“Il faut redonner du pouvoir d’agir et de décider aux populations” – Entretien avec Priscillia Ludosky et Marie Toussaint

Priscillia Ludosky est une figure des gilets jaunes, Marie Toussaint est eurodéputée EELV (Europe Écologie Les Verts). La pression de leurs pétitions et actions militantes ont notamment contribué à la création début 2019 de la Convention Citoyenne pour le Climat par le gouvernement Macron. Ensemble, elles « demandent justice » dans un ouvrage publié aux éditions Massot. Elles reviennent sur les différentes injustices environnementales qui ont lieu dans l’hexagone et racontent les combats menés pour lutter contre les pollutions qui font encourir des risques sanitaires aux populations. Dans cet entretien, nous les avons interrogées sur la dichotomie persistante, dans l’imaginaire collectif, entre justice sociale et justice écologique ainsi que sur leurs solutions pour l’avenir, en accord avec le regard qu’elles portent sur la séquence politique qui s’ouvre. Entretien réalisé par Judith Lachnitt et Guillaume Pelloquin. 


Le Vent se Lève : Vous présentez un « tour de France des violences environnementales ». Chaque chapitre présente un scandale sanitaire et la lutte menée par des citoyennes et des citoyens pour obtenir justice. Votre ouvrage compile les luttes de ces David contre des Goliath. Comment pensez-vous pouvoir les relier, pour en faire gagner un maximum ?

Marie Toussaint : On a écrit ce livre et raconté ces histoires pour participer à une prise de conscience. Les enjeux sociaux et environnementaux sont liés. Et vouloir les disjoindre est politiquement très signifiant : c’est rendre invisibles celles et ceux qui subissent les violences environnementales. Toutes les citoyennes et tous les citoyens ne savent pas toujours les combats qui sont menés dans d’autres régions ou sur d’autres sujets. Toutes et tous ne savent pas, n’ont pas toujours conscience, que dans leur vie quotidienne, luttes sociales et luttes environnementales sont liées. Nous avons voulu envoyer ce message à toutes celles et tous ceux qui luttent : vous n’êtes pas seuls. D’autant plus que dans chaque lutte un même schéma se répète. Mettre à jour ces mécanismes permet d’en trouver des issues. Nous proposons donc quelques pistes de solutions, qui devraient déjà exister, mais qui ne sont pas à l’œuvre aujourd’hui : la transparence, la participation aux décisions publiques, l’accès à la justice et à la réparation. Mais aussi, l’écoute et la prise en compte des citoyennes et des citoyens. En l’occurrence, les personnes et histoires présentées dans ce livre ne sont pas ou n’ont pas été écoutées. Avec ce livre, nous nous battons pour que leurs voix soient entendues.

Priscillia Ludosky : Il y a une prise de conscience que ces combats font que les gens se sentent de moins en moins seuls. Peut-être que ce livre leur permettra de créer des liens, des collectifs de collectifs, en se rendant compte qu’ils se battent contre les mêmes ennemis. Pour celles et ceux qui ne sont pas encore engagés dans des organisations, j’espère que le livre leur donnera envie d’en rejoindre. Par exemple, quelqu’un du pays de Retz, [où le nombre de cancers pédiatriques est élevé par rapport au reste du territoire, NDLR] voyant son enfant souffrir d’un cancer n’est peut-être pas informé que cela provient de l’empoisonnement de l’environnement. La lecture du chapitre dédié à ce sujet serait alors l’occasion pour un tel lecteur de soutenir ce combat par la suite.

LVSL : Vous avez toutes les deux des parcours différents, qu’est-ce qui vous a amené à vous rencontrer ?

MT :  Je crois qu’il n’y a pas de hasard. Tout dans nos parcours devait mener à cette rencontre.  Nous ne nous connaissions pas. Mais cela nous a révoltées que certains, en premier lieu desquels le gouvernement, nous présentent comme étant l’une contre l’autre. Lorsque l’Affaire du siècle a été lancée, le ministre de l’écologie nous a présentées comme ses alliées contre les Gilets jaunes. Rien n’était plus faux ! D’une part, nous dénoncions leur politique. D’autre part, des gilets jaunes avaient signé la pétition, tandis que des porteurs de l’action en justice climatique avaient participé aux manifestations des samedis. Assez naturellement, lors de l’ouverture de la Base d’action écologique et sociale, qui réunit plusieurs associations environnementales et associées à Paris, plusieurs mouvements ont été invités, ont participé à l’inauguration dans une idée de convergence. C’est là que nous nous sommes rencontrées pour la première fois, avant de nous croiser à nouveau à de nombreuses reprises au cours des mobilisations de l’année. C’est alors qu’est advenue l’idée de ce livre commun.

© Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent se Lève

LVSL : Comment cette idée de “livre commun” a-t-elle alors germé ?

PL : Il s’agissait de démonter l’image construite par le gouvernement des « gilets jaunes » comme des « anti-écolos ». On a rencontré des gilets jaunes dans les marches climat, on les a vu engagés dans plusieurs combats que nous présentons dans le livre. Nous avons donc souhaité répondre à ce mensonge du gouvernement, car contrairement à ce qu’il dit, les gens ont bien conscience de ce qui ne va pas autour d’eux. Mais ils sont accaparés par ce que la société leur impose : il faut toujours faire de l’argent, payer ses factures et remplir son frigo, etc. Ils se soucient de l’environnement, mais n’ont pas toujours les moyens que ça change.

Notre association nous permet aussi de dire que les mesures écologiques telles qu’elles sont faites aujourd’hui favorisent certains profils, et ne sont jamais construites pour prendre en compte la réalité de la vie des gens. Elles sont toujours faites avec l’idée de la sanction, et non de l’accompagnement. S’il avait vraiment l’intention d’aller vers cette transition écologique, le gouvernement aurait montré l’exemple, or il n’y a pas de transparence, et pas de moyen donné aux gens de se conformer aux modèles écologiques qu’on leur renvoie. Le livre montre qu’il y a toujours les mêmes responsabilités mises en jeu : celle du gouvernement qui laisse faire les grosses entreprises qui polluent et nous empoisonnent. On voit aussi que ce sont toujours les mêmes personnes qui en pâtissent. C’est contre ces impacts vécus par les populations qu’il y a des militants qui se battent.

LVSL : Pourquoi avoir placé le chapitre sur la pollution au chlordécone dans les Antilles, au centre ?

PL : Parce qu’il prend malheureusement trop de place (rires). Il illustre bien le schéma qui se dessine à chaque fois qu’une grosse société veut faire de l’argent : elle arrive, fait mine d’organiser des consultations sans en tenir compte en réalité, s’installe, pollue et détruit tout, fait croire qu’elle crée de l’emploi, mais en détruit par ailleurs, et surexploite les gens, qui finissent par être mis en difficulté lorsqu’une de ces usines ferme. Ils ont besoin de ces emplois pour payer leur facture, mais se rendent compte qu’ils participent ainsi à la pollution.

Ce chapitre central part de très loin : depuis la colonisation et l’esclavage, puis l’abolition de celui-ci, qui a poussé les exploitants à se réadapter, notamment dans les bananeraies. Le schéma d’exploitation s’est adapté à la nouvelle société, en demandant et en obtenant des autorisations et des passe-droits aux institutions à chaque fois, de décennie en décennie. Ce chapitre montre que le mode opératoire se répète dans l’histoire, les autres chapitres montrent qu’il se répète dans l’espace : le combat des militants dans chaque chapitre n’est pas isolé.

MT : On ne peut pas parler de justice environnementale en France sans parler des outremers et de l’héritage colonial. On a là un cas typique d’injustice écologique : les Antillais et Antillaises sont en grande partie des descendants et descendantes d’esclaves, des populations asservies, exploitées, niées. Or la fin de l’esclavage n’a pas aboli les inégalités, et on a même indemnisé les anciens propriétaires et la terre n’a pas changé de main. L’écologie n’est pas a-historique. Parler du chlordecone, c’est remonter le fil de cette l’histoire bananière et du plantatiocène dont parle Malcom Ferdinand. Avec les bananeraies, les cadres de vie sont détruits : lieux de vie, capacité à se nourrir sainement, à boire de l’eau potable, à respirer de l’air pur…  La poursuite de la production et la recherche de la croissance ont justifié l’entretien de ce modèle productiviste, et l’insertion de produits toxiques qui étaient depuis longtemps interdits ailleurs, à l’étranger, mais aussi dans d’autres territoires français. Dans le cas du chlordécone, il y a une connivence évidente des pouvoirs publics – qui sont censés défendre l’intérêt général et protéger les populations – avec les lobbys, menés par les descendants des esclavagistes, pour continuer à entretenir un modèle économique qui intoxique, détruit et tue. On parle souvent séparément des pollutions et de la justice sociale. Mais le cas de l’écocide opéré avec le chlordécone le montre : les deux vont ensemble ; ceux qui ont pillé la Terre sont les mêmes qui ont exploité les êtres.

LVSL : Vous avez déjà décrit l’opposition entre gilets jaunes et mouvement climat, qui arrangeait le gouvernement et les médias. Je me permets d’aller plus loin : qu’est-ce qui fait que cette opposition subsiste ? Il y a une certaine dichotomie sociologique entre les deux, même si les transferts sont nombreux. N’y a-t-il pas des déterminants plus profonds à la séparation entre les deux mouvements, et comment les résoudre ?

MT : Bien que je comprenne pourquoi cette question est posée, elle n’est pas opérationnelle. Pour moi la question principale est plutôt comment faire pour construire demain ensemble. Quand on regarde en arrière, on a développé en France depuis les années 70 des politiques d’aménagement du territoire qui ont fait qu’à la fois les gens du voyage, les habitants des quartiers populaires et les ultramarines et ultramarins ont vu leurs milieux de vie détruits : soit par la pollution aux pesticides, au chlordécone, au cyanure et mercure, ou à d’autres produits, soit par la destruction des espaces verts et l’entrave à l’accès à la nature. Les populations les plus précaires ont été installées et accoutumées au béton, comme sur les aires d’accueil des gens du voyage. Les quartiers populaires ont pour la plupart perdu leurs espaces verts et leurs jardins partagés. On a vu une sorte de finalisation de la privatisation des espaces verts partout ; hier, les ménages avaient un jardin où cultiver, aujourd’hui, même cette capacité de produire de quoi se sustenter a été annihilée. On a coupé le lien à la nature, aux savoir-faire traditionnels et aux capacités de subsistance de tout un tas de populations en bas de l’échelle sociale. Pour réparer cela, il faut faire de la bataille pour des cadres de vie sains et agréables une vraie bataille politique. C’est comme cela qu’on peut reprendre la main, en reliant tous les combats pour la justice. Quand les Sioux se battent contre le Dakota pipeline, ils se battent pour leur terre, leur droit à donner leur avis, mais aussi pour le climat. Chico Mendes se battait pour les droits des seringueiros au Brésil, il se battait aussi contre la déforestation. Dans les banlieues françaises, la bataille pour les ascenseurs est une lutte pour la mobilité et le droit à vivre normalement, dans un cadre de vie sain. Je ne pense pas qu’il y ait de déterminant profond séparant les deux mondes sociaux et environnementaux ; nous devons au contraire résolument construire ensemble. Ce qui nous sépare est idéologiquement construit : les dominants cherchent à diviser celles et ceux qui veut déconstruire le modèle d’accumulation des richesses et de dégradation de la nature.

PL : Depuis le début du mouvement des gilets jaunes, il y a une volonté de détruire ce message propagé par certains profils ou le gouvernement. Ce livre contribue à saper cette impression qu’il y a deux mondes. Tout au long de l’année dernière, on a vu des projets communs, mais il y a encore des efforts à faire à ce niveau-là. On est à un tournant de l’histoire. Il y a du travail à faire à l’intérieur de ces deux mondes. On n’est aujourd’hui qu’au point de départ de la propagation de ce message, il reste beaucoup de travail. Ce type d’initiative comme la nôtre y participe. Marie et moi avons toutes les deux été médiatisées, et nos adversaires ont utilisé cette médiatisation pour nous opposer, mais nous faisons de cette publicité une arme contre leur discours, en écrivant cet ouvrage ensemble. Toutes les personnes qui ont compris cette convergence et celles qui le peuvent devraient, avec leur énergie et leurs compétences, participer à détruire ce message-là. Il est tellement ancré que même des personnes de ces deux mondes croient à cette division.

© Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent se Lève

LVSL : Dans votre ouvrage, vous imputez la responsabilité de ces scandales aux plus riches et aux multinationales. Que pourrait mettre en place l’État pour faire changer les choses ?

PL : Je ne pense pas que l’État fera quoi que ce soit. Mais si jamais on arrivait à leur faire faire quelque chose, cela serait le résultat d’un combiné de ce qu’il se passe dans la rue et de ce qui est construit collectivement pour des projets de fond. C’est sous la pression de la rue souvent que certaines choses voient le jour, comme la Convention Citoyenne pour le Climat (CCC) qui ne serait pas née d’une simple tribune dans le Parisien (rires). Le mouvement social, les marches climat, et la pression sur le gouvernement depuis fin 2018, ont fait que cette initiative, bien qu’institutionnelle et pas indépendante, est née de la réunion de forces qui ne se côtoyaient pas auparavant. Le combiné des deux a réussi. Il y a de plus en plus de gens mobilisés, même si ce n’est pas encore assez. C’est difficile de demander quoi que ce soit au gouvernement quand on sait qu’on est dans l’opposition. Et inversement le caractère institutionnel de la CCC crée une méfiance, mais on sait que tout seul on n’arrivera à rien : donc il y a un entre deux. Le fait que ce type d’initiative soit née est inédit et permet de la participation citoyenne. Maintenant, comment faire pour que leurs travaux soient partagés dans le grand public ? Ce dernier n’a pas conscience qu’en ce moment des citoyens travaillent dans cette institution née sous la pression populaire. Le gouvernement n’en fait pas de publicité non plus, car il ne veut pas faire savoir que des citoyens puissent participer à l’élaboration des lois. Cette combinaison nous permet d’initier des projets. Ce que le livre dit aussi, c’est qu’on manque de lois pour sanctionner et encadrer le comportement des institutions. Une dame avait posé la question à la CCC : y a-t-il des sanctions et contrôles sur les sociétés qui polluent à outrance, sur leur permis d’émission ? La réponse était qu’on ne savait pas si elles étaient contrôlées, et quand elles le sont on ne sait pas si elles sont sanctionnées. Si les gens se rendaient compte qu’eux sont sans arrêt sanctionnés sur tout, alors que les grands profils ne le sont jamais, cela pourrait éveiller leur envie d’aller militer.

MT : Ce dont nous avons besoin s’apparente à une révolution. L’Etat, le gouvernement, le monde économique ou la finance, doivent radicalement changer d’approche. D’une part, les lois de l’économie ne sont pas supérieures à celles de la nature. D’autre part, disons-le clairement, il faut redonner du pouvoir d’agir et de décider à la population. Les témoins de notre livre, les victimes des crimes environnementaux, sont pour la plupart traités comme des subalternes. Mais les subalternes aussi ont des savoirs, des expériences, des savoir-faire, qui sont parfois beaucoup plus précieux que le savoir institué. En agissant avec, en s’appuyant sur les savoirs des citoyennes et des citoyens, les politiques seraient plus justes. Enfin, puisque l’on parle de crimes environnementaux, il s’agit de reconnaître ceux-ci, d’urgence ! En premier lieu desquels les écocides qu’il faut reconnaître à tous les niveaux, du national au mondial, en passant par l’Europe.

LVSL : Dans le cas de l’autoroute A480, cité dans le livre, Éric Piolle, maire de Grenoble, n’est pas cité. Qu’aurait-il pu faire ?

PL : Il [le préfet, correction faite par la suite, NDLR] pourrait répondre à la demande du collectif d’obtenir les documents montrant qu’il n’y avait pas nécessité de faire cette autoroute. En l’occurrence le collectif s’est battu pour qu’on démontre cela. Je ne sais pas si un maire peut faire mieux que ne pas contribuer à l’autorisation, car ses compétences sont limitées. Il faudrait regarder leurs finances : la question de la transparence revient. Quand il ne fait rien, est-ce libre ou contraint ? Dans un cas brésilien de pollution à l’arsenic, le maire disait amen à toutes les études, car son budget en dépendait. Lorsque le maire ne réagit pas, même EELV, en a-t-il les moyens ? Les membres du collectif ont initié une action en justice, n’ont rien eu, et ont même été condamnés ! La consultation citoyenne avait eu lieu sur un périmètre moindre que le projet finalement décidé. Quel pouvoir a le maire de l’empêcher ? Il y a plus d’avantages à développer tramways et vélos, mais la ville et les organismes qui délivrent les avis pour ce projet ont tous obtenu un avis favorable. Bien souvent l’opacité règne.

MT : Le Maire de Grenoble, Éric Piolle, s’est longuement battu contre le projet proposé initialement. Il restait cependant des acteurs locaux, y compris de gauche traditionnelle productiviste, pour la construction de l’autoroute. Ils ont fini par trouver un accord pour que le projet soit le moins destructeur possible et que d’autres moyens de transport soient également déployés. Finalement, dans ce livre, nous ne citons les politiques que pour dénoncer certaines inactions flagrantes. L’optique du livre est différente : nous avons souhaité donner la parole aux citoyennes et citoyens en lutte sur les territoires, celles et ceux vers qui, contrairement aux personnalités politiques, le micro n’est jamais tendu, mais dont les combats sont dignes.

PL : Certains (politiques) sont cités dans l’ouvrage lorsque c’est opportun pour expliquer quelque chose. Ici l’exemple illustre l’opacité qui existe quand les collectifs demandent des comptes. Un lecteur qui voudrait se battre contre une autoroute dans sa ville pourrait en tirer leçon en se passant du maire et prendre plutôt un avocat : il s’agit de donner des pistes. Il y a matière pour taper sur les doigts des politiques qui ont perdu la confiance des citoyens.

LVSL : Pour revenir sur le pouvoir d’agir contre les multinationales, en tant que députée européenne, que peut le Parlement Européen ?

MT : Si le parlement européen faisait de la question de la justice environnementale une priorité, on avancerait en Europe. Mais ce n’est pas la réalité du Parlement européen aujourd’hui, de sa majorité politique, qui garde une foi quasi-intacte dans le libéralisme et le productivisme et se soumet encore aux velléités des lobbies. Pour faire avancer des causes comme celle de la justice environnementale, nous avons besoin d’un mouvement citoyen profond, d’une prise de conscience accompagnée d’actions résolues, déterminées et solidaires entre elles. Ce n’est qu’ainsi que nous construirons le rapport de force dans la société qui nous permettra de gagner les combats politiques dans les institutions. Et donc, de changer les politiques publiques qui sont menées.

© Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent se Lève

LVSL : Vous liez le combat pour la protection de l’environnement avec ceux de l’antiracisme et de la justice sociale. De plus vous parler régulièrement de la Terre comme de notre Terre-mère. Faites-vous également un lien, comme le font certains et certaines, avec le combat féministe ?

MT : Déjà, nous sommes deux femmes à écrire ce bouquin (rires) ! On a raconté l’histoire de plein de monde, donc des femmes et des hommes. Je parlais tout à l’heure des subalternes, de la même façon, être dans une position de non-dominants expose à des violences environnementales. Et dans ces violences, les femmes sont plus touchées que les hommes : elles sont les plus pauvres, ont les boulots les plus précaires. Il y a un combat des femmes de ménage en ce moment par exemple, et on ne parle jamais du fait que la plupart des produits d’entretien utilisés dans les hôtels ne sont pas bios, que des particules toxiques passent sous la peau via des micro-particules… Mais ces violences environnementales ne touchent pas que les femmes. Notre volonté, avec cet ouvrage, est de relier des catégories de personnes, ou des combats, qui, mis bout à bout, sont représentatifs d’un spectre très large de la société.

PL : Nos profils contribuent à cela. Et sans avoir voulu axer notre livre sur les femmes spécifiquement, on se rend compte qu’elles sont présentes dans toutes les luttes. Un même schéma se reproduit partout, avec des impacts sur tout le monde, mais tout le monde n’est pas impacté de la même manière. D’où la présence de tous ces groupes différents dans notre livre. N’importe quel lecteur peut se sentir faire partie d’un ensemble, et pas d’une catégorie. Il ne faut pas le comprendre comme un « on ne parle pas assez des femmes, ou on ne parle pas assez de ceci ». J’espère de tout cœur que ce livre ne sera pas catégorisé, car je lutte contre les étiquettes ! (rires).

LVSL : Dans votre conclusion vous évoquez la nécessité d’un “vrai green deal”, français ou européen. Comment le placez-vous par rapport au Green New Deal proposé aux États-Unis par les socialistes démocrates ?

MT : Le cœur de notre message est plutôt de dire qu’il faut changer l’ensemble des règles du jeu. Dire qu’il faut un vrai green deal signifie qu’il faut une révolution de notre perception conjointe du social, de l’économie et de l’environnement. Dire green deal ne renvoie pas à celui de la Commission Européenne, qui a beaucoup de limites, mais plutôt à ce mouvement populaire qui se lève aux États-Unis, avec la jeunesse et des populations de tous types, toutes les couleurs de peau et toutes les catégories sociales. C’est une évocation symbolique d’une révolution pour la justice, qui peut advenir si nous nous en saisissons partout et ensemble.

LVSL : Si vous étiez au pouvoir aujourd’hui, quelles seraient les mesures phares que vous mettriez en place ? Dans le livre on retrouve plusieurs fois l’inscription de l’écocide dans la loi. Les solutions juridiques sont mises en avant dans votre ouvrage, mais sont-elles suffisantes ? Il existe malheureusement déjà de nombreuses lois bafouées.

PL : Être au pouvoir, je trouve cela un peu fort (rires). Le mot pouvoir me pose problème. Pour le contrer, il faut faire quelque chose d’inédit en accordant plus de place à la mobilisation citoyenne avec des outils adaptés. Il ne suffit pas de voter puis d’attendre 5 ans. Il faut qu’à tout moment on puisse avoir le droit d’ouvrir un débat public en tant que citoyen. Cette expression citoyenne doit ensuite elle-même être accessible au grand public. Il faut donc partager le pouvoir. Puis, il faut agir sur l’environnement, pour avoir le droit de vivre dans un environnement sain, et d’avoir accès aux mêmes choses, tous autant que nous sommes ; et plein d’autres choses ! (rires). Il faut enfin réécrire les règles : celle de la constitution, celle des droits de l’homme qui ne concernait ni les personnes dites «racisées» ni les femmes. Notre système est obsolète, il faut le mettre à jour.

LVSL à Priscillia Ludosky : Pensez-vous que la crise économique, qui pourrait s’aggraver prochainement avec la fin du chômage partiel notamment, peut relancer un mouvement de contestation ? Que pensez-vous des évolutions présentes et à venir des gilets jaunes ?

PL : Il y a déjà, même en dehors des gilets jaunes, des mouvements de lutte, qui respectent ou pas la distanciation physique. La crise sanitaire est là, mais la colère est telle qu’on brave les interdits. On veut s’exprimer dans la rue, même à peu de personnes. Dans le mouvement des gilets jaunes, il y a une volonté de revenir, cet été ou à la rentrée, qui se contient beaucoup je trouve ! Il y a des discussions avec les soignants, ça fourmille. Je ne sais pas si l’ampleur sera là, mais les mobilisations comme la marche climat étaient prévues avant et vont certainement revenir. Le quinquennat est pourri jusqu’à sa fin maintenant !

LVSL : Il y a une crise sociale qui se profile, sauf relance d’ampleur, avec un chômage important. Les gens pourraient se recroqueviller sur eux-mêmes par peur du déclassement. Comment percevez-vous la période qui vient en termes de mobilisation sociale à venir ? L’atmosphère s’y prête-t-elle ? 2022 approche rapidement.

MT : Depuis plusieurs années, et peut-être plus encore pendant le confinement, j’ai senti la société bouger, trembler. Coexistent un mouvement croissant de colère et une détermination profonde à la réappropriation de nos destins. Sur les ronds-points, lors des manifestations climat, dans l’ensemble des initiatives pour une démocratie citoyenne, à travers les applis de solidarité pour faire face au Covid ou les initiatives de soutien aux réfugiés et réfugiées,  dans le mouvement féministe ou les mobilisations contre les violences policières, on sent cette lame de fond qui agit pour la solidarité et la justice, sans rien attendre du ou des gouvernements. En réalité, la déconnexion semble presque totale entre la société et la tête de l’Etat. Nul ne peut encore prédire ce que sera 2022, ni mêmes les mois qui viennent, mais je n’ai aucun doute sur le fait que la transformation par la réflexion commune et par l’action, par le bas, par le terrain, va se poursuivre. Prenons l’exemple des mesures barrières ou du port de masque : je ne crois pas qu’on soit restés chez nous et qu’on porte nos marques parce que le gouvernement nous demande de le faire : plus qu’une obéissance au pouvoir, c’est une responsabilité collective. L’aspiration à construire une société radicalement différente est là. A nous d’accompagner, de soutenir, de trouver ensemble un chemin.

PL : L’atmosphère est très particulière en ce moment, c’est certain. L’envie de participer est encore plus forte qu’avant. Il y a des pétitions qui demandent « d’en être » un peu partout, dans les tribunes, les interviews. Cette crise a fait suite à un grand mouvement social qui a montré tout ce qui n’allait pas. Aujourd’hui même si certains ont perdu leur travail, leur colère a été alimentée. Vont-ils se recroqueviller par instinct de survie ? Ou est-ce que les gens vont détecter la brèche qui est là, maintenant ? Beaucoup se sont dit « maintenant ou jamais » avec les gilets jaunes. Et la crise actuelle a exacerbé tous les dysfonctionnements, donc encore d’autres gens ont rejoint les luttes gilets jaunes, contre les violences policières, climat. Il y a une prise de conscience de ces enjeux. La fin de l’année permettra peut-être à tous ces gens d’entrer dans la brèche. Même si aujourd’hui, on prend la température au jour le jour.

LVSL : Une dernière chose ?

MT : Nous avons monté une adresse email pour recenser les témoignages, et aider les gens à se connaître et à s’aider entre eux. [email protected]. Le combat continue.

© Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent se Lève

Priscillia Ludosky : « Les gilets jaunes ont mis un coup de pied dans la fourmilière »

Priscillia Ludosky, le 23 mars 2019 à Paris © Clément Tissot / DR

Dès les premières semaines, le mouvement des gilets jaunes s’est imposé comme un événement historique majeur. Parti d’une revendication sur la hausse des taxes sur le carburant, il a libéré la parole et mis des centaines de milliers de Français sur les ronds-points et dans la rue. À l’approche du cinquième mois du mouvement, nous avons souhaité nous entretenir avec Priscillia Ludosky. En mai 2018, elle publiait une pétition intitulée « Pour une Baisse des Prix du Carburant à la Pompe ! ». Elle est depuis devenue l’un des principaux visages de la contestation. Avec elle, nous avons parlé services publics, patriotisme, répression, écologie et stratégie, mais aussi du rôle de l’État, d’Europe, de la singularité historique et de l’avenir d’un mouvement qui fera date. Propos recueillis par Antoine Cargoet et Vincent Ortiz. Retranscription réalisée par Agathe Contet. 


LVSL – Le mouvement des gilets jaunes dure maintenant depuis un peu plus de quatre mois. C’est une longévité qui surprend au vu du caractère profondément spontané du mouvement. Comment s’organisent concrètement les gilets jaunes au quotidien pour décider de la stratégie à mener face au gouvernement ? Quels outils sont utilisés ? Est-ce qu’il existe des formes d’organisations autres que les groupes Facebook que l’on connaît ?

Priscillia Ludosky – Il y a des collectifs qui se sont formés, des groupes de travail qui se réunissent régulièrement pour avancer sur certains sujets comme les dépôts de plaintes par exemple, avec la mise en commun de dossiers pour pouvoir mener des actions collectives auprès de la Cour pénale internationale (CPI). Depuis le début du mouvement, on se rend compte qu’il y a des personnes qui se réunissent par affinité de compétences et qui décident de travailler ensemble pour faire avancer certaines choses au sein du mouvement. En l’occurrence ce sont surtout les blessés et les violences qui poussent vers des actions collectives pour qu’elles aient du poids. Il y a aussi des personnes qui s’occupent des sujets liés à la démocratie et qui mettent en place des groupes ou des commissions pour pouvoir pousser la mise en place du RIC – Référendum d’initiative citoyenne. À côté de ça, pour que les citoyens puissent avoir des modes de consultations plus réguliers, une association appelée « démocratie ouverte » a été lancée et elle a mené à la rédaction d’une lettre ouverte adressée au président via Le Parisien. Elle n’a pas donné satisfaction puisqu’il n’y a pas eu de réponse ; cela dit le groupe s’y attendait et leur but était surtout de proposer de mettre en place un observatoire pour pouvoir analyser les résultats du Grand débat et du Vrai débat. Ensuite, on propose de mettre en place une assemblée citoyenne chargée de traiter certains sujets avec des citoyens tirés au sort qui devraient faire des référendums à questions et à choix multiples. Enfin, la troisième proposition dans cette lettre était de mettre en place des outils qui permettraient au citoyen de prendre des initiatives individuelles, pas forcément dans le cadre d’une entreprise ou d’un mouvement.

Il y a donc des petites initiatives qui sont prises, comme cette lettre, mais qui ne sont pas forcément médiatisées ou mises en lumière. Les gens peuvent alors se demander ce qu’on fait dans ce mouvement à part marcher le samedi. Il y a aussi ce que j’appelle des « vocations renaissantes » où des gens créent des associations pour venir en aide aux SDF, font des actions pour aider des personnes en passe de se faire expulser, créent des choses en lien avec l’écologie, le bio, les épiceries solidaires. En fait il y a des gens qui veulent aider et apporter leur pierre à l’édifice différemment que par l’organisation de manifestations, des gens qui ne sont pas purement dans l’activisme mais qui font des actions de solidarité. Au début on n’était que sur des actions de forme pour être vraiment dans la contestation pure mais, peu à peu, des gens se sont organisés en groupes pour faire avancer les choses. Il y a une évolution plus qu’un essoufflement comme on l’entend parfois.

LVSL – En parallèle de ces formes d’organisation horizontales et spontanées, il y a pourtant des leaders identifiés. Certains comme Jacline Mouraud ou Ingrid Levavasseur ont été désavoués dès le moment où ils semblaient prétendre prendre l’ascendant sur le mouvement. L’existence de figures telles que vous, Éric Drouet ou Maxime Nicolle ne témoigne-t-elle pas néanmoins d’un besoin d’incarnation et de représentation ?

PL – Je pense que ce rejet est dû à plusieurs choses. D’abord, au fait que c’est un mouvement purement citoyen et qu’il y a donc un refus d’utiliser le label gilet jaune pour aller en politique. Après, qu’on veuille aller en politique pour essayer de faire changer les choses soit en apportant du concret à des programmes déjà existants soit en créant un programme, pourquoi pas. Ce qui dérange c’est l’utilisation de ce label gilet jaune qui revient à créer un parti gilet jaune alors que c’est un mouvement qui dénonce plein de choses et dont on ne peut pas tirer un parti politique. Selon moi, c’est avant tout pour cette raison qu’il y a eu un rejet immédiat des personnes qui ont tenté d’aller dans cette direction. De plus, on a beaucoup mis en avant l’envie d’un nouveau système de représentativité. Dès lors, il est certain que lorsqu’un quelqu’un choisit tout de suite d’aller en politique et de créer une liste aux européennes, ce n’est pas en phase avec ce que les gens souhaitent.

Priscillia Ludosky, le 23 mars 2019 à Paris © Clément Tissot / DR

Concernant la représentation, c’est étonnant parce qu’il y a des personnes qui ont ce besoin et d’autres non. Parmi les « figures » comme on dit, il n’y a pas ce besoin. C’est assez gênant en fait parce qu’il y a des gens qui ont des attentes par rapport aux « figures » alors que c’est déplacé d’en avoir. Je n’ai pas la responsabilité de parler au nom de quelqu’un spécifiquement. Il y a des personnes qui viennent me voir en me demandant de dire ou de faire certaines choses et pourquoi je n’ai pas fait ou dit d’autres choses. Ce que moi je dis c’est qu’on pourrait faire ça ensemble. Lancez l’initiative et on viendra. On ne peut pas tous être sur tous les fronts et c’est ce qui fait la force du mouvement : c’est un panel de la population, il y a de tout et donc beaucoup de compétences. Le mouvement des gilets jaunes est un réseau énorme de toutes les qualifications qu’on peut retrouver dans le pays parce qu’on a des gens issus de tous les domaines. Il y a des personnes que je rencontre qui me disent qu’elles sont exclusivement sur la fabrication de tracts, d’autres sur la communication. C’est un peu comme s’il s’agissait d’une multinationale avec des branches partout. Si demain vous voulez lancer quelque chose, vous avez toutes les compétences nécessaires. Encore faut-il se connaître, être en lien et faire jouer un peu son réseau mais ça se trouve rapidement et je pense que c’est une force.

« Je pense qu’on a appris à se parler. »

Cependant, dans la mesure où certains ont besoin d’être très structurés, cette manière de fonctionner peut par moment devenir une faiblesse, notamment au niveau des actions. On aurait pu, par exemple, être aussi efficaces que les activistes du mouvement climat sur certains modes d’actions si on avait leur organisation. Seulement ce sont des associations très bien organisées et structurées depuis un certains temps. Ils ont des règles et des stratégies bien précises de par leur organisation alors que le mouvement des gilets jaunes, c’est une manifestation spontanée de personnes. On ne peut donc pas le traiter comme on traite des mouvements structurés. C’est à la fois une faiblesse et une force.

LVSL – La plupart des mouvements sociaux se focalisent sur une revendication particulière et ne prennent pas cette dimension globale capable de parler à tous. Comment est-ce que vous interprétez cette dimension du mouvement ?

PL – Je ne sais pas si c’était une question de timing, mais au moment où j’ai lancé la pétition j’ai été inondée de courriels et de messages sur Facebook de personnes qui me disaient qu’il y avait plein de choses qui n’allaient pas et qu’il fallait qu’on le dise maintenant. C’est comme s’il y avait une fenêtre qui s’était ouverte avec la pétition : il faut dire ceci, il faut dire cela, il faut tout dénoncer, sortir dans les rues. Certains décrivent cela comme une étincelle, une goutte d’eau, on m’a dit que les gilets jaunes ont mis un coup de pied dans la fourmilière. Les gilets jaunes sont toujours décrits comme étant une sorte de déclic, il y a eu ce besoin de dire collectivement ce qui ne va pas alors qu’avant on ne le disait pas, ou bien on le disait mais en cercle restreint. Je ne sais pas si, en faisant ça un an avant ou un an après, le résultat aurait été le même. J’ai l’impression qu’il y a eu une fenêtre qui a fait que le mouvement est apparu ainsi.

« On parlait justement du patriotisme, je pense que ce qui appartient à l’État appartient à la France. Donc l’idée de vendre, c’est vendre à l’insu de la France. »

Je pense qu’on a appris à se parler. Il y a eu l’arrivée spontanée sur les ronds-points qui sont tout de suite devenu un lieu d’échange. Habituellement on ne s’intéresse pas à son voisin, c’est métro, boulot, dodo : on rentre chez soi, on ne sait pas ce qui se passe dans notre bâtiment, on ne connaît pas les soucis de son voisin et même au sein d’une famille on apprend parfois les problèmes des autres seulement lorsqu’ils éclatent réellement. On est très cloisonnés, renfermés sur nous-mêmes, on a honte de notre situation alors qu’on est tous concernés par les mêmes choses. On pense amener les gens à s’exprimer, à les sortir de chez eux et de l’isolement et à découvrir qu’ils ne sont pas seuls dans leur situation, qu’on fait partie du même monde, de la même société, du même pays et que si on a quelque-chose à dire et à dénoncer à propos du système, il faut qu’on le fasse ensemble. Je pense que le mouvement est né de la réouverture du dialogue et de la prise de conscience de qui on est en tant que citoyen, de ce qu’on représente.

LVSL – Le mouvement est marqué par une réappropriation des symboles nationaux. On entonne la Marseillaise comme on chante des versions revisitées des chants de supporters de juillet dernier et on brandit le drapeau français comme complément du gilet jaune. Est-ce que ça s’inscrit dans la suite de la coupe du monde, ou même des attentats qui ont contribué à créer ce sentiment d’unité ? Est-ce qu’il y a une envie d’être ensemble, de faire peuple à nouveau ? Quels en sont les principaux déterminants ?

PL – Je crois que oui. Les événements sportifs aident, ils aident toujours, mais c’est très éphémère. Il est possible que ça ait été dans la continuité parce que le mouvement a débuté peu de temps après. Les moments comme ça où on se bat tous à travers une équipe pour obtenir quelque chose, que ce soit une place quelque part où une victoire lors d’un tournoi, ça réveille un petit sentiment patriotique. Alors je ne saurais pas dire si c’est dans la continuité mais je pense que ça y participe. D’ailleurs j’entendais des gens dire « On sort pour la coupe du monde et on ne sort pas pour les gilets jaunes ».

LVSL – De la disparition des services publics de proximité au blocage des péages jusqu’à la contestation de la vente d’Aéroports de Paris, les gilets jaunes accusent Emmanuel Macron de brader les biens nationaux. Quel rôle joue la défense des services publics dans le succès que rencontre ce mouvement ? Est-ce que, en dépit des procès en anti-étatisme et en poujadisme intentés aux gilets jaunes, il n’y a pas au contraire une volonté de se réapproprier l’État ?

Priscillia Ludosky, le 23 mars 2019 à Paris © Clément Tissot / DR

PL – Au départ on nous a beaucoup dit qu’on ne voulait pas payer de taxes. Moi je répondais que ce n’est pas que l’on ne veut pas payer de taxes, on en paye déjà et on sait ce que c’est censé financer, mais qu’on dénonce le fait qu’elles ne servent pas ce qu’elles devraient financer. C’est le manque de transparence et les grosses inégalités qui sont dénoncés. On parlait justement du patriotisme, je pense que ce qui appartient à l’État appartient à la France. Donc l’idée de vendre, c’est vendre à l’insu de la France. D’autant plus quand on sait ce qu’il s’est passé avec les autoroutes, où ils font des bénéfices énormes sur le dos des citoyens en augmentant constamment les prix des péages. À un moment donné, c’était tellement exorbitant qu’en 2015 le président, qui était ministre de l’Économie à l’époque, et Ségolène Royal, ont signé un contrat en catimini à l’intérieur. Ils sont en ce moment en train de ressortir les clauses du contrat mais on sait déjà que l’une d’elles, qui consistait à geler les tarifs, disait que les propriétaires des péages récupéreraient ce qu’ils avaient gelé sur les quatre années suivantes. Donc il y a aussi ces magouilles internes qui mènent à une certaine méfiance vis-à-vis de ce qui est en train de se faire avec ADP.

 

« On se demande si, en tant qu’État, on a encore le droit de décider de ce qui est bon pour le pays. »

En fait on vend, mais surtout on brade, et au final ce sont nous, les citoyens, qui payons les pots cassés. Je pense que c’est ça qui fait que ces sujets reviennent sur la table, après ce qu’ils ont fait avec les autoroutes, on se demande ce que ça va donner avec ADP.

LVSL – La réduction des dépenses publiques et même la privatisation de ces services publics est souvent justifiée par la contrainte européenne et les critères de convergence de Maastricht. La question européenne se pose-t-elle avec de plus en plus d’acuité à mesure que les mois passent ? Est-ce que c’est en train de devenir un objet d’attention central ?

PL – On le voit de plus en plus dans les débats des gilets jaunes où beaucoup de personnes se demandent s’il est utile de rester dans l’Union européenne ou s’il ne faut pas toucher à certains traités pour changer les choses. C’est encore lié au patriotisme et à ce qui l’entoure : on veut bien faire partie d’une communauté, mais dans la réalité on se rend compte qu’avec elle le chef de l’État n’a pas une grande marge de manœuvre. On sait que certaines grandes multinationales ne sont pas aussi taxées qu’elles le devraient par rapport aux TPE et PME, qui elles, incarnent l’économie du pays. On se rend bien compte qu’il y a ainsi de grosses inégalités et on se dit que ce sont encore les mêmes qui sont privilégiés parce que l’Europe le décide. On se demande si, en tant qu’État, on a encore le droit de décider de ce qui est bon pour le pays. Le sujet revient donc régulièrement dans le débat en ce moment.

LVSL – Est-ce que ça n’a pas constitué un point aveugle du mouvement pendant longtemps ?

PL – C’est un mouvement qui est jeune. Moi j’en entends parler depuis janvier mais peut-être que ça avait été discuté avant. Je trouve au contraire que la réflexion a été très rapide, surtout quand on voit d’où on est parti et là où on en est aujourd’hui, avec toutes les initiatives mises en place depuis janvier. Sachant qu’il y a eu les fêtes entre temps et le besoin de faire connaître le mouvement, pour moi c’est très rapide, peut-être même trop rapide.

LVSL – Les images des pillages, et particulièrement l’incendie du Fouquet’s le 16 mars dernier, ont fait le tour du monde. Quelle est la portée symbolique d’organiser des manifestations dans les quartiers et les arrondissements les plus bourgeois de la capitale ?

PL – Je pense qu’il s’agit d’un symbole des lieux de décisions et ce sont des vitrines à l’international. C’est différent de défiler dans un petit village, même si ça a un sens au niveau départemental. Je suis allée manifester dans d’autres villes et beaucoup de gens m’ont remercié de mettre la lumière sur leur ville parce qu’on n’en parle jamais alors qu’ils ont des problèmes comme des taux de chômage très élevés. Malheureusement, pour être vus à l’international, ce sont les lieux dont vous parlez qui attirent l’œil et c’est pour ça que ce sont les principaux lieux de destination des manifestations.

LVSL – Est-ce que vous pensez que c’est pour ça que le mouvement des gilets jaunes est plus efficace que n’importe quel autre mouvement social qui se contente de défiler dans les quartiers où il n’y pas d’enjeu symbolique ou matériel ?

PL – Je pense que ça vient en partie des lieux parce qu’il y a tout de suite un enjeu, on essaie systématiquement de nous détourner de certains quartiers lorsqu’un trajet est annoncé, ils réagissent sur certains points bien précis. Je pense par exemple à la fois où on avait voulu organiser un parcours qui passait par le quartier des ambassades, tout de suite il y avait eu des alertes. De toute façon, à Paris, on a l’impression qu’on ne peut rien faire : tous les lieux sont sensibles, Paris en elle-même est sensible. Donc effectivement, je pense que les lieux des manifestations participent au fait d’être plus écoutés, ainsi que le fait qu’on ne représente pas un corps de métier et que l’on n’a pas en face une personne avec qui négocier, à qui on peut promettre des choses qui ne vont jamais arriver plus tard. Il y a plusieurs profils qui représentent la population et qui sont dehors pour manifester pour tout ce qui ne va pas, donc c’est difficile à arrêter.

LVSL – Justement en termes de stratégie, Éric Drouet évoquait récemment l’idée de bloquer les dépôts pétroliers. Est-ce que vous pensez que ce genre d’actions consistant à s’attaquer aux secteurs stratégiques de l’économie, pourraient à terme être efficaces ?

PL – En réalité ce sont des choses qui se font tout le temps, il y a beaucoup de blocages et franchement si on devait les recenser, il y en aurait toutes les semaines depuis novembre. D’ailleurs il aurait été intéressant de faire ce travail, c’est peut-être trop tard maintenant mais si on l’avait fait on verrait qu’il y a beaucoup de blocages en province.

« Le Président nous a beaucoup vanté le Grand Débat, je pense qu’il est attendu au tournant, c’est le prochain grand rendez-vous. »

On n’en parle pas vraiment mais il y a aussi des groupes qui continuent à faire des actions un peu différentes, notamment les « gilets jaunes Opération spéciale », qui vont chez Starbucks, Facebook, qui demandent à prendre un rendez-vous, envoient des courriers recommandés pour être reçus et demander pourquoi ils ont des avantages fiscaux. Il y en a d’autres récemment qui sont allés chez Monsanto. Ils essaient en fait d’associer un message avec leurs actions pour qu’on comprenne pourquoi les gens investissent des lieux, dans quel but. De cette manière les personnes qui ne connaissent pas vraiment les raisons, qui pensent que ce sont des blocages uniquement pour bloquer, comprennent le message et voient aussi qu’en tant que citoyens, on n’a pas d’autres modes d’action possibles. Quand on fait un blocage devant Monsanto, ça figure dans les médias, parce que c’est Monsanto. Les gens ont peut-être du mal à comprendre ces actions de blocages donc je pense que c’est important de mettre le message qui va avec. Ce genre d’actions qu’Éric Drouet propose existent déjà et devraient plutôt être associées à un message qui puisse être diffusé après.

LVSL – Si le mouvement a eu autant d’impact, c’est aussi parce qu’il a investi les lieux de vie qu’étaient les ronds-points. Ces lieux de passages ont un impact sur chacun au quotidien, tandis que les manifestations le samedi sont beaucoup plus localisées. Si elles occupent l’agenda médiatique, elles ne touchent personne dans son quotidien. Est-ce que c’est pertinent de continuer à manifester tous les samedis ?

PL – C’est utile pour certaines choses. Il y a des gens qui vont trouver inutile d’investir les ronds-points alors qu’ils n’ont même pas idée de l’impact que ça a eu sur le mouvement, les personnes présentes pouvaient communiquer les unes avec les autres. Il y a aussi eu beaucoup de communication avec les automobilistes sur les péages et avec les passants sur les ronds-points qui s’arrêtaient pour discuter. Il y avait des personnes avec des difficultés quotidiennes sur les ronds-points et qui pouvaient ainsi partager leur quotidien et leurs conditions de vie en expliquant ce qu’ils font là aux passants. Le mouvement s’est tout de suite propagé comme une trainée de poudre, du moins en province, grâce à ces ronds-points. Les actions du samedi, ce sont des personnes qui ne sont pas forcément sur les ronds-points mais qui veulent aussi montrer leur mécontentement ou leur soutien. Au moins, il y a un peu plus de liberté le samedi parce que tout le monde ne travaille pas. D’autres personnes se consacrent exclusivement aux actions nocturnes comme les blocages. Je pense que tous ces types d’actions peuvent cohabiter parce que c’est nécessaire pour montrer que le mouvement est encore là, qu’il existe et qu’on attend des réponses.

LVSL – Est-ce qu’un nouveau type d’action d’envergure telle que l’occupation des ronds-points est prévue ces prochaines semaines ou ces prochains mois ? Est-ce que, finalement, le 16 mars n’était pas une sorte de baroud d’honneur et est-ce qu’il va être possible de redonner une vitalité au mouvement ?

PL – Je pense que c’est possible. Au départ les syndicats ne savaient peut-être pas vraiment comment se situer dans le mouvement parce qu’on a beaucoup dit qu’il s’agissait d’un mouvement citoyen, et c’est le cas, donc en tant que syndicat, faire valoir les intérêts des salariés dans un mouvement citoyen n’est pas évident. Aujourd’hui je pense qu’il est intéressant de converger en faisant des actions avec les syndicats, comme une grève générale qui pourrait impliquer tout le monde. Il faut vraiment travailler là-dessus pour que le mouvement soit plus étendu et que tout le monde s’y retrouve et n’ait pas l’impression d’être entre deux chaises. Je pense qu’on doit essayer d’arriver à faire des grèves générales mieux organisées, plus soutenues et qui durent plus longtemps. Il y a aussi les mesures qui doivent être annoncées par le président qui nous a beaucoup vanté le Grand Débat et je pense qu’il est attendu au tournant, c’est le prochain grand rendez-vous.

LVSL – La question de la grève générale s’est en effet posée. Les gens allaient sur les ronds-points le soir après le travail, la nuit, c’était épuisant mais le mouvement n’a pas investi les lieux de travail. Est-ce qu’il va être capable de le faire et est-ce que vous comptez sur les syndicats pour vous y aider ?

PL – Il y a des actions de convergence, je pense notamment à Castorama, où gilets jaunes et syndicats ont investi les lieux à cause de postes qui allaient être supprimés. En province aussi il y a des actions qui se font dans ce cadre-là. Cela dit, il n’y a pas de revendications purement syndicales attachées aux conditions de travail des employés, où on les voit beaucoup moins que les revendications liées au pouvoir d’achat. Dans le cadre de ces fameuses grèves, pourquoi ne pas justement faire valoir ces sujets-là, puisqu’ils sont maîtrisés par des groupes qui travaillent dessus depuis des années et qui pourraient véhiculer ces messages peut-être mieux que d’autres.

« On dissocie écologie et social alors que ce n’est pas dissociable : on a besoin de mieux respirer, de mieux vivre et de mieux consommer. »

Il y a aussi le sujet de l’écologie où on nous a dit qu’on était opposé aux écologistes alors que ce n’est pas le cas. Il y a ainsi eu des convergences d’actions avec des associations pour le climat et on a vu le 16 mars qu’il y avait un très grand nombre de personnes dans les rues avec ces associations et les gilets jaunes. Les gens allaient d’une manifestation à l’autre, il y a eu une convergence toute la journée. À côté de ça, il aurait fallu une grève générale qui aurait mis tout le monde dans la rue.

LVSL – Au départ le mouvement était analysé par les médias comme étant anti-taxe sur les carburants et donc forcément anti-écologiste. Quelles sont les actions ou les stratégies prévues pour faire converger les demandes issues des gilets jaunes et celles du mouvement écologiste ?

PL – En fait on dissocie écologie et social alors que ce n’est pas dissociable : on a besoin de mieux respirer, de mieux vivre et de mieux consommer. Ces sujets-là sont opposés volontairement selon moi, parce que si on se rend compte qu’il faut les traiter ensemble, il serait très facile d’obtenir des mesures cohérentes, ce qui n’est pas le but du pouvoir. Je considère le mouvement à la manière de phares : il met en lumière ce qui est dans l’ombre. Les gens qui travaillaient dans l’ombre, les travaux des associations, les injustices qui nous cloisonnent ou nous isolent, tout est mis en lumière. La couleur jaune n’est pas si mal finalement, elle met les phares sur ce qui ne va pas.

LVSL – Malgré quatre mois de contestation, les gains sociaux immédiats du mouvement sont relativement faibles, les annonces d’Emmanuel Macron n’ont peut-être pas été à la hauteur. Pourtant une rupture culturelle majeure semble s’être amorcée. Si le mouvement devait s’arrêter aujourd’hui, que resterait-il des gilets jaunes ?

PL – Je dirais qu’il resterait une grosse prise de conscience sur certains sujets qui a permis de se soucier beaucoup plus des autres et de donner un regain d’intérêt aux sujets liés au climat. On voit par exemple que les étudiants se mobilisent tous les vendredis et ça va s’intensifier. C’est bien parce que ça commence plus tôt, avec des générations beaucoup plus jeunes, ça donne de l’espoir pour le futur. On se dit que s’ils se rendent comptent des choses plut tôt, peut-être qu’il y a de l’espoir pour que ça se passe mieux à l’avenir et qu’il y ait des sujets qui soient vraiment pris en compte. Si on commence par des actions de désobéissance civile à cet âge-là, ça aura forcément un impact plus tard.

En ce qui concerne la démocratie, je pense qu’il n’y aura pas d’effets immédiats, mais qu’à long terme ce ne sera plus ignoré, je n’arrive pas à imaginer que ça puisse l’être.

Concernant les autres sujets sur la fiscalité et le pouvoir d’achat, je ne vois pas d’autres manières que de faire des rapports de forces avec les manifestations, sauf si le RIC est mis en place. Les choses pourront alors se passer comme ailleurs où, quand on veut proposer des choses et pousser des mesures, on a le droit de lancer un référendum et de faire des débats dessus. Le RIC nous dispenserait peut-être de faire des manifestations.

LVSL – Un article du Monde publié le 22 décembre dernier et intitulé « Depuis la crise des « gilets jaunes », la vie à huis clos d’Emmanuel Macron » évoquait le voyage chaotique du Président de la République au Puy-en-Velay après l’incendie de la préfecture lors de l’Acte III. À ce moment-là, avez-vous senti que le pouvoir avait peur ?

PL – Oui, rien qu’à la posture du président lorsqu’il a annoncé les mesures, c’était une posture très fermée, très crispée, pas du tout sereine et quand on se tient comme ça pour faire un discours, on n’est pas très à l’aise. Même au niveau du gouvernement, la façon dont les choses se passaient, des personnes ont été limogées ou s’en sont allées d’elles-mêmes et on sentait qu’il y avait une certaine fragilité. Il y a aussi eu le cafouillage quand ils ont annoncé des mesures mais que certains sont revenus dessus à plusieurs reprises en décembre, ils faisaient machine arrière et n’étaient pas d’accord entre eux. Certaines choses étaient annoncées puis décommandées publiquement. On sentait que quelque chose n’allait pas.

Priscillia Ludosky, le 23 mars 2019 à Paris © Clément Tissot / DR

LVSL – Êtes-vous êtes confiante pour la suite du mouvement ?

PL – Je ne dirais pas confiante non, je dirais même que ça fait peur parce qu’on se dit qu’on vit dans un pays libre mais on se rend compte que dès lors que quelque chose ne va pas dans leur sens, il y a de très fortes répressions. Je pense que beaucoup de gens ne se rendent pas compte de ce qu’il se passe dans la rue. Je ne parle pas d’une personne qui serait agressive et qui aurait en face une réponse qui correspond à son agressivité, mais je parle de gens qui marchent dans la rue et à qui on demande d’enlever leurs gilets. Ça paraît ridicule mais c’est extrêmement grave, c’est un peu comme si on me demandait d’enlever mon manteau sans quoi je ne pourrais pas traverser de l’autre côté de la rue.

« J’ai de l’espoir mais je ne suis pas confiante. »

Tout de suite, en pensant gilet jaune on pense à un mouvement activiste, à un militantisme dont il faudrait peut-être se méfier, mais il s’agit à la base d’un vêtement. Une personne a reçu une amende pour avoir porté un pull marqué « RIC », c’est grave et les gens ne se rendent pas compte de ce qui est en train de se passer. On ne parle pas de gens agressifs, il y a beaucoup de retraités, de couples, ce ne sont pas des délinquants qui sont dans la rue. Il faut se poser les bonnes questions et moi je ne suis pas confiante quand je vois ça, ça fait peur. Certaines personnes ont été éborgnées, elles ne lançaient pas de pavés, c’étaient des personnes qui filmaient, beaucoup d’entre elles étaient en train de faire des directs, c’est hallucinant. C’est triste, on se dit que ce n’est pas comme si on voulait instaurer une dictature et qu’on nous empêchait à tout prix de le faire ; on est sur des sujets basiques comme la fiscalité, l’écologie, la démocratie et je trouve inquiétant le fait que l’on soit attaqués de toutes parts. J’ai de l’espoir mais je ne suis pas confiante.

Il y a beaucoup de gens qui travaillent pour que les choses se fassent comme il faut et que les mesures auxquelles on croit puissent passer. Cependant on ne nous facilite pas la tâche. Il faut garder espoir parce que c’est pour le bien commun. Tout le monde ne peut pas être d’accord avec toutes les mesures mais le but final n’est pas de nuire, donc il n’y a pas de raisons pour qu’on subisse autant d’attaques.