Robespierre : « Louis doit mourir, parce qu’il faut que la patrie vive »

Le 3 décembre 1792, Maximilien Robespierre prononce à la Convention un discours intitulé « Sur le parti à prendre à l’égard de Louis XVI ». La famille royale est alors retenue à la prison du Temple et les débats s’enlisent. Ce 3 décembre, la Convention adopte finalement un décret stipulant que le roi déchu pouvait être jugé et qu’il le serait par elle-même. La dernière charge de Robespierre, que nous reproduisons ici pour notre dossier « Les grands textes », aura eu raison de l’indécision des représentants du peuple. La découverte de l’armoire de fer au palais des Tuileries et l’examen des preuves de la trahison de Louis XVI fit prendre du retard au jugement. Finalement condamné, il fut guillotiné le 21 janvier 1793.


L’Assemblée a été entraînée, à son insu, loin de la véritable question. Il n’y a point ici de procès à faire. Louis n’est point un accusé ; vous n’êtes point des juges ; vous n’êtes, vous ne pouvez être que des hommes d’État et les représentants de la nation. Vous n’avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme : mais une mesure de salut public à prendre, un acte de providence nationale à exercer. Un roi détrôné, dans la république, n’est bon qu’à deux usages, ou à troubler la tranquillité de l’État, et à ébranler la liberté ; ou à affermir l’une et l’autre. Or, je soutiens que le caractère qu’a pris jusqu’ici votre délibération va directement contre ce but.

En effet, quel est le parti que la saine politique prescrit pour cimenter la république naissante ? C’est de graver profondément dans les cœurs le mépris de la royauté, et de frapper de stupeur tous les partisans du roi. Donc, présenter à l’univers son crime comme un problème ; sa cause comme l’objet de la discussion la plus imposante, la plus religieuse, la plus difficile qui puisse occuper les représentants du peuple français, mettre une distance incommensurable entre le seul souvenir de ce qu’il fut, et la dignité d’un citoyen ; c’est précisément avoir trouvé le secret de le rendre encore dangereux à la liberté.

Louis fut roi, et la république est fondée ; la question fameuse qui vous occupe est décidée par ces seuls mots. Louis a été détrôné par ses crimes ; Louis dénonçait le peuple français comme rebelle ; il a appelé, pour le châtier, les armes des tyrans, ses confrères ; la victoire et le peuple ont décidé que lui seul était rebelle : Louis ne peut donc être jugé ; il est déjà jugé. Il est condamné, ou la république n’est point absoute. Proposer de faire le procès à Louis XVI, de quelque manière que ce puisse être, c’est rétrograder vers le despotisme royal et constitutionnel ; c’est une idée contre-révolutionnaire ; car c’est mettre la révolution elle-même en litige. En effet, si Louis peut être encore l’objet d’un procès, Louis peut être absous ; il peut être innocent. Que dis-je ? Il est présumé l’être jusqu’à ce qu’il soit jugé. Mais si Louis est absous, si Louis peut être présumé innocent, que devient la révolution ? Si Louis est innocent, tous les défenseurs de la liberté deviennent des calomniateurs. Tous les rebelles étaient les amis de la vérité et les défenseurs de l’innocence opprimée ; tous les manifestes des cours étrangères ne sont que des réclamations légitimes contre une faction dominatrice. La détention même que Louis a subie jusqu’à ce moment est une vexation injuste ; les fédérés, le peuple de Paris, tous les patriotes de l’empire français sont coupables ; et ce grand procès pendant au tribunal de la nature entre le crime et la vertu, entre la liberté et la tyrannie, est enfin décidé en faveur du crime et de la tyrannie. Citoyens, prenez-y garde ; vous êtes ici trompés par de fausses notions ; vous confondez les règles du droit civil et positif avec les principes du droit des gens ; vous confondez les relations des citoyens entre eux avec les rapports des nations à un ennemi qui conspire contre elle ; vous confondez encore la situation d’un peuple en révolution avec celle d’un peuple dont le gouvernement est affermi ; vous confondez une nation qui punit un fonctionnaire public, en conservant la forme du gouvernement, et celle qui détruit le gouvernement lui-même. Nous rapportons à des idées qui nous sont familières un cas extraordinaire qui dépend des principes que nous n’avons jamais appliqués. Ainsi, parce que nous sommes accoutumés à voir les délits dont nous sommes les témoins, jugés selon des règles uniformes, nous sommes naturellement portés à croire que, dans aucune circonstance, les nations ne peuvent avec équité, sévir autrement contre un homme qui a violé leurs droits, et où nous ne voyons point un juré, un tribunal, une procédure, nous ne trouvons point la justice. Ces termes mêmes que nous appliquons à des idées différentes de celles qu’ils expriment dans l’usage, achèvent de nous tromper. Tel est l’empire naturel de l’habitude, que nous regardons les plus arbitraires, quelquefois même les institutions les plus défectueuses, comme la règle la plus absolue du vrai ou du faux, du juste ou de l’injuste. Nous ne songeons pas même que la plupart tiennent encore nécessairement aux préjugés dont le despotisme nous a nourris ; nous avons été si longtemps courbés sous son joug, que nous nous relevons difficilement jusqu’aux principes éternels de la raison ; que tout ce qui remonte à la source sacrée de toutes les lois semble prendre à nos yeux un caractère illégal, et que l’ordre même de la nature nous paraît un désordre. Les mouvements majestueux d’un grand peuple, les sublimes élans de la vertu se présentent souvent à nos yeux timides comme les éruptions d’un volcan ou le renversement de la société politique ; et certes ce n’est pas la moindre cause des troubles qui nous agitent, que cette contradiction éternelle entre la faiblesse de nos mœurs, la dépravation de nos esprits, et la pureté des principes, l’énergie des caractères que suppose le gouvernement libre auquel nous osons prétendre.

Lorsqu’une nation a été forcée de recourir au droit de l’insurrection, elle rentre dans l’état de la nature à l’égard du tyran. Comment celui-ci pourrait-il invoquer le pacte social ? Il l’a anéanti. La nation peut le conserver encore, si elle le juge à propos, pour ce qui concerne les rapports des citoyens entre eux : mais l’effet de la tyrannie et de l’insurrection, c’est de le rompre entièrement par rapport au tyran ; c’est de les constituer réciproquement en état de guerre ; les tribunaux, les procédures judiciaires sont faites pour les membres de la cité. C’est une contradiction grossière de supposer que la constitution puisse présider à ce nouvel état de choses ; ce serait supposer qu’elle survit elle-même. Quelles sont les lois qui la remplacent ? Celles de la nature, celle qui est la base de la société même ; le salut du peuple. Le droit de punir le tyran et celui de le détrôner, c’est la même chose. L’un ne comporte pas d’autres formes que l’autre ; le procès du tyran, c’est l’insurrection ; son jugement c’est la chute de sa puissance ; sa peine celle qu’exige la liberté du peuple.

Les peuples ne jugent pas comme les cours judiciaires ; ils ne rendent point de sentence, ils lancent la foudre ; ils ne condamnent pas les rois, ils les replongent dans le néant ; et cette justice vaut bien celle des tribunaux. Si c’est pour leur salut qu’ils s’arment contre leurs oppresseurs, comment seraient-ils tenus d’adopter un mode de les punir, qui serait pour eux un nouveau danger ?

Nous nous sommes laissé induire en erreur par des exemples étrangers qui n’ont rien de commun avec nous. Que Cromwell ait fait juger Charles Ier par un tribunal dont il disposait ; qu’Élisabeth ait fait condamner Marie d’Écosse de la même manière, il est naturel que des tyrans qui immolent leurs pareils, non au peuple, mais à leur ambition, cherchent à tromper l’opinion du vulgaire par des formes illusoires. Il n’est question là ni de principes, ni de liberté, mais de fourberie et d’intrigues : mais le peuple ! quelle autre loi peut-il suivre, que la justice et la raison appuyées de sa toute-puissance ?

Dans quelle république la nécessité de punir le tyran fut-elle litigieuse ? Tarquin fut-il appelé en jugement ? Qu’aurait-on dit à Rome, si des Romains avaient osé se déclarer ses défenseurs ? Que faisons-nous ? Nous appelons de toute part des avocats pour plaider la cause de Louis XVI.

Nous consacrons comme des actes légitimes ce qui chez tout peuple libre eût été regardé comme le plus grand des crimes. Nous invitons nous-mêmes les citoyens à la bassesse et à la corruption. Nous pourrons bien un jour décerner aux défenseurs de Louis des couronnes civiques ; car s’ils défendent sa cause, ils peuvent espérer de la faire triompher ; autrement, vous ne donneriez à l’univers qu’une ridicule comédie. Et nous osons parler de république ! Nous invoquons des formes, parce que nous n’avons pas de principes ; nous nous piquons de délicatesse, parce que nous manquons d’énergie ; nous étalons une fausse humanité, parce que le sentiment de la véritable humanité nous est étranger ; nous révérons l’ombre d’un roi, parce que nous sommes sans entrailles pour les opprimés.

Le procès à Louis XVI ! Mais qu’est-ce que ce procès, si ce n’est l’appel de l’insurrection à un tribunal ou à une assemblée quelconque ? Quand un roi a été anéanti par le peuple, qui a le droit de le ressusciter pour en faire un nouveau prétexte de trouble et de rébellion ? Et quels autres effets peut produire ce système ? En ouvrant une arène aux champions de Louis XVI, vous ressuscitez toutes les querelles du despotisme contre la liberté ; vous consacrez le droit de blasphémer contre la république et contre le peuple, car le droit de défendre l’ancien despote emporte le droit de dire tout ce qui tient à sa cause. Vous réveillez toutes les factions ; vous ranimez, vous encouragez le royalisme assoupi. On pourra librement prendre parti pour ou contre. Quoi de plus légitime, quoi de plus naturel que de répéter partout les maximes que ses défenseurs pourront professer hautement à votre barre et dans votre tribune même ? Quelle république que celle dont les fondateurs lui suscitent de toutes parts des adversaires pour l’attaquer dans son berceau !

C’est une grande cause, a-t-on dit, qu’il faut juger avec une sage et lente circonspection. C’est vous qui en faites une grande cause. Que dis-je ? C’est vous qui en faites une cause ? Que trouvez-vous là de grand ? Est-ce la difficulté ? Non. Est-ce le personnage ? Aux yeux de la liberté, il n’en est pas de plus vil ; aux yeux de l’humanité, il n’en est pas de plus coupable. Il ne peut en imposer encore qu’à ceux qui sont plus lâches que lui. Est-ce l’utilité du résultat ? C’est une raison de plus de le hâter. Une grande cause, c’est un projet de loi populaire ; une grande cause, c’est celle d’un malheureux opprimé par le despotisme. Quel est le motif de ces délais éternels que vous nous recommandez ? Craignez-vous de blesser l’opinion du peuple ? Comme si le peuple lui-même craignait autre chose que la faiblesse ou l’ambition de ses mandataires ! Comme si le peuple était un vil troupeau d’esclaves stupidement attaché au stupide tyran qu’il a proscrit, voulant, à quelque prix que ce soit, se vautrer dans la bassesse et dans la servitude ! Vous parlez de l’opinion ; n’est-ce point à vous de la diriger, de la fortifier ? Si elle s’égare, si elle se déprave, à qui faudrait-il s’en prendre, si ce n’est à vous-mêmes ? Craignez-vous de mécontenter les rois étrangers ligués contre nous ? Oh ! sans doute, le moyen de les vaincre, c’est de paraître les craindre ? Le moyen de confondre la criminelle conspiration des despotes de l’Europe, c’est de respecter leur complice. Craignez-vous les peuples étrangers ? Vous croyez donc encore à l’amour inné de la tyrannie ? Pourquoi donc aspirez-vous à la gloire d’affranchir le genre humain ? Par quelle contradiction supposez-vous que les nations qui n’ont point été étonnées de la proclamation des droits de l’humanité seront épouvantées du châtiment de l’un de ses plus cruels oppresseurs ? Enfin, vous redoutez, dit-on, les regards de la postérité. Oui, la postérité s’étonnera en effet de votre inconséquence et de votre faiblesse ; et nos descendants riront à la fois de la présomption et des préjugés de leurs pères. On a dit qu’il fallait du génie pour approfondir cette question ; je soutiens qu’il ne faut que de la bonne foi : il s’agit bien moins de s’éclairer que de ne point s’aveugler volontairement. Pourquoi ce qui nous paraît clair dans un temps, nous semble-t-il obscur dans un autre ? Pourquoi ce que le bon sens du peuple décide aisément se change-t-il, pour ses délégués, en problème presque insoluble ? Avons-nous le droit d’avoir une volonté générale et une sagesse différente de la raison universelle ?

J’ai entendu les défenseurs de l’inviolabilité avancer un principe hardi, que j’aurais presque hésité à énoncer moi-même. Ils ont dit que ceux qui, le 10 août, auraient immolé Louis XVI auraient fait une action vertueuse. Mais la seule base de cette opinion ne peut être que les crimes de Louis XVI et les droits du peuple. Or trois mois d’intervalle ont-ils changé ses crimes ou les droits du peuple ? Si alors on l’arracha à l’indignation publique, ce fut sans doute uniquement pour que sa punition, ordonnée solennellement par la Convention nationale, au nom de la nation, en devint plus imposante pour les ennemis de l’humanité ; mais remettre en question s’il est coupable ou s’il peut être puni, c’est trahir la foi donnée au peuple français. Il est peut-être des gens qui, soit pour empêcher que l’assemblée ne prenne un caractère digne d’elle ; soit pour ravir aux nations un exemple qui élèverait les âmes à la hauteur des principes républicains ; soit par des motifs encore plus honteux, ne seraient pas fâchés qu’une main privée remplit les fonctions de la justice nationale. Citoyens, défiez-vous de ce piège ; quiconque oserait donner un tel conseil, ne servirait que les ennemis du peuple. Quoi qu’il arrive, la punition de Louis n’est bonne désormais qu’autant qu’elle portera le caractère solennel d’une vengeance publique.

Qu’importe au peuple le méprisable individu du dernier des rois ? Représentants, ce qui lui importe, ce qui vous importe à vous-mêmes, c’est que vous remplissiez les devoirs que sa confiance vous a imposé. Vous avez proclamé la république, mais nous l’avez-vous donnée ? Nous n’avons point encore fait une seule loi qui justifie ce nom ; nous n’avons pas encore réformé un seul abus du despotisme. Ôtez les noms, nous avons encore la tyrannie tout entière, et de plus, des factions plus viles et des charlatans plus immoraux, avec de nouveaux ferments de troubles et de guerre civile. La république ! Et Louis vit encore ! Et vous placez encore la personne du roi entre nous et la liberté ! À force de scrupules, craignons de nous rendre criminels ; craignons qu’en montrant trop d’indulgence pour le coupable, nous ne nous mettions nous-mêmes à sa place.

Nouvelle difficulté. À quelle peine condamnerons-nous Louis ? La peine de mort est trop cruelle. Non, dit un autre, la vie est plus cruelle encore. Je demande qu’il vive. Avocats du roi, est-ce par pitié ou par cruauté que vous voulez le soustraire à la peine de ses crimes ! Pour moi, j’abhorre la peine de mort prodiguée par vos lois, et je n’ai pour Louis ni amour, ni haine : je ne hais que ses forfaits. J’ai demandé l’abolition de la peine de mort à l’Assemblée que vous nommez encore constituante, et ce n’est pas ma faute, si les premiers principes de la raison lui ont paru des hérésies morales et politiques. Mais si vous ne vous avisâtes jamais de les réclamer en faveur de tant de malheureux dont les délits sont moins les leurs que ceux du gouvernement, par quelle fatalité vous en souvenez-vous seulement pour plaider la cause du plus grand de tous les criminels ? Vous demandez une exception à la peine de mort pour celui-là seul qui peut la légitimer ? Oui, la peine de mort en général est un crime, et par cette raison seule que, d’après les principes indestructibles de la nature, elle ne peut être justifiée que dans les cas où elle est nécessaire à la sûreté des individus ou du corps social. Or, jamais la sûreté publique ne la provoque contre les délits ordinaires, parce que la société peut toujours les prévenir par d’autres moyens, et mettre le coupable dans l’impuissance de lui nuire. Mais un roi détrôné au sein d’une révolution qui n’est rien moins que cimentée par les lois, un roi dont le nom seul attire le fléau de la guerre sur la nation agitée, ni la prison, ni l’exil ne peut rendre son existence indifférente au bonheur public ; et cette cruelle exception aux lois ordinaires que la justice avoue, ne peut être imputée qu’à la nature de ses crimes. Je prononce à regret cette fatale vérité… Mais Louis doit mourir, parce qu’il faut que la patrie vive. Chez un peuple paisible, libre et respecté au dedans comme au dehors, on pourrait écouter les conseils qu’on vous donne d’être généreux. Mais un peuple à qui l’on dispute encore sa liberté, après tant de sacrifices et de combats ; un peuple chez qui les lois ne sont encore inexorables que pour les malheureux ; un peuple chez qui les crimes de la tyrannie sont des sujets de dispute, doit désirer qu’on le venge ; et la générosité dont on nous flatte ressemblerait trop à celle d’une société de brigands qui se partagent des dépouilles.

Je vous propose de statuer dès ce moment sur le sort de Louis. Quant à sa femme, vous la renverrez aux tribunaux, ainsi que toutes les personnes prévenues des mêmes attentats. Son fils sera gardé au Temple, jusqu’à ce que la paix et la liberté publique soient affermies. Pour lui, je demande que la Convention le déclare dès ce moment, traître à la nation française, criminel envers l’humanité ; je demande qu’il donne un grand exemple au monde, dans le lieu même où sont morts, le 10 août, les généreux martyrs de la liberté. Je demande que cet événement mémorable soit consacré par un monument destiné à nourrir dans le cœur des peuples le sentiment de leurs droits et l’horreur des tyrans ; et dans l’âme des tyrans, la terreur salutaire de la justice du peuple.

 

 

Source : Wikisource.

 

Saint-Just : « Premier discours sur la mort du Roi »

Élu député au mois de septembre 1792, Louis Antoine de Saint-Just est seulement âgé de 25 ans lorsqu’il prononce son premier discours à la tribune de la Convention. Le sujet de ce discours, c’est le jugement du roi. Après la prise des Tuileries le 10 août, la victoire de Valmy et la proclamation de la République le 21 septembre, les conventionnels doivent encore décider ce qu’il adviendra de la famille royale. Le jeune député de l’Aisne pose les termes du débat. Michelet note à son propos : « Ce glaive de la Montagne, il fut porté par Saint-Just. Il fallait un homme tout neuf (…). Jeune ou non, exagéré ou non, il avait eu cette puissance de donner le ton pour tout le procès. Il détermina le diapason ; on continua de chanter au ton de Saint-Just. » Moins de deux ans après ce discours emblématique, prononcé le 13 novembre 1792 et réédité par LVSL pour sa collection « Les grands textes », celui qu’on a baptisé « l’archange de la Terreur » fut guillotiné avec Robespierre sur la place de la Révolution, le 10 thermidor an II.


J’entreprends, Citoyens, de prouver que le roi peut être jugé ; que l’opinion de Morisson, qui conserve l’inviolabilité, et celle du comité, qui veut qu’on le juge en citoyen, sont également fausses, et que le roi doit être jugé dans des principes qui ne tiennent ni de l’une ni de l’autre. Le comité de législation, qui vous a parlé très sainement de la vaine inviolabilité du roi et des maximes de la justice éternelle ne vous a point, ce me semble, développé toutes les conséquences de ces principes ; en sorte que le projet de décret qu’il vous a présenté n’en dérive point, et perd, pour ainsi dire, leur sève.

L’unique but du comité fut de vous persuader que le roi devait être jugé en aimable citoyen ; et moi, je dis que le roi doit être jugé en ennemi, que nous avons moins à le juger qu’à le combattre, et que, n’étant plus rien dans le contrat qui unit les Français, les formes de la procédure ne sont point dans la loi civile, mais dans la loi du droit des gens.

Faute de ces distinctions, on est tombé dans des formes sans principes, qui conduiraient le roi à l’impunité, fixeraient trop longtemps les yeux sur lui, ou qui laisseraient sur son jugement une tache de sévérité injuste ou excessive. Je me suis souvent aperçu que de fausses mesures de prudence, les lenteurs, le recueillement, étaient ici de véritables imprudences ; et après celle qui recule le moment de nous donner des lois, la plus funeste serait celle qui nous ferait temporiser avec le roi. Un jour, peut-être, les hommes, aussi éloignés de nos préjugés que nous le sommes de ceux des Vandales, s’étonneront de la barbarie d’un siècle où ce fut quelque chose de religieux que de juger un tyran, où le peuple qui eut un tyran à juger l’éleva au rang de citoyen avant d’examiner ses crimes, songea plutôt à ce qu’on dirait de lui qu’à ce qu’il avait à faire, et, d’un coupable de la dernière classe de l’humanité, je veux dire celle des oppresseurs, fit, pour ainsi dire, un martyr de son orgueil.

On s’étonnera un jour qu’au dix-huitième siècle on ait été moins avancé que du temps de César – là le tyran fut immolé en plein Sénat, sans autres formalités que vingt-trois coups de poignard et sans autre loi que la liberté de Rome. Et aujourd’hui l’on fait avec respect le procès d’un homme assassin d’un peuple, pris en flagrant délit, la main dans le sang, la main dans le crime !

Les mêmes hommes qui vont juger Louis ont une République à fonder : ceux qui attachent quelque importance au juste châtiment d’un roi ne fonderont jamais une République. Parmi nous, la finesse des esprits et des caractères est un grand obstacle à la liberté ; on embellit toutes les erreurs, et, le plus souvent, la vérité n’est que la séduction de notre goût.

Votre comité de législation vous en donne un exemple dans le rapport qui vous a été lu. Morisson vous en donne un plus frappant : à ses yeux, la liberté, la souveraineté des nations sont une chose de fait. On a posé des principes ; on a négligé leurs plus naturelles conséquences. Une certaine incertitude s’est montrée depuis le rapport. Chacun rapproche le procès du roi de ses vues particulières ; les uns semblent craindre de porter plus tard la peine de leur courage ; les autres n’ont point renoncé à la monarchie ; ceux-ci craignent un exemple de vertu qui serait un lien d’esprit public et d’unité dans la République ; ceux-là n’ont point d’énergie. Les querelles, les perfidies, la malice, la colère, qui se déploient tour à tour, ou sont un frein ingénieux à l’essor de la vigueur combinée dont nous avons besoin, ou sont la marque de l’impuissance de l’esprit humain. Nous devons donc avancer courageusement à notre but, et, si nous voulons une République, y marcher très sérieusement. Nous nous jugeons tous avec sévérité, je dirai même avec fureur ; nous ne songeons qu’à modifier l’énergie du peuple et de la liberté, tandis qu’on accuse à peine l’ennemi commun et que tout le monde, ou rempli de faiblesse ou engagé dans le crime, se regarde avant de frapper le premier coup. Nous cherchons la liberté, et nous nous rendons esclaves l’un de l’autre ! Nous cherchons la nature, et nous vivons armés comme des sauvages furieux ! Nous voulons la République, l’indépendance et l’unité, et nous nous divisons et nous ménageons un tyran !

Citoyens, si le peuple romain, après six cents ans de vertu et de haine contre les rois ; si la Grande-Bretagne, après Cromwell mort, vit renaître les rois, malgré son énergie, que ne doivent pas craindre parmi nous les bons citoyens amis de la liberté, en voyant la hache trembler dans nos mains, et un peuple, dès le premier jour de sa liberté, respecter le souvenir de ses fers ! Quelle République voulez-vous établir au milieu de nos combats particuliers et de nos faiblesses communes ?

On semble chercher une loi qui permette de punir le roi : mais dans la forme de gouvernement dont nous sortons, s’il y avait un homme inviolable, il l’était, en partant de ce sens, pour chaque citoyen ; mais de peuple à roi, je ne connais plus de rapport naturel. Il se peut qu’une nation, stipulant les clauses du pacte social, environne ses magistrats d’un caractère capable de faire respecter tous les droits et d’obliger chacun ; mais ce caractère étant au profit du peuple, et sans garantie contre le peuple, l’on ne peut jamais s’armer contre lui d’un caractère qu’il donne et retire à son gré. Les citoyens se lient par contrat ; le souverain ne se lie pas ; ou le prince n’aurait point de juge et serait un tyran. Ainsi l’inviolabilité de Louis ne s’est point étendue au-delà de son crime et de l’insurrection ; ou, si on le jugeait inviolable après, si même on le mettait en question, il en résulterait, Citoyen, qu’il n’aurait pu être déchu, et qu’il aurait eu la faculté de nous opprimer sous la responsabilité du peuple.

Le pacte est un contrat entre les citoyens, et non point avec le gouvernement : on n’est pour rien dans un contrat où l’on ne s’est point obligé. Conséquemment, Louis, qui ne s’était pas obligé, ne peut pas être jugé civilement. Ce contrat était tellement oppressif, qu’il obligeait les citoyens, et non le roi : un tel contrat était nécessairement nul, car rien n’est légitime de ce qui manque de sanction dans la morale et dans la nature.

Outre ces motifs, qui tous vous portent à ne pas juger Louis comme citoyen, mais à le juger comme rebelle, de quel droit réclamerait-il, pour être jugé civilement, l’engagement que nous avons pris avec lui, lorsqu’il est clair qu’il a violé le seul qu’il avait pris envers nous, celui de nous conserver ? Quel serait cet acte dernier de la tyrannie que de prétendre être jugé par des lois qu’il a détruites ? Et, Citoyens, si nous lui accordions de le juger civilement, c’est-à-dire suivant les lois, c’est-à-dire en citoyen, à ce titre il nous jugerait, il jugerait le peuple même. Pour moi, je ne vois point de milieu : cet homme doit régner ou mourir. Il vous prouvera que tout ce qu’il a fait, il l’a fait pour soutenir le dépôt qui lui était confié ; car, en engageant avec lui cette discussion, vous ne lui pouvez demander compte de sa malignité cachée ; il vous perdra dans le cercle vicieux que vous tracez vous-mêmes pour l’accuser.

Citoyens, ainsi les peuples opprimés au nom de leur volonté s’enchaînent indissolublement par le respect de leur propre orgueil, tandis que la morale et l’utilité devraient être l’unique règle des lois. Ainsi, par le prix qu’on met à ses erreurs, on s’amuse à les combattre, au lieu de marcher droit à la vérité.

Quelle procédure, quelle information voulez-vous faire des entreprises et des pernicieux desseins du roi ? D’abord, après avoir reconnu qu’il n’était point inviolable pour le souverain, et ensuite lorsque ses crimes sont partout écrits avec le sang du peuple, lorsque le sang de vos défenseurs a ruisselé, pour ainsi dire, jusqu’à vos pieds, et jusque sur cette image de Brutus, qu’on ne respecte pas le roi. Il opprima une nation libre ; il se déclara son ennemi ; il abusa des lois : il doit mourir pour assurer le repos du peuple, puisqu’il était dans ses vues d’accabler le peuple pour assurer le sien. Ne passa-t-il pas, avant le combat, les troupes en revue ? Ne prit-il pas la fuite au lieu de les empêcher de tirer ? Que fit-il pour arrêter la fureur de ses soldats ? L’on vous propose de le juger civilement, tandis que vous reconnaissez qu’il n’était pas citoyen, et qu’au lieu de conserver le peuple il ne fit que sacrifier le peuple à lui-même.

Je dirai plus : c’est qu’une Constitution acceptée par un roi n’obligerait pas les citoyens ; ils avaient, même avant son crime, le droit de le proscrire et de le chasser. Juger un roi comme un citoyen ! Ce mot étonnera la postérité froide. Juger, c’est appliquer la loi. Une loi est un rapport de justice : quel rapport de justice y a-t-il donc entre l’humanité et les rois ? Qu’y a-t-il de commun entre Louis et le peuple français, pour le ménager après sa trahison ? Il est telle âme généreuse qui dirait, dans un autre temps, que le procès doit être fait à un roi, non point pour les crimes de son administration, mais pour celui d’avoir été roi, car rien au monde ne peut légitimer cette usurpation ; et de quelque illusion, de quelques conventions que la royauté s’enveloppe, elle est un crime éternel, contre lequel tout homme a le droit de s’élever et de s’armer ; elle est un de ces attentats que l’aveuglement même de tout un peuple ne saurait justifier. Ce peuple est criminel envers la nature par l’exemple qu’il a donné, et tous les hommes tiennent d’elle la mission secrète d’exterminer la domination en tout pays.

On ne peut point régner innocemment : la folie en est trop évidente. Tout roi est un rebelle et un usurpateur. Les rois mêmes traitaient-ils autrement les prétendus usurpateurs de leur autorité ? Ne fit-on pas le procès à la mémoire de Cromwell ? Et, certes, Cromwell n’était pas plus usurpateur que Charles Ier ; car lorsqu’un peuple est assez lâche pour se laisser mener par des tyrans, la domination est le droit du premier venu, et n’est pas plus sacrée ni plus légitime sur la tête de l’un que sur celle de l’autre.

Voilà les considérations qu’un peuple généreux et républicain ne doit pas oublier dans le jugement d’un roi.

On nous dit que le roi doit être jugé par un tribunal comme les autres citoyens… Mais les tribunaux ne sont établis que pour les membres de la cité ; et je ne conçois point par quel oubli des principes des institutions sociales un tribunal serait juge entre un roi et le souverain ; comment un tribunal aurait la faculté de rendre un maître à la patrie, et de l’absoudre, et comment la volonté générale serait citée devant un tribunal.

On vous dira que le jugement sera ratifié par le peuple. Mais si le peuple ratifie le jugement, pourquoi ne jugerait-il pas ? Si nous ne sentions point tout le faible de ces idées, quelque forme de gouvernement que nous adoptassions, nous serions esclaves ; le souverain n’y serait jamais à sa place, ni le magistrat à la sienne, et le peuple serait sans garantie contre l’oppression.

Citoyens, le tribunal qui doit juger Louis n’est point un tribunal judiciaire : c’est un conseil, c’est le peuple, c’est vous : et les lois que nous avons à suivre sont celles du droit des gens.

C’est vous qui devez juger Louis ; mais vous ne pouvez être à son égard une cour judiciaire, un juré, un accusateur ; cette forme civile de jugement le rendrait injuste ; et le roi, regardé comme citoyen, ne pourrait être jugé par le citoyen avant son crime ; il ne pouvait voter ; il ne pouvait porter les armes ; il l’est encore moins depuis son crime. Et par quel abus de la justice même en feriez-vous un citoyen, pour le condamner ? Aussitôt qu’un homme est coupable, il sort de la cité ; et, point du tout, Louis y entrerait par son crime. Je vous dirai plus : c’est que si vous déclariez le roi simple citoyen, vous ne pourriez plus l’atteindre. De quel engagement de sa part lui parleriez-vous dans le présent ordre des choses ?

Citoyens, si vous êtes jaloux que l’Europe admire la justice de votre jugement, tels sont les principes qui le doivent déterminer ; et ceux que le comité de législation vous propose seraient précisément un monument d’injustice. Les formes, dans le procès, sont de l’hypocrisie ; on vous jugera selon vos principes.

Je ne perdrai jamais de vue que l’esprit avec lequel on jugera le roi sera le même que celui avec lequel on établira la République. La théorie de votre jugement sera celle de vos magistratures. Et la mesure de votre philosophie, dans ce jugement, sera aussi la mesure de votre liberté dans la Constitution.

Je le répète, on ne peut point juger un roi selon les lois du pays, ou plutôt les lois de cité. Le rapporteur vous l’a bien dit ; mais son idée est morte trop tôt dans son âme ; il en a perdu le fruit. Il n’y avait rien dans les lois de Numa pour juger Tarquin, rien dans les lois d’Angleterre pour juger Charles Ier : on les jugea selon le droit des gens ; on repoussa la force par la force, on repoussa un étranger, un ennemi. Voilà ce qui légitima ces expéditions, et non point de vaines formalités, qui n’ont pour principe que le consentement du citoyen, par le contrat.

On ne me verra jamais opposer ma volonté particulière à la volonté de tous. Je voudrai ce que le peuple français, ou la majorité de ses représentants voudra, mais comme ma volonté particulière est une portion de la loi qui n’est point encore faite, je m’explique ici ouvertement.

Il ne suffit pas de dire qu’il est dans l’ordre de la justice éternelle que la souveraineté soit indépendante de la forme actuelle de gouvernement, et d’en tirer cette conséquence, que le roi doit être jugé ; il faut encore étendre la justice naturelle et le principe de la souveraineté jusqu’à l’esprit même dans lequel il convient de le juger. Nous n’aurons point de République sans ces distinctions qui mettent toutes les parties de l’ordre social : dans leur mouvement naturel, comme la nature crée la vie de la combinaison des éléments.

Tout ce que j’ai dit tend donc à vous prouver que Louis XVI doit être jugé comme un ennemi étranger. J’ajoute qu’il n’est pas nécessaire que son jugement à mort soit soumis à la sanction du peuple ; car le peuple peut bien imposer des lois par sa volonté parce que ces lois importent à son bonheur ; mais le peuple même ne pouvant effacer le crime de la tyrannie, le droit des hommes contre la tyrannie est personnel ; et il n’est pas d’acte de la souveraineté qui puisse obliger véritablement un seul citoyen à lui pardonner.

C’est donc à vous de décider si Louis est l’ennemi du peuple français, s’il est étranger, si votre majorité venait à l’absoudre, ce serait alors que ce jugement devrait être sanctionné par le peuple ; car si un seul citoyen ne pouvait être légitimement contraint par un acte de la souveraineté à pardonner au roi, à plus forte raison un acte de magistrature ne serait point obligatoire pour le souverain.

Mais hâtez-vous de juger le roi car il n’est pas de citoyen qui n’ait sur lui le droit que Brutus avait sur César ; vous ne pourriez pas plutôt punir cette action envers cet étranger que vous n’avez blâmé la mort de Léopold et de Gustave.

Louis était un autre Catilina ; le meurtrier, comme le consul de Rome, jugerait qu’il a sauvé la patrie. Louis a combattu le peuple : il est vaincu. C’est un barbare, c’est un étranger prisonnier de guerre. Vous avez vu ses desseins perfides ; vous avez vu son armée ; le traître n’était pas le roi des Français, mais le roi de quelques conjurés. Il faisait des levées secrètes de troupes, avait des magistrats particuliers ; il regardait les citoyens comme ses esclaves ; il avait proscrit secrètement tous gens de bien et de courage. Il est le meurtrier de la Bastille, Nancy, du Champ-de-Mars, de Tournay, des Tuileries : quel ennemi, quel étranger nous a fait plus de mal ? Il doit être jugé promptement : c’est le conseil de la sagesse et de la saine politique : c’est une espèce d’otage que conservent les fripons. On cherche à remuer la pitié ; on achètera bientôt des larmes ; on fera tout pour nous intéresser, pour nous corrompre même. Peuple, si le roi est jamais absous, souviens-toi que nous ne serons plus dignes de ta confiance, et tu pourras nous accuser de perfidie.

Source : Wikisource 

Le second discours de Saint-Just sur la mort du roi est disponible ici.