Espagne : veillée d’armes sous le spectre de la droite nationaliste

Ce dimanche 28 avril se tiendront en Espagne des élections générales à l’issue incertaine. Dans une campagne marquée par l’indécision d’une grande fraction de l’électorat, le conflit catalan et la question des futures alliances de gouvernement occupent une place centrale. Si le PSOE est en bonne position dans les sondages, le score difficilement prévisible du parti nationaliste ultraconservateur Vox devrait être la clé de la formation du prochain gouvernement, qui pourrait rester aux mains des socialistes accompagnés par Podemos, ou basculer très à droite.


Les Espagnols sont appelés aux urnes pour renouveler leur Parlement ce dimanche 28 avril. Ces élections anticipées ont été convoquées en février dernier par le chef du gouvernement socialiste Pedro Sánchez, acculé suite au rejet de son projet de loi de finances par le Congrès des députés. Sánchez, qui a pris la tête du gouvernement en juin 2018 suite au succès d’une motion de censure contre Mariano Rajoy, devait composer en l’absence d’une majorité stable dans un Parlement plus que jamais fragmenté, reflet des bouleversements qui ont transformé ces dernières années l’Espagne politique.

Aux élections générales de décembre 2015, le bipartisme qui rythmait la vie politique espagnole depuis la transition à la démocratie volait en éclat sous l’impulsion de deux partis outsiders : Podemos, formation populiste de gauche puisant dans l’imaginaire des Indignés, et Ciudadanos, parti de centre-droit d’obédience libérale et européiste. Le système partisan jusqu’alors caractérisé par l’alternance au gouvernement des socialistes (PSOE) et des conservateurs (Parti populaire) évoluait vers un quadripartisme aux contours encore instables, inaugurant une ère de majorités parlementaires introuvables et de pactes de gouvernement.

Trois ans et demi plus tard, le panorama a quelque peu évolué : La crise catalane de l’automne 2017 a durablement polarisé la société et électrisé le débat public. La corruption a fini par avoir raison de l’indéboulonnable Mariano Rajoy, désormais remplacé à la tête du Parti populaire par le très conservateur Pablo Casado. L’arrivée aux affaires de Pedro Sánchez, dernier acte d’une longue bataille qui a précédemment vu l’économiste madrilène triompher des baronnies locales du PSOE pour reprendre la tête du parti, a donné aux socialistes une nouvelle impulsion inespérée. Pablo Iglesias (Podemos) et Albert Rivera (Ciudadanos), font désormais partie du paysage tandis qu’un acteur inattendu joue des coudes pour s’y frayer une place à grand bruit : Santiago Abascal, leader de Vox, parti de droite nationaliste et ultraconservateur, qui s’apprête à entrer avec fracas au Congrès des députés après avoir réalisé une percée aux élections régionales de décembre 2018 en Andalousie.

Une campagne rythmée par le conflit territorial et la question des alliances

« Les élections les plus ouvertes de la démocratie », titre le journal en ligne El Diario à la veille de la journée de réflexion qui précède l’ouverture des urnes. Les sondages laissent entrevoir un Congrès mosaïque, éclaté entre les cinq principales forces politiques en lice, sans qu’aucune d’entre elle ne puisse prétendre à une majorité absolue, qui nécessite de réunir 176 sièges.

Selon l’enquête pré-électorale du Centre d’enquête sociologique (CIS), le PSOE arriverait en tête avec 30% des voix et 123 à 138 sièges de députés, suivi du Parti populaire crédité de 17% (66 à 76 sièges), le score le plus faible de son histoire qui devrait entraîner la perte de la moitié des sièges obtenus en 2016. Viendraient ensuite Ciudadanos avec 14% des suffrages (42 à 51 sièges) et Unidas Podemos, la coalition formée par Podemos, Izquierda Unida et le parti écologiste Equo, qui recueillerait 13% des voix, nettement en deçà du résultat de 2016. La formation emmenée par Pablo Iglesias devrait se contenter de 33 à 41 députés, contre 71 aujourd’hui. Vox, actuellement dépourvu de représentation parlementaire, s’arrogerait près de 12% des suffrages et pourrait compter sur un groupe de 29 à 37 députés.

L’incertitude est renforcée par l’importante part d’électeurs indécis à l’approche du scrutin : début avril, 42% d’entre eux n’avaient pas encore déterminé leur vote, et leur proportion avoisine les 30% dans certains des derniers sondages effectués. L’éparpillement des suffrages conjugué à l’indécision des électeurs conduisent les partis à s’affronter pour grappiller les sièges hautement disputés des provinces les moins peuplées du pays, dans cette Espagne vide qui s’est invitée dans la campagne. Depuis plusieurs semaines, associations, habitants et élus locaux de ces territoires délaissés se mobilisent pour réclamer des solutions d’urgence au dépeuplement et à la désertion des services publics. La révolte de l’Espagne vide vient ajouter un volet aux débats sur l’organisation territoriale, qui rythment une campagne accélérée et brouillonne, largement saturée par la prégnance du conflit catalan.

En témoigne la teneur des deux débats organisés à 24h d’intervalle par RTVE et le groupe privé Atresmedia, qui réunissaient les candidats des principaux partis à l’exception de Vox, placé hors-jeu du fait de son absence de représentation au Congrès. Souvent cacophoniques, frôlant parfois l’inaudible, les échanges sont régulièrement pollués par l’immixtion de la question catalane, instrumentalisée par les leaders du PP et de Ciudadanos. Pedro Sánchez, campé sur la défense de son action gouvernementale, essuie sans jamais vraiment vaciller les tirs nourris et outranciers de Pablo Casado et d’Albert Rivera, qui rivalisent d’ingéniosité pour accuser le socialiste d’avoir « brisé » l’Espagne ou de « blanchir le séparatisme et le terrorisme pour une poignée de sièges », selon les termes du premier. Par contraste, Pablo Iglesias est apparu plus serein et constructif. Le secrétaire général de Podemos adopte un ton professoral, cite la Constitution et n’hésite pas à rappeler à l’ordre ses contradicteurs un peu trop remuants.

Parallèlement à la thématique catalane, c’est la question des alliances post-électorales qui nourrit les discussions et fait l’objet de tous les pronostics. Il est désormais acté qu’aucun parti ne pourra espérer gouverner en solitaire dans les prochaines années, compte tenu de la difficulté à réunir seul une majorité dans un Congrès aussi morcelé. Devant ce constat, les derniers jours de la campagne ont accentué une bipolarisation du paysage politique en gestation depuis plusieurs mois, matérialisée par une convergence des « trois droites » (Ciudadanos, le PP et Vox) et par le rapprochement entre le PSOE et Unidas Podemos. Si les élections générales de 2015 et de 2016 étaient celles des oustiders, la campagne d’avril 2019 est incontestablement celle des blocs. Elle signe par là même la réaffirmation d’un clivage gauche-droite longtemps relégué au second plan par les nouveaux entrants dans le jeu politique.

L’offensive des trois droites : Vers le « trifachito » ?

À droite, trois partis sont en compétition pour attirer les suffrages des électeurs conservateurs. Le Parti populaire, qui peine à retrouver ses repères après la chute de Mariano Rajoy, affaibli par les scandales de corruption à répétition, entend se poser en adversaire frontal du président socialiste sortant. À la tête du parti depuis juillet 2018, Pablo Casado a hérité d’une organisation en convalescence, bientôt prise en tenaille entre le message libéral de Ciudadanos et le discours ultraconservateur de Vox. Lui-même élu sur une ligne résolument conservatrice, fer de lance de l’Espagne des balcons [ndlr, de nombreux Espagnols avaient spontanément attaché le drapeau national à leur balcon durant les événements de 2017 en Catalogne] touchée dans son orgueil par la crise catalane, il intensifie dans les mois suivants son virage droitier afin de limiter la fuite potentielle d’électeurs désenchantés vers le parti de Santiago Abascal. Sa défense acharnée de la famille traditionnelle et sa volonté affichée de lutter contre l’ « hiver démographique » l’amènent à tenir des propos controversés dans les mois précédant la campagne. En février, sa proposition d’abroger la loi de 2010 sur l’avortement pour revenir aux conditions restrictives de 1985 provoque un tollé. Il récidive en mars lorsqu’il suggère que les femmes immigrées en situation irrégulière qui décident de donner leur enfant à l’adoption ne soient pas expulsées, pour le temps de la procédure.

Nettement distancé dans les sondages, Pablo Casado balaie ces derniers d’un revers de main et prophétise une remontada difficilement crédible. Le chef de file des conservateurs ne cesse d’alerter sur les risques d’une dispersion des voix à droite et tente d’incarner une alternative rigoureuse et rassurante dans une Espagne en proie à l’instabilité : une « valeur sûre », comme le proclame son slogan. Au cours des débats, Pablo Casado défend le bilan de Mariano Rajoy, loue sa fermeté face aux indépendantistes et met au crédit de l’ancien chef du gouvernement l’amélioration de la situation économique du pays – bien que l’Espagne conserve aujourd’hui un taux de chômage deux fois supérieur à la moyenne de l’Union européenne.

Le Parti populaire doit faire face à la concurrence du centre-droit de Ciudadanos. En tête des sondages au plus fort de la crise catalane à l’automne 2017, la dynamique du parti d’Albert Rivera s’est depuis essoufflée. S’il a un temps caressé l’ambition de faire de Ciudadanos le pôle d’une recomposition au centre, à même de drainer les forces vives du PP et du PSOE, le retour en grâce des socialistes a conduit le leader d’origine catalane à s’arrimer chaque semaine davantage au bloc des droites. Bien qu’il continue de véhiculer un message décrit comme libéral-progressiste et de renvoyer vieille gauche et vieille droite ou rouges et bleus dos à dos dans une geste très macronienne, Albert Rivera a en réalité rompu l’équidistance. Il a exprimé son rejet d’une éventuelle alliance centriste avec les socialistes et cible désormais Pedro Sánchez, pour mieux chasser sur les terres du PP. Épaulé par Ines Arrimadas, cheffe de l’opposition au Parlement de Catalogne et désormais en lice pour entrer au Congrès des députés, il entend faire valoir l’ascendant conquis par Ciudadanos sur le bloc unioniste contre les indépendantistes, lorsque Mariano Rajoy s’embourbait dans le conflit territorial.

Santiago Abascal, leader de Vox, en octobre 2018.

Ce trio offensif des droites est complété par Vox, dont le score demeure l’une des principales inconnues du scrutin. À défaut d’une représentation dans les débats télévisés, le parti nationaliste multiplie les démonstrations de force dans les meetings à mesure qu’approche la clôture de la campagne. Au cours de cette dernière semaine, les sympathisants de Vox ont massivement investi le palais des congrès de Séville et débordé par leur affluence la cité des arts et des sciences à Valence. Auparavant, Santiago Abascal sillonnait les villes moyennes et les zones rurales pour se dresser en porte-parole de l’ « Espagne vivante », soucieuse de préserver ses valeurs traditionnelles et ses coutumes profondément enracinées, telles que la chasse et la tauromachie. Inlassablement, l’ancien cadre du PP aux accents machistes et xénophobes martèle son projet, plaide pour la suppression des communautés autonomes et la recentralisation autoritaire du pouvoir politique, fustige la « supériorité morale » des « progressistes » (péjorativement appelés « progres ») et les inclinations supposément « totalitaires » de « l’idéologie du genre », en réaction à l’essor des mobilisations féministes.

Ces trois formations en concurrence ne manquent pas de s’adresser mutuellement de vives critiques, à l’instar de Vox qui ne cesse de moquer la « lâcheté » du Parti populaire ou l’inconsistance de la « girouette orange » (« veleta naranja », pour désigner Ciudadanos). Dans la dernière ligne droite de la campagne, elles ne se sont rien épargné. Ciudadanos s’est même offert le luxe de recruter sur sa liste aux élections européennes l’ancien président de la Communauté de Madrid, Ángel Garrido, débauché au Parti populaire. Mais en dépit des tensions et de désaccords de fond, ces forces sont condamnées à s’entendre si elles souhaitent évincer Pedro Sánchez, dans le cas où elles obtiendraient à elles trois une majorité des sièges au Congrès.

Ce scénario de convergence est d’autant plus plausible qu’en janvier dernier, à la suite des élections régionales en Andalousie, un accord a été trouvé entre les trois droites pour désigner à la tête de la communauté autonome un président conservateur issu des rangs du PP. Le précédend andalou, bientôt rebaptisé « trifachito » (« trio facho ») par les gauches, est désormais dans tous les esprits, y compris dans ceux des principaux protagonistes, confiants dans la possibilité de rééditer ce type de pacte. Depuis plusieurs semaines, Albert Rivera tend à la main à Pablo Casado en vue de la formation d’un « gouvernement constitutionnaliste » pour écarter du pouvoir ceux qui ont « liquidé le pays ». Le président du Parti populaire va quant à lui plus loin en laissant entrevoir, à deux jours du scrutin, une possible entrée de Vox dans un gouvernement de coalition.

À gauche, la bataille pour le vote utile

À l’opposé du spectre politique, le PSOE et Unidas Podemos sonnent l’alarme pour éviter une victoire des droites et épargner au pays une régression historique en matière de droits sociaux. Confortés par des sondages favorables, les socialistes inscrivent leur campagne dans la continuité de l’action gouvernementale et se posent en rempart à l’essor de l’extrême-droite. Pedro Sánchez endosse pleinement le costume présidentiel et s’efforce d’apparaître comme le candidat le plus modéré, au détriment de Ciudadanos, qu’il assimile à la droite la plus rance qui gouverne en Andalousie. Il place au centre de son discours la lutte contre les inégalités, la justice sociale, le rétablissement de la concorde et du vivre-ensemble face au défi territorial, sans trop s’aventurer dans l’écheveau catalan, terrain de prédilection des droites. Sánchez a d’ailleurs durci le ton à l’égard des indépendantistes pendant la campagne, dissipant les doutes alimentés par ses adversaires autour d’un possible accord post-électoral entre les socialistes et les séparatistes.

Surtout, le socialiste entend attirer à lui les suffrages des électeurs « progressistes » inquiets à l’idée d’une réplique du scénario andalou. Dans les derniers jours de la campagne, il enclenche la dynamique du vote utile en insistant sur la menace que représente Vox : « Personne ne donnait Trump président des États-Unis, et il y est parvenu. Personne ne pensait que Bolsonaro pourrait être élu président du Brésil. Personne ne pensait qu’en Andalousie la droite allait gouverner avec l’ultra-droite, et elle l’a fait », assène-t-il dans un entretien à El País.

Le vote utile en faveur du PSOE pourrait porter préjudice à Unidas Podemos. Les prédictions électorales placent la formation de Pablo Iglesias bien loin des ambitions nourries par le parti à sa naissance en 2014. Ceux qui entendaient « prendre le ciel d’assaut » accusent une perte de vitesse depuis 2017, exacerbée par la crise catalane. Le référendum d’indépendance d’octobre 2017 a déplacé le curseur du débat public des enjeux économiques et sociaux – jamais éclipsés pour autant – vers la question territoriale, favorisant les prises de position tranchées, au détriment des propositions plus mesurées de Podemos en faveur du dialogue et d’une Espagne plurinationale. Alors que la politique du pays vibre au rythme des soubresauts catalans, il devient de plus en plus difficile aux stratèges madrilènes d’imposer leurs thèmes privilégiés à l’agenda.

Par ailleurs, les fractures internes et les difficultés à maintenir une organisation unifiée sur l’ensemble du territoire ont considérablement fragilisé le parti. Les divisions ont atteint leur point culminant en janvier dernier, lorsqu’Íñigo Errejón, principal rival d’Iglesias, annonçait sa candidature à la Communauté de Madrid sous l’étiquette Más Madrid, la plateforme impulsée par l’actuelle maire de la capitale Manuela Carmena, se situant de fait en dehors de Podemos. En mai 2018, c’est l’acquisition par Pablo Iglesias et Irene Montero d’une coûteuse villa au nord de Madrid qui déclenchait une vive polémique et entachait la crédibilité d’un leadership construit sur l’humilité et la proximité avec les gens d’en bas en opposition à la caste.

Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos, en 2015. ©Secretaría de Cultura de la Nación

Unidas Podemos aborde donc le scrutin du 28 avril dans le doute. La campagne, énergique, est d’abord marquée par la mise en scène du retour de Pablo Iglesias, absent des écrans trois mois pour congé paternité. Le 23 mars, le secrétaire général donne un meeting à Madrid où il renoue avec la pugnacité d’antan, pointant du doigt les 20 familles qui détiennent les véritables leviers du pouvoir dans une démocratie espagnole « limitée ». Il alerte sur les pressions des puissants et dénonce les manœuvres politiques à l’encontre de Podemos en s’appuyant sur des révélations judiciaires. Au moment où démarre la campagne, la justice espagnole enquête sur les agissements d’une unité de la Police nationale qui, sous commandement du ministère de l’Intérieur, a fabriqué de fausses preuves destinées à semer le doute au sujet d’un financement supposé de Podemos par l’Iran et le Venezuela. Ces documents factices, massivement relayés par la presse conservatrice et le Parti populaire, ont incontestablement dégradé l’image du parti dans ses deux premières années d’existence.

Dans les débats, Pablo Iglesias adopte un visage plus tempéré et égrène les propositions d’Unidas Podemos en faveur d’une banque publique de l’énergie ou d’une batterie de mesures pour venir en aide aux femmes victimes de violences machistes. Il rend hommage à la mobilisation des retraités, aux luttes féministes ainsi qu’aux manifestations des jeunes pour le climat. Iglesias doit toutefois jouer un numéro d’équilibriste : mettre en évidence le rôle joué par Podemos dans les avancées sociales de la dernière législature, sans pour autant apparaître comme le supplétif du PSOE. Le candidat de Podemos s’évertue à se démarquer des socialistes par des propositions sociales plus ambitieuses. Et il l’assure : contrairement au PSOE, Podemos n’aura pas la main qui tremble face aux banques et aux multinationales.

Amalgamés en un même bloc par leurs adversaires de droite, le PSOE et Unidas Podemos ont démontré une entente cordiale au cours des débats. Pedro Sánchez sait qu’il devra compter a minima sur le soutien des parlementaires de Podemos pour être reconduit à la tête du gouvernement. Pablo Iglesias est quant à lui conscient que Podemos ne sera pas en mesure de gouverner en solitaire ni même de réaliser le sorpasso. Il cherche avant tout à obtenir un score suffisamment élevé pour peser dans les négociations post-électorales et ancrer le PSOE à gauche.

Un accord entre les deux formations à l’issue du scrutin est rendu plausible par plusieurs précédents, à commencer par leur coopération sous le gouvernement de Pedro Sánchez, qui a permis de faire passer au Congrès la hausse du salaire minimum ou encore l’extension du congé paternité à 16 semaines, prévue pour 2021. En juillet 2017, les deux partis scellaient en outre un accord de coalition en Castille-La Manche entérinant pour la première fois l’entrée de Podemos dans un gouvernement régional. Cette formule castillanomanchega pourrait bien être reproduite après le 28 avril. 48h avant la fin de la campagne, Pedro Sánchez a ouvert la porte à une possible intégration de Podemos dans un futur gouvernement des gauches. Pablo Iglesias a lui aussi l’intention de dépasser le stade du soutien parlementaire sans participation et appelle de ses vœux la constitution d’un « gouvernement de coalition progressiste ».

Subsistent néanmoins deux inconnues. Tout d’abord, il est peu probable que la somme des sièges obtenus par le PSOE et Unidas Podemos suffise à réunir une majorité absolue. Le candidat socialiste devrait dès lors rechercher le soutien des partis régionaux basques et catalans pour espérer être réinvesti à la tête du gouvernement. Ensuite, un revirement d’alliance n’est pas totalement à exclure. Bien qu’Albert Rivera ait écarté cette possibilité, le PSOE pourrait être tenté par un rapprochement avec Ciudadanos si les négociations avec les partis régionaux s’avéraient trop ardues ou trop coûteuses politiquement. Cette option, à contre-courant de la physionomie de la campagne et des orientations de Pedro Sánchez ces derniers mois, inquiète les cadres de Podemos, qui en font une arme politique. À plusieurs reprises, Pablo Iglesias a sommé le candidat socialiste d’éclaircir sa position au sujet d’une alliance potentielle avec Albert Rivera. Pedro Sánchez s’est alors montré évasif.

Au vu de l’incertitude qui pèse sur l’issue du vote et des rebondissements qui émaillent la vie politique espagnole depuis maintenant cinq années, tous les scénarios sont envisagés. L’arithmétique parlementaire sera plus que jamais scrutée, et les regards se tourneront sans tarder vers cette portion vert pomme qui colore l’extrémité droite des graphiques en hémicycle, symbolisant l’irruption redoutée des troupes de Santiago Abascal au Congrès.

« La crise catalane a déclenché l’émergence de Vox » – Entretien avec Guillermo Fernandez

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©Contando Estrelas

Le volcan espagnol s’est réveillé. À la suite des élections andalouses, la situation est plus fluide que jamais. Podemos reflue, l’extrême droite de Vox émerge, Ciudadanos se renforce. Les élections du mois du mai, régionales, municipales et européennes, vont être décisives et bouleverser les rapports de force dans le pays. Nous avons voulu interroger Guillermo Fernandez, doctorant en science politique, spécialiste de Podemos et des extrêmes droites européennes. Traduction réalisée par Maria Laguna Jerez.


LVSL – L’Espagne est en train de vivre un moment politique inattendu. Les élections andalouses ont consacré l’émergence du parti d’extrême droite Vox qui a fait un score de 11% et obtenu 12 sièges. Jamais depuis la transition démocratique l’extrême droite ne s’était constituée en force autonome. Quelles sont les causes de ce vote ?

Guillermo Fernandez – Les causes sont sûrement multiples et il n’est pas facile de tout résumer : démobilisation de la gauche, fatigue politique après presque quarante ans de gouvernement ininterrompu du PSOE en Andalousie, sensation de blocage, et crise territoriale en Catalogne.

Cependant, je suis persuadé que l’élément critique qui permis la montée en puissance de Vox dans la scène politique espagnole a été la crise en Catalogne pendant l’automne 2017. Il y a un lien direct. La crise catalane a déclenché l’émergence de Vox. La gauche espagnole n’a pas su comprendre la signification qu’avaient à l’époque tous ces drapeaux espagnols décorant les balcons de la moitié des foyers espagnols de façon spontanée, sans qu’aucun parti ne demande à le faire.

Vox a donné forme à cette « Espagne des balcons » avec succès ; c’est-à-dire, à cette Espagne qui se sentait humiliée et méprisée par le nationalisme catalan. En ce sens, ces derniers mois, l’extrême droite espagnole a su construire par le bas un discours politique dans des termes nationalistes qui prétend restituer la fierté de se sentir espagnol. Et dans le même temps, Vox promet des changements et des réformes. C’est la version espagnole du « Make America Great Again » de Donald Trump.

Pour cette raison, on ne devrait pas s’étonner que, dans le langage utilisé par Vox, il y ait des références aux « exploits » historiques de la nation espagnole. Le but est de transmettre le message suivant : nous sommes une grande nation – malgré ce que les indépendantistes peuvent dire -, nous l’avons démontré par le passé, et nous le serons à nouveau.

LVSL  – Qui sont les dirigeants de Vox ? Quel est le parcours de Santiago Abascal ?

GF – Vox n’est pas un parti tout à fait nouveau et ses dirigeants ne sont pas des débutants en politique. Il est essentiel de le préciser. Vox est apparu fin 2013 comme une scission de la droite du Parti Populaire (PP) pour protester contre la souplesse que, selon eux, montrait le gouvernement de Mariano Rajoy sur deux questions clés : 1) les négociations pour mettre fin au terrorisme dans le Pays Basque et 2) l’abrogation de la loi sur l’IVG et de la loi sur le mariage pour tous que le gouvernement socialiste de José Luis Rodríguez Zapatero avait promulguées respectivement en 2010 et en 2005.

Cependant, de 2013 à 2018, Vox n’avait qu’une existence politique marginale, et était plus un groupe de pression du Parti Populaire sur trois thèmes clés (IVG, mariage homosexuel et euthanasie) qu’un parti politique mûr.

Beaucoup de gens en Espagne comparent maintenant l’émergence de Vox avec celle de Podemos en 2014. Toutefois, il y a une différence : Vox est née à l’intérieur du PP. C’est pourquoi son leader, Santiago Abascal, est un ami personnel du leader du Parti Populaire, Pablo Casado. Ils s’entendent bien. Ils ont presque le même âge. Ils ont milité dans le même parti depuis qu’ils sont jeunes. C’est pour cela qu’ils parviennent à nouer des accords. Ils pensent pratiquement de la même façon. Et ils ont les mêmes amitiés et détestations dans le Parti Populaire. Ils détestent Soraya Sáenz de Santamaria et sympathisent avec José María Aznar (ancien Premier ministre du gouvernement entre 1996 et 2004).

Santiago Abascal a été le président de Las Juventudes (l’organisation de Jeunes Militants) du Parti Populaire dans le Pays Basque de 2000 à 2005. Ensuite, de 2010 à 2012, comme il était un ami intime de Esperanza Aguirre, il a travaillé dans une agence créée ad hoc par l’ancienne présidente de la communauté de Madrid et a reçu d’importantes sommes d’argent pour la réalisation d’un type de travail qui n’était pas très clair. Enfin, il est devenu le président de l’association pour la Défense de l’Unité Espagnole. Mais, c’est quelqu’un qui a toujours vécu de la politique, pour ainsi dire. C’est pour cela qu’il s’y connaît et qu’il a de bons contacts dans le monde politique et le monde des affaires. Cela explique aussi l’amélioration notable de ses discours et de ses entretiens publics. Il est très bien conseillé.

LVSL – Peut-on comparer Vox aux autres partis d’extrême droite européens : Lega, Front national, AfD, Fidesz hongrois ?

GF – Bien sûr qu’on peut les comparer. De plus, Santiago Abascal a dit à plusieurs reprises que son modèle politique est celui de la Hongrie de Viktor Orban. Il entretient aussi de bonnes relations avec le parti polonais « Droit et Justice » (PiS en polonais). Je crois que cela est important pour une raison : une partie de l’extrême droite européenne (celle qui est la plus soft d’un point de vue eurosceptique) essaie d’influencer et d’attirer à elle des pans entiers du Parti Populaire Européen (PPE).

La stratégie menée par cette partie de l’extrême droite, qui séduit de plus en plus de partis comme le FPÖ, voire la Lega, est d’harmoniser tout le spectre de la droite. Pour ce faire, ils doivent rester fermes sur le nationalisme identitaire et le conservatisme moral, tout en limitant les critiques à l’UE. C’est-à-dire qu’ils doivent se contenter de restituer à l’État-nation certaines compétences, particulièrement en matière d’immigration et de frontières.

Si on compare à d’autres partis comme la Lega ou le Vlaams Belang, Vox a un point de vue très différent de la situation en Catalogne. L’extrême droite espagnole ne supporte pas que les autres partis européens qui sont dans le même axe qu’elle sympathisent avec le nationalisme catalan. Pour cette raison, les relations entre Santiago Abascal et Matteo Salvini ont été très mauvaises jusqu’à présent. En Italie, Vox a toujours préféré Fratelli d’Italia.

Enfin, la relation avec le Rassemblement National est historique et bonne, notamment avec l’entourage de Marion Maréchal. En fait, Vox considère la petite fille de Jean-Marie Le Pen comme une référence politique et idéologique.

Guillermo Fernandez, doctorant en Sciences politiques.

LVSL – Pablo Iglesias a déclaré dans nos colonnes que Vox n’était qu’une branche du Parti Populaire et qu’il n’avait rien à voir avec les autres populismes de droite. Est-ce qu’on peut néanmoins anticiper une mutation de l’identité de Vox ?

GF – Selon moi, la gauche espagnole a tendance à penser l’extrême droite européenne à partir du modèle du Front National des années 2011-2017 ; c’est-à-dire, celui sous l’influence du souverainisme social de Florian Philippot. C’est pour cette raison qu’ils mettent l’accent sur les différences entre un Vox ultralibéral et un FN social et étatiste. Cependant, la réalité est que la plupart des partis d’extrême droite européens sont alignés avec les thèses de Vox, en partant de l’extrême droite néerlandaise jusqu’à l’allemande, puis en passant clairement par le FPÖ et les soutiens de Marion Maréchal en France, voire même le parti de Dupont-Aignan. Steve Bannon est lui-même sur cette ligne : il est conservateur sur les questions d’ordre moral, identitaire en ce qui concerne la nation et libéral dans le plan économique. Idéologiquement, je ne vois pas beaucoup de différences entre l’extrême droite européenne et celle qui existe en Espagne.

La principale différence est, comme le signale Pablo Iglesias, dans la généalogie de Vox. C’est-à-dire, dans le fait que presque tous ses membres soient issus du Parti Populaire. C’est là qu’on peut voir les différences avec d’autres partis d’extrême droite européens, par exemple en France. La relation entre le monde de Jean-Marie Le Pen et le monde de la droite classique française a toujours été plus tumultueuse que la relation entre l’extrême droite de Vox et la droite du PP.

LVSL – La droite espagnole semble en pleine recomposition. Ciudadanos (C’s) a le vent en poupe et mord à la fois sur le PSOE et le Parti Populaire. Vox taille des croupières au Parti Populaire. Ce dernier est-il devenu obsolète et, dès lors, voué à disparaître ?

GF – Je pense sincèrement que c’est le Parti Populaire qui va être le plus endommagé par toutes ces recompositions. Cela peut paraître un peu illogique, surtout étant donné que le PP va propablement remporter des positions lors des prochaines élections municipales et régionales qui auront lieu en mai grâce aux accords avec Ciudadanos et Vox. Mais, d’après moi, le PP va subir une crise identitaire très forte à moyen terme. C’est en quelque sorte ce qui est arrivé au parti Les Républicains en France.  Dans un an ou un an et demi, le PP va rentrer dans un processus de débat interne qui sera très dur. Je pense qu’il pourrait même y avoir des membres importants du le PP qui décident de rejoindre Ciudadanos, et d’autres Vox.

Il y a quelques semaines, le secrétaire général du groupe des Jeunes Militants du PP à Tarragona m’a dit qu’il avait peur que les militants de sa ville partent en masse pour s’affilier à Vox. Apparemment, le PP ne pouvait pas leur assurer un poste dans le futur et, de plus, il leur interdisait de faire certaines choses. En revanche, Vox leur avait promis des postes et confirmé qu’ils pouvaient dire tout ce qu’ils voulaient. Autrement dit, ils pouvaient franchir toutes les limites de ce qui est politiquement correct. Cela arrive dans beaucoup de fédérations locales et régionales du PP.

LVSL – Le PSOE a subi une cinglante défaite en Andalousie malgré des sondages qui laissaient prévoir le maintien de scores élevés. Pourquoi le parti s’est-il effondré à 28% (-14 sièges) à ces élections ? Quelles seront les conséquences au niveau national ? Peut-on dire que l’on assiste à la seconde vague de l’affaiblissement de la social-démocratie espagnole ?

GF – Je ne le pense pas. Je crois que la défaite du PSOE en Andalousie a été provoquée dans une large partie par ses particularités andalouses, et par plus de 30 ans de gouvernement sans interruption, ainsi que par la division dans le PSOE andalou. En outre, tout le monde croyait que le PSOE obtiendrait la majorité, donc il y avait peu d’incitations à aller voter.

Cependant, au niveau national, je pense que le PSOE peut récupérer ses forces petit à petit. Pas seulement parce qu’il est au gouvernement et qu’il peut se targuer d’avoir fait passer des mesures sociales qui paraissaient jusqu’à présent impossibles (par exemple, l’augmentation du SMIC à 900€) ; mais aussi parce que la panique morale qui affecte le secteur progressiste, en raison de l’émergence de l’extrême droite, peut finir par lui être bénéfique. J’ai l’impression que beaucoup de gens de gauche comptent voter pour le PSOE car ce serait le moyen le plus efficace de contrer l’extrême droite. C’est pour cela que l’« alerte antifasciste » de Podemos est aussi peu efficace. D’un côté, elle bénéficie a Vox en faisant de lui le cœur du débat politique et d’un autre côté, même si cette alerte fonctionnait, elle bénéficierait au plus grand parti de la gauche, le PSOE.

LVSL – Dans ce paysage politique inquiétant et délabré, Podemos n’arrive plus à mobiliser et recule. Après avoir surgi avec force dans la politique espagnole, sa stratégie semble être en panne. Comment en est-on arrivé là ?

GF – C’est une question très difficile, mais tout à fait pertinente. Podemos et ses dirigeants actuels sont complètement perdus quand il faut comprendre le climat que vit l’Espagne. Podemos arrive toujours en retard, c’est sa spécialité. J’ai observé aussi un manque d’idées qui me paraît surprenant, surtout dans un moment où elles seraient les bienvenues.

D’autre part, le parti s’effondre au niveau territorial. Il y a quelques jours, on a appris que le groupe de Podemos au parlement de la région de Cantabrie allait disparaître. Il y a des fronts ouverts dans toutes les régions. Podemos court le risque d’être un projet en échec ou dépassé par d’autres initiatives qui vont surgir. Si les choses continuent dans ce cas, il est probable que cela arrive.

LVSL – Comment le parti pourrait-il se relancer ? Doit-il mettre fin à son pacte avec le PSOE ?

GF – Il n’y a pas de solution magique. Je pense qu’à court terme, l’image de Podemos et de ses dirigeants est tellement endommagée qu’il n’y a plus rien à faire. Beaucoup de gens ignorent ce qu’ils disent. Plus personne ne les écoute.

Je crois que dans le processus de reconstruction de Podemos, il est nécessaire de s’ouvrir de nouveau à la société civile et de fournir un projet inclusif sur le plan social, territorial et même, intergénérationnel. Il doit oser parler de questions qui ne sont pas dans l’agenda des médias, mais que les Espagnols subissent tous les jours. Par exemple, les inégalités croissantes entre les grandes métropoles et l’Espagne rurale.

Mais il faut aussi politiser les situations dramatiques que subissent 80% des Espagnols, comme le fait d’avoir un membre de la famille en situation de dépendance. Et pour cela, il n’est pas suffisant de parler de « Ley para la dependencia » (Loi pour la promotion de l’autonomie personnelle et l’assistance aux personnes en situation de dépendance) du gouvernement de Zapatero. Il faut parler des cas spécifiques, et du quotidien que les Espagnols vivent tous les jours. Il est nécessaire de politiser la souffrance psychologique et économique que subit une famille qui a à sa charge une personne âgée avec une maladie comme, par exemple, l’Alzheimer.

Le langage utilisé par Podemos n’a plus cette capacité de se connecter avec ces situations quotidiennes. Il s’est transformé en routine. Il n’est pas possible que Pablo Iglesias fasse les mêmes discours que ceux qu’il faisait en 2014 ou 2015. Ils ont perdu toute force, même si leur contenu est juste et précis.

N’importe qui extérieur au parti peut le constater. Ce que je ne comprends pas, c’est qu’ils ne le voient pas à l’intérieur.

LVSL  – Pablo Iglesias et Íñigo Errejon semblent désormais avoir atteint un point de rupture après l’initiative d’Errejon de faire campagne sous la marque de Manuela Carmena, la maire de Madrid. Quelles sont les causes de cette situation et les conséquences pour Podemos?

GF – C’est un processus complexe dont les causes sont multiples. L’une d’elle a à voir, d’un côté, avec la mission de remporter la communauté de Madrid donnée à Errejón par la direction de Podemos, et de l’autre, la sensation qu’il manque un électrochoc qui puisse mobiliser les citoyens progressistes qui ont vécu les derniers mois avec beaucoup de peur et de désenchantement. De ce point de vue, l’alliance d’Errejón et de Carmena me semble être capable de s’adresser à des secteurs de la population que la direction de Podemos n’arrive pas à toucher, en particulier les électeurs plus volatils et désidéologisés.

Les élections andalouses ont démontré qu’il y a des unions qui affaiblissent et des divisions qui renforcent, en particulier lorsqu’on parle de systèmes électoraux proportionnels, comme dans le cas de la communauté de Madrid. Il est possible que la candidature de Podemos soit capable de mobiliser un certain type de personnes et que la candidature d’Errejón-Carmena en mobilise d’autres. Cela était le plan initial de Podemos avec Izquierda Unida. S’ils sont intelligents et qu’ils ne la jouent pas salement, cela fonctionnera.

LVSL – De nombreuses élections auront lieu au mois de mai : régionales, municipales, européennes, et peut-être même nationales. Que pourrait-il se passer à l’occasion de ces élections ?

GF – Il est de moins en moins possible qu’il y ait des élections générales en mai. Cependant, les élections municipales, régionales et européennes vont avoir lieu en même temps. La situation est très difficile. Il est possible que le modèle andalou (accord entre PP, C’s et Vox) se répète dans beaucoup de mairies et régions. Il sera essentiel que les forces progressistes remportent encore des victoires dans les mairies les plus emblématiques, comme celle de Madrid ou Barcelone. Cela ne sera pas facile. Néanmoins, si les forces du changement arrivent à se maintenir dans certaines des mairies les plus grandes, cela pourra déjà être considéré comme une grande victoire.

Je pense aussi que C’s va finir par se sentir mal à l’aise dans cette situation. Principalement parce qu’un des plaisirs de Vox est de critiquer C’s. Et ils vont continuer à le faire. Il y a même un certain mépris politique réciproque entre eux. Abascal méprise Rivera et Rivera méprise Abascal. En outre, sur les plans politique et stratégique, il est dans l’intérêt de Vox de maintenir C’s sous le feu des critiques pour que ce dernier s’oriente de plus en plus à droite.

C’est pour cela qu’à moyen terme, je ne crois pas que cette coalition des droites puisse se maintenir. Actuellement, le PSOE n’est pas à l’aise dans sa coalition avec Podemos et les nationalistes catalans et, en même temps, C’s se sent mal à l’aise dans sa coalition avec le PP et Vox. Ainsi, il est possible qu’à moyen terme, il y ait une recomposition politique au centre avec une alliance entre le PSOE et C’s.

 

Entretien traduit par Maria Laguna Jerez pour LVSL.

Pablo Iglesias : “Salvini est le fils de Merkel”

L’Espagne vit un moment clé de son histoire. Les élections andalouses de dimanche dernier ont consacré la percée du parti d’extrême droite Vox, et l’effondrement inattendu du PSOE, de telle sorte que la région pourrait être gouvernée pour la première fois par la droite depuis la transition démocratique. Dans ce contexte, Podemos semble s’essoufler et perdre la force qui lui avait permis de surgir de façon tonitruante aux élections européennes de 2014 et aux élections générales qui ont suivi. Que s’est-il passé depuis ? Quelle sera la stratégie du parti pour les prochaines élections européennes ? Comment expliquer l’émergence d’une force d’extrême droite dans un pays qui en était dépourvu ? Nous avons pu poser ces questions à Pablo Iglesias. Entretien réalisé par Lilith Verstrynge et Lenny Benbara.

LVSL – Dimanche dernier, les élections andalouses ont laissé entrevoir un paysage politique à mille lieux de tout ce qu’on pouvait imaginer avec l’obtention de 12 sièges par l’extrême-droite et la perte annoncée du contrôle de la région par le PSOE. Comment analysez-vous cette situation et, tout particulièrement, l’essor de Vox ?

Pablo Iglesias – De notre côté, nous devons faire preuve d’autocritique : notre résultat n’a pas été à la hauteur de nos attentes. Je pense que nous avons devant nous tout un travail à faire pour revendiquer, à l’encontre d’un patriotisme qui se contente d’agiter le drapeau, un patriotisme des choses du quotidien, des droits des travailleurs, un patriotisme des droits des femmes, des retraités, un patriotisme du salaire minimum.

Selon moi, ce qui s’est produit avec l’émergence de Vox, c’est la normalisation de discours d’extrême-droite que l’on trouvait déjà au sein du Parti Populaire et de Ciudadanos. Vox n’est rien d’autre qu’un courant du Parti Populaire, un courant qui a toujours existé, mais qui n’osait pas exprimer ce qu’il pensait, tandis qu’aujourd’hui, il l’exprime sans complexe. Désormais, ils affirment sans honte le fait que le franquisme n’était pas une dictature, qu’ils sont opposés au mariage gay, qu’ils sont contre la possibilité pour les couples homosexuels d’avoir des enfants et d’adopter, qu’ils sont contre le fait qu’il y ait des politiques publiques en faveur des femmes, qu’ils sont ouvertement opposés au féminisme, etc.

Ce discours a été normalisé tant par la droite politique, qui s’est située sur des positions d’extrême-droite, que par la droite médiatique. Dans les médias, les discours d’extrême-droite se sont normalisés depuis quelques temps, ce qui s’est traduit par une sorte de “bolsonarisation” de l’Espagne : l’acceptation du mensonge comme manière de faire de la politique, et le fait que des énormités qui vont à l’encontre des valeurs démocratiques puissent être proférées en totale tranquillité. Je pense que ce phénomène est à mettre en relation avec l’émergence de Vox, qui est avant tout un courant du Parti populaire, qui va gouverner avec le Parti Populaire, et avec Ciudadanos.

LVSL – Suite à l’annonce des résultats en Andalousie, vous avez tenu une conférence de presse aux côtés d’Alberto Garzón (Izquierda Unida), au cours de laquelle vous en avez appelé à la constitution d’un nouveau front antifasciste. En 2012, Jean-Luc Mélenchon qualifiait Marine Le Pen de fasciste et défendait l’idée d’une campagne “Front contre Front” : Front de gauche contre Front national. On pourrait considérer que cette stratégie s’est avérée peu concluante, puisque le Front national est aujourd’hui la seconde force politique en France. À l’inverse, une stratégie différente a été appliquée en 2017 avec un certain succès. Pensez-vous que cette stratégie de création d’un front antifasciste puisse fonctionner en Espagne ?

Pablo Iglesias – Je pense que cela serait une erreur. Ce que nous devons réenvisager, c’est la nécessiter de revendiquer les valeurs de l’antifascisme. Les valeurs de l’antifascisme qui sont liées à la défense de l’État-Providence, à la défense des droits des femmes, de la justice sociale et des libertés. Mais je pense que nous n’avons pas en Espagne une force politique équivalente au Front National. Nous assistons à un processus de droitisation vers des positions “ultras” de la part de formations qui pouvaient traditionnellement occuper un espace de centre-droit comme Ciudadanos, ou comme le Parti Populaire. Vox est un courant du Parti Populaire, ils n’ont même pas de traits souverainistes comme pourraient l’avoir le Front national ou la Ligue de Salvini en Italie. Parler d’antifascisme suppose de parler des valeurs qui sont identifiées en Europe comme démocratiques. Quand nous affirmons qu’on ne peut être démocrate sans être antifasciste, cela dérange énormément des partis comme Ciudadanos ou le Parti Populaire, alors que d’autres partis de la droite européenne se sentiraient logiquement plus à l’aise avec l’antifascisme. Pour ma part, je ne le poserais en aucun cas comme une question de front. Il s’agit de comprendre que l’antifascisme, c’est une défense des valeurs démocratiques.

LVSL – À propos la montée de l’extrême-droite en Europe, quelle est la ligne de stragégique de Podemos en vue des prochaines élections européennes ?

Pablo Iglesias – L’Europe ne peut se sauver qu’à condition d’opter pour la justice sociale. Depuis Podemos, nous affirmons que Salvini est le fils de Merkel ; que le néolibéralisme en Europe, que les politiques de gouvernance néolibérale qui ont détruit les bases des États sociaux européens, ont eu pour conséquence l’irruption de forces politiques d’extrême-droite. Nous pensons qu’il peut y avoir un modèle ibérique, un modèle espagnol, un modèle portugais, qui montre que l’Europe pourra exister, de façon viable, uniquement s’il y a de la justice sociale, et la construction et la défense de l’État-Providence.

Pablo Iglesias par ©Dani Gago

LVSL – Ces élections européennes marqueront un anniversaire pour Podemos, qui a émergé lors du scrutin de 2014. Beaucoup de choses ont changé, Podemos s’est institutionnalisé et apparait aujourd’hui comme une force politique davantage normalisée. Quel regard portez-vous sur l’évolution de Podemos au cours de ces années ?

Pablo Iglesias – Très bonne question. Podemos a été la traduction électorale d’un état d’esprit en opposition aux élites, consécutif à la crise économique. Et je suis très fier de ce que nous avons représenté à ce moment-là. Je crois qu’aujourd’hui nous représentons quelque chose de plus. Nous avons démontré que nous pouvons gouverner, et que nous pouvons gouverner mieux que les vieilles formations politiques. Nous en faisons la preuve à la tête des principales mairies d’Espagne, et je pense que nous nous présentons encore aujourd’hui comme une force politique qui continue d’incarner le désir de justice sociale qui s’exprimait il y a cinq ans. Mais, en même temps, nous ne sommes pas seulement l’expression de ce désir de justice sociale dirigé contre les politiques qui ont condamné beaucoup de citoyens à une dégradation de leurs conditions de vie. Nous sommes, en plus de cela, une alternative de gouvernement. Je suis très fier et très heureux de la manière dont nous avons grandi. L’esprit du 15-M [ndlr : mouvement des Indignés] fait partie intégrante de notre âme politique, mais nous pouvons désormais dire que nous sommes une force politique préparée pour gouverner et changer les choses.

LVSL – À ce propos, lorsqu’on observe le mouvement des Gilets jaunes en France, ou l’émergence de Vox en Espagne, on peut considérer que le moment populiste, et ses différents avatars, reste pregnant en Europe. L’axe qui oppose les anciennes forces et les nouvelles reste le plus structurant. Ne craignez-vous pas que Podemos apparaisse désormais comme une force « ancienne », ou tout du moins institutionnelle ?

Pablo Iglesias – L’expression de « moment populiste » est bien plus pertinente que l’idée selon laquelle le populisme est une idéologie, car elle identifie le populisme aux moments politiques d’exceptionnalité. Bien évidemment, ce moment populiste est toujours ouvert en Europe, et il a le plus souvent des traductions politiques d’extrême-droite. L’Espagne a été l’exception, la traduction politique de la crise économique a été l’émergence de Podemos et des expériences municipalistes. Il est tentant pour beaucoup de voir en Vox l’équivalent du populisme de droite qui a émergé dans d’autres pays européens. Cependant, Vox n’est pas une force souverainiste, encore une fois, c’est une force néolibérale. C’est une force qui n’opère pas à partir des contradictions que génère le développement de la crise européenne. C’est une force réactionnaire, ce qui n’est pas la même chose qu’être populiste de droite. Bien que ce moment soit toujours d’actualité en Europe, je pense donc que ceux qui essaient d’identifier le processus de construction d’un bloc réactionnaire en Espagne aux expressions du populisme de droite européen, tels que Salvini en Italie ou le FN en France depuis 2008 et son virage « souverainiste », font fausse route. Je crois qu’en Espagne, pour le moment tout du moins, il n’existe pas d’extrême-droite populiste. Nous sommes face à une extrême-droite réactionnaire, monarchiste, néolibérale, machiste, mais qui toutefois n’évolue pas dans le cadre des contradictions de la crise de l’UE.

LVSL – Il semble que les clivages que Podemos était parvenu à placer au centre du débat politique ont eux aussi évolué. Peut-on dire que Podemos s’est laissé entraîner vers une réaffirmation du clivage gauche/droite ?

Pablo Iglesias – Je dirais que les géographies idéologiques ne sont pas statiques. Il existe une géographie du type ceux d’en haut contre ceux d’en bas, bien sûr, et elle continue d’opérer. Mais il existe aussi une géographie gauche/droite qui n’a jamais cessé d’opérer. Disons que la capacité à se situer dans ces géographies qui se recouvrent dépend aussi du contexte et des moments. Je ne définirais donc pas la réalité politique de façon dichotomique : ou ceux d’en haut contre ceux d’en bas ; ou la gauche contre la droite. Ce sont des géographies qui, bien souvent, se superposent, et je dois évidemment reconnaître que les réalités évoluent, que les dynamiques de gouvernement modifient les contextes. De notre côté, on continue pragmatiquement de définir la même chose, mais il est très rare qu’une force politique puisse fixer les termes du débat de manière unilatérale. Ces termes sont déterminés par une multitude d’acteurs. Faire de la politique, c’est se situer en relation à ces termes du débat, et c’est toujours multilatéral.

LVSL – Les résultats en Andalousie ont conforté le gouvernement socialiste dans l’idée qu’un panorama plus négatif encore pourrait se dessiner s’il tarde à convoquer de nouvelles élections. Il est donc possible que Pedro Sánchez convoque des élections générales autour de mars-avril. Comment envisagez-vous ce scénario ? Pensez-vous que des élections anticipées pourraient bénéficier à Podemos ?

Pablo Iglesias – Je pense qu’à l’heure actuelle, au vu des récentes déclarations du président du gouvernement, qui a annoncé vouloir présenter son Budget au mois de janvier, trois scénarios sont envisageables. Dans le premier cas, qui n’est pas le plus probable selon moi, le budget est adopté. Pour notre part, nous travaillerons en ce sens, mais je suis conscient que la tâche est difficile. Deuxième scénario : le gouvernement organise un « superdimanche » électoral [ndlr : tenue des élections générales, municipales, autonomiques et européennes le 26 mai 2019]. Je pense que cette option pourrait déplaire à certains barons socialistes, et beaucoup d’entre eux se rebelleront face à cet éventuel désir du gouvernement de jouer toutes les cartes en un seul mouvement. Troisième possibilité, si l’on accélère les procédures du débat budgétaire au Congrès, on pourrait avoir des élections en mars ou en avril, bien qu’il soit difficile de le savoir pour le moment car il y a des débats réglementaires à ce sujet. Quoi qu’il en soit, nous devons nous préparer à tous ces scénarios et nous donner les moyens de gagner, indépendamment des conjonctures particulières. Je crois que nous avons fait preuve de maturité en convoquant nos primaires internes rapidement, au mois de janvier, afin que toute la machine électorale soit prête pour gagner sur tous les fronts.

La retranscription a gracieusement été effectuée par Aluna Serrano et Guillaume Etchenique. La traduction a quant à elle été réalisée par Vincent Dain. Nous les remercions pour ce travail précieux.

Vox : la démonstration de force de l’extrême-droite espagnole

Aux élections andalouses du 2 décembre, Vox, parti d’extrême-droite jusqu’alors marginal, a réalisé une percée inattendue. Cette formation nationaliste et ultra-conservatrice entend réaffirmer les valeurs traditionnelles devant l’essor du mouvement féministe et raviver la fierté nationale prétendument mise à mal par la crise catalane et l’immigration. Décryptage. 


 

Le 2 décembre, aux alentours de 22h15, c’est la stupeur en Andalousie. Les résultats officiels des élections autonomiques sont annoncés, et contre toute attente, le bloc des droites vient de décrocher la majorité absolue des sièges au Parlement régional. Le PSOE de Susana Díaz, bien qu’arrivé en tête avec 33 sièges, devrait perdre la direction de la communauté autonome et, par là même, un bastion historique : les socialistes gouvernent l’Andalousie depuis la création de la « Junta de Andalucía » à la sortie du franquisme, il y a 36 ans. Le Parti Populaire, bien qu’affaibli, arrive en seconde position, suivi par les libéraux de Ciudadanos, alliés de La République en Marche. Adelante Andalucía, la coalition regroupant Podemos et Izquierda Unida (IU), pourtant bien placée dans les sondages, doit se contenter de la 4ème place.

La déception est de taille pour Teresa Rodríguez (Podemos) et Antonio Maillo (IU), qui comptaient s’appuyer sur un score confortable pour faire pression sur les socialistes dans le cadre d’un Parlement dominé par les gauches. Mais « los números no dan » : le compte n’y est pas. Ce soir-là, tous les regards sont tournés vers l’autre extrémité du panorama politique : Vox, parti d’extrême-droite jusqu’alors électoralement résiduel (0,45% aux élections andalouses de 2015) réalise une percée spectaculaire et parvient à arracher 12 sièges au Parlement régional, avec plus de 11% des voix. Certains sondages leur accordaient entre 1 et 4 sièges, mais la formation nationaliste et ultra-conservatrice dirigée par Santiago Abascal a déjoué tous les pronostics.

Au quartier général de Vox, les sympathisants accueillent la surprise aux cris retentissants de « Yo soy español, español, español ! », tandis que les cadres n’ont qu’un mot à la bouche : la « Reconquista ». « La Reconquête commence en terres andalouses et s’étendra au reste de l’Espagne », peut-on lire sur le compte twitter du parti. Vox, fondé en décembre 2013 à l’issue d’une scission avec le Parti populaire, poursuit sa démonstration de force. Elle avait commencé le 7 octobre dernier, à l’occasion d’un grand meeting au cours duquel 9 000 militants et sympathisants ont fait trembler l’enceinte du palais omnisports de Vistalegre, dans la banlieue de Madrid. Désormais sous le feu des projecteurs médiatiques, Vox et son leader Santiago Abascal entendent s’imposer comme un acteur incontournable du jeu politique en Espagne.

Automne 2018 : le début d’une « Reconquista » pour l’extrême-droite ?

En octobre dernier, c’est sur les terres de Podemos que Vox a entamé sa « Reconquête », en choisissant d’investir Vistalegre pour un meeting à hautes retombées médiatiques. A l’automne 2014, Podemos avait fait de Vistalegre un symbole, le point de départ d’un marathon électoral qui devait permettre aux Indignés de « prendre le ciel d’assaut ».  Quatre ans plus tard, les leaders de Vox l’ont bien compris, la dynamique Podemos a du plomb dans l’aile et les proches de Pablo Iglesias n’ont plus le monopole de la contestation du système politique hérité de la Constitution de 1978. « Nous ne prenons pas le ciel d’assaut, nous le conquérons », assénait Abascal ce 7 octobre 2018, dans le registre belliqueux constamment mobilisé par les leaders de Vox.

Santiago Abascal, 42 ans, est l’homme fort du parti d’extrême-droite, qu’il préside depuis septembre 2014. Cet ancien député régional du Pays-Basque (2004-2009), adepte des propos outranciers à connotation xénophobe, machiste et homophobe, a longtemps fait ses armes au sein du Parti Populaire, qu’il a intégré à l’âge de 18 ans. Il a notamment été sous l’influence de son père, explique-t-il, une ancienne figure de l’Alliance populaire, menacé de mort par l’ETA. « Je suis toujours armé d’un Smith & Wesson, d’abord pour protéger mon père de l’ETA, aujourd’hui pour protéger mes enfants », confiait Abascal à El Español en mai 2017.

Longtemps critique vis-à-vis de la ligne portée par Mariano Rajoy à la tête du PP, il décide d’en claquer la porte en novembre 2013. Il accuse alors le chef du gouvernement conservateur d’avoir « trahi les valeurs et les idées » du parti. En cause, son inaction vis-à-vis de la corruption qui gangrène le PP, et une politique jugée trop laxiste à l’égard des prisonniers de l’ETA. Dans la foulée, Abascal lance son propre parti, Vox, avec l’objectif d’attirer les électeurs de droite « désenchantés » par les politiques du PP. A ses côtés, José Antonio Ortega Lara, ancien fonctionnaire de l’administration pénitentiaire, séquestré 532 jours par l’ETA entre 1996 et 1997, véritable symbole de la lutte anti-terroriste.

Santiago Abascal, leader de Vox.

A Vistalegre, Abascal et Ortega Lara sont épaulés par Javier Ortega Smith, avocat et secrétaire général du parti, lui aussi familier des phrases choc et des polémiques en tout genre. En juin 2018, alors que l’Espagne s’apprête à accueillir l’Aquarius, Ortega Smith poste sur Twitter une photo de lui aux abords de la Méditerranée, à côté d’un canon pointé vers la mer. « Nos frontières se respectent », légende-t-il. Devant la foule de sympathisants enthousiastes de Vistalegre, Ortega Smith reprend fièrement à son compte le fameux slogan de Donald Trump « Make America Great Again » : « Juntos haremos a España grande otra vez ».

La restauration de la grandeur nationale et la fermeture des frontières comptent parmi les leitmotivs du parti. Interrogé par Intereconomía peu avant le meeting du 7 octobre, Santiago Abascal use d’une métaphore qui n’est pas sans rappeler la formule de Marine Le Pen à propos des « clés de la maison France » : « Nous croyons en la propriété privée. Nous croyons que l’Espagne, en tant que nation, est la propriété privée des Espagnols. L’Espagne, notre foyer, notre maison, a ses murs et ses portes d’entrée. Les Espagnols décident à qui ils ouvrent la porte ». Une formulation travaillée qui n’empêche pas les leaders de Vox de s’exprimer plus crûment à propos de l’immigration en évoquant une « invasion programmée » ou en agitant le spectre d’une « islamisation » de l’Espagne.

Parmi les « 100 mesures urgentes pour l’Espagne », présentées en guise de programme politique à l’occasion du grand meeting de Vistalegre, la lutte contre l’immigration tient une place prépondérante : « déportation » des migrants clandestins dans leurs pays d’origine, durcissement des conditions d’attribution de la nationalité, restriction de l’accès gratuit aux soins pour les sans-papiers, érection d’un « mur infranchissable » à Ceuta et Melilla (les deux enclaves espagnoles en Afrique du Nord), suspension de l’espace Schengen, etc.

Autre obsession affichée par Vox : la réforme de l’organisation territoriale et la recentralisation autoritaire du pouvoir politique. Le parti entend s’attaquer frontalement à l’État des autonomies, compromis forgé au cours de la Transition pour satisfaire les doléances des « nationalismes périphériques », qui fait de l’Espagne un État largement décentralisé. Pour Vox, les compétences en matière d’éducation, de santé, de sécurité et de justice doivent réintégrer le giron exclusif de l’État central. Un élément revient sans cesse dans les discours de Santiago Abascal et de ses acolytes : la suspension définitive de l’autonomie de la Catalogne et l’illégalisation des partis « séparatistes ». « Un seul gouvernement et un seul Parlement pour tous les Espagnols », « Une Espagne, pas 17 », scande le leader de Vox à Vistalegre, recevant pour réponse une pluie de « Puigdemont, en prison ! », en référence à l’ancien Président de la Généralité de Catalogne, cible favorite des militants du parti.

Vox affiche par ailleurs une orientation ultra-conservatrice à travers une ligne de défense des valeurs traditionnelles. Le parti souhaite abroger le mariage homosexuel ainsi que la loi sur l’avortement. Ses dirigeants s’en prennent régulièrement aux mouvements féministes accusés d’« opprimer » les hommes, et fustigent « les lois totalitaires de l’idéologie du genre », selon les termes de Santiago Abascal. Le parti entend revenir sur la loi contre la violence de genre afin de la remplacer par une loi sur les « violences intrafamiliales », et fait de la lutte contre les soi-disant « fausses plaintes » pour agressions sexuelles un cheval de bataille. Dans cet arsenal de préconisations conservatrices, on retrouve également la protection de la tauromachie, présentée comme un élément indissociable du patrimoine culturel espagnol, ou encore la valorisation de la chasse, « activité nécessaire et traditionnelle du monde rural ». De manière générale, Vox met un point d’honneur à s’adresser à une population rurale délaissée, à travers un discours axé sur la modernisation des infrastructures et la résorption des déséquilibres territoriaux. Un discours exacerbé lors de la dernière campagne électorale, qui a sans nul doute trouvé un écho en Andalousie, première région agraire d’Espagne.

L’affirmation d’une nouvelle droite réactionnaire et populiste à la faveur de la crise catalane

Pour tout observateur de la vie politique espagnole, il est une particularité qui saute aux yeux au regard du contexte européen actuel : contrairement à la plupart de ses proches voisins, l’Espagne semble avoir été épargnée par l’installation d’un parti d’extrême-droite d’orientation nationale-populiste, à l’instar du Front National ou de la Ligue italienne, en mesure de capter à son profit le mécontentement de franges significatives de la population. Les explications sont plurielles. Sevrés par quatre décennies de dictature nationale-catholique, les Espagnols auraient durablement rejeté aux marges du système politique les formations identifiées à l’extrême droite. Les nostalgiques du franquisme, bien que structurés en réseaux d’influence au poids non négligeable (la Fondation Francisco Franco en est une illustration), peineraient à se doter d’une véritable expression politique. D’autant plus que l’espace disponible semblait jusqu’alors étriqué, du fait de l’existence d’un grand parti conservateur solidement enraciné, capable d’embrasser l’ensemble du spectre idéologique des droites, des libéraux modérés aux nationalistes les plus chevronnés : le Parti Populaire, héritier de l’Alliance Populaire fondée par d’anciens cadres franquistes lors de la Transition à la démocratie.

La vague de bouleversement des systèmes partisans qui traverse la plupart des pays européens n’a pas épargné l’Espagne, loin de là. Seulement, jusqu’alors, elle ne s’était pas traduite par l’affirmation d’une force populiste réactionnaire. Dans le sillage du mouvement des Indignés, qui s’est érigé en 2011 contre la corruption et la « séquestration » de la démocratie par les pouvoirs financiers, c’est le parti populiste de gauche Podemos qui est parvenu à catalyser les colères, conférant à l’indignation manifestée sur les places un débouché politico-électoral démocratique et progressiste. Mais depuis plusieurs mois, la formation de Pablo Iglesias n’a plus le vent dans le dos, et la crise catalane a profondément rebattu les cartes.

Meeting de Vox à Vistalegre, le 7 octobre 2018

Car la percée manifeste de Vox est à mettre en relation avec les événements qui ont émaillé l’automne 2017 en Catalogne et qui ont sensiblement bousculé les coordonnées du jeu politique espagnol. C’est ce qu’affirme Guillermo Fernández, chercheur à l’Université Complutense de Madrid, spécialiste des droites radicales en Europe : « depuis la fin de l’ « aznarisme », une partie de la droite espagnole la plus radicale a entamé un projet de reconstitution du régime de 1978 dans un sens autoritaire et centraliste. Ce projet, que l’extrême-droite espagnole a toujours porté puis actualisé au milieu des années 2000, entre aujourd’hui en connexion avec un sentiment de lassitude d’une partie de la société espagnole, qui s’est sentie humiliée par les revendications indépendantistes catalanes. ». L’accélération du « processus » indépendantiste en Catalogne a contribué à polariser la société autour de la question territoriale, et exacerbé parmi les « unionistes » le sentiment d’appartenance à la nation espagnole, sur lequel Vox s’appuie prioritairement.

Par ailleurs, la gestion chaotique de la crise catalane par le Parti Populaire, accusé par Vox – mais aussi par les libéraux de Ciudadanos – d’avoir fait preuve d’un manque de fermeté, a contribué à libérer un espace pour une demande de reprise en main autoritaire de la situation. Pour Guillermo Fernández, l’ « automne catalan » a mis en lumière l’un des aspects de la crise de régime que traverse l’Espagne, à laquelle Vox apporte une réponse par la droite : « De même que beaucoup d’Espagnols de gauche ont fait une lecture critique du régime de 1978 suite à la crise de 2008 (ce qui a donné lieu à l’esprit de rébellion qui a alimenté le mouvement des Indignés et a fait naître Podemos), beaucoup d’Espagnols de droite ont vu dans la crise catalane l’échec du régime des autonomies, et aspirent désormais à une réforme en profondeur de l’État vers plus de centralisme ».

En fustigeant l’impuissance du PP et les tergiversations de Ciudadanos, Vox trace une frontière nette vis-à-vis des partis de l’ordre constitutionnel. Cette démarcation se manifeste rhétoriquement par les attaques répétées à l’encontre de la « droite lâche » du PP (« derechita cobarde ») et de la « girouette orange », Ciudadanos. Vox se distancie d’une droite qui refuserait de s’assumer comme telle et qui aurait cessé de défendre les valeurs intrinsèquement liées à la communauté nationale. C’est ce que souligne Iago Moreno, rédacteur au journal La Trivial : « Vox pointe du doigt les partis de droite comme les éléments d’un establishment politique incapable de répondre aux problèmes de l’Espagne. Ils ont mis en place à partir de cela un discours qui oppose l’ « Espagne vivante » à un bloc regroupant le PP, Ciudadanos et le PSOE (…) Ils construisent une bombe politique capable de mobiliser des éléments aussi différents que le ressentiment machiste face à l’essor du féminisme, les demandes de fermeté à l’égard de l’indépendantisme qui émanent d’une grande partie de la droite, le contrôle des frontières, ou les demandes de mettre un terme au financement des partis et des syndicats par l’argent public. »

La défense de l’« Espagne vivante » est l’axe privilégié du discours populiste de Vox : elle oppose l’Espagne des traditions, des ancêtres et des territoires, à une élite politique déconnectée des réalités matérielles et accusée de trahir les fondements de l’identité nationale. À Vistalegre, Santiago Abascal dénonçait vigoureusement la « supériorité morale qu’a imposée la dictature du politiquement correct, dominée par les « progres » (progressistes) ». Le président du parti s’attaque tout aussi bien à la « gauche morale » représentée par Podemos, le PSOE ou encore les mouvements féministes en plein essor, qu’au Parti Populaire accusé d’avoir lâché du lest sur les questions de société. Le discours de Vox entend ainsi déclencher un sursaut d’orgueil chez cette Espagne authentique, idéalisée et mythifiée, appelée à envoyer valser la condescendance des élites qui méprisent les coutumes populaires. Il prend la forme d’une injonction à agir sans peur et sans honte, à assumer les valeurs reçues et transmises de génération en génération, réaffirmant la famille comme le socle primordial de la nation.

Ce récit politique soigneusement étoffé est alimenté et renforcé par l’usage d’un registre épique, d’une mystique guerrière et conquérante. Pendant la campagne andalouse, Santiago Abascal n’hésite pas à se mettre en scène à dos de cheval sur un fond musical du Seigneur des anneaux, chevauchant triomphalement vers la « Reconquête » promise. Guillermo Fernández résume : « Vox a donné corps à l’ « Espagne des balcons », par le biais d’une épique nationale de la reconquête, qui injecte un shoot de vitamines à la fierté nationale blessée depuis la crise catalane. C’est ce récit épique qui a permis de s’adresser transversalement aux Andalous ».

Une chose est sûre : l’irruption de Vox sur la scène politique espagnole est actée, et le phénomène n’est pas près de se tarir dans les mois qui viennent. Les thèses défendues par le parti d’extrême-droite rencontrent d’autant plus d’écho qu’elles sont parallèlement banalisées par l’adoption d’une ligne dure au sein du Parti populaire, depuis le changement de direction consécutif à la chute de Mariano Rajoy. Pablo Casado, nouveau secrétaire général du PP, entreprend en effet depuis plusieurs mois de mettre à l’agenda la thématique de l’immigration, sur laquelle Vox dispose incontestablement d’un avantage compétitif. Ce virage à droite des conservateurs conjugué à l’essor du parti d’Abascal risque fort d’accentuer une forme de droitisation du débat public en Espagne, au détriment de Podemos mais aussi du fragile gouvernement socialiste de Pedro Sánchez, affaibli de plus belle par les résultats des élections andalouses.

Désormais, Vox met le cap sur les élections européennes de mai 2019, et entend bien pour cela constituer des alliances fructueuses auprès d’autres forces d’extrême-droite. Des liens ont d’ores et déjà été noués au printemps dernier avec Steve Bannon, ancien proche conseiller de Donald Trump, comme l’indique Guillermo Fernández : « Vox a annoncé publiquement au mois de mars avoir trouvé un accord avec Stephen Bannon pour que des collaborateurs du stratège nord-américain travaillent avec le parti, particulièrement pour mener une campagne internationale en faveur de l’unité de l’Espagne dans le conflit catalan ».

Parmi les droites radicales d’Europe, Vox pourra difficilement espérer nouer une franche amitié avec la Ligue italienne (ancienne Ligue du Nord), compte tenu des relations houleuses entretenues par Santiago Abascal avec Matteo Salvini, fervent soutien des nationalismes catalan et basque. En revanche, l’idylle semble plus probable avec le Rassemblement national français. Marine Le Pen saluait d’ailleurs sur Twitter la percée de Vox en Andalousie au soir des résultats : « Mes vives et chaleureuses félicitations à nos amis de @vox_es qui, ce soir en Espagne, font un score très significatif pour un jeune et dynamique mouvement ».

Toutefois, précise Fernández, Vox se rapproche davantage du courant « libéral-conservateur » du Rassemblement national : « L’idéologie de Vox ressemble plus à celle de Marion Maréchal qu’à celle de Marine Le Pen ou du secteur social-souverainiste (du moins ce qu’il en reste). Vox est favorable à des baisses d’impôts drastiques, se montre très critique envers le mariage homosexuel, l’avortement ou l’euthanasie, et plaide pour une régulation de l’excessive bureaucratie de l’État-Providence ».

A gauche, la question s’impose : que faire ? Au lendemain des résultats en Andalousie, des centaines de manifestants se sont réunis dans les rues de Séville pour contester l’entrée du « fascisme » au Parlement régional, aux cris de « Vive la lutte de la classe ouvrière ». Même son de cloche du côté des dirigeants de Unidos Podemos. Dans la foulée de l’annonce des résultats, Irene Montero réagissait sur Twitter : « Alerte pour les femmes, les retraités, les travailleur.euse.s. Ou nous les arrêtons, ou ils diviseront nos quartiers, ils feront en sorte que nous nous détestions entre voisins et que les puissants restent intouchables. Stoppons le machisme, la haine, le fascisme. Nous devons nous bouger pour les freiner en Espagne ».

Pour Fernández, les forces de gauches doivent prendre garde à ne pas s’enfermer dans une posture morale : « Il est fondamental que dans les milieux progressistes, on ne se contente pas d’une critique exclusivement morale de ce qu’implique Vox, et que l’on recherche les causes qui expliquent cette irruption surprenante et à bien des égards exorbitante. Car ce n’est pas que les Andalous soient devenus d’extrême-droite du jour au lendemain : Vox a su toucher un mécontentement latent qui demeurera présent dans la société espagnole dans les prochains mois et les prochaines années. »

Íñigo Errejón : « On gagne lorsque l’on cesse d’être le candidat de la gauche pour devenir celui de la dignité et de la souveraineté nationale »

Íñigo Errejón à l’université d’été de LVSL © Ulysse Guttmann-Faure (2018)

Un an s’est écoulé depuis notre premier grand entretien avec Íñigo Errejón. En France comme en Espagne, le paysage politique a profondément évolué. La question catalane, l’émergence de Ciudadanos, les grandes manifestations féministes et la destitution de Mariano Rajoy au profit de Pedro Sánchez laissent entrevoir une société qui reste en ébullition. Dans les coulisses de notre Université d’été, nous avons saisi l’occasion de dresser le bilan de ce nouveau panorama et de l’actualité de l’hypothèse populiste. Autre question de fond, les mouvements qui s’étaient approprié la rhétorique d’opposition entre le peuple et l’oligarchie en s’éloignant de la gauche semblent progressivement revenir à une identité de gauche. Quel sera le destin de ces forces ? Entretien.

LVSL – La relation entre Podemos et le PSOE semble s’être apaisée. Le moment destituant au cours duquel vous fustigiez le « PPSOE » et opposiez la caste au peuple semble derrière vous, comme si le populisme de Podemos avait été mis de côté. Diriez-vous que le moment populiste s’arrête lorsque l’on entre dans l’arène institutionnelle ? Peut-on tenir un discours populiste depuis les institutions ?

Íñigo Errejón – Nous avons assez peu réfléchi à la manière dont le populisme entre en relation avec les divers régimes politiques suivant qu’ils sont présidentiels, présidentialistes ou parlementaires. Le populisme est une hypothèse politique qui entre plus facilement en rapport avec les régimes présidentialistes, du fait, premièrement, de l’existence d’un leader pour lequel on vote directement, qui jouit d’une relation directe avec le peuple, et qui finit donc par être plus important que les médiations des partis. Mais aussi parce qu’en dernière instance, on n’est jamais obligé de choisir un allié. Lorsqu’on se présente à la présidentielle, on le fait toujours en y allant seul contre tous les autres. Les alliances se décident après, au moment des législatives. Mais lorsqu’on décide qui sera président, moment de politisation le plus élevé s’il en est, on est seul contre tous.

En ce qui nous concerne, nous sommes dans un régime parlementaire, qui dès le début nous a obligés à choisir des alliés avec qui nous pourrions développer nos projets et faire passer des lois. Sauf qu’au Parlement, il n’y a pas de haut et de bas, il n’y a qu’une droite et une gauche. C’est une rhétorique beaucoup plus adaptée à l’ordre institutionnel et bien plus modérée que la rhétorique haut-bas, ou que la rhétorique peuple-oligarchie. C’était pourtant celle qui régissait le quotidien de nos décisions politiques au sein des institutions. Il en va de même avec la façon dont on est disposés au Congrès. Celle-ci habitue les gens à nous voir assis à côté des députés du PSOE. Vous avez le PSOE ici, Ciudadanos là, et le PP à l’extrémité. Cette géographie visuelle et symbolique a familiarisé les Espagnols avec l’idée que nous n’étions plus des outsiders qui investissaient les institutions pour défendre le bien-être collectif, promouvoir la volonté générale et réaliser les désirs du peuple ; mais au contraire à l’idée que nous étions un acteur politique supplémentaire, qui allait devoir développer des relations avec d’autres forces, et choisir des partenaires pour porter des projets de lois. Si nous avions agi de façon négative, en disant, nous ne voterons avec personne, ils sont tous pareils, qu’ils s’en aillent… je pense que cela nous aurait coûté très cher.

“Une certaine dynamique plus institutionnelle que populaire s’est restaurée dans le pays”

Cette mécanique s’est enclenchée dès la première décision, lorsqu’il a fallu décider si Rajoy continuerait à gouverner ou non, et si nous allions conclure un accord avec le PSOE ou non. Cela vous oblige à établir – si vous me permettez l’expression – des degrés pour définir les « ennemis du peuple ». Car ce sont tous des ennemis du pays réel et des gens, mais certains le sont plus que d’autres. Sans quoi, s’ils étaient tous équivalents, s’ils étaient tous des ennemis des gens ordinaires, pourquoi bloquer Rajoy et soutenir la candidature de Sánchez ? Cela constitue une limite de l’hypothèse populiste. Si cela s’était passé dans un moment d’effervescence sociale, de grandes mobilisations, de grands débats politiques et de profonde délégitimation des institutions, nous aurions pu imaginer un autre scénario. Mais comme cela ne s’est pas passé ainsi, nous sommes entrés dans la logique parlementaire et dans la guerre de position au sein de l’État, ce qui implique de décider qui est l’ennemi principal et qui sont les partenaires potentiels. Cela veut dire que depuis ce moment-là, et particulièrement depuis l’investiture de Sánchez, un certain ordonnancement du champ politique autour de l’axe droite-gauche a été restauré. Ainsi, et pour parler comme Ernesto Laclau, une certaine dynamique plus institutionnelle que populaire a été restaurée dans le pays.

De facto, dès 2015, nous gouvernions dans des grandes villes grâce à l’appui du PSOE. Et il ne s’agit pas seulement d’un soutien ponctuel le jour où ils ont dû nous accorder leurs suffrages. C’est un soutien pour tout : pour approuver les budgets, mener des projets, élaborer un plan d’urbanisme, etc. Cela fait qu’aux yeux des Espagnols, le PSOE et Podemos s’affrontent, mais peuvent arriver à des accords, ce qui veut dire qu’ils ne sont pas si éloignés. Cela vaut également pour le PP et Ciudadanos. Pour cette raison, un système à deux axes s’est établi : un axe gauche/droite d’une part et un axe nouveau/ancien de l’autre. Le problème étant que l’axe gauche/droite commence à être prééminent et qu’il y a deux formations nouvelles et deux formations anciennes de chaque côté de l’axe.

LVSL : Vous avez plaidé à plusieurs reprises pour l’instauration d’une « compétition vertueuse » avec le PSOE. Quels rapports entretenez-vous aujourd’hui avec le parti de Pedro Sánchez ?

Íñigo Errejón – Le PSOE est la clef de voûte du système politique espagnol. Parce que le parti socialiste a été à la fois le parti des pires désillusions pour les classes subalternes en Espagne, et le parti des plus importantes conquêtes de droits pour ces mêmes classes subalternes dans le cadre de la démocratie espagnole. Le parti a cette double identité. A gauche, on a l’habitude d’insister sur les désillusions, mais pour beaucoup de gens le PSOE demeure le parti des pensions [NDLR, l’expression désigne les pensions de retraite, mais plus généralement les prestations versées par la sécurité sociale pour veuvage, incapacité, ou orphelinage], de la santé, de l’enseignement public et de la modernité. Cette situation conduit aussi au fait qu’en Espagne, une grande partie des régressions néolibérales les plus dures ont été réalisées par le PSOE. Seul le PSOE détient la légitimité pour intégrer les couches populaires, y compris les plus politisées, à l’ordre institutionnel : pour adhérer à l’OTAN, pour mener à bien la désindustrialisation, pour déréguler le marché du travail et encourager le développement des entreprises d’intérimaires, etc. Le PSOE est le parti de l’intégration des classes subalternes à l’ordre et au régime de 1978, avec ce que cela a de bon et de mauvais, avec ce que cela produit de citoyenneté, mais également de subordination. Les couches populaires ont donc été intégrées, mais de façon subordonnée.

Cela étant dit, quels rapports doit-on entretenir avec le PSOE ? La réponse est conditionnée par le fait que dans tous les endroits où nous gouvernons, nous le faisons grâce au PSOE. Et dans tous les endroits où il gouverne, sauf en Andalousie, il le fait grâce à Podemos. Il y a là une contradiction : nous sommes les plus féroces concurrents du PSOE lors des élections, mais le jour d’après nous devons former une alliance, et là où nous ne le faisons pas, nous nous retrouvons dans l’opposition. La situation est donc complexe. Le gouvernement actuel de Pedro Sánchez élargit l’espace progressiste. Il élargit la possibilité de former des coalitions progressistes qui promeuvent la redistribution des richesses sur une grande partie du territoire national. Et en même temps, il a une autre volonté : il veut évidemment nous engloutir et nous embrasser suffisamment fort pour nous affaiblir. Nous devons donc manœuvrer finement.

Il y a deux dangers dans la relation avec le PSOE. Il y a d’abord celui de rester à sa gauche comme un nain gauchiste fâché qui vocifère « Ah ! Mais vous êtes des traîtres parce qu’en 1991 vous avez fait ça… et puis parce que vous n’allez pas faire ça… » au moment où la grande majorité du peuple espagnol est optimiste et perçoit le gouvernement de façon positive. On peut donc finir comme le parti communiste qui est éternellement fâché avec le PSOE et qui le sermonne, ou alors comme un petit assistant dont l’unique intérêt est de fournir des voix pendant que le PSOE gouverne sans nous. Il faut éviter ces deux écueils.

Quelle voie faut-il emprunter ? J’ai parlé de compétition vertueuse, je m’explique : « Voilà, nous allons tous les deux continuer à nous battre dans les articles de presse, dans les urnes, dans les campagnes électorales, sur les plateaux de télévision, et c’est tant mieux. Nous devons expliquer aux gens que nous allons essayer d’arriver à une compétition gagnant-gagnant, en mettant en place une enchère pour voir qui représente le mieux les espoirs de l’Espagne d’équilibrer la balance sociale, de redistribuer les richesses et de moderniser les institutions. Dans cette compétition que nous établissons, toi, Parti Socialiste et moi, Podemos, nous allons élever le niveau général des attentes de la société espagnole. »

Quand j’ai écrit autour de l’idée de compétition vertueuse, je pensais à la relation entre Ciudadanos et le PP. Ciudadanos et le PP se tapent beaucoup dessus devant les caméras, et après ils font des accords et votent toujours ensemble. Et ils ont inauguré – enfin plus maintenant puisqu’ils ont perdu le pouvoir – un fonctionnement politique en Espagne dans lequel le processus d’enchère entre les deux partis de droite ne nuisait pas à la droite, mais au contraire la faisait grandir, et avait pour conséquence que le débat politique était dominé par la droite. Désormais, nous aussi nous avons des conditions propices pour établir quelque chose de semblable. Les conditions existent pour que le gouvernement dise : « votons ensemble, avançons ensemble sur des mesures, et affrontons-nous après pour voir qui les impulse ». Je pense que cela nous place dans une position compliquée, mais si nous savons bien nous y prendre, cela peut nous permettre de nous transformer en force de gouvernement plus rapidement. Il s’agit de soutenir et d’accompagner le Parti Socialiste, tout en lui imposant un horizon. Le but n’est pas pour nous de discuter sur comment nous souhaitons nous entendre avec le PSOE, mais d’avoir la force intellectuelle, morale et esthétique d’imposer des objectifs au Parti Socialiste, qui au début paraîtront fous, mais qu’il leur faudra bien se résoudre à accepter parce que nous les aurons mis à la mode, parce qu’ils seront devenus populaires chez les jeunes qui les soutiennent, dans leurs familles, parce qu’au fond nous aurons gagné la bataille intellectuelle.

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Pedro Sánchez est secrétaire général du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et Président du gouvernement depuis le 2 juin 2018 ©Emiliano García-Page Sánchez

Nous avons obtenu que le PSOE vote contre le TTIP et le CETA au Congrès, ce qui est une victoire importante ; qu’il commence à reconnaître que l’Espagne est un pays plurinational, une patrie dans laquelle cohabitent différentes nations ; que certains membres du PSOE se mettent à dire qu’en Espagne le problème du maintien de l’État-Providence n’est pas lié aux dépenses, mais aux recettes, et qu’on ne le résoudra qu’en faisant en sorte que les plus riches paient les impôts qu’ils doivent à la collectivité ; mais nous avons aussi réussi à ce que dans certains cercles proches du PSOE, on discute du revenu de base. Je n’ai pas pour objectif politique de provoquer des changements à l’intérieur du PSOE. Il s’agit plutôt de dessiner un horizon vers lequel il sera obligé de se diriger. Il nous faut développer une capacité narrative qui nous permette de dire, à chaque fois qu’une avancée se produit, que nous obtenons une conquête : « ça s’est produit, et nous pouvons faire plus, ça s’est produit parce que nous étions là et que nous avons soutenu ce changement, mais nous voulons plus ! » Il faut que chaque avancée, au lieu de désactiver les revendications, les multiplie : « Regardez comment ça s’est passé. Ils disaient que c’était impossible d’augmenter les pensions en Espagne, mais nous l’avons obtenu. Voyez comme c’était un mensonge, il y a de l’argent en fait et c’est possible. C’est précisément parce que nous avons réussi que nous en voulons plus ! ». L’objectif est d’être une force qui regarde au-delà, qui pose des objectifs plus loin en permanence, sans cacher le fait que nous voulons participer aux gouvernements et être à l’initiative. Pour cela, il sera décisif qu’en mai 2019 des coalitions progressistes s’emparent de plusieurs gouvernements locaux et autonomiques [NDLR, l’équivalent des régions en France, avec des compétences plus importantes], et que nous soyons en tête.

LVSL – À propos de cette force hégémonique que vous mentionnez quand vous affirmez que le PSOE est obligé de changer de position, il semble que Podemos a aujourd’hui perdu le contrôle de l’agenda politique en Espagne, que votre parti est à la traîne tandis que le PSOE imprime le tempo. Pensez-vous que Podemos a fait une erreur en 2015 en refusant de s’abstenir pour laisser Ciudadanos et le PSOE former un gouvernement, ce qui aurait permis d’écarter Rajoy du pouvoir plus tôt ? Car c’est cette fois-ci Pedro Sánchez et non Podemos qui a pris l’initiative de la motion de censure qui a expulsé Mariano Rajoy du gouvernement.

Íñigo Errejón – Tout d’abord, la motion de censure a été portée par la somme des partis que nous proposions. Elle ne s’est pas réalisée avec Ciudadanos, mais avec les nationalistes basques et catalans. On nous a dit qu’il était impossible de parvenir à un accord avec eux, et pourtant cela s’est fait. Ça n’a pas fait exploser l’Espagne. Au contraire, elle s’est débarrassée de Rajoy et du parti de la corruption. Le PSOE a tardé à s’y risquer, mais finalement il a fait la démonstration que ce que nous avions proposé était possible.

Cependant, nous nous sommes rendus compte de tout le temps que nous avions offert à Rajoy et à la droite espagnole, puisque, dès lors qu’elle a perdu le gouvernement, elle s’est retrouvée dans une situation interne difficile. Nous avons aussi vu à quel point un gouvernement, même s’il est minoritaire, reste un gouvernement : il nomme des gens à des milliers de postes, prend des milliers de décisions et dicte l’agenda politique du pays. Ce simple fait n’aurait pas changé si Sánchez avait été Président du gouvernement en 2016. Il aurait également exercé le pouvoir, et il nous faut reconnaître qu’en politique, l’endroit depuis lequel on parle est très important. On a beau dire la même chose que le gouvernement, ce que le gouvernement dit depuis le Palais de la Moncloa a bien plus d’autorité et pèse plus sur l’agenda politique.

Le changement de gouvernement est une bonne nouvelle pour l’Espagne, et cela nous ouvre des perspectives, mais comporte également d’immenses risques. Celui qui exerce le pouvoir dispose de ressources, d’espaces et d’un prestige qui permettent de repérer et d’attirer des milliers d’experts, d’intellectuels, d’assistants, et de gens proches de nous qui peuvent désormais être tentés de collaborer avec un gouvernement timidement réformiste, mais qui peut finalement changer les choses.

“Nous ne pouvons pas continuer à être la force politique de la catastrophe et du “tout s’effondre”, parce que l’effondrement n’a pas lieu.”

Nous avons perdu une partie de l’initiative ? Je pense que cela est dû à deux choses. D’une part, Podemos doit analyser la temporalité économique et institutionnelle dans laquelle nous évoluons. Aujourd’hui en Espagne, nous n’évoluons pas dans un contexte économique d’effondrement et de crise absolue. Nous vivons dans un pays qui se remet timidement de la crise, miné par de nombreuses inégalités, avec une base économique très faible et beaucoup d’injustices accumulées dans le passé, mais qui est de plus en plus optimiste sur son avenir. C’est une donnée politique. Les terrasses des bars en Espagne sont de nouveau remplies le soir, les gens recommencent à passer l’été sur la côte, la consommation reprend. Les choses s’améliorent-elles pour autant ? Non ! Les salaires et les contrats de travail sont calamiteux. Les coupes budgétaires dans l’éducation et la santé sont toujours extrêmement sévères. Les pensions ne sont pas suffisantes. Il reste impossible de quitter le domicile familial et de s’émanciper quand on est jeune parce que les loyers sont très élevés. Tout cela perdure. Pour autant, l’Espagne aborde son futur économique avec bien plus d’optimisme. Podemos doit intégrer cela : nous ne pouvons pas continuer à être la force politique de la catastrophe et du « tout s’effondre », parce que l’effondrement n’a pas lieu. De la même façon, il faut abandonner cette idée selon laquelle une force politique comme la nôtre n’arrive au pouvoir que si le pays est plongé dans une crise terrible. Nous n’en avons ni le besoin ni l’envie. Parce que si le pays était effectivement plongé dans une crise terrible, il nous faudrait assumer de prendre les rênes de ce pays défait, mais ce n’est pas le cas aujourd’hui.

D’autre part, il faut s’adapter au moment institutionnel, qui privilégie davantage la capacité à articuler les différences que la capacité à polariser. Podemos doit s’adapter à ce moment dans lequel la logique institutionnelle prime. Une force qui a l’ambition de bâtir une nouvelle hégémonie doit savoir lire dans chaque moment laquelle des deux logiques prime. Et je crois qu’en Espagne c’est actuellement la logique institutionnelle et l’optimisme dans le futur économique et social qui priment. S’adapter à ce moment va être l’épreuve du feu pour déterminer si Podemos est le parti de la crise ou celui qui est capable de construire un nouvel ordre. Nous devons choisir entre rester seulement le parti des moments désespérés, ou être aussi capables d’admettre que les choses s’améliorent : «le pire est passé parce que le peuple espagnol a fait des sacrifices extrêmement durs. Il faut maintenant s’atteler à faire des transformations plus grandes encore pour que cela ne se reproduise pas, pour rétablir les droits d’avant-crise, et pour en obtenir de nouveaux ». C’est une de nos tâches principales ; l’autre, c’est d’être capables d’imposer le tempo à ceux qui sont au pouvoir, ce qui est également très compliqué. À mon sens, le plus grand outil dont nous disposons est le pouvoir territorial. L’Espagne est un pays très décentralisé, dans lequel le gros des compétences n’appartient pas à l’État national, mais aux villes, aux mairies et aux communautés autonomes. Cela veut dire que même avec un pouvoir national aux mains de Pedro Sánchez, il est possible de tracer une voie intéressante si l’on construit des gouvernements plus ambitieux, plus courageux et plus transformateurs aux niveaux régional et municipal. Il faut donc sortir des élections de l’an prochain avec une géographie du pouvoir qui nous permette d’avoir une relation au sein du bloc progressiste qui soit clairement d’égal à égal.

LVSL – Concernant l’axe gauche-droite. On observe chez les forces qui se sont un temps revendiquées du populisme progressiste un retour à l’utilisation de la mythologie et des symboles de la gauche. Pensez-vous que nous vivons un moment de transition entre ces deux logiques, et que l’axe gauche-droite finira par disparaître, ou bien que le populisme de gauche puisse être considéré comme une sorte de synthèse durable comme le défend par exemple Chantal Mouffe ?

Íñigo Errejón – Non, je ne le crois pas. Il y a ici une distinction fondamentale, et nous avons un travail théorique majeur à faire. Certains compagnons de route ont perçu le populisme comme un simple emballage marketing et médiatique pour les communistes dans la période post-moderne. Ils se sont dit : « comme nous vivons un moment singulier, dans lequel tout est désordonné, il nous faut jouer de ce lexique populiste, même si en réalité nous sommes communistes. Il suffit d’utiliser d’autres mots. » Mais quand les périodes électorales se sont achevées, quand les possibilités de victoire se sont éloignées et que le temps des doutes et des incertitudes est venu, qu’ont-ils fait ? Ils sont retournés vers des identités qui rassurent, celles dans lesquelles ils ont grandi, à gauche.

“Nous voulons construire un peuple, y compris avec des gens qui peuvent aujourd’hui encore s’identifier à la droite. Nous n’avons aucun intérêt à construire la gauche. La gauche était une métaphore pour ceux d’en-bas.”

Nous devons donc lutter pour promouvoir une façon de penser, une culture, une esthétique nationale-populaire, qui ne soit pas une illusion d’optique de la gauche, qui ne soit pas un outil de marketing pour les périodes électorales, mais qui soit au contraire une manière différente de voir la politique. Elle reposerait sur le fait que l’opposition fondamentale, la plus radicale, n’est plus l’axe gauche-droite, mais celui qui oppose démocratie et oligarchie. Nous voulons construire un peuple, y compris avec des gens qui peuvent aujourd’hui encore s’identifier à la droite. Nous n’avons aucun intérêt à construire la gauche. La gauche était une métaphore pour ceux d’en-bas. Là où cette métaphore continue à être utile, qu’on l’utilise, je trouve cela très bien. Mais là où elle ne sert plus, abandonnons-la, car il n’y a aucun intérêt à être attachés à une métaphore. Nous n’avons jamais voulu être la partie gauche du peuple.

Íñigo Errejón lors de son intervention à l’Université d’été de LVSL : la conquête du pouvoir d’Etat. Crédits : Ulysse Guttmann-Faure

Nous voulons construire une volonté populaire qui dise : pour vivre mieux, nous devons mettre en place un système économique qui soit écologiquement durable, socialement juste, égalitaire dans les relations de genre, qui permette à tous de vivre sans la peur du lendemain, d’être libres et d’évoluer dans des conditions de relative égalité des chances, de la meilleure façon possible. Voilà ce que nous voulons faire.

Nos compagnons de la gauche nous répondent : « mais ce sont des idées de gauche ! » Appelez-les comme vous voulez. C’est une idée de gauche dans cette partie du monde. La moitié de la planète n’utilise pas ces termes. Ils ne sont pas utilisés dans la plupart des pays d’Amérique latine, ni dans la plupart des pays asiatiques, et n’ont pas été utilisés durant une grande partie de l’histoire des luttes pour l’émancipation et la libération des femmes et des hommes. L’historique des luttes pour construire une société de personnes libres et égales est beaucoup plus riche, bien antérieur et beaucoup plus divers que tout ce qui renvoie à l’étiquette de la « gauche ». Encore une fois, là où cette étiquette aide à mobiliser, qu’on s’en serve. Mais là où elle n’aide pas, il est préférable de ne pas s’en servir. Je n’y suis nullement attaché.

“Le retour à la gauche sera toujours souhaité au sein des partis, mais il nous éloigne des gens du dehors.”

Que se passe-t-il actuellement ? De nombreux camarades ont compris qu’il était possible de faire des concessions à un discours national-populaire dans un contexte d’élections, lorsqu’existe la possibilité de gagner. Quand ces perspectives s’éloignent, ils retournent vers ce qu’on pourrait qualifier de refuge chaleureux, confortable, qui est rassurant sur le plan moral, mais qui ne vaut rien. Les forces progressistes qui ont réussi à construire des majorités pour gagner des élections et transformer leur pays l’ont fait au nom de la nation tout entière, pas de la gauche. Il y a beaucoup de personnes en Espagne qui continuent à avoir peur du fait que leur grand-père ou leur grand-mère tombe malade, et que leurs aïeux n’aient pas de place dans une maison de retraite. Ou qui ont peur qu’ils aient à être opérés, car ils ne savent pas si la liste d’attente pour l’hôpital public va être d’un mois ou de cinq. Et il y a évidemment des personnes à qui on propose un travail de 15 heures pour 600€, pour servir des bières à des Allemands sur la côte, et à qui on dit que s’ils n’acceptent pas, il y a 25 personnes qui attendent derrière.

Tous ces gens, c’est notre peuple, et nous voulons améliorer leur quotidien, pour qu’ils n’aient plus à vivre ce genre de situations. Je ne sais évidemment pas si ces gens sont de gauche ou non. Je n’en ai rien à faire d’ailleurs, cela ne m’intéresse pas. Je veux construire, ou plutôt reconstruire le peuple espagnol, affirmer sa souveraineté et le doter d’institutions et de lois qui lui permettent de vivre le plus heureux possible. Nous devons travailler à former les mots, l’esthétique, les publications et les liens internationaux qui seraient ceux d’une « Internationale nationale-populaire et démocratique. »

De nombreux compagnons de gauche seront des compagnons de route, mais nous ne pouvons pas nous permettre de tomber à nouveau dans nos erreurs passées. Car le retour à la gauche sera toujours souhaité au sein des partis, mais il nous éloigne des gens du dehors. Il est facile de gagner un congrès, un débat interne, et de susciter de la sympathie en faisant référence à ce qui fait partie de notre éducation sentimentale. Mais on oublie que cette éducation sentimentale nous éloigne souvent du peuple et des gens ordinaires. Elle nous fait parler avec des mots, des termes et des références qui nous éloignent du pays réel, qui est celui que l’on veut représenter. En ce sens, ils nous enferment toujours plus dans nos carcans idéologiques hermétiques.

“Le candidat qui l’emporte est celui qui est capable d’hégémoniser la nation, et non d’hégémoniser la gauche.”

Toutes les transformations se font au contraire lorsque ces carcans idéologiques et électoraux se décomposent et volent en éclats. Je me souviens, juste avant que Tsipras gagne les premières élections générales en Grèce, d’une vidéo d’une dame qui avait appelé une émission de télévision. Tsipras était l’invité et ils recevaient ensuite des appels du public. Le présentateur l’interroge : « Allez-vous voter pour Syriza ? » Et elle répond : « Oui, mais je ne suis pas de gauche. J’ai toujours voté pour Nouvelle Démocratie (la droite) mais j’aime la Grèce et je veux le meilleur pour mon pays. Je pense qu’il est grand temps qu’advienne un gouvernement qui ne vole pas et qui fasse respecter la Grèce en Europe ». Quel que soit le bilan que l’on dresse de l’action du gouvernement grec, c’est ce ressort qui a permis à Tsipras de l’emporter. On gagne lorsque l’on cesse d’être le candidat de la gauche pour devenir le candidat de la dignité et de la souveraineté nationale. C’est le cas pour beaucoup d’autres leaders, comme Néstor Kirchner par exemple, qui s’est présenté comme le candidat d’une Argentine digne. Le candidat qui l’emporte est celui qui est capable d’hégémoniser la nation, et non d’hégémoniser la gauche. Quant à nous, nous devons en construire une conception irrévocablement égalitaire, antiraciste, féministe et écologiste. Nous voulons hégémoniser la nation pour la représenter dans son entièreté. Nous ne voulons pas représenter la gauche.

Qu’il y ait des gens qui souhaitent continuer à se définir de gauche ne me pose pas de problème, même si ce n’est pas mon cas. Mais ne commettons pas l’erreur de revenir en arrière et de faire du populisme une simple ressource discursive dans les moments de crise. Nous voulons fonder des partis de masse, des forces politiques, sociales et culturelles qui se donnent pour objectif de faire des laissés pour compte de nos pays le cœur de la nation. Je les qualifierais de forces patriotiques, même si je suis conscient que cette expression est très contestée car les fascistes aussi se disent patriotes.

Mais malgré tout, j’ai peut-être davantage la volonté de leur disputer ce terme plutôt que de m’accrocher à « la gauche ». Je veux leur dire : « nous sommes plus patriotes que vous ». Ceux qui, en France, discriminent les Français selon l’origine de leurs noms de famille, croyez-vous qu’ils représentent la patrie ? Un type qui discrimine les Espagnols en fonction de la langue qu’ils parlent et qui ose s’appeler patriote ? C’est une honte ! Un type qui s’érige avec toute la fermeté du monde contre les immigrés mais qui se comporte comme un toutou lorsqu’il voit Angela Merkel, c’est cela être patriote ? Et celui qui vend la moitié des logements d’Espagne à des fonds vautours nord-américains en même temps qu’il insulte les Catalans ?

Défendre la patrie, ce n’est pas attaquer les Catalans. C’est protéger les droits des Espagnols. Il est plus intéressant de disputer cette idée de « forces patriotiques démocratiques » plutôt que d’en revenir à la gauche. Mais je crois que cette tentation du retour à la gauche est forte, et ce n’est pas un hasard si elle intervient aujourd’hui. Elle intervient quand nous n’avons pas gagné. Car il est rassurant de retourner aux codes habituels, de reparler de classe ouvrière, de renouer avec le passé… Ce sont comme des placebos. Dans un contexte de fragmentation, d’incertitude, nous ne savons pas dans quel sens vont se recomposer les forces politiques ni si nous pourrons concevoir un futur différent du despotisme des privilégiés. Et puisque nous sommes face à l’inconnu, certains se contentent de faire comme si les certitudes du XXe siècle nous aidaient. Cela les aidera seulement à mieux dormir, à être plus à l’aise, mais en aucun cas à gagner. Pour cette raison, il est important que nous n’en revenions pas à la gauche.

LVSL – L’Espagne a vécu ces derniers mois une vague spectaculaire de mobilisations féministes, depuis la grève massive des femmes espagnoles le 8 mars (ou 8-M) jusqu’aux protestations faisant suite au verdict du procès de La Manada. A ces mobilisations de la société civile s’ajoute la réappropriation des thématiques féministes par des partis jusqu’ici assez hermétiques à la question, comme Ciudadanos et même le Parti Populaire réputé très conservateur. Ce phénomène peut être interprété positivement dans le sens où le féminisme acquiert un caractère hégémonique, mais il n’est pas sans poser de nombreuses questions. Quelles sont les différences entre le féminisme de Podemos et celui de Ciudadanos, et comment le féminisme devient-il progressivement un terrain de lutte sur le plan politique ?

Íñigo Errejón – Je dirais que le mouvement féministe est le seul mouvement social en Espagne, non pas le plus grand, mais bien le seul et l’unique. Il ne se limite pas à un ensemble de protestations ni à une somme de manifestations, il constitue véritablement un mouvement social autonome ayant la capacité de faire entrer certains sujets dans l’agenda politique national et d’obliger le reste des forces sociales, politiques et médiatiques à discuter dans ses propres termes. C’est clairement le meilleur exemple d’une force hégémonique qui a littéralement transformé la scène politique en Espagne. Elle l’a transformée grâce à son caractère transversal que personne ne possède. C’est-à-dire que le féminisme a réussi à entraîner, entre autres, des femmes journalistes, ou des présentatrices télé, qui ne se seraient jamais impliquées, ou du moins que l’on n’avait pas vu s’impliquer jusque-là dans d’autres revendications, et qui malgré tout ont fini par s’impliquer dans la mobilisation et la grève du 8 mars (8-M). Leur profil est celui de femmes qui n’avaient jamais participé à une grève avant ça. Cela a obligé toutes les forces politiques à se repositionner. En à peine quelques jours, le féminisme est passé d’une préoccupation minoritaire à une condition minimale pour participer à la compétition politique en Espagne. Aujourd’hui, il est très difficile pour un parti de concurrencer les autres sans faire de concessions, y compris lorsqu’elles sont purement rhétoriques, au féminisme. C’est même impossible.

“Le féminisme en Espagne ne se limite pas à une somme de manifestations, il constitue un mouvement social autonome capable d’imposer certains sujets dans l’agenda politique national (…) C’est le meilleur exemple d’une force hégémonique qui a littéralement transformé la scène politique en Espagne.”

Ciudadanos, au moment de la grève du 8-M, a commencé par dire, deux jours auparavant, qu’il ne la soutiendrait pas car c’était une grève anticapitaliste. Il est clair qu’ils ne souhaitaient pas placer la frontière de telle sorte qu’il s’agisse d’être pour ou contre le féminisme, mais pour ou contre l’anticapitalisme, là où ils pensaient que le sens commun espagnol leur était le plus favorable. Ils ont commencé par dire ça le 6 mars et, cependant, le 8, ils ont été obligés de porter le ruban violet. Le Partido Popular a vécu quelque chose de similaire. Néanmoins, comme ils sont actuellement en période de primaires, le candidat qui a pour l’instant des chances de gagner met l’accent sur un discours de droite plus dur selon lequel le féminisme est une autre forme de collectivisme et qu’en tant que libéraux et conservateurs ils doivent le combattre, mais c’est parce qu’ils sont en pleines primaires [NDLR, Pablo Casado, dont Iñigo Errejón parle, a depuis gagné ces primaires]. Quand ils devront s’adresser aux électeurs et non aux militants, ils recommenceront à faire des concessions au féminisme. Aujourd’hui, tout le monde doit le faire. Selon moi, le défi du féminisme c’est de marcher, comme le disait Lénine, un pas devant les masses, mais un seul. Si le féminisme ne bouge pas, toute l’Espagne sera féministe, mais le féminisme ne changera pas la société. Si le féminisme va trop loin, il se détachera d’un état de l’opinion qui actuellement lui est amplement favorable. Il faut que le mouvement féministe fixe progressivement des buts et des objectifs qui lui permettent d’étendre son soutien dans la population espagnole afin d’obtenir plus de droits.

Le scandale du viol de La Manada et du traitement judiciaire et politique des violeurs (l’un d’eux va être réintégré dans l’armée et tous ont été relâchés après avoir passé relativement peu de temps en prison), alors qu’on a toujours des prisonniers politiques en Catalogne qui, pour avoir organisé un référendum, sont en prison depuis aussi longtemps voire davantage que les violeurs, a provoqué une vague de stupéfaction et de colère qui a de nouveau mobilisé la société espagnole. D’après moi, le plus intéressant dans le féminisme est qu’il ne constitue pas seulement un mouvement de demandes particulières, pour obtenir trois ou quatre politiques publiques, mais qu’il pose un regard sur tous les aspects de la vie sociale, politique, institutionnelle et économique en Espagne : les écarts salariaux, les relations entre les genres, le fait de s’occuper des enfants lorsqu’ils naissent, la représentation dans les espaces médiatiques et politiques, etc. Ce n’est pas qu’une revendication faite au système politique, c’est plutôt une espèce de projet général pour le transformer, en tenant compte du fait que nous ne serons une démocratie de qualité que si nous sommes une démocratie dans laquelle 50% de la population jouissent des mêmes droits que les autres 50%.

Cela a placé tous les partis politiques dans des positions difficiles. Moi, je ne dirais pas que Ciudadanos est un parti féministe. Ciudadanos est un parti qui s’est fait l’écho d’un mensonge qui circule en Espagne à propos des fausses dénonciations pour violences machistes. En réalité, il s’agit de 0,1% des dénonciations. Mais on voit naître toute une réaction machiste qui essaie de nous convaincre qu’une bonne partie des dénonciations pour maltraitance sont fausses. Le parti s’est fait l’écho de cela. Il n’a pas été en faveur des dernières modifications législatives contre la violence machiste… Ciudadanos n’est pas un parti féministe, pas plus que le Partido Popular, mais ce qui se passe c’est qu’ils ne peuvent pas le dire, donc ils vont se laisser entraîner. Pour faire court, vient d’abord le mouvement qui fixe des objectifs pour la société, qui les convertit en des objectifs bons pour tout le monde, et ensuite arrivent les partis conservateurs qui avancent comme si on les traînait à la remorque. Mais si le mouvement cessait d’avancer, ils s’arrêteraient tout net. Il faut que le mouvement continue de marquer le cap et de gagner des droits, et qu’eux continuent d’être remorqués par le mouvement féministe.

Vue aérienne de la manifestation du 8 mars à Barcelone. Credits : Bertran

LVSL – Quels sont les caractéristiques de cette vague féministe en Espagne ? En France, nous avons un mouvement féministe moins puissant au sein de la société. Nous voudrions savoir si cela a aussi à voir avec la culture espagnole.

Íñigo Errejón – Je ne sais pas, car moi aussi j’ai été surpris. Pendant le 15-M [NDLR, le mouvement des places], en 2011, je me souviens que des filles avaient suspendu une pancarte à l’un des échafaudages de la Puerta del Sol, qui disait « la révolution sera féministe ou ne sera pas ». Peu de temps après, un homme qui manifestait aussi sur la place est monté décrocher la pancarte. Son geste a été accueilli par des applaudissements sur la place. Parce qu’à ce moment-là, où le niveau de conscience politique était beaucoup plus faible, l’idée qu’il ne s’agissait pas d’une histoire de machisme ou de féminisme était bien plus répandue. C’était un état d’esprit partagé par l’immense majorité de la population. Je veux dire par là qu’au moment du 15-M en 2011, le féminisme n’était en aucun cas un phénomène hégémonique et transversal, pas même chez ceux qui manifestaient sur les places. Et 7 ans plus tard, c’est le seul mouvement qui a une puissance intergénérationnelle en Espagne. Dans les manifestations féministes on trouve aujourd’hui la génération de ma mère, qui a été l’une des premières à se battre pour le féminisme et contre la dictature franquiste, mais on voit aussi des collégiennes de 14 ans. C’est le seul mouvement à Madrid où l’on voit ça, et c’est le seul où les cortèges politiques sont peu importants. Le gros des cortèges est composé de filles qui viennent manifester avec leurs amies de l’école, qui ne vont peut-être pas à d’autres manifestations, mais qui vont bien à celles-là.

“Le féminisme est le seul mouvement qui a une puissance intergénérationnelle en Espagne. Dans les manifestations, on trouve la génération de ma mère, qui a été l’une des premières à se battre pour le féminisme et contre la dictature franquiste, mais on voit aussi des collégiennes de 14 ans.”

Je ne saurais pas vraiment dire d’où cela vient. Je crois que beaucoup de gens ont fait un travail souterrain pendant des années : dans les secteurs de la musique, de la culture, dans les organisations et les collectifs des mouvements sociaux, etc. Certains d’entre nous ne voyaient pas ce travail, ou alors on le voyait sans réaliser l’ampleur qu’il était en train de prendre. Cela a progressivement produit par le bas une espèce de sororité, de sentiment de fraternité entre les femmes, grâce auquel il y a une génération de très jeunes filles qui s’engage et milite uniquement pour la cause féministe. Par exemple, il y a pas mal de groupes de rap féminins en Espagne, dont tout le contenu de politisation est le féminisme. Après, à travers le féminisme, elles rejoignent d’autres sujets : l’antifascisme, l’anticapitalisme, etc. Mais elles commencent, et se définissent d’abord comme des collectifs de rap féministes. Ou encore dans un des derniers show télévisés, qui s’appelle Opération Triomphe, où les participants sont regroupés dans une maison pour chanter, on a vu tout à coup une des filles gagner en popularité. C’est celle qui avait dit ouvertement « écoute, moi je suis féministe » et son copain, qu’elle avait rencontré là-bas, avait dit « oui, moi aussi je suis féministe, du moins j’essaie de l’être en tant qu’homme, car j’ai beaucoup de choses à corriger ». Le féminisme est entré dans des espaces où aucune autre lutte politique ne peut entrer : dans les médias, dans la musique, au dernier gala des Prix Goya (le gala national du cinéma en Espagne), etc.

Il est entré dans des lieux où personne d’autre ne peut entrer, avec une faculté de pénétration et de transversalité dont je ne connais pas l’origine, mais dont je sais en revanche comment elle s’est démultipliée. Et elle s’est démultipliée en pénétrant dans des secteurs qui ont une grande influence sociale et culturelle : le cinéma, la musique, ou encore avec cette fille de télé-réalité qui était populaire à ce moment-là. Ces secteurs de la société ont mis le sujet à la mode. Après, ils n’auraient jamais réussi s’il n’y avait pas eu antérieurement tout le travail effectué par le mouvement féministe qui milite avec une surprenante capacité d’autonomie. Quoi qu’il se passe dans l’agenda politique, chaque année le 8 mars, on assiste à des mobilisations et des initiatives qui ont leur propre programme, et je suppose que dans ces processus sociaux on ne sait jamais vraiment ce qui va provoquer l’explosion. Mais cela se répète, année après année, et soudain, boum, il se produit un mouvement exponentiel dont il est difficile d’identifier la cause, mais qui est clairement la chose la plus salutaire qui soit arrivée à l’Espagne ces dernières années.

LVSL : Depuis la crise catalane, Ciudadanos semble gagner de plus en plus de terrain, à mesure que le Parti Populaire s’effondre suite à la destitution de Rajoy et aux affaires de corruption. Diriez-vous que Podemos a sous-estimé Ciudadanos ? Albert Rivera en Espagne, Emmanuel Macron en France : pensez-vous que le camp néolibéral a trouvé la parade pour neutraliser les forces populistes ?

Íñigo Errejón – Pour revenir sur les transformations des droites espagnoles, il faut avoir en tête qu’au moment où Ciudadanos émerge sur la scène politique espagnole, le parti existait déjà en Catalogne. De fait, Ciudadanos est né en Catalogne sous la forme d’une force opposée au catalanisme et à l’immersion linguistique [NDLR : politique consistant à faire de la langue catalane la langue véhiculaire dans les écoles de Catalogne]. En Catalogne, le catalanisme recueille le soutien de 70% de la population, et des forces politiques très différentes parviennent à s’entendre en son sein. Ciudadanos naît en opposition à ce consensus, comme une force bâtie autour de l’unionisme espagnol en Catalogne.

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Alberto Rivera, président du parti de centre-droit Ciudadanos ©Carlos Delgado

A la suite de la crise politique et de l’irruption de Podemos, Ciudadanos a commencé à franchir le pas et à se donner une envergure nationale. Ils ont bénéficié d’un traitement de faveur de la part des médias, et certainement de financements provenant d’une partie de l’establishment qui a accueilli leur ascension à bras ouverts, puisqu’ils incarnaient la solution populiste au populisme, ou le remède populiste-antipopuliste en quelque sorte.

Ciudadanos est parvenu à mobiliser une rhétorique du renouveau politique, de la régénération, de la modernité par opposition aux vieux partis, dans le but de sauver l’ordre oligarchique par le biais de nouvelles têtes et figures politiques, mais sans s’attaquer au cœur du pouvoir. Ils ont repris notre critique du bipartisme, du système électoral, de la corruption, ils se sont réappropriés tous ces éléments tout en prenant soin d’épargner le système économique. En d’autres termes, ils adoptent notre critique du système politique mais laissent intactes les élites économiques.

Quand Ciudadanos a émergé, on a eu des débats particulièrement intenses à l’intérieur de Podemos. C’était d’ailleurs très certainement la première fois que l’on voyait se dessiner clairement deux visions au sein de Podemos, à propos de la manière d’interpréter l’ascension de Ciudadanos : l’une d’orientation plutôt nationale-populaire, l’autre plus marquée par la gauche traditionnelle. Les camarades davantage situés dans les fractions plus traditionnelles de la gauche estimaient que l’apparition de Ciudadanos signifiait la fin de l’opposition entre le vieux et le neuf. D’après eux, il fallait donc abandonner ce créneau afin de bien se différencier de Ciudadanos, en l’assimilant au Parti Populaire notamment. Ils tenaient pour achevée la phase qui nous avait permis d’avancer en nous présentant comme une force nouvelle, et il était temps à leurs yeux d’en revenir à une confrontation en termes de classes. En affirmant par exemple que Ciudadanos était le parti des « bourges », des privilégiés, de ceux qui veulent paraître modernes mais qui vivent très bien, en revenant à des discours plus plébéiens et moins centrés sur le thème de la régénération.

“Ciudadanos est parvenu à mobiliser une rhétorique du renouveau politique, de la régénération, de la modernité par opposition aux vieux partis, dans le but de sauver l’ordre oligarchique par le biais de nouvelles têtes et figures politiques, mais sans s’attaquer au cœur du pouvoir (…) Ils adoptent notre critique du système politique mais laissent intactes les élites économiques.”

D’autres, parmi lesquels je me situe, disaient autre chose : le fait que Ciudadanos s’affirme en nous imitant, en se plaçant dans le sillage de notre discours, le fait qu’il y ait visiblement de la place pour nos ascensions respectives, indique que le « régénérationnisme » (un discours en faveur de la rénovation politique et institutionnelle, l’idée que les vieux politiciens doivent s’en aller, l’imposition de nouvelles pratiques politiques, etc.) dispose d’un large espace et constitue un champ de bataille que nous aurions tort de déserter. Bien au contraire, il faut le disputer à Ciudadanos et conserver nos signes distinctifs tel que nous l’avions fait jusqu’ici.

Toujours est-il que certains de nos porte-paroles ont mis l’accent sur l’idée que Ciudadanos était le parti des « bourges » et des privilégiés, et ont décidé de concentrer leurs attaques sur eux. Pour notre part, nous insistions sur la nécessité de continuer à investir le terrain qui nous est commun, afin de gagner l’hégémonie en tant que force de régénération, y compris auprès de citoyens peu idéologisés. Vous n’êtes pas obligés de me croire, mais Ciudadanos contestait à Podemos – et c’est encore en partie le cas aujourd’hui – une fraction cruciale de l’électorat : un vote moderne, universitaire, urbain, en faveur de la régénération, qui réclame le changement mais souhaite également conserver une partie des institutions. En d’autres termes, la fraction de notre électorat la plus transversale. Je me rappellerai toujours d’un soir où nous sortions d’un dîner au restaurant avec Pablo Iglesias, lorsque deux personnes nous ont arrêtés dans la rue pour nous dire : « je vous aime beaucoup, j’envisageais de voter pour vous, mais finalement j’ai voté pour Ciudadanos parce que je tiens un restaurant ». C’est l’idée suivante : « bon, je suis un petit propriétaire, j’aime beaucoup ce que vous dites, vos idées de régénération, mais vous me faites un peu peur ».

Quand nous avons hégémonisé le terme de changement en 2015, Ciudadanos y a ajouté un adjectif : le « changement raisonnable ». Ils disaient en somme : « nous voulons tous le changement, mais les populistes vont vous conduire au même sort que la Grèce ou le Venezuela – ils le disaient systématiquement – tandis que nous, nous sommes le changement, mais raisonnable, sensé ». Face à ce discours, certains souhaitaient accentuer la confrontation avec Ciudadanos, tandis que d’autres, moi inclus, considérions qu’il ne fallait pas se laisser dépouiller de l’idée de changement sans adjectif, notamment auprès de ceux qui en Espagne craignent davantage ce changement.

“Ciudadanos est un parti qui tente d’importer les réalités du monde du travail et du monde de l’entreprise dans le monde politique. Chacun doit devenir l’entrepreneur de soi-même, prendre des risques, passer des accords avec tous les acteurs, se montrer dynamique. C’est une force anthropologiquement libérale.”

Ciudadanos a finalement réalisé un score bien inférieur à celui que prédisaient les enquêtes, mais leur résultat était loin d’être négligeable. Je crois qu’ils auraient dû se limiter à 10-12%, lors des élections de décembre 2015, mais ils sont parvenus à engranger des forces suite à la formation du gouvernement, pour deux raisons. D’une part, ils se sont montrés capables d’arriver à des accords avec le Parti Socialiste comme avec le Parti Populaire. Pour notre base et pour moi-même, cette attitude est suspecte. Pour une partie de la population espagnole, dans un moment de blocage institutionnel, Ciudadanos apparaît comme une force flexible et digne de confiance, capable de trouver des accords avec tout le monde, en appliquant une forme de sens commun entrepreneurial : « Bon, la politique c’est comme les affaires, je passe des accords avec un tel, puis avec un tel, c’est la vie après tout ». Ciudadanos est un parti qui tente d’importer les réalités du monde du travail et du monde de l’entreprise dans le monde politique. Chacun doit devenir l’entrepreneur de soi-même, prendre des risques, passer des accords avec tous les acteurs, se montrer dynamique. C’est une force anthropologiquement libérale.

Toutefois, c’est autour du référendum du 1er octobre 2017 en Catalogne qu’advient le véritable essor de Ciudadanos. Quand surviennent la répression de la consultation, les opérations judiciaires, les arrestations des leaders d’associations indépendantistes et de politiques catalans, et que prennent forme dans le même temps des mobilisations massives pour le droit de décider et pour la souveraineté de la Catalogne, il devient plus qu’évident qu’il existe un fossé entre ce qui est considéré comme légitime en Catalogne, et ce qui est considéré comme légitime en Espagne.

Dans ce contexte, Ciudadanos a cherché à bouleverser le panorama politique catalan, pour en retirer avec succès les bénéfices sur la scène politique espagnole. Le Parti Populaire au gouvernement a appliqué des mesures répressives, mais étant donné qu’il gouvernait, il devait adopter une attitude un minimum responsable. Alors que Ciudadanos, qui ne gouvernait pas, pouvait en demander cinq fois plus ! C’est la raison pour laquelle de novembre à février, Ciudadanos a tiré profit de l’anticatalanisme, en se présentant comme la force politique la plus intransigeante et la plus dure face aux événements en Catalogne, celle qui ne pactiserait avec personne.

Je crois pour ma part que les dirigeants de Ciudadanos savaient que leur position ne résoudrait rien à la situation, mais ils avaient bon espoir que la Catalogne soit leur balle de match pour arriver à La Moncloa [NDLR, le siège du gouvernement espagnol], et jusqu’ici ils ne s’en sortaient pas si mal. Mais il y a eu le changement de gouvernement. Depuis, on ne sait plus très bien à quoi sert Ciudadanos, puisque c’est le PSOE qui gouverne, un PSOE qui dépend de nous, leur principal partenaire au Parlement, et qui a pour principal opposant le Parti Populaire. Ciudadanos est complètement désorienté.

“La base sociale sur laquelle s’appuie la droite catholique traditionnelle espagnole est particulièrement importante, et le PP lui-même est un parti très puissant qui dispose d’une section dans chaque village, et peut compter sur des conseillers municipaux dans les 8 000 municipalités d’Espagne. Ce n’est pas le cas de Ciudadanos.”

Les termes de votre question étaient donc justes il y a encore un mois, mais ils ne le sont plus aujourd’hui. Le changement de gouvernement et l’arrivée de Pedro Sánchez à La Moncloa ont déstabilisé Ciudadanos plus que n’importe quelle autre force politique. Par ailleurs, le gouvernement de Sánchez travaille – à notre avis de façon insuffisante – à apaiser le conflit en Catalogne. Les opportunités électorales de Ciudadanos sont directement proportionnelles au degré de conflictualité en Catalogne : si la conflictualité sociale et politique en Catalogne diminue, Ciudadanos s’affaisse. Je crois pour cette raison qu’il est probable que le Parti Populaire se recompose. Il est bien évidemment ankylosé par de graves problèmes de corruption et désormais engagé dans une querelle de leadership [NDLR, pour rappel c’est Pablo Casado, adepte d’un virage à droite, qui a remporté les primaires du PP le 21 juillet, une semaine après la réalisation de l’entretien], mais le PP dans les heures les plus difficiles de son histoire n’est jamais descendu en-dessous des 27-28%. Y compris dans les moments où les journaux télévisés faisaient état de scandales ahurissants et racontaient qu’ils avaient dérobé des millions et des millions d’euros. La base sociale sur laquelle s’appuie la droite catholique traditionnelle espagnole est particulièrement importante, et le PP lui-même est un parti très puissant qui dispose d’une section dans chaque village, et peut compter sur des conseillers municipaux dans les 8 000 municipalités d’Espagne. Ce n’est pas le cas de Ciudadanos. Le PP est un parti plus capillaire que son concurrent de centre-droit, il irrigue davantage le territoire. C’est pourquoi je pense – même si la réalité démentira peut-être ce diagnostic – qu’il est plus envisageable aujourd’hui de voir la droite se recomposer autour du PP.

LVSL : On disait la même chose d’Emmanuel Macron en France, qui partait de rien…

Íñigo Errejón – Oui, mais il est arrivé au pouvoir ! Et maintenant qu’il tient le gouvernement, il peut se construire un parti. Albert Rivera, quant à lui, a perdu son pari. Ce n’est pas une mince différence, Macron est un entrepreneur politique, mais un entrepreneur politique qui est arrivé au pouvoir et qui peut désormais mettre sur pied tout un appareil politique. Par ailleurs, en Espagne, une partie de l’establishment avait clairement opté pour Rivera plutôt que pour Rajoy, car ils considéraient que l’immobilisme de Rajoy, qui ne faisait littéralement rien, pouvait affaiblir le système institutionnel.

Emmanuel Macron, le 11 décembre 2014. ©Le Web

Mais maintenant que Rajoy est parti, et que le Parti Populaire s’apprête à renouveler ses visages – bien que les candidats en lice soient tous issus de l’appareil – il est possible que cet establishment qui faisait confiance à Rivera revienne désormais vers le PP. Et ce d’autant plus que les prochaines élections en Espagne sont les élections municipales, ce qui favorise davantage le PP. Ciudadanos avait un meilleur leader au niveau national, mais personne ne connait le candidat de Ciudadanos dans son village, tandis que tout le monde connaît celui du PP, parce qu’il a déjà gouverné. On peut donc s’attendre à un vote dual de l’électeur de droite : « Albert Rivera aux élections générales ; le Parti Populaire dans mon village. » Mais ce sont bien les élections municipales qui arrivent en premier lieu. Je pense donc que le PP peut encore tenir. On a une droite conservatrice traditionnelle très solide, et Ciudadanos patine sur certaines thématiques. Le gouvernement de Sánchez a mis à l’agenda certains sujets qui tiraillent Ciudadanos, car s’ils sont très à l’aise avec le clivage territorial, avec l’idée d’un entrepreneuriat libéral, ils ont en revanche plus de difficultés sur des thèmes comme le féminisme ou la mémoire historique. Il s’agit de sujets qui les obligent à choisir entre deux options : contenter l’électeur social-libéral, progressiste sur les questions de société mais de droite en matière de politique économique, ou satisfaire l’électeur conservateur issu du PP. Ces thématiques font beaucoup de mal à Ciudadanos, qui aspire à remporter les voix du social-libéralisme provenant du PSOE et celles du conservatisme issu du PP. Je crois qu’ils sont bien embarrassés aujourd’hui.

LVSL – Le débat autour de la définition de ces nouvelles forces néolibérales qui rejettent elles aussi le clivage gauche/droite est toujours ouvert. Dans une lecture orthodoxe de Laclau, qui définit le populisme comme une opération discursive créant une frontière explicite entre le peuple et le pouvoir, ne semble-t-il pas difficile de qualifier ces mouvements de « populistes » ? Comment qualifieriez-vous ces nouvelles forces néolibérales ? Des auteurs comme Eve Chiapello et Luc Boltanski ont bien mis en évidence la capacité du capitalisme à incorporer la critique, et notamment la critique dite « artiste ». Sommes-nous dans cette phase d’incorporation du populisme ? Pour certaines théories plus hétérodoxes du populisme, le cadre théorique posé par Laclau atteint sa limite lorsqu’il s’agit d’appréhender ces nouvelles forces politiques.

Íñigo Errejón – Nos sociétés vivent des moments populistes, caractérisés par la prolifération de revendications ou de demandes insatisfaites qui ne trouvent pas de canaux de représentation parmi les partis, les syndicats ou les identités traditionnels. On assiste à une situation de divorce entre le pays réel d’une part, celui des gens et des citoyens ordinaires, et le pays officiel d’autre part, celui des élites, des politiciens et de l’establishment. Cette configuration traverse toutes les forces politiques, y compris les plus conservatrices. Je me souviens qu’en réaction à l’émergence de Podemos, le Parti Populaire disait de nous que nous ne connaissions pas l’Espagne réelle car nous n’avions jamais travaillé dans le privé et que nous étions cloîtrés dans nos laboratoires universitaires.

“Nos sociétés vivent des moments populistes, caractérisés par la prolifération de revendications ou de demandes insatisfaites qui ne trouvent pas de canaux de représentation parmi les partis, les syndicats ou les identités traditionnels.”

En réalité, ils essayaient eux aussi de mettre en place un discours à même de construire une opposition fondamentale entre les experts et les élites d’un côté, et les gens de l’autre. Il s’agissait dès lors de déterminer qui serait le plus en mesure de donner un contenu à cette opposition, de définir qui sont les gens et qui sont ceux d’en haut. C’est un des enjeux de la lutte politique. Ciudadanos a repris une bonne partie des éléments autour desquels se livre cette lutte. Qui a déterminé ces éléments ? Le mouvement des Indignés, puis Podemos par la suite. Les Indignés ont jeté les bases d’un nouveau terrain sur lequel Ciudadanos aussi a dû apprendre à jouer, à partir duquel ils ont élaboré une réponse sous la forme d’une rénovation néolibérale : rénover le système politique, tout en laissant intacts les privilèges de l’oligarchie. L’approche en termes d’hégémonie – qui considère la politique comme une lutte pour l’hégémonie – nous permet de constater que dans le succès de l’adversaire réside toujours une forme de récupération et de réalisation de nos propres idées. Je ne crois pas que ce soit une faille dans le modèle théorique de Laclau, c’est plutôt le contraire.

LVSL – Vous évoquez ici le Laclau des débuts, mais pour celui de 2005 et de La Raison populiste, la politique renvoie davantage au populisme qu’à l’hégémonie.

Íñigo Errejón – Je crois que pour le Laclau de La Raison populiste, il y a une sorte d’isomorphisme entre politique, hégémonie et populisme. Il n’est pas certain qu’il puisse exister des formes politiques non populistes dans ce Laclau de La Raison populiste. Mais il utilisait aussi l’approche de l’hégémonie, qui me semble être plus utile. Je crois que toute politique contient un moment populiste, une certaine dose de tension populiste, même si ce n’est pas forcément cette dose qui domine. Aujourd’hui, en Espagne, je ne pense pas que nous soyons dans un moment dominé par la dynamique populiste. Je crois que la dynamique institutionnelle a plus de poids et que dans le contexte actuel, apparaître comme une force capable d’arriver à des accords avec d’autres forces est plus utile que d’apparaître comme une force qui polarise la société. En ce sens, je pense que l’état de la scène politique espagnole a changé, et qu’il changera bien sûr à nouveau.

Dans cet ouvrage, on a aussi un Laclau très jacobin, qui écrit en pensant à une conjoncture particulière qui est celle des gouvernements nationaux-populaires d’Amérique latine. Je crois qu’il reste très utile, mais qu’il faut l’adapter, le traduire dans le contexte des sociétés comme les nôtres, qui ont une densité institutionnelle beaucoup plus importante. Comme elles ont une diversité institutionnelle beaucoup plus développée, la logique de la différence prime toujours, ou presque toujours, sur la logique de l’équivalence [NDLR, logique de l’équivalence et logique de la différence sont deux concepts de la théorie de Laclau]. Parfois, la logique de l’équivalence s’impose temporairement, mais les mécanismes, les dispositifs par lesquels l’ordre recueille, réordonne, stimule ou donne partiellement satisfaction aux demandes qui émanent de la société, sont beaucoup plus sophistiqués que dans des États moins développés, comme en Amérique latine. Entendons-nous bien : je ne dis pas que ce que l’on peut lire dans La Raison populiste n’a pas de sens, mais simplement qu’il faut le lire en l’adaptant au prisme des sociétés avec des États plus développés.

Partant de ce constat, Ciudadanos – je prends l’exemple de Ciudadanos, mais je parlerai par la suite d’un cas plus général – représente à la fois la menace de la récupération de nos revendications par l’ordre établi, et la preuve que les deux choses fonctionnent. D’une certaine façon, quand certaines mesures que nous proposons ou que nous défendons cessent d’être des propositions de Podemos, et que d’autres partis commencent à les porter, cela signifie qu’elles gagnent du terrain dans la société espagnole. Cependant, elles gagnent du terrain d’un côté et on te bloque le passage de l’autre. La logique est la suivante : « Je reconnais ta proposition de réforme de la loi électorale, pour qu’il y ait en Espagne un système électoral plus juste, mais en évacuant dans ta proposition la dimension qui remet en cause le système économique pour construire une économie plus forte, plus développée et plus prospère. »

Quelle est, selon moi, la clé pour savoir si le pôle qui domine est l’incorporation et la récupération de la critique, ou si c’est celui qui ouvre la voie vers une nouvelle hégémonie qui prime ? Le critère discriminant est de savoir si les demandes incorporées sont celles qui ciblent le cœur du pouvoir du régime dominant ou non. Est-ce que ce cœur du pouvoir est le système électoral ? Non. Il est très important, mais ce n’est pas le plus important. Est-ce possible, aujourd’hui, d’aspirer à une transformation démocratique en Espagne sans remettre en cause les relations entre les entreprises du secteur de l’énergie, le pouvoir financier et les entreprises du bâtiment ? C’est impossible, et c’est justement ce que Ciudadanos passe sous silence. Peut-on imaginer une révolution démocratique en Espagne, une transformation démocratique sans un programme systématique pour en finir avec les coupes budgétaires, protéger les services publics, élever le pouvoir d’achat des ménages, les salaires et les conventions collectives ? Non, c’est impossible. Je dirais donc que c’est un programme politique qui repose davantage sur beaucoup de récupération et d’incorporation partielle de la critique que sur l’expression d’une nouvelle hégémonie. Mais il est certain qu’il y a des champs dans lesquels Ciudadanos s’est investi, en surfant sur une vague que nous avions impulsée et générée initialement. Cela a permis d’étendre cette vague, ce qui est en fin de compte une bonne nouvelle.

Comment qualifier ces phénomènes en Europe ? Pour moi, ce sont des mouvements qui prennent en charge la dynamique populiste. Ils surfent sur cette dynamique en ayant pour but de sauver les oligarchies du pouvoir destituant de ce moment populiste. Ils redirigent toute cette colère, toute cette volonté de transformation, pour qu’elle se concentre uniquement contre le système des partis. C’est une des différences les plus importantes entre une partie des populismes réactionnaires et les forces populistes progressistes et démocratiques comme la nôtre. Trump n’était pas une parodie. Il a cependant décidé de diriger toute cette colère, tout le ressentiment des perdants de la crise contre Washington, contre Berkeley et contre New York, mais pas contre Amazon ou Google.

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©Gage Skidmore

Il s’agit d’une manœuvre dont le but est de mettre toute la pression sur le système des partis, et d’épargner les élites économiques qui ne se présentent pas aux élections. En ce sens, on peut clairement parler d’un néolibéralisme encore plus sauvage, car il frappe les médiations politiques, sans s’en prendre au cœur du pouvoir, qu’il cherche au contraire à sauver. Il s’en prend aux médiations politiques en postulant toujours un ennemi, ce qui lui donne un caractère populiste. Le peuple américain, par Trump et par ce qu’il incarne, est une communauté soudée. Il obtient sa cohésion contre ce qui lui est extérieur et étranger. Rivera a fait un discours très important en Espagne, il y a peu, quand il avait encore un poids politique important. Ce qu’il a dit est très intéressant : « Je veux marcher dans une Espagne au sein de laquelle on ne voit pas de rouges ou de bleus, au sein de laquelle on ne voit pas des entrepreneurs ou des travailleurs, des riches ou des pauvres, mais au sein de laquelle on ne voit que des Espagnols. »

C’est un discours qui ne postule aucune frontière, qui réconcilie les Espagnols au-delà de leurs différences. Mais dans ce discours, la cohérence, la cohésion de l’Espagne qu’il veut dessiner, de l’identité de « nous » autres Espagnols, s’oppose à un « eux » qu’il ne nomme pas, à savoir la Catalogne. La dimension populiste de Rivera place la frontière sur la question de la Catalogne, mais il ne le dit pas. De ce fait, on pourrait se dire : « Ah, bien, si tu dilues la frontière de classe, celle des partis pour lesquels tu votes, tu es un parti qui casse les frontières, tu ne peux pas être un parti populiste. » Mais c’est une erreur. C’est simplement que le « eux » qu’il constitue face au « nous » peuple espagnol homogène et sans différences, est la Catalogne, ou en tout cas la majorité qui veut un référendum en Catalogne, qui est une majorité souverainiste en Catalogne. C’est pour cela que ces partis présentent selon moi des caractéristiques populistes.

LVSL – Pourtant, le populisme repose sur l’explicitation de la frontière politique…

Íñigo Errejón – Clairement, mais il y a une chose qui renvoie ici au constitutionalisme. Voici ce qu’ils disent : « Je peux nouer des accords avec tout le monde, mais eux sont hors-la-loi, il n’en est pas question. » C’est une sorte de populisme qui malgré tout explicite une frontière. En Espagne, l’idée que nous devons tous être unis face au coup d’État des indépendantistes catalans est très présente. Elle sert à construire la communauté espagnole par opposition à ce que Rivera appelle les « putschistes » catalans. Je dirais donc qu’il a souvent explicité cette frontière. En tout cas, pendant le conflit en Catalogne, il l’a fait de façon très limpide.

Le critère de l’explicitation de la frontière me semble être un bon critère. Là où on l’explicite, là où postule qu’il existe un peuple délaissé et qu’il y a des ennemis irréductibles, visibles, et politiques, on assiste bien à un type de formation populiste. Lorsque ce n’est pas le cas, je parlerais plutôt d’une espèce de sens électoral, de compréhension des conditions pour pouvoir lutter dans la bataille en plein moment populiste. Celui-ci passe nécessairement par une opération de traduction du ressenti populaire car les gens perçoivent que les institutions ne les servent pas, qu’elles ne travaillent pas pour eux. Mais cette formation offre dès lors une solution semblable à celle du Guépard [NDLR, « Tout changer pour que rien en change »], tout rénover afin d’épargner les pouvoirs établis.

Entretien réalisé par Laura Chazel et Lenny Benbara.

Un grand merci pour la retranscription à Guillaume Etchenique et Leo Rosell.

Traduction effectuée par Vincent Dain, Sarah Mallah, Leo Rosell, Guillaume Etchenique et Lenny Benbara.

Le PSOE au pouvoir : un puzzle aux pièces incompatibles

Après sept ans de politiques d’austérité, de combat féroce contre les nationalismes, de scandales de corruption et de récupération d’un monarchisme conservateur avec la Loi-bâillon, l’ère du gouvernement Rajoy s’est close. C’est le PSOE, avec l’appui de 21 partis, qui a donné le coup de grâce à un Parti Populaire qui se présentait comme le seul capable de gouverner efficacement l’Espagne après la crise. Aurait-il raison? Quelles sont les possibilités pour ce nouveau gouvernement Sánchez qui se met en place ?


Pour la première fois, l’Espagne a un Président qui parle anglais, ainsi que français. Pour la première fois, son gouvernement est composé majoritairement par des femmes. Mais pour la première fois aussi, le Président n’est pas député : il est issu d’une motion de censure et n’a pas “gagné” les élections. Le PSOE a obtenu en 2015 et 2016 les pires résultats de son histoire avec 84 députés à l’issu de la dernière élection (52 de moins que le PP).

Pedro Sánchez, après être revenu de son exil politique, a effectué une mise à jour doctrinale afin de mettre en valeur la plurinationalité de l’Espagne et érigé Podemos comme principal partenaire politique, abandonnant ainsi l’affrontement avec la formation violette. Aura-t-on enfin ce qu’Iñigo Errejón appelle une compétition vertueuse entre les gauches espagnoles, moteur de changement dans le pays?

L’affaire est plus compliquée que cela. Ce gouvernement est d’une fragilité sans précédent. Pour s’installer au pouvoir, le PSOE a du s’accorder avec 21 formations politiques dont le principal dénominateur commun était d’en finir avec la corruption. Cela n’est pas surprenant sachant qu’elle est, après le chômage, la deuxième préoccupation majeure des espagnols[1]. La déclaration de l’Audience Nationale sur l’affaire Gürtel, élément déclencheur de la motion, a révélé un réseau d’influence et de financement illégal entre le secteur privé et plusieurs politiciens du Parti Populaire. Même Ciudadanos, allié du gouvernement Rajoy, désirait en finir avec le Parti Populaire, mais en convoquant tout de suite des élections parlementaires.

Une fois éliminé l’adversaire commun, Sánchez doit essayer de maintenir sa légitimité à la tête d’un gouvernement que PP et Ciudadanos ne cessent de comparer au Frankenstein de Mary Shelley. Un parti qui avant prônait l’unité de l’Espagne et appuyait l’application de l’article 155 de la Constitution contre les catalans, doit maintenant s’entendre avec les 17 députés indépendantistes du Parlement. Unidos Podemos, qui reste en dehors du gouvernement, demeure la troisième force politique avec 71 députés au Congrès. Pablo Iglesias a insisté dans l’hémicycle sur l’importance pour le PSOE de ne pas devenir une social-démocratie décaféinée comme celles de Schröder ou de Blair. Il souhaite un gouvernement qui prenne exemple des projets de Sanders et Corbyn afin de redonner une crédibilité à la gauche et mettre en place un vrai changement. De cette manière, lors des prochaines élections qui devraient avoir lieu en 2020, la gauche aura donné aux citoyens la confiance leur permettant de prolonger son projet politique.

Une convergence limitée avec Podemos

Sánchez est d’accord sur la fin, mais diffère sur les moyens. Alors qu’il souhaite “se retrouver” avec Podemos dans les politiques climatiques, de genre, de réversion des privatisations et de régénération démocratique, il sait qu’il le fera avec les mains liées. La principale contradiction de ce gouvernement social-démocrate est qu’il va appliquer un Budget Général de l’État que ne lui appartient pas. C’est celui voté le 23 mai par PP, Ciudadanos et le PNV – parti nationaliste basque. Lors de sa discussion dans le Congrès, Sánchez qualifiait ce budget comme “profondément antisocial”[2]. Il pointait alors un manque d’implication dans l’éducation, qui est pourtant le moteur d’évolution du système productif espagnol vers plus de qualité et moins de compétitivité-prix. De la même manière, il critiquait la baisse des dépenses de l’allocation chômage grâce à la création d’emplois au rabais (salaires réduits et flexibilité du travail). Néanmoins, le PSOE a décidé d’appliquer ce Budget tout au long de sa première année de mandat pour gagner l’appui du PNV lors de la motion de censure. Sans le parti basque celle-ci n’aurait pas pu aboutir et Rajoy serait encore Président.

Dans son cabinet ministériel, se démarque la nouvelle ministre de l’Économie Nadia Calviño. Elle était auparavant Directrice Générale du Budget de la Commission Européenne. Son rôle sera désormais d’assurer la stabilité économique du pays et d’arriver au seuil de déficit de 2,2% accordé par l’Union européenne. Ainsi, le gouvernement Sánchez envoie un message de tranquillité à Bruxelles. Ce signal est déjà salué par les banques et les grandes entreprises. Mais, quel message envoie-t-il aux secteurs de la population affectés par l’austérité et la rigueur budgétaire ?

Finalement, le PSOE paraît adopter un modèle plus proche de la Troisième Voie social-libérale que de celle d’une récupération radicale de l’Etat-Providence. La fragilité de la situation pousse Sánchez à être très prudent. Pour satisfaire à droite : il prône la rigueur budgétaire et l’unité de l’Espagne – avec la nomination de l’anti-indépendantiste Josep Borrell pour les Affaires Étrangères. Pour séduire à gauche : il met en avant le féminisme, un début de dialogue avec les catalans, l’écologie et la liberté d’expression. L’agenda social restera dans ce début de mandat très modeste par rapport aux attentes initiales.

De quel côté le PSOE basculera-t-il ?

En pleine guerre interne du PP après la démission de Rajoy à la tête du parti et face au ralentissement de Podemos suite à des polémiques internes récurrentes, le PSOE a la possibilité de s’ériger en option fiable. Ciudadanos, propulsé dans les sondages grâce à son positionnement tranché sur le conflit catalan, est pour le moment la figure visible de l’opposition. Mais ces nouveaux rôles pourront se matérialiser dans d’éventuelles nouvelles élections. Pour le moment, nous avons un Congrès qui représente encore une réalité dépassée, celle de l’année 2016.

Vu que tous les partis paraissent ne pas s’accommoder de leur pouvoir actuel dans l’hémicycle (soit par excès, soit par défaut) de multiples questions se posent : est-ce que le “gouvernement frankenstein” de Sánchez va vraiment tenir jusqu’aux élections de 2020 ? Possible, même si cela semble très difficile. Lors de ces prochaines élections, de quel côté le gouvernement cherchera-t-il du soutien ? Cela dépendra des résultats électoraux. S’il vire à gauche, il enterrera le cycle de l’austérité pour entreprendre un nouveau chemin politique en faveur de la majorité de la population, et absorbera Podemos sur le plan politique. S’il vire à droite, il prolongera encore un peu cette post-hégémonie libérale démasquant pour longtemps son parti. A ce moment-là, Podemos devrait être réarmé pour reprendre sa place comme unique option du changement en Espagne.

[1] http://www.cis.es/cis/export/sites/default/-Archivos/Indicadores/documentos_html/TresProblemas.html

[2] http://www.lavanguardia.com/vida/20180420/442780080163/el-psoe-pide-devolver-los-presupuestos-por-ser-profundamente-antisociales.html

Crédit photo: © RTVE

Espagne : Rajoy touché mais pas encore (complètement) coulé

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©Partido Popular de Cantabria

Le verdict rendu jeudi 24 mai à l’encontre de l’ancien trésorier national du Parti populaire (PP), Luis Bárcenas, et de 28 autres prévenus a plongé l’Espagne dans l’inconnu. 351 années de prison au total ont été prononcées pour ce qui est le plus grand scandale de corruption que la péninsule ait connu. Directement visé, le PP au pouvoir a mis un genou à terre. Profitant de l’occasion, le Parti socialiste (PSOE) a annoncé la présentation d’une motion de censure. Une motion qui, entre négociations, tractations et coups de théâtre, peut faire tomber le gouvernement de Mariano Rajoy et rebattre les cartes du jeu politique espagnol.


L’Espagne ne compte plus les anciens ministres tombés pour des pots-de-vin, les président(e)s de communautés autonomes – l’équivalent des régions françaises – forcés de démissionner pour avoir obtenu des masters de manière frauduleuse. Mais le verdict de l’affaire Gürtel est d’une autre magnitude. Cette fois-ci, pas moins de 29 personnes ont été condamnées, dont l’ancien trésorier national du parti au pouvoir. Le PP lui-même a été inculpé en tant que bénéficiaire du réseau. Tout un symbole.

De manière assez inhabituelle, la justice a frappé très fort, attestant de l’existence d’un « authentique et efficace système de corruption institutionnelle au travers d’un mécanisme de contrats publics ». Le cas de Luis Bárcenas, à lui seul, résume la nature profondément mafieuse du problème. L’ancien trésorier national du PP a pendant toute la durée du procès privilégié le silence comme ligne de défense. Toutefois, il a publiquement reconnu qu’il détenait des preuves (pas encore dévoilées à la justice) à l’encontre de dirigeants du PP – et très certainement le premier ministre Mariano Rajoy lui-même. Bárcenas a prévenu qu’il ne révèlerait rien sauf dans le cas ou sa femme serait mise en cause. Or, celle-ci a été condamnée à 14 ans de prison, ce qui fait craindre les pires scénarios tant à la direction du PP qu’à la Moncloa, le siège du gouvernement.

Une longue liste de casseroles et la menace de Ciudadanos

Le verdict de l’affaire Gürtel vient s’ajouter à une longue liste de casseroles accumulées par le PP. Au-delà de la question de la corruption, ces affaires mettent à nu le climat d’impunité dans lequel le PP a géré le pays depuis de nombreuses années. Agissant en véritable caste, le PP a profité de sa position pour s’arroger tous les droits et tirer des bénéfices financiers de sa position institutionnelle. Rajoy se plait à répéter que ce sont des cas isolés, des « pommes pourries », mais de fait, c’est l’ensemble du parti qui est concerné, laissant penser que le PP s’apparente davantage à un réseau mafieux.

Sentant le vent tourné, Ciudadanos, version espagnole du libéralisme autoritaire de Macron, se présente comme solution de rechange certifiée sans corruption à un PP en bout de course. Le parti d’Albert Rivera a surfé sur l’usure du PP passant de 13,1 % lors des élections législatives de juin 2016 à 22,4% d’intention de vote selon le CIS en avril 2018, devenant virtuellement, selon les sondages, la première force politique du pays. De plus, la gestion catastrophique de la question catalane par Rajoy, privilégiant la voie judicaire à une solution politique, a renforcé ce transfert de voix du PP vers Ciudadanos.

Le PSOE s’engouffre dans la brèche

Dépassé dans les sondages, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) reste le premier parti d’opposition au Congrès des députés. Historiquement, le PSOE est le principal point d’appui du « régime ». Il a servi à canaliser les demandes sociales et a fait adopter les réformes structurelles les plus importantes, comme la modification de l’article 135 de la constitution qui érige le paiement de la dette en priorité absolue. Le PSOE a également permis au gouvernement actuel d’être investi. Pendant la crise catalane, le parti n’a pas démérité : il a fait preuve d’un soutien inconditionnel à Rajoy dans sa fuite en avant judiciaire.

Toutefois, depuis les élections du 20 décembre 2015 qui ont mis fin au bipartisme, le PSOE est sous la pression de Podemos sur sa gauche et de Ciudadanos sur sa droite. Profitant de l’affaire Gürtel, le PSOE est passé à l’offensive en présentant une motion de censure contre le gouvernement de Rajoy – chose qu’il avait toujours refusée malgré les appels du pied de Podemos. Pedro Sánchez, secrétaire national du PSOE, en a fait l’annonce vendredi 25 mai au matin, prenant tout le monde de court.

La difficile arithmétique parlementaire

Pour être adoptée, la motion de censure doit obtenir une majorité absolue au Parlement, les abstentions n’ont donc pas grande valeur. Elle doit par ailleurs être “constructive”, c’est-à-dire qu’elle doit s’accompagner de la présentation d’un ou d’une candidat(e) alternatif à la présidence du gouvernement. Deux conditions qui, au vu de la composition actuelle du parlement, compliquent sérieusement l’équation.

Le groupe parlementaire Unidos Podemos ayant annoncé son soutien inconditionnel à la motion du PSOE, deux options sont possibles pour rassembler une majorité de voix au congrès. La première : PSOE, Podemos, plus les partis nationalistes et indépendantistes (ERC et PdCAT pour la Catalogne, EH Bildu et PNV pour le Pays basque). Cette option peut néanmoins sembler contre-nature dans la mesure où Pedro Sánchez s’est déclaré favorable à l’emprisonnement des dirigeants catalans et que le PNV a joué un rôle clé dans l’adoption du budget du Parti populaire.

La deuxième option, celle privilégiée par le PSOE, se tourner vers Ciudadanos. Or, Ciudadanos a vivement critiqué le fait que Sánchez cherche à obtenir le soutien des indépendantistes. Le parti d’Albert Rivera conditionne son appui à la convocation d’élections anticipées immédiatement après le vote de la motion de censure et refuse de mêler ses voix à celles de Podemos. Cependant, l’intérêt immédiat de Ciudadanos à faire tomber le PP, étant donné les prévisions des sondages, pourrait peser dans la balance. De son côté, Rajoy, tel le capitaine du Titanic, a exclu de convoquer des élections anticipées, même si nombre de dirigeants du PP considèrent la législature d’ores et déjà sur le point de s’achever.

Changement de régime ou changement des élites ?

L’issue de cette tempête parlementaire est loin d’être évidente. Des incertitudes planent sur le résultat du vote prévu pour le vendredi 1 juin. D’ici là les effets d’annonces, les retournements d’alliances et les coups de théâtre risquent d’être légion. Toutefois, le vote de la motion de censure présentée par le PSOE ne clôturera pas pour autant la crise politique. Si elle est adoptée le nouveau gouvernement sera constamment mis sous pression. Si elle est rejetée, Podemos et Ciudadanos peuvent être tentés de présenter leur propre motion de censure ou de forcer le PP à convoquer des élections anticipées.

Au-delà de la motion de censure, la vraie question qui se pose est de savoir si cette crise va rester limitée au parlement ou si elle va s’étendre à la société. En d’autres termes : va-t-elle se traduire par un simple changement des élites (Ciudadanos ou le PSOE prenant la place du PP) ou remettre en cause les piliers du régime issu de la période de transition de 1978.

Unidos Podemos, les agents du changement mal en point

Podemos, et plus largement la coalition Unidos Podemos qui regroupe Izquierda Unida, le parti écologiste Equo et des confluences régionales, sont les seuls à pouvoir véritablement donner une issue progressiste à la crise politique. Toutefois Podemos ne se présente pas dans les meilleures conditions – c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles le PSOE a pris les devants. Le parti n’en a pas encore tout à fait terminé avec l’affaire du “chalet” de Pablo Iglesias et d’Irene Montero, qui a défrayé la chronique ces deux dernières semaines. En décidant de s’endetter pour acquérir une luxueuse maison de campagne non loin de Madrid, pour un montant de 600 000 euros, le secrétaire général et la porte-parole de Podemos au Congrès, en couple à la ville, se sont exposés, comme c’était prévisible, à de vives attaques des médias et de leurs adversaires politiques. Cette décision a également semé un profond malaise parmi les militants du parti qui a construit son image sur la transparence et la probité des élus, tout en dénonçant les excès de la “caste”. Elle fragilise par ailleurs le leadership d’Iglesias, qui n’a cessé ces dernières années de mettre en avant son mode de vie modeste et sa proximité avec les classes populaires.

 Pour faire face au scandale, Iglesias et Montero ont décidé de convoquer une consultation interne sur leur continuité à la tête de l’organisation. Si en apparence l’initiative peut paraître louable, le résultat est loin d’être nécessairement bénéfique. La consultation active en effet une logique plébiscitaire et exerce une certaine forme de chantage sur les militants : « soit vous êtes avec nous », « soit vous êtes contre nous » (et prêts à sauter dans l’inconnu).  En outre, les dirigeants de Podemos transforment une décision présentée comme personnelle en enjeu politique susceptible d’avoir d’importantes retombées sur l’ensemble de l’organisation.  De fait, 32% des 188 176 personnes qui ont pris part au vote se sont prononcées contre le maintien d’Iglesias et de Montero à la tête de Podemos alors qu’aucun des trois courants n’avait appelé à voter en ce sens.

Les différentes options sur la table

Pour les élites, le constat est clair : l’actuel rapport de force parlementaire ne reflète pas la réalité et il est nécessaire que Ciudadanos gouverne, avec si besoin le soutien du PP. Les grands médias et le pouvoir économique ne cachent pas leur soutien à Albert Rivera et ils utilisent en ce sens les nombreux leviers dont ils disposent. Dans le même temps, les socialistes espèrent se refaire une santé en se présentant comme les sauveurs de « la normalité institutionnelle » et en mettant en œuvre quelques mesures sociales bloquées par le PP en cas d’accession au pouvoir. Ces deux options, à des degrés divers, ne représenteraient que des changements de façade et verraient se substituer un secteur de l’élite à un autre.

Pour Unidos Podemos, l’enjeu est tout autre. Il s’agit de reprendre l’initiative pour ne pas se laisser enfermer dans des négociations parlementaires. D’un côté sans donner de chèque en blanc au PSOE en annonçant un soutien inconditionnel à la motion de censure et de l’autre en appuyant, voir en favorisant, les mouvements sociaux au premier rang desquels le formidable mouvement féministe. Il s’agit d’éviter une restauration du régime par le haut et de profiter de la brèche ouverte pour activer le changement de régime.

Crédit photo : ©Partido Popular de Cantabria

Catalogne : le gouvernement Rajoy choisit la répression

Manifestation pour le droit de la catalogne à l’auto-détermination. 10 juillet 2010 ©JuanmaRamos-Avui-El Punt. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

« Voulez-vous que la Catalogne soit un État indépendant sous la forme d’une république ? ». C’est à cette question que les 5,5 millions d’électeurs catalans sont invités à répondre dimanche 1er octobre. Le gouvernement espagnol, qui ne reconnaît pas la validité juridique de ce référendum organisé par le gouvernement indépendantiste catalan formé en janvier 2016, a enclenché depuis deux jours une série d’arrestations et de perquisitions d’élus et hauts responsables indépendantistes. Le président indépendantiste de la Généralité de Catalogne, Carles Puigdemont, a dénoncé un « coup d’État » tandis qu’Ada Colau, maire de Barcelone, parle de « scandale démocratique » et d’une « dérive autoritaire ». Depuis, des manifestations de soutien au peuple catalan sont organisées partout à travers le pays pour dénoncer l’attitude du gouvernement Rajoy. A Barcelone, des milliers de personnes se sont retrouvées dans la nuit de mercredi à jeudi  au centre de la ville autour du cri « Votaremos ! » (« Nous voterons ! »).

 

Entre Madrid et Barcelone, une tension croissante depuis 2008 

Les récentes dégradations des relations entre Madrid et Barcelone pointent les limites que connaît aujourd’hui « l’Espagne des autonomies », formule institutionnelle héritée de la transition démocratique qui proclame à la fois « l’indissoluble unité de la nation espagnole » et « le droit à l’autonomie des nationalités et des régions qui la composent »[1]. La crise de 2008 a remis la question de l’indépendance de la Catalogne au cœur des débats en donnant une nouvelle impulsion aux partis indépendantistes catalans (de tous bords politiques) qui dénoncent « l’impossibilité de convoquer un référendum d’autodétermination dans le cadre la légalité espagnole »[2]Récemment, tous les sondages indiquaient qu’environ 70% des Catalans, qu’ils soient favorables ou opposés à l’indépendance, désiraient pouvoir s’exprimer sur la question à travers un référendum reconnu par Madrid[3].  

Les revendications indépendantistes se déclinent de différentes manières : d’un indépendantisme de gauche progressiste, représenté par la CUP qui se définit comme une organisation anticapitaliste, écologiste, assembléiste et féministe[4], jusqu’à un indépendantisme conservateur, xénophobe et réactionnaire. Cependant, la crise de 2008 a accéléré de manière générale le sentiment indépendantiste. Jordi Gomez, docteur en science politique, revient sur la montée du sentiment national dans un article publié dans Le Monde en juin 2017 dans lequel il explique que « jamais, depuis l’intégration de la Catalogne à l’Espagne, l’idée de faire sécession n’a été aussi partagée ». Il ajoute que « la montée de l’indépendantisme procède d’un sentiment d’iniquité territoriale que la crise économique de 2008 n’a fait qu’accentuer. La baisse de l’activité économique conjuguée à une chute des recettes fiscales a en effet relancé le débat sur la répartition de l’impôt entre État et communautés autonomes »[5]. On observe notamment depuis quelques années une multiplication de drapeaux catalans indépendantistes à Barcelone sur les façades d’immeubles.

La relation entre le gouvernement espagnol et les indépendantistes catalans commence donc à se détériorer dès 2008. En juin 2010, le Tribunal constitutionnel, sans remettre en cause l’existence d’une nation catalane, invalidait pourtant 14 articles du nouveau statut d’autonomie de la Catalogne, voté quatre ans plus tôt par le Parlement de Catalogne, le Congrès des députés, le Sénat et validé par référendum. Cette décision juridique, appuyée par le Parti populaire, a largement favorisé l’aggravation des tensions entre la Catalogne et Madrid.

Lors des élections autonomiques de novembre 2012, les indépendantistes obtiennent une majorité au Parlement de Catalogne. Le 9 novembre 2014, un premier référendum portant sur l’indépendance de la Catalogne, non reconnu par le Tribunal constitutionnel, est organisé par les partis indépendantistes. Il est présenté comme un « vote sur l’avenir politique de la Catalogne » et comme une simple « consultation ». Avec 80% des suffrages, le « oui » à l’indépendance arrive largement en tête. Un résultat à relativiser compte tenu du nombre important d’abstentionnistes (63%) et de l’appel au boycott du vote par l’opposition, mais qui contribue néanmoins à dégrader les relations entre la Catalogne et le gouvernement espagnol.

“En 2010, le Tribunal constitutionnel invalidait 14 articles du nouveau statut d’autonomie de la Catalogne. Cette décision juridique, appuyée par le Parti populaire, a largement favorisé l’aggravation des tensions entre la Catalogne et Madrid.”

En Espagne, dans certaines communautés autonomes, la vie politique se polarise autour de la question de l’autonomie ou/et de l’indépendance à tel point que les commentateurs reconnaissent l’existence de plusieurs « Espagnes électorales » [6]. C’est ainsi que l’on comprend la formation de la  coalition électorale Junts pel Sí (Ensemble pour le oui) à l’occasion des élections autonomiques de 2015 qui regroupe, entre autres, le parti libéral Convergence démocratique de Catalogne (CDC), majoritaire au Parlement de Catalogne depuis 2010, et la Gauche républicaine de Catalogne (ERC). Le 27 septembre 2015, les indépendantistes, Junts pel Sí et la CUP, obtiennent, lors des élections autonomiques anticipées, la majorité en sièges au Parlement de Catalogne (72/135). Artur Mas, candidat de Junts pel Sí et président depuis 2010 de la Généralité de Catalogne annonce la tenue d’un véritable référendum sur l’indépendance 18 mois après sa victoire. En mars 2017, suite à l’organisation de la « consultation » de 2014, il sera condamné à deux ans d’inéligibilité.

En janvier 2016, dans le cadre de la formation du gouvernement indépendantiste, la coalition de gauche radicale indépendantiste CUP (Candidature d’unité populaire) et la coalition  Junts pel Sí, malgré leurs fortes divergences politiques, passent un accord afin d’accélérer le processus de sécession avec l’Espagne. La CUP s’oppose toutefois radicalement à la candidature d’Artur Mas, pressenti pour un nouveau mandat à la tête de la communauté autonome.  Un accord est finalement trouvé entre les indépendantistes de droite et de gauche : le 12 janvier 2016, Carles Puidgemont (Convergence démocratique de Catalogne, devenue en juillet 2016 Parti démocrate européen catalan) est ainsi nommé président de la Généralité de Catalogne avec l’appui des dix députés de la CUP. Les commentateurs soulignent alors « la victoire d’un président indépendantiste », Le Monde constate que « la Catalogne se choisit un président pour l’amener vers la sécession »[7]. Le 1er octobre 2017, les Catalans sont invités, une nouvelle fois, à se prononcer sur l’indépendance de la Catalogne et à répondre à la question suivante : « Voulez-vous que la Catalogne soit un État indépendant sous la forme d’une république ? ».

Le 7 septembre 2017, le Parlement catalan vote la loi de transition (Ley de TransitoriedadJurídica catalana), un texte de 89 articles qui prévoit que la Catalogne « se constitue en une République de droit, démocratique et sociale »[8] et que « la souveraineté nationale réside dans le peuple de Catalogne »[9]. Le texte détaille l’organisation de la République catalane si le « oui » l’emporte lors du référendum du 1er octobre et revient, entre autres, sur la question du système judiciaire, du contrôle des frontières, de la nationalité catalane (qui ne serait pas incompatible avec la nationalité espagnole).

L’inflexibilité du gouvernement espagnol

Les relations entre le gouvernement espagnol et la Généralité se sont nettement envenimées ces dernières semaines, à l’approche de la date du référendum. Le 7 septembre dernier, suite aux recours déposés par le gouvernement central, le Tribunal constitutionnel espagnol suspendait en urgence la loi de référendum adoptée par le Parlement catalan. Le 13 septembre, le procureur général de l’État espagnol citait à comparaître devant la justice 700 maires de communes ayant affiché leur soutien au référendum sur l’indépendance. Les élus mis en cause ont reçu le soutien appuyé de Carles Puigdemont et de Ada Colau, tandis que le ministre de la Justice espagnol déclarait à leur sujet dans un entretien à la presse conservatrice : « S’ils sont 700 maires à commettre un délit, ils seront 700 à aller en procès ». Le 15 septembre, le ministère espagnol des Finances a instauré un « système de contrôle des paiements » de la Généralité catalane, s’immisçant ainsi dans les finances publiques régionales afin que « pas le moindre euro » ne puisse être affecté à l’organisation du référendum.

Le conflit politique a franchi un seuil ce mercredi 20 septembre, lorsque la Garde Civile procède à l’arrestation de 13 hauts responsables du gouvernement et de l’administration catalane, parmi lesquels le bras droit du vice-président de la région : Oriol Junqueras. Des perquisitions sont menées dans les locaux des départements des finances, des affaires extérieures ou encore des affaires sociales de la Généralité de Catalogne, dans l’objectif de désarticuler le noyau des organisateurs du référendum du 1er octobre. La Police nationale s’est également infiltrée dans les locaux des anticapitalistes de la CUP. Le ministère de l’Intérieur annonce par ailleurs avoir saisi près de 10 millions de bulletins de vote dans la localité de Bigues i Riells, près de Barcelone.

Cette gigantesque opération policière intervient pourtant au lendemain d’un désaveu infligé au gouvernement par le Congrès des députés. Le 19 septembre, le parti de centre-droit Ciudadanos, hostile au droit à l’autodétermination, déposait une proposition de loi visant à soutenir l’action de Mariano Rajoy dans la gestion de la crise catalane. L’initiative a été rejetée par la majorité de la chambre (PSOE, Unidos Podemos, nationalistes catalans et basques). C’est donc sans l’approbation du Parlement que le gouvernement espagnol a pris la décision d’emprunter la voie de la répression.

Malgré la vague de protestation qui s’est emparée du pays dans les heures qui ont suivi les premières interventions policières, le Parti populaire reste fermé à toute négociation. Au cours d’une allocution télévisée organisée dans la soirée, Mariano Rajoy s’est montré particulièrement inflexible : « La désobéissance est un acte totalitaire », a-t-il déclaré, allant jusqu’à comparer la Généralité de Catalogne à des« régimes non démocratiques ». Le chef du gouvernement a affiché sa détermination à « faire appliquer la loi sans renoncer à aucun des instruments de l’État de droit », laissant planer la menace d’un usage de l’article 155 de la constitution, qui permettrait tout simplement à l’Etat espagnol de suspendre l’autonomie de la Catalogne. Une option envisagée et appuyée par la présidente du gouvernement régional d’Andalousie, la socialiste Susana Diaz, si la Généralité devait persévérer dans son projet sécessionniste.

Protestations populaires et appels au dialogue

Les arrestations du 20 septembre ravivent une mémoire douloureuse, celle de l’expression des singularités régionales écrasées par l’autoritarisme franquiste. Nombreux sont ceux qui, sur les réseaux sociaux, comparent les agissements de la Garde Civile à la répression subie par les nationalistes catalans sous la dictature.

Les réactions ne se sont pas fait attendre. A Barcelone, 40 000 manifestants ont afflué sur la Gran Vía avant de se rassembler devant le ministère régional de l’Économie pour dénoncer les opérations policières. Les travailleurs de l’institution ont déployé une longue banderole du haut d’un balcon pour réclamer la libération des responsables arrêtés plus tôt dans la journée, tandis que le vice-président de la Généralité y a été accueilli dans l’après-midi par des ovations. Podem – la branche régionale de Podemos – a mis à disposition ses locaux aux militants anticapitalistes regroupés devant le quartier général de la CUP, perquisitionné par la Police nationale. En Catalogne, ce sont des dizaines de milliers de citoyens qui ont exprimé leur indignation à travers des mobilisations organisées dans les villes de la communauté autonome. De nombreux rassemblements se sont par ailleurs tenus dans toute l’Espagne, comme sur la Puerta del Sol à Madrid, en défense des « libertés démocratiques ».

Après avoir convoqué une réunion extraordinaire du conseil exécutif de la Généralité, Carles Puigdemont a dénoncé une « honte démocratique », une « agression coordonnée pour éviter que le peuple de Catalogne puisse s’exprimer en liberté le 1er octobre ». Pour le président de la Généralité, « l’Etat espagnol a suspendu de fait l’autogouvernement de la Catalogne et a décrété un état d’exception ». La maire de Barcelone Ada Colau, qui a exprimé à plusieurs reprises ses doutes quant à la feuille de route du gouvernement catalan, n’en a pas moins fustigé le « scandale démocratique » et la « dérive autoritaire » de l’Etat espagnol, appelant dans la foulée à « défendre les institutions catalanes ».

Au Congrès des députés, la tension s’est ressentie lors de l’intervention particulièrement virulente du chef de file de la Gauche républicaine de Catalogne (ERC), Gabriel Rufían, s’adressant à Mariano Rajoy avant de quitter l’hémicycle : « je vous demande et j’exige que vous retiriez vos sales mains des institutions catalanes (…) Sachez que la volonté du peuple catalan est imparable, et sachez qu’il ne s’agit plus d’une lutte pour les droits nationaux de la Catalogne, mais d’une lutte pour les droits civiques ».

Le PSOE s’est quant à lui montré mal à l’aise devant la tournure prise par les événements. La direction du parti a tardé à réagir, recommandant aux députés socialistes de s’abstenir de faire des déclarations aux médias. Le secrétaire à l’organisation, Luis Abalos, a pris la parole dans la journée, exhortant la Generalité de Catalogne à annuler le référendum du 1er octobre afin « d’ouvrir la voie au dialogue démocratique ». En revanche, le parti n’a pas pris la peine de condamner les opérations menées par la Garde Civile, précisant qu’elles résultent de l’application d’une décision judiciaire. S’ils ont reconnu le caractère plurinational de l’Espagne lors de leur dernier congrès fédéral, dans le sillage de la victoire de Pedro Sánchez, les socialistes restent fermement opposés à la tenue d’un référendum sur l’indépendance de la Catalogne, quelles qu’en soient les conditions. « Le PSOE n’accepterait pas de couper en morceaux la souveraineté nationale », s’est ainsi exprimé le porte-parole de l’Exécutif socialiste le 18 septembre dernier.

“Podemos est à l’heure actuelle l’unique force politique d’envergure nationale à se positionner ouvertement en faveur d’un référendum d’autodétermination pacté entre l’État espagnol et le gouvernement catalan.”

Du côté de Unidos Podemos, les réactions sont sans équivoque. Pablo Iglesias déclarait aux médias à son arrivée au Congrès des députés : « je ne veux pas qu’il y ait en démocratie des prisonniers politiques alors même qu’un parti politique parasite les institutions », en référence au Parti populaire et aux multiples affaires de corruption qui l’affectent. Plusieurs députés ont pris part au rassemblement organisé sur la Puerta del Sol à Madrid en faveur de la démocratie et du dialogue. Bien que ses dirigeants critiquent la démarche unilatérale de la Généralité en vue de la consultation du 1er octobre, Podemos est à l’heure actuelle l’unique force politique d’envergure nationale à se positionner ouvertement en faveur d’un référendum d’autodétermination pacté entre l’État espagnol et le gouvernement catalan.

Dans un entretien accordé à LVSL, Íñigo Errejón résumait la position du parti sur la question territoriale : « nous souhaitons discuter librement avec les Catalans, nous voulons qu’ils puissent décider par eux-mêmes de rester avec nous ou non. Nous, nous souhaitons qu’ils restent. Nous pensons que la conception que nous avons de notre pays va dans cette direction, qu’elle aide à ce qu’ils souhaitent rester avec nous. Nous sommes la force politique qui tente de réinvestir un patriotisme progressiste tout en reconnaissant que la Catalogne est une nation et qu’elle doit pouvoir exercer son droit à l’autodétermination. ».

Unidos Podemos est à l’origine de la création d’une assemblée d’élus « pour la fraternité, le vivre-ensemble et les libertés » qui doit se réunir à Saragosse ce dimanche. Si le Parti nationaliste basque (PNV), la Gauche républicaine de Catalogne (ERC) et le Parti démocrate européen catalan (PDeCAT) ont répondu favorablement à l’invitation, le PSOE a accueilli l’initiative froidement, jugeant préférable que les débats se tiennent au sein de la commission d’étude créée par le Congrès des députés sur proposition des socialistes. Une commission qui ne se réunira pas avant le 1er octobre. Preuve que la question catalane n’a pas fini de semer le trouble parmi les gauches espagnoles.

 

 

Par Laura Chazel et Vincent Dain. 

 

 

[1]  Hubert Peres, Christophe Roux (dir.), La Démocratie espagnole. Institutions et vie politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Didact Sciences politiques », 2016.
[2]  Ibidem.
[3]  NC, « Des milliers de manifestants rassemblés à Barcelone dans la nuit de mercredi à jeudi », Europe 1, 21 septembre 2017.
[4]   Neuville Richard, « Catalogne: CUP, une organisation « assembléiste » et indépendantiste », www.ensemble-fdg.org, Mars 2016.
[5]  Gomez Jordi, « Jamais, depuis l’intégration de la Catalogne à l’Espagne, l’idée de faire sécession n’a été aussi partagée », Le Monde, 15 juin 2017.
[6]  Ibidem.
[7]  NC, « Espagne: la Catalogne se choisit un président pour l’amener vers la sécession », Le Monde, 09 janvier 2016.
[8]  Tallon Pablo, « Catalunya se constituye en una República de Derecho, democrática y social », http://cadenaser.com, 28 août 2017.
[9]  Morel Sandrine, « Les indépendantistes catalans menacent de faire sécession », Le Monde, 23 avril 2017.

 

 

Crédit photos :

Manifestation pour le droit de la catalogne à l’auto-détermination. 10 juillet 2010 ©JuanmaRamos-Avui-El Punt. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

LVSL dans le laboratoire des gauches espagnoles

©Barcex. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

LVSL en voyage à Madrid

Au mois de juillet, nous nous sommes rendus en Espagne afin de rencontrer des responsables et des intellectuels des divers mouvements de la gauche espagnole. Si nous avons fait ce choix, c’est parce que l’Espagne a connu des bouleversements politiques importants depuis plusieurs années, et que ces bouleversements se sont traduits par un foisonnement intellectuel à gauche tel qu’on n’en a plus connu depuis longtemps en France. En effet, le mouvement des places, aussi appelé mouvement des indignés, ou 15-M, qui s’est déclenché en 2011 en réponse à la crise, et qui a été d’une ampleur incomparable à Nuit Debout, a rebattu les cartes de la politique espagnole. Les « vieux partis » se sont retrouvés complètement débordés, et un ensemble d’intellectuels proches du département de Sciences Politiques de l’Université Complutense de Madrid ont cherché, avec d’autres acteurs politiques, à donner une traduction électorale à ce qui s’était exprimé à travers le 15-M. De cette traduction est né Podemos, mouvement très influencé par la théorie populiste d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe, qui eux-mêmes puisent beaucoup chez un auteur comme Antonio Gramsci.

Rencontre avec Iñigo Errejon, au Congreso de los diputados.

L’émergence de Podemos a eu pour effet d’affaiblir le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE), et de marginaliser Izquierda Unida (IU), le front de gauche espagnol, construit autour du Parti Communiste d’Espagne. D’une certaine façon, ce qui s’est passé en France récemment, avec l’émergence de La France Insoumise – elle aussi influencée par Chantal Mouffe – comme première force électorale à gauche, ressemble à de nombreux égards à ce qui s’est produit auparavant en Espagne. Dès lors, puisque l’Espagne semble avoir été touchée par une vague qui impacte maintenant la France, il nous a semblé intéressant d’aller interroger des acteurs qui ont maintenant un peu de recul sur les changements profonds intervenus dans la politique espagnole.

Ainsi, nous avons eu la chance d’interroger : Rita Maestre, cadre de Podemos et porte-parole de la mairie de Madrid ; Iñigo Errejón, longtemps n°2 de Podemos et l’un des principaux stratèges du parti ; Jorge Moruno, sociologue et ancien responsable de l’argumentation au sein du mouvement ; Jaime Pastor, membre du courant anticapitaliste de Podemos et éditeur de la revue Viento Sur ; Jorge Verstrynge, ancien secrétaire général du principal parti de droite post-franquiste, passé ensuite à gauche puis à Podemos ; mais aussi Lucía Martín, députée catalane d’En Comú Podem  et Omar Anguita, fraichement élu dirigeant des Juventudes Socialistas Españolas.

Nous avons été frappés par la richesse intellectuelle de la vie politique espagnole, et, disons-le, un peu jaloux. Les intellectuels, et c’est probablement une affaire de culture politique et d’influence d’auteurs comme Machiavel et Gramsci, semblent beaucoup plus investis dans les partis et les mouvements politiques, de sorte qu’ils les alimentent directement en réflexion stratégique et tactique. A l’inverse, en France, on ne peut que faire le constat d’une rupture plus ou moins nette entre les intellectuels et les partis, situation préjudiciable à de nombreux égards.

Ces entretiens ont été réalisés en espagnol et traduits en français, ce qui a pris beaucoup de temps. Nous avons décidé de les organiser en série d’été, et nous les publierons à raison de deux entretiens par semaine. Nous espérons, par ce travail, alimenter la réflexion de nos lecteurs, notamment ceux qui, ne parlant pas l’espagnol, ont plus difficilement accès à la production intellectuelle et militante venue d’Espagne. C’est aussi l’occasion, pour ceux qui assimilent le populisme à la démagogie, de clarifier la nature du premier, et de comprendre pourquoi le terme connaît un tel succès aujourd’hui à gauche.

Les gauches espagnoles, état des lieux

Entre les 6 et 9 juillet derniers, le centre historique de Cadix et sa faculté de médecine accueillaient la troisième université d’été de l’Institut 25-M, le think tank rattaché à Podemos. L’édition 2017, conçue sur le thème « Communication, pouvoir et démocratie », recevait des intellectuels de renom ainsi que des acteurs de plusieurs mouvements progressistes apparus ces dernières années, à l’image de Winnie Wong, activiste américaine de la plateforme People for Bernie, ou Sophia Chikirou pour la France Insoumise. Un rendez-vous annuel tenu sous un soleil de plomb et dans une atmosphère festive, aux abords de la plage de la Caleta et de la somptueuse avenue Campo del Sur, qui longe l’Atlantique.

Ce n’est pas un hasard si l’Institut 25-M a choisi cette année d’établir son université d’été dans cette capitale provinciale du sud de l’Andalousie. La ville de Cadix, place forte du libéralisme politique où fut rédigée en 1812 la première constitution espagnole, au cœur de la guerre d’indépendance, est chargée d’histoire. Une histoire qui charrie un puissant imaginaire populaire entretenu par la mémoire de Fermín Salvochea, célèbre maire anarchiste qui gouverna la ville sous la Première République. Aujourd’hui, elle est l’une des municipalités espagnoles les plus frappées par le chômage, l’explosion des inégalités et la hausse dramatique de l’exclusion sociale. Mais surtout, après avoir été dirigée pendant vingt ans par la droite, Cadix est aujourd’hui gouvernée par la déclinaison locale de Podemos, Por Cádiz Sí Se Puede. Le maire actuel, José María Gónzalez, plus connu sous le surnom de « Kichi », est un activiste chevronné de la « Marea Verde », une plateforme citoyenne de défense de l’éducation publique née en 2011 pour lutter contre les coupes budgétaires. Il est avec l’eurodéputé Miguel Urbán et la députée d’Andalousie Teresa Rodríguez l’une des principales figures des Anticapitalistes, qui forment le troisième courant de Podemos, aux côtés des « pablistes » et des « errejonistes ».

Cadix est l’une de ces « mairies du changement », au même titre que Madrid, Barcelone, Saragosse, La Corogne ou Saint Jacques de Compostelle, véritables vitrines du succès remporté par Podemos et ses alliés aux dernières élections municipales de mai 2015. Ces municipalités « rebelles » sont aujourd’hui un précieux atout pour une formation politique qui a toujours affiché d’audacieuses ambitions : « Podemos n’est pas né pour jouer un rôle de témoin, nous sommes nés pour aller chercher toutes les victoires », déclarait déjà Pablo Iglesias au soir des élections européennes du 25 mai 2014.

Podemos et l’après Vistalegre II

Les mairies conquises en 2015 constituent les principaux points d’appui d’une stratégie de conquête du pouvoir. La politique municipale donne l’opportunité à Podemos de démontrer sa capacité à gouverner les principales villes du pays sans que celles-ci ne sombrent dans le chaos. Mieux, elle doit permettre au parti de gagner en crédibilité, d’anticiper « l’Espagne qui vient » et d’obtenir la confiance des citoyens dans l’existence d’un projet alternatif au désordre provoqué par le Parti Populaire, la « mafia » qui dirige le pays. C’est le point sur lequel insiste Iñigo Errejón, accueilli telle une rock-star à son entrée dans l’amphithéâtre de la faculté de médecine à Cadix. L’ancien secrétaire politique du parti était quelque peu en retrait de la scène médiatique depuis sa défaite au congrès de Vistalegre II, en février dernier. Mais malgré son éviction de la fonction de porte-parole du groupe parlementaire, désormais attribuée à Irene Montero, Errejón reste indubitablement l’une des voix qui portent parmi les gauches espagnoles. Il définit lui-même sa présence à l’université d’été comme un « resserrement des rangs » en vue de donner une nouvelle impulsion à Podemos, au sortir d’une année particulièrement tumultueuse.

En septembre 2016, les élections régionales en Galice et au Pays Basque ont marqué le dernier jalon d’une longue course d’endurance électorale, dont les élections générales du 20 décembre 2015 et du 26 juin 2016 ont été les points d’orgue. En deux ans et quelques mois d’existence, Podemos a donc dû mener de front de multiples campagnes et participer à pas moins de sept échéances électorales d’ampleur. Malgré la violence des critiques et l’obstination de ses détracteurs à le dépeindre comme une bulle éphémère, le parti est parvenu à s’installer dans un paysage politique qu’il a grandement contribué à bouleverser. L’essor de Podemos, et dans une moindre mesure l’émergence de la formation de centre-droit Ciudadanos, ont rudement affaibli le bipartisme PP-PSOE, qui représentait jusqu’alors un pilier réputé inébranlable du régime politique issu de la constitution postfranquiste de 1978.

Seulement, à l’automne 2016, l’intensité du cycle de mobilisation électorale a laissé place à l’apparition de nombreux débats internes, amplement documentés par LVSL. Les désaccords larvés et les luttes intestines ont éclaté au grand jour médiatique et ont renvoyé l’image peu reluisante d’un parti empêtré dans des querelles politiciennes pourtant caractéristiques de la « vieille politique », tant fustigée par les leaders de Podemos. Le duel prétendument « fratricide » entre Pablo Iglesias et son bras droit Iñigo Errejón a focalisé l’attention, au détriment des réels débats de fond concernant l’orientation de la stratégie populiste. Cette phase de vives tensions s’est soldée le 12 février 2017 par la nette victoire de Pablo Iglesias sur ses rivaux errejonistes et anticapitalistes, et a permis au secrétaire général de Podemos de renforcer son leadership et celui de son équipe.

Depuis, Podemos tente tant bien que mal de reprendre l’initiative et de renouer avec ce qui a constitué sa marque de fabrique ces deux dernières années : la maîtrise de l’agenda politique. Face à un Parti Populaire toujours plus embarrassé par les affaires de corruption et un PSOE aux abonnés absents depuis son soutien indirect à l’investiture de Mariano Rajoy, Pablo Iglesias s’est évertué à endosser le costume de l’opposant le plus ferme au gouvernement. Au concept de « caste », constamment employé dans les premiers mois de Podemos pour dénoncer une élite politique déconnectée de « ceux d’en bas », Pablo Iglesias a désormais substitué la notion de « trame », qui désigne de manière plus diffuse les interconnexions néfastes entre le monde des affaires et le pouvoir politique. Cette mue sémantique s’est traduite par le lancement en avril 2017 du « Tramabus », un autocar destiné à parcourir le pays pour dénoncer les méfaits de la corruption, affichant les visages des politiciens impliqués dans des scandales financiers. L’initiative, qui mêle dénonciation et dérision, n’a pas eu l’effet escompté. Parfois moquée sur les réseaux sociaux, elle est aussi critiquée en privé par le courant errejoniste.

En juin dernier, la présentation d’une motion de censure au Congrès des députés contre le gouvernement de Mariano Rajoy a cette fois-ci permis a Podemos de se hisser au rang d’opposition de premier plan. Irene Montero s’y est notamment illustrée en énumérant un à un les scandales de corruption qui affectent le Parti populaire. Pablo Iglesias a quant à lui pris soin d’apparaître comme un homme d’Etat à la stature présidentielle, à travers un discours axé sur l’histoire politique et sociale de l’Espagne et des propositions concrètes en matière de lutte contre la corruption ou de réforme fiscale. La motion de censure a malgré tout échoué, l’abstention des députés socialistes ne suffisait pas à recueillir la majorité nécessaire pour destituer Mariano Rajoy.

Podemos fixe désormais le cap sur les élections régionales de 2019, qui doivent être l’occasion de mettre le parti en ordre de bataille en vue des prochaines élections générales, en 2020. Pablo Iglesias a d’ores et déjà constitué autour de lui une équipe resserrée, dénommée « Rumbo 2020 », une sorte de shadow cabinet destiné à donner à la formation davantage de crédit en tant que force de gouvernement alternative. La conquête des communautés autonomes en 2019 est envisagée par les cadres de Podemos comme un moyen de faire bloc contre les politiques d’austérité impulsées par l’Etat central et de prouver, de la même manière que depuis les « mairies du changement », qu’il est possible de gouverner autrement. Les projecteurs devraient être tournés vers la Communauté de Madrid, où Iñigo Errejón est pressenti pour affronter l’actuelle présidente de la région, Cristina Cifuentes, figure du Parti Populaire aujourd’hui pointée du doigt par la Guardia Civil dans un énième scandale de corruption. Le 25 juillet, dans une tribune conjointe, Pablo Iglesias et Iñigo Errejón déclaraient ainsi que « Madrid préfigure aujourd’hui de fait la confrontation entre deux projets de pays, celui du PP et le nôtre ». Si Podemos souhaite faire des prochains scrutins électoraux un duel sans merci avec la « mafia » du Parti Populaire, un possible retour en grâce du PSOE pourrait venir contrarier ce scénario idéal et bouleverser la donne politique espagnole.

Vers un rapprochement Podemos-PSOE ?

Le 21 mai dernier, Pedro Sánchez remportait la primaire du PSOE, devant la présidente du gouvernement régional d’Andalousie, Susana Díaz. Cette dernière bénéficiait de l’appui sans faille des barons du parti hostiles à toute alliance avec Podemos, au premier rang desquels l’ancien président du gouvernement Felipe González. Ce résultat représente donc une lourde défaite pour l’appareil socialiste et un triomphe personnel pour Pedro Sánchez, candidat malheureux à la présidence du gouvernement lors des deux dernières élections générales. En octobre 2016, désavoué par un comité fédéral dominé par l’aile droite du parti, Pedro Sánchez démissionnait de son poste de secrétaire général. Quelques jours plus tard, la direction du PSOE par intérim enjoignait aux députés socialistes de s’abstenir lors du vote d’investiture de Mariano Rajoy, ce qui a ainsi permis au Parti Populaire de rempiler pour 4 ans au gouvernement. En désaccord avec cette décision, Sánchez renonçait à grand bruit à son siège de député, plaidait pour un PSOE fermement opposé à Mariano Rajoy et respectueux de ses engagements vis-à-vis des militants. Il laissait déjà entrevoir son probable retour en force en annonçant vouloir « prendre sa voiture pour parcourir de nouveau tous les recoins de l’Espagne ».

Sa stratégie de reconquête du parti par la base militante a porté ses fruits. Celui qui déclarait dans une interview remarquée avoir subi des pressions des pouvoirs économiques et médiatiques pour ne pas s’allier à Podemos retrouve donc le poste de secrétaire général qu’il avait déjà occupé de 2014 à 2016. Le 21 mai au soir, devant le siège du PSOE à Madrid, les militants entonnaient l’Internationale. Depuis, Pedro Sánchez réaffirme ostensiblement l’ancrage à gauche d’un PSOE bien décidé à faire oublier les errements des derniers mois. Une victoire de Susana Díaz aurait permis à Pablo Iglesias de se positionner en unique recours à la « triple alliance PP-PSOE-Ciudadanos », mais la victoire de Sánchez inaugure une configuration bien différente.

Depuis les résultats de la primaire socialiste, les relations entre Podemos et le PSOE se sont nettement détendues. En témoigne la cordialité des échanges lors des débats sur la motion de censure entre Pablo Iglesias et José Luis Abalos, nouveau porte-parole du groupe socialiste et proche de Pedro Sánchez. Le temps où Iglesias attaquait rudement le PSOE, reprochant à l’ancien président Felipe González son passé « entaché de chaux vive », en référence aux exactions commises dans les années 1980 par les groupes antiterroristes de libération (GAL) dans leur lutte contre ETA, semble bien révolu.

En juillet, le PSOE et Podemos ont formé une équipe de travail parlementaire afin de coordonner leur opposition au PP et de fixer un agenda social en commun : lutte contre la précarité, le chômage des jeunes et le mal-logement, hausse du salaire minimum, revalorisation des pensions de retraite, etc.  Selon les députés de Podemos, la création de cette équipe de travail préfigure un futur gouvernement alternatif à celui du Parti Populaire. Ils encouragent d’ailleurs le PSOE à déposer à son tour une motion de censure pour destituer Mariano Rajoy et ouvrir la voie à une coalition des forces progressistes.  L’idée d’un « scénario à la portugaise » semble avoir fait son chemin : au Portugal, les socialistes gouvernent avec l’appui parlementaire du Parti Communiste Portugais et du Bloco de Esquerda. En Espagne, les rapports de force entre gauche radicale et socialistes sont plus équilibrés que chez le voisin portugais, ce qui conduit Pablo Iglesias à envisager une possible coalition au sein de laquelle PSOE et Podemos seraient sur un pied d’égalité.

Du côté du PSOE, on préfère minimiser la portée de cette coopération parlementaire et freiner les ardeurs de Podemos. Les socialistes écartent l’éventualité d’une motion de censure dans l’immédiat, et s’évertuent à rappeler que Pablo Iglesias a déjà eu l’opportunité d’éjecter Mariano Rajoy : en mars 2016, lorsque les députés de Podemos ont rejeté l’investiture de Pedro Sánchez… alors allié avec la droite libérale de Ciudadanos.  Le PSOE temporise et observe d’un bon œil les dernières enquêtes électorales : le baromètre du Centre de recherches sociologiques du mois de juillet indique une forte progression des intentions de vote en faveur du parti depuis la victoire de Pedro Sánchez. Pour la première fois, le bloc des gauches (PSOE + Unidos Podemos) surpasse le bloc des droites (PP + Ciudadanos), comme l’a souligné le secrétaire à l’organisation de Podemos, Pablo Echenique. Néanmoins, l’enquête suggère également une évolution des rapports de force internes au bloc des gauches : la perspective du « sorpasso » semble s’éloigner pour Pablo Iglesias, ce qui ne peut qu’inciter le PSOE à temporiser davantage afin de reconquérir les franges de l’électorat socialiste récupérées ces dernières années par Podemos.

Au-delà de ces différences de rythmes et de stratégies politiques, le dialogue entre les deux formations achoppe également sur la question de l’organisation territoriale et de la Catalogne. Sous l’impulsion de Pedro Sánchez et au grand désarroi des barons du parti, les positions du PSOE évoluent aujourd’hui vers la reconnaissance de la « plurinationalité » de l’Espagne, un concept habituellement employé par les dirigeants de Podemos. Néanmoins, les socialistes restent fermement opposés à la tenue d’un référendum sur l’indépendance de la Catalogne. Ce n’est pas le cas de Podemos, qui défend l’idée d’une « patrie plurinationale » ainsi que le droit à l’autodétermination du peuple catalan. L’annonce par la Generalitat [gouvernement régional catalan] de l’organisation d’un nouveau référendum unilatéral le 1er octobre 2017 devrait de nouveau placer la crise territoriale espagnole sur le devant de la scène politique et médiatique.

Malgré ces divergences notables, le rapprochement entre Podemos et le PSOE s’est matérialisé ces derniers jours par la signature d’un accord de gouvernement entre les deux partis dans la communauté autonome de Castille-La Manche. A la mi-juillet, le président socialiste de la communauté, Emiliano García-Page, a offert à Podemos d’entrer au gouvernement afin de « garantir la stabilité de la région », dans un contexte de débats inextricables autour du budget. Les militants de Podemos dans la région se sont prononcés à près de 78% en faveur d’un accord de gouvernement. Pour la première fois, les deux partis gouverneront donc ensemble, dans une région comptant plus de deux millions d’habitants, qui sera désormais scrutée comme le laboratoire de la coopération entre les deux principales forces de gauche espagnoles.

Ce rapprochement avec le PSOE ne fait pas l’unanimité parmi Podemos et ses alliés. L’accord de gouvernement en Castille-La Manche a donné lieu à d’âpres débats dans la sphère militante et suscité l’opposition résolue du courant anticapitaliste. Les anticapitalistes, par la voix de Teresa Rodríguez et de Miguel Urbán, ont fait entendre leur désaccord vis-à-vis de ce qu’ils perçoivent comme le prélude à une « subalternisation » de Podemos vis-à-vis du PSOE. Cette critique fait d’autant plus sens que les membres du courant anticapitaliste avaient déjà fait scission avec Izquierda Unida en 2008, qu’ils accusaient d’être devenue le supplétif des socialistes.

Izquierda Unida, désormais alliée à Podemos au sein de la coalition Unidos Podemos, ne ménage pas non plus ses critiques à l’égard du parti de Pablo Iglesias. Dans un rapport interne de juin 2017, le coordinateur fédéral d’IU Alberto Garzón exprime sa méfiance à l’égard du supposé virage à gauche du PSOE, et insiste sur la nécessité d’« organiser politiquement les classes populaires ». Pour Garzón, à la tête d’une formation politique qui a vu la majorité de ses électeurs de 2011 se tourner vers Podemos en 2015, Izquierda Unida doit davantage se démarquer de son allié, en réinvestissant notamment l’arène des mouvements sociaux.

L’intensité des débats internes et des discussions stratégiques est l’une des caractéristiques premières de Podemos, un parti politique qui regroupe en son sein des militants de cultures politiques diverses. Les désaccords manifestés à l’égard du réchauffement des relations avec le PSOE sont en réalité révélateurs d’une tension constitutive de Podemos, parfaitement mise en lumière et théorisée par le politiste Javier Franzé : la tension entre régénération et contestation. Au cours de sa première année d’existence, Podemos affirmait ouvertement sa volonté de rompre avec le régime de 1978 et ses deux grands partis, le PP et le PSOE, agglomérés sous les expressions de « PPSOE » et de « caste ». Désormais, la priorité semble aller à la destitution du Parti Populaire et du « bloc de la restauration » qui a séquestré et dénaturé les institutions. Des institutions qu’il ne s’agit plus tant de contester en elles-mêmes que de débarrasser de ses éléments perturbateurs afin de les « rendre aux gens ». De l’évolution de cette tension propre à Podemos et des choix stratégiques de Pedro Sánchez dépendra l’avenir politique de l’Espagne et d’une Europe du sud encore marquée par les espoirs déçus d’Alexis Tsipras en Grèce.

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