vont être essentielles. La prochaine échéance importante n’est pas 2022, mais 2020, année des élections municipales. Les scores de LFI dans les grandes villes au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 lui laissent de nombreux espoirs de conquêtes de plusieurs mairies, comme nous pouvons le voir sur le graphique suivant :

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Les scores des différents candidats dans les grandes villes. Source : Metropolis.

La conquête de mairies d’ampleur nationale est d’ailleurs centrale dans la stratégie de crédibilisation menée par Podemos comme le montrent les expériences de Madrid et de Barcelone. Comme l’explique Iñigo Errejon dans un entretien accordé à LVSL : « Cela peut paraître paradoxal, mais le plus révolutionnaire, lorsque nous avons remporté ces villes, est qu’il ne s’est rien passé ». En d’autres termes, leur victoire n’a pas engendré le chaos, alors que c’était ce qui était annoncé par leurs adversaires politiques. La démonstration de la capacité à gouverner à l’échelon local est une étape fondamentale pour convaincre de sa capacité à gouverner au niveau national. C’est aussi l’occasion de produire un personnel politique doté d’une visibilité, et qui maitrise les ressorts et les contraintes des politiques publiques, de ce que représente le fait de diriger une institution avec toutes ses pesanteurs administratives, ainsi que l’explique Rita Maestre dans un autre entretien paru dans LVSL. Cela appelle une stratégie de long terme pour conquérir ces bastions essentiels dans la guerre de position qui se joue, mais aussi que LFI clarifie et stabilise son modèle organisationnel.

Quel que soit le sujet, il n’y a aucune solution clé en main, mais nous croyons que c’est encore moins le cas en ce qui concerne l’organisation même de LFI. Il est néanmoins clair que le mouvement ne peut adopter les formes pyramidales traditionnelles des vieux partis. L’expérience historique a par trop montré leur tendance à la sclérose et à l’absence de souplesse face aux événements politiques. L’enjeu est de conjuguer horizontalité participative et verticalité ; production de cadres et limitation de l’autonomisation des cadres ; porosité avec les mouvements sociaux et institutionnalisation relative ; ou encore production de figures tribuniciennes et ancrage local. Quelque soit le modèle qui sera arrêté dans les mois qui viennent, aucun de ces enjeux ne nous semble pouvoir être négligé.

Les défis sont nombreux pour La France Insoumise, le passage d’une stratégie de guerre de mouvement à une stratégie de guerre de position n’a rien d’évident. Néanmoins, après des années de défaites interminables, les forces progressistes et antilibérales peuvent enfin avoir l’espoir d’une prise de pouvoir.

[1] La distinction entre guerre de mouvement et guerre de position nous vient de Gramsci. Pour faire simple, la guerre de mouvement renvoie aux périodes politiques chaudes, où les rapports de forces peuvent basculer spectaculairement et dans de grandes largeurs. La seconde renvoie aux périodes plus froides, où l’enjeu est de conquérir des bastions dans la société civile et la société politique, de développer une vision du monde, et de construire une hégémonie culturelle à même de permettre la naissance d’un nouveau bloc historique du changement.

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Benjamin Polge

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“Il y a davantage de raisons d’être anticapitaliste qu’hier” – Entretien avec Jaime Pastor

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Jaime Pastor © http://www.anticapitalistes.net/spip.php?article4465

Cet entretien est le troisième de notre série d’été tirée de notre voyage en Espagne. Après Iñigo Errejón et Rita Maestre, nous avons pu interroger Jaime Pastor, professeur de sciences politiques [rapporteur dans le jury de thèse de Pablo Iglesias] et intellectuel historique du mouvement trotskiste en Espagne. Il est membre d’Izquierda Anticapitalista, courant trotskiste qui fait partie de Podemos. Au programme : l’histoire du mouvement trotskiste espagnol ; la crise de régime que vit l’Espagne ; l’idée de plurinationalité et la Catalogne ; les rapports avec le NPA , et la stratégie de Podemos vis à vis de la contrainte européenne.

LVSL :  Vous avez été l’une des principales figures de la Ligue Communiste Révolutionnaire espagnole : comment et dans quel contexte s’est formée la Ligue en Espagne ? En France, Mai 68 a eu une importance cruciale dans la construction de la LCR : est-ce également le cas en Espagne ?

Je fais partie de la génération de la deuxième moitié des années 60, et malgré le contexte de dictature, Mai 68 a eu un impact important sur une certaine tranche de cette génération. C’est après 68 qu’ont commencé à surgir divers courants hétérodoxes parmi les gauches espagnoles. Dans notre cas, nous étions déjà influencés intellectuellement par des auteurs comme Ernest Mandel ou même André Gorz, bien qu’il ne soit pas trotskiste. Nous venions du Front de libération populaire (FLP), une organisation qui avait des liens avec le Parti socialiste unifé (PSU) de Michel Rocard ; mais après 68, nous nous sommes tournés vers une gauche plus intellectuelle, et les pratiques de la JCR française nous ont semblé plus intéressantes, bien que nous lisions également Althusser – c’est dire s’il y avait un appétit pour la lecture. Nous faisions partie d’une organisation qui ne se rattachait pas aux autres groupes trotskistes dogmatiques, mais nous n’étions pas non plus maoïstes. La dimension internationaliste nous paraissait très importante. Elle l’est encore aujourd’hui, mais elle tenait à l’époque une place considérable. En ce qui me concerne, je me suis exilé en France en janvier 1969, j’ai vécu à Paris et je me suis engagé vers fin avril de la même année.

LVSL : Il semble qu’il y a toujours eu une évolution parallèle des gauches trostkistes française et espagnole. La LCR s’est formée en France peu de temps avant la création de son homologue espagnole. En 2008, vous avez créé Izquierda Anticapitalista peu avant la formation du NPA en France.

Oui, à cette époque, dans les années 1960-1970, nous parlions même de « marxisme-mimétisme ». Mais en Espagne, nous avions une base sociale moins solide qu’en France, et la lutte contre la dictature était une priorité. Néanmoins, et à la différence des organisations maoïstes, nous avons commencé à introduire des thèmes contre-culturels : le féminisme principalement, et l’écologie qui émergeait déjà à cette époque là, même si elle avait moins d’importance. Cela nous a permis de faire partie, au début des années 1970, des premières organisations féministes qui se sont formées en Espagne. Il est nécessaire de rappeler que le contexte était celui de la Transition à la démocratie, dans lequel nous revendiquions pour notre part une véritable transition au socialisme. Nous étions bien évidemment investis dans les débats qui agitaient alors les gauches espagnoles autour de l’eurocommunisme. Nous saluions la critique de l’Union Soviétique effectuée par Santiago Carrillo [ancien secrétaire général du PCE] mais nous désapprouvions en revanche son idée de compromis historique, de réconciliation nationale. Du moins y avait-il un débat stratégique important. Nous nous sentions aussi représentés par le courant de la New Left Review, car Perry Anderson, bien qu’il ne soit pas trotskiste, tenait des positions plus proches du trotskisme mandelien que de n’importe quel autre courant.

LVSL :  Dans les années 1990, vous avez créé avec plusieurs anciens de la LCR le collectif Espacio Alternativo, qui s’est intégré à Izquierda Unida tout en maintenant une ligne critique envers son organisation et sa stratégie. Qu’avez-vous appris de cette période ? Quel bilan faites-vous de votre expérience au sein de IU et comment en êtes-vous venus à la décision d’en sortir ?

Nous étions dans un premier temps une centaine d’anciens de la LCR à intégrer IU, puis ils nous ont généreusement offert d’entrer dans les organes de direction, ce qui nous a permis d’avoir une certaine visibilité. Nous pensions que c’était la meilleure marche à suivre parce que nous considérions qu’il n’y avait pas d’espace politique à gauche de IU à ce moment-là. La coalition nous garantissait une présence politico-éléctorale et manifestait à l’époque la volonté de créer des liens avec les mouvements sociaux, lorsqu’il a fallu par exemple défendre les 35 heures aux côtés de la CGT et d’autres  collectifs. C’est sur la base de ce lien avec les mouvements sociaux que nous avons mis sur pied un courant appelé Espacio Alternativo, avec des militants qui provenaient de l’éco-socialisme : notre identité était donc rouge, verte, violette pour le féminisme et plurinationale. Car nous défendions alors un fédéralisme plurinational et un modèle d’organisation confédéral pour l’Espagne. 

A partir de 2000, et même auparavant, on a observé une régression au sein de IU : Le PCE a davantage opté pour un discours patriotique puis a instauré un véritable verrou bureaucratique. Avant de finalement dériver vers un alignement sur le PSOE et la politique de José Luis Zapatero. En parallèle avait émergé le mouvement altermondialiste entre la fin des années 1990 et 2004, ce qui nous a permis, à nous qui étions d’un certain âge, de créer une connexion avec la nouvelle génération. Ceux qui aujourd’hui sont à la tête de Anticapitalistas proviennent de cette nouvelle génération marquée par l’altermondialisme : Miguel Urbán, Raúl Camargo, Teresa Rodríguez et Jesús Rodriguez en Andalousie, ou encore Josep Maroa Antentas en Catalogne.

Nous avons décidé de quitter Izquierda Unida en 2008. A l’époque, j’avais des doutes car notre travail au sein d’IU s’épuisait, mais il n’y avait de mon point de vue toujours pas d’espace politique à occuper à la gauche d’IU. Cependant, la crise économique a éclaté, votre président Sarkozy appelait dans un fameux discours à “refonder le capitalisme”, tandis qu’émergeait en France l’idée de créer un nouveau parti anticapitaliste. Ces éléments nous ont conduit – avec une certaine dose de mimétisme vis à vis du NPA –  à créer Izquierda Anticapitalista à la fin de l’année 2008 puis à nous présenter aux élections européennes de 2009. Les choses ne se sont évidemment pas passées comme pour Podemos, mais un certain nombre de personnes ont voté pour notre candidature. Nous suscitions la sympathie des milieux de l’activisme social et nous pouvions compter sur quelques figures connues, à l’instar d’Ester Vivas. Toutefois, du point de vue électoral, nous n’avons pas pu bénéficier du tremplin médiatique : nous étions une organisation méconnue de 99% de la société.

LVSL : Comment Izquierda Anticapitalista a pris la décision de participer à la création de l’hypothèse Podemos ?

L’expérience du 15-M [le mouvement des Indignés] a permis aux gens de s’unir à nouveau et représente par ailleurs une toute nouvelle vague d’activisme social menée par des militants en plein processus de socialisation. Le cycle de manifestations s’est épuisé progressivement à partir des premiers mois de 2013, dans le sens où l’élan a diminué, mais non pas l’esprit du 15-M lui-même ni la motivation de ses héritiers. Par exemple, Arcadi Oliveras et la célèbre nonne Teresa Forcades ont créé Procés Constituent en avril 2013, un mouvement social qui s’est ensuite intégré à la coalition qui a remporté la mairie de Barcelone en 2015. C’est significatif puisque cela montre les liens entretenus avec tout un secteur d’origine catholique qui a toujours eu du poids dans ce pays. Par la suite, des militants anticapitalistes ont mis en place la plateforme Alternativas desde Abajo courant 2013.

Puis est intervenue l’Université d’été d’Izquierda Anticapitalista, toujours en 2013, qui a constitué une étape décisive dans la construction de l’hypothèse Podemos. Cette Université d’été a donné lieu à un débat ouvert sur la marche à suivre pour construire l’alternative, auquel participaient notamment Pablo Iglesias, Juan Carlos Monedero et Alberto Garzón. Au cours de ces débats, Pablo Iglesias disait, je m’en souviens encore : “pourquoi ne pas convaincre Ada Colau [l’actuelle maire de Barcelone] d’être candidate ?”. Mais finalement, c’est lui qui s’est retrouvé sur le devant de la scène. Les initiateurs de Podemos considéraient les élections européennes de 2014 comme une grande opportunité, puisque c’étaient les élections avec le moins de vote utile et parce que parallèlement, Alternativas desde abajo se tournait davantage vers les élections municipales : il fallait donc en profiter.

Il nous fallait choisir entre une réponse de type politico-électorale, dans la ligne d’Ernesto Laclau, et une réponse davantage horizontale-communautaire, comme le préconisent des auteurs comme Raquel Gutiérrez en Bolivie.”

Pablo Iglesias, Miguel Urbán et plusieurs autres activistes ont passé un accord pour lancer l’inititative Podemos. Nous nous sommes rapîdement occupés d’écrire le manifeste, et c’est là qu’ont surgi les premières tensions : sur les points à évoquer et ceux qu’il fallait plutôt éviter d’aborder, puis sur la question du programme. Nos débats étaient particulièrement alimentés par les expériences latinoaméricaines. Il nous fallait d’une certaine manière choisir entre une réponse de type politico-électorale, dans la ligne d’Ernesto Laclau, et ou une réponse davantage “horizontale-communautaire”, comme le préconisent des auteurs comme Raquel Gutiérrez en Bolivie ou Raul Zibechi en Uruguay.

Nous avions face à nous ces deux alternatives, mais nous penchions davantage vers une formule intermédiaire, vers la nécessité d’une hypothèse populiste dans un sens plus proche d’Antonio Gramsci que d’Ernesto Laclau : c’est-à-dire vers l’idée de construire un bloc national-populaire. C’était d’autant plus le cas au vu des points faibles de la théorie de Laclau, uniquement tournée vers l’objectif électoral, sur la base d’un modèle très centré sur un leardership charismatique, plutôt que sur la construction d’un parti articulé aux mouvements sociaux.

Ces termes étant posés, Pablo Iglesias nous a paru bien placé pour assumer ce rôle. Il nous a donné à tous une leçon de communication politique, par sa capacité à articuler entre elles une pluralité de demandes à travers des signifiants flottants. En ce sens, nous avons accueilli positivement le choix de parler des gens face à la caste, même si du côté des anticapitalistes nous préférons parler de démocratie face à l’oligarchie – les deux formules ne sont pas incompatibles.  

LVSL : Le courant anticapitaliste de Podemos se montre régulièrement critique à l’égard de l’actuelle équipe dirigeante emmenée par Pablo Iglesias. A quel moment sont apparues les premières divergences ? 

Lorsque nous avons commencé à discuter des axes principaux, déjà, personne ne voulait admettre la centralité de la question catalane. D’après nous, il était clair que la fracture peuple contre oligarchie était prioritaire, mais il ne fallait pas pour autant oublier d’inscrire à l’agenda politique d’autres lignes de fracture. Car nous nous trouvons en Espagne face à une crise socio-politique dont certaines composantes ne sont pas observables en Amérique latine ou en France. C’est le cas de la question nationale, et nous avons là une grande différence d’approche avec Pablo Iglesias à propos de l’utilisation du signifiant “Patrie”.

Car il est évident que ce terme fait sens depuis Madrid mais c’est loin d’être le cas en Catalogne ou encore au Pays Basque. Il faut nous parler en termes de différentes nations et d’égalité entre ces nations. En ce qui nous concerne, nous parlons bien sûr de nation espagnole, mais il existe aussi une nation catalane, une nation basque, et il convient en ce sens d’avancer l’idée de plurinationalité. Dans les premières étapes de Podemos, c’était un élément qui manquait au discours.

Dans un premier temps, nous avons reconnu la réussite de Podemos aux élections européennes, mais progressivement nous nous sommes éloignés de l’équipe dirigeante à partir du moment où ils ont fait du succès des européennes une manière de légitimer leur projet, notamment lors du premier congrès du parti à l’automne 2014. Leur modèle était celui d’un parti clairement centré sur le leadership médiatique, au détriment des cercles de base qui avaient été fondamentaux dans la campagne des européennes, et dont nous avions pourtant besoin dans la guerre éclair qu’il nous fallait mener. Leur volonté était, je cite, de construire une “machine de guerre électorale”.

Evidemment, les élections générales de décembre 2015 se profilaient à l’horizon, le terrain politico-électoral était donc prioritaire. Mais la médiation ne pouvait pas se faire uniquement à travers la télévision ou les réseaux sociaux : elle devait passer par un travail dans les quartiers, par la construction d’un ancrage local. Certains cercles, à qui on n’a pas accordé de véritable rôle, si ce n’était quelques actions isolées comme coller des affiches, se sont rapidement affaiblis et vidés de leur substance. Aujourd’hui la moyenne d’âge dans ces cercles est assez élevée, ce qui n’est pas représentatif de l’électorat de Podemos, et c’est un véritable problème. D’un autre côté, cela montre tout de même que Podemos a remotivé des militants de plus de 50 ans, bien que le pourcentage des voix obtenues dans cette catégorie de la population soit très faible. Cela signifie bien qu’une partie de cette génération a, d’une manière ou d’une autre, repris espoir avec Podemos.

LVSL : Effectivement, Podemos a su redonner espoir à une fraction de la génération de la Transition à la démocratie, dont les aspirations ont été frustrées par ce que vous qualifiez de “transition asymétrique”.  A Podemos, vous évoquez régulièrement la “crise du régime de 1978” un prisme conceptuel intéressant et méconnu en France. Qu’entendez-vous par là ?

En ce qui nous concerne, disons qu’à partir de 2008, et notamment à partir du tournant de la rigueur de Zapatero puis de la censure du statut d’autonomie de la Catalogne par le tribunal constitutionnel, nous observons une rupture du pacte social implicite qui s’était noué lors de la Transition. Il s’était déjà fragilisé auparavant, notamment sous Felipe González,  pionnier du néolibéralisme en Espagne. Mais les aspirations ont été fondamentalement contrariées sous Zapatero, lorsque les espoirs d’ascension sociale des enfants des classes moyennes se sont fracassées sur la crise et les politiques d’austérité. Cette fracture sociale se conjugue à la crise de représentatitivté des grands partis que sont le PSOE et le PP. Nombreux sont aussi ceux qui commencent à remettre en cause le récit de la Transition modèle à la démocratie – bien que Pablo [Iglesias] soit aujourd’hui beaucoup moins critique à l’égard de la Transition qu’il ne l’était au début – et particulièrement de son côté idéalisant : une monarchie intouchable, l’unité indispensable de l’Espagne, l’interdiction de parler des disparus de la dictature, de rechercher la justice, la vérité et la réparation pour les victimes du franquisme. Enfin, la question catalane a pris une acuité nouvelle avec la censure du nouveau statut d’autonomie de la Catalogne par le tribunal constitutionnel en 2010, qui a provoqué une véritable fracture : le catalanisme d’antan était principalement fédéraliste, mais celui d’aujourd’hui constate finalement que la voie fédérale n’est plus une option au sein de l’Etat espagnol du fait des blocages institutionnels. Cela a provoqué un important revirement de la population vers l’indépendantisme. Evidemment, la monarchie est touchée en son coeur, puisqu’elle symbolise l’esprit de la transition et l’unité de l’Espagne.

“Nous courons aujourd’hui le risque que le PSOE devienne un instrument au service de l’autoréforme du régime, d’une simple régénération de celui-ci, tout en exerçant une pression pour que Podemos devienne une force subalterne.”

Nous ne sommes donc pas face à une crise de l’Etat – à l’exception potentiellement de la question catalane –, mais il ne s’agit pas non plus d’une simple crise de la représentation. Il y a en effet une crise de régime qui est loin d’être résolue, malgré l’épuisement du cycle de mobilisation provoqué par le 15-M et le fait que Podemos ait atteint un plafond électoral. Aujourd’hui, la corruption continue d’être un facteur d’affaiblissement de la légitimité du régime, y compris dans des secteurs de la population qui ne sont pas de gauche – ce qui explique en partie l’importance acquise par Ciudadanos. C’est la raison pour laquelle on peut dire que nous vivons une période d’interrègne, un moment intermédiaire dans lequel persiste l’instabilité politique.

Néanmoins, il s’agit bien d’une crise de régime et pas uniquement d’une crise de gouvernabilité, et il me semble qu’un horizon de rupture reste ouvert. Même si à court terme, évidemment, si l’on ne voit pas naître une nouvelle vague de mobilisation, s’il n’y a pas un regain d’espoir dans les rangs de Podemos, nous pourrions nous retrouver devant un blocage.  Toujours est-il que les primaires du PSOE ont démontré l’impact de Podemos et révélé à quel point la crise de régime est bien réelle. En ce sens, nous accueillons la victoire de Pedro Sánchez comme une victoire des militants socialistes qui ont cherché à freiner le tournant à droite du parti. Objectivement parlant, nous avons assisté à un affaiblissement d’un des deux partis-clés du régime, bien que ce dernier pose à présent des problèmes à Podemos en termes de compétition électorale. Nous courons aujourd’hui le risque que le PSOE devienne un instrument au service de l’autoréforme du régime, d’une simple régénération de celui-ci, tout en exerçant une pression pour que Podemos devienne une force subalterne.  

LVSL : Pedro Sánchez s’est récemment réapproprié le concept de plurinationalité, mais il semble davantage enclin à reconnaître la pluralité des identités culturelles plutôt qu’à évoquer la question épineuse de la souveraineté. A la manière du Canada avec les Québécois en somme. Qu’en pensez-vous ?

Pedro Sánchez a repris le concept de plurinationalté, que Pablo Iglesias avait inscrit à l’agenda politique de manière assez confuse. Mais il le reprend en effet dans une approche exclusivement culturelle : c’est-à-dire que la seule nation politique, la seule nation souveraine est la nation espagnole, et la Catalogne est une nation culturelle. Une conception dont une grande partie de la société catalane ne se satisfait pas. Aujourd’hui, beaucoup de Catalans souhaiteraient voir s’appliquer le statut d’autonomie rejeté par le tribunal constitutionnel, mais ils se heurtent à l’inflexibilité du Parti Populaire. Le problème, c’est que l’idée d’une Espagne comme seule et unique nation est profondément ancrée dans la société et dans l’imaginaire du régime de 1978. Nous devons aujourd’hui défendre le droit à l’autodétermination, même si ce droit à l’autodétermination inclut inévitablement le droit à la séparation, sans quoi il n’aurait aucun sens. Nous défendons un fédéralisme que l’on retrouve aussi dans la culture politique d’Izquierda Unida, c’est aussi ce que prône Alberto Garzón.

LVSL : Javier Franzé a bien mis en évidence l’existence de deux lignes au sein de Podemos quant à la manière de résoudre la crise du régime de 1978, deux lignes qui se matérialisent dans une tension entre régénération et rupture : faut-il se contenter de “virer” le Parti Populaire des institutions pour les remettre au service des citoyens, ou rompre franchement avec le régime de 1978 et ses institutions en enclenchant un processus constituant ?  

Après les élections générales de juin 2016, on a commencé à reconnaître que le moment populiste et l’opportunité d’être perçus comme alternative au gouvernement étaient passés. En réalité, Podemos savait pertinemment que même si nous avions dépassé le PSOE, les pouvoirs économiques, l’IBEX35, qui est l’équivalent de votre CAC40 en France, auraient fait tout leur possible pour les empêcher de gouverner. Mais le “sorpasso” aurait au moins permis à Podemos d’apparaître comme la première force alternative.

Dans le cas espagnol, le projet populiste se voulait beaucoup plus transversal que la conception de Laclau et Mouffe. Chantal Mouffe parle de populisme de gauche, tandis qu’Iñigo Errejón parle de populisme en général. Mais la transversalité a été limitée par l’irruption de Ciudadanos. Puisque Podemos n’est pas parvenu à mettre le PSOE en minorité, le populisme doit désormais se présenter comme alternative de gouvernement.

Dans un contexte d’épuisement de la vague de mobilisation sociale, se présenter comme une alternative de gouvernement implique de se restreindre à un projet de type régénérationniste. Ce qui induit le risque de rechercher un accord avec le PSOE limité à une réforme constitutionnelle, à une austérité modérée. En ce sens, on se calquerait sur le modèle portugais. Mais étant donné que le PSOE n’est pas disposé à rompre avec le pacte budgétaire européen, il y a un risque réel d’appréhender le problème sous le seul angle de la crise de gouvernabilité et de proposer une réforme a minima qui ne résoudrait aucun des aspects fondamentaux de la crise de régime, ni sur le plan social, ni sur le plan de la question nationale.

Face à cela, parmi les anticapitalistes, nous considérons que Podemos doit prioriser le travail d’opposition au gouvernement en continuant à faire pression sur le PSOE afin de déboucher sur une motion de censure alternative. Il n’y a aucune raison de sous-estimer l’action parlementaire, et il faut continuer à harceler le PP et à montrer qu’il existe une autre option. Cependant, d’un autre côté, nous pensons qu’il faut relever le défi catalan.

LVSL : Qu’en est-il de votre position sur le referendum catalan ?

Evidemment, nos camarades en Catalogne et moi-même considérons que le référendum tel qu’il se présente n’est pas la meilleure voie, car il est le fruit des compromis passés entre la CUP et Junts Pel Sí, avec un puissant parti indépendantiste de droite, le PdeCat, marqué par un lourd passif dans le domaine de la corruption. Dans tous les cas, si le référendum avait lieu, ce serait un véritable coup porté au régime, et ce même si le « Non » l’emportait, parce que des millions de personnes pourraient s’exprimer dans le cadre d’un processus de participation populaire. Si le référendum n’est pas autorisé et constamment freiné par le PP, seuls les partisans du “Oui” se rendront aux urnes.

Sur ce cas précis, il me semble que les dirigeants de Podemos restent assez ambigus. Le problème, c’est qu’ils se sont socialisés politiquement dans la culture du Parti Communiste – ce n’est pas le cas d’Inigo Errejón, mais ça l’est pour Pablo Iglesias et Juan Carlos Monedero qui ont conseillé Izquierda Unida lorsque Gaspar Llamazares en était le coordinateur général. Cette culture politique les pousse à envisager la Catalogne en des termes culturels plus que politiques, et c’est là le coeur du problème. Au sein du courant anticapitaliste, notre position à propos des nationalités ibériques ne fait pas l’objet de contestation interne car nous familiarisons les nôtres à ces questions depuis bien longtemps.

La remontada de Podemos lors des élections générales de décembre 2015 est en grande partie due à l’accord passé par Pablo Iglesias avec En Comú Podem et au tournant emprunté par Pablo Iglesias et Iñigo Errejón suite à l’échec des élections régionales de septembre 2015 en Catalogne : ils commencent alors à parler de plurinationalité. Auparavant, ce mot n’apparaissait qu’en petites lettres dans les documents de Vistalegre, mais il ne collait pas avec le discours de la patrie. Désormais, ils parlent de “patrie plurinationale”, malgré toutes les contradictions que cela implique.

LVSL : vous revendiquez donc la mise en oeuvre d’un processus constituant, c’est à dire d’une rupture avec le régime de 1978 plutôt qu’une régénération de celui-ci ?

Evidemment, dans la conjoncture politique actuelle, nous ne sommes pas en conditions de dire qu’il faut engager une rupture constituante. En revanche, nous pouvons très bien dénoncer le processus destituant mené en ce moment même par le pouvoir en place.  Dans ces conditions, nous pouvons faire en sorte que les mairies du changement soient des laboratoires alternatifs – nous sommes d’accord sur ce point avec Iñigo Errejón. Ces pratiques préfigureraient le processus constituant en majuscules que nous souhaitons engager.

Le problème, c’est qu’Iñigo Errejón en vient à tenir un discours selon lequel les institutions sont intrinsèquement bonnes mais parasitées par des intrus. Malheureusement, les institutions sont loins d’être bonnes en elles-mêmes, et les dirigeants de Podemos le savent bien. Par ailleurs, il faut bien avoir conscience des risques induits par les conditions matérielles de l’Union européenne et de l’Espagne, par toute cette architecture constitutionnelle qui entrave toute possibilité de créer davantage d’emplois publics et de remunicipaliser les services publics. La législation et les caractéristiques des administrations publiques et de leurs fonctionnaires constituent souvent des obstacles à la politique menée par les mairies du changement. Ces dernières ont besoin de contrepouvoirs, ce dont Gerardo Pisarello et Ada Colau à Barcelone ont parfaitement conscience : ils savent qu’ils devraient en faire plus et demandent davantage de pression sociale sur eux-mêmes pour pouvoir dépasser leurs limites.

“La guerre de mouvement est terminée et nous entamons une guerre de position qui doit permettre de faire avancer l’idée d’un processus constituant à grande échelle”

Les mairies du changement sont fondamentales, mais elles doivent être perçues comme un champ de dispute politique loin d’être neutre. Un champ dans lequel les acteurs du changement savent qu’ils font partie d’un appareil d’Etat dont l’architecture institutionnelle n’est pas la leur, au sein duquel ils ont la tâche de générer de nouveaux rapports de force. Ces rapports de force devront se concrétiser sur le plan régional lors des élections régionales de 2019. Pour le moment, Podemos ne gouverne aucune Communauté autonome, et il s’agirait là d’une avancée cruciale.

Aujourd’hui, il est permis de penser que la guerre de mouvement est terminée et que nous entamons une guerre de position qui doit permettre de faire avancer l’idée d’un processus constituant à grande échelle. En commençant à l’échelle locale, par la remunicipalisation des services publics, par de nouveaux droits sociaux, par la fédération des municipalités. Sur le thème de la dette, il est essentiel que les municipalités travaillent ensemble à l’échelle espagnole et européenne. Nous pensons qu’il ne faut pas abandonner l’horizon de la rupture, qui doit rester notre horizon stratégique : à cette stratégie, il faut alors subordonner la tactique.

LVSL : Les militants de Podemos sont divisés quant à la question républicaine. Certains estiment que la République doit être au coeur du processus constituant, tandis que d’autres, dans une ligne plus transversale, considèrent qu’il faut privilégier l’amplifiction de la démocratie et laisser de côté cet enjeu clivant. Certains militants anticapitalistes jugent quant à eux que la République n’est pas la panacée et qu’elle ne doit pas se substituer à l’horizon d’un véritable pouvoir populaire, parfois inspiré de l’expérience du Chili de Salvador Allende et des cordons industriels. Qu’en pensez-vous ?

Evidemment, nous savons que la monarchie est un pilier central du régime de 1978, mais nous distinguons ce qui relève de la critique et ce qui relève de la stratégie politique. Sur le plan stratégique, il est vrai que dans la majorité de la société espagnole, la question monarchie/république n’apparaît toujours pas comme une question centrale de l’agenda politique. En revanche, les thèmes de la santé, de l’éducation, du travail, du revenu universel, et la question catalane, sont jugés fondamentaux.

Tout comme Pablo [Iglesias], nous mettons aujourd’hui en avant des valeurs républicaines, l’idée d’un républicanisme civique défendant la participation politique et ouvrant la possibilité d’un référendum portant sur la question monarchie/république. Ce n’est pas incompatible avec l’idée d’un pouvoir populaire. Mais nous ne pouvons pas reproduire le modèle chilien sans la centralité qu’avait à l’époque le prolétariat industriel au Chili. Lorsque nous parlons du pouvoir populaire, nous faisons appel à l’auto-organisation, aux mouvements sociaux, à la reconstruction d’un nouveau syndicalisme social. Dans le dernier numéro de la revue Viento Sur, nous traitons des “luttes, mouvements et contre-pouvoirs”. Il s’agit de déterminer comment on peut développer stratégiquement un contre-pouvoir social à partir des mouvements et des mobilisations collectives. Nous citons régulièrement en exemple le Syndicat andalou des travailleurs (SAT) ou la Plateforme des victimes de l’hypothèque (PAH) qui a joué un rôle crucial dans la vague de mobilisation ces dernières années. Nous scrutons avec attention toutes les nouvelles organisations qui prennent forme parmi des milieux de travailleurs très précarisés, qui jusque-là étaient restés ultrafragmentés.

LVSL : En France, la stratégie du NPA diffère de la vôtre. Vous avez choisi d’intégrer la plateforme Podemos malgré tous les désaccords que vous maintenez avec les dirigeants actuels du parti, tandis que les militants anticapitalistes français font d’une certaine manière chemin à part. Comment expliquez-vous ces différences entre les familles anticapitalistes espagnole et française ?

Je crois qu’il faut remonter au référendum sur la Constitution européenne de 2005 pour appréhender la situation française : en guise de bilan, on pourrait dire que la gestion de l’après-référendum, suite à la victoire du “non”, a été une occasion manquée. Les forces de gauches auraient pu capitaliser sur ce “non” et engendrer une force politique alternative, plurielle, qui ne soit pas une simple coalition de partis mais un véritable parti-mouvement. Par la suite, l’alliance Front de Gauche/NPA ne s’est pas produite, ce qui a entraîné l’affaiblissement du NPA dans un premier temps, puis du Front de gauche. En réalité, je crois qu’il a manqué un 15-M en France. Il a manqué un moment marquant comme le mouvement des Indignés qui aurait pu constituer une entrée dans la lutte et une expérience d’intense politisation pour la nouvelle génération. Un mouvement qui aurait obligé les partis de gauche à s’autoréformer, à converger et à céder la place à cette nouvelle génération.

Nous avons certes assisté à un cycle de luttes sociales, avec la mobilisation contre la réforme des retraites, contre la Loi travail, Nuit Debout, mais il semblerait que cela n’ait pas suffi. On peut dire que la France Insoumise a quelque peu capté le mal être et la colère ressentie par de nombreux Français, mais sans véritable bagage social. Rien ne garantit que la France Insoumise deviendra demain le catalyseur d’un nouveau cycle de mobilisation.

Olivier Besancenot et le NPA ont des divergences avec Jean-Luc Mélenchon – et je dois dire que je serais aussi critique qu’eux à leur place – mais ils doivent bien reconnaître qu’il a réussi à canaliser ce mécontentement et qu’il est en partie parvenu à faire contrepoids à Marine Le Pen dans toute une partie des classes populaires. Je pense que les principaux reproches du NPA sont liés à des enjeux symboliques, à la question du national-populisme, et surtout au mode d’organisation.

LVSL : Vous êtes vous même très critique à l’égard de Podemos sur ce dernier aspect…

Quant à nous, il est vrai que nous n’avons pas fait scission et malgré les conflits que nous avons eus, nous avons assumé d’être en minorité au sein de Podemos. Mais nous sommes une minorité critique et irréductible. Nous ne faisons pas de l’entrisme ni n’agissons comme des parasites : à l’inverse, nous sommes présents depuis les origines de l’organisation, nous en sommes les cofondateurs. Et malgré les différends qui ont rapidement surgi, nous pensons toujours qu’il est pertinent de rester à Podemos, bien que nous ne soyons pas optimistes sur son futur en tant que parti, car nous percevons effectivement de grands risques d’institutionnalisation et de bureaucratisation. Aujourd’hui, nous pensons qu’il faut donner plus d’importance au travail de reconstruction du mouvement social, c’est-à-dire que nos militants et sympathisants doivent s’intégrer davantage aux mouvements et aux réseaux. Podemos ne doit pas se contenter d’observer les actions des collectifs et plateformes sociales, il nous faut contribuer à la reconstruction de ces organisations.

LVSL : C’est précisément le point sur lequel insiste l’activiste et sociologue latinoaméricaine Raquel Gutiérrez, qui met en garde contre les risques pour les militants d’intégrer les institutions dans un contexte de reflux des mobilisations sociales. Une fracture entre le parti et les mouvements sociaux dans une telle situation n’est-elle pas inévitable ?

C’est bien le risque que nous courons. Nous sommes davantage gramsciens que léninistes. Notre projet doit être celui d’un bloc historique plurinational et populaire, et ce bloc doit avoir un bras institutionnel fondamental. Car le grand problème de la gauche radicale est que nous ne réussissons jamais à dépasser les 10%, ni même les 5%. La fenêtre d’opportunité ouverte par la crise est immense. Mais ce bras institutionnel ne peut fonctionner sans ce que Raquel [Gutiérrez] appelle un horizon national populaire et communautaire. Nous devons construire des ponts entre les deux, les combiner et les articuler avec le dispositif culturel, discursif et communicationnel qui est fondamental pour Podemos. Nous reconnaissons certes la capacité performative des discours, mais sans base matérielle, la communication a ses limites. On l’a bien vu avec Pablo Iglesias, qui bénéficiait d’un très large espace dans les médias pendant un temps, avant qu’ils ne commencent à lui mener la vie dure et à se montrer hostiles. On remarque également un certain épuisement sur les réseaux sociaux : les programmes comme la Tuerka et Fort Apache n’ont plus la même audience qu’auparavant.

LVSL : Dans sa thèse sur la Ligue Communiste Révolutionnaire devenue le NPA, Florence Joshua s’intéresse à la manière dont les militants s’autodéfinissent politiquement. Elle met notamment en évidence parmi les jeunes générations de militants une grande hétérogénéité des filiations politiques revendiquées. Il semblerait qu’à la différence des militants du moment 68, les jeunes activistes du moment altermondialiste ne fassent plus de la “révolution” un marqueur identitaire central. Selon vous, qu’est-ce qu’être révolutionnaire à Podemos au XXIe siècle ?

Personnellement, j’utilise assez peu le terme « révolutionnaire ». A partir de l’essor du mouvement altermondialiste, nous avons davantage axé nos discours sur l’anticapitalisme, ce qui coincidait avec l’orientation adoptée en France. Depuis le début des années 80, la révolution ne fait plus partie des plans, c’est la raison pour laquelle notre ami Daniel Bensaid a reconnu que nous entrions dans une époque d’ “éclipse stratégique”. Dans les années 90, avec la chute du mur de Berlin, nous nous concevions essentiellement comme des militants en résistance.  D’une certaine manière, nous sommes passés du résistantialisme à l’anticapitalisme à travers le mouvement altermondialiste et plus encore lorsqu’a éclaté la crise de 2008. En ce sens, je ne ressens pas le besoin de me définir comme révolutionnaire, même si je pense qu’aujourd’hui, du fait de la crise, le débat stratégique est revenu sur la table, bien que la révolution ne soit plus à l’ordre du jour.

“Il y a aujourd’hui davantage de raisons d’être anticapitaliste qu’hier, du fait du changement climatique, et car il est désormais démontré que l’Etat-Providence a constitué une parenthèse dans l’histoire du capitalisme.”

Aujourd’hui, notre questionnement est le suivant : quelle stratégie adopter pour remettre la nécessité de la révolution à l’agenda ? Le numéro 150 de la revue Viento Sur porte sur le centenaire de la révolution russe de 1917, et nous nous interrogeons sur les manières de repenser la révolution. La repenser pour ne pas l’oublier, mais sans pour autant tomber dans la nostalgie. Que ce centenaire serve à se souvenir de la révolution, tout en sachant qu’elle n’est plus d’actualité aujourd’hui. Le débat stratégique, lui, est d’actualité, c’est la raison pour laquelle il est essentiel de relire Gramsci et d’en débattre, car nous sommes aujourd’hui à une étape de la guerre de position. La guerre de mouvement est terminée : elle a pris la forme d’une guerre éclair dans le cycle électoral de ces deux dernières années, mais elle a touché à sa fin.  

Le plus important pour moi, c’est qu’il y a aujourd’hui davantage de raisons d’être anticapitaliste qu’hier, du fait du changement climatique, et car il est désormais démontré que l’Etat-Providence a constitué une parenthèse dans l’histoire du capitalisme bien plus qu’un trait culturel de celui-ci. Le pacte social n’est pas un trait culturel du capitalisme, c’est une exception liée à la configuration particulière des rapports de force dans l’après guerre. Aujourd’hui, le capitalisme met en danger le futur de l’humanité, et c’est pour cela que nous citons de manière récurrente Fredric Jameson : « Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme » – même si je parlerais plutôt de la fin de l’humanité, parce que la planète peut très bien survivre sans nous les êtres humains.

Quoi qu’il en soit, il est intéressant de remarquer qu’avec la renaissance de ce débat stratégique émerge une certaine curiosité intellectuelle envers les auteurs des années 1970 qui ont réinterprété la pensée de Trotski, à l’image de Daniel Bensaid ou de Perry Anderson. Ma génération s’est consacrée à lire Lénine et Trotski dans le texte, aujourd’hui, la jeune génération peut redécouvrir ces auteurs classiques à travers les lunettes des penseurs des années 1970, tout en analysant le moment historique actuel à l’aune de leur propre grille de lecture.   

LVSL : La douloureuse expérience de Syriza en Grèce n’a-t-elle pas découragé les militants et les intellectuels au sein de Podemos ?

Cette question est fondamentale, car sur le plan stratégique, il nous faut déterminer que faire dans le cadre de l’Union Européenne actuelle. Nous avons eu nos différences à ce sujet avec Pablo Iglesias et Iñigo Errejón, car eux ont dans un premier temps défendu ce que Tsipras a fini par accepter en Grèce. C’était pour nous une erreur. Il n’est pas question d’employer des termes cinglants comme « capitulation » ou « trahison », mais dans tous les cas, il s’agissait bien d’une défaite. Car un référendum qui aboutit au rejet du mémorandum, mais suite auquel ledit mémorandum est finalement signé, c’est tout de même une belle preuve d’échec. Cette déroute a eu d’importantes répercussions. La situation n’est pas comparable à celle du Chili de 1973, mais il est vrai que cette défaite a servi d’alibi à des secteurs de la social-démocratie européenne, à de nouveaux partis, et même à Pablo Iglesias d’une certaine façon, pour affirmer qu’il n’est pas possible de s’opposer à la Troïka et qu’il est nécessaire de revoir le programme à la baisse.

On peut certes l’envisager dans l’instant, mais lorsqu’on nous impose de privatiser Bankia en Espagne, il faut dire non. Avec Miguel Urbán, nous nous sommes intéressés aux propositions de Yanis Varoufakis, bien que nous ne nous soyons pas focalisés là-dessus. Nous avons du moins admis la nécessité d’un plan B pour l’Europe. Personnellement, je n’étais pas d’accord avec l’idée de Varoufakis d’une assemblée constituante européenne, car cela avait peu de sens, mais il est vrai qu’il a eu le mérite de mettre sur le devant de la scène la question de la dette. Avec Eric Toussaint et le Comité pour l’annulation des dettes illégitimes, nous avons tenté de proposer des initiatives à l’échelle européenne et particulièrement au niveau des pays du Sud : une stratégie pourrait être envisagée entre le Portugal, l’Espagne, l’Italie et la Grèce, non pas dans le but de sortir de l’euro, mais pour désobéir au pacte budgétaire européen et aux limites imposées par l’Union Européenne. Il est bien possible que cette stratégie de désobéissance heurte l’eurogroupe à un moment donné. Par conséquent, il faut assumer les risques d’une sortie de l’euro, mais toujours subordonnée à une stratégie qui vise à garantir les droits sociaux dans la constitution, à nationaliser de nouveau ce qui a été privatisé, et à rechercher le consensus citoyen nécessaire pour démystifier l’Union Européenne.

Evidemment, il faut chercher des alliés, car il est difficile de tenir un rapport de force uniquement depuis l’Etat espagnol. Une alliance a minima entre le Portugal et l’Espagne pourrait être une première étape. Nous ne pouvons pas nous en remettre à une stratégie de résignation et à une vision statique, ni céder au repli national étatique, mais nous devons imaginer une stratégie d’extension. Penser un protectionnisme social qui pourrait être appliqué à l’échelle étatique mais dans l’objectif de l’étendre au-delà de celle-ci.

Propos recueillis par Lenny Benbara, Léo Rosell et Vincent Dain.

Traduction réalisée par Sarah Mallah avec l’aide de Vincent Dain.

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