Raphaël Glucksmann, nouvel enfant prodige de la bourgeoisie de gauche

© LHB pour LVSL

Comme il y a cinq ans, une petite musique se fait entendre dans le paysage audiovisuel français : un homme providentiel incarnerait le changement tant attendu. Ce champion du progrès, de la liberté, du droit des peuples, de l’environnement, en bref de l’Europe se nomme Raphaël Glucksmann. Nous voilà sauvés, soupirent les Français – du moins, une partie d’entre eux. Une partie d’ailleurs plutôt aisée, inquiète des populismes, déçue du macronisme. Des rédactions parisiennes aux amphithéâtres de sciences politiques, on plébiscite la candidature Glucksmann. D’où vient donc ce nouveau héraut du centre-gauche, qui a désormais « la cote dans les milieux d’affaires » selon le quotidien pro-business l’Opinion ?

Certains l’ont peut-être découvert à l’occasion du récent battage médiatique engagé en sa faveur. D’autres lors de sa campagne de 2020 en faveur des Ouïghours (le carré turquoise, sur les réseaux sociaux, après le carré noir de Black Lives Matter, nouveau signe de l’indignation collective). Son entrée en politique est pourtant un peu plus ancienne. 

Né le 15 octobre 1979, Raphaël Glucksmann est un essayiste, réalisateur de documentaires et homme politique issu d’une famille intellectuellement influente : son père est le philosophe néolibéral André Glucksmann. Ce dernier appartient au courant des « nouveaux philosophes », très virulents contre l’Union soviétique, et est un proche de Bernard Henry-Lévy. Après des études au lycée Henri IV puis à Sciences Po Paris, Raphaël Glucksmann imite « BHL » en traitant de divers conflits (Tchétchénie, Géorgie, génocide rwandais) sous un prisme humanitaire, ce qui lui permet d’obtenir une notoriété médiatique. Il ne tarit d’ailleurs pas d’éloges sur son inspirateur : dans un billet publié en 2011 sur le site de « BHL », il déclare « Ce qui m’a toujours plu chez Bernard, comme chez mon père d’ailleurs, c’est ce refus chevillé au corps de confondre objectivité et neutralité ».

De 2005 à 2012, Raphaël Glucksmann conseille le président géorgien Mikheil Saakachvili qui abolit le salaire minimum, licencie 60 000 fonctionnaires et abaisse l’impôt sur les dividendes à 5 %.

Comme « BHL », son engagement est résolument pro-occidental : il soutient dès 2004 la révolution orange en Ukraine, réalisant divers documentaires sur les thématiques lui tenant à cœur. Avec un intérêt particulier pour l’ex-URSS. Sa compagne durant le début des années 2010 n’est autre qu’Eka Zgouladze, vice-ministre de l’Intérieur de Géorgie. En décembre 2014 elle est propulsée à la même fonction… en Ukraine. Naturalisée citoyenne ukrainienne par le chef d’État Petro Porochenko suite à la « révolution » Maïdan, elle obtient ce poste quelques jours plus tard tard. Il est vrai que Raphaël Glucksmann est à cette période conseiller de l’autoritaire et ultralibéral président géorgien Mikheil Saakachvili, qui s’exilera lui aussi en Ukraine pour échapper à des procès après la fin de son règne. Ukraine et Géorgie avaient alors pour point commun d’être en conflit avec la Russie, et en voie de rapprochement avec les États-Unis.

Ce épisode est opportunément omis de la plupart des portraits médiatiques de Raphaël Glucksmann. Les réformes de Saakachvili en Géorgie – conseillé par Glucksmann de 2005 à 2012 – sont pourtant loin d’être anodines : abolition du salaire minimum, licenciement de 60 000 fonctionnaires, abaissement de l’impôt sur les sociétés de 20 % à 15 %, et de l’impôt sur les dividendes de 10 % à 5 %. En 2009, la Géorgie était d’ailleurs considérée par Forbes comme le quatrième pays avec la pression fiscale la plus faible au monde.

Des rédactions aux rédactions, en passant par le Parlement européen

Après ce séjour en ex-URSS, Glucksmann revient en France et officie comme chroniqueur sur France Info et France Inter. Par la suite, il tente de convertir sa relative popularité dans l’intelligentsia libérale en capital politique. En novembre 2018, il cofonde le parti Place Publique en vue des élections européennes. Son postulat de départ est simple : le Parti socialiste est en pleine implosion et le champ politique français se recompose rapidement. Avec un grand gagnant, Emmanuel Macron, qui remporte les élections de 2017, ce dont Raphaël Glucksmann se félicite alors. L’évolution vers la droite du gouvernement laisse un espace au centre-gauche parmi ces Français éduqués, urbains, très attachés à l’Union européenne et au progrès, mais frileux à l’idée de changements socio-économiques rapidement suspects de populisme.

Cette aile gauche de la technocratie produit effectivement à la chaîne les figures politiques comme les partis mort-nés, sans être troublée outre mesure par ses échecs répétés. Le dernier en date étant peut-être la « Primaire populaire » de 2022 ayant adoubé Christiane Taubira. Co-fondatrice de Place Publique, la militante écologiste Claire Nouvian en claque la porte après quelques mois à peine, étrillant Glucksmann et les arrivistes en tout genre qui ont vite pris le contrôle du mouvement.

Aux européennes de mai 2019, Place Publique, alliée avec le Parti socialiste, Nouvelle Donne et le Parti radical de gauche, parvient à faire élire Raphaël Glucksmann comme député européen, en réunissant 6,19 % des voix dans un scrutin boudé par un électeur sur deux. Alors que la France est alors marquée par le mouvement des Gilets jaunes, l’horizon européiste et élitiste représenté par cette liste ne rencontre guère de succès. Rien de surprenant là-dedans : comme le rappelle Pierre Rimbert dans un article intitulé « Un autre Macron est possible » pour Le Monde Diplomatique, Raphaël Glucksmann ne se signale pas particulièrement par sa fibre sociale. L’opposition aux réformes austéritaires du quinquennat Hollande le laisse de marbre.

Plus adepte des campagnes sur les réseaux sociaux que des mobilisations des travailleurs, l’eurodéputé jure aujourd’hui avoir changé : lui, le chantre de l’ouverture du marché au nom des valeurs européennes, a désormais pris conscience du rôle néfaste de la finance dérégulée et des souffrances du bas-peuple. Ses modes d’action restent pourtant les mêmes : dans une réponse aux griefs de François Ruffin à son encontre, il explique par exemple qu’« en interpellant les grandes marques de la fast fashion qui peuplent son armoire par exemple, chacun retourne l’aliénation que le marketing du capitalisme consumériste veut lui imposer pour charger son pouvoir d’achat d’un pouvoir d’influence civique. » Une conception très individualiste du combat contre la marchandisation du monde.

Raphaël Glucksmann appartient au groupe d’Eva Kaili, ancienne vice-présidente du Parlement européen, arrêtée par la justice belge et accusée de corruption par le Qatar. Ce pays n’est mentionné que trois fois dans le rapport co-signé par Glucksmann sur les « ingérences étrangères » – contre soixante-six pour la Russie.

Lorsque François Ruffin l’interpelle sur la séquence du traité européen de 2005 ou sur la récente réforme des retraites, qui ont durablement cassé la confiance des citoyens envers le personnel politique, Glucksmann répond en mettant en avant « la fin des décisions à l’unanimité au Conseil […] c’est-à-dire une avancée dans la construction de l’Europe politique. » Le tout, évidemment au nom de la lutte contre les paradis fiscaux et les régimes autoritaires.

Un droit des peuples à géométrie variable

Ce combat contre les autocraties et les régimes illibéraux, Glucksmann en a fait sa marque de fabrique. Mais au-delà de l’image, qu’en est-il réellement ? À peine élu eurodéputé, il demande la création d’une « Commission spéciale sur l’ingérence étrangère et la désinformation », dont il devient le président. Il en synthétise les conclusions un énième livre intitulé La grande confrontation. Comment Poutine fait la guerre à nos démocraties. Raphaël Glucksmann ne mâche effectivement pas ses mots pour flétrir l’ennemi russe, qui opprime ses amis géorgiens ou ukrainiens. Ardent partisan de l’aide militaire à l’Ukraine, Glucksmann fait d’ailleurs de l’intégration de cette dernière dans l’OTAN et l’Union européenne une priorité absolue, quel qu’en soit le prix économique. Cette Commission spéciale reste pourtant étrangement timide quant aux ingérences venues de l’Ouest. Quid, par exemple, du travail d’espionnage commercial et diplomatique mené en Europe par les États-Unis ?

Les foudres de Raphaël Glucksmann s’abattent uniquement sur les adversaires du bloc occidental. Ses alliés bénéficient d’une singulière mansuétude. Qu’il s’agisse de l’Arabie Saoudite, des pays d’Europe de l’Est opposés à la Russie, de la Turquie ou du Qatar. Détail significatif concernant ce dernier : Raphaël Glucksmann appartient à l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates (S&D), le groupe d’Eva Kaili, ancienne vice-présidente du Parlement européen au centre d’un scandale de corruption. En décembre 2022 on retrouvait chez elle 900 000 euros en liquide et elle était arrêtée par la justice belge, accusée de corruption par le Qatar. Quelques jours plus tôt, elle ne tarissait pas d’éloges sur ce pays, « leader en matière de droit du travail avec l’abolition du kafala [système par lequel le Qatar exploite des migrants dans des conditions proches de l’esclavage NDLR] et l’introduction d’un salaire minimum […] [qui] s’est engagé dans cette voie par choix ». Or, le Qatar n’est mentionné que trois fois dans le rapport issu de la commission sur les ingérences étrangères exigée par Glucksmann ; la Russie, elle, est mentionnée soixante-six fois.

Plus récemment, la question de la guerre à Gaza lui a valu de nombreuses critiques parmi une jeunesse de gauche sensible au droit des peuples, qui découvrait soudain l’hémiplégie morale de l’eurodéputé. La députée LFI Alma Dufour et la juriste franco-palestinienne Rima Mobarak listent ainsi ses votes au parlement européen, en opposition à toute condamnation sérieuse d’une opération militaire israélienne ayant déjà conduit à plusieurs dizaines de milliers de victimes civiles.

Les foudres de Raphaël Glucksmann s’abattent uniquement sur les adversaires du bloc occidental.

Cinq ans après son élection, qu’est ce qui a changé pour Raphaël Glucksmann ? Tout, et rien : ses campagnes menées sur les réseaux sociaux comme dans les rédactions lui ont conféré une indéniable popularité dans ce qu’il reste du centre-gauche français. Celle-ci s’érode pourtant déjà face aux apparentes contradictions du personnage. Ardent défenseur des intérêts du bloc occidental rejouant encore et encore la Guerre froide, espérant un remake de la success story macronienne de 2017 à son avantage, Raphaël Glucksmann revient. Parmi les anciens soutiens du Président actuel, il séduit déjà Daniel Cohn-Bendit. Si sa réélection est probable grâce aux jeux d’alliance et surtout à un battage médiatique bienveillant, le discours progressiste, ressassant comme un disque rayé ses poncifs européens libéraux, en période de guerre européenne et de crise économique, tourne plus que jamais à vide.


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Primaire populaire : le culte de l’Union suprême

Manifestation de militants de la primaire populaire devant la mairie de Saint-Etienne le 11 décembre 2021. © Hervé Agnoux

Fondée en mars 2021 par les militants Samuel Grzybowski et Mathilde Imer, la primaire populaire semble être devenue depuis peu le centre de toutes les attentions. Récemment soutenue par Anne Hidalgo et Christiane Taubira, l’initiative vise à désigner un unique candidat de gauche pour la présidentielle de 2022. L’entreprise cristallise à n’en pas douter les espérances de nombreux militants de gauche souhaitant tourner la page de l’éreintant quinquennat Macron. Pour autant, cette démarche est-elle souhaitable ?

Si la primaire populaire a connu récemment une large médiatisation, plusieurs phases se sont déjà succédé afin de constituer la liste finale des dix candidats qui s’affronteront en janvier prochain. Pendant cinq semaines, les organisateurs de la primaire ont rencontré les responsables de différents partis politiques afin de définir le « socle commun ». Le vainqueur de l’initiative devra s’engager à respecter ce lot de dix mesures s’il parvient à l’Elysée en 2022. Est venu ensuite le temps des soutiens. Chaque membre inscrit sur la plateforme a pu parrainer les personnalités politiques qu’il pensait les plus à même de représenter la gauche en 2022. De ces processus ont émergé cinq hommes et cinq femmes qui peuvent aujourd’hui espérer gagner la primaire populaire, dont les votes finaux se tiendront du 27 au 30 janvier 2022. Si certains, à l’instar de Jean-Luc Mélenchon ou de Yannick Jadot, ont décidé de ne pas participer à la primaire populaire, il sera néanmoins possible de voter pour eux car ces derniers sont officiellement candidats à l’élection présidentielle. Il semble à première vue douteux de conserver la candidature de personnes ayant refusé de participer à un scrutin. L’Union réclamant de sacrifier quelques principes, les organisateurs de la primaire populaire ont pourtant fait fi de cette réserve.

Une primaire populaire dénuée de légitimité ?

L’initiative recueille actuellement le soutien de près de 300 000 personnes, qui pourront toutes voter à la primaire. Beaucoup s’enthousiasment de ce succès et comparent ce nombre aux 122 670 électeurs ayant participé à la primaire d’Europe Ecologie les Verts (EELV) ou aux 139 742 adhérents Les Républicains (LR) ayant pris part au congrès du parti. S’il est en effet tentant de conférer une plus grande légitimité à la primaire populaire du fait de son nombre élevé de participants, il convient de garder une certaine prudence. En effet, les personnes ayant voté à la primaire écologiste ou au congrès LR n’ont pas eu simplement à donner leurs e-mails et leurs coordonnées. Ces derniers ont dû s’acquitter d’une contribution de 2€ (EELV) ou de cotisations au parti (LR). Difficile donc, de conférer à l’une des initiatives une plus grande légitimité.

Il est inévitable qu’une confrontation de légitimité se pose lors de la publication des résultats de la primaire populaire.

De même, il y a cinq ans, la primaire « de la Belle alliance populaire » organisée par le PS et ses alliés avait réuni un peu plus de deux millions de votants, tandis que celle de la droite atteignait les quatre millions. Or, ces chiffres importants n’ont pas empêché ces deux familles politiques de se diviser, comme l’ont rappelé les défections des candidats Bruno Le Maire et Manuel Valls en faveur d’Emmanuel Macron. Par ailleurs, Jean-Luc Mélenchon dispose aujourd’hui du soutien de près de 270 000 personnes ayant elles aussi simplement donné leurs coordonnées et leur adresse mail. Ainsi, il est inévitable qu’une confrontation de légitimité se pose lors de la publication des résultats de la primaire populaire. Il y a en effet fort à parier qu’aucun des sept candidats en lice – trois des dix candidats ont renoncé à se présenter – ne recueillera plus de 270 000 votes.

Le mythe de la bataille des egos

Dans une arène politique marquée par une personnification accrue, il est souvent tentant d’attribuer aux egos et aux personnalités prononcées des leaders politiques la responsabilité de l’échec de l’union de la gauche. Untel sera moqué pour son appétence à orchestrer ses colères, taxé de populiste ou de démagogue, tandis qu’un autre sera accusé de ne penser qu’à sa carrière, ou de préserver sa dignité. À partir de ce postulat, il est ensuite assez simple de suivre le fil directeur qui sous-tend l’organisation de la primaire populaire.

Le « mur des egos » n’est qu’une fable et il serait opportun de comprendre les obstacles profonds qui viennent réellement entraver l’union de la gauche.

La vision simpliste des organisateurs de la primaire populaire suppose une « gauche plurielle » quémandée, réclamée, par le peuple entier. Les responsables de l’organisation rappellent à qui veut l’entendre que 70% des électeurs de gauche souhaitent un candidat unique. Pourtant, cette symbiose inéluctable serait entravée par l’action intéressée d’acteurs politiques aux egos surdimensionnés. C’est là, précisément, que réside la justification de la primaire populaire. Supposée au-dessus des partis politiques, elle a l’ambition de dynamiter ce « mur des egos » mortifère. Faute de quoi, le pays tombera assurément dans les bras de l’extrême droite.

Il est parfois tentant d’installer sa pensée dans le creux d’un rêve éveillé, comme pour se protéger d’une réalité difficile à affronter. Si l’exercice est répété de manière irrégulière, presque exceptionnelle, il peut même être salvateur et servir de source d’espoir quand les temps sont sombres. Pour autant, certains semblent avoir réussi avec brio le numéro d’équilibriste consistant à organiser une primaire tout en restant continuellement dans une réalité parallèle. Le « mur des egos » n’est qu’une fable et il serait opportun de comprendre les obstacles profonds qui viennent réellement entraver l’union de la gauche.

Il n’existe a priori aucune raison de penser que le résultat de la primaire populaire dirigera vers son vainqueur toutes les voix des électeurs se considérant de gauche. Les citoyens n’étant par principe pas de vulgaires pions. Une attitude salutaire aurait consisté à observer les différences sociologiques qui composent et différencient inévitablement chaque camp politique. Une rapide attention jetée aux sondages d’opinion montre que les électeurs de Mélenchon porteraient en deuxième choix leur vote sur Jadot, tandis que les électeurs de Jadot et d’Hidalgo reporteraient davantage leurs voix sur Macron que sur Mélenchon. Rien ne garantit donc au candidat gagnant de la primaire qu’il puisse bénéficier du report de vote de tous les autres électeurs de gauche. La majorité de ces personnes n’aura d’ailleurs pas participé à la primaire ; très peu se sentiront donc contraints par son résultat.

Finalement, c’est là que réside tout le paradoxe de cette initiative : la primaire populaire aura focalisé principalement l’attention médiatique sur des personnalités plutôt que sur le terrain des idées.

De manière plus globale, c’est tous les désaccords politiques qui sont gommés. On veut faire croire que la gauche pourrait, moyennant quelques maigres changements de programmes, être unie. Pourtant, des divergences réelles, fondamentales, existent au sein des camps politiques. Personne n’a ainsi semblé s’alarmer du fait que rien, ou presque, ne rassemble les programmes de politiques de Mélenchon ou de Jadot en matière de politique étrangère, que la question européenne est adressée de manière totalement différente en fonction des partis, ou que la question nucléaire marginalise EELV et la France Insoumise (FI) du reste de la gauche.

Finalement, c’est là que réside tout le paradoxe de cette initiative : la primaire populaire aura focalisé principalement l’attention médiatique sur des personnalités plutôt que sur le terrain des idées. Partant pourtant du postulat que les egos des leaders de gauche entravaient toute union, cette entreprise n’a servi que de tremplin médiatique à des personnalités en perte de vitesse tout en permettant l’émergence de nouveaux candidats.

L’illusion du consensus

C’est bien là, sur le terrain des idées, que le bât blesse. Le socle commun, brandi comme étendard d’un programme ayant la capacité d’unir tous les fronts, a été défini en seulement cinq semaines, et ne rassemble que dix mesures que chacun peut interpréter à sa guise. Le reste de la campagne a été très pauvre en débats et en propositions politiques concrètes. Si beaucoup se réjouissent de voir Christiane Taubira rejoindre l’aventure de la primaire, très peu se sont intéressés à son projet politique. D’aucuns chantent les louanges d’une femme racisée capable, selon eux, d’accéder à l’Elysée sans s’interroger sur ses prises de positions passées et son programme présent. Qui s’est inquiété, ou tout au moins a émis des réserves, quant aux propositions défendues par Taubira lors de sa candidature à la présidentielle de 2002 ? Son soutien indéfectible à l’Union Européenne, au régime présidentialiste, à la baisse des impôts sur les plus aisés ou à la retraite par capitalisation a-t-il seulement préoccupé les militants ?

La primaire populaire apparaît ainsi comme une énième initiative de la gauche moralisatrice pour arriver au pouvoir, ou du moins pour dynamiser des campagnes en perte de vitesse. Cette gauche ne lisse pas volontairement les divergences radicales qui séparent les candidats, elle ne les voit tout simplement pas. Pour elle, tous les candidats de gauche partagent peu ou prou les mêmes mesures sociétales – au diable les questions sociales et économiques ! – et en conclut que l’Union est une réalité proche, inéluctable. Alors, une certaine gauche appelle et crie à l’Union. Elle ne le fait pas pour défendre un projet, mais avant tout pour ne pas laisser Macron gagner une seconde fois ; pour que l’extrême-droite n’arrive jamais au pouvoir.

Aucune alternative concrète n’émergera de la primaire populaire puisque la célébration de la vertu individuelle dans une démarche pacifiée, consensualiste, sera louée au détriment d’une approche agonistique salutaire.

Pourtant, un camp politique devient un bloc inerte, incapable d’attirer à lui de nouvelles personnes, s’il refuse de s’engager dans des débats prétendument stériles au nom de la protection d’une unité fantasmagorique. Cette gauche est condamnée à ne faire que peu de remous dans l’histoire puisqu’elle n’existe que pour revendiquer être contre un autre camp plutôt que d’être pour un projet. Aucune alternative concrète n’émergera de la primaire populaire puisque la célébration de la vertu individuelle dans une démarche pacifiée, consensualiste, sera louée au détriment d’une approche agonistique salutaire.


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« N’allez plus seulement voter » – Entretien avec Clément Pairot

À plusieurs mois de l’échéance présidentielle, il est encore temps de faire mentir les pronostics. Du moins, c’est ce que propose Clément Pairot dans son manuel de mobilisation électorale N’allez plus seulement voter (Valeur Ajoutée Éditions). Spécialiste de la mobilisation citoyenne et chargé de la mobilisation à la Primaire Populaire, il a notamment participé aux campagnes de Bernie Sanders aux États-Unis et de Jean-Luc Mélenchon en France. Entretien réalisé par Malena Reali.

LVSL – Vous proposez dans votre livre de s’inspirer des techniques de mobilisation politique utilisées notamment aux États-Unis et souvent rassemblées sous le terme de technologie de l’organisation ou « organizing ». Pouvez-vous définir ce dont il s’agit ?

Clément Pairot – La notion d’organizing a été définie par Saul Alinsky, un activiste américain du milieu du XXe siècle. Il avait élaboré une méthode qui lui permettait de trouver, en l’espace de quelques semaines, une cause pouvant fédérer les habitants d’un quartier. Pour cela, il identifiait d’abord un acteur local sur lequel faire pression, puis soutenait les habitants dans la structuration de leurs luttes vis-à-vis de cet acteur en les aidant, notamment, à penser des actions originales pour capter l’attention de la presse et obtenir des victoires concrètes. Pour Alinsky, cela servait un objectif plus large de structuration des classes populaires en vue de mettre fin aux oppressions dont elles étaient victimes.

L’utilisation de l’organizing dans un cadre électoral s’est beaucoup développée, d’abord pendant les campagnes d’Obama puis, plus récemment, pendant celles de Bernie Sanders. Ces techniques s’appuient sur quatre leviers ou principes. Le premier est de maximiser le nombre de conversations bilatérales menées avec de potentiels électeurs. Le deuxième est de cibler les indécis et les personnes qui ont le plus de chance de nous soutenir. Le troisième est de faire passer un maximum de personnes du statut de sympathisants à celui de bénévoles. Enfin, le quatrième est d’effectuer un suivi des actions et de la croissance de la base militante par des outils informatiques appropriés. En résumé, l’organizing est la « science » de l’organisation de mobilisations politiques efficaces.

LVSL – Le développement de l’organizing est lié à la désertification militante que vivent depuis plus de 40 ans les organisations syndicales et politiques. N’est-ce pas une forme de fuite en avant ? Le Parti Communiste Français des années 1950 n’avait pas besoin d’organizing relationnel ni de facilitation. Qu’est-ce qui a changé ?

C. P. – Il y a plusieurs éléments de réponse. Le premier, c’est que le contexte général de la communication a changé. Aujourd’hui, les réseaux sociaux nous permettent de parler à beaucoup de gens, ce qui par certains aspects est une formidable vertu. Cependant, cela comporte également un risque pour la communauté militante : celui de croire que le fait de publier sur les réseaux sociaux ou d’y débattre avec des inconnus équivaut à militer et à convaincre de nouveaux votants. Il est important de produire et de partager des contenus de communication pour faire connaître son candidat ou son mouvement, mais c’est rarement suffisant pour convaincre les individus et les faire passer à l’action. Parler à tout le monde via les réseaux sociaux, cela équivaut très souvent à ne parler à personne. C’est principalement la conversation bilatérale, seul à seul, qui fait cheminer l’avis des gens et qui permet de lutter contre la résignation et la procrastination.

Un deuxième élément est que les réseaux sociaux nous font parfois débattre avec des personnes qui ne sont pas d’accord avec nous, alors que le plus important est d’emporter l’adhésion des indécis et non de faire changer d’avis nos opposants. Sur les réseaux sociaux, ces indécis sont ceux qui lisent la conversation sans y participer, et je suis convaincu qu’il est plus efficace d’aller leur parler directement.

Le troisième élément de réponse est que ce livre n’est pas révolutionnaire. Ce que propose l’organizing n’est pas nouveau. Ces principes sont déjà appliqués, même sans les nommer, dans beaucoup de luttes victorieuses. Par exemple, j’ai récemment échangé avec Rachel Kéké, porte-parole des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles [ndlr : en mai dernier, après vingt-deux mois de mobilisation face au groupe Accor et son sous-traitant du nettoyage, ces dernières ont obtenu des revalorisations salariales et de meilleures conditions de travail]. Je lui ai demandé de me raconter comment elles avaient fait pour gagner et je me suis rendu compte que c’était, à peu de choses près, la même méthode : outre des actions originales pour attirer l’attention des médias et de la direction d’Ibis, elles ont appelé les gens, un par un, tandis que leurs opposants faisaient exactement la même chose. Les « casseurs de grève » appelaient individuellement chaque employé, contactaient les maris des femmes de ménage… Tout cela montre qu’il faut ré-ancrer dans notre pratique militante l’utilité de la conversation interpersonnelle, de la discussion où l’on interroge son interlocuteur sur ses aspirations et où on l’invite à passer à l’action avec nous. C’est à la fois quelque chose de neuf par rapport à ce que l’on fait en France et à la fois simplement un retour aux sources.

C’est pour cela que je ne me retrouve pas dans le terme de « fuite en avant ». Pour employer ces méthodes à très grande échelle, nous avons effectivement besoin d’un outil digital qui implique une technologisation, mais celle-ci ne change pas la nature de la mobilisation, juste son potentiel d’ampleur. Sur le terrain, la méthode consiste à interpeller les passants, leur demander s’ils souhaitent changer de président et ce qu’ils veulent voir changer l’an prochain.

LVSL – Votre titre, volontairement provocateur, interpelle le lecteur à la fois sur la tentation abstentionniste et sur l’utilité de son vote pour faire gagner l’écologie populaire en 2022. Voter sert-il encore à quelque chose ? Pensez-vous qu’il y a suffisamment d’électeurs capables de se mobiliser pour un candidat de gauche en France ? 

C. P. – Si le taux d’abstention est extrêmement élevé, c’est cette méthode qui peut y remédier. Ce serait une erreur de prendre l’abstention comme une donnée acquise et d’essayer de convaincre uniquement les personnes qui sont déjà mobilisées. Ma conviction est l’inverse total du propos de Raphaël Enthoven, qui pense que les personnes qui s’abstiennent aux élections sont stupides ou irresponsables. Personnellement, je continue à aller voter. Mais si je veux que les personnes qui ont arrêté de voter retournent aux urnes, si je veux que ces gens-là fassent plus que ce qu’ils ne font actuellement, je dois moi-même faire plus que ce que je ne fais déjà. D’où le titre du livre : n’allez plus seulement voter. J’interpelle les personnes qui restent mobilisées en leur disant que, dans une période d’abstention forte, il ne suffit plus de voter. Il faut aller convaincre toutes les personnes de son entourage et de son quartier qui sont démobilisées ou peu politisées, pour faire changer les paramètres de l’électorat.

Pour ce qui est du nombre de voix que peut rassembler la gauche, je pense que les personnes peu politisées et les personnes abstentionnistes ne se définissent pas forcément sur un axe droite-gauche. La question est surtout de savoir si le programme que l’on propose leur parle. Concrètement, avec la Primaire Populaire nous interpellons les passants dans la rue et nous leur demandons : « Voulez-vous changer de président ? » Puis, s’ils nous répondent par l’affirmative, la question suivante est : « Que voulez-vous voir changer ? » Lorsque l’on renoue avec leurs aspirations, la plupart d’entre-eux nous parlent de social, de démocratie et d’écologie. Cette réponse est manifestement dans l’air du temps. À ce moment-là, on leur présente la solution de la Primaire Populaire.

Le programme de la Primaire Populaire n’est pas dogmatique ou idéologique : il répond simplement à des faits qui sont insupportables. 11 millions de pauvres en France, cela veut dire 11 millions de personnes forcées de choisir entre se chauffer et se nourrir, dans le sixième pays le plus riche du monde. Cela, couplé à l’urgence climatique et au déni de démocratie que nous avons vécu durant ces dernières années, amène les gens à parler de ces sujets sans forcément se définir comme étant de droite ou de gauche. C’est à nous, ensuite, de les faire cheminer et de leur faire comprendre que ces idées sont défendues par des candidats qui sont à gauche. 

LVSL – À vous lire, il semblerait que la victoire de n’importe quel candidat identifié à gauche aujourd’hui serait immédiatement une victoire pour l’écologie populaire. Ce présupposé n’écarte-t-il pas les différences de fond qui existent entre les programmes des candidats ? Se focaliser sur des méthodes et des techniques d’organisation militante ne dépolitise-t-il pas le débat ?

C. P. – Mon rôle avec ce livre était d’apporter ce sur quoi je suis pertinent et, j’espère, singulier. J’ai lu la plupart des livres d’organizing traduits en français avant d’écrire celui-ci et j’ai essayé de trouver ce que je pouvais apporter de nouveau, sans répéter ce qui s’était dit ailleurs. C’est pour cela que je n’ai pas écrit un énième livre de commentaire politique. Cela ne m’empêche pas d’avoir fait campagne pour Bernie Sanders et pour Jean-Luc Mélenchon, qui sont des gens qui ont des idées radicales très claires. Ces campagnes m’ont énormément inspiré et structuré politiquement. Je continue à soutenir leurs idées et je l’assume dès la première page.

Reste que dans le contexte du scrutin présidentiel, dont le format même est biaisé, avoir un programme parfait n’est pas suffisant. C’est frustrant, mais la politique ne passe pas uniquement par du fond, mais aussi par du souffle. C’est malheureusement Emmanuel Macron qui a eu ce souffle en 2017, comme François Hollande l’avait eu en 2012, notamment parce qu’ils avaient utilisé tous deux des techniques inspirées des campagnes d’Obama. Mon ambition est de permettre à la gauche d’avoir ce souffle en 2022. Enfin, il est important de rappeler que le niveau de radicalité du programme et du candidat n’est qu’un paramètre, l’autre enjeu est le niveau de radicalité du peuple organisé prêt à se mobiliser pour faire pression. Le Front Populaire en 1936 n’accorde les congés payés que parce qu’il fait face à un mouvement syndical fort qui se déclenche juste après l’élection. Avant cela, Léon Blum n’était pas favorable aux congés payés.

Reste que je suis convaincu que si des candidats porteurs d’idées radicales utilisent ces méthodes, il est encore possible de gagner. À la Primaire Populaire, avec des milliers de bénévoles, on expérimente avec ces méthodes-là sur la base d’un socle commun qui propose des ruptures claires sur l’agriculture, la fiscalité, le temps de travail, la justice sociale et l’écologie. Ma conviction est que l’on peut décrocher la victoire à la présidentielle sur la base de ce programme et avec ces méthodes si l’on diminue le nombre de candidatures de gauche au premier tour. En effet, le mode de scrutin uninominal à deux tours désavantage par nature le camp qui est divisé.

LVSL – Une question reste peu abordée dans votre ouvrage et dans votre propos : celle du leader et de la représentation. Vous semblez occulter l’importance de ces figures inspirantes et charismatiques pour mettre en branle les énergies individuelles et collectives…

C. P. – J’ai écrit ce livre d’après mon expérience chez Bernie Sanders, où la campagne était certes incarnée mais où les militants venaient principalement pour les idées. La Primaire Populaire constitue en quelque sorte une expérimentation à ce sujet : est-ce que l’on peut rassembler suffisamment sur la base d’un programme avec dix idées-phares et d’une proposition de processus, sans avoir de candidat désigné pour le moment ? Nous sommes aujourd’hui à 174 000 soutiens [ndlr : 300 000 en décembre 2021] rassemblés par notre seule force de mobilisation. Un tiers des personnes qui visitent le site deviennent signataires, c’est un ratio impressionnant ! 

À titre de comparaison, dans le camp d’en face, la primaire de la droite rassemble 150 000 votants. Au sein du camp de la justice sociale et environnementale, la primaire du pôle écologiste a rassemblé 120 000 votants et Jean-Luc Mélenchon a, pour sa part, obtenu 260 000 signatures sur son site de campagne. Tous partaient d’une forte visibilité médiatique et, pour Jean-Luc Mélenchon, d’une base mail bien plus importante. L’idée n’est pas de faire une compétition – nous cherchons justement à les faire coopérer ! – mais de montrer que l’on joue dans la même cour. Tout cela me fait penser que nous sommes en train de montrer que la figure du candidat n’est pas aussi indispensable qu’on ne le pense.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’un mouvement d’organizing est fondamentalement là pour « encapaciter » les citoyens et leur redonner du pouvoir d’action. Les personnes qui décident de s’impliquer viennent pour les idées, mais elles restent parce qu’elles développent un sentiment de fierté dans l’action et d’appartenance dans les liens humains tissés. Un tel mouvement gagne à relativiser la posture du candidat providentiel. C’est en cela que le slogan de Bernie Sanders en 2020, « Not me, Us », était extrêmement puissant, car il insistait sur l’importance de faire émerger une force citoyenne large. Bernie Sanders disait souvent qu’il ne voulait pas être le « commander in chief », le chef des armées, mais plutôt le « organizer in chief », soit celui qui impulse une dynamique, ensuite portée par des millions de personnes. Pendant la campagne de 2017, Jean-Luc Mélenchon développait un narratif similaire. Je me souviens de certains discours où il disait en substance que seul, il ne serait pas suffisant et qu’après l’élection, il aurait encore besoin de nous et de notre soutien.

Pour revenir à la Primaire Populaire, entre le socle commun, le processus innovant qui redonne du pouvoir aux citoyens, les méthodes de mobilisation, et la pertinence du mode de scrutin utilisé (le vote à jugement majoritaire), je sens que nous avons suffisamment d’atouts pour inspirer les gens. Après, j’ai hâte que l’on désigne la candidature de rassemblement. Je suis convaincu que la personne qui sera désignée par ce processus aura les ressources d’une force potentiellement inarrêtable. Elle bénéficiera d’un mouvement transpartisan large, qui aura ramené vers l’implication militante des personnes qui soit s’en étaient détournées soit n’y avaient jamais goûté.


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