« Le populisme est un radicalisme du centre » – Entretien avec Francesco Callegaro

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Pablo Iglesias ©Thierry Ehrmann

Francesco Callegaro est philosophe. Originaire d’Italie, il s’est formé en France où il a soutenu une thèse sur l’autonomie sous la direction de Vincent Descombes. Il a ensuite rejoint le LIER-FYT, laboratoire de l’EHESS qui cherche à relancer l’ambition de la sociologie, par un croisement fécond avec la philosophie et l’histoire, la linguistique et le droit. Il a participé à ce travail collectif en publiant La science politique des modernes. Durkheim, la sociologie et le projet d’autonomie[1], puis en dirigeant le numéro de la revue Incidence Le sens du socialisme[2]. Depuis 2016, il a quitté la France pour l’Argentine. Il enseigne philosophie, sociologie et histoire conceptuelle à l’Universidad Nacional de San Martin (UNSAM), Buenos Aires. Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique à l’EHESS. Sa recherche porte sur le socialisme français et la question juive. En croisant philosophie, sociologie et psychanalyse, ils confrontent dans cet échange en deux parties le populisme de Chantal Mouffe et Laclau au socialisme qu’ils repensent à nouveaux frais et à la situation politique actuelle en Argentine et en Europe. Première partie. Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche.


 

Milo Lévy-Bruhl – J’aimerais profiter de votre travail philosophique et de vos pérégrinations en Europe et hors d’Europe pour échanger avec vous sur les relations entre populisme et socialisme. En France, le socialisme n’évoque plus grand-chose d’autre que le Parti Socialiste, lequel traverse une crise sans précédent. Dans cette situation, le livre que Chantal Mouffe a fait paraître récemment, Pour un populisme de gauche[3], a connu un certain retentissement. On y a vu la possibilité de relancer les forces de gauche, en formant une nouvelle contre-hégémonie, comme si son populisme de gauche devait prendre la relève du socialisme. Avant de vous demander comment vous recevez cette proposition, j’aimerais savoir comment vous définiriez le populisme.

Francesco Callegaro – Il faut en effet préciser les termes de notre discussion. Aujourd’hui, le « populisme » est avant tout un spectre agité par les médias. On ne peut pas s’en tenir à cet usage, car il est aussi flou que fuyant, bien que très répandu. C’est un concept polémique qui vise à disqualifier par avance toute alternative à ce qu’on appelle « démocratie ». Sa signification tend dès lors à se diluer à mesure qu’on s’en sert davantage pour embrasser un éventail toujours plus vaste de phénomènes. Laclau aurait été étonné de découvrir que le populisme est devenu à son tour un signifiant flottant et presque vide. On se reporte donc aux théoriciens qui en défendent le bien-fondé, dans l’espoir de rencontrer quelque chose qui ressemblerait sinon à une définition, du moins à une élucidation, car on a bien besoin de comprendre ce qui nous arrive. Et l’on est assez déçu.

MLB – Pourquoi ?

F.C. – Si l’on se réfère au livre de Chantal Mouffe que vous venez de citer, c’est assez frappant : elle y inaugure sa réflexion en disant qu’elle n’a aucune intention de nous dévoiler la « nature véritable » du populisme. On reste forcément déçu en face d’une telle démission. Chantal Mouffe n’a pas tort de considérer que le débat académique est souvent stérile. Mais au lieu de chercher à élever la hauteur de la discussion, elle se borne à assumer d’entrée sa position partisane : on ne saura pas ce qu’est le populisme, seulement ce qu’il convient d’entendre par ce terme dans le cadre d’une intervention politique ajustée à la conjoncture présente. Je ne vois pas les raisons d’une telle limitation stratégique de l’activité théorique. C’est même l’engagement politique qui nous demande de nous élever au plus haut sur l’échelle du savoir, surtout en période de crise, jusqu’à toucher des questions d’ordre philosophique et sociologique. On en mesure les effets, d’ailleurs, sur le plan stratégique lui-même, car sans une prise de distance, on n’arrive même pas à ajuster notre action à la situation. L’enfermement dans la conjoncture empêche de la penser et par conséquent d’y répondre.

« Le populisme de Chantal Mouffe est une sorte de radicalisme du centre. »

MLB – Chantal Mouffe renvoie aux travaux de Laclau pour définir ce qu’elle entend par « populisme » et dissiper ainsi tout malentendu. Elle ne semble pas renoncer à la théorie…

F.C. – Oui, c’est vrai, mais il faut bien voir à quoi elle souscrit et ce qu’elle nous demande d’accepter. Pour échapper au sens péjoratif imposé par les médias, elle fait du même coup abstraction tant du langage commun que de l’histoire qu’il contient. Au lieu de perturber le sens médiatique, en revenant sur ce que « populisme » a signifié dans le passé, ce qui aurait pu la conduire à découvrir qu’il a toujours été de gauche, qu’il a même été le socialisme de la périphérie, comme l’a montré encore récemment l’historien Claudio Ingerflom, elle s’installe d’emblée sur le plan de ce discours dominant dans les Universités de langue anglaise mais désormais partout ailleurs aussi qu’on appelle la « théorie politique ». L’indépendance d’esprit qu’elle manifeste et revendique de ce fait, en se proposant de fixer à elle seule sinon l’essence du moins le sens du « populisme », cache dès lors une profonde soumission aux dogmes de la pensée libérale. Son populisme a beau être le produit d’une opération théorique fort singulière, il n’est pas moins dérivé d’un concept de peuple qui, lui, procède de la doxa libérale, reprise et répandue y compris dans ces médias dont elle voudrait pourtant se distancier. C’est ce qui la condamne à une perspective politique qui a tout l’air d’être une sorte de radicalisme du centre.

MLB – C’est-à-dire ?

F.C. – Je veux dire que son populisme de gauche, alors qu’il vise à relancer les chances de la « démocratie radicale », reste coincé à l’intérieur des prémisses du libéralisme. Il y a des penseurs qui produisent une critique radicale du libéralisme en ce sens qu’ils vont jusqu’à en secouer les fondements. Parmi ces fondements, il y a bien sûr la « critique » elle-même, fait libéral s’il en est. Mettre en œuvre une critique radicale suppose donc de se prédisposer à une critique de la critique, à une méta-critique. Vincent Descombes en a surpris plus d’un en avançant cette définition de la « critique radicale ».[4]S’ils n’y prennent pas garde, les intellectuels de gauche risquent d’entretenir une affinité élective avec le libéralisme, du fait même de la tâche qu’ils s’assignent. Les « radical thinkers », comme on les appelle aux Etats-Unis, estiment mettre en question le libéralisme, alors que bien souvent ils ne font qu’en radicaliser les axiomes, contenus dans leur posture même.

MLB – Ce serait le cas de Chantal Mouffe ?

F.C. – Prenons en considération son concept de peuple. Il reste asservi aux prémisses de l’hégémonie libérale du moins pour autant qu’elle ne cesse d’envisager le peuple lui-même comme le produit d’une « construction » procédant d’une multitude d’individus. Certes, elle ne s’en tient pas aux procédures juridiques, elle prend en considération aussi les stratégies discursives qui permettent de construire ce collectif. Mais ce supplément rhétorique ne saurait donner une substance au sujet aussi évanescent qu’impuissant qu’est destiné à être le peuple, dès lors qu’on raisonne à partir des présupposés du libéralisme, en particulier lorsqu’on a accepté d’entrée le dispositif de la représentation.

MLB – La représentation est pourtant perçue comme le ressort de la démocratie, le fondement même du pouvoir du peuple.

F.C. – Il faut voir le paradoxe qui en découle. Comme l’ont montré les travaux de Giuseppe Duso, la modernité libérale a pris son essor à partir du moment où Thomas Hobbes a réduit en poussière l’idée d’un peuple réel, sujet actif de la politique et porteur d’un droit de résistance au gouvernement, l’émiettant en une multitude d’individus d’autant plus libres qu’ils sont tous également soumis au pouvoir irrésistible car souverain résultant de l’union artificielle de leurs volontés, recomposées sur la scène de la représentation.[5]C’est cette conception qui a fini par prendre forme avec la mise en place de ces régimes représentatifs auxquels on réserve aujourd’hui, pour des raisons qu’il faudrait dégager, le terme élogieux de « démocratie ». L’absence de peuple y est pourtant corrélative à son intronisation. Tel est le paradoxe qui affecte les régimes représentatifs, depuis que la Révolution française a donné une traduction constitutionnelle aux concepts indissociables de souveraineté et de représentation, en contrepoint de la liberté individuelle. Je ne vois pas en quoi Chantal Mouffe nous aiderait à remédier à cette absence, je crois même que le diagnostic lui fait défaut, car elle se prive d’entrée de toute référence à des sujets collectifs réels. C’est la conséquence de son approche « anti-essentialiste ».

MLB – Elle part pourtant de la société, avec la pluralité conflictuelle de demandes qui la traversent. C’est un sujet collectif bien réel.    

F.C. – Ce terme de « société » est la source d’un malentendu où se cache l’incompatibilité de la théorie politique avec la sociologie et les sciences sociales. La contrepartie du peuple qui ne prend corps que par des artifices de discours juridiquement encadrés est bien une « société », vous avez raison. Mais Chantal Mouffe la conçoit comme étant toujours – par essence ? – divisée parce qu’elle la fragmente d’entrée en une multiplicité de demandes individuelles. Rien que pour cette raison, elle trahit l’acceptation d’un concept de société qui remonte, lui aussi, au dispositif de la modernité libérale.Il suffit d’ailleurs de suivre son raisonnement pour se rendre compte qu’il manque un adjectif à cette « société » de départ. Il s’agit de la société « civile-bourgeoise », pour reprendre le terme de Hegel. Chantal Mouffe est tout à fait explicite à cet égard : en face de la « démocratie libérale » envisagée comme « régime politique », il n’y a que le « système économique », en l’occurrence le capitalisme financier. C’est tout à fait indispensable d’analyser les tendances à l’œuvre sur ces deux plans, mais il faut disposer d’un point de vue décentré, autrement on reste pris dans les mailles dont on voudrait se dégager.

MLB – Chantal Mouffe n’a pas moins contribué à réaffirmer le primat du politique. C’est depuis ce point de vue qu’elle s’attaque à l’analyse de la situation.

F.C. – Oui, mais elle a préservé le sens libéral des termes, comme le montre l’équivalence entre « social » et « économique ». Le primat d’un politique destiné à se confondre avec le pouvoir souverain de l’Etat s’érige dès lors sur le socle d’une société par principe dissociée, où même les groupes sont envisagés comme des agrégations contingentes d’individus. Il en résulte une conception de la démocratie bien peu radicale, puisque tout ce qu’il faudrait introduire pour faire du peuple le sujet collectif d’une action capable de transformer la réalité instituée a été réduit à sa portion congrue, à commencer par la politique elle-même. Je maintiens donc ma thèse : on est en présence d’une radicalisation du libéralisme qui ne nous aide pas à sortir de ses impasses, aujourd’hui palpables.

« Le peuple de la démocratie libérale est un spectre »

MLB – Dire que le populisme de Mouffe est un libéralisme radicalisé risque malgré tout de surprendre. Il semble qu’il s’en distingue au moins par la répartition plus large du pouvoir. C’est justement ce qui fait qu’elle dit « démocratie » et pas « libéralisme », lorsqu’elle indique l’objectif de la radicalisation.  

F.C. – Essayons de clarifier ce point. Dans son dernier livre, Chantal Mouffe est revenue une fois de plus sur la tension entre libéralisme et démocratie, qu’elle considère comme un trait constitutif du régime représentatif. Or, même si elle ne l’explicite pas toujours aussi clairement, elle est bien obligée de penser qu’il y a un sens partagé de la démocratie libérale qui précède l’opposition entre les deux configurations auxquelles elle reconduit le conflit entre droite et gauche, l’une privilégiant le versant libéral, l’autre le versant démocratique. Afin que ces deux projets opposés s’affrontent de nouveau, comme elle le souhaite, il faut avoir déjà prédisposé la scène de cette confrontation. Cette scène est le théâtre de la représentation. Le peuple s’y signale par son absence, car il a été effacé d’entrée, du fait même d’avoir été réduit à l’effet d’une fiction juridico-rhétorique. On revient au point de tout à l’heure. C’est dire qu’elle ne s’oppose au libéralisme que parce qu’elle en a déjà accepté la prémisse décisive : le peuple qui lutte pour davantage de justice a beau sembler autre, il est en fait toujours le même. Un spectre, en quelque sorte. Il ne peut donc pas avoir plus de pouvoir que ce qu’il a déjà, à savoir pas grand-chose, à moins qu’on ne consente à repenser jusqu’aux fondements de nos constitutions.

MLB – Comment faut-il entendre, alors, la revendication de « souveraineté populaire » ? Chantal Mouffe l’assigne à la configuration de gauche…

F.C. – Je ne vois pas en quel sens la gauche pourrait s’approprier l’idée de souveraineté populaire définie par la constitution. Aujourd’hui, le souverainisme est d’ailleurs marqué plutôt à droite qu’à gauche, si l’on reprend son opposition. D’un point de vue politique, la gauche et la droite sont en réalité « démocratiques », dans la perspective de Mouffe, dans le seul sens admis, celui de la démocratie représentative, constitutionnelle. Autant dire qu’elle ne nous donne aucun appui théorique pour penser la démocratie au-delà de la représentation et encore moins des arguments en faveur d’une réforme constitutionnelle. Ce que son populisme de gauche a de davantage « démocratique » ne concerne pas l’aspiration active vers une forme de société et un type de régime qui ferait du peuple le protagoniste de la politique. Ce peuple a été effacé d’entrée, j’insiste, en acceptant le « modèle spécifique » de la démocratie libérale. Je ne dis pas qu’il n’y pas lieu de repenser la « souveraineté », l’insistance mise ici en Argentine sur cette exigence m’impose même de faire place à une autre manière de l’envisager. Mais vous voyez bien qu’il faut lui donner une autre racine, en arrivant à l’arracher de son lien interne à la représentation. C’est du même coup un autre peuple qu’il faut introduire. On semble l’avoir perdu de vue.

«L’impasse de Podemos, c’est le prix que l’on paye lorsqu’on s’oriente mal dans la pensée»

MLB – Chantal Mouffe cherche au moins à redonner une place centrale au conflit, au-delà du vote et de la défense des droits de l’homme. Sa démocratie est donc plus « agonistique », car elle valorise les affrontements dans l’espace public.    

FC – Tout à fait, c’est ce qui fait d’ailleurs son attrait, je crois, pour les mouvements sociaux. Il n’en reste pas moins que le sujet actif sur cette scène n’est pas et ne saurait être le peuple. Le peuple de gauche qu’elle voudrait voir s’opposer à l’oligarchie, comme une partie à une autre, n’est qu’un sujet éphémère, constitué par une multitude de demandes, d’abord individuelle et ensuite agrégées, qui attendent d’être synthétisées par quelque chose qui ne peut être qu’un parti. C’est la logique infernale de la souveraineté moderne qui l’impose.On n’y échappe pas. Bref, on en est toujours au passage de la volonté de tous à la volonté du tout, telle qu’elle prend forme sur le plan de la représentation, c’est-à-dire au niveau d’un État toujours envisagé comme un centre de pouvoir. Je ne dis pas qu’entendre des discours dissidents au Parlement soit sans intérêt, mais c’est destiné à échouer du fait même de réussir. C’est l’impasse de Podemos, où l’on mesure les lourdes conséquences politiques, je veux dire stratégiques, que l’on paye lorsqu’on s’oriente mal dans la pensée.

MLB – L’idée d’hégémonie ne change rien à cet égard ? Elle semble bien supposer la présence d’une dynamique conflictuelle autrement plus complexe, qu’il s’agirait de savoir à la fois déclencher et recomposer.

F.C. – Dans la conception que s’en fait Chantal Mouffe, l’hégémonie se trouve subsumée à la logique de la souveraineté : il faut que la configuration partiale de la gauche s’impose comme la configuration totale, afin que le peuple de gauche devienne le peuple souverain. Bien qu’elle cherche chez Schmitt les moyens de rouvrir la possibilité d’un conflit à la racine de la volonté générale, son cadre de pensée la conduit à le réintégrer à l’intérieur du processus normal de sa formation. Le langage de l’agonistique cache dès lors le renvoi, assez convenu il faut dire, à l’opposition parlementaire, et même aux « négociations pragmatiques » entre gauche et droite, comme elle le reconnaît explicitement. La confrontation agonistique ainsi conçue, pas plus que la souveraineté populaire, ne sont dès lors le patrimoine de la gauche, c’est un patrimoine commun : il fait partie de ce sens commun « démocratique » qui est en fait libéral. C’est la lettre même des constitutions.

MLB – Reste alors l’égalité.

F.C. – En effet, mais comme égalité des droits. Tel serait le plus démocratique de la gauche. Ce n’est pas rien, mais il s’agit d’un correctif déjà prévu par les meilleurs penseurs libéraux, depuis Condorcet jusqu’à Rawls.

MLB – Est-ce à dire que le populisme de Mouffe se réduit au libéralisme d’un Tocqueville ?

F.C. – Mouffe est bien plus libérale que Tocqueville ! Ce dernier avait pris la mesure de la contradiction interne à la démocratie. Lecteur d’Aristote et de Rousseau, observateur attentif et quasi sociologique de l’expérience américaine, à une époque où la politique y était encore une affaire commune, Tocqueville a aussi accusé réception du mouvement ouvrier. Pour avoir médité sur les « deux humanités distinctes », il savait très bien que la tension s’inscrivait au sein même de l’idée de « démocratie », depuis que la Révolution avait ouvert une brèche à l’intérieur du concept de peuple, pris entre son sens ancien et son sens moderne. Même s’il a reculé en 48, Tocqueville a tiré quelques enseignements de son voyage outre-Atlantique quant au besoin vital d’« éparpiller la puissance ». Je ne trouve rien de tel dans les analyses de Chantal Mouffe. Bien qu’ayant puisé à la source de la philosophie politique qui, au centre Aron[6], s’est inspirée aussi de Tocqueville, elle ne semble pas en avoir retenu la leçon.

« Je partage la nécessité de radicaliser la démocratie mais je ne vois pas en quoi Chantal Mouffe nous aiderait à aller dans ce sens »

MLB – Que pensez-vous alors de son diagnostic de la situation actuelle ? 

F.C. – Mouffe a tout à fait raison de dire que nous venons de traverser une large période post-politique et que l’actualité est marquée, à l’inverse, par des signes de réveil. Ce diagnostic me semble juste : en Europe on sort du grand sommeil des trente dernières années. Je me demande seulement si sa définition du populisme et sa théorie politique nous aident à comprendre et à orienter ce qui nous arrive. Son analyse historique consiste en somme à décrire notre passé récent comme ayant été caractérisé par une désactivation de la politique, conçue au sens étroit, comme chez Lefort, en raison de l’affaiblissement du clivage gauche-droite. Le populisme intervient dans cette conjoncture, comme une stratégie dont on voit bien qu’elle n’est radicale que parce qu’elle revient à la racine du libéralisme : il s’agit de réactiver ce clivage en construisant un peuple, entendons un parti, qui sache unifier les multiples demandes de droits d’un certain nombre de sujets, plus favorables au versant gauche, l’égalité de droits, de la démocratie libérale. Or, je crois que, ce faisant, elle se méprend sur le sens de la crise actuelle de la démocratie représentative comme sur les aspirations qui s’y travaillent. La démocratie représentative est depuis toujours en crise, bien sûr, car elle n’a jamais vraiment marché, en raison de ce paradoxe du peuple présent-absent dont on vient de parler, mais il me semble que l’insatisfaction touche aujourd’hui au sommet, pour toutes sortes de raisons. C’est le désir qui s’y cache qu’il faudrait arriver à intercepter. C’est ma propre insatisfaction que j’exprime. Car je partage la nécessité de radicaliser la démocratie mais je ne vois pas en quoi le populisme de Mouffe nous aiderait à aller dans ce sens.

MLB – Bien loin d’en rendre possible le surgissement, son populisme retarderait donc la démocratie radicale ?  

F.C. – Je crois, oui. C’est que Chantal Mouffe ne me paraît pas comprendre tout à fait le genre d’apathie dont on sort ni ce qui est en train d’émerger. On le voit dès qu’elle affine son diagnostic. Selon elle, des mouvements tels que Indignados, Occupy Wall Street, Nuit Debout auraient articulé des revendications démocratiques. Mais est-ce que ces mouvements entendent la démocratie dans son sens à elle ? Je ne suis pas sûr que les attentes en question aillent dans le sens d’une réouverture de la dispute parlementaire entre des partis de droite et de gauche, situés très près d’un même centre. Chantal Mouffe semble même aller à l’encontre de ces attentes, dans la mesure où toute tentative de reconquérir le niveau de réalité où l’on aurait affaire avec le peuple en tant que sujet collectif d’une démocratie autre que procédurale lui apparaît dangereux. C’est le spectre de Schmitt qui surgit à ce tournant de son discours. La démocratie comme gouvernement du peuple nous ferait dériver vers le fétiche d’une identité collective de nature ethnique. Aucun autre peuple n’est en vue parce qu’il y a un absent dans la perspective de Chantal Mouffe : le socialisme.

« L’espace des idéologies modernes oblige à penser avec trois termes : libéralisme, Réaction et socialisme »

MLB – Pour dépasser la conception libérale du peuple, il nous faudrait donc réactiver l’héritage du socialisme ? 

F.C. – Il faudrait d’abord savoir ce qu’on appelle « socialisme ». Ce mot est chargé d’une histoire qui ne rend pas sensible la signification centrale qu’il recèle. Le clivage entre gauche et droite, tel qu’il est couramment entendu, le rend d’ailleurs méconnaissable. Car, comme l’ont fait valoir récemment Karsenti et Lemieux[7], en reprenant à leur compte la perspective sociologique de Karl Mannheim, il nous faut penser avec trois termes, pas deux, si l’on veut reconstruire l’espace des idéologies modernes. L’idéologie par excellence, c’est le libéralisme. L’idée en ce qu’elle se refuse de payer le prix de la réalité, c’est bien l’idée libérale de liberté. On le voit aux déchaînements que suscite toute tentative de contrecarrer son abstraction et ceci malgré les malaises qu’engendre son extension. On est ainsi coincé dans un face à face. Car le mythe libéral, basé sur la réduction des acteurs à un ensemble d’individus, a très tôt suscité la réaction contre-révolutionnaire. Les sources en ont été multiples, mais elles visaient toutes à éradiquer les principes et les institutions de la modernité. C’est dur à entendre pour des oreilles progressistes, mais on est bien obligé de constater que la sonnette d’alarme a d’abord été tirée par des esprits tels que De Maistre et Bonald, les auteurs favoris de Schmitt, avec Donoso Cortès.

« Le socialisme c’est la voie d’une modernité alternative qui ne soit pas une alternative à la modernité »

MLB – Vous revenez à l’auteur dont se sert Chantal Mouffe aussi bien que d’autres penseurs de gauche…  

F.C. – Oui, mais pour en faire un autre usage. L’opération du radicalisme du centre caché dans le populisme de Mouffe consiste à aller vers l’extrême, pour ensuite revenir au centre : on croyait que l’agonistique signifiait la guerre et l’on découvre qu’il s’agit de cette opposition parlementaire dont Schmitt a fait remarquer qu’il lui manquait le tranchant mortel qui fait le propre de la lutte. En ne prenant pas au sérieux la secousse réactionnaire, on revient à la logique des droits. Du même coup on ne sort pas du face à face : on perd de vue l’existence d’un troisième pôle. Je crois qu’il faut au contraire savoir entendre le défi lancé par la critique du libéralisme qui a pris son élan dans le champ réactionnaire, si l’on veut ouvrir la voie d’une modernité alternative qui ne serait pas une alternative à la modernité. On ne comprend pas le socialisme comme fait social et historique autrement.

MLB – Est-ce votre définition du socialisme ?

F.C. – Je dirais que c’est la définition du socialisme par lui-même. Lorsqu’on fait un travail au plus près des sources, on voit que le socialisme, d’abord l’idée et ensuite le mot, ont pris forme comme une réaction de second degré, une réaction à la Réaction. La sortie du face-à-face entre le libéralisme et son envers spéculaire est passée par une seconde réaction, non pas au libéralisme mais à la pensée réactionnaire, qui a signifié moins la rechute dans le cadre libéral que la création d’un autre cadre de pensée et d’action, où la liberté n’est individuelle que parce qu’elle est collective : l’homme le plus libre est celui qui a le plus de relations avec ses semblables, disait Proudhon. C’est le socialisme en tant que relance de la modernité. Je ne parle pas du Parti Socialiste, mais de l’idéologie qui a existé bien avant et qui a inspiré les fondateurs, il y a plus d’un siècle, des partis socialistes. Elle se caractérise, au premier chef, par un rapport singulier au savoir, comme on a essayé de le faire valoir dans l’École qui, de ce savoir, a tiré une science tout aussi singulière, je veux dire l’École française de sociologie.

MLB – Pensez-vous à Durkheim ?

F.C. – Cela va bien au-delà de Durkheim. On a récemment publié le manuscrit inédit du seul grand ouvrage que Marcel Mauss ait réussi à écrire dans sa vie. On n’en connaissait que les extraits sur la nation et le nationalisme édités par votre grand-oncle. Or, on a découvert que presque la moitié de l’ouvrage était consacrée au socialisme. L’essentiel n’était pas dans son titre, La Nation, mais dans son sous-titre : le sens du social. « Sens » veut dire signification et direction, mais d’abord perception : le socialisme n’a été que cela, selon Mauss, la perception du social, en dessous, à travers et au-delà du national. C’est ce qui en a fait le laboratoire de la sociologie. Certes, la convergence entre socialisme et sociologie a été, en France, plus nette qu’ailleurs. En conformité avec la thèse de Durkheim, Mauss n’en a pas moins mis en évidence la portée européenne du socialisme et de sa poussée sociologique. Il a souligné que, partout en Europe, le socialisme a donné à la « politique des temps modernes » une signification qu’elle n’avait jamais eu. Il s’agissait désormais d’envisager le futur depuis le présent mouvant de la société, replacé dans le cadre d’une histoire faisant droit à un conflit irréductible à la guerre. C’est aux points de jonction entre les articulations du temps que s’est logée sa production de savoir : le socialisme a été, en ce sens, la prise de conscience du social-historique. Vous sentez bien flotter le spectre de Marx, n’est-ce pas ? Il s’agit juste de l’inscrire dans un cadre plus large, en prenant en compte la conversion de la politique vers la société elle-même, saisie dans son devenir.

« C’est pour des raisons politiques qu’il faut savoir se détacher de la politique et s’élever jusqu’à la théorie »

MLB – D’où la relation du socialisme avec la sociologie et les sciences sociales.

F.C. – Tout à fait. Une fois situé dans l’espace des idéologies, on est frappé par la singularité du socialisme : elle tient à la corrélation qu’il établit de l’imaginaire et du réel, sur le plan d’un discours qui mesure et règle la distance entre les idéaux et les pratiques. Mauss le dit en toutes lettres. A la différence du libéralisme, son utopie à lui a quelque chose de plus rationnel, du fait même de contrecarrer l’utopie libérale. On n’échappe pas à l’épreuve de réalité, c’est tout ce que veut dire le sens du social. A ce propos, Mauss cite aussi bien Saint-Simon que Owen, Proudhon et Marx, bien sûr.[8]Autant de penseurs qui ont participé à la conversion de la politique en une forme nouvelle de savoir, comme je disais. Si l’on se situe dans cette tradition, certes traversées par les tensions que l’on sait, mais néanmoins unifiée par cette seule idée, on voit bien que l’engagement partisan ne demande aucun sacrifice de l’intellect : c’est pour des raisons politiques qu’il faut savoir se détacher de la politique et s’élever jusqu’à la théorie, avant et afin de mieux y revenir.

MLB – Le marxisme ne nous a pas habitué à embrasser aussi large. Quel est le point du socialisme qui vous semble encore valable aujourd’hui ? 

F.C. – C’est l’articulation même entre science et politique, à égale distance de la séparation comme de la confusion entre théorie et pratique. Si l’on reprend les termes de Mauss, on voit bien de quoi il s’agit. Et l’on se rend compte que l’on n’a pas toujours parlé, à gauche, le langage libéral-démocratique et qu’on n’est pas obligé de continuer à le faire. Selon Mauss, l’« événement historique » en quoi a consisté la naissance du socialisme tient au fait qu’on était en présence d’une « école » qui n’avait d’autre objet que de « présenter au peuple la totalité de ses institutions et de lui montrer la totalité de ses intérêts »[9]. Tout est dit dans cette phrase, où apparaît un peuple qui est enfin autre.

MLB – Le socialisme aurait forgé un concept à lui de peuple, irréductible au sujet abstrait du libéralisme comme à la nation ethnique du conservatisme.

F.C. – C’est ce qu’a montré Frédéric Brahami dans son livre, intitulé justement La raison du peuple. Il y a replacé la triade de Mannheim (libéralisme – réaction – socialisme) dans son contexte de genèse, en nous faisant toucher du doigt, je veux dire au plus près des sources, la naissance du socialisme en tant que réaction à la Réaction, rupture dans la rupture ayant remis le peuple au centre de la politique comme un sujet collectif réel, doté de la raison qui se forge à même le travail.[10]Je ne dis pas que rien n’a changé entre-temps, loin de là, je me demande seulement s’il en reste quelque chose. Quelque chose nous pousse, malgré tout, à vouloir refaire cette rupture qui a consisté à remettre le monde sur ses pattes, si je puis dire. Le socialisme n’a pu impulser la naissance de ce regard sur le social qu’on cherche à reconquérir que parce qu’il a fait retour à ce réel des rapports que le libéralisme avait expulsé de l’ordre même du sens. Si l’on veut trouver le peuple introuvable, même aujourd’hui, en dépit des changements vertigineux qu’a connu le capitalisme, c’est bien dans le sillage du socialisme et de la sociologie qu’il faut se placer.

MLB – Est-ce à dire que le socialisme est un populisme ?

F.C. – Il y a moyen d’établir un lien entre les deux, oui. Je crois même que si l’on garde à l’esprit la signification centrale du socialisme telle que Mauss l’a si bien mise en lumière, on peut mieux saisir d’Europe ces phénomènes politiques d’Amérique Latine qu’on rassemble sous l’étiquette expéditive de populisme. Je ne veux pas en réduire la spécificité, ils ont bien des traits fort singuliers, il s’agit seulement de dégager un chemin qui nous permette de les comprendre, en échappant aux déformations des médias comme aux abstractions de la théorie politique. C’est la condition pour en tirer aussi des enseignements, à l’heure où le socialisme périclite, comme vous le rappeliez. Si l’on reste accroché au cadre de la démocratie libérale, on risque fort de n’y voir qu’un dangereux débordement, alors qu’il s’agit de tout à fait autre chose que d’une menace pour la démocratie, du moins si je me réfère à l’Argentine. On en parlera la prochaine fois.

 

[1]F. Callegaro, La science politique des modernes, Paris, Economica, 2015.

[2]F. Callegaro & A. Lanza (dir.), Incidences, « Le sens du socialisme. Histoire et actualité d’un problème sociologique », n°11, 2015.

[3]C. Mouffe, Pour un populisme de gauche, trad. P. Colonna d’Istria, Paris, Albien Michel, 2018

[4]V. Descombes, « Quand la mauvaise critique chasse la bonne… », Tracés. Revue de Sciences humaines(2008): 45-69.

[5]G. Duso, La rappresentanza politica : genesi e crisi del concetto, Milano, Angeli, 2007

[6]Ndlr : Aujourd’hui « Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron » de l’EHESS où travaillèrent ensemble, des années 1990 à 2000, entre autres, François Furet, Claude Lefort, Cornelius Castoriadis, Mona Ozouf, Pierre Rosanvallon, Pierre Manent, Marcel Gauchet, Bernard Manin, Vincent Descombes, Philippe Raynaud, etc.

[7]B. Karsenti et C. Lemieux, Socialisme et sociologie, Paris, éditions de l’EHESS, 2017.

[8]M. Mauss, La nation, Paris, PUF, 2013, p. 258.

[9]Ibid., p. 259

[10]F. Brahami, La raison du peuple, Paris, Les Belles Lettres, 2016

Les rapports de force à l’aube des élections espagnoles

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©Presidencia de la República de Mexico

Le 10 novembre se tiendront en Espagne les quatrièmes élections législatives en quatre ans. Une si forte instabilité institutionnelle – l’ancien chef de gouvernement socialiste, Felipe González, estimait dans une boutade que l’Espagne est passée du bipartisme au multipartisme puis, enfin, au “bloquisme” – est le reflet d’un paysage politique qui se décompose toujours plus. En effet, cela fait presque 18 mois que l’Espagne n’a pas de gouvernement bénéficiant d’une majorité parlementaire. Analyse en collaboration avec Hémisphère gauche.


Les dernières élections du 28 avril 2019 ont achevé le bipartisme, dominant depuis la Transition à la démocratie libérale dans les années 1980, et consolidé le multipartisme. Elles ont ainsi accouché d’un Congrès des députés (la chambre basse du Parlement) divisé en quatre partis majeurs : le Parti socialiste (PSOE), le Parti populaire (PP), Ciudadanos (Cs) et Unidas Podemos (UP). Le parti d’extrême-droite Vox y a fait son entrée. Depuis la convocation de nouvelles élections à la fin du mois de septembre, deux partis politiques classés à gauche (dont l’un a moins d’un an) ont présenté leur candidature au Congrès des députés pour la première fois.

Un tel scénario d’éclatement, d’instabilité et d’incertitude par rapport à l’avenir est particulièrement inquiétant au regard des échéances majeures à venir. Tout d’abord, la procédure judiciaire contre les dirigeants indépendantistes catalans devant le Tribunal Suprême arrive à son terme. L’arrêt devrait être rendu par la Haute Cour entre le 10 et le 14 octobre. Ses répercussions sur l’état de la mobilisation citoyenne seront considérables, d’autant plus que le basculement vers des actions violentes de la part de groupes minoritaires n’est plus à écarter. Ensuite, la deuxième échéance est l’incertitude qui entoure la date et les conditions de sortie du Royaume-Uni de l’UE. L’Espagne est particulièrement vulnérable car elle accueille environ 300.000 retraités britanniques par an (première destination en Europe) et doit veiller aux intérêts de près de 100.000 Espagnols résidant au Royaume-Uni. De plus, les rapports avec Gibraltar seraient brutalement impactés par un No Deal. Enfin, le ralentissement qui pèse sur la croissance des économies européennes constitue une troisième menace. Celle-ci pourrait devenir bien réelle en ce qui concerne l’Espagne avec la mise en place de sanctions commerciales contre sa production agroalimentaire (l’huile d’olive et le vin notamment) de la part des États-Unis, dans le cadre du contentieux commercial qui l’oppose à l’UE autour du secteur de l’aéronautique.

Après les prochaines élections du 10 novembre, les différentes forces politiques parlementaires ne pourront plus repousser l’exigence de dégager une majorité plurielle. Ce sera une première depuis le retour de la démocratie libérale. Le contexte sera, pourtant, extrêmement difficile sur un grand nombre de fronts.

C’est pour cela que nous proposons un suivi de l’actualité de la campagne au fil des semaines. L’analyse des sondages et des éventuelles issues du scrutin sera privilégiée. Elle nous permettra, dans ce premier papier, de poser le cadre. Quelle est la situation des quatre principaux partis alors que démarre la campagne ?

À ce titre, les premiers sondages qui tiennent compte des premiers jours de campagne et de l’irruption du parti d’Iñigo Errejón (ex-Podemos) commencent à être publiés.

Quelles sont les conclusions que nous pouvons tirer de ces premiers sondages ?

Côté PSOE, le parti de Pedro Sánchez arrive toujours en tête des intentions de vote avec près de 30%, devançant largement le PP (il aurait environ 9 points de plus selon un modèle statistique publié par eldiario.es et produit à partir des données de différents instituts). La dynamique est, cependant, descendante depuis le mois d’août. La convocation de nouvelles élections est un pari de Pedro Sánchez, qui table sur une nouvelle victoire après celle du 28 avril pour forcer les accords avec Unidas Podemos et Ciudadanos.

Le PP, parti traditionnel de la droite espagnol, reprend du poil de la bête. Après avoir été mis en difficulté par l’ascension de Ciudadanos et l’irruption de Vox, le PP est sur une dynamique ascendante dans les enquêtes d’opinion depuis le mois de juin. Il semble apparaître comme le réceptacle privilégié du « vote utile » de la droite. Les affaires de corruption (qui ont objectivement peu compté pour les électeurs de droite) et l’image d’immobilisme que donnait Mariano Rajoy semblent avoir étés oubliées après la prise de pouvoir dans le parti du jeune Pablo Casado. Cela se traduit par une amélioration des intentions de vote : + 3 points depuis avril. L’hypothèse du remplacement du PP par Ciudadanos semble donc écartée pour l’instant.

Cette dernière formation, qui est le parti d’Albert Rivera, se trouve mise en difficulté par la convocation de nouvelles élections – ce qui faisait partie, bien entendu, de la stratégie de Sánchez. Il semblerait que la stratégie d’opposition frontale à Pedro Sánchez n’ait pas porté ses fruits dans un contexte où les citoyens demandent à la classe politique de se mettre d’accord. La force de rappel que constitue toujours le PP à droite semble donc avoir eu raison de la vision d’Albert Rivera, centrée sur le court-terme. Rivera a d’ores et déjà adouci ses propos à l’égard de Pedro Sánchez et a ouvert la possibilité d’un accord avec le PSOE. Les estimations les plus récentes situent le vote en faveur de Cs aux environs de 12,5-13%, en retrait par rapport aux près de 16% obtenus le 28 avril.

Venons-en à Unidas Podemos il s’agit de la coalition de Podemos avec un ensemble de micro-partis ou de mouvements à la gauche du PSOE. Les données les concernant doivent encore être interprétées avec prudence car le parti d’Iñigo Errejón dispose d’une marge de progression. Il n’en demeure pas moins que les derniers sondages sont relativement encourageants : Unidas Podemos se maintient, voire croît légèrement, de l’ordre de 0,5-1 point (autour de 12,5% dans un ensemble de sondages par rapport à 11,7% lors des élections d’avril) . Il est à présent à égalité avec Cs, voire légèrement au-dessus.

Derrière, Vox, le parti d’extrême droite, perd environ 2 points dans les différentes estimations par rapport au résultat obtenus le 28 avril. Il passe de 10% à 8%. Cette dynamique est cohérente avec la montée du PP. Vox court le même danger que Ciudadanos : perdre des voix au profit du vote traditionnel et désormais utile de la droite. Il est possible qu’il ait donc atteint un plafond à 10% des voix.

Enfin, Más País, le parti fondé par Iñigo Errejón, est un nouvel arrivé aux élections législatives nationales. Il s’est lancé dans l’arène nationale sans programme et cherche à occuper une position centrale avec un discours consensuel et favorable à une entente avec Sánchez, donc à la mise sur pied d’un gouvernement « progressiste », ce que souhaitent une courte majorité d’électeurs. Il prétend capter à la fois l’électorat de Podemos déçu par la gestion de Pablo Iglesias et notamment par son incapacité à trouver un accord avec le PSOE ; l’électorat du PSOE mécontent de la tendance de Pedro Sánchez à pencher à droite pour élargir son socle électoral ; et les électeurs de Ciudadanos peu convaincus de l’utilité d’une opposition frontale à Pedro Sánchez et désireux, avant tout, de voir se constituer un gouvernement. Il est crédité à présent à environ 6,5% des voix mais il s’agit là sans doute d’un palier. Son évolution est à suivre de près, elle sera fonction de la perte de voix des trois partis suscités et des changements dans l’abstention.

Estimations de vote recensant plusieurs sondages (4-5 octobre 2019)

En rouge : PSOE

En bleu : PP

En violet : Unidas Podemos

En orange : Ciudadanos

En vert : Vox

En turquoise : Más País

Source : eldiario.es

« Le féminisme doit se réapproprier l’État » – Entretien avec Luciana Cadahia

Luciana Cadahia est une des philosophes latino-américaines les plus en vue. Ses travaux sur le féminisme, le républicanisme et le populisme ont fini par lui attirer les foudres de l’Université Pontifica Javeriana de Bogotá à l’occasion du retour au pouvoir de l’extrême droite. Nos partenaires de La Trivial l’ont rencontrée et se sont longuement entretenus avec elle. Traduction réalisée par Marie Miqueu.


 

Q – En mai dernier, la Pontificia Universidad Javeriana de Bogotá vous a licenciée, sans raison académique apparente, malgré un parcours extraordinaire de recherches et de publications. Comment cette situation s’est-elle produite et pour quelles raisons ? Selon vous, est-ce l’Université Javeriana qui a pris cette décision ?

Luciana Cadahia – J’ai été renvoyée de l’Université sans motif valable. Malgré des lettres de soutien nationales et internationales, je n’ai jamais reçu de réponse de l’institution. C’est pour cette raison que j’ai décidé d’entreprendre une tutela – une procédure légale qui existe en Colombie – où j’ai démontré qu’ils étaient en train de violer les droits fondamentaux de liberté académique, de liberté de penser et d’égalité entre les sexes. Mes positions politiques et mes positions critiques face à l’inégalité entre les sexes – 80% des professeurs de ma faculté sont des hommes – ont mis les autorités de la faculté mal à l’aise et ont décidé de me renvoyer sans plus attendre. Jusqu’à présent, ma demande de tutela a été accueillie favorablement et l’Université a été contrainte de me réintégrer. Toutefois, il reste à voir ce que le juge de deuxième instance et la Cour constitutionnelle décidera.

Q – En ce qui concerne la masculinisation de l’université, s’agit-il d’une dynamique structurelle des centres de production académique ?

L.C. – Oui, grâce à ce qui m’est arrivé, j’ai eu connaissance de nombreux cas qui n’ont pas été révélés et d’autres qui ont été très bien accueillis, comme celui de Carolina Sanín, écrivaine et essayiste très importante en Colombie, avec une notoriété publique et très critique sur le rôle de la droite et la misogynie structurelle en Colombie, et elle a été licenciée dans des circonstances très similaires aux miennes.

Q – Ce qui semble être une sorte de subordination politique de l’Université Javeriana. Est-ce exceptionnel ou, au contraire, peut-on l’extrapoler à l’ensemble de la Colombie et de l’Amérique latine ? Sommes-nous confrontés à une attaque conservatrice contre les espaces de production intellectuelle progressistes ?

L.C. – Nous assistons à une tension très aiguë entre le courant progressiste et l’extrême droite en Amérique latine. Dans des pays comme la Colombie ou le Brésil, les triomphes de l’uribisme et de Bolsonaro mettent en péril la vie universitaire et politique du pays. Ce sont des formes fascistes et réactionnaires de gouvernement, soutenues par Trump aux États-Unis.

Q – C’est une situation paradoxale qu’avec une telle montée du féminisme dans le monde, les universités reproduisent des logiques machistes : comment transférer l’impulsion féministe à l’université ?

L.C. – Je pense qu’en ce moment, il y a une tension très étrange. Le retour de l’extrême droite en Colombie signifie un renversement de l’ensemble des programmes de genre qui ont été établis dans les universités. Mais il est également vrai qu’il s’agit d’un problème académique mondial, du moins dans les facultés de philosophie. Sans aller plus loin, en Espagne, il y a aussi une grande prédominance des hommes. Je crois qu’en dépit de tous les efforts, il s’agit d’une question structurelle qui reste très difficile à transformer.

P. – Pour changer de thème, il est dit traditionnellement que tout grand intellectuel a été élevé sur des épaules de géants pour se former intellectuellement. En ce sens, qui sont les auteurs qui marquent votre façon de penser la politique ?

L.C. – En tant qu’étudiante de philosophie, j’appartiens à une génération qui, pour une raison ou une autre, avait stigmatisé la modernité et croyait que la lecture des auteurs contemporains était la clé pour repenser la transformation sociale. Je me suis donc réfugiée dans ce qu’on appelle le post-structuralisme français : Foucault, Derrida, Deleuze, Butler… Mais à un certain moment, dans un enchaînement de circonstances, j’ai suivi un cours avec Felix Duque où nous avons vu Hegel et c’est en ayant l’opportunité de travailler Hegel d’une manière rigoureuse que j’ai réalisé que la modernité a beaucoup à dire. J’avais reproduit un schéma de pensée sans réfléchir, car on disait que la modernité avait généré les conditions de l’oppression actuelle de la société. J’avais rejeté la pensée moderne et l’avais considérée comme une pensée totalitaire, patriarcale, etc. Quand je commence à lire Hegel, quand je vois les possibilités qu’il y a dans la dialectique et quand je découvre toute cette atmosphère intellectuelle de la modernité, surtout de l’idéalisme allemand, cela devient un casse-tête parce que dans la modernité il y a des projets tronqués, des façons de penser qui nous donnent de nombreux outils pour continuer à exiger la transformation au niveau esthétique et politique.

Dernièrement, je me suis intéressée à des auteurs latino-américains et italiens des années 1930, comme Mariátegui, Gramsci, Benjamin, De Martino. J’essaie de croiser leurs pensées car elles permettent de réfléchir à ce qui est populaire face à une menace fasciste. Je suis aussi obnubilée par l’idée du féminin et il y a des auteures, et des auteurs, qui me semblent être des acteurs clés comme Malabou, Derrida, Butler, Mouffe, Lacan et Laclau pour réfléchir à la question de la figure féminine, et au rôle du désir et de la pensée dans le féminin.

P. – En parlant de Hegel, à l’époque il générait des controverses amères entre Laclau et Žižek, motivées par le débat autour de la négativité dialectique, mais à partir de coordonnées contemporaines. Pourquoi considérez-vous cet élément central et quelles conséquences pensez-vous qu’il a pour penser le populisme comme une manière d’articuler la politique ?

L.C. – Dans le livre collectif A contracorriente : materiales para una teoría renovada del populismo (Université Javeriana, 2019), je reprends ce débat entre Žižek et Laclau, en citant de manière critique les deux auteurs. Žižek, à travers la logique hégélienne du maître et de l’esclave, critique la manière dont Laclau construit l’idée d’antagonisme, en établissant une distinction entre nous (ceux d’en bas) et ceux d’en haut. Et il le fait parce qu’il considère que ce dehors (eux) fonctionne comme une projection du désir de l’esclave qui ne veut pas prendre en charge son blocage. Il me semble que cette conception peut être critiquée avec les mêmes armes que Žižek propose. Ce mouvement vers l’auto-négativité de Žižek court le risque d’un repli qui, selon les mots de Hegel, « se satisfait soi-même dans son activité ». De plus, si nous continuons dans la lignée du maître et de l’esclave, après la découverte du sujet dans la solitude (cette malheureuse conscience à laquelle parvient Žižek), apparaissent la vie éthique, le monde. C’est-à-dire que le sujet qui se satisfait est aussi un masque de plus qui tombe dans la phénoménologie de l’esprit. En ce sens, je me distancie de Žižek parce que je crois que le mécanisme par lequel un nous et un eux sont produits, suivant le chemin de Laclau, est opérationnel. Cependant, il me semble que Laclau rejette très vite la dialectique pour penser cette opération, pour penser ce nous et ce eux. Et je crois sincèrement que d’un point de vue dialectique, cela devient beaucoup plus riche. Et là, je reprends Žižek et la dialectique, pour radicaliser cette relation entre nous et eux.

P. – D’ailleurs, dans le livre vous débattez avec Laclau de la récupération de la négativité dialectique…

L.C. – Je valorise positivement le fait que Laclau s’inscrive dans cette tradition qui consiste à réactiver l’antagonisme, à raviver le problème de la négativité. Le problème c’est que Laclau refuse l’idée de médiations et préfère le terme d’articulations. Et il le fait parce qu’il croit que la médiation favorise un enfermement totalitaire postérieur, dans le sens que la médiation serait un dépassement de cet antagonisme constitutif, une positivité supérieure et c’est pour cela que Laclau préfère le terme articulation. Laclau se trompe dans sa manière d’interpréter la médiation, elle correspond à la notion conventionnelle de la dialectique et non pas à celle en jeu dans la science de la logique. Chez Hegel il n’y a pas de positivité supérieure. Tout dépend de la manière de penser le terme aughebung. Ici je suis dans la continuité de mon maître Duque qui m’a appris à toujours voir dans ce terme quelque chose qui se conserve et qui s’annule en même temps. C’est pour cela qu’il me semblait que la notion d’articulation, le terme alternatif par lequel Laclau essaie de s’éloigner de la médiation, ressemble au terme de médiation au sens rigoureux hégélien. Il permet à la fois d’explorer mieux le problème du jeu de la contingence et de la nécessité, à partir des sédimentations historiques.

P. – Dans la conférence de présentation de El circulo mágico del Estado (Lengua de Trapo, 2019), qui vient d’être publié, vous commentiez combien il était problématique d’abandonner l’avant-gardisme. Pourquoi vous semble-t-il important de sauver de manière critique cette catégorie ? Est-ce que cela a quelque chose à voir avec les débats que vous soulignez dans votre livre entre Mariátegui, Gramsci y De Martino?

L.C. – De Martino permet, de même que Gramsci et Mariátegui, de réfléchir au problème de l’archaïque comme une impossibilité constitutive du populaire, du féminin, etc. D’un autre côté, il est intéressant de repenser l’idée de l’avant-gardisme. Je joue entre l’archaïque et l’avant-gardisme, où je problématise l’idée qu’il s’agirait de deux choses opposées : dans le sens où l’archaïque serait la tradition, ce qui reste, et l’avant-gardisme serait la rupture constante. Ainsi, le problème n’est pas tant l’avant-gardisme mais comment nous avons fini par interpréter l’avant-gardisme. Nous avons une lecture trop jacobine, pour reprendre Mouffe et Laclau, dans le sens où nous considérons l’avant-gardisme comme une rupture totale et constante des choses. C’est une lecture qui s’est imposée en Europe mais qui a toujours été davantage problématisée en Amérique latine.

En Amérique latine, un travail plus rigoureux a été fait et il nous permet de comprendre l’avant-gardisme comme une forme de travailler ce que l’on appelle l’archaïque. Ici, des avant-gardistes du début du vingtième siècle comme Gamaliel Churata, Mariátegui, Arguedas, De la Cuadra, Borges, Palacio sont des auteurs clefs pour essayer de comprendre ce que j’essaie d’expliquer ici très rapidement. C’est vraiment dommage que l’on soit encore dans ce colonialisme épistémologique où ces auteurs ne sont utilisés que pour travailler au niveau local et non pas reconnus comme des auteurs classiques comme les autres. Ce serait une grande contribution. Il y a même des auteurs européens comme Hugo Ball, dans La fuite hors du temps qui aide à penser l’avant-gardisme dans ce sens.

C’est pour cela que je m’éloigne de Rancière (qui rejette rapidement l’avant-gardisme) et je m’appuie sur la tradition latino-américaine pour penser que l’avant-gardisme n’est pas ce qui a des longueurs d’avance mais, comme le dit Jorge Alemán, ce qui est excentrique, qui crée des centres dans d’autres lieux, grâce à cette capacité à réinventer le passé et de le travailler de cette manière.

P. – Diriez-vous que la révolution haïtienne et les Jacobins noirs seraient la représentation dans l’inconscient collectif de ce républicanisme plébéien ?

L.C. – Bien sûr, c’est pourquoi il me semble que parfois le discours décolonial de récupération de la culture noire d’un point de vue ancestral fait abstraction de toute l’expérience républicaine qu’elle a eue, à partir de la révolution en Haïti, qui s’est ensuite répandue dans les Caraïbes et en Amérique latine. Des auteurs comme James Sanders, Valeria Coronel ou José Figueroa travaillent très bien ce sujet car c’est un aspect plus historique. En effet, il y a toute une expérience de républicanisme noir, opérant dans les Caraïbes et en Amérique latine que nous avons pratiquement oublié.

P. – Cela nous rappelle le livre d’Antoni Domènech, El eclipse de la fraternidad (Akal, 2019), dans lequel il consacre une partie au républicanisme américain dont même les éléments les plus démocratiques ne cessent de penser à construire un peuple de propriétaires. Et cette tradition née aux États-Unis semble avoir beaucoup plus d’influence dans le reste de l’Amérique que le républicanisme plébéien n’a pu avoir autour de la révolution haïtienne.

L.C. – D’une part, en me référant à la revue que vous avez faite, vous expliquez très clairement ce que Domènech souligne. C’est précisément l’idée que les citoyens deviennent citoyens de la res publica afin de pouvoir être propriétaire dans la sphère privée et continuer à reproduire la logique féodale : les femmes, les enfants, les employés et la nature comme propriétés. Et cette propriété implique une idée de domination, c’est pourquoi, bien que nous vivions dans des républiques, ou dans des monarchies démocratiques, la domination est encore très présente, car l’idée de propriété est celle qui garantit cette forme féodale de domination avec la chose.

Toutes les philosophies, en particulier les féministes, sont chargées de démontrer comment cette forme de domination persiste dans la sphère domestique, où la logique de la propriété entre en jeu dans les relations entre hommes et femmes, au travers du rôle de reproduction des femmes, de l’invisibilité de la force de travail des femmes à cause de la reproduction et du travail domestique. Pour ce qui est de l’autre aspect de la question, j’aimerais faire une distinction entre l’historiographie en Amérique latine et les sciences politiques, car ces deux disciplines abordent différemment le républicanisme. C’est-à-dire que c’est surtout dans les sciences politiques que cette version libérale du républicanisme est diffusée, bien qu’il y ait des auteurs comme Rinesi, parmi d’autres politologues hétérodoxes, qui sont conscients des problèmes que pose cette conception libérale du républicanisme.

En ce qui concerne l’historiographie, en revanche, il y a beaucoup d’historiens latino-américains qui ne travaillent pas sur le républicanisme dans son aspect anglo-saxon, mais plutôt sur le républicanisme basé sur une révision rigoureuse du passé, le passé controversé de l’Amérique latine : indépendance, les expériences républicaines des communautés noires, etc.

P. – Vu que nous nous sommes penchés sur la question du républicanisme, étant donné qu’on l’associe de plus en plus au populisme, quels sont selon-vous les points communs avec la tradition populiste ?

L.C. – Ce qu’il y a en commun entre le populisme et le républicanisme réellement existant, c’est 1. l’importance du conflit dans la vie institutionnelle ; 2. une forme d’institutionnalisme populaire (et non élitiste libéral) ; 3. l’importance du recours populaire au droit ; 4. un moyen de construire l’égalité dans des lieux aussi inégaux que l’Amérique latine et les Caraïbes.

P. – En ce qui concerne l’institutionnel, chez un Laclau plus orthodoxe l’institutionnalisation est présentée comme la mort du politique et la fin de la sympathie, alors que dans l’article que vous avez écrit avec Valeria Coronel (Populismo republicano: más allá de Estado versus pueblo ». Nueva Sociedad, nº 273, pp. 72-82) vous avez problématisé cette approche autour de la possibilité d’une institutionnalisation populiste.

L.C. – D’une part, essayer d’énoncer une institutionnalisation populiste est un geste provocateur, car actuellement la forme de l’institutionnalisation est lue et pensée à partir d’un point de vue libéral, il y a un certain langage associé à la forme dans laquelle l’institutionnalisation fonctionne : le citoyen est un individu et en tant qu’individu il possède une liberté déterminée pour pouvoir exercer librement ces propriétés. Il s’agit d’une tentative de rupture avec l’idée d’institutionnalisation libérale. D’autre part, c’est le fruit d’un projet de recherche sur lequel nous avons passé plusieurs années à essayer de comprendre avec quel discours elle se construit à partir des expériences d’institutionnalisation populiste en Équateur et en Argentine dans lesquelles l’élément de conflit ne disparaît pas lorsque les débats entrent dans les institutions, l’élément conflictuel est toujours présent. De plus, l’institution devient un mécanisme pour faire face au néolibéralisme. Et cela se voit dans les droits qui se construisent, ce sont des droits qui sont conscients que l’État doit avoir une figure réparatrice, l’État n’est garant de rien, il ne fait que réparer.

Par exemple, dans les débats parlementaires au cours desquels l’allocation universelle pour enfant* a été examinée, dans le cas de l’Argentine, il ne s’agit pas d’un simple discours libéral, mais d’un discours selon lequel l’État, l’allocation universelle pour enfant n’est pas la solution définitive, mais un moyen pour l’État de réduire les inégalités générées par le néolibéralisme, un moyen pour l’État de se charger de garantir les droits des enfants, dans la mesure où il leur garantit le droit à l’éducation et à la santé. On a même parlé de sujets politiques, et ce n’était pas que des appréciations et opinions individuelles.

Il y a cela d’un côté, mais d’un autre côté, c’est parce qu’il existe une synergie entre le mouvement social et la configuration d’un droit, un droit qui devient loi, et cela génère une dynamique politique différente de celle du libéralisme, qui répond à cette expérience singulière du républicanisme plébéien qui fait référence aux tentatives en Haïti de construire l’institutionnalité après la révolution haïtienne.

*Revenu de base donné aux familles avec enfants qui ne travaillent pas, dont les parents ne travaillent pas.

P. – Dans votre livre, vous commentez les débats qui ont eu lieu dans les années 1980 entre le populisme et le socialisme autour de la notion d’État, puis vous l’appliquez à la position qu’a l’autonomie actuelle. Ainsi, en Colombie ou au Mexique, dans une société totalement brisée et dans laquelle l’État brille par sa non-existence, il en résulte que cet espace n’est pas occupé par les mouvements organisés de la société civile qui n’ont pas d’organisations mais des mafias ou dans le pire des cas des guérillas organisées qui jouent ce rôle d’institutionnalisation de l’État. En ce qui concerne ces lignes d’action de politique contre l’État qui propose cette autonomie, quelle opinion avez-vous concernant le cas d’Amérique latine ?

C : Dans le débat intellectuel des années 1980 et le débat actuel, il y a une tension entre ceux qui considèrent que l’État trahit toujours le populaire et ceux d’entre nous qui pensent que l’État peut être un outil d’émancipation de la volonté populaire. Les mouvements sociaux d’Amérique latine n’ont rien fait d’autre que de demander une plus grande présence de l’État : santé, éducation, droits environnementaux, etc. Il ne s’agit donc pas de détruire l’État, mais de détruire un type particulier d’État oligarchique qui nous renvoie sans cesse à la dépossession, la violence structurelle et l’exclusion. D’autre part, nous devons radicaliser un État plébéien, comme le fait le populisme.

P. – Depuis 1994, avec l’apparition des zapatistes et leur diffusion en Europe pendant le mouvement anti-mondialisation, il y a eu une réception politique et intellectuelle de l’autonomie, pour le cas européen il consiste à s’opposer à l’État. De la même façon Negri et Hardt ne proposent pas l’État comme une relation sociale mais comme une sorte de bloc monolithique. Cela est aussi illustré dans le cas mexicain par l’attitude des zapatistes envers López Obrador. René Zavaleta Mercado, père intellectuel de García Linera mais auteur bolivien inconnu en Europe, a esquissé une conception différente de l’État comme une idée forte. Que pensez-vous que l’on pourrait mettre en avant de Zavaleta pour une éventuelle réception de ses idées en Europe ?

L.C. – Zavaleta Mercado a une façon très originale de s’approprier les archives de la pensée européenne. Par exemple, en s’appropriant Hegel, il s’approprie un problème classique mentionné ci-dessus : la logique du maître et de l’esclave. Mais il fait une opération très intelligente : il montre qu’en Amérique latine la dialectique du maître et de l’esclave devient un paradoxe noble. Le maître dans la dialectique de Zavaleta est le seigneur et ses particularités répondent non seulement aux formes de pouvoir en Amérique latine mais aussi en Espagne. Il l’assume comme une forme de relation sociale qui ne veut pas être et fait de l’État une utilisation privée du surplus (ce qui est en plus et qui à son tour donne de la valeur). Et, d’autre part, elle crée un désir plébéien qui aspire à être comme le maître, un désir immobile dans lequel chacun sent qu’il est dans la mesure où il ne permet pas à l’autre d’être. C’est le cœur du gamonalisme qui nous a piégés pendant des siècles. Cela peut faire la lumière, et je pense que Villacañas partagerait cette opinion avec moi, pour penser le cas espagnol.

Un autre concept est celui du mélange hétéroclite parce qu’il nous permet de réfléchir à ces différentes sédimentations historiques fonctionnant en même temps. En Europe, il y a la fiction de l’après-guerre selon laquelle le peuple européen est un peuple à qui on a garanti un certain état de bien-être, donc tous sont des citoyens jouissant de leurs droits sans aucun problème. Mais la crise de 2008 a fait exploser ce récit, mettant en lumière une série de blessures ou de sédimentations historiques non résolues et vivant au cœur de notre présent.

P. – En parlant de populisme, vous avez touché un sommet peu exploré dans la théorie postmarxiste : le régime esthétique du populisme. Alors, comment diriez-vous que l’esthétique influence la construction d’une identité ?

L.C. – Je pense qu’il est très important de travailler sur la dimension de l’esthétique dans le sens de la dimension du sensible. Quand nous parlons de la sensibilité, nous parlons des formes de perception et de nos rapports avec les choses et les autres. L’esthétique est la clé pour court-circuiter ce lien de propriété comme domination et dépossession, et elle ouvre la possibilité d’une autre relation de propriété autour de l’usage et de l’attention portée au commun à construire. En temps de crise environnementale et de retour de la misogynie structurelle, il est urgent d’accorder plus d’attention à une nouvelle conception de la propriété, et non pas tant à sa destruction, comme le proposait Marx.

P. – D’ailleurs, ce lien sensible, vous le soulignez en rapport au féminin et au masculin. Dans le livre, vous abordez cette relation en soulignant que le patriarcat qui reproduit le paradoxe seigneurial y sert d’intermédiaire : comment surmonter cette médiation seigneuriale entre le féminin et le masculin ?

L.C. – Dans la Phénoménologie de l’Esprit, Hegel pense à un lien entre frère et sœur où l’égalité rend possible le mouvement. Je vois chez Hegel deux opérations : d’une part, il y a une opération par laquelle il y a un moment d’égalité dans le lien de frère et sœur parce que c’est un lien d’égal à égal, mais alors Hegel défait rapidement ce lien et continue à considérer que la sœur est reléguée au royaume du domestique et le frère, qui va passer à l’individualité, à la vie de citoyen comme propriétaire. Même en tant que critique de cette tournure des événements, je m’intéresse à cet autre moment qui parle de la possibilité de l’égalité.

P. – Vous avez dit à l’université d’été de Lengua de Trapo que le populisme et le féminisme étaient pour vous deux des expériences collectives les plus importantes pour comprendre notre condition actuelle et repenser la condition humaine. Comment pourrait-on réaliser cette synthèse que vous avez annoncée entre le populaire et le féminin ? Serait-ce une hypothèse politique commune ?

L.C. – Je crois que ce sont deux expériences politiques plébéiennes qui doivent être mieux articulées. Dans le cas du féminisme, je partage avec Nancy Fraser de la nécessité de distinguer un féminisme émancipateur d’un féminisme libéral. Le féminisme émancipateur vient d’expériences comme le 8M ici en Espagne ou le Ni Una Menos qui est né en Argentine et a ensuite connu un boom dans différents pays d’Amérique latine. Concernant le populisme, d’autre part, je crois qu’il est important qu’il soit une expérience d’institutionnalisation plébéienne. Le féminisme et le populisme sont donc deux formes de politique qui imaginent une idée d’alternative future au néolibéralisme et qui sont actuellement capables d’articuler le camp populaire.

P. – En fait, en Espagne, il semblerait que le féminisme ait adopté une sorte de logique populiste à tel point qu’il semble avoir effectivement produit un peuple féministe…

L.C. – En effet, dans la logique de Chantal Mouffe et de Laclau, on peut considérer le féminisme comme un signifiant vide qui implique non seulement des revendications de femmes, mais aussi la possibilité d’une nouvelle relation sociale.

P. – En ce qui concerne les soins, dans le livre vous soulignez qu’ils courent le risque d’être pensés d’une manière qui privilégie le domestique. Vous considérez que la politisation de la sphère domestique est un exercice problématique ? Pourquoi ? Deuxièmement, dans une société brisée par le néolibéralisme, vous diriez que les soins peuvent jouer un rôle dans la reconstruction du lien social ?

L.C. – La politisation du domestique est extrêmement importante, je ne la considère pas du tout comme quelque chose de dangereux, je pense que c’est absolument nécessaire. Ma critique porte sur deux points : d’une part, croire que c’est ce qui va remplacer d’autres instances politiques comme les institutions, la démocratie représentative, l’État. Ce que je vois c’est un danger autonomiste en croyant que dans la politisation de la sphère privée il serait possible de trouver l’émancipation. Il est nécessaire de politiser les affaires domestiques, mais ce n’est pas une raison pour supprimer l’État, les institutions, la démocratie représentative. Même la politisation de la vie domestique, l’explication que dans la reproduction de la vie il y a une force de travail féminine et que cette dernière a été historiquement effacée afin de soutenir le capitalisme, dans tout cela il peut y avoir, non pas une destruction de l’État et des institutions, non pas une destruction du droit, mais une transformation radicale de la nature du droit, des institutions et de l’État. Du point de vue du féminisme, nous devons nous réapproprier toutes ces instances et les radicaliser davantage. Le féminisme doit se réapproprier l’État.

D’un autre côté, la reconstruction du lien social à partir du care est extrêmement importante, mais elle risque de vouloir supprimer la dissidence et le leadership comme si l’antagonisme, le conflit et le leadership étaient quelque chose de masculin et patriarcal à détruire. Mais je ne suis pas d’accord, l’histoire de l’humanité a eu des formes de leadership féminin, le conflit, la dissidence, la possibilité de ne pas être d’accord sont importants.

L’idée qu’il existe de nombreuses formes du féminin est également extrêmement importante. Parce qu’on dit souvent que certaines formes du féminin sont une reproduction de la logique masculine. Il y a beaucoup de débats à ce sujet et nous devons nous permettre de réfléchir à la dissidence et au problème du leadership.

P. – Quelles sont donc les pratiques en vigueur en politique pour que la forme qui donne naissance à des styles de leadership comme celui de Merkel réussisse à se présenter comme une figure classique de l’homme d’État ? Cela semble similaire au style de Le Pen en tant que politique dure.

L.C. – Je ne dirais pas qu’elles deviennent masculines, mais que leurs leaderships se désexualisent. Souvent, les sociétés ne soutiennent pas l’érotisme féminin en politique, elles doivent donc désérotiser leur image et se faire passer pour des hommes d’État. Et c’est ce qui s’est passé avec Merkel. Cristina Kichner, par exemple, me semble être une dirigeante plus hybride parce qu’elle érotise et en même temps elle semble très masculine, les deux choses en même temps. Peut-être tout le secret, tout le problème du travail passe-t-il par des sociétés qui soutiennent l’érotisme du féminin sans tomber dans la logique de la horde primordiale qui cherche sa destruction. Et cela, bien sûr, doit commencer en philosophie, pourtant si effrayée par le désir du féminin.

Comment la France insoumise est devenue un parti de gauche contestataire

©Blandine Le Cain

Après une campagne présidentielle en 2017 quasiment parfaite, les déconvenues se sont multipliées pour la France insoumise. Bien qu’une part de celles-ci puisse être imputée à des facteurs extérieurs, la réalité est que les erreurs stratégiques ont été nombreuses et qu’elles sont bien au cœur de la débâcle qui a conduit le mouvement à passer de 19,6% des voix aux présidentielles à 6,3% aux européennes. En cause, une vision de la politique qui relève de la guerre de mouvement permanente et d’une agressivité excessive dans le discours, notamment pendant les périodes qui se prêtaient à un récit plus consensuel et moins clivant. Analyse.


Au cours de l’année 2017, marquée par la mise en œuvre de la recomposition politique à laquelle nous continuons d’assister, nous avons identifié deux enjeux majeurs auxquels la France insoumise allait faire face si elle voulait élargir son électorat vers l’électorat macronien flottant et dégagiste et vers les classes populaires qui sont tentées par le vote Rassemblement national. Le premier passe par la construction d’une crédibilité afin qu’une candidature telle que celle de Jean-Luc Mélenchon ne soit pas perçue comme un « saut dans l’inconnu ». Car en effet, personne ne souhaite jouer son avenir sur un coup de poker. Dans une configuration où le néolibéralisme génère de nombreuses incertitudes et une forte anxiété, les populations ont besoin de certitudes et non d’aventurisme. Le deuxième enjeu consiste en la production d’un discours de protection patriotique face aux menaces de la mondialisation. La construction de ce discours patriotique doit être fondée sur un mode inclusif, et non sur celui de l’exclusion, c’est-à-dire à partir d’une conception civique et politique de la nation plutôt qu’à partir d’une conception ethnique et culturelle. Ce patriotisme est ainsi un levier fondamental pour recréer du lien et rompre le cercle infernal de l’atomisation et de l’individualisme. Très clairement, l’électorat du Rassemblement national émet une forte demande de protection qu’il est possible de capter pour lui donner un sens différent, c’est-à-dire en désignant les élites qui ont failli comme responsables des menaces qui pèsent sur la pérennité de la société plutôt qu’en désignant les plus faibles comme boucs-émissaires comme le fait le RN.

En d’autres termes, l’enjeu était de fournir une promesse d’ordre face à la pagaille néolibérale et non un simple discours de contestation et d’opposition au système. Personne n’a, du reste, besoin d’être convaincu que Jean-Luc Mélenchon est un opposant au système en place. Ce n’est donc pas sur cet aspect-là que les marges de progrès existaient. De notre point de vue, ce travail était en cours dans la France insoumise, mais il a été interrompu après la rentrée politique de septembre 2017.

Là où tout commence

Si l’on repart des suites de l’élection présidentielle, il est possible d’identifier une série d’hésitations quant à la stratégie à adopter. En manque de réponse, le mouvement est revenu à sa culture originelle qui est celle de la gauche radicale, ce qui s’est traduit par une série d’erreurs stratégiques sur lesquelles il faut revenir. Parmi celles-ci, la principale a été de vouloir mener une guerre de mouvement alors qu’il fallait mener une guerre de position. Dit autrement, la France insoumise a activé un discours adapté aux périodes chaudes au moment où il était nécessaire de développer une stratégie propre aux périodes froides où les rapports de force sont moins fluides. L’excès d’agressivité, en particulier, a laissé la formation politique désarmée et inaudible au moment de la mobilisation des gilets jaunes au cours de laquelle il fallait à la fois mobiliser un discours destituant et se présenter comme une option de recours. On nous répondra que la France insoumise n’a pas manqué de soutenir les gilets jaunes et de s’opposer au gouvernement. Sauf qu’un discours efficace ne peut pas être monotone. Plus personne n’écoute une force dont le discours n’est plus capable de produire des variations dans sa partition depuis des mois. Ce discours se mue inéluctablement en bruit de fond que tout le monde ignore ostensiblement. Pour illustrer cet argument, revenons sur les moments-clés qui ont ponctué la sortie de la présidentielle et qui démontrent que les choses ont été faites à contretemps.

Il y a d’abord eu les élections législatives qui ont été la première occurrence du retour d’une rhétorique agressive incarnée par l’attaque dirigée contre l’ancien premier ministre Bernard Cazeneuve. Ce dernier, seul membre du gouvernement relativement populaire, avait été qualifié d’« assassin de Rémy Fraisse » alors que la France insoumise allait avoir besoin des reports de voix de l’électorat socialiste aux élections de juin. À cela, il faut ajouter la ligne de campagne : l’ex-candidat Jean-Luc Mélenchon appelait vainement les électeurs à voter pour son mouvement afin qu’il devienne Premier ministre et qu’il mette en place une VIème République. Aux yeux des gens, la partie se joue lors de l’élection présidentielle qui est le rendez-vous politique majeur : on ne refait pas le match un mois plus tard en plein processus de dépolitisation et de reflux de la participation. Une alternative simple existait pourtant : appeler à voter pour la FI afin de donner de la force au projet de pays incarné par cette force politique. En somme, l’argument est de poser la première pierre d’une société qui doit advenir un jour ou l’autre. C’est par ailleurs exactement le discours qui aurait dû être mobilisé au soir du premier tour, plutôt que de livrer une image de défaite et d’aigreur.

Malgré cette mauvaise campagne, l’obtention d’un groupe parlementaire a permis au mouvement de retrouver une dynamique positive.

L’arrivée de ce nouveau groupe parlementaire a conduit à médiatiser l’action de députés fraîchement élus. Un de leurs premiers gestes a cependant été le retrait de la cravate qui est typique d’une attitude qui consiste à flatter sa propre sociologie et le cœur de son électorat : ici le segment urbain et diplômé de l’électorat insoumis. Cette transgression vestimentaire renvoie à l’imaginaire du désordre et de la contestation. Les classes populaires, de leur côté, cherchent à être représentées correctement. Il est possible de juger cela archaïque, mais c’est une donnée politique à partir de laquelle il faut composer.

La ligne qui a été choisie pour la rentrée 2017 se situe dans la suite logique de ces premiers symboles puisque le groupe parlementaire insoumis s’est mis à dénoncer le projet d’ordonnances sur le droit du travail comme étant un « coup d’État social ». Ce choix sémantique traduit une stratégie de polarisation complètement excessive au moment où, qu’on le veuille ou non, les Français attendaient de voir avant de fixer leur jugement sur l’action d’Emmanuel Macron. On entre ici pleinement dans le vocabulaire de la contestation alors que la période était celle du refroidissement politique et de l’attentisme. De façon convergente avec cette ligne, la FI a alors appelé à ce que la population sorte avec des casseroles, pratique typique de la Tunisie et de l’Amérique latine, et à ce qu’un million de personnes descendent sur les Champs-Élysées. L’absurdité de cet appel dénote une croyance selon laquelle il est possible d’appuyer sur un bouton pour provoquer une crise de régime.

Pourtant, ce discours n’était pas encore univoque comme l’illustre le premier passage de Jean-Luc Mélenchon à l’Émission politique face au Premier ministre Édouard Philippe le 28 septembre 2017. Les observateurs avaient alors été positivement étonnés de la cordialité du discours et du respect entre les deux hommes.

La stratégie contestataire

C’est dans la même Émission politique que le sort a pourtant été scellé le 30 novembre 2017. On se souviendra ainsi de l’échange extrêmement dur avec Laurence Debray, en complète contradiction avec l’image de recours au-dessus des partis qu’aurait dû chérir et préserver Jean-Luc Mélenchon. Image et attitude qu’il s’emploie deux ans plus tard à construire lors de son voyage en Amérique latine. Cette émission a marqué un choix très clair : il faut s’opposer, s’opposer et s’opposer.

C’est qu’à l’époque des premiers signes de mobilisation avaient lieu autour des étudiants et des cheminots. Le choix contestataire a donc impliqué une participation pro-active à la mobilisation. Pourtant, celle-ci marquait déjà la faiblesse des syndicats et était perdante d’avance en raison de son impopularité et de son incapacité à provoquer un débordement sociologique ou à renouveler ses formes. Comme toutes les mobilisations traditionnellement de gauche, c’est-à-dire composées de fonctionnaires, d’étudiants et de diplômés précarisés, son échec était prévisible, notamment lorsque son déclenchement intervient moins d’un an après l’élection du président de la République. De ce point de vue, le mouvement de l’hiver 1995 fait figure d’exception et la société a beaucoup changé depuis. Une attitude plus prudente aurait consisté à soutenir la mobilisation, mais en jouant le rôle de courroie institutionnelle et de porte-voix dans l’Assemblée plutôt qu’en voulant se substituer aux syndicats. Le résultat est que la déroute du mouvement est devenue celle de la France insoumise, qui a donc repris le porte-étendard du camp de la défaite.

À la suite de cette mobilisation a eu lieu le processus d’élaboration de la liste du mouvement aux européennes. Ce processus, vanté pour son originalité, a provoqué un changement de culture au sein de la FI. C’est durant cette période que cette force est devenue introvertie alors qu’elle était jusqu’alors extravertie. Les cadres se sont de fait focalisés sur les enjeux internes et ont cherché à mobiliser des ressources pour avancer leurs pions respectifs et tenter d’influencer la ligne. C’est en raison de ce processus interminable que les divergences internes se sont exacerbées et que les conflits et les départs ont été médiatisés. Quitte à ne pas être un mouvement démocratique, ce qui est revendiqué par la France insoumise et qui n’est pas un drame pour un parti ou mouvement politique, il aurait été peut-être plus prudent de régler la question en quelques jours et d’assumer l’imposition d’une liste avec autorité sans mettre en scène les divergences.

C’était sans compter sur les perquisitions au siège et chez plusieurs élus et cadres du mouvement. Cette scandaleuse opération de police politique a fait très mal à la France insoumise, notamment parce que les scènes ont montré aux Français un visage agressif, voire inquiétant, de cette force. C’est une donnée exogène, parmi d’autres, et il faut admettre que c’est une part de l’explication de la désaffection électorale à l’égard du mouvement qu’il ne faut pas négliger.

En parallèle de ce processus de sélection des candidats, une ligne illisible a été choisie pour les élections européennes. D’une part, le mouvement revendiquait le fait d’en faire un référendum anti-Macron alors que la FI n’était plus la première force d’opposition depuis de nombreux mois. In fine, l’idée d’un référendum ne pouvait faire que les choux gras du RN. D’autre part, un des présupposés de la campagne était que seul l’électorat urbain et diplômé votait aux européennes. Par conséquent, le mouvement a cru qu’il fallait « aller chercher les bobos » et venir chasser sur les terres du PS, du PCF, de Génération.s et d’EELV pour gagner des parts de marchés plutôt que de cultiver son originalité. Pour quiconque a regardé les débats des européennes à la télévision, il était clairement difficile de distinguer les lignes développées par ces différentes forces politiques qui se sont inscrites à gauche.

Les résultats des élections, au soir du 26 mai, ont fait la démonstration inverse : les forces qui ont gagné sont celles qui avaient un message clairement identifiable. Emmanuel Macron, malgré le manque flagrant de charisme de la tête de liste LREM Nathalie Loiseau, a ramassé la mise grâce à l’image de parti de l’ordre qu’il s’est taillée dans la répression violente des gilets jaunes. EELV a essentiellement capitalisé sur une marque simple et mise à l’agenda par le mouvement climat : l’écologie. Le RN, de son côté, a prospéré sur son message de protection et sur la peur de voir LREM arriver en première position à ces élections, dans le droit fil de la logique du référendum anti-Macron. Qu’a fait la France insoumise ? Elle a proposé une « voie de l’insoumission ». Comprenne qui pourra. Ces élections étaient pourtant l’occasion d’affirmer un message de protection et de défense des intérêts de la France en Europe, au moment où des instruments essentiels de notre souveraineté sont bradés. Alors que le Rassemblement national était dans les cordes, l’occasion a été manquée de récupérer une partie de ses électeurs qui désirent avant tout le retour d’un État qui protège. On pourrait évidemment y ajouter des méthodes de campagne qui posent question, notamment en ce qui concerne les dépenses massives dans des holovans (des vans avec des interventions des candidats par hologramme) qui ne représentaient plus une innovation et qui ont fait un flop, ou encore de nombreux meetings partout sur le territoire qui ont absorbé beaucoup d’énergie et de moyens pour une campagne qui se fait en réalité essentiellement sur le terrain des médias et des réseaux sociaux.

Le retour de la gauche d’opposition

Le bilan de ces événements est la réinscription de la FI dans l’espace de la gauche contestataire, magnifiquement symbolisée par la formule de la fédération populaire, qui sonne à peu près comme un Front de Gauche 2.0. De fait, le populisme a été beaucoup trop compris comme un discours d’opposition et d’antagonisme agressif, alors que ce n’est pas le cas comme l’illustre avec succès l’expérience d’Íñigo Errejón en Espagne, très proche des idées du philosophe Ernesto Laclau. Lorsqu’on parle de populisme, on parle de recherche de transversalité à partir d’une opposition à un adversaire commun. Cependant, il n’y a aucune raison que l’opposition à Macron se mue en résistancialisme et en obsession contestataire.

Dans la période post-présidentielle, des tâches fondamentales auraient pourtant pu être accomplies afin de mener une guerre de position et d’acquérir une culture institutionnelle indispensable à la conquête de l’État et à l’exercice du pouvoir. Un des défauts des mouvements, qui sont très efficaces pour gagner des élections et pour se mouvoir au sein des périodes électoralement chaudes, est précisément le défaut d’institutionnalisation. Par conséquent, sans pour autant redevenir un parti, des formes organisationnelles parallèles auraient pu être pensées pour les temps froids afin de se déployer dans la guerre de position.

C’est une des conditions importantes pour mener un travail de légitimation qui est impératif pour toute force de changement radical. Ce travail ne peut pas se réduire au programme, il passe aussi par un ensemble de codes et une culture à s’approprier. Conquérir l’État, c’est activer des réseaux et séduire des décideurs dont les logiques sont spécifiques. L’ouvrage de Marc Endeweld sur les réseaux de Macron, publié en 2019, illustre avec brio l’existence d’un État profond qui ne peut pas être délogé par les élections. Il faut donc être prêt à jouer à l’intérieur de ses interstices et de ses contradictions. Cependant, c’est un travail de longue haleine qui se prépare bien en amont, comme par exemple par la création d’un think tank, l’Intérêt général, intervenue seulement deux ans après l’élection présidentielle du côté de la France insoumise.

De façon convergente avec cet effort à caractère institutionnel, Jean-Luc Mélenchon aurait dû prendre de la hauteur beaucoup plus tôt afin de se positionner en recours. Après 2017 et son catastrophique second tour, Marine Le Pen s’est effacée pendant presque deux ans. Cela ne l’a pas empêchée de revenir en temps voulu. De ce point de vue, le volontarisme et la guerre de mouvement se sont retournés contre la France insoumise.

En réalité, si les gilets jaunes ont émergé, c’est parce qu’il n’y a plus d’opposition en France capable de canaliser le mécontentement. Si le RN s’est légèrement remis sur pied, il semble heureusement condamné à la simple gestion d’une rente électorale. De fait, les gens ont recours à la voie extra-institutionnelle pour se faire entendre quand tous les mécanismes de canalisation de la colère à l’intérieur des institutions, politiques et syndicales, ont été sabotés. De ce point de vue, le pouvoir exacerbe les tensions lorsqu’il mène des opérations de police politique et de sabotage des forces qui lui sont opposées.

Par ailleurs, les gilets jaunes fournissent une seconde leçon stratégique : on ne déclenche pas des guerres de mouvement en appuyant sur un bouton. Il faut accepter qu’on ne choisit pas le terrain sur lequel la bataille politique a lieu. C’est pourquoi il faut s’adapter aux différents types de périodes. Quand la société est très polarisée, il est pertinent d’activer une dose supérieure de conflit dans son discours, tout en jouant la carte du recours aux insuffisances du pouvoir. Quand la conjoncture politique s’apaise, même transitoirement, il faut faire redescendre le niveau de conflictualité.

Dans le cas contraire, le risque est d’être à contretemps et de rester très éloigné du sens commun. On pourrait faire le parallèle avec la question de l’union de la gauche. Il est paradoxal de voir que c’est juste après la présidentielle que la FI aurait pu réaliser un accord à son avantage qui lui assurait une domination durable sur les autres forces, et que c’est au moment où elle était déjà en dégringolade dans les sondages qu’elle s’est mise à considérer que Macron était le champion de la droite et qu’il fallait donc devenir hégémonique à gauche, objectif qui est d’ores et déjà hors de portée par ailleurs.

Et maintenant ?

À la veille des élections municipales, la France insoumise est dans une position très affaiblie. Son capital politique a été dilapidé, c’est pourquoi il lui est beaucoup plus compliqué qu’auparavant de mener une guerre de position. Ce sera vraisemblablement le cas jusqu’à la prochaine élection présidentielle. Des efforts de reconstruction et d’institutionnalisation ont été amorcés par la nouvelle direction, incarnée par Adrien Quatennens qui semble vouloir clore la page des deux dernières années et renouer avec l’aspiration de l’élection présidentielle. À l’évidence, la tâche n’est pas simple dans un contexte dégradé. De ce point de vue, il semble d’ores et déjà acté qu’il faudra un nouvel outil et une nouvelle option transversale, non définie à partir du clivage gauche-droite, pour affronter l’échéance de 2022. Cependant, il paraît peu probable que le coup réalisé en 2017 avec la France insoumise puisse être réédité sans changements très importants.

À ce titre, il est possible d’identifier une série de conditions pour propulser une option potentiellement victorieuse. Premièrement, celle-ci doit construire une opposition entre la majorité de la société et la petite minorité privilégiée qui s’est accaparée l’État, les médias, l’économie, etc. C’est ce type de clivage qui peut être majoritaire dans la société et entrer en résonance avec l’état moral du pays. De plus, imposer ce type de clivage permet d’effacer celui que l’extrême droite cherche à mettre en avant pour conditionner l’agenda et réordonner le champ politique, c’est-à-dire celui entre nationaux et immigrés non-assimilés.

Deuxièmement, cette option électorale doit se situer, sur le plan de sa rhétorique et de son identité, en dehors du clivage gauche-droite si elle souhaite élargir vers des électorats qui lui sont accessibles et qui lui font défaut : la fraction dégagiste des électeurs macronistes de 2017, les abstentionnistes, les classes populaires captives du RN et les jeunes qui ont été un des points forts de la FI au cours de la dernière élection présidentielle. C’est ici que le patriotisme progressiste, inscrit dans le droit fil de la Révolution française, entre dans la danse. La transversalité de la référence à la patrie et à la nation civique permet de déborder l’imaginaire restreint de la gauche traditionnelle.

Troisièmement, cette force doit générer des certitudes et faire la démonstration de sa crédibilité. De ce point de vue, le discours sur la convocation d’une constituante au lendemain d’une élection semble contre-productif. Il n’est pas possible de déclarer « donnez-moi le pouvoir pour que le lendemain je l’abandonne. » Les électeurs élisent des représentants pour qu’ils assument le pouvoir et leurs responsabilités. La référence à l’Amérique latine trouve ici une de ses limites. À l’inverse, le système de shadow cabinet du Labour au Royaume-Uni est une référence intéressante.

Quatrièmement, il faudrait que cette option apparaisse comme neuve et innovante, non nostalgique des formes du passé. La France est en particulier très en retard en matière d’usage politique de l’environnement numérique. Alors qu’il y a beaucoup de place pour innover, peu de forces politiques semblent avoir pris cette voie. La France insoumise reste, à cet égard, la formation la plus en avance sur ses concurrents, exception faite d’Emmanuel Macron sur certains segments. Comme l’illustrent les champs politiques italien et étasunien, beaucoup de choses sont à faire en la matière. Enfin, il n’y a pas de discours victorieux contre Emmanuel Macron sans suivre une ligne de crête qui allie un message d’ordre et de protection d’une part, de la nouveauté, de la hype et de la disruption d’autre part. D’une certaine façon, il est nécessaire de définir un alliage complexe entre les aspirations progressistes et les aspirations défensives de conservation de l’existant.

Est-ce que la France insoumise est encore capable de se transformer en parti de gouvernement et de changement radical ? Il y a de nombreuses raisons d’en douter. Son avantage, pour l’heure, est que ses concurrents semblent encore moins en situation d’exploiter la nouvelle donne politique créée par le macronisme, qui a pour le moment annihilé toute forme d’alternative à l’intérieur du bloc oligarchique. 2022 est encore loin et ce quinquennat ne manque pas de surprises comme le démontrent l’affaire Benalla et le mouvement des gilets jaunes. Le champ politique français semble plus que jamais marqué par le sceau de l’incertitude radicale et par l’impossibilité d’établir des anticipations linéaires. À n’en pas douter, les rapports de force vont encore sensiblement évoluer et se déplacer. Rien n’est donc acté.

Grandeur et décadence du Mouvement cinq étoiles

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Beppe_Grillo_-_Trento_2012_02.JPG
Beppe Grillo, figure historique du M5S ©Niccolò Caranti

Le Mouvement cinq étoiles, en Italie, constitue un objet de fascination pour les politistes, tant il défie les catégories établies pour caractériser les formations politiques en fonction de leur type d’organisation ou de leur orientation idéologique. Emblématique de « l’ère populiste » dans laquelle nous sommes censés être plongés, et outsider autoproclamé du paysage politique italien, ce mouvement original et hétéroclite a connu une ascension rapide, jusqu’à sa nette victoire lors des élections législatives de mars 2018 et son accession au pouvoir en coalition avec la Lega de Matteo Salvini. Pourtant, la dynamique semble depuis lors s’être essoufflée, à tel point que le rapport de force entre les deux partis de gouvernement s’est inversé au profit des leghisti. Les difficultés rencontrées par les Cinque Stelle sont nombreuses, du chaotique exercice du pouvoir au niveau local à l’absence d’identité politique claire à opposer à la ligne de droite radicale avancée par Salvini, en passant par la difficile gestion de l’évolution organisationnelle rapide du parti. Au-delà de certains traits idiosyncratiques du mouvement, la plupart des difficultés qu’il rencontre peuvent être comprises en croisant l’approche laclauienne du populisme et l’analyse politologique du contexte politique de l’Italie post-guerre froide.


 

Le 4 mars 2018, jour des dernières élections législatives italiennes, David Broder publiait dans Jacobin un article au titre provocateur : « Italy is the Future »[1]. Quoi ? Un pays traînant le boulet d’une dette publique considérable et d’une croissance économique atone, décrié pour sa gestion clientéliste des ressources publiques, marqué par des profondes inégalités territoriales, en proie à la succession de mouvements populistes depuis trente ans, témoin impuissant de la montée d’une extrême droite néo-fasciste, incarnerait l’avenir de l’Europe ? Une telle affirmation était d’autant plus subversive qu’elle heurtait de plein fouet le récit dominant, porté par l’extrême-centre de Tony Blair à Emmanuel Macron, selon lequel l’avenir réside dans « l’économie de la connaissance », la flexibilité, l’ouverture, la rationalisation. Ce récit portait en lui un diagnostic qui a joué le rôle de mantra pendant la crise de la zone euro : les économies de la périphérie européenne étaient inadaptées, il fallait les réformer en profondeur pour qu’elles puissent jouir à plein des bienfaits de la mondialisation et de l’intégration européenne par les marchés. Dans ce contexte, la « tentation populiste » – il y aurait beaucoup à dire sur le recours à un champ lexical de l’antéchrist dans le discours antipopuliste, mais ce n’est pas notre objet ici – est elle-même perçue comme un signe de l’arriération de certains secteurs de la population, les fameux « perdants de la mondialisation ». Souvent à leur insu, les observateurs qui proposent ce genre d’interprétations retombent en fait sur un vieux topos des théories de la modernisation en vogue dans les années 1960 et 1970, qui percevaient la montée en puissance de certains mouvements et régimes dans les pays du Tiers-monde comme la marque d’une résistance de certains secteurs de ces sociétés contre les transformations induites par la modernisation/mondialisation[2].

Il y avait donc un côté extrêmement provocateur et contre-intuitif à considérer que l’Italie puisse incarner une quelconque version du « futur de l’Europe ». Pourtant, à y regarder de plus près, il bel paese a présenté de façon extrêmement précoce et marquée l’ensemble des traits que les politologues désignent comme des évolutions structurelles des démocraties occidentales : déclin de la participation politique, effondrement des partis traditionnels et de la gauche historique en particulier, médiatisation et personnalisation de la vie politique, montée en puissance concomitante de la technocratie et du populisme, résurgence de l’extrême droite, etc. Les appareils de partis de masse qui avaient marqué la politique italienne de l’après-guerre se sont en effet effondrés ou ont connu une recomposition forcée à la suite du scandale de Tangentopoli au début des années 1990 ; la montée en puissance de Berlusconi a préfiguré celle de nombreux leaders populistes actuels ; l’accès aux responsabilités exécutives se partage depuis lors entre des gouvernements populistes, d’extrême-centre et « technocratiques » (Lamberto Dini, Mario Monti) ; la Lega Nord, enfin, s’est très tôt affirmée comme mouvement précurseur de la déferlante d’extrême droite qui touche aujourd’hui le continent européen.

La convergence des principaux partis de gouvernements autour de la nomination du gouvernement « technique » et sévèrement austéritaire de Mario Monti, a achevé de décrédibiliser la classe politique italienne.

À ce contexte de moyen terme, marqué par de profondes évolutions du paysage politique italien, il faut ajouter celui de la crise de la zone euro et de sa gestion dans la péninsule. La convergence des principaux partis de gouvernements autour de la nomination du gouvernement « technique » et sévèrement austéritaire de Mario Monti, a achevé de décrédibiliser la classe politique italienne. Cette alliance dissipait en effet les dernières illusions d’une alternance possible et véhiculait l’image d’élites complices et soumises aux injonctions européennes. Bref, le scénario de la « post-politique », ou de la gouvernance « post-démocratique », pour reprendre les termes utilisés respectivement par Chantal Mouffe et Colin Crouch, semblait se matérialiser pleinement.

C’est dans ce double contexte qu’il faut comprendre l’ascension du Movimento Cinque Stelle (M5S), créé formellement en 2009 et qui connaît ses premiers succès électoraux durant les années de crise économique, avant que sa progression régulière ne finisse par lui ouvrir les portes du gouvernement national en 2018, en tant que première force politique de la botte. Mouvement atypique du point de vue organisationnel et idéologique, il a su se poser en unique alternative à « l’establishment », canaliser la profonde désaffection des citoyens à l’égard de celui-ci et se construire dans l’espace laissé vide entre l’individu et l’État par la désagrégation des appareils partisans. La lune de miel entre le M5S et l’électorat italien semble pourtant déjà bel et bien terminée. Outre les difficultés liées à la normalisation et à l’institutionnalisation d’un jeune mouvement qui avait fait de son extériorité au « système » sa marque de fabrique, les précoces expériences d’exercice du pouvoir au niveau local (à Turin et à Rome, en particulier) n’ont pas été sans heurts ni sans polémiques. Surtout, les récentes élections européennes ont acté une transformation radicale du rapport de force entre les deux acteurs du gouvernement italien, le Movimento et la Lega : alors que le premier a vu son score passer de 32% à 17% entre le scrutin législatif national et le scrutin européen, le second a opéré un bond spectaculaire de 17% à 34% sur la même période. Depuis lors, le leader de la Lega a profité de son avantage pour précipiter une crise de gouvernement, dont l’issue reste pour l’instant très incertaine et qui pourrait même, paradoxalement, raviver un M5S moribond. C’est ici que les cinq étoiles posent un défi intellectuel majeur : est-il possible de comprendre à la fois leur ascension fulgurante et leurs déconvenues à partir d’un même prisme d’analyse ? Pour cela, il faut évoquer le contexte politique italien de ces trente dernières années afin d’analyser ce qui, parmi les caractéristiques propres du Mouvement cinq étoiles, détermine sa faculté d’adaptation à celui-ci tout autant que son incapacité à le transformer véritablement.

La post-démocratie du vide

L’Italie, décrite comme une « particratie », lieu par excellence de la confrontation entre partis fortement organisés et idéologisés pendant la guerre froide (en particulier entre la démocratie chrétienne et l’eurocommunisme), a bien changé depuis lors. Le scandale de corruption survenu au début des années 1990 (Tangentopoli) y a provoqué un véritable séisme politique et forcé la disparition (ou la recomposition) des forces dont l’opposition avait rythmé la vie politique des quarante années antérieures. Le pays est devenu, en l’espace de quelques années, un véritable laboratoire politique des évolutions que connaissent aujourd’hui peu ou prou toutes les démocraties occidentales.

L’effondrement des partis de masse italiens intervient en pleine période de triomphe néolibéral et de proclamation de la « fin de l’Histoire », symbolisée en Italie par l’émerveillement candide d’Achille Occhetto, dernier secrétaire du Parti communiste italien, devant le spectacle des gratte-ciels de Manhattan[3]. La disparition des appareils partisans traditionnels n’a pas donné lieu à l’émergence de formations du même type. Les nouvelles forces politiques de la « Seconde République » n’étaient plus ces structures intermédiaires, ancrées dans des univers sociaux bien distincts et fonctionnant comme des lieux-objets de l’identification collective. La forme classique du parti politique du XXème siècle était en effet celle d’une organisation fortement structurée, dotée d’un ancrage social et territorial profond et stable. Elle fonctionnait comme une courroie de transmission entre les groupes sociaux et l’État, dans les deux directions : d’une part, elle agissait comme vecteur d’expression et de représentation des revendications de sa base sociale dans les institutions étatiques et, d’autre part, elle contribuait à l’encadrement et à la politisation de cette base tout en veillant à la satisfaction de ses revendications par la redistribution de ressources publiques. Elle était à la démocratie ce que les corporations étaient à l’Ancien Régime.

Les anciennes structures intermédiaires ont laissé leur place à des formations politiques extrêmement dépendantes de la figure d’un leader charismatique, dans un contexte de médiatisation aiguë et de personnalisation exacerbée de la vie politique.

Ce modèle, en Italie comme presque partout ailleurs, avait déjà entamé un processus d’érosion depuis la fin des années 1970, sous le double effet d’un évidement par le bas et par le haut. Par le bas, avec le début de la désaffiliation partisane, de la complexification du jeu politique, de l’émergence d’une classe moyenne et de la désaffection à l’endroit des institutions. Par le haut, avec le phénomène de « cartélisation »[4] des partis politiques, de plus en plus associés à l’Etat et dépendants de ses ressources à mesure que leur ancrage dans la société se fragilisait. Là où une telle évolution s’est poursuivie sous la forme d’une érosion lente dans la plupart des démocraties occidentales – baisse continue de la participation politique, déclin électoral des partis de gouvernement traditionnels, poursuite de la désaffiliation partisane (et syndicale), etc. – l’Italie a donc connu son accélération brusque avec l’implosion du système politique au début des années 1990, qui a plongé le pays dans une nouvelle ère.

C’est le moment de l’ascension du « phénomène » Silvio Berlusconi et de son « non-parti »[5], Forza Italia, qui allaient profondément et durablement transformer la société et la politique italiennes. Manifestation avant-gardiste d’un populisme de riches hommes d’affaires dont les exemples sont légion aujourd’hui, et dont le plus édifiant est sans aucun doute celui de Donald Trump, Berlusconi a amorcé la transformation du système politique italien vers une « démocratie du leader »[6]. Les anciennes structures intermédiaires ont laissé leur place à des formations politiques extrêmement dépendantes de la figure d’un leader charismatique, dans un contexte de médiatisation aiguë (à laquelle Berlusconi, propriétaire de nombreux médias italiens, a lui-même fortement contribué) et de personnalisation exacerbée de la vie politique. Sans surprise, de telles mutations organisationnelles ont été accompagnées de transformations idéologiques correspondantes, avec l’effacement de clivages autour des grandes orientations de la société au profit d’un clivage pro-/anti-Berlusconi qui allait rythmer la vie politique italienne jusqu’au début des années 2010.

Ces évolutions sont extrêmement emblématiques de « l’évidement » des démocraties occidentales décrit par Peter Mair[7], c’est-à-dire de la disparition des formes d’encadrement, de représentation et de médiation qui avaient caractérisé le modèle de démocratie des partis à son apogée, durant les Trente Glorieuses. Par ailleurs, cette tendance s’est trouvée accentuée et ossifiée par le processus d’intégration européenne. En transférant toujours plus de compétences au niveau européen – soit pour les exercer conjointement dans les espaces de négociation intergouvernementaux, soit pour les déléguer à des institutions technocratiques non élues – les élites politiques nationales se sont insularisées vis-à-vis de toute forme de pression populaire.

Le niveau national serait devenu le règne de la « politique sans attributions », tandis que le niveau européen incarnerait au contraire une logique « d’attributions sans politique ».

Cet isolement s’est concrétisé dans deux transformations majeures. La première est une transformation institutionnelle au cœur de l’État même. L’État-nation européen se serait progressivement transformé en État membre[8], dont la dépendance accrue à l’égard des partenaires européens confère une prévalence toujours plus grande au pouvoir exécutif au détriment des Parlements nationaux, pourtant seuls véritables dépositaires de la souveraineté populaire. La seconde transformation réside dans le creusement d’un fossé entre les lieux d’exercice de cette souveraineté et les lieux d’élaboration concrète des politiques publiques. Le niveau national serait devenu le règne de la « politique sans attributions » (politics without policies), tandis que le niveau européen incarnerait au contraire une logique « d’attributions sans politique » (policies without politics)[9]. C’est une autre manière de réciter l’adage selon lequel « ceux que nous élisons n’ont pas de pouvoir, et ceux qui exercent le pouvoir, nous ne les élisons pas », qui nourrit l’inquiétude de nombreux observateurs quant à la nature post-démocratique de notre temps.

Dans une telle situation, les ressources et l’espace manquent pour conduire des politiques publiques alternatives. L’impression de collusion entre élites politiques d’obédiences variées concourt à creuser un peu plus le vide entre ceux-ci et leur base sociale. En retour, cette distance encourage les élites à approfondir encore ce processus d’auto-isolement, ce qui conduit à terme à une délégitimation du système de représentation et de décision dans son ensemble. Ce phénomène explique en grande partie la prolifération de partis dits populistes et anti-establishment un peu partout en Europe.

L’un des éléments clés de ce processus est bien sûr l’appartenance à l’Union économique et monétaire. Celle-ci réduit considérablement l’espace des politiques économiques disponibles au niveau national en interdisant toute dévaluation unilatérale et en imposant des normes strictes en matière de contrôle de l’inflation et de la dépense publique. L’Italie, économie inflationniste, coutumière des dévaluations compétitives et dépositaire d’une dette publique faramineuse – mais qui n’a jamais suscité d’inquiétude véritable avant la crise de la zone euro[10] – a subi plus que quiconque l’impact de cette nouvelle donne. Les nouvelles élites politiques acquises au dogme néolibéral, du centre-gauche au centre-droit de l’échiquier politique, faisaient à l’unisson l’éloge de l’Union européenne comme « contrainte extérieure » (vincolo esterno) favorisant une « rationalisation » salutaire des finances publiques. Avec l’éclatement de la crise des dettes souveraines au sein de la zone euro, un cap supplémentaire a été franchi. Alors que la situation économique et sociale se détériorait considérablement dans la péninsule, et sous la pression aiguë des institutions européennes, l’ensemble des forces politiques de l’establishment ont soutenu la nomination d’un gouvernement technique, dirigé par Mario Monti, qui a couplé des mesures d’austérité budgétaire et des réformes structurelles d’une ampleur inédite.

C’est dans ce contexte bien spécifique, situé au croisement des transformations de long terme du paysage politique et des effets de décrédibilisation de la classe politique italienne dans le cadre de la crise économique, que le Movimento cinque stelle a engrangé ses premiers succès électoraux.

Naissance, caractéristiques et évolution d’un mouvement atypique

Le Mouvement cinq étoiles est né sous l’impulsion du duo constitué de Beppe Grillo, humoriste et acteur connu pour ses diatribes à l’encontre de la classe politique italienne, et de Gianroberto Casaleggio, entrepreneur et consultant informatique. Ensemble, ils fondent en 2005 le blog beppegrillo.it (géré par l’entreprise du second, Casaleggio Associati), qui deviendra en l’espace de quelques années l’un des blogs les plus consultés d’Italie. Les années suivantes seront marquées par l’organisation d’événements à partir de plateformes en ligne (rencontres meetups, vaffanculo days, etc.) et par de premières participations aux élections municipales à travers des listes « Amis de Beppe Grillo ». À l’été 2009, Grillo propose sa candidature aux élections internes du Parti démocratique (PD), d’orientation sociale-libérale, qui sera refusée en raison de ses attaques répétées contre les élites dirigeantes de ce même parti. Dans la foulée, le nom et le symbole du Mouvement cinq étoiles sont présentés en octobre.

Depuis ses débuts, le M5S affiche un profil organisationnel et idéologique extrêmement atypique, qui déroute les observateurs et déjoue la plupart des explications et catégories classiques de la science politique.

À partir de là, le mouvement connaît un succès croissant lors des échéances électorales successives. Il obtient d’abord de bons résultats aux élections régionales de 2010 en Emilie-Romagne et dans le Piémont. Il est ensuite définitivement consacré comme force politique nationale lors des élections locales de 2012, au cours desquelles il obtient notamment la mairie de Parme. Premier parti en nombre de voix lors des élections régionales siciliennes de la même année, il s’impose comme troisième force politique de la botte aux élections législatives de 2013 (qui font suite à l’interlude du gouvernement « technique » de Mario Monti) avec 25,56% des voix à la Chambre et 23,80% au Sénat. Ces résultats spectaculaires sont tout simplement les meilleurs, pour une première participation électorale à l’échelle nationale, enregistrés en Europe depuis 1945[11]. Il confirme – quoiqu’avec un léger tassement – ces résultats lors des élections européennes de 2014, à l’issue desquelles il obtient 17 eurodéputés. Il étend ensuite sa couverture territoriale lors des élections régionales successives et parvient même, en 2016, à accéder au pouvoir dans les métropoles de Turin (Chiara Appendino) et de Rome (Virginia Raggi). L’aboutissement de cette montée en puissance régulière advient lors des élections législatives de mai 2018. Profitant de l’effondrement spectaculaire du PD et de la parabole descendante de Berlusconi, le Mouvement cinq étoiles s’impose très nettement comme première force politique avec 32,68% des suffrages exprimés. À la suite de ce résultat, il constitue un gouvernement avec la principale force de la coalition de droite, la Lega de Matteo Salvini (17,35%).

Depuis ses débuts, le M5S affiche un profil organisationnel et idéologique extrêmement atypique, qui déroute les observateurs et déjoue la plupart des explications et catégories classiques de la science politique[12]. Sur le plan de l’organisation, le parti – qui se présente comme un mouvement – est caractérisé à son origine par l’absence presque totale de structures intermédiaires. Il se partage entre le leader et son blog d’une part, et les activistes présents sur le territoire, d’autre part. Véhiculant l’image d’une organisation aux mains de ses activistes et reposant sur la délibération en ligne de ses inscrits, le mouvement se caractérise surtout par une centralisation extrême autour de son leader, qui profite de l’absence de structures intermédiaires pour exercer un droit de contrôle exclusif sur la sélection des candidats et l’élaboration des programmes. Progressivement, à partir de son entrée au Parlement en 2013, le mouvement va connaître l’apparition d’un troisième terme, le groupe parlementaire. Il s’engage alors dans un timide processus d’institutionnalisation, avec l’adoption de critères de rotation des charges internes à ce groupe, la mise en place de codes de comportement à signer avant d’entrer en fonction, ainsi que la désignation d’un « directoire » servant de point de référence. Avec la montée en puissance du groupe parlementaire et des élus locaux, la complexification de la structure du mouvement, la mort de Casaleggio en 2016 et les questions soulevées par la gestion de son entreprise, les tensions entre les trois pôles du parti (le leadership, les activistes et les élus) vont s’accentuer et émailler la vie du mouvement jusqu’à aujourd’hui.

Sur le plan idéologique et programmatique, le profil des Cinque Stelle n’est pas moins atypique. Les thèmes examinés sur le blog reprenaient en grande partie ceux que Grillo abordait dans ses spectacles : écologie et affres de la mondialisation, défauts de la société de consommation, corruption, servilité des grands médias et incurie de la classe politique italienne dans son ensemble. Ceux-ci se retrouvent dans les propositions programmatiques du parti, qui mêlent des thèmes classiques de la gauche (environnement, décroissance, protection sociale) et des thèmes plus nettement marqués à droite (euroscepticisme, chauvinisme économique). Le résultat de ce double ancrage est que les principales échelles de mesure positionnent le parti vers le centre (quoique légèrement à gauche) ; toutefois, ce positionnement semble résulter de l’équilibre entre des positions de gauche et de droite plutôt que d’une position « ni de gauche, ni de droite ».

L’identité idéologique du mouvement est rendue d’autant plus complexe et incertaine qu’elle varie considérablement entre les composantes du parti (le leadership, le groupe parlementaire, la base activiste et l’électorat) et dans le temps. En définitive, l’armature idéologique du mouvement semble reposer sur deux piliers. D’une part, elle promeut l’inclusion de thématiques délaissées par les autres forces politiques mais rencontrant un écho considérable dans l’électorat, permettant ainsi de combler un déficit de représentation. D’autre part, elle agite la promesse d’un renouvellement et d’une « moralisation » de la classe politique. La coexistence de thèmes hétéroclites et d’éléments parfois contradictoires est assurée précisément par la focalisation sur cette « question morale », véritable ciment permettant la jonction de positions difficilement conciliables.

Les caractéristiques spécifiques du M5S, qui en font un sujet politique sui generis du point de vue organisationnel et idéologique, ne doivent pas être sous-estimées et oubliées au profit de son inclusion dans des catégories théoriques préétablies. Il est pourtant difficile de résister à la tentation de lire ce mouvement à partir de la grille d’analyse du populisme d’Ernesto Laclau, tant celle-ci semble idéale aussi bien pour en décrire les caractéristiques que pour en analyser la genèse et l’évolution ou en évaluer les forces et les faiblesses. Son approche du populisme, développée en partie avec sa compagne Chantal Mouffe au fil de plusieurs ouvrages[13], est désormais bien connue dans l’espace francophone. Elle tranche avec les définitions classiques qui assimilent le populisme à une idéologie, un style politique ou un type de mouvement spécifique ; elle l’envisage plutôt comme une logique politique, une manière de construire et d’articuler les identités politiques. Cette logique consiste en la construction d’un sujet populaire, d’un « peuple », à partir de la création d’une frontière antagonique entre un « nous » (le sujet populaire) et un « eux » (son adversaire/ennemi).

Deux éléments sont fondamentaux dans ce processus de construction. En premier lieu, ce processus est contingent : le contenu des identités politiques n’est pas donné au préalable (par exemple par le processus de production qui réduirait l’opposition nous/eux à un conflit entre travailleurs et propriétaires), mais est le produit d’une articulation discursive. Il s’ensuit que le contenu du populisme peut tout aussi bien être émancipateur que réactionnaire, selon la façon dont sont construits le peuple (comme un sujet politique et inclusif ou ethnique et exclusif, par exemple) et son adversaire/ennemi (les élites économiques et politiques, les migrants, les intellectuels, etc.). En second lieu, l’unité du sujet populaire n’est pas le résultat de caractéristiques positives que ses membres partagent, mais est produite négativement par la commune opposition à l’adversaire/ennemi. Celui-ci est tenu pour responsable de l’insatisfaction d’un ensemble de demandes sociales hétérogènes qui, parce qu’elles partagent cette commune insatisfaction, peuvent être agrégées et former une « chaîne d’équivalence », soit l’armature du sujet populaire.

Enfin, dans ce processus, il est courant que l’une des demandes assume la fonction de représentation de l’ensemble de la chaîne. On parlera alors de « signifiant (tendanciellement) vide » : il s’agit d’une demande qui perd progressivement son contenu spécifique à mesure qu’elle devient l’incarnation de toutes les autres. L’exemple classique donné par Ernesto Laclau est celui de la lutte du syndicat Solidarnosc en URSS, devenu le symbole de l’ensemble des aspirations démocratiques de la société. Plus proche de nous, les gilets jaunes ont fourni l’exemple le plus limpide de ce processus : le gilet jaune, au départ lié à la protestation originelle contre la taxe sur le carburant, s’est progressivement chargé d’une signification beaucoup plus large pour incarner les aspirations de justice fiscale et de démocratie directe de tout une frange de la population française.

Le M5S court-circuite la logique d’affrontement entre centre-gauche et centre-droit en lui substituant une opposition entre les « citoyens honnêtes », les « petites gens », et les élites politiques et économiques de tous bords, dépeintes comme un ensemble indifférencié et corrompu.

Le M5S correspond pleinement à cette logique populiste décrite par Ernesto Laclau, tant il présente l’ensemble des traits qui lui sont associés. Il naît et prospère dans un moment de dislocation sociale profonde, où les effets de la crise économique génèrent une insatisfaction croissante des demandes sociales. Ces demandes ne peuvent toutefois pas être exprimées et traitées via les canaux politiques établis en raison de la crise structurelle de représentation politique dans laquelle le pays est plongé depuis les années 1980. Le M5S peut alors, sur la base de celles-ci, construire un nouveau sujet populaire uni par son opposition aux élites politiques et économiques, tenues pour responsables du dévoiement de la souveraineté populaire. Il court-circuite la logique d’affrontement entre centre-gauche et centre-droit en lui substituant une opposition entre les « citoyens honnêtes », les « petites gens », et les élites politiques et économiques de tous bords, dépeintes comme un ensemble indifférencié et corrompu. D’ailleurs, le M5S est probablement l’une des manifestations les plus pures[14] du populisme à la Laclau – reflétant par là le degré de délitement du paysage politique italien et la pureté de ses épisodes technocratiques. En effet, contrairement à de nombreux partis populistes dits « de gauche » (Podemos, La France Insoumise) ou « de droite » (Front national, AfD), il repose sur une chaîne d’équivalence extrêmement étendue qui couvre la quasi-totalité du spectre politico-idéologique de l’électorat italien. Ceci est rendu possible par la mise sous le tapis des questions potentiellement clivantes en son sein – celle de l’immigration, par exemple – et par la focalisation sur la « question morale » (la corruption des élites politiques et la nécessité de donner les clés de l’activité politique aux citoyens ordinaires). Cette dernière joue le rôle de signifiant vide permettant, grâce à son caractère vague et protéiforme, de maintenir l’unité du mouvement. À bien des égards, le M5S n’est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, le phénomène du péronisme argentin, dans lequel la centralité de la figure du leader exilé jouait le rôle de signifiant vide permettant d’agréger des groupes hétérogènes allant du fascisme au marxisme[15].

En plus d’incarner à plein la logique populiste, le M5S est aussi la plus parfaite expression, sur un plan organisationnel, de l’air du temps, cette ère de la désintermédiation dont l’Italie fournit un exemple particulièrement précoce et avancé. Le rôle central dévolu au leader, l’absence presque totale de structures intermédiaires, l’organisation lâche et flexible, le recours à internet et aux réseaux sociaux, les mécanismes de participation directe en ligne, l’absence de liens organiques vis-à-vis du monde syndical et associatif, tous ces éléments font des grillini une espèce politique particulièrement adaptée au nouvel écosystème. Combinant paradoxalement les traits d’une verticalité et d’un centralisme extrême, d’une part, et d’un fonctionnement se voulant horizontal et participatif, d’autre part, il représente une forme politique aux antipodes du parti de masse du XXème siècle.

Malgré ces nombreux points forts, le M5S est actuellement en proie à d’énormes difficultés. Sa participation au gouvernement national se révèle être un fiasco.

Nul doute que la combinaison de ces éléments, qui fait du M5S un populisme 2.0 particulièrement adapté à l’ère de la désintermédiation, est pour beaucoup dans l’ascension fulgurante du mouvement et ses succès. Au nombre de ceux-ci, on peut compter la revitalisation d’un système politique moribond, la représentation de secteurs électoraux extrêmement défiants vis-à-vis des institutions, la mise sur le tapis de thèmes peu traités par les autres partis (l’environnement, l’éthique en politique, etc.) ou encore l’adoption de mesures économiques et sociales timides mais tangibles (dont le fameux « revenu de citoyenneté »). C’est précisément parce qu’il est une coupole extrêmement large et ambiguë que le mouvement est parvenu à étendre son appel électoral et à concentrer sur lui le vote des secteurs aliénés de la population. L’absence de tradition idéologique bien définie – hormis l’anti-partisme de Adriano Olivetti[16] – a donné une flexibilité inédite au M5S et lui a permis de recueillir des voix chez les déçus de toutes les formations politiques, toutes obédiences idéologiques confondues. C’est aussi en raison de sa stratégie organisationnelle originale et innovante qu’il est parvenu à mobiliser et à créer un sentiment d’identification collective.

Malgré ces nombreux points forts, le M5S est actuellement en proie à d’énormes difficultés. Sa participation au gouvernement national se révèle être un fiasco. En l’espace d’un an et demi, la Lega emmenée par un Matteo Salvini déchaîné est parvenue à renverser le rapport de force en sa faveur, devenant très largement le premier parti d’Italie dans les intentions de vote – concrétisées lors du scrutin européen de mai 2019 – et réduisant de moitié celles du Mouvement cinq étoiles. Avec un flair politique certain, il n’a pas cherché à traduire son avantage immédiatement par une renégociation des attributions ministérielles, mais s’est attelé à le renforcer un maximum en augmentant progressivement la pression sur son partenaire de gouvernement. Au plus fort de sa domination, après des mois passés à faire porter le chapeau au M5S sur un certain nombre de dossiers et à jeter le doute sur sa loyauté politique – par exemple en le faisant passer pour complice du PD dans la confirmation des forces de l’establishment au niveau européen, incarnée par le vote en faveur de la nouvelle Commission – il a porté l’estocade décisive. Profitant d’un vote défavorable du M5S sur un projet de loi avancé par la Lega concernant la ligne Lyon-Turin, il a fait voler en éclats la coalition gouvernementale. Il espère ainsi un retour aux urnes rapide qui le consacrera comme première force politique de la botte et devrait lui permettre de gouverner seul ou en maître incontesté d’une coalition avec d’autres forces de la droite italienne.

Comment expliquer un retournement aussi rapide et profond du rapport de force entre le M5S et la Ligue ? Forte est la tentation de l’attribuer au talent communicationnel du leader de la seconde qui, à partir de sa position de ministre de l’Intérieur, est parvenu mieux que quiconque à imposer son agenda, à attirer l’attention médiatique et à utiliser les possibilités de communication directe offertes par les réseaux sociaux. Au mieux, une telle explication est cependant partielle. Au pire, elle relève d’une forme de pensée tautologique (puissance communicationnelle et force politique se confondent et s’expliquent l’une l’autre), voire magique (le charisme du chef est doté d’une origine mystérieuse et d’un statut presque mystique). Elle ne prend en compte ni les particularités du M5S – après tout, le mouvement n’est pas en reste en termes de maîtrise de la communication – ni les nombreux signes annonciateurs de ses difficultés actuelles, des tensions internes (avec force expulsions des figures dissidentes) aux turbulences ayant marqué sa gestion des grandes villes (Parme, Turin, Rome). Sans rejeter totalement cette explication, il est donc nécessaire de la replacer dans un cadre plus large et de réfléchir au déclin du M5S sur la base de l’analyse structurelle développée plus haut. De cette façon, on pourra à la fois dresser un tableau plus fin et plus complet de ce déclin et se donner les moyens de tirer les leçons politiques qui en découlent.

Le Mouvement cinq étoiles, traitement ou symptôme ?

Sur la base des éléments évoqués plus haut – le contexte de la vie politique italienne depuis le début des années 1990, les caractéristiques particulières du M5S – on peut avancer une série d’hypothèses plausibles pour expliquer le brusque déclin actuel du mouvement. Certaines ont trait à sa jeunesse, d’autres à ses particularités organisationnelles et idéologiques, d’autres enfin sont liées aux conditions structurelles du nouvel écosystème politique dans lequel il évolue, cette ère de la désintermédiation. Ces hypothèses ne s’excluent pas mutuellement, mais sont au contraire complémentaires ; mises bout à bout, elles dressent le tableau d’une scène politique italienne (et, suivant l’analogie prophétique évoquée en début d’article, européenne) complexifiée. La volatilité exacerbée des allégeances politiques rend difficile la mise en place d’une stratégie pérenne capable de jouer avec les codes de la nouvelle donne politique sans tomber dans le vide d’une politique-marketing orpheline de toute structure organisationnelle et de toute tradition idéologique stables.

La première hypothèse que l’on peut avancer a trait à la jeunesse du mouvement et ne lui est donc pas, à proprement parler, spécifique : le M5S serait simplement victime de son ascension trop rapide. Celle-ci aurait posé des problèmes épineux en termes de gestion de l’institutionnalisation du mouvement. Comment choisir des candidats et assurer un contrôle efficace de ceux-ci, souvent novices en matière d’exercice d’une quelconque fonction politique ? Comment garantir le respect des critères éthiques que le mouvement défend au sein de ses propres rangs ? Comment assurer la cohérence idéologique et organisationnelle d’un mouvement hétéroclite, partagé entre le leadership (un personnage fantasque dans la lumière et un entrepreneur dans l’ombre), la base des activistes en ligne et dans les groupes locaux, et un groupe d’élus qui croît exponentiellement ? Comment organiser la coexistence de ces différentes composantes et, le cas échéant, trancher les conflits qui émergeraient entre celles-ci ? Ces questions sont d’autant plus complexes à gérer pour un mouvement ayant fait de la transparence sa raison d’être et sa marque de fabrique ; à ce titre, le moindre écart de conduite risque d’être jugé bien plus sévèrement que pour ses concurrents. C’est ainsi que le M5S s’est trouvé dans l’embarras lorsque son leader, Luigi di Maio, cherchant à centraliser davantage le contrôle du mouvement et à le stabiliser, a voulu étendre à trois le nombre maximum de mandats qu’un élu peut exercer, précédemment limité à deux. Confronté à la difficile justification de ce choix pour un mouvement tirant à boulets rouges sur la professionnalisation de la politique, il a introduit le concept de « mandat zéro », selon lequel le premier mandat exercé par les élus du mouvement ne comptait pas – une expression qui sera facilement tournée en dérision par les commentateurs de tous bords.

La seconde hypothèse, la plus fondamentale, est que les caractéristiques organisationnelles et idéologiques de ce mouvement, atouts considérables pour construire rapidement une force politique majoritaire en période de crise économique et politique, sont devenus par la suite les principaux obstacles à la solidification de ce mouvement et à son inscription dans la durée en tant que force radicale porteuse d’un projet de transformation de la société.

Le M5S ne dispose d’aucun socle électoral fidélisé sur lequel se reposer lors des périodes difficiles, ni de réseaux de clientèle pérennes facilitant l’exercice du pouvoir au niveau local ou régional. C’est peut-être là que réside une différence fondamentale avec la Lega de Salvini.

Sur le plan organisationnel, le choix mouvementiste du M5S et son refus d’adopter un modèle d’organisation hiérarchisé et territorialisé peut constituer un désavantage relatif par rapport à ses principaux concurrents. Certes, comme cela a été avancé plus haut, aucun des partis politiques actuels (centre-gauche, centre-droit et Lega) ne dispose de l’ancrage territorial, de l’encadrement social et des liens organiques avec la société civile qui caractérisaient les partis de masse de l’après-guerre. Néanmoins, ceux-ci ont eu la possibilité, en vingt-cinq ans d’existence, de se construire des clientèles relativement stables. Le M5S, au contraire, ne dispose d’aucun socle électoral fidélisé sur lequel se reposer lors des périodes difficiles[17], ni de réseaux de clientèle pérennes facilitant l’exercice du pouvoir au niveau local ou régional. C’est peut-être là que réside une différence fondamentale avec la Lega de Salvini, capable mieux que quiconque de combiner un modèle d’organisation solide et stable dans le Nord du pays avec une communication renouvelée, fondée sur la fiction d’un échange direct entre son leader et le citoyen.

Sur le plan idéologique, l’ambiguïté du mouvement constitue également une arme à double tranchant. Avantageuse dans la période de construction du mouvement dans l’opposition, cette caractéristique se retourne brusquement contre lui lorsqu’il accède à des positions de pouvoir. Confronté à la nécessité de s’allier et de mener des politiques publiques spécifiques, le M5S se trouve obligé de prendre parti, d’abandonner sa posture de pure extériorité vis-à-vis des acteurs du système et de déterminer quelles sont les compromissions acceptables et quelles sont ses lignes rouges. Or, quand bien même une partie de plus en plus significative des nouveaux affrontements politiques échappe à la logique gauche-droite, cela ne signifie pas pour autant qu’elle ait entièrement disparu, ne fut-ce que comme point de repère axiologique. Certes, la correspondance entre un groupe social, un appareil partisan et une position idéologique bien identifiable sur l’axe gauche-droite n’est plus aussi nette qu’auparavant ; certes, une partie toujours plus grande de l’électorat (en particulier jeune) refuse de se définir à partir de celui-ci. Mais cet imaginaire politique n’a pas pour autant disparu du jour au lendemain, et continue de peser dans la lecture d’une partie de l’électorat et du personnel politique.

Par conséquent, la plupart des acteurs et des politiques publiques continuent de charrier une connotation relative à cet axe, et la prétention du M5S à n’être « ni de gauche, ni de droite », se heurte à la première expérience concrète d’exercice du pouvoir. S’allier avec l’extrême droite (la Lega), l’extrême centre (le PD) ou un groupuscule de la gauche radicale (Potere al Popolo), voter une réforme fiscale ou une loi sur la sécurité et l’immigration, ne sont aucunement anodins de ce point de vue. Au moindre choix opéré en la matière, la solidarité interne du mouvement s’effrite, une partie de l’électorat fait défection et des dissensions internes apparaissent. Salvini l’a bien compris, lui qui n’a eu de cesse d’orienter l’agenda autour de son propre point fort, l’immigration, sachant que celui-ci constituait en même temps l’enjeu le plus tabou pour le M5S, dont les activistes et les électeurs sont notoirement divisés sur le sujet. Pris à la gorge, le Mouvement cinq étoiles n’a pensé qu’à se défendre et à se donner de l’air. Pourtant, il aurait pu contre-attaquer en déplaçant le débat sur le terrain où son partenaire de coalition est le plus faible, la question régionale. Celle-ci reste en effet l’objet d’un compromis extrêmement précaire entre les barons locaux, garants de l’identité historique et régionaliste de la Ligue, et Salvini, tenant d’une stratégie électoraliste et nationale[18]. Mais là aussi, une telle stratégie offensive est difficilement praticable pour un mouvement peu sûr de son identité idéologique, de son ancrage territorial et de sa base sociologique.

En bref, les caractéristiques organisationnelles et idéologiques du Movimento Cinque Stelle, si elles étaient particulièrement adaptées à une conquête rapide du pouvoir exécutif par les urnes dans un contexte de crise économique et politique profonde, manquent cruellement de consistance lorsqu’il s’agit de promouvoir un projet de société contre-hégémonique capable de remettre en question la doxa néolibérale, incarnée par les forces de centre-droit et de centre-gauche, et sa transfiguration nationale-autoritaire, incarnée par la Lega. En termes gramsciens, le M5S s’est focalisé sur une « guerre de mouvement » prématurée en négligeant totalement de jeter les bases nécessaires à la poursuite d’une « guerre de position » sur le long terme. Pour cela, il aurait fallu recréer patiemment une véritable contre-culture populaire avec ses infrastructures, ses réseaux et ses ressources intellectuelles, sur le terrain laissé dramatiquement vide par le déclin des organisations de la gauche historique. Le M5S a pourtant fait exactement l’inverse, en construisant un modèle organisationnel et idéologique capable, en théorie, de faire l’économie de ce travail de longue haleine. Ce faisant, il a contribué à accentuer les évolutions contemporaines de la démocratie : l’atomisation de l’électorat, la désaffiliation partisane, le déclin des corps intermédiaires, la personnalisation de la vie politique, etc. Avec quelques années de recul, il nous apparaîtra peut-être évident qu’une telle initiative politique ne pouvait à la fois constituer le symptôme d’une dégénérescence démocratique et le traitement à administrer au système pour le soigner de celle-ci. Il est probablement encore trop tôt pour affirmer avec certitude lequel de ces deux diagnostics est le plus en phase avec la réalité ; néanmoins, à ce stade, le Movimento Cinque Stelle semble être devenu la victime choisie de la volatilité politique qu’il a contribué à accentuer et le prisonnier des caractéristiques qui semblaient faire sa force. Ce qui n’est pas le moindre, ni le dernier de ses paradoxes.

[1] David Broder, « Italy is the Future », Jacobin, 4 mars 2018

[2] Anton Jäger, « The Myth of ‘Populism’ », Jacobin, 3 January 2018

[3] « Occhetto, l’ultimo amico americano », La Repubblica, 17 Mai 1989 

[4] Ce phénomène de cartélisation des partis politiques a été théorisé et décrit par Richard S. Katz et Peter Mair dans plusieurs travaux devenus classiques en science politique. Il désigne le phénomène, initié dans les années 1970 et 1980, de fusion des intérêts des partis et de l’appareil d’État, généralement accompagné et favorisé par l’introduction du financement public des partis politiques. Les partis politiques, de plus en plus dépendants des ressources publiques et de moins en moins redevables vis-à-vis de leur base militante, auraient ainsi tendance à collaborer pour se partager ces ressources et empêcher l’émergence de nouveaux acteurs (d’où le terme de « cartel »). En Italie, la situation est un peu particulière, puisque le financement public des partis y a été introduit en 1974, avant d’être abrogé en 1993 dans le contexte de scandale de corruption frappant le pays, pour être ensuite progressivement réintroduit sous la forme d’un remboursement post-électoral dans les années suivantes.

[5] Caterina Paolucci, « Forza Italia : un non-parti aux portes de la victoire », Critique internationale, 2011/1, p.12-20.

[6]Mauro Calise, La democrazia del leader, Roma-Bari, Laterza, 2016.

[7] Peter Mair, Ruling the Void. The Hollowing Out of Western Democracies, London, Verso, 2013.

[8] Christopher Bickerton, European Integration : From Nation-States to Member States, Oxford, Oxford University Press, 2012.

[9] Vivien Schmidt, Democracy in Europe : the EU and National Polities, Oxford, Oxford University Press, 2012.

[10] La dette publique italienne était depuis bien longtemps très élevée, mais ne générait pas d’inquiétude profonde à la fois en raison de la réputation du Trésor italien en matière de gestion de celle-ci et en raison de sa structure très nationale (liée notamment au patrimoine immobilier des ménages italiens) la rendant peu vulnérable à la spéculation étrangère. Son internationalisation relative après des années d’appartenance à la zone euro, ainsi que les craintes de contagion financière dans le cadre de la crise grecque, finiront par jeter une lumière nouvelle sur la dette publique italienne et par alarmer les marchés financiers et les autres gouvernements européens.

[11] Nicolò Conti, Filippo Tronconi & Christophe Roux, « Le Mouvement cinq étoiles. Organisation, idéologie et performances électorales d’un nouveau protagoniste de la vie politique italienne », Pôle Sud, 2016/2, p.21-41.

[12] Pour une description des caractéristiques organisationnelles et idéologiques du mouvement, voir notamment : Filippo Tronconi, Beppe Grillo’s Five Star Movement. Organisation, Communication and Ideology, Fenham, Ashgate, 2015.

[13] Voir, entre autres : Ernesto Laclau & Chantal Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy, Londres, Verso, 1985 ; Ernesto Laclau, On Populist Reason, London, Verso, 2005 ; Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche, Paris, Albin Michel, 2018.

[14] Rappelons que pour Ernesto Laclau, le populisme et l’institutionnalisme constitue les deux pôles d’un continuum déterminé par l’extension respective de la logique d’équivalence et de la logique de différence. À ce titre, le populisme peut se manifester concrètement à des degrés divers.

[15] C’est du moins l’analogie que nous avons proposée, mon collègue Samuele Mazzolini et moi-même, dans le cadre d’un autre article (Mazzolini S. & Borriello A. (2017) “Southern European populisms as counter-hegemonic discourses? Podemos and M5S in comparative perspective”, in Marco Briziarelli & Oscar Garcia Augustin (eds.) Podemos and the New Political Cycle. Left-wing Populism and Anti-Establishment Politics, Palgrave Macmillan : 227-254).

[16] Ingénieur et politicien italien durant l’après-guerre, Adriano Olivetti défendait une position hostile à la « démocratie des partis » au nom d’une conception corporatiste et territoriale de l’organisation de l’Etat.

[17] Roberto Biorcio, « The reasons for the success and transformations of the 5 Star Movement », Contemporary Italian Politics, Vol.6, n°1, 2014, p.37-53.

[18] Daniele Albertazzi, Arianna Giovannini & Antonella Seddone, « ‘No regionalism please, we are Leghisti !’ The transformation of the Italian Lega Nord under the leadeship of Matteo Salvini », Regional & Federal Studies, Vol.28, n°6, 2018, p.646-671.

Le populisme en 10 questions

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Le populisme n’a jamais fait couler autant d’encre. Il sature depuis plusieurs années le débat public, employé à tort et à travers, souvent comme synonyme de démagogie ou d’extrémisme, afin de stigmatiser toute voix discordante à l’égard du consensus néolibéral. S’il a longtemps été associé aux droites nationalistes, à gauche certains ambitionnent aujourd’hui de retourner le stigmate en s’appropriant plus ou moins explicitement les thèses populistes d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe. On en retrouve certains accents en 2017 dans la campagne du travailliste britannique Jeremy Corbyn et son « For the many, not the few », ou plus récemment dans l’ascension de la socialiste états-unienne Alexandria Ocasio-Cortez, dont la croisade contre l’establishment s’appuie sur des ressorts résolument populistes : « We’ve got people, they’ve got money ». Podemos en Espagne et La France insoumise sont les deux expériences partisanes qui se revendiquent le plus de ces théories encore largement méconnues. En France, la confusion règne : parfois associé abusivement à un souverainisme hermétique aux luttes des minorités, ou réduit à l’abandon de l’étiquette gauche, ses soubassements théoriques et l’amplitude de ses implications stratégiques demeurent souvent ignorés. Deux rédacteurs du Vent Se Lève, doctorants en science politique, abordent en dix questions les enjeux que soulève le populisme, dans l’espoir de dissiper certains malentendus et de contribuer aux débats qui agitent – ou fracturent – les gauches. Par Laura Chazel et Vincent Dain. 


1) Le populisme, c’est quoi ?

Laura Chazel : Le populisme pourrait être défini a minima comme un discours englobant une vision du monde opposant le « peuple » au « pouvoir » et une conception rousseauiste de la démocratie qui associe la politique à « l’expression de la volonté générale »[1]. Néanmoins, c’est un terme polysémique à utiliser avec précaution car il renvoie à de nombreuses réalités. Sa définition est l’objet de luttes de pouvoir dans les champs académique, politique et médiatique.

Dans le langage ordinaire, le terme de populisme est avant tout utilisé pour décrédibiliser tout mouvement politique s’opposant à l’establishment. C’est une arme discursive redoutable car dans l’imaginaire collectif le populisme est associé à la démagogie, à l’irrationalité des masses, aux colères « négatives », à un danger pour nos démocraties. On retrouve cette même vision péjorative dans le monde académique où le populisme se présente comme l’un des concepts les plus contestés et débattus.

Deux grandes écoles s’opposent aujourd’hui : l’approche idéationnelle (représentée par le politiste néerlandais Cas Mudde, largement hégémonique dans la science politique occidentale) et l’approche discursive (représentée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe). Derrière chaque définition du populisme se trouve une vision du politique et une défense de ce que la démocratie devrait être. Le politiste Federico Tarragoni explique ainsi que la « populologie » se serait transformée en une « ingénierie démocratique » évaluant les « menaces/risques démocratiques » posés par le populisme.

Dans le langage ordinaire, le terme de « populisme » est avant tout utilisé pour décrédibiliser tout mouvement politique s’opposant à l’establishment (…) Dans l’imaginaire collectif, il est associé à la démagogie, à l’irrationalité des masses, aux colères « négatives », à un danger pour nos démocraties.

Dans l’approche muddienne, hégémonique en Europe, le populisme se présente avant tout comme une « menace » pour nos démocraties libérales. Il est par essence « l’autre » du libéralisme et de la démocratie. Au contraire, l’approche laclauienne défend la possibilité de l’existence d’un populisme progressiste. Laclau et Mouffe s’inscrivent dans une « vision dissociative » du politique : le champ politique est défini « comme l’espace du conflit et de l’antagonisme »[2]. En construisant un antagonisme entre le « peuple » et le « pouvoir », le populisme conflictualiserait le champ politique et permettrait ainsi – lorsqu’il adopte une forme progressiste et construit un peuple inclusif – de revitaliser la démocratie.

Les politistes dans la lignée de Cas Mudde s’inscrivent dans une approche libérale opposant les passions et la raison et voient dans le populisme l’expression de pulsions négatives. Au contraire, Laclau et Mouffe considèrent que la politique est avant tout une lutte pour l’attribution de sens, et qu’à ce titre les affects peuvent jouer un rôle positif dans la construction des identités collectives.

Il faut préciser qu’en Europe, la confusion autour du terme de populisme est liée au fait que, depuis les années 1980, le populisme était avant tout associé aux partis d’extrême droite[3], ce qui explique en partie la connotation péjorative donnée à ce concept. Récemment, l’apparition de mouvements populistes de gauche en Europe – Podemos ; LFI – qui se réclament en partie des théories de Laclau et Mouffe, participe à la re-signification de ce terme.

2) Comment définir le populisme selon Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ?

Vincent Dain : Il faut d’abord préciser que pour Laclau et Mouffe, le populisme n’est pas une idéologie. C’est une méthode de construction des identités politiques à laquelle peuvent se greffer des contenus idéologiques extrêmement divers. Pour donner une définition synthétique, le populisme est un discours qui établit une dichotomie de la société en traçant une frontière antagonique qui oppose « ceux d’en bas » à « ceux d’en haut ».

C’est la construction d’un sujet politique, le « peuple », par l’articulation d’une série de demandes hétérogènes qui ont en commun – qui ont d’équivalent – leur opposition au pouvoir institué. Le populisme consiste donc à créer une chaîne d’équivalence entre une pluralité de demandes, potentiellement en tension, qui se cristallisent et trouvent leur unité autour d’un « signifiant vide » (un leader, un slogan, un symbole, une idée, etc.) : la « justice sociale » dans le cas du péronisme argentin, la « démocratie réelle » des Indignés espagnols, le gilet jaune en France.

3) Le populisme, est-ce la contestation de l’ordre établi ?

Laura Chazel : Si l’on s’en tient à une lecture « brute » de la théorie d’Ernesto Laclau, oui. Cependant, nombre de ses disciples s’éloignent de cette vision romantique du populisme comme simple opération plébéienne contre le pouvoir. Dans La raison populiste, Laclau distingue deux méthodes de construction du politique : le populisme (« l’activité politique par excellence ») et l’institutionnalisme (« la mort du politique »). En construisant une chaîne d’équivalence contre le pouvoir, le populisme obéit à la « logique de l’équivalence ». À l’inverse, l’institutionnalisme obéit à la « logique de la différence ». L’ordre institutionnel prétend pouvoir absorber chaque demande émanant de la société civile de manière individuelle (différentielle). Le populisme consisterait à transformer la logique de la différence en logique de l’équivalence.

Le populisme ne se réduit donc pas à une logique de contestation, il passe aussi par un récit politique à même de laisser entrevoir la possibilité d’un ordre alternatif.

Dans la théorie de Laclau (2005), ces deux logiques, bien qu’elles aient « besoin l’une de l’autre », sont antagoniques. Au niveau analytique, cette opposition entre « populisme » (rupture avec l’ordre) et « institutionnalisme » (reproduction de l’ordre) présente des limites reconnues par Laclau (2009) lui-même lorsqu’il explique qu’un « populisme pur » ne peut exister et deviendrait « synonyme de chaos social » [4], et lorsqu’il reconnaît (2005) que « limiter » le populisme à une opération de rupture ne permet pas de penser les phénomènes populistes « dans l’horizon de l’Europe occidentale ». Le populisme devient alors une affaire de degrés.

Pour des auteurs comme Gerardo Aboy ou Julián Melo, le populisme doit être compris comme une double opération : (1) de rupture avec l’ordre institué, (2) de proposition d’un nouvel ordre alternatif. Ces lectures plus hétérodoxes de Laclau insistent avant tout sur le « double visage du populisme ». C’est par exemple le cas d’Íñigo Errejón qui insiste sur la nécessité de construire un mouvement politique capable de « remettre de l’ordre » tout en présentant les partis de l’establishment comme producteurs de désordre. Le populisme ne se réduit donc pas à une logique de contestation, il passe aussi par un récit politique à même de laisser entrevoir la possibilité d’un ordre alternatif.

4) Le populisme, est-ce une rupture avec le marxisme ?

Vincent Dain : Ernesto Laclau et Chantal Mouffe reprochent au marxisme orthodoxe son « essentialisme de classe », autrement dit l’idée selon laquelle l’identité politique d’un acteur découlerait mécaniquement de la place qu’il occupe dans les rapports de production. Ils dressent une critique constructiviste du déterminisme marxiste qui postule l’existence d’une subjectivité propre à un groupe social en fonction de sa position objective. Pour Laclau et Mouffe, l’identité politique est contingente, elle n’est pas le reflet de cette position objective mais le résultat précaire du sens qui lui est attribué à un moment donné.

Ils ne sont pas davantage convaincus par la distinction classe en soi/classe pour soi et l’idée selon laquelle les ouvriers seraient objectivement liés par des intérêts communs sans en avoir nécessairement conscience. D’une manière générale, les populistes voient dans cette approche une impasse stratégique. Schématiquement, elle conduirait les gauches à se poser en avant-garde éclairée et condescendante chargée de dévoiler la vérité révolutionnaire aux masses prolétaires aliénées. Dans une vidéo populaire, Pablo Iglesias raille ainsi ses étudiants marxistes déstabilisés par la présence de « gens normaux » au sein du mouvement des Indignés et incapables de s’adresser à eux en des termes intelligibles au-delà de l’entre-soi militant.

Cette critique pourrait aussi s’appliquer aux militants de gauche fustigeant les électeurs populaires qui voteraient « contre leurs intérêts » en accordant leurs suffrages au Rassemblement national, comme s’il y avait un bug dans la matrice. Dans le populisme de gauche, il y a l’idée de se détacher d’une vision idéalisée du prolétariat et de ne pas plaquer sur les catégories sociales des subjectivités fantasmées. Il faut au contraire s’appuyer sur le sens commun de l’époque, prendre en compte les subjectivités telles qu’elles existent pour les orienter dans un sens progressiste.

Dans le populisme de gauche, il y a l’idée de se détacher d’une vision idéalisée du prolétariat et de ne pas plaquer sur les catégories sociales des subjectivités fantasmées. 

Laura Chazel : Dans le cas d’Ernesto Laclau, c’est d’abord l’étude des mouvements nationaux-populaires latino-américains du XXe siècle qui l’amène à se distancer du marxisme orthodoxe. Dès le milieu des années 1970, Laclau réfléchit à la tension existante entre le déterminisme/la nécessité d’un côté – dominants dans l’idéologie marxiste – et l’idée de contingence de l’autre. En observant les classes populaires massivement soutenir Perón en Argentine, Laclau s’éloigne progressivement du matérialisme marxiste et de l’idée selon laquelle il existerait des intérêts de classe « objectifs » qui mécaniquement mèneraient la classe ouvrière vers la révolution prolétarienne.

En effet, comme le montrent Murmis et Portantiero (1971), la lutte des classes « prend une autre forme » en Argentine où le prolétariat ne se présente pas comme le principal sujet politique du changement. Le péronisme est d’abord caractérisé par son poly-classisme, mais l’alliance entre la bourgeoisie et les classes populaires contre l’oligarchie doit être comprise dans le contexte d’une « économie dépendante » dans laquelle cette alliance permet de s’opposer au « schéma Nord/Sud ». Le cheminement intellectuel de Laclau trouve son aboutissement en 1985 dans son ouvrage Hégémonie et stratégie socialiste, co-écrit avec Chantal Mouffe. Cet ouvrage est considéré comme un texte fondateur du post-marxisme. Les deux auteurs y constatent la « crise du marxisme » et l’imperméabilité des gauches marxistes aux demandes post-matérialistes issues des mouvements féministes, antiracistes ou écologistes.

 

5) Le populisme suppose-t-il de reléguer au second plan les luttes féministes, LGBTQI, antiracistes ?

Vincent Dain : Non, c’est une confusion, d’autant plus ironique lorsqu’on a en tête l’ambition originelle de Laclau et Mouffe qui entendaient précisément renouveler le projet socialiste en incorporant les demandes issues de ces luttes. Cette confusion est sans doute entretenue en France par le fait que certains parmi ceux qui ont brandi le populisme en étendard sont davantage portés sur les questions de souveraineté et moins sensibles aux enjeux du féminisme, aux luttes LGBTQI. Lorsque Andrea Kotarac quitte la France insoumise pour soutenir le Rassemblement national, il le fait au nom de la stratégie populiste selon lui abandonnée au profit de concessions à des revendications communautaristes. Cette démarche nocive n’aide probablement pas à y voir plus clair.

Plus fondamentalement, on retrouve l’idée que la priorité pour la gauche doit être de reconquérir les classes populaires tombées dans l’escarcelle du Rassemblement national. Une priorité qui supposerait selon certains de hiérarchiser les combats au profit des questions sociales et au détriment des questions dites « sociétales ». Une fraction des gauches reproche notamment aux socialistes d’avoir théorisé et mis en pratique l’abandon des milieux populaires. Le rapport produit par le think tank Terra Nova en 2011 actait en effet le basculement à droite de la classe ouvrière et privilégiait la formation d’un nouveau bloc électoral composé principalement des jeunes, des minorités, des classes moyennes, auxquels il s’agissait de s’adresser par le biais d’un discours axé sur les « valeurs ».

Il n’y a pas d’incompatibilité a priori entre la défense de la souveraineté populaire et les luttes des groupes minorisés pour leur émancipation. Bien au contraire, elles doivent être conjuguées, et si l’on suit Mouffe et Laclau, l’hypothèse populiste peut être un instrument d’articulation de ces différentes demandes démocratiques.

Dans un débat avec François Ruffin aux Amfis d’été de la France insoumise en 2017, Chantal Mouffe mettait en garde contre la tentation de « faire l’inverse de Terra Nova » en s’adressant exclusivement aux « perdants de la mondialisation » sans prendre en considération la diversité des luttes pour la reconnaissance et l’émancipation. François Ruffin, dont la stratégie s’oriente probablement davantage vers les milieux populaires dans la pratique, ne dit toutefois pas autre chose lorsqu’il plaide pour une alliance des « deux cœurs de la gauche : les classes populaires et la classe intermédiaire ».

De fait, si la France insoumise espère reconduire ou amplifier son score de 2017, la clé réside sans doute davantage dans un alliage entre l’électorat standard de la gauche radicale, les anciens électeurs socialistes désenchantés (ces fameux électeurs qui ont hésité entre Macron et Mélenchon en 2017) et une fraction des milieux populaires réfugiés dans l’abstention ou le vote RN. Ce qui suppose de prendre en charge une pluralité de demandes et d’aspirations, sans nécessairement chercher à s’adresser à un groupe social en particulier.

En somme, il n’y a pas d’incompatibilité a priori entre la défense de la souveraineté populaire et les luttes des groupes minoritaires pour leur émancipation. Bien au contraire, elles doivent être conjuguées, et si l’on suit Mouffe et Laclau, l’hypothèse populiste peut être un instrument d’articulation de ces différentes demandes démocratiques. La campagne de 2017 de Jean-Luc Mélenchon allait d’ailleurs plutôt dans ce sens.

En Espagne, la figure la plus proche des thèses de Laclau et Mouffe, Íñigo Errejón, associe récit patriotique et prise en charge d’un discours résolument féministe et LGBTQI. Dans un autre registre, on pourrait citer le discours aux accents populistes d’Alexandria Ocasio-Cortez qui a pris à contrepied l’establishment démocrate à New-York avant de conquérir le devant de la scène politique états-unienne. Ocasio-Cortez, qui a déployé une spectaculaire campagne de mobilisation sur le terrain et s’évertue à construire un leadership fondé sur l’authenticité et la proximité (« primus inter pares » selon la formule employée par Laclau), incarne très clairement les aspirations des minorités à l’égalité.

 

6) Comment Podemos et La France insoumise se sont-ils emparés du populisme ?

Laura Chazel : Il faut d’abord préciser que la mobilisation de la théorie du populisme d’Ernesto Laclau peut tout autant relever d’une appropriation idéologique que d’un simple usage stratégique. Il est vrai que leur théorie du populisme a permis à la gauche radicale, orpheline d’une idéologie, de repenser la réintroduction du conflit à partir de l’antagonisme opposant « le peuple » à « l’oligarchie » tout en restant dans le cadre de la démocratie libérale.

Mais la mobilisation de cette « référence théorique » peut également être analysée comme une stratégie partisane classique de légitimation par la mobilisation d’une autorité intellectuelle. Stratégie explicitée par Jean-Luc Mélenchon lui-même lorsqu’il explique, par exemple, que « la référence à Laclau satisfaisait le snobisme médiatique et permettait de valider l’existence d’un populisme de gauche sans avoir besoin de l’assumer nous-même ».

À Podemos, on observe une théorisation beaucoup plus poussée de la théorie populiste qu’au sein de LFI. Du côté d’Íñigo Errejón, c’est une réelle appropriation idéologique car le populisme est utilisé comme un outil qui permet de repenser la construction de nouvelles identités politiques. À partir de 2016, Pablo Iglesias, qui vient d’un marxisme beaucoup plus traditionnel qu’Errejón , se détache de « l’hypothèse populiste » en partie car la dimension constructiviste de la théorie laclauienne entre en contradiction directe avec son approche matérialiste. C’est ainsi que l’on comprend pourquoi le populisme est devenu l’un des principaux facteurs expliquant la multiplication de factions au sein du parti.

Jean-Luc Mélenchon est bien entendu influencé par les expériences nationales-populaires latinoaméricaines, et il dialogue régulièrement avec Chantal Mouffe. Cela dit, sa doctrine demeure très imprégnée du matérialisme historique, une tradition dont il est originaire.

Vincent Dain : L’adhésion au populisme et surtout à la vision du politique qui lui est associée est en effet plus flagrante à Podemos – a fortiori chez les proches d’Errejón – qu’à la France insoumise. Sans doute car les initiateurs de Podemos sont enseignants en science politique et se sont davantage confrontés à la foisonnante littérature laclauienne. Par ailleurs, le mouvement des Indignés et ses prolongements ont contribué à forger dans une partie de la société espagnole et des sphères militantes de nouveaux cadres de perception du type « ceux d’en bas contre ceux d’en haut ».

A la France insoumise, l’appropriation est plus circonstanciée. Jean-Luc Mélenchon est bien entendu influencé par les expériences nationales-populaires latino américaines et il dialogue régulièrement avec Chantal Mouffe. Cela dit, sa doctrine demeure très imprégnée du matérialisme historique, une tradition dont il est originaire. Si la référence au peuple était présente en 2012, la campagne de 2017 marque tout de même un tournant. Quand Jean-Luc Mélenchon présente sa candidature à la présidentielle, il oppose « le peuple » à une « caste de privilégiés ». C’est du Pablo Iglesias dans le texte. L’inspiration de Podemos est très nette. Sophia Chikirou, conseillère en communication de LFI, a d’ailleurs observé les campagnes de Podemos et de Bernie Sanders avant de diriger la communication de Mélenchon en 2017.

La stratégie populiste est alors un outil pour se démarquer des primaires du PS et solder l’échec du Front de gauche avec les communistes. On parle alors de « fédérer le peuple » plutôt que d’unir les gauches. Deux ans plus tard, à l’issue des élections européennes, le populisme de gauche est ouvertement contesté au sein de la FI. Il a cependant déjà perdu de sa centralité après la campagne de 2017, cédant le pas à des oscillations stratégiques peu lisibles.

 

7) Un discours populiste est-il forcément patriote ?

Laura Chazel : D’un point de vue analytique, il est important de garder une définition minimale du populisme. De la même manière qu’il existe des mouvements populistes sans leaders – les gilets jaunes – il peut exister des discours populistes ne mobilisant pas de rhétorique national-populaire. C’est par exemple le cas du mouvement du 15-M (« ceux du bas » contre « ceux du haut ») ou du mouvement Occupy Wall Street (les « 99% » contre les « 1% »). Mais il est vrai que lorsque le discours populiste s’institutionnalise dans un parti politique, il est le plus souvent adossé à un discours national-populaire qui construit la notion de « peuple » en lien avec la notion de « patrie ».

Les exemples des populismes progressistes latino-américains des années 1990-2000 sont les plus parlants. Il faut cependant préciser que leur discours patriote est construit dans l’opposition à l’impérialisme américain. Il est donc difficile d’imaginer une importation « pure » de ce modèle. À ses débuts, Podemos a d’abord mobilisé une rhétorique anti-impérialiste opposant les peuples d’Europe du Sud à l’Allemagne et à la Troïka mais ce récit, calqué sur le discours national-populaire latino-américain, a trouvé ses limites en Espagne où l’euroscepticisme reste faible.

Cela pose la question plus générale de l’importation directe et pure de la théorie populiste d’Ernesto Laclau qui est d’abord pensée dans un contexte latino-américain, et qui peine parfois à trouver un écho dans des sociétés européennes beaucoup plus institutionnalisées.

Lorsque le discours populiste s’institutionnalise dans un parti politique, il est le plus souvent adossé à un discours national-populaire qui construit la notion de « peuple » en lien avec la notion de « patrie ».

Vincent Dain : La réappropriation de la patrie est un trait caractéristique des populismes de gauche réellement existants. En Europe, Podemos et LFI ont mis en valeur une conception civico-politique de la patrie qui les distingue en ce sens des nationalismes ethnoculturels. On pourrait qualifier le patriotisme de Podemos d’inclusif ou de « constructif » : il est adossé à la défense des services publics, des droits sociaux, prend la forme d’une « communauté qui se protège » de l’offensive oligarchique.

La patrie constitue alors un élément clé de l’opposition « nous » / « eux ». Le « nous », ce sont « les gens », ni plus ni moins, tandis que le « eux » est constitué de la « caste » qui brade le pays, des « Españoles de pulsera » qui portent au poignet un bracelet aux couleurs de l’Espagne mais cachent leur argent sur un compte en Suisse. On retrouve une partie de ces éléments dans le discours patriotique de Jean-Luc Mélenchon, bien que celui-ci s’inscrive dans une tradition plus ancienne, identifiant la patrie à la République, à l’héritage de la Révolution française.

Mais effectivement, il n’y a pas un lien de nécessité. Ce qui prime, c’est avant tout l’idée de construire une volonté collective, une communauté, un « nous ». Il est vrai que dans un contexte d’offensive néolibérale où l’État-nation est souvent identifié comme le périmètre de protection par excellence vis à vis des dérives de la mondialisation, la référence à la patrie est la plupart du temps privilégiée. Mais il n’est pas impossible a priori d’imaginer que des acteurs politiques s’emparent d’un discours populiste à d’autres échelles d’action, municipale, européenne.

 

8) Le populisme suppose-t-il l’abandon du clivage gauche-droite ?

Laura Chazel : Le rapport au qualificatif « de gauche » fait débat parmi les théoriciens du populisme. Certains, comme Íñigo Errejón, considèrent qu’il ne fait pas sens d’un point de vue analytique et qu’il contrevient à l’ambition fondamentalement transversale du populisme. Chantal Mouffe, lorsqu’elle écrit Pour un populisme de gauche, et se positionne dès lors dans le champ politique, invite quant à elle à resignifier le terme « gauche » afin de mettre l’accent sur les valeurs qu’il charrie – égalité, justice sociale – et se démarquer nettement du populisme « de droite ».

Vincent Dain : C’est aussi une affaire de contextes. De même que les identités politiques ne sont pas figées, les coordonnées du jeu politique ne sont pas fixées une fois pour toutes. Il est important de comprendre qu’avant même d’être une stratégie discursive, le populisme est un « moment ».

Les théoriciens et praticiens du populisme considèrent que la crise de 2008 a ouvert la voie à un « moment populiste » où l’hégémonie néolibérale vacille et l’adhésion au consensus se fait de plus en plus chancelante à mesure que s’accumulent des demandes insatisfaites dans la société. Dans cette conjoncture, les mécontentements, les résistances et les contestations ne trouvent plus à s’exprimer par le biais des canaux institués de la représentation (partis politiques, syndicats) qui sont bien souvent décrédibilisés au même titre que le pouvoir en place. Alors que les loyautés partisanes s’affaissent, le terrain devient propice à la construction de nouvelles logiques d’identification politique en dehors des lignes de clivage traditionnelles. De nouveaux « sujets politiques » peuvent ainsi voir le jour à travers l’articulation des demandes insatisfaites, dans un sens réactionnaire – le Rassemblement national à l’ère Philippot – progressiste – La France insoumise et Podemos – ou par un attelage plus difficilement qualifiable – le Mouvement cinq étoiles italien.

Plutôt que de s’adresser au traditionnel « peuple de gauche », les populistes considèrent qu’il est possible d’agréger des fragments d’électorat en dehors des identifications habituelles à travers un discours plus transversal et le tracé d’une nouvelle frontière peuple/oligarchie.

Les acteurs du populisme « de gauche » s’efforcent de prendre leurs distances avec le clivage gauche-droite car ils estiment que celui-ci n’est plus opérant aux yeux d’une majorité de citoyens déboussolés. Ils font donc un pari sur le niveau de décomposition des allégeances traditionnelles : plutôt que de s’adresser au traditionnel « peuple de gauche », ils considèrent qu’il est possible d’agréger des fragments d’électorat en dehors des identifications habituelles à travers un discours plus transversal, désencombré des marqueurs identitaires de la gauche radicale (le drapeau rouge, l’Internationale, etc.), et par le tracé d’une nouvelle frontière peuple/oligarchie.

Cela reste un pari dont l’issue dépend du degré de résilience de ces allégeances traditionnelles, comme l’explique fort justement Arthur Borriello dans Mediapart. Difficile de balayer totalement un clivage gauche-droite qui a structuré la vie politique des décennies durant en Europe occidentale. En Espagne, Podemos se trouve pris au jeu d’un système parlementaire qui oblige à nouer des alliances, et l’allié privilégié se situe à la gauche de l’échiquier politique, le PSOE. Par ailleurs, Pablo Iglesias est aujourd’hui embarrassé par une forte relatéralisation gauche-droite du système partisan, accélérée par l’émergence d’une force d’extrême-droite.

En France, l’hypothèse populiste a incontestablement contribué au succès de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon en 2017, par la capacité à conjuguer contestation plébéienne de l’oligarchie et projection d’un horizon alternatif autour de l’humanisme et de l’écologie, par le souci de s’adresser transversalement à la société. Elle a sans doute joué dans la percée de la candidature Mélenchon parmi les plus jeunes électeurs et les chômeurs, et permis de très bons reports aux législatives au cours des seconds tours. Dans le même temps, ce sont les électeurs « de gauche » qui ont fourni les gros bataillons de l’électorat du candidat insoumis, avant de se disperser entre l’abstention et une pluralité d’options à gauche en 2019.

 

9) Peut-on parler d’un moment populiste aujourd’hui en France ?

Vincent Dain : La séquence ouverte par la mobilisation des gilets jaunes réunit certaines caractéristiques majeures du « moment populiste ». Elle correspond à une agrégation des colères d’une « France d’en bas » – les catégories populaires y sont surreprésentées – cristallisées autour d’un signifiant vide, le gilet jaune, qui peut symboliser le fait que les invisibilisés entrent dans la lumière pour faire valoir leurs droits. L’ensemble des demandes pour le moins hétérogènes portées par les gilets jaunes sont condensées en une revendication particulière, le RIC, qui prend une dimension universelle.

Par ailleurs, il s’agit d’un mouvement qui émerge à distance des organisations syndicales et des partis politiques, qui font parfois l’objet d’un vif rejet. Les premiers résultats des enquêtes sociologiques en cours démontrent qu’une majorité d’entre eux ne s’identifient pas sur l’axe gauche-droite. A l’heure actuelle, les canaux institués de la contestation se sont montrés incapables de récupérer le mouvement, tandis que le pouvoir en place peine à intégrer les demandes qui en sont issues. Emmanuel Macron, qui entendait construire l’image d’un Président moderne à l’écoute de la société civile, incarne désormais l’oligarchie personnifiée.

Ceci dit, les gilets jaunes demeurent un mouvement sans leader, qui répugne à intégrer l’arène politico-électorale en dépit de certaines initiatives résiduelles. À court terme, comme en attestent les résultats des élections européennes, le mouvement n’a pas bouleversé le système politique, même s’il a contribué à accentuer l’identification de LREM à un « parti de l’ordre » et accéléré à ce titre le siphonnage d’une bonne partie de l’électorat des Républicains. Mais les équilibres politiques ne sont pas stabilisés, le recomposition amorcée en 2017 est toujours en cours et des chamboulements majeurs ne sont pas à exclure dans les années à venir.

Le mouvement des gilets jaunes correspond à une agrégation des colères d’une « France d’en bas » cristallisées autour d’un signifiant vide, le gilet jaune, qui peut symboliser le fait que les invisibilisés entrent dans la lumière pour faire valoir leurs droits.

Laura Chazel : Laclau distingue trois situations : (1) un ordre institutionnel stabilisé dans lequel la construction d’une « chaîne d’équivalence » est limitée ; (2) un ordre institutionnel « moins bien structuré » dans lequel le discours populiste doit porter deux masques: « insider » et « outsider » du système institutionnel ; (3) une crise organique qui permet au populisme de « reconstruire la nation autour d’un nouveau noyau populaire ».

Si l’on suit cette typologie, le contexte politique français semble aujourd’hui correspondre à la seconde situation. Le mouvement des gilets jaunes, l’effondrement des partis politiques traditionnels (PS, LR), l’effacement partiel du clivage gauche-droite sont autant d’éléments qui valident cette hypothèse.

Nous sommes donc bien dans un « moment populiste » car nous pouvons observer une colère populaire autour de demandes insatisfaites que le système institutionnel n’est pas capable d’absorber. Le phénomène Macron montre dans le même temps que l’ordre institutionnel est capable de s’auto-structurer et de s’auto-régénérer en adoptant des traits « populistes » – ici, la transversalité et le bouleversement des coordonnées politiques traditionnelles. Dans un tel contexte, les mouvements populistes devraient donc, si l’on suit la théorie de Laclau, se présenter dans le même temps comme des « éléments intégrés » et des « éléments extérieurs » au système.

 

10) Peut-on dire que Macron est populiste ?

Laura Chazel : La stratégie de Macron peut davantage être qualifiée de « transversale ». Elle est difficilement qualifiable de « populiste » car l’opposition entre progressistes et conservateurs qu’il dessine ne s’oppose pas au pouvoir en tant que tel. Dans la théorie de Laclau (1977), des leaders, comme Perón, Mao, Hitler, peuvent être populistes dès lors qu’ils interpellent le peuple « sous la forme de l’antagonisme » et « pas seulement de la différence ». Dans le cas de LREM, Macron dessine un nouvel horizon avec l’idée d’une France « modernisée » et participe ainsi à la construction de nouvelles identités politiques, mais il répond de manière institutionnelle, différentielle, aux demandes émanant de la société civile. La « logique de l’équivalence » est cependant présente contre une série de menaces – les populistes, les antieuropéens, les gilets jaunes violents -, auxquelles il oppose un « art d’être Français » et « une Europe qui protège ».

La stratégie de Macron peut davantage être qualifiée de « transversale ». Elle est difficilement qualifiable de « populiste » car l’opposition entre progressistes et conservateurs qu’il dessine ne s’oppose pas au pouvoir en tant que tel.

Vincent Dain : Certains auteurs, comme Jorge Moruno, parlent de populisme néolibéral ou de populisme technocratique. Dans la campagne de 2017, Macron a pu intégrer certains aspects du discours populiste en opposant la société civile, avec son dynamisme et son désir de modernisation, au « vieux monde » des partis sclérosés au pouvoir. Mais le macronisme est avant tout une entreprise politique méticuleusement conçue dans l’objectif d’impulser une recomposition au centre de l’échiquier politique, en ralliant les franges libérales du PS et de LR, invitées ou contraintes de renoncer à leurs querelles artificielles pour rejoindre un projet fondamentalement néolibéral.

Lorsque Macron s’émancipe du clivage gauche-droite, ce n’est pas tant pour dénoncer la collusion idéologique des partis de gauche et de droite que pour souligner qu’il y a du bon des deux côtés, à gauche et à droite, que les digues qui séparent droite libérale et sociaux-libéraux ne font plus sens et qu’il est préférable de réunir les « bonnes volontés » pour faire « avancer » le pays. Il n’est pas dit qu’Emmanuel Macron parvienne à conserver in fine cette centralité, au regard des politiques menées – réforme du marché du travail, suppression de l’ISF, privatisations, loi asile et immigration, etc. –  et du déplacement de son socle électoral vers la droite.

Une approche gramscienne serait peut-être plus intéressante pour interpréter la manière dont une fraction des classes dominantes a décidé de faire sécession vis à vis des appareils traditionnels, par l’élaboration d’un nouveau récit politique mobilisateur censé remédier à la crise de l’hégémonie néolibérale.

 

[1] Voir : Laclau, E. (2005). On Populist Reason. London: Verso ; C. Mudde (2004). The Populist Zeitgeist. Government and Opposition. 39(4), 541–563.

[2]Mouffe, C. (2018). Pour un populisme de gauche. Paris : Albin Michel. p. 123.

[3]Voir Moffitt, B. (2018). The Populism/Anti-Populism Divide in Western Europe. Democratic Theory, 5(2), 1–16.

[4]Laclau (2005) aborde brièvement cette question lorsqu’il explique que le populisme « subverti[t] l’état des choses existant » tout en proposant un « point de départ d’une reconstruction d’un ordre nouveau ».

Ian Brossat : « Nous sommes populaires, pas populistes »

Ian Brossat, adjoint à la mairie de Paris. ©Vidhushan

Ian Brossat est tête de liste du PCF pour les élections européennes. Une tâche compliquée dans un contexte de morcellement des candidatures considérées comme étant de gauche, après des élections difficiles et un congrès tumultueux pour sa formation. L’aisance médiatique et la prestation remarquée de cet ancien professeur de français redonnent pourtant le sourire aux militants communistes puisqu’il a pratiquement remporté un premier pari : redonner un peu de visibilité au PCF. Atteindre 5% des suffrages semble cependant encore difficile alors que la liste du PCF ne récolte dans les intentions de vote qu’entre 2 et 3% des voix. Un score qui signifierait pour la première fois l’absence de députés communistes Français au Parlement européen… Entretien retranscrit par Loïc Renaudier.


LVSL – Dans le cadre des élections européennes, il y a toute une série de candidats classés à gauche : Jadot, Hamon, Aubry ou encore Glucksmann. Quelle est la particularité de votre candidature par rapport à ces différents candidats ? Dans les débats on ne voit pas forcément de démarcation franche.

IB – D’abord, ce ne sont pas des candidatures, ce sont des listes. Ce sont des listes qui sont constituées de 79 noms, d’hommes et de femmes. Personnellement, je conçois cette campagne comme une campagne collective. Pour le reste, j’ai d’abord une première remarque. Il y a effectivement beaucoup de dispersion à gauche avec une multiplication du nombre de listes, sans doute liée au mode de scrutin. C’est un scrutin proportionnel, à un tour, et c’est le seul scrutin national de ce type. Ceci ne favorise pas les rassemblements.

La deuxième remarque, c’est que la particularité du Parti communiste dans cette campagne, c’est sa cohérence sur la question européenne. Le PCF a rejeté tous les traités européens sans exception. C’est une constance que personne ne pourra nous enlever. Nous avons voté contre l’Acte unique en 1986. Nous avons voté contre le Traité de Maastricht. Nous avons voté contre le Traité constitutionnel européen. Pour nous c’est une position constante, non pas par refus de l’Europe mais parce que nous avons perçu très tôt l’ADN libérale de cette Union européenne. Ainsi sur cette question européenne, nous n’avons jamais menti, jamais fait croire que l’on pourrait construire une Europe sociale avec des traités européens qui disent tout l’inverse, de manière explicite.

Troisièmement, c’est le choix de présenter une liste à l’image de la société française : 50% d’ouvriers et d’employés, avec une représentation très forte du monde du travail tel qu’il est aujourd’hui. Nous avons en deuxième position de notre liste une ouvrière textile, Marie-Hélène Bourlard ; des ouvriers en lutte comme Franck Saillot, de la papeterie Arjowiggins, ou Nacim Bardi d’Ascoval ; et puis aussi des secteurs ubérisés que l’on voit peu dans le monde politique comme Arthur Hay, qui est livreur à vélo et qui a créé le premier syndicat des livreurs ; ou encore un salarié d’Amazon Khaled Bouchajra. Nous avons eu la volonté de représenter le monde du travail sur notre liste pour une raison simple : depuis trop longtemps maintenant, l’UE est la propriété des banques et de la grande bourgeoisie. Il nous semble important d’envoyer au Parlement des combattants et des hommes et femmes qui sont très différents des personnes qui ont l’habitude de siéger au Parlement européen.

LVSL – Le PCF a connu des mouvements récents avec l’élection de Fabien Roussel. L’analyse habituelle du dernier congrès est qu’il a confirmé la volonté du PCF d’exister par lui-même. Partagez-vous cette analyse ?

IB – Oui. Le PCF a vocation à exister dans le paysage politique. Il a souffert ces dernières années de n’avoir pas été suffisamment investi. On peut ne pas aimer l’élection présidentielle, mais c’est l’élection structurante de la vie politique française. Le fait d’avoir été absents à deux reprises de l’élection présidentielle nous a compliqué la tâche. Je suis militant communiste depuis l’âge de 17 ans. Dans le cadre de cette campagne, je parcours le territoire. J’ai fait plus de 5 ans de déplacements dans des centaines de départements et à chaque fois que je suis au contact des militants de notre parti, je me dis que le PCF mérite mieux que l’image que beaucoup de gens en ont. C’est un parti d’une richesse incroyable composé d’hommes et de femmes désintéressés, généreux, qui se battent pour leurs idées, qui ne cherchent pas à faire carrière. Dans un monde politique où chacun pense d’abord à lui, j’ai une admiration sans bornes pour ces militantes et militants. Ce que nous souhaitons effectivement, c’est que cette force militante là puisse se voir à l’échelle nationale. Cela suppose que le PCF soit présent aux élections nationales.

LVSL – Cela implique donc une candidature du PCF seul…

IB – Seul, je n’en sais rien. En tout cas le PCF a vocation à être présent à toutes les élections nationales et a vocation à retrouver sa place dans le paysage politique. Ça j’en suis convaincu. Je ne le dis pas avec un raisonnement opportuniste. Mais je suis convaincu que le PCF peut être utile pour la période que nous traversons. C’est une période politiquement très confuse. Le PCF peut être un repère, car composé d’hommes et de femmes fiables qui ne changent pas d’avis comme de chemise, qui n’ont pas de convictions à géométrie variable. L’autre jour, je me suis fait la réflexion lorsque j’étais au débat de France 2. J’étais entouré de gens qui appartiennent à des partis qui, soit n’existaient pas il y a quelques mois, ou soit ont changé de nom. Finalement, j’étais le seul à être représentant d’un parti qui n’est pas né hier et qui ne disparaîtra pas demain. Le PCF défend ses convictions dans la durée.

LVSL – À propos de ce débat, une grande partie des français vous a découvert. Les observateurs ont signalé une bonne prestation de votre part. On sait que l’aisance médiatique a longtemps fait défaut au PCF, du moins ces dernières années. On l’a vu aussi au dernier Congrès, avec une bifurcation stratégique qui consiste à vouloir remettre un peu d’incarnation dans votre projet. Quelle a été votre stratégie auprès des grands médias audiovisuels ?

IB – Ce serait prétentieux de dire que l’on a élaboré une stratégie pour être médiatisés. En l’occurrence pour France 2, on s’est surtout battus pour être présents, ce qui n’était pas prévu au départ. Or j’étais convaincu qu’il fallait qu’on y soit et que ce débat serait structurant puisque même s’il a été peu regardé, c’était le premier débat des élections européennes. Si nous avions été absents de ce premier débat, cela aurait engendré une multiplication de débats dont nous aurions été absents par la suite. La stratégie que nous avons eue à ce moment-là a été de le traiter par l’humour plus que par l’agressivité, notamment par des vidéos avec des chats qu’ont diffusées les militants communistes. Cela a été une stratégie payante. Nous avons bien fait de faire comme ça.

LVSL – Jusqu’alors, il y avait au PCF un certain refus de la personnalisation. Or aujourd’hui il y a un retour de la visibilisation par l’incarnation du projet, ce qui semble être une rupture vis-à-vis des dernières années…

IB – C’est une question redoutable. Le PCF se bat pour que le pouvoir soit partagé entre un nombre de mains plus important. Marier cette conviction avec la nécessaire incarnation politique, cela vous confronte à des contradictions importantes. Je pense que l’on est contraint de tenir compte des règles du jeu. On ne joue pas au tennis avec un ballon de football. Il faut tenir compte des réalités. Moi j’assume la part d’incarnation qu’il y a dans la politique. Parce que la politique est ainsi faite aujourd’hui, on ne peut pas passer à côté de cette réalité-là si on veut changer la société.

LVSL – Sur des aspects plus programmatiques, nous avons noté lors du débat sur France 2 que vous aviez déclaré que la pratique libérale de l’Union européenne n’était pas compatible avec les traditions et les valeurs françaises. Selon vous, il ne faut pas que l’UE entraîne les peuples sur une voie qu’ils n’ont pas choisie en matières économique et sociale. Et dans un tout autre domaine, c’est justement un argument qui est employé aussi par des gouvernements d’extrême-droite, lorsqu’ils refusent d’accueillir des migrants. Est-ce que le droit européen est à géométrie variable sur les questions économiques et non sur les droits fondamentaux ?

IB – Tel que je le conçois moi, oui bien sûr. Je dirais qu’on ne peut pas traiter la question des droits fondamentaux de la même manière que les questions économiques. Mais surtout je voudrais insister sur un point. La France, au sortir de la Deuxième Guerre Mondiale, a élaboré un modèle économique différent avec un secteur public puissant adossé à des entreprises puissantes qui disposaient d’un monopole dans certains secteurs. Dans le domaine de l’énergie, dans le domaine du transport ferroviaire et dans le domaine des télécoms, par exemple. Parce que, à l’époque, le gouvernement, sous l’impulsion du Conseil National de la Résistance, avait considéré que ces secteurs n’avaient pas vocation à être livrés aux marchands, parce que ce sont des réponses à des besoins fondamentaux. À partir de là, on a considéré qu’il appartenait aux pouvoirs publics de prendre en charge ces secteurs. Ce système donnait satisfaction : il permettait un – relatif – égal accès à ces droits fondamentaux ; il permettait un maillage territorial. Et là-dessus est intervenue l’Union européenne. De manière dogmatique, l’UE nous a contraints à mettre en concurrence ces services publics. Elle va au bout de cette démarche puisque d’autres secteurs qui avaient jusque-là échappé à cette mise en concurrence risquent d’y être confronté, notamment les barrages hydrauliques.

Cela pose une question : est-ce que nous acceptons que l’UE nous fasse entrer de force dans un moule libéral ? Je me dis que c’est insupportable. Tout pays dans ce cas-là devrait faire valoir une clause spéciale de non régression. C’est-à-dire que nous devrions pouvoir dire à la Commission européenne : « vous nous pourrissez la vie avec vos directives, nous avons un système qui fonctionne bien et donc laissez-nous développer notre propre modèle économique ». En somme, l’UE doit accepter l’idée qu’en son sein puissent cohabiter des modèles économiques différents. Et je pense que l’UE se meurt aujourd’hui d’être incapable d’accepter cette diversité. La voie que nous proposons est donc la plus pragmatique. J’insiste sur un point. Ça ne peut marcher qu’à une seule condition, c’est que nos entreprises publiques ne doivent pas elles-mêmes, dans le modèle que je propose, aller chercher à récupérer des marchés dans d’autres pays de l’UE. C’est ça qui doit cesser. Le cœur de métier de ces entreprises doit être de s’occuper de ces services publics, en France. Si nous faisons valoir ce système de clause de non régression, il faut évidemment qu’il y ait une réciprocité. C’est-à-dire que la SNCF devrait pouvoir disposer d’un monopole en France mais ne doit pas elle-même concurrencer des entreprises publiques ailleurs. J’en viens à l’autre question qui pointait une éventuelle contradiction. Comment peut-on, dans ce contexte, dire à la Pologne qu’elle doit prendre sa part à l’accueil des réfugiés ? La Pologne reçoit 12 milliards d’euros chaque année de l’UE. Dès lors elle ne peut pas considérer que les pays du Sud devraient assumer seuls la charge d’accueillir les réfugiés. Là encore le principe qui s’applique est celui de la solidarité. Elle fonctionne dans les deux sens : si l’UE verse 12 milliards d’euros à la Pologne, la Pologne se doit en échange d’assumer sa part de l’accueil.

LVSL – À propos de la possibilité de développer un modèle différent au sein de l’Union Europénne, outre les services publics, quels domaines pourraient être concernés ? En termes de directives, nous pensons par exemple aux travailleurs détachés ou à la question du protectionnisme ; les GAFA, les investissements chinois ou américains… quel est le modèle que vous proposez ? À quelle échelle envisager le protectionnisme ?

IB – Le PCF s’est longtemps battu autour du slogan Produisons français. J’assume parfaitement ce slogan. Et je veux que la France reste une terre de production agricole comme de production industrielle. Or force est de constater que le fonctionnement de l’UE conduit au fait que la France risque d’être, demain, un pays sans usines. Et nous voyons bien à quel point les règles qui s’appliquent à l’échelle de l’Union, par exemple la règle de la concurrence libre et non faussée, conduisent à une désindustrialisation de notre pays en l’absence d’harmonisation sociale. Je suis donc favorable à ce qu’au moins dans les marchés publics, nous puissions instituer une clause de proximité. Il devrait être possible de choisir de privilégier les entreprises qui produisent en France. Typiquement, j’ai rencontré en début de semaine les salariés de Saint-Gobin, en Meurthe-et-Moselle, cette entreprise ne fonctionne que par la commande publique (ils fabriquent des canalisations d’eau), et aujourd’hui dans les marchés publics ils sont mis en concurrence avec des entreprises qui produisent en Inde ou en Europe de l’Est. Or, pour le moment nous n’avons pas la possibilité d’instituer des clauses de distance. Idem dans les cantines scolaires où on ne peut pas privilégier des produits alimentaires issus d’exploitations à proximité du lieu où ils vont être mangés, ce qui est absurde. Ce serait, à mon sens, juste et légitime de rompre avec ces règles de libre-concurrence non-faussée.

LVSL – Et sur les travailleurs détachés par exemple ?

IB – Sur les travailleurs détachés, il y a eu un certain nombre d’avancées malheureusement trop timides bien que le principe « à travail égal salaire égal » soit censé être respecté. En revanche la question des cotisations sociales n’est toujours pas réglée puisque l’ouvrier polonais qui travaille en France paie ses cotisations sociales à la mode polonaise, comprendre moins élevées qu’en France. Donc il y a toujours une forme de concurrence déloyale qui s’applique. Le principe auquel je suis favorable est le suivant : un travailleur polonais qui travaille en France devrait être protégé de la même manière qu’un travailleur français.

LVSL – Vous n’êtes donc pas pour l’abolition du travail détaché tout court ?

IB – Je suis favorable au principe suivant : travail en France, contrat français. Ce qui revient à son abolition.

LVSL – Est-ce que la clause de distance s’appliquerait au niveau intra-européen ou au-delà ?

IB – En intra-européen. Parce que j’ai bien vu la gigantesque arnaque de la proposition de Macron, dans sa lettre aux citoyens d’Europe. Non content de s’être adressé aux citoyens français, dans le cadre du grand débat national, il s’est aussi adressé aux citoyens d’Europe dans une belle missive. Il dit qu’il faut une préférence européenne dans les marchés. Mais ça ne règle rien puisque, aujourd’hui, notre industrie se délocalise en Pologne ou en Roumanie. Vous pouvez instituer une préférence communautaire, mais ça ne change rien.

Ian Brossat, dans son bureau de la mairie de Paris. ©Vidhushan Vikneswaran pour LVSL

LVSL – C’est probablement parce que c’est plus facile à faire passer qu’en intra-européen…

IB – C’est logique. Dès lors qu’il ne veut pas rompre avec les traités européens, il est logique qu’il dise cela. Mais cela ne règle rien. Quand je vois que les rames de métros et de RER qu’on vient de lancer dans le cadre d’un marché public confié à Alstom, vont en réalité être fabriquées en Pologne et en Tchéquie, c’est du délire. L’argent du contribuable devrait permettre de développer ceci en France. D’un point de vue environnemental, quel est le sens de promener des rames de métro de Pologne en France, et inversement ?

LVSL – Ces élections européennes ont lieu dans un contexte qui est un peu inédit. On voit du côté des américains des signaux très protectionnistes avec Trump qui veut taxer le vin, le fromage, les voitures… qui met des freins à la mondialisation telle qu’elle s’était construite jusqu’ici d’une certaine façon. D’autre part la situation au Royaume Uni avec le Brexit qui a encore été reporté. Ce report a provoqué une montée de Farage qui est donné à plus de 25% dans les sondages pour les européennes. Enfin, on voit l’Italie faire un virage illibéral après la Pologne et la Hongrie. Il y a une vague réactionnaire très forte qui touche un certain nombre de pays européens. Ce sont des nouvelles menaces d’instabilité qui se généralisent partout dans le monde. Dans ce contexte de demande de protection, quelle doit être l’attitude des parlementaires européens, mais aussi de la France ?

IB – D’abord je partage l’idée que nous vivons un moment particulier avec une remise en cause de la fable de la mondialisation heureuse. Ceux qui chantaient les louanges de la mondialisation ont bien du mal aujourd’hui à continuer sur ce ton-là, parce que cela ne convainc plus personne. Cela dit, Macron continue malgré tout à défendre son modèle libéral. Face à Trump, le cœur du message qu’il a développé, c’est la défense du libre-échange. La manière dont Macron cherche à structurer le débat en vue des élections européennes, avec d’un côté l’extrême droite qu’il désigne comme son principal adversaire, et de l’autre lui et ses amis libéraux, me laisse penser que c’est une alternative un peu faussée. Disons que la remise en cause de la mondialisation heureuse peut conduire au pire comme au meilleur. La voie que nous propose Trump est une voie réactionnaire. En même temps, cette remise en cause pourrait ouvrir la voie à une autre idée, celle que nous devons défendre un nouveau modèle de société à l’échelle de la France et de l’Europe. La souveraineté européenne défendue par Macron est quand même une vaste fumisterie à mes yeux. Il ne propose rien d’autre que la soumission au marché.

LVSL – La France a pourtant récemment voté contre l’ouverture de négociations de libre-échange avec les États-Unis…

IB – Oui enfin la France continue de négocier tous les jours des accords de libre-échange. C’est le principe même du libre-échange, qui est d’ailleurs contraire à la défense du climat. Il faudrait renoncer à ces traités avec l’ensemble des pays et non pas seulement avec les pays qui refusent de signer les accords sur le climat.

LVSL – Revenons à la campagne. Vous avez dit tout à l’heure que votre candidature était plus une liste qu’une candidature. De votre côté, vous êtes un urbain et un lettré qui a fait l’ENS, et vous êtes adjoint à la Mairie de Paris. Tandis que Marie-Hélène Bourlard, numéro deux sur la liste, est une ouvrière du Nord. Comment comptez-vous parler à ces deux électorats très différents ?

IB – Tout simplement, parce que les couches moyennes sont elles aussi les victimes des politiques libérales. Ce qu’on appelle les couches moyennes urbaines ce sont les enseignants, les agents de la fonction publique, les intermittents du spectacle. Et donc à mon sens la grande question qui se pose à nous, à gauche, une question stratégique qui n’est pas nouvelle, est l’alliance entre ces couches moyennes et les catégories populaires. Moi je ne pense pas que nous ayons quoi que ce soit à gagner à construire un mur entre les catégories populaires et les couches moyennes urbaines. Je ne partage pas l’analyse selon laquelle ces deux électorats seraient incompatibles. Parce que nous sommes confrontés au même ennemi, aux mêmes politiques libérales. Nous devons au contraire tout faire pour construire une alliance !

LVSL – Mais comment ? Si l’on part du postulat que les demandes de ces catégories de population sont a priori différentes… Par exemple la question de l’arrêt de la taxation de l’essence est une revendication qui parle moins aux classes urbaines qu’aux classes populaires des périphéries.

IB – Certes, mais les deux catégories ont intérêt à ce qu’on développe des transports publics qui fonctionnent et que ceux-ci soient moins chers. Je ne dis pas que les réalités sont les mêmes. Mais je ne pense pas pour autant que l’on puisse considérer que leurs sorts sont antinomiques.

LVSL – En parlant des tensions éventuelles entre ces deux catégories, on a vécu des mois exceptionnels avec le mouvement des gilets jaunes, qui a remodelé le champ politique. Parmi les revendications, il y a eu le RIC, une remise en cause de la représentation telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, et un rejet du clivage gauche-droite. À l’inverse, vous êtes très attachés à votre identité de gauche. Ne craignez-vous pas justement que cela ne vous empêche de vous adresser à cette France qui ne supporte plus la politique institutionnelle ?

IB – Le terme de gauche a été évidemment galvaudé et sali au cours des dernières années parce que certains ont appliqué une politique qui n’avait rien de gauche, tout en se présentant comme tels, notamment au cours du quinquennat Hollande. Dans ce contexte, deux stratégies sont possibles : soit on décide de renoncer à ce terme, considérant qu’il est mort à jamais ; soit on considère qu’il est de notre devoir de lui redonner vie. Cela ne veut pas dire que je pointe du doigt ceux qui ont une autre stratégie, mais celle du PCF est qu’il faut redonner du sens à la gauche. Ceci n’est possible qu’à la condition de renouer avec les catégories populaires. Ma ligne est que nous sommes populaires pas populistes. Il nous faut nous adresser aux ouvriers, aux employés, à ceux qui souffrent de ces politiques libérales appliquées à l’échelle de l’UE et de la France depuis 30 ans. Cela passe forcément par une représentation de ces catégories, y compris dans les institutions. Le PCF a ceci de particulier qu’il a été le premier dans l’histoire de France à permettre à des ouvriers d’entrer à l’Assemblée nationale, au Sénat, de devenir ministre. Nous cherchons à renouer avec cette tradition. Notre liste a été conçue comme cela. J’ai dit un peu vite que Marie-Hélène serait la première ouvrière à entrer au parlement européen. En réalité, ce serait la deuxième puisqu’il y a eu Jackie Hauffman qui a été élue au Parlement européen en 1979. Ce serait donc la deuxième fois. Je suis convaincu que le rôle du PCF c’est de travailler ça.

LVSL – Dans le numéro spécial du Monde Diplomatique sur la caractérisation des populismes, il y a une citation de Maurice Thorez en 1936 qui dit : « nous sommes le parti du peuple français », et non pas « de la gauche en France ». Ne trouve-t-on donc pas dans les origines mêmes du PCF l’ambition de dépasser ce clivage ?

IB – Le PCF a fait les deux, parce que la construction du Front populaire a rassemblé jusqu’au parti radical de gauche. Il était basé sur l’idée du rassemblement de la gauche. On peut faire les deux. Je ne vois pas pourquoi on renoncerait à l’idée que la gauche a vocation à rassembler le peuple.

LVSL – Au Parlement européen, pour l’instant, il y a un groupe qui s’appelle GUE-NGL dans lequel siège le PCF, aux côtés notamment d’autres partis européens comme SYRIZA ou la France Insoumise. Est-il possible et souhaitable de continuer dans un groupe commun avec ces deux formations politiques ?

IB – Si elles le souhaitent, oui ! Ce groupe est un groupe qui compte 52 membres, et qui a été long à construire. C’est le résultat d’un travail acharné de Francis Wurtz [ndlr, ancien député européen PCF de 1979 à 2009, président de la GUE-NGL]. Ce n’est pas facile de rassembler des formations de la gauche radicale qui ont des cultures, des identités et des positions diverses. Malgré tout, ce groupe a mené des batailles cohérentes comme sur le dumping social. Certaines batailles ont été couronnées de succès, comme par exemple sur la question des travailleurs de la honte. Notre combat a fait avancer des choses permettant d’éviter le pire. Donc ce groupe doit continuer à exister. Je préfère faire de la politique par addition plutôt que par soustraction. Malgré notre grande diversité, je pense qu’il est souhaitable que ce groupe continue d’exister.

LVSL – Souhaitable, oui, mais possible ?

IB – Cela je n’en sais rien. C’est en tout cas une question importante. Que gagnerait-on d’une dispersion supplémentaire à l’intérieur du Parlement européen ?

LVSL – Certaines personnes pensent qu’il y a un manque de cohérence au sein de ce groupe…

IB – Peut-être mais on est déjà tellement faibles au sein de ce Parlement – ceci va peut-être évoluer suite aux élections, mais enfin aujourd’hui on est 52 sur 751 eurodéputés ! Que pèserions-nous si au lieu d’être 52 dans un groupe nous étions 52 dans deux groupes ? L’attachement à la cohérence ne doit pas conduire à un affaiblissement important face aux rapports de force présents dans le Parlement européen.

LVSL – Une de vos propositions consiste à réorienter l’investissement monétaire de la BCE des banques vers le financement public et l’écologie. Le fait est que la BCE est indépendante, et que le Parlement n’a aucun poids sur elle. Comment reprendre la main sur ce type d’institution ?

IB – C’est une honte. Notre argent échappe totalement au contrôle démocratique des citoyens d’Europe et même des parlementaires. Que peut faire le parlement ? Seuls, les parlementaires ne peuvent pas reprendre le contrôle sur la BCE. C’est un combat politique à mener. Ce doit être une revendication populaire. Cela doit devenir une question politique et que les députés européens de notre groupe ne soient pas les seuls à en parler au Parlement. On parle de 3000 milliards d’euros qui ont été prêtés aux banques privées au cours des 10 dernières années, sans aucune condition. On est dans un système fou avec une BCE qui continue avec les mêmes recettes qu’avant 2008. Il faut faire en sorte que cette question-là soit connue par d’autres. Mais on a quand même quelques expériences de batailles portées par nos députés européens, au départ minoritaires, et qui ont finies par devenir des batailles dont se sont emparés d’autres gens – l’évasion fiscale par exemple. C’était une question au départ assez limitée au cénacle d’experts. Cette question, portée par des députés et sénateurs français comme Éric et Alain Bocquet, et portée par des députés européens, est aujourd’hui une bataille dont on parle sur les ronds-points et dans les manifestations. Tout le monde en parle. Cela a conduit la Commission européenne, qui n’était pas toujours combative sur le sujet, à faire en sorte qu’Apple rende de l’argent aux Irlandais.

LVSL – Il y a deux façons d’aborder la question de la démocratie au sein de l’Union européenne : est-ce que l’on considère que c’est au Parlement de prendre le pouvoir et de contraindre la Banque centrale européenne, ou est-ce que c’est aux États membres d’avoir plus de pouvoir démocratique et donc de restreindre les marges de manœuvre de la BCE ? En d’autres termes, la question est celle-ci : faut-il renforcer le pouvoir du Parlement ?

IB – Nous sommes favorables à un renforcement du pouvoir du Parlement. Il faudrait que la BCE soit sous le contrôle démocratique du Parlement européen.

LVSL – À propos de votre vision de l’Europe. Le Parti communiste parle « d’une union des nations et des peuples souverains, libres et associés ». N’y-a-t-il pas une contradiction dans ce slogan avec le fait de refuser une sortie des traités ? Quelle est votre stratégie ?

IB – Nous sommes favorables à une sortie des traités. Le PCF n’a voté aucun des traités européens. Aujourd’hui nous avons une stratégie en deux temps : premièrement il faut s’affranchir des traités européens. Les États devraient conduire leurs politiques indépendamment des contraintes contenues dans ces traités européens…

LVSL – Mais sortir des traités, n’est-ce pas sortir de l’Union européenne ?

IB – C’est plutôt mener notre propre politique. Je suis convaincu que si la France pouvait mener sa propre politique, personne ne ferait sortir la France de l’UE. Nous devons mener notre propre politique. Si la France décidait de s’affranchir de ces traités européens, la question de la renégociation des traités irait de soi. Mais il faut quand même partir d’un constat : jamais les dirigeants français n’ont choisi d’emprunter la voie du rapport de force vis-à-vis de l’UE. Parce que les politiques européennes leur allaient comme un gant. C’est le cas pour Nicolas Sarkozy, c’est le cas pour François Hollande, et c’est le cas pour Emmanuel Macron qui est très favorable aux politiques libérales. Donc si nous nous sommes soumis à l’UE depuis plus de 20 ans, ça n’est pas parce que l’UE est puissante, c’est parce que nos chefs d’État étaient faibles. Ils ne cherchaient même pas à imposer leurs objectifs.

LVSL – Quand on regarde les négociations entre la France et l’Allemagne sur le Brexit, qui ont eu lieu au dernier Conseil le 10 avril, Emmanuel Macron a été extrêmement ferme. On sait aujourd’hui que les rapports entre la France et l’Allemagne se sont dégradés au Conseil. D’un côté E. Macron voulait un report qui soit le plus court possible, voire même pas de report du tout puisqu’il est partisan du No Deal. De l’autre côté, l’Allemagne veut vraisemblablement faire annuler le Brexit. Malgré sa volonté, Macron a dû reculer alors que la position de la France était soutenue par plusieurs États dont l’Espagne, la Belgique et l’Autriche. Comment envisager une nouvelle construction de l’UE, qui semble très difficile à faire bouger ?

IB – La position que défendait Macron, c’est-à-dire pousser à une sortie rapide sans deal, n’était de mon point de vue pas la bonne. C’est une bonne question. Sa stratégie à lui est de punir les britanniques. Je suis favorable à un Brexit avec deal. Je suis favorable à ce qu’on respecte le vote des Britanniques mais je ne suis pas favorable à ce qu’on les punisse, en faisant tout pour que le Brexit ait des conséquences catastrophiques.

LVSL – Mais les brexiters appelaient Macron à mettre son veto, le comparaient à De Gaulle…

IB – Lorsqu’on défend de telles positions, on n’est pas défendu par le peuple. Du coup, il ne crée pas un rapport de force qui est soutenu par tout le monde. Alors que si l’on avait en France un Président qui menait une belle politique de justice sociale – augmentation des salaires, retour des services publics, envoyer balader la Commission européenne avec sa règle des 3%, instituer une clause de proximité dans les marchés publics… – il aurait un soutien populaire formidable. Il aurait alors un rapport de force vis-à-vis de la Commission européenne qui n’aurait rien à voir avec celui d’aujourd’hui.

LVSL – Si on prend le cas italien, le gouvernement a voulu négocier sur son budget à l’automne avec un appui dans les sondages d’environ 60%, parce que la coalition a essayé de vendre, du moins médiatiquement, des dépenses budgétaires supplémentaires, des investissements dans les infrastructures… ils se sont aussi cassés les dents ! Ils ont réussi à grappiller 1,2 point de PIB de déficit supplémentaire, mais doivent rester sous les 3%. Finalement, qu’est-ce que construire un rapport de force ?

IB – D’abord l’Italie n’est pas la France. Avec le mouvement des gilets jaunes, ce n’est pas Macron qui institue un rapport de force, c’est bien le peuple français. Certes, on aurait pu aller plus loin. Mais l’Allemagne aussi s’est un peu écrasée.

LVSL – Nous voulions juste mettre le doigt sur la dureté des relations à l’intérieur de l’Union européenne et donc sur la difficulté de subvertir une telle construction…

IB – Si la France menait une bonne politique, nous serions soutenus par une partie des Allemands.

 

« Les gilets jaunes sont la version populaire de Nuit Debout » – Entretien avec Paolo Gerbaudo

Le chercheur Paolo Gerbaudo. En fond, le Parlement grec. © Léo Balg, LVSL

Spécialiste de l’impact d’Internet sur la politique et des mouvements d’occupation de places de 2011, Paolo Gerbaudo est sociologue politique au King’s College de Londres. À l’occasion de la sortie de son troisième livre, The Digital Party, nous avons voulu l’interroger sur la démocratie digitale, le rôle du leader en politique, le Mouvement 5 Etoiles ou encore le mouvement des gilets jaunes. Retranscription par Bérenger Massard.


LVSL – Peut-être devrions nous débuter avec la question suivante : comment sont nés ce que vous appelez les partis digitaux ? Et en quoi sont-ils liés, par exemple, à Occupy ou aux indignés en Espagne, c’est-à-dire aux mouvements qui occupent les places ? Existe-t-il un idéal-type de parti numérique ?

Paolo Gerbaudo – C’est une question très intéressante. En effet, cette nouvelle génération de partis est fortement liée à la génération de mouvements sociaux apparus en 2011, notamment Occupy, Los Indignados, Syntagma en Grèce, qui ont porté de nombreux thèmes similaires à ceux de ces partis : le thème de la démocratie, la critique envers les élites, les demandes de participation citoyenne, la critique du capitalisme financier… Malgré leur puissance, ces mouvements ne parvenaient pas à atteindre leurs objectifs finaux, ce qui a donné lieu à beaucoup de discussions sur les places quant aux objectifs et aux moyens à définir. Cela a déclenché une prise de conscience autour de la nécessité de s’organiser pour lutter à plus long terme. Ainsi, je vois la création de ces partis comme une réponse à ces enjeux organisationnels, au fait que vous devez structurer la campagne des mouvements sociaux afin de la rendre plus durable.

Tweets and the Streets, premier ouvrage de Paolo Gerbaudo, publié en 2012. ©Pluto Books

Par exemple en Espagne, il y a eu tout un débat autour du slogan « Non me representam » [« ils ne me représentent pas »]. L’anarchiste l’interprète comme un rejet de la représentation sous toutes ses formes. Mais en réalité, pour beaucoup de gens, c’était quelque chose de plus complexe, qui signifiait : « Nous voulons être représentés, mais les gens qui nous représentent ne sont pas à la hauteur de la tâche. Nous voulons une bonne représentation, nous voulons être représentés par des personnes en qui nous pouvons faire confiance ». Ces nouvelles formations cherchent donc à combler ce vide de la représentation et à en renouveler les formes.

En termes de parti digital idéal, je pense que le modèle le plus pur est celui du mouvement Cinq étoiles, même s’il est en retard sur le numérique. Ils sont convaincus d’utiliser des technologies de pointe, mais ce qu’ils utilisent est assez moyen. Le nombre d’inscrits sur la plateforme est plutôt limité, mais l’idéologie du parti est très fortement imprégnée d’une utopie techniciste, qui repose sur le pouvoir participatif qu’offre la technologie. Il s’agit selon moi de l’idéal-type du parti numérique. C’est celui qui incarne le plus l’esprit populiste et la nouvelle croyance dans le pouvoir de la technologie, qui est au centre de cette génération de partis politiques.

LVSL – Ces partis digitaux semblent difficiles à définir selon les lignes idéologiques classiques, ou même selon des lignes socio-économiques comme la classe sociale, comme c’était le cas pour les partis au XXe siècle. Ils regroupent ce que vous appelez des people of the web qui appartiennent à différents groupes sociaux. Est-ce qu’il s’agit seulement de nouveaux partis attrape-tout, au détriment de la clarté idéologique ?

PG – C’est une question intéressante car pour beaucoup de gens, il y a une différence entre les partis traditionnels de gauche, qui auraient un électorat clair, à savoir la classe ouvrière, et ces nouveaux partis attrape-tout. En réalité, quand vous regardez l’histoire, le PCF en France ou le PCI en Italie ne se sont pas limités à être des partis de la classe ouvrière : environ 50% de leur électorat venait de la classe ouvrière industrielle, le reste provenait d’un mélange de petite bourgeoisie, d’intellectuels, de professions intermédiaires, etc. Il faut garder cela à l’esprit, car existe le mythe selon lequel l’ère industrielle était complètement cohérente, alors que ce n’était pas le cas.

« Ce qui caractérise les électeurs du mouvement 5 Étoiles est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. »

Pour parler comme Nikos Poulantzas, ce qui est vrai est qu’il existe un nombre diversifié de segments de classe qui composent la base électorale des partis digitaux. Ils sont principalement orientés vers les jeunes qui ont un niveau d’éducation élevé et qui se servent beaucoup d’internet, ainsi que vers la classe moyenne et la classe moyenne inférieure. Bien qu’ils soient nominalement de la classe moyenne, étant donné que leurs parents en faisaient partie, ils se retrouvent souvent dans une situation de déclassement. La classe moyenne se caractérise par son patrimoine, notamment sous forme immobilière. Mais pour de nombreux enfants de la classe moyenne, l’achat d’une maison n’est plus possible, car ils souffrent de bas salaires et d’emploi précarisé. Ils paient des loyers élevés, ce qui signifie qu’ils ne peuvent épargner suffisamment pour obtenir un crédit. Ils se résignent à louer à long terme et à subir un déclassement progressif.

À côté de cela, vous avez d’autres segments de l’électorat qui sont représentés par ces partis : des pauvres, des chômeurs, des gens de la classe ouvrière. C’est donc un ensemble assez disparate, mais qui malgré sa diversité partage un mécontentement à l’égard de la situation actuelle. Par exemple, dans le cas du mouvement Cinq étoiles, certaines recherches socio-démographiques indiquent que ce qui caractérise ses électeurs est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. En revanche, les électeurs du Partito democratico [parti centriste italien, au pouvoir de 2013 à 2018 avec notamment le passage Matteo Renzi, issu de la fusion des deux anciens partis d’après-guerre, la démocratie chrétienne et le parti communiste] dans les mêmes secteurs de l’économie que ceux du M5S, ont tendance à occuper des postes plus stables et plus sûrs. Cette opposition n’a pas grand chose à voir avec l’occupation d’un emploi dans tel ou tel secteur de l’économie, ou que vous soyez travailleur manuel ou intellectuel, mais plutôt avec le degré de sécurité et de stabilité de votre emploi. Ainsi, les personnes qui se sentent précarisées sont plus susceptibles de voter pour ces partis. Ce sont aussi des gens qui ont tendance à être plus jeunes, car il y a un clivage générationnel.

LVSL – Pensez-vous que les coalitions de ces partis, fondées sur les jeunes et les précaires, reposent sur un contenu idéologique commun ? En réalité, ces partis ne sont-il pas seulement des machines de guerre électorale destinées à mettre dehors le personnel politique actuel et à le remplacer, mais sans véritable programme ?

PG – C’est un autre point intéressant, dans la mesure où ces partis risquent en effet d’être incohérents sur le plan idéologique. Je dirais qu’ils ont une idéologie : elle est fondée sur la récupération de la souveraineté, la coopération, la restauration de la démocratie, la participation citoyenne, la réforme du capitalisme financier… Mais lorsqu’il s’agit d’exigences plus spécifiques, puisqu’ils sont plutôt divers du point de vue de l’appartenance de classe de leurs électeurs, les contradictions apparaissent rapidement.

Le cas de Syriza en Grèce est particulièrement éloquent. Ce n’est certes pas un parti digital à proprement parler, mais plutôt un parti populiste de gauche. Syriza a néanmoins réuni des ouvriers pauvres, des chômeurs qui n’avaient fondamentalement rien à perdre, et des secteurs de la classe moyenne qui avaient beaucoup à perdre, des comptes à vue, des propriétés immobilières libellées en euros… Donc, quand il a été question de quitter l’euro, et sans doute également l’Union européenne, bien que cette sortie ait obtenu un soutien considérable de la part des classes populaires, les classes moyennes ont vraiment eu très peur. Au final, ce sont ces derniers qui l’ont emporté en juillet 2015. C’est pourquoi il a été décidé de rester dans l’euro, en dépit de leurs difficultés et des problèmes que cela représentait pour leur pays.

Nous pouvons aussi voir cela chez Podemos, où il y a deux options idéologiques : une plus populiste et attrape-tout avec Íñigo Errejón, et une seconde plus traditionnellement de gauche radicale, poussée par Pablo Iglesias et Irene Montero. Cette dernière est fondamentalement un mélange d’extrême gauche, de radicalisme et de politique identitaire qui rebute les personnes moins politisées.

LVSL – Comment percevez-vous le Mouvement 5 étoiles qui gouverne avec la Lega depuis environ un an ? Les sondages actuels montrent que la Lega est plus populaire que son partenaire de coalition, en partie grâce de la figure de Salvini et de l’agenda anti-migrants qu’il met constamment en avant. Le M5S peut-il inverser cette tendance, c’est-à-dire mettre en place des mesures qu’il pourra vendre à son électorat ? Ou restera-t-il simplement au gouvernement pour éviter de nouvelles élections, mais sans savoir exactement où aller ?

PG – Ils ont beaucoup souffert de leur alliance avec la Lega. D’une certaine manière, la première option consistait à s’allier au Partito Democratico car ils venaient à l’origine du même espace politique. Leur base initiale était globalement celle des électeurs de centre-gauche déçus par la politique du PD. Maintenant, cette alliance oppose d’un côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement cinq étoiles, et de l’autre un parti fondamentalement léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. Cette dernière a été aux affaires depuis très longtemps. Ses cadres connaissent toutes les combines et toutes les magouilles et ils les utilisent sans retenue. On pouvait donc s’attendre à ce que cela arrive. Le Mouvement cinq étoiles a poussé certaines revendications économiques, en particulier le reddito di cittadinanza [revenu de citoyenneté], de façon à avoir quelques victoires à montrer à ses électeurs. Mais cela ne suffit pas, évidemment, car cela ne résout que certains des problèmes de pauvreté et ne résout pas celui du chômage. Cela ne résout pas les problèmes de beaucoup d’autres personnes, qui ne sont peut-être pas au chômage, mais qui sont confrontées, entre autres, à de bas salaires.

« Cette alliance oppose d’une côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement Cinq Etoiles, et de l’autre ce qui est fondamentalement un parti léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. »

Cela tient aussi au caractère très fluide du parti. La Lega a un récit très clair à présenter à l’électorat. Celui du M5S, globalement, est que ce sont les inscrits du mouvement qui décident. Comme si le parti n’avait aucune valeur, même substantiellement. Comme si les inscrits sur la plateforme pouvaient décider que la peine de mort est bonne ou non. On pourrait imaginer que quelqu’un lance une proposition comme « interdisons les syndicats » et que cela puisse passer après un simple vote sur la plateforme… Donc cela les rend très faibles lorsqu’il s’agit de former une alliance avec un parti plus structuré comme la Lega.

Autre fait intéressant : Salvini a néanmoins compris qu’il ne pouvait pas pousser trop loin son conflit avec le M5S. Il a dernièrement essayé de menacer de quitter le gouvernement sur la question du projet de ligne à grande vitesse qu’il soutient, le Lyon-Turin. C’était assez intéressant de voir les réactions sur Facebook. D’habitude la page de Salvini, peut-être la plus grosse page Facebook d’Europe en ce qui concerne les personnalités politiques, est une base de fans inconditionnels qui boivent ses paroles. Cependant, au cours de ce conflit, et à mesure que devenait réelle la possibilité d’une rupture au sein du gouvernement, il a reçu de nombreuses critiques de la part de ses partisans : « si vous faites ça, vous êtes un traître, si vous faites ça, nous ne vous suivrons plus ». Ces critiques ne se cantonnaient pas à cette question du Lyon-Turin. Elles s’expliquent plutôt par la popularité globale du gouvernement, qui se présente comme un gouvernement de changement. D’une certaine manière, Salvini est enfermé dans son alliance avec le M5S. Son électorat ne veut pas qu’il revienne vers Berlusconi.

LVSL – En France, il y avait en 2017 deux mouvements ou partis qui reprenaient certains aspects des partis digitaux : la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon et En Marche ! d’Emmanuel Macron. Tous deux avaient, du moins au début, des structures très faibles et des dirigeants très puissants au sommet. Comment analysez-vous ces deux partis, après deux ans d’existence ?

PG – À l’origine, la France Insoumise est un exemple très réussi de parti numérique, qui a été capable de recruter rapidement un demi-million de personnes. Par rapport au Mouvement cinq étoiles, où les membres sont supposés pouvoir décider de n’importe quoi et même de présenter des propositions de loi, la démocratie numérique de la France Insoumise est plus limitée. Mais quelque part, le système décisionnel de la France Insoumise est plus honnête : il est plus sincère de dire que les membres peuvent avoir leur mot à dire, mais pas sur absolument tout. Par exemple, lors de la préparation de l’élection de 2017, il y a eu deux phases. D’abord, la contribution sous forme de texte ouvert : tout partisan de la France insoumise pouvait envoyer un texte avec ses propositions, après quoi une équipe technique, celle qui a produit les livrets thématiques, analysait la récurrence de certains termes ou propositions dans ces textes. Puis, la base intervenait de nouveau pour donner la priorité à une mesure parmi une dizaine. C’est une intervention limitée, mais c’est peut-être mieux ainsi, car le leadership est une réalité et le restera.

En fait, c’est un mensonge envers les électeurs que de dire qu’il n’y a pas de chef et qu’ils ont un contrôle total. C’est ce que le Mouvement cinq étoiles tente de faire. Ils disent qu’il n’y a pas de chef, seulement des porte-paroles du mouvement, qu’il n’y a pas d’intermédiation en tant que telle, que tout vient de ce que les gens proposent… Pour moi, ce récit ne correspond pas à la réalité. Il vaut mieux avoir un processus de prise de décision participatif plus limité, mais plus clair et plus transparent. La France Insoumise s’est un peu éloigné de cela et a évolué vers un parti plus traditionnel depuis, où les grandes décisions sont plutôt prises lors de consultations internes. Par exemple, il n’y a pas eu de primaires en ligne pour les élections européennes, ce qui me semble être un pas en arrière.

Quant au mouvement En Marche !, il n’a aucun élément de démocratie numérique, juste une stratégie adaptée aux réseaux sociaux : leur plate-forme ne sert qu’à créer des groupes locaux, à coordonner leurs actions, envoyer les membres ici ou là pour diverses activités. Il n’y a aucun lieu où les membres disposent réellement d’une voix sur les décisions importantes. Il n’a pas d’élément démocratique, c’est du top-down autoritaire.

LVSL – Dans votre livre, vous dîtes que l’appareil du parti est court-circuité par une relation beaucoup plus désintermédiée entre les militants et un hyper leader. Vous expliquez que, lorsqu’il y a des votes internes dans ces partis du numérique, la plupart des membres adoptent au final la position de leader. Pourquoi ?

PG – Il y a un certain nombre d’exemples de leadership fortement personnalisé au sommet, qui base son pouvoir sur la célébrité sur les médias sociaux. Par exemple, AOC (Alexandria Ocasio Cortez) est une célébrité, elle a une audience sur les réseaux sociaux, avec 3 millions d’abonnés sur Twitter. Même chose pour Salvini. Ces leaders sont avant tout des célébrités sur les médias sociaux. Cette célébrité a un pouvoir énorme, c’est de cela qu’ils tirent leur autorité. Ils agissent comme des influenceurs ou des youtubeurs, un peu comme Kim Kardashian et toutes ces célébrités, nous racontant tout ce qu’ils font, ce qu’ils mangent, ce qu’ils cuisinent, qui ils rencontrent, où ils vont en vacances. Salvini est incroyable : il n’est au Parlement que 2% du temps, il n’est presque jamais au Ministère de l’Intérieur, car il voyage constamment pour des raisons de campagne.

Pourquoi ? Parce qu’il parcourt le pays, se présente à de nombreux meetings, filme des vidéos, des livestreams… C’est une sorte de campagne permanente, qui ne finit jamais. Pourquoi ? Parce que nous vivons à une époque où il y a beaucoup de méfiance à l’égard des organisations collectives et des bureaucraties… C’est l’idéologie dominante, le néolibéralisme, qui nous a appris à ne pas faire confiance aux bureaucrates, ces figures sombres qui prennent des décisions à huis clos dans des salles pleines de fumée. Donc les gens sont plus enclins à faire confiance aux individus, aux personnalités auxquelles ils s’identifient. Ils pensent pouvoir leur faire confiance, car ils peuvent les voir directement, les suivre jour après jour. D’une certaine façon, il n’y a aucun moyen d’échapper à ce phénomène. Ce fut également la raison du succès de Bernie Sanders, de Jeremy Corbyn, de Mélenchon. Tout cela met avant tout l’accent sur l’individu. Pour la gauche, cela soulève des questions épineuses car le collectif devrait passer avant les individus. Et en même temps, tactiquement, on ne peut rien faire, on ne peut s’affranchir de cette réalité.

LVSL – Depuis quelques années, les primaires se sont multipliées en Europe, parfois même des primaires ouvertes où les non-membres du parti peuvent voter pour choisir le leader pour les prochaines élections. Par nature, ces primaires personnalisent la politique et ignorent l’appareil du parti. Est-ce un outil de démocratisation des partis ou un moyen de donner le pouvoir à des célébrités ?

PG – C’est un phénomène qui a une certaine histoire maintenant. Beaucoup de politologues décrivent un tournant plébiscitaire depuis une vingtaine d’années, non seulement dans le fait de recourir à un référendum sur des questions spécifiques comme le Brexit, mais aussi de manière plus générale. Dans le passé, par exemple dans les partis socialistes ou communistes, vous élisiez votre représentant local, puis de ces représentants locaux émergeait un congrès ou une convention nationale. Et cette assemblée était émancipée vis-à-vis du leader, du comité central, du trésor, etc. Aujourd’hui, on considère que toutes ces sphères doivent être élues de manière directe. Donc, est-ce démocratique ou pas ?

Je pense que bon nombre de ces représentants, ces figures intermédiaires, ne se préoccupent plus que d’eux-mêmes, se sont autonomisés, détachés de la circonscription locale qu’ils sont censés représenter. Pourquoi ? Parce que la participation aux réunions locales est très faible et principalement dominée par des activistes zélés qui ne représentent pas vraiment l’électorat. En fait, la base est devenue un peu trop paresseuse pour assister aux réunions. Lui permettre d’élire directement ses dirigeants, plutôt que de passer par des représentants qui ne sont pas représentatifs, garantit une meilleur respect de la volonté des membres.

On l’a vu dans le parti travailliste [du Royaume-Uni, ndlr], c’était assez paradoxal : Ed Miliband [prédecesseur de Jeremy Corbyn, candidat perdant aux élections de 2015] avait décidé de baisser le tarif des cotisations à seulement 3 livres pour vaincre définitivement la gauche, fortement dépendante des syndicats qui ont votes collectifs dans le parti ; ils votent pour tous leurs membres. Donc, en ouvrant le parti, Miliband pensait attirer des individualistes de classe moyenne qui voteraient pour des gens comme lui. En fait, ce fut exactement le contraire : plus de 60%, une majorité écrasante, ont choisi Corbyn. Et désormais, nous assistons à une lutte entre Corbyn et les adhérents contre les couches intermédiaires du parti. La machine du parti ne supporte pas d’être contrôlée par des adhérents dotés de pouvoirs.

Pour moi, ce qui est important, c’est que seuls les membres du parti puissent voter, pas comme avec le Partito Democratico [qui a récemment organisé sa primaire ouverte] où tout le monde peut voter. Là, c’est très dangereux : cela signifie que des personnes extérieures au parti peuvent le manipuler… La primaire du Parti Démocrate a réuni plus de 1,5 million de personnes. Cela ressemble à une grande réussite démocratique, mais cela contribue-t-il à forger une identité cohérente à ce parti ? Au minimum, nous devrions faire comme aux États-Unis, où les gens, même s’ils ne sont pas membres, doivent s’enregistrer en tant que Démocrates ou Républicains. Au moins, vous vous prémunissez des manipulations de personnes extérieures au parti.

LVSL – Que ce soit en Espagne, en France ou en Italie, les partis numériques, même s’ils ont bénéficié de la haine envers les élus sortants, ont plutôt bien réussi aux élections ces dernières année. Cependant, beaucoup de gens qui rejoignent ces partis ne se mobilisent pas vraiment à long terme, tandis que nous assistons à un déclin, du moins dans les sondages, du M5S, de la France Insoumise ou de Podemos. Les partis numériques sont-ils condamnés, comme les partis pirates, à n’être que des bulles temporaires ?

PG – Je pense qu’ils vont continuer à exister pendant un certain temps, tout simplement parce qu’une fois qu’un parti dépasse 20% ou même moins, il y a une inertie. Il est extrêmement difficile de créer et de consolider de nouveaux partis. Les systèmes partisans sont parmi les systèmes les plus immuables de nos sociétés. Dans n’importe quel système politique, d’une manière générale, de nouveaux partis n’émergent que tous les 40 ans. La dernière vague comparable a peut-être été celle de 1968, avec la formation de nouveaux partis de gauche, comme les partis verts, etc. Une fois fondés, il leur faut un élément majeur pour que les partis disparaissent. Et si déclin il y a, il est plutôt lent.

The Digital Party, dernier livre de Paolo Gerbaudo. ©Pluto Books

Très honnêtement, j’ignore où va le Mouvement cinq étoiles. La situation est extrêmement fluide dans le monde entier à présent, et donc très imprévisible. En France, nous verrons peut-être quelque chose de similaire au M5S, qui représenterait les revendications du mouvement des gilets jaunes. Dans le fond, il faut tout d’abord un élément de rupture pour qu’arrive une nouvelle génération de partis. Même si, intrinsèquement, cette nouvelle génération de partis est pleine de problèmes et de contradictions internes qui menacent leurs performances à long terme.

 

LVSL – À propos des gilets jaunes : dans un entretien avec Novara, vous expliquiez qu’à l’inverse du M5S, ils avaient une approche bottom-up plutôt que top-down. Les gilets jaunes sont résolument en faveur de plus de démocratie, ce sur quoi ils sont presque tous d’accord, et ils rejettent également tout type de leadership ou de structure. Comment analysez-vous ce mouvement ?

PG – Pour moi, cela ressemble beaucoup aux mouvements des places et à la vague Occupy de 2011, mais en plus populaire et plus col bleu que ces mouvements. Les mouvements de 2011 étaient en quelque sorte très novateurs car ils adoptaient une identité populiste en cessant de faire appel aux gens avec un langage minoritaire. Ils disaient : « Nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super riches ». Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. En comparaison, Nuit Debout était très bourgeois, très urbain, très parisien, et n’a pas percé en dehors de Paris ou dans les circonscriptions ouvrières. D’une certaine manière, les gilets jaunes sont la version plus populaire de Nuit Debout.

« Les mouvements de 2011 étaient très novateurs car ils adoptaient une identité populiste, ils cessaient de parler aux gens en termes minoritaires et disaient « nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super-riches. » Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. »

Ils contestent très vivement le président et le système de pouvoir, tout en formulant des revendications très concrètes, qui, au fond, concernent des problèmes de fin de mois. Ils ne se préoccupent pas des droits civils, et l’environnement est vu comme une chose abstraite… Leurs revendications concernent le salaire minimum, la limitation des impôts qui punissent les pauvres, les services publics, l’interventionnisme de l’État… Donc c’est principalement un populisme progressiste, qui récupère une part de la social-démocratie des Trente Glorieuses. Ces gens veulent plus de démocratie et veulent avoir leur mot à dire dans les décisions qui les concernent. Toni Negri a beau les percevoir comme une sorte de multitude de gens qui veulent une autonomie par rapport à l’État, c’est exactement le contraire. Ils veulent de l’État, mais pas de celui-ci [rires].

LVSL – Le rejet du leadership et de la structuration fait-il passer le mouvement à côté de tout son potentiel ? Les gilets jaunes veulent plus de démocratie directe, font des sondages sur Facebook, les porte-paroles ne se déclarent jamais leaders… Où conduira cet horizontalisme ?

PG – Dans certains domaines, c’est très horizontal, comme les petits groupes où ils se coordonnent, où pratiquement tout le monde peut prendre la parole… Mais ils ont aussi des leaders tel qu’Eric Drouet. On peut parfois penser qu’il n’y a pas de chef parce qu’il n’y a pas qu’un seul dirigeant. Mais c’est faux, le leadership peut être polycentrique, avec une multitude de dirigeants qui représentent différentes factions du mouvement ; c’est précisément ce qui s’est passé avec les gilets jaunes. Ils ont différentes sections, groupes, sensibilités, donc les leaders parlent à différentes catégories de personnes qui appartiennent au mouvement.

En fin de compte, c’est le rituel des marches du samedi et des ronds points qui maintient la cohérence. Il n’y a pas besoin d’un chef pour vous dire quoi faire car vous marchez chaque samedi jusqu’à l’acte 1000… C’est comparable aux mouvements des places, qui n’avaient pas besoin d’un leadership centralisé car un rituel était instauré : le rassemblement sur des places publiques. D’une certaine façon, les places ou les marches du samedi se substituent au chef. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de leaders : de fait, il y a des gens qui ont essayé de créer des partis en dehors du mouvement.

LVSL – Il y a eu quelques tentatives, mais chaque fois que cela a été fait, presque tout le monde a immédiatement dit que ces personnes ne représentaient pas les gilets jaunes.

PG – Oui, parce que le passage au parti est souvent un processus assez laborieux, qui ne peut émerger du mouvement lui-même. Le mouvement est une chose et le parti en est une autre. Par exemple, Podemos est arrivé trois ans après les Indignados et était principalement constitué de personnes peu impliquées dans ces mouvements, même si elles avaient sympathisé avec celui-ci. Néanmoins, Podemos a réussi à se présenter comme représentant plus ou moins la sensibilité des indignés. Il en va de même pour le Mouvement cinq étoiles, issu des manifestations anti-corruption, anti-Berlusconi et en partie anti-mondialisation initiées par Grillo auparavant, et qui se présente comme le représentant de ces mobilisations. Les conséquences à long terme du mouvement des Gilets jaunes sur la scène politique prendront donc un certain temps à se manifester.

La laïcité, histoire d’une singularité française

Capture d’écran de la vidéo du discours d’Emmanuel Macron devant la conférence des Evêques de France

Lors d’un discours prononcé en avril 2018 devant la Conférence des évêques de France, Emmanuel Macron appelait à « réparer le lien entre l’Eglise et l’Etat ». Ces propos sonnent pour le moins étrangement dans un pays dont l’article premier de la Constitution stipule que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Débattre de la « laïcité à la française » nécessite de comprendre ses origines et son évolution historique. L’ouvrage La Laïcité, histoire d’une singularité française (publié aux éditions Gallimard), écrit par Philippe Raynaud, professeur en philosophie politique à l’Université Panthéon-Assas, apporte un éclairage intéressant, bien qu’en partie contestable sur ce sujet éminemment politique.


De la catholicité à la laïcité

Afin de comprendre les origines de la singulière laïcité à la française, il convient de retracer l’histoire épineuse de ce processus. Pour Philippe Raynaud, la laïcité est tout d’abord un phénomène de sécularisation entamé lors des guerres de religion au seizième siècle. L’histoire de l’Eglise est pour lui une histoire de l’intolérance. Or, tout change avec la crise provoquée par la dissidence de Luther et de Calvin, car les églises réformées survivent au conflit et à la répression, quitte à devenir elles mêmes aussi intolérantes que l’Eglise Romaine.

Dans le cas de l’Angleterre, « l’Eglise dominante reposait sur une définition assez large de la foi pour que coexistent en son sein des doctrines différentes dont aucune ne pouvait parvenir à une victoire complète. […] Dans le cas de la France, en revanche, aucun compromis n’était possible entre l’Eglise traditionnelle et les nouveaux courants ». En France, le processus de sécularisation est allé de paire avec l’essor de l’absolutisme royal. Il a abouti à l’Edit de Nantes en 1598, garantissant le respect des libertés protestantes.

Ce processus de sécularisation de la société française fut tout sauf linéaire ; il a, au contraire, été interrompu à plusieurs reprises. La révocation de l’édit de Nantes en 1685 marque une première interruption de ce processus. Il s’est toutefois poursuivi durant la période des Lumières, au travers du concept de tolérance, développé notamment par Voltaire. Encore faut-il préciser que la tolérance religieuse prônée par Voltaire ne s’étendait pas aux athées.

La révolution française constitue une avancée historique majeure vers la laïcité. Dès 1789, La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen reconnaît la liberté d’opinion religieuse et la liberté d’expression. La Révolution nationalise les biens du clergé en 1789, émancipe les juifs en 1791 et laïcise l’Etat civil en 1792. La Constitution du Directoire opère une première séparation de l’Eglise et de l’Etat (article 334) mais c’est surtout l’obligation faite aux prêtres de prêter serment devant la constitution civile du clergé qui déclenche un schisme entre prêtres « jureurs » et prêtres « réfractaires ».

La révolution française constitue une avancée historique majeure vers la laïcité. Dès 1789, La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen reconnaît la liberté d’opinion religieuse et la liberté d’expression.

Selon Philippe Raynaud, le concordat de 1802 vient au terme d’une longue période au cours de laquelle la question religieuse s’est trouvée mêlée à d’autres conflits politiques. Avec le concordat, Napoléon voulait à la fois tourner la page des guerres entre Français et réintégrer les prêtres et les fidèles de l’Eglise réfractaire sous condition d’une rupture sans équivoque avec la cause royaliste. D’abord conclu avec la Papauté, le régime concordataire est étendu aux Eglises réformées et luthériennes ainsi qu’aux juifs. La Restauration garantit l’essentiel de l’acquis révolutionnaire : la liberté de croyance et de culte, mais assure la statut de “religion de l’Etat” à la religion catholique, apostolique et romaine (article 6 de la Charte).

En réaction, l’aspiration à la séparation de l’Eglise et de l’Etat s’enracine progressivement entre 1830 et 1875. La laïcité militante et la laïcité de l’Etat s’affirment véritablement avec la IIIème République : elle vote les lois scolaires de Jules Ferry en 1881 et 1882, laïcise les hôpitaux et la justice, rétablit le divorce (supprimé lors de la Restauration), cesse de subventionner les écoles confessionnelles, et donne aux facultés publiques le monopole de la collation des grades universitaires. Le débat public se radicalise lors du ministère d’Emile Combes, avec la loi du 7 juillet 1904, qui interdit toute activité d’enseignement aux congrégations religieuses, entraînant la fermeture de plus de 2 000 écoles confessionnelles, jugées concurrentes des écoles publiques. Jean Jaurès a soutenu la politique d’Emile Combes « parce qu’il considérait que la victoire complète contre le cléricalisme était la condition préalable de l’essor de la démocratie et donc des progrès futurs du socialisme ».

Le processus de « sortie de la religion » se parachève avec la loi de 1905, organisant la séparation de l’Eglise et de l’Etat : « La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte », comme le stipule l’article 2. Citant Charles Peguy, Philippe Raynaud remarque que la loi de séparation fut « conçue dans un esprit combiste, mais opérée dans un esprit beaucoup plus républicain ». En effet, avec la loi de séparation, l’Etat s’interdit désormais d’interférer dans la nomination des évêques et l’organisation du culte. Le gouvernement radical fait également le choix de l’apaisement concernant l’organisation des inventaires nécessaires à la mise en oeuvre de la séparation.

Le positionnement des républicains n’est d’ailleurs pas exempt de contradictions : s’ils luttent fermement contre l’influence des congrégations en France métropolitaine, ils n’hésitent pas à leur laisser le « champ libre » dans l’Empire colonial. De plus, en Algérie, qui était alors un département français, « la loi de séparation n’y reçut qu’une application lacunaire ».

Vers la pacification des relations entre l’Eglise et l’Etat

Les relations entre la République et l’Eglise catholique commencent à se pacifier suite à la promulgation de l’encyclique Maximam gravissimamque en 1924, qui enjoint aux évêques de mettre en place les associations cultuelles prévues par la loi de séparation, visant à gérer les biens de l’Eglise.

Si le régime de Vichy a constitué une nouvelle parenthèse dans l’histoire de la France laïque, il « produit également des divisions profondes au sein du monde catholique ; ce sont ces divisions qui, paradoxalement, ont préparé sa réintégration dans le système républicain de l’après-guerre ». En effet, la IVeme République voit l’apparition d’un tiers parti, d’inspiration démocrate-chrétien, le Mouvement Républicain Populaire (MRP). Le contexte de guerre froide amène la SFIO (Section Française de l’Internationale Ouvrière) à se rapprocher du MRP ; si bien que la SFIO envisage en 1956 d’ouvrir des négociations avec le Vatican en vue d’un nouveau concordat.

L’avènement de la Vème République change la donne en remodelant sensiblement la législation héritée des lois laïques : la loi Debré du 31 décembre 1959 crée deux types de contrats entre l’Etat et les écoles privées, permettant de financer sur des fonds publics la rémunération des enseignants du privé. En contrepartie, ces écoles sont soumises à un contrôle administratif et pédagogique et ne peuvent refuser d’accueillir les enfants d’autres religions. Cette loi est vivement critiquée par le Comité National d’Action Laïque (CNAL) au nom du principe suivant : « Ecole publique, fonds publics, Ecole privée, fonds privés ». La « querelle scolaire » reprend à l’occasion du projet de loi Savary prévoyant la création d’un grand service public d’éducation. Toutefois, face à la mobilisation des partisans de l’école privée, le gouvernement socialiste renonce à son projet d’intégration des écoles privées à l’Education Nationale.

Philippe Raynaud ajoute que des réformes sociétales importantes se sont déroulées durant les années 1970, sans susciter d’opposition majeure de l’Eglise. Il cite notamment la légalisation de la contraception (1967), l’instauration du divorce par consentement mutuel (1975), mais aussi la loi Veil sur l’interruption Volontaire de Grossesse (IVG). Si les débats ont été virulents à l’Assemblée Nationale, la loi s’est relativement facilement acclimatée à la société française. L’épuisement de la querelle laïque sanctionne ainsi le mouvement de sortie de la religion accompli en France.

Une conception à géométrie variable de la laïcité

L’analyse de Philippe Raynaud apparaît néanmoins moins convaincante dès qu’il aborde l’actualité récente : celle-ci est entachée d’une conception à géométrie variable de la laïcité. En effet, lorsqu’il s’agit d’aborder le débat du mariage pour tous, Philippe Raynaud regrette que « ceux qui avaient des réserves sur les nouvelles conquêtes furent marginalisés dans le débat public », que « les autorités religieuses furent évidemment les premières à se sentir méprisées dans ces débats ». Il reprend ainsi à son compte les éléments de langage du discours d’Emmanuel Macron prononcé devant la Conférence des évêques de France en avril 2018. Or, Philippe Raynaud semble oublier que, dans un régime de séparation, les religions n’ont pas de légitimité particulière à intervenir dans le débat politique.

En revanche, lorsque Philippe Raynaud aborde la question de la place de l’islam dans la République, le propos devient plus affirmé. S’il opère une distinction salutaire entre islam et islamisme, son raisonnement semble néanmoins reposer sur une comparaison biaisée entre l’islam et les autres religions monothéistes. Selon lui, c’est l’islam en tant que tel, et non simplement l’islamisme, qui pose de nouveaux problèmes à la République. Il justifie son assertion, en affirmant que « cette religion n’est pas organisée en « Eglises », elle propose une « Loi » qui régit tous les aspects de la vie humaine et qui a vocation universelle, et sa « foi » est déposée dans un Livre réputé incréé et non pas seulement révélé, ce qui rend difficile le travail d’interprétation nécessaire à la vie civique dans une société ouverte ». Or, hormis l’absence d’Eglises organisées, la quasi-totalité des caractéristiques énoncées apparaissent transposables aux autres religions monothéistes.

Dans un régime de séparation, les religions n’ont pas de légitimité particulière à intervenir dans le débat politique.

De plus, l’analyse de Philippe Raynaud comporte plusieurs angles morts. Ainsi, il présente l’islam comme une nouvelle religion, « dont les fidèles sont issus de vagues successives d’immigration, auxquelles s’ajoutent un nombre non négligeable de convertis ». Or, c’est moins à l’émergence d’une nouvelle religion à laquelle nous avons assisté, qu’à l’évolution de ses pratiques religieuses. C’est-à-dire à l’enracinement de pratiques rigoristes, sur fond de délitement de l’Etat social, de communautarisation de la société, et d’ingérence de pays, comme les pétro-monarchies du Golfe, défendant une vision intégriste de l’islam.

Son analyse ne dit rien des causes de ces évolutions. Eric Martin, dans « Un pays en commun » produit une analyse intéressante des causes du développement du communautarisme. S’appuyant sur Slavoj Zizek, il constate que “nous vivons une étrange époque où nombre de problèmes d’inégalités, d’exploitation et d’injustice sont retraduits en terme de « tolérance », qui constitue le substitut postpolitique libéral aux anciens projets collectifs ». Selon lui, le concept de tolérance dépolitise la citoyenneté, « au profit d’une naturalisation de l’identité culturelle privatisée de chacun. Ceci signifie que la culture est neutralisée sur les plans politiques et collectifs et qu’elle se réduit à la particularité individuelle ou au choix de l’individu ». Il existe selon lui un lien intime entre la société tolérante postpolitique et l’individualisme néolibéral.

Le livre de Philippe Raynaud présente l’intérêt d’exposer de manière honnête les différents points de vue s’exprimant dans le débat public : de la laïcité “inclusive” incarnée par Jean Baubérot à la conception affirmée de la laïcité, telle que défendue par Henri Pena Ruiz ou Catherine Kintzler. Philippe Raynaud défend quant à lui une conception modérée de la laïcité : s’il constate, à juste titre l’échec des politiques multiculturalistes en Europe, il soutient qu’une laïcité bien comprise pourrait apparaître comme un exemple, sinon un modèle, d’une politique raisonnable et même modérée.

Quelle laïcité faut-il défendre ?

Philippe Raynaud défend une conception affadie de la laïcité, à l’heure où l’impératif de construire un peuple sur des bases politiques fermes apparaît de plus en plus urgent. À cet égard, l’analyse de Balint Demers consacrée au projet populiste québécois, publiée par Raison Sociale, semble des plus justes.

« D’abord, si le peuple à construire et appelé à être souverain est politique (et non ethnique), c’est donc qu’il acquiert son unité et son identité à travers la politique : à travers les décisions qu’il prend, les institutions dont il se dote, les luttes qu’il mène, les débats qui le traversent et les représentations qu’il fait vivre quant à l’ensemble de ces éléments. Acteur hétérogène par la multiplicité des demandes qui le constituent, il ne saurait donc être divisé sur des bases autres que celles que la politique permet justement de traiter et de dépasser. Comme le défend l’économiste Jacques Sapir, la forme de légitimité ultime permettant ce dépassement est la souveraineté du peuple. Des formes de légitimation d’un autre ordre, ethniques ou religieuses, qui ne sont pas sujettes à être débattues et tracent des frontières intangibles, rigides et souvent irréconciliables dans la sphère publique, doivent en être exclues puisqu’elles limitent l’exercice de la démocratie et de la souveraineté. C’est ce qui rend, dans une société hétérogène (…), la laïcité nécessaire au maintien et à l’approfondissement de la démocratie. De même, défendre la souveraineté du peuple requiert de rejeter et de combattre le multiculturalisme tout comme le nationalisme conservateur, puisqu’ils défendent la constitution de communautés tirant leur légitimité d’éléments ethniques ou confessionnels ».

Si la laïcité se situe au cœur du projet populiste de gauche, encore faut-il préciser qu’il s’agit d’une laïcité sans exception. Elle suppose de rompre avec les pratiques dérogatoires ayant cours jusqu’au plus haut niveau de l’Etat. Une République exemplaire en terme de laïcité pourrait par exemple interdire la présence ès qualité de ministres ou de préfets à des cérémonies religieuses, ou pourrait se refuser à intervenir dans l’organisation des cultes ou leur financement. Enfin, un principe fondamental qu’une République laïque se doit d’observer est la garantie de la liberté de conscience, et l’égalité entre croyants et incroyants. Il en va du consentement à l’autorité et de la paix civique.

La France insoumise : du parti au mouvement

©Ryad Hitouche

Un des faits les plus notables des dernières années est l’évolution accélérée des partis vers l’adoption de formes mouvementistes. Sous l’effet de la critique de la représentation et de l’entrée dans une société plus liquide, les entreprises politiques ont fini par intégrer de nouvelles formes d’engagement politique, pas nécessairement plus démocratiques. Les cas les plus notables en France sont En Marche ! et La France insoumise, en partie héritière du Parti de gauche. Analyse d’une mutation à partir du cas du mouvement fondé par Jean-Luc Mélenchon.


Dans La raison populiste, 2005, Ernesto Laclau expliquait déjà comment les effets du capitalisme globalisé produisaient des formes de dislocations internes des champs politiques, et ce qu’on peut appeler une liquéfaction des rapports sociaux – le caractère toujours plus friable des normes et des repères. Il prédisait, à cet égard, l’émergence accélérée de formes mouvementistes au détriment des formes partisanes traditionnelles. Les mouvements restent, au sens générique, des partis, mais ils rompent avec les formes institutionnalisées héritées de la généralisation du suffrage universel aux XIXème et XXème siècles. Plus encore, lorsqu’ils émergent dans la gauche traditionnelle, ils rompent avec la forme du parti de masse[1], modèle des mouvements ouvriers. En France, le PCF a longtemps constitué un idéal-type[2] du parti de masse, organisé de façon pyramidale et avec de multiples strates censées obéir au principe du centralisme démocratique : la section, la fédération, le conseil national et la direction nationale. À certains égards, le PS, dans la continuité de la SFIO, a maintenu ces formes, tout en s’organisant par courants. À côté de ce modèle, existaient des petits partis trotskystes fondés sur le principe de l’avant-garde éclairée. Ces partis étaient élitaires, sélectifs, et reposaient sur le rôle moteur d’une petite minorité dans les processus révolutionnaires. Le Parti de gauche, fondé en 2009 par Jean-Luc Mélenchon, à partir d’une scission du PS, est de ce point de vue plus proche de la tradition trotskyste et du modèle du parti de cadres[3].

Il y a plusieurs causes à l’émergence des mouvements et à l’affaissement des structures traditionnelles. Cela commence avec l’émergence de la mouvance altermondialiste des années 1990, comme ATTAC, qui a abouti aux comités du Non lors du référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen. Ensuite, depuis les années 2000, on assiste au développement très rapide de l’usage politique d’internet et des réseaux sociaux. Le M5S italien est un des pionniers en la matière, puisqu’il est né dans le prolongement d’un blog associé à une plateforme qui s’appelait Meetup (lancée en 2005) sur laquelle les activistes pouvaient s’inscrire, voter et s’auto-organiser. En 2014, soit presque dix ans plus tard, Podemos, inspiré par la campagne de 2008 de Barack Obama qui avait contourné l’appareil démocrate avec MyBO et Partybuilder, lance sa plateforme et son site participatif, tout en conservant une forme partisane plus traditionnelle. En général, ces plateformes sont nées à partir d’un désir de démocratie directe et d’une désintermédiation permise par les technologies numériques. Finie la longue accumulation de capital politique interne pour pouvoir « approcher » les cercles dirigeants et le leader. Désormais, les réseaux sociaux permettent, ou feignent de permettre, un rapport direct au leadership. En retour, ce dernier peut observer directement l’état moral des troupes qui s’expriment sur internet, ce qui le rend moins dépendant des remontées du terrain. Les réseaux sociaux et leurs algorithmes favorisent ce double mouvement d’horizontalité et de verticalité, au détriment des structures pyramidales stratifiées.

L’apparition de nouveaux acteurs a été permise par la crise de la représentation et l’insatisfaction croissante à l’égard de l’offre politique existante. Depuis les années 1980 et l’installation progressive de l’hégémonie néolibérale, s’est développé un phénomène d’alternance sans alternative, où les différences politiques entre la gauche et la droite se sont progressivement effacées, pour finir par laisser place au cercle de la raison. À la raison politique s’est substituée la raison technocratique. Le caractère toujours plus limité des alternatives, couplé aux effets d’atomisation de la mondialisation, a affaibli la pertinence du clivage gauche-droite et a généré une accumulation de demandes frustrées dans la société. Cette accumulation a atteint un seuil critique et a ouvert une fenêtre d’opportunité pour que des outsiders exploitent et articulent ces demandes. Ces derniers, lorsqu’ils mettent sur pied des machines électorales, disposent au départ de peu de ressources financières et humaines. Dès lors, ils privilégient des formes où le pouvoir est plus concentré et où la structure est plus souple. En d’autres termes, il est plus simple de créer un mouvement qu’un parti qui dispose de structures complexes et développées, et de ramifications sur l’ensemble du territoire.

Le lancement de la France insoumise s’est effectué à partir de la combinaison de ces deux éléments : une concentration décisionnelle très poussée faite pour mener campagne ; une plateforme internet destinée à capter la demande d’horizontalité et à laisser faire la spontanéité par en bas. L’adhésion a disparu, au bénéfice de l’appui à la candidature de Jean-Luc Mélenchon. Le clic suffit pour participer et ne nécessite plus les procédures formelles du passé. Le niveau de contrôle des militants a été dans un premier temps très faible en raison de l’extension extrêmement rapide qu’a connue le mouvement dans le contexte de l’élection présidentielle. Cette extension revêt, à dessein, un caractère quasi incontrôlable. C’est ce qui s’est aussi passé au cours de la campagne de Bernie Sanders en 2016, où les organizers ont promu un modèle chaotique fondé sur l’énergie et l’autonomie des volontaires sur lesquels le contrôle est relâché. La concentration décisionnelle nécessaire à la campagne s’est traduite par l’absence de processus de légitimation démocratique, hors des consultations effectuées ponctuellement sur la plateforme. Jean-Luc Mélenchon a par ailleurs légitimé ce modèle en critiquant l’entre-soi créé par la démocratie interne, qui conduit les militants à se concentrer sur la vie interne du parti et à se regarder le nombril. Pour dépasser ce handicap, la France insoumise semble avoir privilégié une démocratie de l’action où le faible niveau de contrôle sur la base permet à chacun de se sentir libre de conduire ses propres actions. De ce point de vue, le mouvement embrasse les dynamiques postmodernes qui favorisent des formes individualistes d’engagement politique et un rejet toujours plus fort des cadres collectifs. C’est en particulier le cas des jeunes, qui ont constitué un des moteurs les plus puissants de la campagne de 2017.

Après l’élection : la maturation

La période post-élections présidentielle et législatives a conduit à une forme de rétractation progressive du mouvement, comme l’indique le nombre décroissant de votants sur la plateforme du site. Cette rétractation est à la fois le produit de la dépolitisation habituelle post-présidentielle et du modèle organisationnel de la France insoumise. En effet, lorsque l’enjeu politique disparaît, l’action immédiate a moins de sens et est moins valorisée qu’en période d’élection. La variété limitée du répertoire d’action de la France insoumise (malgré les nouvelles formes apparues après l’élection : votation citoyenne, collectes, caravanes rurales ou encore les processus participatifs comme les ateliers des lois) provoque une prise de distance logique de celles et ceux qui valorisent d’autres formes d’engagement. Ce n’est pas nécessairement un problème, car on peut tout à fait considérer qu’il n’y a pas besoin d’un mouvement de masse et qu’il suffit de mobiliser des troupes importantes lors des moments cruciaux, mais cette rétractation a rencontré d’autres transformations organisationnelles.

Le centre de gravité du mouvement a en effet basculé après les élections législatives. Le groupe parlementaire joue actuellement le rôle de direction politique du mouvement, sans que cela soit formellement acté. Il capte une partie des ressources humaines, et notamment des cadres politiques, pour les mettre au service de l’action parlementaire et des impératifs liés à l’actualité nationale. En entrant dans les institutions, la France insoumise a été partiellement extraite de son extra-institutionnalité. Concrètement, la vie du mouvement s’organise de façon croissante autour du groupe parlementaire où s’élabore la ligne politique et les compromis internes. Ces compromis dépendent des positions des différents députés et de leurs intérêts respectifs, et il est évident que le groupe de la France insoumise est hétérogène. L’apparition d’une structure intermédiaire entre le leader et la base a transformé le processus d’élaboration de la ligne politique au bénéfice des cadres et des élus, au détriment des éléments hors du groupe parlementaire. Les compromis internes au groupe ne sont pas toujours ceux qui correspondent à la pluralité du mouvement, notamment quand les zones d’élections des élus sont concentrées géographiquement.

Dans le même temps, l’équipe de direction a endossé un rôle avant tout technique, de telle sorte qu’elle est nommée « équipe opérationnelle ». C’est celle qui siège rue de Dunkerque, près de la gare du Nord, qui est pilotée par Manuel Bompard et dans une moindre mesure par Bastien Lachaud. Elle traduit notamment les orientations fournies par le groupe parlementaire et par Jean-Luc Mélenchon dans les campagnes et les actions des groupes d’action. Mais la technique revêt toujours un caractère plus ou moins politique, et n’est pas neutre puisque l’opération de traduction des orientations fournies est en elle-même une opération politique. De telle sorte qu’on peut considérer que la France insoumise est en partie bicéphale et que son modèle de direction n’est pas stabilisé et varie en fonction des impératifs de la conjoncture, selon que le mouvement ou le groupe soit plus ou moins exposé dans l’actualité.

Le modèle de la France insoumise est donc fondé sur une forme d’indétermination de la structure décisionnelle, qui repose en dernière instance, et quand la situation l’exige, sur le leader. Cependant, au quotidien, les multiples décisions prises engagent une variété d’acteurs sans que leur hiérarchie et leur zone de compétence soient clairement délimitées, hormis lorsque Jean-Luc Mélenchon mandate l’un ou plusieurs d’entre eux sur un sujet particulier. Pour analyser et comprendre le modèle de la France insoumise, cela vaut la peine de s’intéresser aux personnes qui jouent le rôle de nœud de réseau.

Un groupe parlementaire qui repose sur une nouvelle génération de cadres

Clémence Guetté, que nous avons eu l’occasion d’interroger, fait partie de cette jeune génération de cadres passée par le Parti de Gauche, mais qui était insatisfaite de la forme parti. À 27 ans, elle est actuellement secrétaire générale du groupe La France insoumise à l’Assemblée nationale, et joue de ce fait un rôle important à la fois au niveau de l’élaboration des compromis internes et de la coordination avec l’équipe opérationnelle. Après avoir effectué une licence de lettres à la faculté de Poitiers et un master de sociologie politique à Sciences Po Paris, elle s’est formée aux politiques environnementales en passant par Agro ParisTech.

Clémence Guetté, secrétaire générale du groupe parlementaire de la France insoumise.

Pendant la campagne, elle a été embauchée par le mouvement afin de travailler à plein temps sur le programme présidentiel, puis sur les législatives. Elle raconte : « Mon rôle de secrétaire générale n’était pas forcément anticipé, dans la mesure où il n’était pas certain que nous ayons un groupe. J’ai été choisie parce qu’il y avait besoin de quelqu’un qui était familier de la doctrine et qui garantirait qu’elle soit déclinée dans l’activité parlementaire. » En d’autres termes, c’est par elle que passe le maintien de la cohérence du programme, cohérence qui peut entrer en conflit avec l’hétérogénéité du groupe parlementaire. Si pour Clémence « chacun apporte sa nuance et son expérience », il est cependant « important d’avoir en tête les équilibres à construire ». Rompue à la sociologie des partis politiques, elle « assure le lien » entre les députés et « assiste Jean-Luc Mélenchon dans son rôle de président de groupe ». Vaste programme, pour un mouvement qui arrive en 2017 sans maîtriser les routines institutionnelles contrairement aux autres partis politiques présents à l’Assemblée nationale.

Arrivée sans connaître le fonctionnement de l’Assemblée, elle admet volontiers le poids de l’institution : « Il est réel, dans les pratiques, les vêtements, les corps. On nous le montre tous les jours. Il faut faire attention à la technocratisation, il faut garder en tête que nous sommes là pour un but bien précis. On essaie de montrer qu’on peut faire bien tout en remettant en cause les normes qu’on juge absurdes. » Les députés insoumis ont en effet déposé de nombreux amendements, et c’est à elle que revient la charge de les relire, ce qui est en rupture avec les usages à l’Assemblée : « Le travail de fond est la majorité de mon activité, en particulier la relecture de toutes les notes produites par les collaborateurs parlementaires, et tous les amendements, afin de rendre tout ça cohérent avec le programme. » Elle reconnait que « ce serait impossible avec un groupe plus nombreux. »

Cet investissement important dans le travail parlementaire peut presque sembler étonnant, quand on sait que le système institutionnel français est fondé sur le fait majoritaire et qu’il n’y a quasiment aucun amendement de l’opposition qui passe à l’Assemblée nationale, dont l’utilité réside plus dans le fait de fournir une tribune aux opposants. Il nécessite un investissement conséquent en ressources humaines et en attention accordée par les cadres politiques. Mais pour la jeune secrétaire générale, l’objectif est ailleurs : « En un an, on a réussi à montrer aux gens et aux services de l’Assemblée qu’on était extrêmement sérieux dans le travail. Nos députés ne portent pas de cravate, mais ils travaillent les projets de lois. »

Un mouvement autonome du groupe

C’est aussi par la secrétaire générale que passent de nombreuses informations pour que le lien se fasse avec le mouvement. De l’autre côté de la messagerie Telegram, plébiscitée par les cadres insoumis, se trouve Coline Maigre, en charge de la relation du mouvement avec les groupes d’appui, pour qui : « Le mouvement est autonome, il a sa vie propre. Il met ses capacités organisationnelles au service du groupe et les députés mettent leur tribune au service du mouvement ». À 26 ans, celle-ci est arrivée beaucoup plus fraichement que Clémence dans le militantisme. Originaire d’Auxerre, elle a suivi une licence de droit à Lyon. Elle confie ne pas avoir baigné dans la politique : « Mes parents n’ont jamais été militants, même si comme tout le monde, ils discutaient de politique à la maison. » Son engagement plus tardif à la France insoumise est en lien avec l’émergence de la forme mouvement : « En 2012, je me suis intéressée à Jean-Luc Mélenchon, mais je ne voulais pas entrer au Parti de Gauche. Je me méfiais des partis. C’est vraiment la modernité de la France insoumise, la forme mouvement-plateforme, l’activité sur les réseaux sociaux, la porosité de la structure, qui m’ont convaincue de m’engager. Tu milites sur le terrain, tu milites sur les réseaux sociaux, tu partages des vidéos, tu fais comme tu veux. » Elle a d’abord « filé des coups de main pendant la campagne, notamment aux législatives, sur l’organisation d’événements en région parisienne », avant d’hériter de la position de Mathilde Panot, appelée à son mandat de députée. C’est Manuel Bompard qui lui a proposé de prendre le relai de la députée d’Ivry-sur-Seine.

Ses journées ? « On envoie des mails aux référents de chaque groupe, on est à l’écoute des groupes d’appui, on s’occupe de la newsletter. On fait en sorte que les campagnes décidées aux conventions du mouvement soient menées sur tout le territoire. On organise les manifestations. » Avec elle, deux autres personnes sont là pour l’appuyer au quotidien, ce qui semble léger au regard du nombre d’inscrits sur la plateforme. Cette équipe est appuyée par une quinzaine de volontaires présents sur l’ensemble du territoire qui assurent les remontées du terrain à travers une réunion mensuelle et une boucle Telegram. Fini les centaines de cadres locaux censés mailler le territoire et l’organisation pléthorique au niveau national pour assurer le fonctionnement de l’organisation. Mais cette concentration décisionnelle et l’étendue de la tâche peut rendre sa réalisation compliquée, comme lorsque les cadres du mouvement ont été transférés à l’Assemblée nationale. Coline raconte : « Après les législatives, il ne restait plus beaucoup de personnes pour assurer le fonctionnement du siège. Beaucoup de membres de l’équipe opérationnelle précédente étaient partis travailler à l’Assemblée. »

Ce rapport direct de la structure nationale avec les groupes d’appui est revendiqué par le mouvement : « Cela évite la bureaucratisation et les chefferies locales. Cela favorise l’autonomie des groupes d’action qui agissent comme ils le veulent dans le cadre du programme l’Avenir en commun. » Or, certains militants ne l’entendent pas de cette façon. En effet, la France insoumise a aussi attiré de nombreux militants marqués par les structures partidaires qui comportent différents échelons. Il y a donc eu des tentatives pour créer des structures au niveau départemental après la campagne présidentielle. Pour Coline : « C’est compliqué de passer d’un parti à un mouvement pour certains militants. C’est souvent le produit d’une incompréhension et il y a parfois des vieux réflexes pour reproduire des formes passées. En expliquant bien l’intérêt de la forme mouvement, les gens s’y sont adaptés. Certains ne comprenaient pas que des insoumis ne voulaient pas de petits chefs, ce qui peut provoquer des conflits, mais ceux-ci se résolvent par la création d’un nouveau groupe d’action. »

Coline Maigre, coordinatrice des groupes d’action de la France insoumise.

Ces inerties culturelles concernent aussi les modes de légitimation de l’élite dirigeante. Si dans les vieux partis la légitimation passait par des procédures censées être démocratiques, mais toujours biaisées par l’appareil dirigeant, de telle sorte qu’elle n’est souvent qu’une illusion, la France insoumise assume son caractère non démocratique et tranche le débat : « si on applique au mouvement la “démocratie” telle que la pratiquait les vieux partis, on va se mettre à voter sur des virgules » explique Coline. En ce qui le concerne, à l’édition 2018 des « Amfis d’été », Jean-Luc Mélenchon déclarait : « La France insoumise n’est pas démocratique, elle est collective. » Cette verticalité assumée se conjugue à une autonomie importante à la base, et à un modèle de démocratie de l’action. Il est notable que ce modèle s’appuie sur une nouvelle génération de cadres plus sensibles aux nouvelles formes d’engagement et au refus de s’investir de façon trop contraignante dans une organisation.

Vers la désorganisation et le leader éclairé ?

À de nombreux égards, le système organisationnel de la France insoumise semble fondé sur une forme de chaos et de déséquilibre permanent où on recherche en vain le principe articulateur qui permet d’assurer le déploiement stratégique du mouvement. Cette désorganisation organisée reste en partie fonctionnelle. Pour certains observateurs, cela cache l’autoritarisme présumé de Jean-Luc Mélenchon qui est l’unique principe qui assure le leadership.

Mais cette hypothèse résiste en définitive assez peu à l’analyse. Dans ce panorama qui ressemble plus à un archipel de petites unités chacune détentrice d’un pouvoir limité et spécifique, l’hétérogénéité prévaut. Jean-Luc Mélenchon adopte en réalité en permanence des positions de compromis internes qui peuvent être librement interprétables par l’ensemble des acteurs, qu’il s’agisse des députés, des figures variées du mouvement ou des militants. Il élabore en continu des compromis a minima, et joue plus le rôle d’autorité morale que d’organisateur du quotidien. Ce modèle génère en réalité de la conflictualité. Il encourage la polarisation interne entre différentes factions qui cherchent à faire pencher le leader d’un côté ou de l’autre, afin qu’il construise des compromis qui leur soient plus favorables, ou qu’il choisisse une ligne ou une autre, ce qui n’est pas dans l’habitude d’un leadership à la culture mitterrandienne, où l’ambiguïté a un rôle primordial. Cependant, l’augmentation de la conflictualité interne rend toujours plus difficile l’élaboration de compromis, de telle sorte que les conflits s’aggravent tendanciellement et poussent les acteurs toujours plus loin, jusqu’à ce qu’il faille politiquement trancher une tête. Cette nécessité intervient d’autant plus que le cloisonnement du leader en région parisienne, dans l’action parlementaire (malgré la présence en circonscription à Marseille), rend plus ardue la perception des questions qui s’expriment au-delà de la petite couronne, et qui pourraient être démêlées de façon moins conflictuelle. Concrètement, cela se traduit par l’exclusion ou la marginalisation de figures qui ont dépassé un seuil critique dans le conflit.

À l’inverse, quand la ligne est plus affirmée et qu’elle est mise hors des débats quotidiens, qu’un horizon est fixé clairement, comme à l’occasion du soutien aux gilets jaunes, il semblerait que le niveau de conflictualité décroisse. C’est un paradoxe bien connu de la théorie populiste : la démocratie repose non pas sur l’association, mais sur la division. Là où il y a du politique, c’est qu’il y a du conflit. Les formes de démocratie non formelles présentes dans la France insoumise, notamment à travers les tentatives de peser n’ont de sens que par rapport à des adversaires internes. Elles génèrent donc en permanence du conflit, mais sans les institutions adaptées pour canaliser les antagonismes. Le mouvement se retrouve donc devant l’obligation de toujours avancer pour faire diminuer le niveau de conflictualité interne et éviter les phases de flottement propices à une remontée de la conflictualité.

Cette cartographie non exhaustive du mouvement laisse entrevoir une difficile transition et l’absence de stabilisation d’un modèle organisationnel clair. Cet état gazeux embrasse largement les caractéristiques principales du moment populiste et de la postmodernité politique : une désinstitutionalisation, une atomisation et une hétérogénéité croissante en recherche continue d’un principe d’articulation. Cette instabilité est à l’image de nos systèmes politiques, mais laisse entrevoir un certain nombre de défis quant à la préparation d’une prise du pouvoir. En effet, ce modèle semble particulièrement pertinent pour les phases de campagne électorale, qui reposent sur la rapidité décisionnelle et des capacités propulsives, mais a plus de difficultés à s’adapter aux phases de reflux de la participation politique, qui conduisent à une démobilisation interne et à des déséquilibres politiques. Dès lors, il est difficile pour ces organisations de s’atteler à des tâches aussi cruciales que la production et la formation de cadres ou la séduction d’acteurs habitués à des formes institutionnelles stables, comme dans la haute fonction publique ou les décideurs. La friabilité de l’ancrage social et territorial des militants rend le mouvement d’autant plus sensible à l’importante fluctuation de la mobilisation de son électorat, ce qui l’expose à des fragilités lors des élections intermédiaires. Le modèle de la France insoumise est donc fondamentalement tourné vers l’élection présidentielle.

[1] Le concept de parti de masse renvoie à la typologie de Maurice Duverger. Il désigne, comme son nom l’indique, des partis qui ont de nombreux adhérents et dont l’extension est un but en soi, car il favorise la diffusion des idées et des propositions du parti, ainsi que sa capacité à mailler le territoire.

[2] Le terme idéal-type renvoie au concept de Max Weber. Il sert à désigner un modèle abstrait auquel la réalité ne correspond que partiellement.

[3] Toujours selon la typologie de Maurice Duverger, le parti de cadres renvoie aux partis qui reposent sur un nombre plus restreint d’adhérents, dont l’origine sociale est plus élitaire. Ils ne cherchent pas l’adhésion d’un grand nombre de sympathisants. Ce concept a d’abord servi à qualifier les partis de notables.