Espagne : Pedro Sánchez reconduit, mais plus fragile que jamais

Carles Puigdemont, leader indépendantiste catalan, Pedro Sanchez, Premier ministre espagnol, et Santiago Abascal, leader de Vox (extrême-droite). © Joseph Édouard pour LVSL

Après un résultat mitigé mais meilleur que prévu aux élections cet été, Pedro Sánchez a été reconduit au poste de Premier ministre espagnol. Sa majorité de gauche repose cependant sur une coalition précaire, entre dépendance aux votes des partis indépendantistes et volonté de Podemos de s’émanciper du gouvernement. En embuscade, l’extrême-droite accuse Sánchez de coup d’État antidémocratique et incite la justice et la police à défier le gouvernement. Par Steven Forti, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon [1].

Au début de l’été, personne n’aurait parié un euro sur le fait que Pedro Sánchez resterait Premier ministre. Après les élections municipales largement remportées par l’opposition de droite, beaucoup estimaient que Sánchez, secrétaire général du Parti socialiste espagnol (PSOE), n’était plus qu’un mort-vivant politique. Les sondages réalisés avant les élections législatives du 23 juillet ne lui laissaient aucun espoir.

Madrid semblait alors sur le point de basculer aux mains des conservateurs et de leurs alliés d’extrême-droite, comme Rome, Stockholm, Helsinki et Athènes auparavant. Mais les choses se sont passées autrement : la coalition de gauche a résisté, montrant que la seule arme éprouvée des partis de gauche pour battre les émulateurs locaux de Donald Trump, Viktor Orbán et Jair Bolsonaro, est leur capacité à mobiliser leurs propres électeurs.

Certes, si le Parti populaire conservateur (PP) et à son allié nationaliste Vox n’ont pas obtenu la majorité qu’ils espéraient, la marge de manœuvre de Sánchez est faible. Aucune majorité de gauche claire ne s’est dégagée et, cette fois-ci, contrairement à la précédente législature, la formation d’un gouvernement exigeait les votes de tous les partis représentés au Parlement, à l’exception du tandem PP-Vox. L’obtention d’un soutien en particulier paraissait pour le moins incroyable : celui de Carles Puigdemont, chef de file de Junts per Catalunya (JxCAT), un mouvement indépendantiste catalan de centre droit. De 2020 à 2023, celui-ci s’est constamment opposé au gouvernement formé par le PSOE de Sánchez et Unidas Podemos.

L’Espagne demeure désormais l’un des rares bastions progressistes au sein de l’Union européenne.

Compte tenu de l’improbabilité d’une telle alliance, même après les résultats des élections de juillet, nombre d’observateurs pensaient le chef du PSOE fini et l’Espagne bonne pour de nouvelles élections afin de sortir de l’impasse. Une fois de plus, ils se sont trompés. Sánchez a réussi à former une majorité et, après le vote d’investiture du 25 novembre, l’Espagne a de nouveau un gouvernement de coalition de gauche. Depuis la démission d’António Costa au Portugal, l’Espagne demeure désormais l’un des rares bastions progressistes au sein de l’Union européenne.

Résilience et sens politique

Il ne fait aucun doute que le dirigeant socialiste espagnol fait réellement preuve de résilience. Après tout, son autobiographie publiée en 2019 ne s’intitule-t-elle pas Manuel de resistencia ? Il semble puiser sa force dans l’adversité. Capable de souplesse idéologique, il est l’un des rares à avoir appris à faire de nécessité vertu, comme il l’a déclaré devant le Parlement la semaine dernière.

Cela avait déjà été le cas il y a quatre ans : alors qu’il n’avait cessé de s’opposer à un accord de gouvernement avec Unidas Podemos auparavant, il n’avait pas hésité à s’allier avec la formation de Pablo Iglesias après les élections de novembre 2019, face à la menace de l’extrême-droite. Sans coup férir, ils formèrent alors le premier gouvernement de coalition de gauche depuis le retour de l’Espagne à la démocratie. Pendant plus de trois ans, ce gouvernement a mis en œuvre un programme audacieux qui est devenu un modèle en Europe.

La composition très morcelée du Congrès espagnol depuis juillet 2023. © Wikipedia

Aujourd’hui, en faisant preuve de patience et de ténacité, Sánchez a réussi à conclure un accord avec un parti qui, il y a quelques jours encore, revendiquait la sécession unilatérale de la Catalogne et niait toute intention de soutenir un gouvernement de coalition à Madrid. Dans un parlement divisé, les sept voix de JxCAT se sont révélées capitales pour assurer la réélection du chef du PSOE au poste de Premier ministre.

Pour autant, le parti indépendantiste catalan ne participera pas au gouvernement. Comme lors de la précédente législature, l’Espagne aura un gouvernement minoritaire composé du PSOE (121 sièges) et de Sumar (31 sièges), la coalition de gauche radicale conduite par la ministre du travail Yolanda Díaz. Cependant, pour sa survie, ce gouvernement dépendra également des votes de l’Espagne « périphérique », c’est-à-dire des partis régionalistes et nationalistes de Catalogne (Junts per Catalunya et Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) qui détiennent chacun sept sièges), du Pays basque (Partido Nacionalista Vasco, cinq sièges, et EH Bildu, six sièges), de Galicie (Bloque Nacionalista Galego, un siège), et des Canaries (Coalición Canaria, un siège).

Obtenir tous ces soutiens n’a pas été chose facile. Mais le PSOE, et notamment Pedro Sánchez lui-même, a montré qu’il était le seul à pouvoir forger des alliances avec plusieurs partis aux intérêts distincts. Le PP conservateur, qui de fait est arrivé en première position aux élections de juillet 2023, n’a obtenu qu’une victoire à la Pyrrhus, révélant ainsi son isolement au Parlement et dans le pays.

Les mouvements basques et catalans ont préféré soutenir un gouvernement de gauche plutôt que de se tourner vers une droite qui s’oppose à une Espagne plurinationale.

En septembre, quand le candidat du PP, Alberto Núñez Feijóo, a eu l’opportunité de former un gouvernement, il a échoué lamentablement, obtenant pour seul soutien celui du parti d’extrême droite Vox. Le pacte du PP avec Santiago Abascal, leader de Vox, s’avère ainsi être une union mortifère qui empêche tout accord avec la droite catalane et les nationalistes basques, avec lesquels il avait conclu des alliances par le passé. Vox, en effet, défend de manière véhémente une recentralisation de l’Espagne qui mettrait un terme à toute autonomie régionale. Les mouvements basques et catalans ont donc préféré soutenir un gouvernement de gauche plutôt que de se tourner vers une droite qui s’oppose à une Espagne plurinationale.

Une tâche ardue

Toutefois, la suite s’annonce compliquée. Avec une majorité aussi étendue que composite, chaque vote est susceptible de s’embourber au Parlement, et le risque que le gouvernement de Sánchez ne dure pas est réel. La meilleure carte de Sánchez auprès de ses alliés est évidemment la peur d’une chute de son gouvernement, qui reviendrait à laisser le pays à la droite. Cependant, cette menace ne suffira pas à elle seule à tenir les troupes. Comment réconcilier le programme très à gauche de Sumar concernant la politique sociale, la fiscalité progressive ou le logement avec les positions droitières du Partido Nacionalista Vasco, de Junts per Catalunya ou de Coalición Canaria ?

Avec une majorité aussi étendue que composite, chaque vote est susceptible de s’embourber au Parlement, et le risque que le gouvernement de Sanchez ne dure pas est réel.

Qui plus est, la conjecture internationale est loin d’être favorable, entre les répercussions économiques et géopolitiques des guerres en Ukraine et à Gaza, l’inflation, la crise énergétique et la nouvelle politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) toujours plus restrictive.

Dans l’immédiat, l’économie espagnole est l’une des plus performantes d’Europe : le Fonds monétaire international a confirmé des prévisions de croissance pour l’Espagne de 2,5 % pour 2023 et de 1,7 % pour 2024. Néanmoins, les investissements fournis par le plan de relance NextGenerationEU sont déjà largement pris en compte, et en janvier prochain le Pacte de stabilité et de croissance européen, qui limite le recours à l’emprunt, devrait redevenir d’actualité. Les marges de manœuvre du gouvernement espagnol s’en trouveront réduites.

La gauche radicale se divise à nouveau

Sur le plan politique, on note trois grands facteurs d’instabilité. Le premier est interne et concerne Podemos, le parti de gauche radicale qui fut l’une des principales composantes de Sumar. Après des mois de fortes tensions, la formation fondée par Iglesias (qui en demeure le chef incontesté même s’il s’est officiellement retiré de la vie politique) a décidé de quitter la coalition, jugeant Díaz trop modérée. Podemos reproche à l’équipe de Díaz son manque de considération et de l’écarter des postes clés. Ces derniers mois, Iglesias a posé comme condition qu’Irene Montero, qui est également sa compagne, soit reconduite au ministère de l’Égalité, ce qui n’a finalement pas été le cas.

Montero est une figure clivante dans la scène politique espagnole. Ayant porté la loi de garantie intégrale de la liberté sexuelle (parfois appelée loi « Seul un oui est un oui ») ainsi que la loi pour l’égalité réelle et effective des personnes trans et pour la garantie des droits LGBTI (loi « trans »), elle a souffert d’attaques extrêmement violentes de la part de la droite conservatrice.

Outre l’opposition prévisible de la droite, ces lois ont également engendré une crise au sein du gouvernement. En raison de l’application éclectique par les tribunaux de la loi « Seul un oui est un oui », plusieurs dizaines de violeurs ont au final pu être libérés ou voire leurs peines réduites, à l’inverse de l’objectif initial. Des problèmes juridiques qui ont finalement été résolus mais ont abîmé la réputation du gouvernement. La loi « trans » a quant à elle laissé des fractures entre les mouvements féministes proches de Podemos et ceux plus liées au PSOE.

Conscient de ces difficultés, Sumar, la large coalition de gauche radicale, a donc proposé à Podemos – qui fait partie de l’alliance, mais dont le poids interne s’est réduit – un autre ministère pour l’économiste Nacho Álvarez. Mais la formation d’Iglesias a refusé, ce qui a provoqué la démission d’Álvarez, jusque-là secrétaire d’État aux Droits sociaux et homme clé des arrangements parlementaires au cours de la législature précédente. Si Podemos s’estime victime, les responsabilités de ces cafouillages sont sans doute partagées.

Quoi qu’il en soit, l’attitude de Podemos menace la survie du gouvernement espagnol. Podemos n’est désormais plus que l’ombre de ce qu’il fut ces dernières années mais, compte tenu de la faible majorité de Sánchez, ses cinq députés demeurent incontournables. Podemos présentera vraisemblablement sa propre liste (séparée de celle de Sumar) aux élections européennes de juin prochain, renouant avec l’esprit de scission qui a marqué la gauche radicale espagnole ces dernières années. Le pari est risqué : en mai dernier, cette attitude avait en partie permis la victoire de la droite aux élections municipales, les voix de la gauche radicale s’étant dispersées sur de nombreuses formations qui n’ont pas atteint le seuil de 5%, d’où la création de Sumar par la suite.

Querelles intestines autour de l’indépendance catalane

Si les affaires internes de son allié fragilisent la majorité de Sánchez, le véritable maillon faible de son gouvernement est sa dépendance envers les partis indépendantistes catalans. Les accords du PSOE avec le JxCAT et l’ERC garantissent la stabilité du gouvernement, mais tout dépendra des résultats des négociations qui visent à résoudre la crise catalane et des querelles intestines au sujet de la cause indépendantiste.

La principale pierre d’achoppement, à savoir l’amnistie pour les personnalités indépendantistes inculpées après le référendum non officiel de 2017, semble avoir été surmontée, du moins sur le plan politique. Cette amnistie garantirait l’annulation de la responsabilité pénale, administrative et comptable de plus de trois cents activistes indépendantistes, y compris celle de Puigdemont qui s’est exilé en Belgique en tant que député européen ; elle s’étendrait également à soixante-treize policiers.

Après le pardon accordé à l’été 2021 et la réforme du crime de sédition, une amnistie compléterait la voie empruntée par Sánchez vers la réconciliation et la normalisation des relations entre Madrid et Barcelone.

Après le pardon accordé à l’été 2021 et la réforme du crime de sédition, une amnistie compléterait la voie empruntée par Sánchez vers la réconciliation et la normalisation des relations entre Madrid et Barcelone. Cependant, l’amnistie est juridiquement complexe, et pour juger au mieux de son effectivité réelle il nous faut attendre le débat au Parlement et la réponse de la Cour constitutionnelle. Étant donné le poids des juges conservateurs au sein de cette dernière, les recours en justice devraient être nombreux et l’application de cette amnistie prendra du temps.

Au-delà des accords sur des questions relatives à de nouveaux pouvoirs pour le gouvernement catalan ou une plus grande autonomie fiscale, l’autre pierre d’achoppement concerne un éventuel référendum d’autodétermination, exigé par le JxCAT et l’ERC.

Sur ce point, les marges de manœuvre sont pratiquement nulles : le « non » du PSOE est clair et net, tout comme l’inconstitutionnalité de cette demande. Les forces indépendantistes peuvent obtenir tout au plus un vote consultatif non contraignant concernant un accord politique négocié entre les parties. Un tel scénario permettrait peut-être de réformer le statut d’autonomie de la Catalogne, par exemple si les articles rejetés par la Cour constitutionnelle en 2010 étaient réinsérés après amendement. Une solution qui permettrait de sauver la face de part et d’autre, mais qui nécessitera une forte volonté politique et beaucoup de diplomatie.

En outre, en plus des élections européennes de juin 2024, des élections régionales auront lieu au Pays basque et en Galice au printemps prochain, et en Catalogne en février 2025. Au Pays Basque, l’hégémonie politique du Partido Nacionalista Vasco (PNV), qui soutient le gouvernement, est sérieusement menacée par la progression de la gauche indépendantiste d’EH Bildu.

Quant à la Catalogne, la lutte interminable pour l’hégémonie que se livrent le JxCAT et l’ERC, le parti de centre-gauche qui dirige actuellement le gouvernement minoritaire de la région, pourrait pousser chacun à se démarquer en faisant pression sur Sánchez, y compris sur la question du référendum, et aboutir là aussi à une situation intenable. Les derniers sondages confirment que le soutien dont bénéficie l’indépendance catalane est au plus bas depuis ces dix dernières années, une réalité susceptible de déstabiliser Puigdemont et Oriol Junqueras, le chef de l’ERC, qui pourrait les inciter à abandonner leur récent pragmatisme pour renouer avec une confrontation plus forte du gouvernement de Madrid.

Une droite trumpiste

Enfin, il existe un dernier facteur d’instabilité, sans doute le plus grave. L’Espagne se polarise de plus en plus, et une droite radicalisée souffle sur les braises. Certes, de nombreux Espagnols s’opposent ou demeurent sceptiques quant à l’amnistie des indépendantistes catalans, comme l’a révélé la manifestation pacifique du 18 novembre à Madrid à laquelle ont participé 170 000 personnes.

Ces dernières semaines, le débat politique s’est enflammé. Depuis l’accord entre le PSOE et le JxCAT, Sánchez est la cible d’un tombereau d’insultes inquiétantes et a notamment été qualifié de « traître » et de « putschiste ». Des députés du PSOE ont été agressés et le siège madrilène du parti, Calle Ferraz, a été assiégé par plusieurs milliers de militants néofascistes durant deux semaines. Ces manifestations, auxquelles participent des dirigeants de Vox, sont également soutenues par des influenceurs de l’« Internationale de la Haine », tel l’ancien animateur de Fox News Tucker Carlson.

Abascal, le président de Vox, est le plus véhément : il a qualifié le gouvernement d’« illégitime » et sa reconduction de « coup d’État » et appelé les policiers à se rebeller contre leur hiérarchie. Si le PP ne s’est pas livré à de tels excès, il n’a pour autant pas pris ses distances avec Vox et n’a pas explicitement condamné la violence.  Certains de ses dirigeants historiques, nostalgique du franquisme, comme Esperanza Aguirre, ont participé aux manifestations au côté de militants néofascistes. Pendant ce temps, le PP a lancé une campagne internationale comparant Sánchez au Premier ministre hongrois Viktor Orbán, intervenant même auprès des institutions européennes pour combatte ce qu’il considère comme la « destruction » de l’État de droit en Espagne.

La droite crée volontairement le chaos. Si les institutions démocratiques espagnoles se sont révélées jusqu’ici solides, une version espagnole de l’assaut du Capitole n’est pas inconcevable.

Tout cela n’est pas nouveau. Quand le chef du PSOE José Luis Rodríguez Zapatero a remporté à surprise générale les élections de 2004, le PP a lancé une odieuse campagne au Parlement et dans la rue, soutenue par les médias conservateurs. Ce n’est pas une coïncidence si l’ancien Premier ministre de droite José María Aznar est revenu sur le devant de la scène, appelant à une mobilisation implacable contre Sánchez. La radicalisation de la droite est un fait accompli : preuve en est que Mariano Rajoy, considéré comme un conservateur modéré, a publiquement soutenu le libertarien d’extrême-droite Javier Milei lors de l’élection présidentielle en Argentine.

Dans ce climat explosif, il n’est donc guère surprenant que des juges, qui sont censés être neutres, aient organisé des manifestations devant les tribunaux contre l’accord PSOE-JxCAT ou que quelque soixante-dix militaires à la retraite aient lancé un manifeste appelant l’armée à chasser Sánchez. La droite crée volontairement le chaos. Si les institutions démocratiques espagnoles se sont révélées jusqu’ici solides, une version espagnole de l’assaut du Capitole n’est pas inconcevable.

Une période de tous les dangers

Malgré toutes ces menaces, la reconduction du gouvernement PSOE-Sumar est une bonne nouvelle pour la gauche européenne, notamment parce qu’elle n’allait vraiment pas de soi. Avant tout, c’est une victoire personnelle pour Sánchez. Mais c’est également le résultat de la prise de conscience, par tous les partis qui composent cette majorité hétérogène, qu’il est impératif d’empêcher l’extrême-droite d’accéder au pouvoir.

Cependant, quelles que soient les intentions du PSOE ou de Sumar, leur capacité à mettre en œuvre des politiques sociales courageuses comme lors de la précédente législature demeure incertaine. Le plus probable est que le gouvernement consacre la plus grande partie de son énergie à résoudre la question territoriale, avec pour objectif de mettre enfin un terme à la crise catalane.

La tâche ne sera pas facile. Les tensions susceptibles de surgir au sein d’une majorité aussi composite, l’attitude remuante d’un Podemos sur le déclin, et les luttes respectives des nationalistes catalans et basques pour l’hégémonie régionale compliquent sérieusement la donne, sans oublier, bien sûr, la mobilisation d’une droite radicalisée. Non seulement cette dernière s’appuie sur un puissant système médiatique et des juges à majorité conservateurs, mais elle contrôle également la plupart des régions et des grandes villes. De plus, elle possède la majorité absolue au Sénat et fera tout ce qui est en son pouvoir pour pratiquer l’obstruction parlementaire ou, à défaut, ralentir le processus législatif.

La droite, y compris ses composantes en théorie les plus modérées, a manifestement décidé que toute action pour faire tomber le gouvernement est légitime, et elle ne retiendra pas ses coups dans les mois à venir. Jusqu’aux élections européennes de juin prochain, une échéance cruciale pour les deux camps, il n’y aura aucun répit. Si le gouvernement Sánchez tient jusque-là, nous pourrons alors faire le bilan de ce qu’il aura accompli.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre de « Spain’s Left-Wing Government Faces Internal Splits – and a Trumpian Opposition »

Catalogne : la polarisation politique se confirme

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Manifestation pour la “Diada”, le 11 septembre 2012 ©Josep Renalias

Albert Borras Ruis est doctorant à l’Institut Français de Géopolitique. Il revient dans cet article sur les élections régionales du 21 décembre 2017 en Catalogne, qui ont vu les indépendantistes conserver leur majorité absolue malgré l’ascension du parti de centre-droit Ciudadanos. Convoqué à la suite de la suspension de l’autonomie de la région, le scrutin devait permettre de trancher le conflit politique qui oppose le gouvernement espagnol à la Généralité de Catalogne, dont l’ancien président Carles Puigdemont est aujourd’hui retranché à Bruxelles. Loin de satisfaire les desseins de Mariano Rajoy, les résultats démontrent l’affaiblissement du Parti populaire ainsi que les maigres perspectives de la gauche non indépendantiste, tout en confirmant la tendance à la polarisation politique dans la société catalane.

Ces dernières années ont été riches en bouleversements pour la société catalane, ainsi que pour la société espagnole dans son ensemble. Une crise économique sans précédent a déclenché une crise politique qui se poursuit aujourd’hui encore. La polarisation du débat politique est arrivée à une telle dimension que tous les partis politiques de l’échiquier politique catalan (et espagnol) ont dû s’adapter.

Le mouvement du 15 mai 2011 (« les Indignés »), l’ascension de Podemos (2014) et le succès des candidatures dites « du changement » (à l’instar des « Communs » à Barcelone, sous l’égide d’Ada Colau) avaient réussi à placer la défense des droits sociaux au centre du débat politique. Mais aujourd’hui, cette représentation semble reléguée au second plan au fur et à mesure que le nationalisme et, iimplicitement, la question identitaire s’imposent au cœur de la stratégie discursive des acteurs politiques. En Catalogne, on en est presque arrivé, n’hésitons pas à le dire, à une forme de conflit civil. Et ce notamment dans les semaines qui ont précédé et qui ont suivi l’action policière disproportionnée lors du référendum du 1er octobre, jugé illégal (rappelons que plus de deux millions de personnes y ont participé malgré les difficultés rencontrées). La fracture sociale et politique est un constat.

“Aujourd’hui, la défense des droits sociaux est reléguée au second plan à mesure que le nationalisme et la question identitaire s’imposent au coeur de la stratégie discursive des acteurs politiques.”

L’appel à la démocratie est le principal ressort des stratégies de légitimation des acteurs qui constituent les deux « blocs » (« bloques ») pro et anti indépendance. Qui est le plus démocrate : celui qui défend l’Etat de droit, ou celui qui défend la voix du peuple ? Cette question mériterait de faire l’objet d’un débat dans toute l’Europe. Néanmoins, les demandes du peuple catalan sont difficilement comprises dans le cadre de l’Europe actuelle, au moment où l’ascension de l’extrême-droite nationaliste est bien réelle. Sur le Vieux continent, les indépendantistes catalans ne trouvent d’ailleurs guère d’autres alliés que des mouvements régionaux de droite radicale. Quoi qu’il en soit, outre-Pyrénées, la polarisation se sédimente du fait de la victoire de la droite nationaliste espagnole de Ciudadanos d’une part, et de la majorité absolue en nombre de sièges obtenue par les partis indépendantistes d’autre part.

Une campagne de plusieurs mois

La campagne électorale a officiellement débuté le 5 décembre, mais tous les acteurs politiques se sont mobilisés des semaines auparavant. Parmi les principaux marqueurs de cette campagne anticipée, l’application de l’article 155 de la Constitution, utilisé par le Parti Populaire afin de suspendre la Communauté Autonome de Catalogne et de stopper le « processus d’indépendance ». Cette mesure fait consensus au sein du bloc dit « constitutionnaliste » ou « unioniste », composé du PP, de Ciudadanos et du Parti Socialiste. A l’opposé, l’article 155 est unanimement rejeté par les indépendantistes, de même que par Catalunya en Comú (Catalogne en Commun) la formation emmenée par la maire de Barcelone Ada Colau et le député Xavier Domènech, alliée à Podemos ainsi qu’aux écolo-communistes de Iniciativa per Catalunya i Verds (ICV) et aux communistes d’Esquerra Unida i Alternativa (EUiA). Catalunya en Comú refuse d’intégrer la logique des blocs et défend une voie alternative à moyen voire à long terme : celle du référendum pacté avec le gouvernement espagnol.

Par ailleurs, l’autre grande ligne du débat s’est axée sur les dirigeants politiques emprisonnés, considérés par les indépendantistes et les « Communs » comme des prisonniers politiques, ainsi que sur les membres de la Généralité exilés à Bruxelles, parmi lesquels l’ancien président de la Généralité de Catalogne Carles Puigdemont. La fin de la campagne a été marquée par des échanges d’accusations entre les deux blocs mais aussi et tout particulièrement entre les partis de gauche : Esquerra Republicana de Catalunya (ERC), le Parti des socialistes de Catalogne (PSC), Catalunya en Comú et les indépendantistes anticapitalistes de la CUP. Les forces de gauche catalanes sont ainsi elles-mêmes profondément divisées sur la question nationale.

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Manifestation à Barcelone pour la libération des leaders indépendantistes Jordi Sànchez (ANC) et Jordi Cuixart (Òmnium), le 21 octobre 2017. ©Sandra Lazaro

La campagne s’est traduite par une dynamique d’extrême polarisation, conséquence directe de la mobilisation du sentiment d’appartenance nationale de part et d’autre. Un sentiment d’appartenance nationale d’autant plus fort dans les secteurs de la société qui parlent le catalan ou le castillan, du fait de la domination de l’une des deux langues dans le milieu familial.

La division que les indépendantistes et le gouvernement espagnol ont fabriquée, entre les partisans de l’indépendance et ses opposants, a obligé les partis politiques à se transformer. Des listes électorales qui, auparavant, auraient été jugées contrenatures sont apparues. A tel point que l’on retrouvait dans la liste de Carles Puigdemont, Junts per Catalunya, des candidats de la société civile tels que Jordi Sánchez, président de la puissante Assemblée Nationale Catalane (ANC) et ancien membre de la gauche communiste et écologiste d’ICV, aujourd’hui emprisonné.

“La campagne s’est traduite par une dynamique d’extrême polarisation, conséquence directe de la mobilisation du sentiment d’appartenance nationale de part et d’autre.”

La liste de la gauche indépendantiste d’ERC intégrait de son côté les Démocrates de Catalogne, issus d’une scission au sein de l’un des grands partis de droite indépendantiste (l’Union Démocratique de Catalogne, UDC), d’idéologie démocrate-chrétienne et optant pour une vision particulièrement essentialiste de la question nationale. Les démocrates-chrétiens non indépendantistes se sont quant à eux ralliés à la liste Citoyens pour le Changement, dominée par les socialistes catalans. Cette alliance visait à récolter les voix de la haute bourgeoisie catalane et des Catalans modérés hostiles à l’indépendance.

De son côté, la coalition emmenée par Catalunya en Comú a su imposer le leadership des « Communs » d’Ada Colau sur la gauche radicale non indépendantiste, suite au conflit interne qui a secoué et affaibli Podem – la branche régionale de Podemos, s’achevant par la démission de son secrétaire général en novembre dernier. Enfin, les listes du Parti Populaire, de la CUP et de Ciudadanos se sont lancées seules dans le combat. C’est cette dernière formation qui est parvenue à incarner dans la région le « non » au processus d’indépendance.

Les résultats : tout change pour que rien ne change ? 

 Ciudadanos, un parti de droite né en Catalogne en 2006 afin de lutter contre la politique linguistique de la région, a su tirer son épingle du jeu et gagne les élections régionales du 21 décembre 2017 (26,44 % et 37 sièges). La liste emmenée par Ines Arrimadas ne pourra cependant pas former de gouvernement, car les partis indépendantistes conservent leur majorité au Parlement de Catalogne avec un total de 47,49 % et 70 sièges (majorité absolue : 68 sièges). Au sein du bloc indépendantiste, c’est la liste de Carles Puigdemont, Junts per Catalunya, qui l’emporte avec 20,64% et 34 sièges, donnant ainsi l’avantage aux indépendantistes de droite, principalement représentés par le Parti démocrate européen Catalan (PDeCAT) de l’ancien président de la Généralité. C’est la troisième surprise du scrutin, après la victoire de Ciudadanos et l’incroyable taux de participation, jamais atteint depuis la Transition à la démocratie : 81,94%.

 Le PdeCAT, qui a piloté la Généralité de Catalogne pendant la crise économique en pratiquant l’austérité radicale, atteint par la corruption – le cas de Jordi Pujol, qui a présidé pendant 23 ans le gouvernement catalan, est emblématique – avait vu ses perspectives électorales diminuer drastiquement. La « martyrisation » de l’ancien président et actuel candidat Carles Puigdemont l’a sauvé de l’échec. ERC, de son côté, a obtenu les meilleurs résultats de son histoire, avec 21,39% des suffrages et 32 sièges, mais les indépendantistes de gauche voient s’éloigner la perspective de dominer le bloc indépendantiste et de diriger la Généralité, alors même que tous les sondages pré-électoraux leur donnaient la victoire.

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Albet Rivera et Ines Arrimadas, leaders de Ciudadanos. Le parti de centre-droit est arrivé en tête lors des élections du 21 décembre. ©Robert Bonet

Le parti du gouvernement espagnol, le PP (4,24 % voix et 4 sièges), s’effondre au profit de Ciudadanos, sanctionnant lourdement la gestion de crise de Mariano Rajoy. Le PSC se maintient avec 13,88 % des voix et 17 députés.  Le bloc du « non » perd néanmoins globalement en nombre de voix. Le gouvernement espagnol est ainsi perçu en Catalogne comme le perdant du scrutin. Catalunya en Comú perd trois sièges (7,45 % et 8 sièges) par rapport aux dernières élections de 2015. Cet échec était attendu : les « Communs » et Podemos peinent à se montrer performants dans un débat nationaliste, aussi polarisé et épineux que la question catalane. Sociologiquement parlant, Catalunya En Comú est toutefois le parti le plus transversal, et il pourrait bien être la clé de la gouvernance, car les radicaux de la CUP (4% des suffrages et 4 sièges), particulièrement exigeants, pourraient s’avérer un soutien instable au sein du bloc indépendantiste. Par ailleurs, à la mairie de Barcelone, les « Communs » d’Ada Colau qui arrivent aujourd’hui à mi-mandat, gouvernent en minorité et auront besoin des indépendantistes pour consolider leur projet dans la capitale régionale. Ainsi, en Catalogne, l’ensemble de la gauche sort perdante du scrutin au profit de la droite.

“Les Communs et Podemos peinent à se montrer performants dans un débat nationaliste, aussi polarisé et épineux que la question catalane (…)  En Catalogne, l’ensemble de la gauche sort perdante du scrutin au profit de la droite.” 

Enfin, les indépendantistes disposent encore d’une importante légitimité électorale afin de poursuivre leur but. L’unilatéralité n’est plus à l’ordre du jour, sauf pour la CUP, qui exige de persévérer dans cette voie. L’orientation du processus dépendra aussi de la réaction du gouvernement du PP. Celui-ci ne semble pas vouloir discuter avec les indépendantistes et cherche à perpétuer le conflit par la voie judiciaire. Tout comme pour la droite catalane, la centralité de la question nationale permet de masquer les affaires de corruption. Il s’agit également d’une bataille entre les droites espagnoles,  entre le PP et Ciudadanos. Le gouvernement ne peut se permettre de faiblir vis-à-vis des indépendantistes s’il ne veut pas être devancé par Ciudadanos à l’échelle nationale.

Par ailleurs, les indépendantistes devraient reconnaître et admettre devant les citoyens que le rapport de forces en Espagne et en Europe ne leur est pas favorable. Ils ont avancé à l’aveugle dans un conflit déjà perdu qui bénéficie à long terme à la droite catalane et espagnole. Avec moins de 50% des soutiens, il leur est impossible d’escompter l’indépendance sans une confrontation, sans un trauma social. D’un côté comme de l’autre, les intérêts électoraux prévalent. La polarisation demeure, rien ne change à cet égard. Le conflit perdure et la société catalane, très divisée après des mois de fortes tensions, aura à en subir les conséquences.

 

Par Albert Borras Ruis

 

Crédit photos :

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Catalogne : la CUP, un indépendantisme à gauche toute

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[Long format] On a souvent considéré, à tort, que l’indépendantisme catalan pouvait se réduire à l’exacerbation d’un nationalisme conservateur ou à l’expression d’un simple égoïsme fiscal. Il existe pourtant, en Catalogne, un indépendantisme progressiste qui envisage l’indépendance comme une manière de recouvrer la souveraineté populaire, d’ouvrir un nouvel espace d’émancipation et de redéfinir les règles du jeu politique. Cet indépendantisme ancré à gauche, qui s’inscrit dans le sillage des mobilisations sociales que connaît l’Espagne depuis la crise de 2008 et qui revendique l’héritage du mouvement des Indignés (le 15M), est en partie incarné par la Candidature d’unité populaire (CUP), l’une des formations clés de la nébuleuse souverainiste. À la différence de Podemos, qui aspire à répondre à la « crise du régime de 1978 » par une réforme des institutions espagnoles et la reconnaissance du caractère plurinational de l’Espagne, la CUP envisage le séparatisme comme l’unique porte de sortie. Dans cet article, écrit à partir d’une lecture des manifestes du parti, d’observation participante à Barcelone et d’entretiens effectués avec des militants de la CUP, le choix a été fait d’analyser l’indépendantisme catalan dans ce contexte de crise politique et d’intensification des mobilisations sociales.

Le 10 octobre dernier, dans un discours sous haute tension prononcé devant le Parlement régional, Carles Puigdemont déclarait l’indépendance de la Catalogne avant de la suspendre dans la foulée. Sur les bancs de la majorité, c’est une standing-ovation enthousiaste qui accueille les propos alambiqués du président de la Généralité. Seule une poignée de députés parmi les rangs indépendantistes refuse de s’associer à la célébration : les dix élus de la Candidature d’unité populaire (CUP) restent de marbre. Peu après l’allocution de Carles Puigdemont, Arran, la branche jeunesse de la CUP, évoque dans un tweet une « trahison inadmissible », une violation du mandat populaire obtenu  à l’issue du référendum du 1er octobre. Si les tergiversations vont aujourd’hui bon train au sein de la coalition Junts Pel Sí qui gouverne la communauté autonome, le message des responsables de la gauche radicale indépendantiste est clair : face à l’autoritarisme de Madrid, la déclaration unilatérale d’indépendance est la seule voie possible, et la proclamation de la République de Catalogne relève désormais de l’urgence.

La CUP, une formation d’inspiration municipaliste et assembléiste, a investi la scène politique catalane en 2012 à l’occasion des élections autonomiques. Le parti entend alors se faire le relai des luttes sociales et défendre un indépendantisme sur une ligne clairement  anticapitaliste, en rupture avec l’État espagnol et les diktats de la Troïka. Malgré un faible score à 3,47% et seulement 3 sièges de députés, la CUP fait une entrée remarquée au Parlement régional. Les discours percutants de son chef de file David Fernández, qui définit les militants de l’organisation comme des « hackers de l’impossible », offrent au parti une visibilité sans précédent. Ainsi, en 2013, Fernández interpelle vigoureusement l’ancien patron de Bankia et du FMI Rodrigo Rato, aujourd’hui en prison pour détournement de fonds, concluant son intervention par un « On se reverra en enfer […] à bientôt gangster, dehors la mafia » resté célèbre.

“Le parti entend se faire le relai des luttes sociales et défendre un indépendantisme clairement anticapitaliste, en rupture avec l’État espagnol et les diktats de la Troïka.”

Aux élections autonomiques de 2015, convoquées par le président de la Généralité Artur Mas afin d’obtenir un « plébiscite » en faveur de l’indépendantisme, la CUP progresse et obtient 10 sièges de députés, avec plus de 8% des voix. Elle devient alors une pièce maîtresse de l’échiquier politique catalan, car la coalition indépendantiste Junts Pel Si nécessite le soutien de ses députés pour obtenir la majorité et former un gouvernement. Le refus de la CUP à une reconduction d’Artur Mas à la tête de la Généralité a d’ailleurs amené la coalition à proposer la candidature de Carles Puigdemont à la tête de l’exécutif catalan.  La CUP, bien que représentant une fraction minoritaire du mouvement indépendantiste, n’en reste pas moins intéressante à étudier car elle est aujourd’hui, par la pression qu’elle exerce sur la coalition Junts Pel Sí, un acteur politique clé; elle permet également d’offrir un autre regard sur l’indépendantisme et de s’éloigner des idées préconçues sur le souverainisme catalan.

 

Indépendantisme et mobilisation populaire

« Ce que nous sommes en tant que peuple, nous ne le sommes pas par essence ou parce que notre peuple est issu d’un passé immémoriel, nous le sommes par tout ce que nous avons gagné dans les petites luttes et les grandes batailles menées dans chaque recoin du pays ». Cette citation du philosophe indépendantiste Xavier Antich, volontiers reprise par les leaders de la CUP, illustre la conception de l’identité catalane défendue par celle-ci. Pour les membres de la CUP, le sentiment national catalan ne repose pas tant sur des critères ethno-linguistiques que sur une conscience historique forgée dans la résistance à l’oppression subie. En témoigne notamment l’omniprésence des références antifranquistes dans les discours des leaders du parti.

La CUP entend faire des luttes sociales le ferment de l’indépendantisme catalan. Le parti a d’ailleurs apporté son soutien en 2016 à l’association Òmnium Cultural dans son initiative Lluites compartides (Luttes partagées), dont l’objectif affiché était de tisser un fil conducteur entre les mobilisations sociales qui ont conféré au peuple catalan sa spécificité. En ce sens, la revendication de l’indépendance de la Catalogne est mise en relation avec l’émancipation des classes subalternes. Alors que l’autonomisme est présenté comme un jeu de dupes qui donne lieu à de multiples et vaines tractations entre les élites espagnoles et catalanes, l’indépendantisme aurait vocation à prendre en compte les aspirations des milieux populaires trop longtemps reléguées au second plan. Le statut actuel de la Catalogne est dès lors perçu comme une impasse : il ne permet pas au peuple catalan de se prémunir de l’austérité du fait de la suprématie des politiques menées par le gouvernement central. Les militants de la CUP citent en exemple le rejet par le Tribunal constitutionnel espagnol en 2016 d’une loi adoptée par le Parlement catalan en vue de lutter contre les expulsions locatives. Dans le cadre de l’État des autonomies, toute tentative d’amélioration du sort des plus démunis serait ainsi vouée à l’échec : Madrid aura toujours le dernier mot.

“Pour la CUP, le sentiment national catalan ne repose pas tant sur des critères ethno-linguistiques que sur une conscience historique forgée dans la résistance à l’oppression subie […] La CUP entend faire des luttes sociales le ferment de l’indépendantisme catalan.”

L’indépendantisme est décrit comme la voie de l’émancipation. Comme le souligne le politiste Mathieu Petithomme, c’est d’abord l’« activisme militant » qui a permis ces dernières années à la revendication indépendantiste, historiquement minoritaire, de se transformer en véritable projet politique[1]. La CUP est l’une des parties prenantes de cette nébuleuse militante, englobant entre autres la Gauche républicaine de Catalogne (ERC) et des associations comme Òmnium Cultural et l’Assemblée nationale catalane (ANC), qui ne cesse depuis près d’une décennie de porter à l’agenda politique la question de l’autodétermination du peuple catalan.

Les mobilisations qui agitent la Catalogne, depuis l’organisation en 2009 de la première consultation indépendantiste dans la municipalité d’Arenys de Munt jusqu’au référendum du 1er octobre, en passant par la consultation nationale de 2014 et les manifestations spectaculaires à l’occasion de la Diada [la fête nationale de la Catalogne], auraient jeté les bases d’un nouveau sujet politique : le « peuple catalan ». Pour les leaders de la CUP, ces mobilisations ont donné corps à un « mouvement populaire de protestation parmi les plus importants au monde [qui aurait] obligé les politiques et les institutions à aller dans le sens d’une rupture démocratique à travers un référendum »[2].

Face à un État central considéré comme illégitime, l’exercice du droit à l’autodétermination est donc considéré comme un acte de désobéissance civile capable, non seulement de construire des citoyens critiques mais aussi d’exercer, selon les mots d’Henry David Thoreau, « une forme de responsabilité [qui] appelle à davantage de responsabilités ». Dans un contexte où tous les sondages indiquent que 70% des Catalans, quelle que soit leur opinion sur l’indépendance, sont en faveur de la tenue d’un référendum d’autodétermination reconnu par l’État central, le projet référendaire agit ainsi, selon la CUP, au nom d’un collectif majoritaire qui s’oppose à une majorité légale. S’appuyant sur les travaux d’Henry David Thoreau, d’Hannah Arendt et de Rosa Parks, et inscrivant leur combat dans le sillage de la lutte contre l’apartheid sud-africain et de l’insoumission au service militaire, la CUP considère que la désobéissance vis-à-vis de l’État espagnol devient un devoir civique.

Les consultations indépendantistes depuis 2009 et le référendum du 1er octobre dernier sont envisagés comme des outils démocratiques permettant d’impulser d’importants changements structurels. La CUP voit dans ces événements une formidable opportunité d’initier un processus de rupture par la société civile, « depuis le bas, depuis la rue ». L’acte de désobéissance civile comporte ainsi une potentialité révolutionnaire non négligeable en ce qu’il permet aux citoyens de développer une conscience civique pouvant défier l’ordre établi.

La CUP va jusqu’à développer le concept de « désobéissance civile institutionnelle », qui consiste à étendre le domaine de la désobéissance aux institutions, en l’occurrence au Parlement catalan. La « désobéissance civile institutionnelle » permet, aux yeux des leaders du parti, de dépasser deux oppositions habituellement effectuées par la tradition de la désobéissance civile : rue/institutions et peuple/élite. Il ne s’agit plus uniquement de désobéir « par le bas » et dans la rue, mais d’également de désobéir au sein des institutions quitte à faire alliance avec certaines élites (les élus de Junts pel Sí dans le cas catalan). Leur manifeste présente le référendum de 2017 comme un acte de désobéissance vis-à-vis de l’État central, supposé offrir deux opportunités : défier le pouvoir central jugé « autoritaire » en mettant tout en œuvre pour que le référendum soit organisé dans de bonnes conditions et que nul ne puisse contester son résultat ; ouvrir un processus constituant afin de permettre l’exercice de la souveraineté populaire dans le cadre du nouvel État catalan.

“Si la CUP a vigoureusement dénoncé les violences policières du 1er octobre, l’organisation avait parfaitement conscience du rapport de force qu’induirait la tenue du référendum et anticipait une réaction ferme de la part de l’État.”

Les membres de la CUP se sont donc ardemment mobilisés dans l’organisation du référendum du 1er octobre, s’opposant dans la rue au déploiement massif des forces policières. La CUP a notamment apporté son soutien au travail des « Comités de défense du référendum » (CDR) créés à l’initiative de mouvements sociaux à travers toute la Catalogne pour s’assurer du bon déroulement du référendum. Leur consigne face à la répression madrilène : « Nous devons défendre les urnes ». Au lendemain des tensions du 1er octobre, la députée Anna Gabriel déclarait ainsi : « les Comités ne doivent pas se dissoudre, ils doivent continuer à organiser la grève générale et devenir l’embryon de l’empowerment populaire ». Des mobilisations étudiantes contre le plan Bologne aux manifestations géantes organisées pour défendre l’accueil des réfugiés en février dernier, en passant par l’expérience du 15-M, la naissance de ces comités s’inscrit, elle aussi, dans le contexte d’intensification des mobilisations sociales que connaît la Catalogne depuis quelques années. Les CDR peuvent ainsi être considérés comme un « point de rencontre entre la gauche anticapitaliste et les autres options révolutionnaires »[3].

Si la CUP a vigoureusement dénoncé les violences policières du 1er octobre, l’organisation avait parfaitement conscience du rapport de force qu’induirait la tenue du référendum et anticipait une réaction ferme de la part de l’État. En septembre 2017, les élus de la CUP Albert Botran et Montse Venturós indiquaient la marche à suivre : face à l’usage disproportionné de la force depuis Madrid, les Catalans devraient faire preuve d’une résistance pacifique et se mobiliser massivement car « l’État n’a pas suffisamment de force entre ses mains pour arrêter la volonté démocratique du peuple catalan ». La mise en valeur d’une société catalane qui se dresserait pacifiquement pour réclamer le droit à l’autodétermination face à un État espagnol décrédibilisé par la répression obligerait ainsi les acteurs progressistes à se positionner de leur côté pour ne pas être identifiés à la politique réactionnaire du gouvernement.

 

La République catalane comme réponse à la crise du « régime de 1978 »

Les fortes mobilisations sociales que connaît l’Espagne depuis deux décennies, la crise économique de 2008 qui a débouché sur une crise sociale et politique, le mouvement du 15-M de 2011, la fin du bipartisme avec l’apparition de Podemos et de Ciudadanos, les victoires des forces du changement en 2015 à Madrid et Barcelone et la montée des revendications indépendantistes en Catalogne sont autant d’événements qui témoignent des fissures qui traversent aujourd’hui l’État espagnol. C’est dans ce contexte de bouleversement politique et d’intensification des mobilisations sociales que la crise catalane doit donc être comprise et analysée. Elle témoigne, bien sûr, des limites que connaît la formule institutionnelle de « l’État des autonomies », qui n’a pas scellé les débats sur la nature plurinationale ou non de l’État espagnol, mais elle est, plus généralement, le symptôme du bouleversement que connaît la vie politique espagnole et des failles du système hérité de la transition démocratique.

La Transition a longtemps été considérée comme un « cas modèle » et qualifiée de « success story » du fait de son supposé pacifisme et des compromis alors effectués entre les différents acteurs politiques[4]. Elle a débouché sur l’adoption de la Constitution de 1978 qui a donné naissance, après plus de quarante ans de dictature franquiste, aux institutions démocratiques espagnoles. Cependant, les commentateurs soulignent un consensus « relatif » et « instable » et pointent les limites de la Constitution espagnole : « les acteurs politiques ont conclu des accords ambigus ou contradictoires et, dans certains cas, ont repoussé la résolution [du problème] à une date ultérieure »[5].

“La Constitution de 1978 empêcherait toute remise en question d’un système politique hérité du franquisme. Parmi ces héritages, la CUP dénonce le principe de « l’unité de l’Espagne » et l’impossibilité de convoquer un référendum reconnu par le gouvernement central.”

Podemos et la CUP figurent parmi les principales forces de gauche qui analysent cette situation d’intensification des mobilisations sociales comme l’amorce d’une crise de régime et entendent s’appuyer sur ces failles pour initier une véritable rupture avec ce que les deux partis nomment le « vieux monde ». Tous deux proposent une lecture critique de la transition. Du côté de Podemos, les leaders entendent déconstruire le « mythe de la transition » et s’attaquer à la « culture de la transition ». C’est d’ailleurs le constat dressé par Juan Carlos Monedero, co-fondateur du parti, dans son livre  La Transición contada a nuestros padres dans lequel il affirme que la transition correspondait à « un mensonge familial qui occultait un passé peu héroïque »[6]. Ils reconnaissent volontiers la nécessité de réformer la Constitution mais insistent en parallèle sur les compromis effectués pendant la Transition qui auraient permis de forger des institutions démocratiques fortes et de défendre d’importants droits sociaux aujourd’hui attaqués par la « caste ».

Au contraire, pour la CUP, à l’inverse du Portugal en 1976 ou de l’Italie en 1947, l’État espagnol n’aurait jamais marqué de véritable rupture avec le régime franquiste : « [Le] pacte a consisté en ce que les franquistes acceptent le côté démocratique de la nouvelle Constitution (pluralisme politique, droits sociaux, etc.) et que les antifranquistes acceptent le côté antidémocratique du texte constitutionnel (monarchie, économie de marché, prédominance du maintien de « l’unité nationale », etc »[7]. La Constitution de 1978 empêcherait toute remise en question d’un système politique hérité du franquisme. Parmi ces héritages, la CUP dénonce le principe de « l’unité de l’Espagne » et l’impossibilité de convoquer un référendum reconnu par le gouvernement central.

Les deux formations politiques défendent des programmes similaires sur plusieurs points (reconnaissance des nations qui composent l’Espagne, lutte contre la corruption, féminisation de la vie politique, transition écologique, redistribution des richesses, etc.) et vont même jusqu’à partager une certaine phraséologie (« régime de 1978 », transversalité, peuple contre élite, hégémonie, etc.).  Toutes deux envisagent le 15-M comme point de rupture fondamental : Podemos entend « convertir l’indignation en changement politique » quand la CUP souligne que « le mouvement indépendantiste, à travers la rupture qu’il pose avec la Constitution espagnole, apporte un outil pour transformer l’indignation en changement »[8]. Alors que Podemos, bien que tentant de se présenter comme un « mouvement-parti », a privilégié une structure organisationnelle hiérarchique forte donnant peu de poids aux Cercles, la CUP n’a cessé, au contraire, de souligner l’importance d’adopter une organisation partisane assembléiste. Le parti va même jusqu’à déclarer que « le mouvement indépendantiste ne pourra défier le pouvoir étatique sans incorporer en son sein les demandes sociales et les méthodes de lutte du 15-M »[9].

Les deux formations divergent également lorsqu’il s’agit de construire une stratégie politique de rupture.  D’un côté, les leaders de Podemos considèrent que la crise de 2008 et le mouvement du 15-M ont ouvert une « fenêtre d’opportunité » permettant l’élaboration d’une stratégie populiste capable d’arriver au pouvoir. En tant que parti d’envergure nationale, la stratégie de Podemos est tournée vers la conquête des institutions de l’État espagnol.  Du côté de la CUP, les leaders parlent d’une situation politique ayant initié un processus destituant partiel et une rupture symbolique partielle avec le régime mais, à la différence de Podemos, le parti dénonce l’impossibilité de mettre en place un programme de rupture radicale depuis des institutions héritées du régime franquiste.

“La CUP, qui en appelle au pacifisme et à la démocratie, considère néanmoins qu’initier une rupture avec le « régime de 1978 » ne pourra se faire dans le cadre de la légalité. Les élections générales de 2016 et la reconduction de Mariano Rajoy à la tête du gouvernement espagnol témoignent de l’impossible réforme de l’État.”

Les leaders de la CUP attaquent implicitement la stratégie populiste transversale de Podemos. Elle a d’abord été défendue par Íñigo Errejón, ex « numéro 2 » du parti, qui, s’appuyant sur les travaux de Gramsci, considère que construire une contre-hégémonie nécessite, non pas de faire « table rase du passé » mais de se nourrir du sens commun de l’époque. Il écrivait ainsi : « Le processus ouvert par le 15-M de 2011 est, par exemple, contre-hégémonique dans la mesure où il ne dénonce pas le “mensonge” du régime de 1978 mais assume et part de ses promesses inaccomplies, en questionnant le régime selon ses propres termes […] Ce discours, ce sentiment qui se déploie, s’est montré, précisément pour sa lecture politique et son attention à l’hégémonie, un bien meilleur chemin de transformation que les principes moralisants et esthétiquement satisfaisants de la gauche traditionnelle »[10]. La CUP critique le fait que « de nombreuses personnes ont voulu convertir Gramsci en populiste » alors que, de l’auteur italien, il s’agit d’abord de retenir que « vivre signifie être partisan ». Dans un entretien accordé à Ballast en juillet 2017, Anna Gabriel, députée de la CUP, déclarait ainsi au sujet de Podemos : « Non seulement ils n’ont pas réussi à gagner et la force qu’ils représentent aujourd’hui n’est pas suffisante pour réussir à modifier la Constitution espagnole »[11].

La CUP, qui en appelle au pacifisme et à la démocratie, considère néanmoins qu’initier une rupture avec le « régime de 1978 » ne pourra se faire dans le cadre de la légalité. Les élections générales de 2016 et la reconduction de Mariano Rajoy à la tête du gouvernement espagnol témoignent de l’impossible réforme de l’État et, surtout, de la capacité d’auto-régénération du « régime de 1978 ». Le référendum d’autodétermination représente ainsi, aux yeux de ses leaders, une « opportunité de rupture » avec le régime qui refuse de reconnaître le droit des peuples à l’autodétermination. Sur la scène politique nationale, Podemos plaide pour la reconnaissance de la plurinationalité de l’État espagnol ainsi que pour la tenue d’un véritable référendum d’autodétermination en Catalogne, organisé avec l’aval de Madrid. Le parti se place du côté du dialogue. Ses leaders ont, par exemple, massivement partagé le hashtag #Hablamos (Parlons) lancé à l’initiative du mouvement citoyen Parlem? ¿Hablamos? créé en réaction à la crise catalane. Ce mouvement, qui se revendique « sans drapeau » et  « sans parti »,  appelle au dialogue entre Madrid et Barcelone.

Les manifestants indépendantistes interrogés lors du rassemblement du 3 octobre dernier à Barcelone reconnaissent la bonne volonté de Podemos mais dénoncent son idéalisme – voire son hypocrisie – en soulignant que les institutions espagnoles, qui assurent avant tout « l’indissoluble unité de la nation espagnole », ne permettraient pas la mise en place d’un référendum pacté et ne reconnaîtraient jamais la validité juridique du référendum en cas de victoire du « oui » à l’indépendance. Suivant la lecture faite par la CUP de la situation politique, les manifestants parlent ainsi de « rompre avec le régime de 78 par la force ».  Au contraire de Podemos, la CUP insiste donc sur la force du pouvoir constituant, permis par l’avènement de la République de Catalogne et  capable d’initier une « véritable rupture collective » à la différence d’une simple réforme constitutionnelle qui ne ferait que perpétuer la continuité juridique du « vieil État ».

 

Vers l’indépendance et au-delà : République sociale, Pays Catalans et « fédéralisme de transformation »

 

Si la mobilisation populaire est essentielle à l’obtention de l’indépendance de la Catalogne, elle l’est encore davantage aux yeux de la CUP dans les phases qui suivent la proclamation de la République catalane. Elle doit permettre d’engager le processus constituant et de l’orienter dans un sens authentiquement démocratique et résolument progressiste. Si la cause indépendantiste justifie des alliances de circonstances transcendant les rapports sociaux et le clivage gauche/droite, la lutte pour la définition de la future République de Catalogne est bien une lutte de classes.

C’est la raison pour laquelle les dirigeants de la CUP distinguent deux axes dans leur stratégie politique : 1) la « mobilisation transversale » en faveur du processus d’indépendance, qui doit regrouper une pluralité d’acteurs et d’intérêts au sein d’une même coalition souverainiste ; 2) la lutte de classes au sein même du processus indépendantiste, qui divise la coalition souverainiste en un bloc progressiste et un bloc conservateur.

“Le processus constituant que la CUP appelle de ses vœux doit être un moment de profonde respiration démocratique, qui associerait l’ensemble des citoyens à la redéfinition des règles du jeu politique afin d’empêcher l’avènement d’un pacte entre élites sur le modèle tant critiqué de la Transition démocratique espagnole.”

Au lendemain de l’indépendance, ces deux blocs seront nécessairement amenés à s’affronter pour peser dans les choix qui présideront à la création de la jeune République catalane. Pour les membres de la CUP, il est clair que les élites indépendantistes, incarnées par le PDeCAT de Carles Puigdemont, tenteront de sauvegarder prioritairement les intérêts de la bourgeoisie catalane, poursuivant par là même les politiques d’austérité et la libéralisation de l’économie. C’est ce qui transparait dans l’un des tracts distribués par le parti à la manifestation du 3 octobre dernier : « Nous ne pouvons pas confier la défense et la construction de la République catalane à Carles Puigdemont et au parti bourgeois PDeCAT car ils ont des intérêts de classes incompatibles avec la lutte pour l’autodétermination qui est, en Espagne, une tâche révolutionnaire, comme l’a montré le référendum [en référence aux violences policières commises par la Garde civile] ». Plusieurs membres de la CUP avaient d’ores et déjà exprimé leurs doutes quant à la détermination de Carles Puigdemont à mener à son terme le processus d’indépendance. Une semaine avant la déclaration d’indépendance immédiatement suspendue, Paolo, jeune italien expatrié à Barcelone depuis trois ans et militant de la CUP, nous confiait : « Je pense que nos députés ont commis une erreur importante en donnant leur soutien à Carles Puigdemont ».

Si la CUP est convaincue que les Catalans, qui s’auto-définissent plus à gauche que les autres peuples d’Espagne, tourneront le dos au néolibéralisme, la mobilisation citoyenne n’en reste pas moins nécessaire pour éviter toute confiscation de la souveraineté populaire. Le processus constituant que les membres de la CUP appellent de leurs vœux doit donc être un moment de profonde respiration démocratique, qui associerait l’ensemble des citoyens à la redéfinition des règles du jeu politique afin d’empêcher l’avènement d’un pacte entre élites sur le modèle tant critiqué de la Transition démocratique espagnole. La gauche radicale indépendantiste souhaite ainsi voir essaimer sur tout le territoire des assemblées, des « espaces d’auto-organisation citoyenne » largement décentralisés en vue de débattre du contenu de la future constitution.

La CUP défend un idéal de République démocratique et sociale qu’elle veut en rupture avec les valeurs jugées intrinsèquement négatives d’un État espagnol encore imprégné de l’idéologie nationale-catholique. A l’État espagnol qui privatise et laisse les infrastructures se dégrader, ils opposent une République catalane à même d’investir et de nationaliser les secteurs stratégiques de l’économie. Face à un pouvoir étatique ferme à l’égard de l’immigration et soucieux d’uniformiser ses populations, la République catalane doit se montrer pionnière dans l’accueil des réfugiés et afficher fièrement sa diversité. Plus généralement, le processus constituant représente aux yeux des militants de la CUP un nouvel espace d’émancipation susceptible d’accueillir une pluralité de revendications, du combat contre le « capitalisme de copinage » à la lutte contre le patriarcat, en passant par l’engagement internationaliste pour une diplomatie au service de la paix et de la coopération entre les peuples.

“La communauté autonome de Catalogne est envisagée comme une construction arbitraire de l’État espagnol, encouragée par l’Union européenne dans sa politique de mise en concurrence des territoires. La CUP se donne donc pour but de faire émerger un sentiment national élargi au vaste ensemble des Pays Catalans.”

La proclamation de la République indépendante de Catalogne n’est donc pas une fin en soi. Elle l’est d’autant moins si l’indépendance est restreinte au cadre géographique de la communauté autonome catalane. Au mois de septembre, la CUP suscitait la polémique en appelant à étendre l’organisation du référendum d’autodétermination à l’ensemble des « Pays Catalans » (Països Catalans), une construction territoriale aux contours flous, supposée regrouper l’ensemble des territoires de « culture catalane ». Ils engloberaient les communautés autonomes de Catalogne, de Valence et des Iles Baléares, ainsi que la principauté d’Andorre et les Pyrénées orientales en France.

« La fragmentation du territoire des Pays Catalans est une démonstration claire de la situation de colonisation que vit la nation catalane », écrit Carles Riera, député au Parlement de Catalogne. Pour ce dernier, la division des territoires de culture catalane est le produit d’une logique de domination forgée par l’histoire et les conflits successifs, du traité des Pyrénées de 1659 qui voit la France annexer le Roussillon, jusqu’à la guerre civile et l’instauration de la dictature franquiste au cœur du XXe siècle. Aujourd’hui, la CUP déplore la dilution des Pyrénées orientales dans la grande région française d’Occitanie de même qu’elle critique l’organisation autonomique espagnole.

Limiter la revendication d’indépendance au seul cadre de la communauté autonome, c’est « assumer la cartographie de l’ennemi », poursuit Riera. La communauté autonome de Catalogne est en ce sens envisagée comme une construction arbitraire de l’État espagnol, encouragée par l’Union européenne dans sa politique de promotion des régions et de mise en concurrence des territoires. La CUP se donne donc pour but de faire émerger un sentiment national élargi à ce vaste ensemble des Pays Catalans, susceptibles en cas d’union de représenter sur la scène européenne et dans le bassin méditerranéen un « sujet d’influence ».

Cette revendication étendue aux Pays Catalans est un élément de distinction à l’égard de l’indépendantisme d’ « hégémonie néolibérale » du PDeCAT, dont le souverainisme se limite à la communauté autonome de Catalogne. La CUP n’est pas toujours très claire quant à ses intentions à l’égard des Pays Catalans, probablement compte tenu de l’état des rapports de force. Dans la communauté valencienne tout comme dans les Iles Baléares, sans parler des Pyrénées orientales en France, leur discours peine à rencontrer un écho. Il revient donc à la gauche indépendantiste de la communauté catalane de prendre à bras le corps cette « lutte de libération nationale dans les Pays Catalans ». La priorité réside alors dans la création de ponts entre les mouvements sociaux et les associations des territoires de culture catalane afin de « transgresser la carte autonomique ».

L’indépendantisme de la gauche radicale se projette en dehors des frontières, et c’est là un argument régulièrement opposé par la CUP à ses détracteurs qui lui objectent que l’indépendance de la Catalogne a vocation à jeter des barrières entre les peuples. Bien que les écrits des dirigeants du parti soient particulièrement pessimistes quant aux possibilités de modifier les structures de l’État espagnol, ceux-ci ne renoncent pas pour autant à un vaste processus de transformation sociale à l’échelle du pays. Leur stratégie est présentée par Mireia Vehí et Albert Noguera sous l’expression de « foquisme constituant » qu’ils opposent à la stratégie du « centralisme constituant ». Le terme « foquisme » est emprunté à la théorie de la guerre révolutionnaire d’Ernesto « Che » Guevara. Il désigne originellement, devant l’impossibilité de s’emparer du pouvoir par la conquête politique des institutions de l’État central, la création de foyers de guérillas dans les zones rurales, susceptibles de se répandre par la suite à l’ensemble du territoire concerné pour en renverser le régime.

“La brèche catalane et ses répliques sur le territoire espagnol doivent obliger les forces progressistes en Espagne à repenser un « fédéralisme de transformation » en termes de libre association entre une pluralité de peuples souverains, disposant chacun du droit à l’autodétermination.”

En l’espèce, et selon les mots du principal dirigeant de la CUP David Fernández, il s’agit « hier comme aujourd’hui [d’] ouvrir par le bas et depuis la périphérie ce qu’ils cherchent à refermer par le haut et depuis le centre ». Autrement dit, bien que les conditions ne soient pas réunies pour engager un changement politique et social depuis l’État espagnol, la Catalogne peut constituer un foyer de transformation. L’indépendance de la région peut ouvrir une brèche dans le régime de 1978 en s’attaquant à l’un de ses principaux piliers : l’unité nationale. En créant cette faille, le processus catalan devrait engendrer de l’instabilité sur l’ensemble du territoire espagnol, car il ferait immanquablement tâche d’huile dans d’autres régions, à commencer par le Pays Basque. Cette multiplication de « foyers » de contestation du régime révélerait alors l’incapacité de l’État espagnol à répondre à la crise.

Cette stratégie vise à inverser les rapports de force actuels et à ouvrir la voie à un « fédéralisme de transformation » qui se substituerait au « fédéralisme conservateur » actuellement en vigueur. Pour les théoriciens de la CUP, le « fédéralisme conservateur » aujourd’hui dominant est basé sur un modèle centre-périphérie : il consiste, lorsque apparaissent des revendications régionales, à octroyer depuis le centre certaines concessions aux périphéries afin d’atteindre un équilibre temporaire et d’assurer la survie du régime. C’est ce modèle, parfois qualifié par les politistes de « fédéralisme asymétrique », que la CUP entend faire voler en éclat. La brèche catalane et ses répliques sur le territoire espagnol doivent obliger les forces progressistes en Espagne à repenser un « fédéralisme de transformation » en termes de libre association entre une pluralité de peuples souverains, disposant chacun du droit à l’autodétermination. Le fédéralisme envisagé de cette manière se transforme, à leurs yeux, en la condition sine qua non permettant d’assurer, a posteriori, la mise en place de relations d’égalité et de solidarité entre des peuples devenus libres et souverains.

L’indépendantisme, catalyseur de l’indignation

La radicalisation de l’indépendantisme catalan ces dernières années est indissociable de l’émergence de nouvelles formes de protestation dans une Espagne profondément marquée par la crise économique et sociale. L’installation de la CUP dans le paysage politique catalan s’explique tant par l’intensité de son activisme militant, notamment à l’échelle municipale, que par son inscription dans cette immense vague de contestation du « régime de 1978 ».  Parmi les militants indépendantistes de la CUP, nombreux sont ceux qui occupaient, il y a six ans, la Plaça de Catalunya aux cris de « Que no ens representen » (Ils ne nous représentent pas) et de « No som  mercaderia en mans de polítics i banquers » (Nous ne sommes pas des marchandises dans les mains des politiciens et des banquiers). Au même titre que Podemos, la CUP ne peut être appréhendée comme « le parti des Indignés ». Elle prolonge néanmoins par son récit politique l’impulsion destituante du 15-M et tente d’y apporter une réponse à travers le projet indépendantiste et le processus constituant qu’elle appelle de ses voeux.

La CUP est parvenue à canaliser dans une certaine mesure la revendication d’une démocratisation de la société et des institutions. En Catalogne, l’indépendantisme est devenu le catalyseur de  l’indignation, c’est ce qui explique la dimension transversale du mouvement indépendantiste qu’il est difficile de restreindre à un chauvinisme conservateur ou à la montée de l’égoïsme fiscal. La CUP souhaite offrir à cette jeunesse indignée la République de Catalogne comme nouvel horizon et fait pression en ce sens sur Carles Puigdemont, quitte à prendre ses distances avec les gauches espagnoles qui réclament avant tout davantage de dialogue. Un projet politique ambitieux, qui se heurte à la réalité des rapports de force actuels et à l’inflexibilité de Madrid.

 

Laura Chazel et Vincent Dain

 

 

[1]Petithomme, Mathieu. « La Catalogne, du nationalisme à l’indépendantisme ? Les enjeux d’une radicalisation », Critique internationale, vol. 75, no. 2, 2017, pp. 133-155.

[2]Referèndum 2017. La Clau que obre el pany, Livre collectif de la CUP.

[3]Badia Quique, Puig Sedano Xavier, « Comitès de Defensa del Referèndum: un vell talp que emergeix de nou », El Temps,  Septembre 2017.

[4]Peres Hubert, Roux Christophe (dir.), La Démocratie espagnole. Institutions et vie politique, Presses universitaires de Rennes, 2016.

[5]Ibid.

[6]Fernandez Daniel, « Monedero: La Transición fue una mentira de familia que ocultaba un pasado poco heroico », Público, Août 2013.

[7]Referèndum 2017. La Clau que obre el pany, Livre collectif de la CUP.

[8]Ibid.

[9]Ibid.

[10]Errejón Íñigo, “Podemos a mitad de camino”, www.ctxt.es, 23 avril 2016, traduit de l’espagnol par Pablo Castaño Tierno, Luis Dapelo, Walden Dostoievski et Alexis Gales pour le site Ballast (http://www.revue-ballast.fr/)

[11]Entretien avec Anna Gabriel  « C’est révolutionnaire de combattre la cartographie du pouvoir », Ballast, 26 juillet 2017.

 

Crédit photos :

http://www.lavanguardia.com/politica/20170304/42539998074/cup-partida-presupuestos-referendum-consell-de-garanties.html

https://elpais.com/ccaa/2015/10/01/catalunya/1443687185_019963.html

http://www.ara.cat/especials/gentada-centre-Barcelona-mitja-manifestacio_0_772122901.html

https://elpais.com/ccaa/2016/09/08/catalunya/1473354856_559392.html

http://www.lasexta.com/noticias/nacional/parlament-aprueba-madrugada-sindicatura-electoral-referendum-admitir-tramite-ley-transitoriedad-juridica_2017090759b08edf0cf25c1bd7f0cc3e.html

 

 

 

 

 

 

 

 

Immersion dans une manifestation de droite en Espagne

Entre chants patriotiques et slogans hostiles à Carles Puigdemont, président de la Généralité de Catalogne, les manifestants de la droite anti-indépendantiste en Espagne réaffirment leur demande d’une plus grande fermeté face au gouvernement catalan.

On aura rarement vu autant de drapeaux espagnols à Barcelone. Le jour de la fête nationale, célébrant l’Hispanité à travers la conquête des Amériques, des dizaines de milliers de manifestants hostiles au processus d’indépendance se sont regroupés Place de la Catalogne, à l’appel de la Societat civil Catalana, puissante association conservatrice luttant pour le maintien de l’unité du pays.

Entendant désormais disputer aux séparatistes le monopole de la rue, les militants unionistes, galvanisés par le sucées de la marche du 8 Octobre, multiplient les démonstrations de forces, criant « la calle es nuestra » (la rue est à nous), face à un mouvement indépendantiste qui semble connaître un passage à vide, sonné par la non-déclaration d’indépendance de Puigdemont.

Une droite qui tente de soigner son image

Nous retrouvons Pedro au point fixe de la Societat Civil Catalana, Place d’Espagne. Le jeune militant de vingt ans s’exprime déjà comme un professionnel de la politique, esquivant avec habilité les questions sensibles. Quand on lui demande s’il s’identifie à la droite espagnole, à laquelle est souvent associée la Societat Civil Catalana, le jeune militant répond tranquillement qu’il se considère tout simplement comme un patriote en faveur de la Constitution. Pour lui, quand il est question d’un sujet aussi grave que l’unité de l’Espagne, ce genre de clivages n’a pas de sens.

Il est vrai que la Societat Civil Catalana pâtit d’une image fortement droitière, qui l’empêchait jusqu’à présent de mobiliser les foules anti-indépendantistes, que l’on retrouve en nombre dans l’électorat populaire du Parti des socialistes de Catalogne (PSC), qu’elle cherche à attirer dans ses manifestations. Mais celui-ci reste peu enclin à s’associer à des démonstrations d’associations proches des deux partis politiques pijos (bourgeois) que sont le PP et C’S, le premier jouissant d’une réputation particulièrement mauvaise, du fait de sa corruption généralisée et de son héritage franquiste.

Les manifestations pour l’unité de l’Espagne sont en effet réputées pour être un repère de militants d’une droite fortement conservatrice. Les vidéos de manifestants criant des slogans radicaux contre « l’anti Espagne » tout en levant le bras droit, largement diffusées sur les réseaux sociaux, contribuent à populariser l’image du manifestant unioniste « fachorro », grossier personnage associé à l’extrême droite, qui fait office de repoussoir pour la majorité de la population et de pain béni pour le séparatisme, qui tend à associer toute manifestation pour l’unité du pays au « fascisme ».

“Etre catalan est une manière d’être espagnol, selon Pedro, qui nous distribue des coeurs et des éventails aux couleurs de l’Espagne, de la Catalogne et de l’Europe, édités par le parti de droite Ciudadanos.”

Conscient de ce handicap, la Societat civil Catalana tente de se dédiaboliser en prenant certaines mesures drastiques. Les manifestants arborant des symboles franquistes et néonazis se voient ainsi refouler, « le Cara al Sol », célèbre hymne de la phalange espagnole, est désormais proscrit. En théorie du moins, puisque des vidéos témoignent de manifestations dans lesquelles il est entonné avec enthousiasme. Les chansons populaires « Viva España » de Manolo Escobar et « El mediterráneo » de Joan Manuel Serrat sont préférées à l’hymne national espagnol. L’organisation entend s’émanciper de son image droitière afin de faire descendre dans la rue tous les Catalans opposés à l’indépendance, quelles que soient leurs opinions politiques.

Ainsi, quand on lui demande s’il est judicieux d’envoyer Carles Puigdemont en prison comme le demandent la plupart des manifestants, Pedro, en bon militant de la Societat Civil, bote en touche et réaffirme sa confiance dans le travail de la justice pour décider du sort du président de la Generalitat. Il rappelle que celui-ci s’est rendu responsable d’un « coup d’État » en se situant hors de la légalité et de la constitution. En signe de bonne volonté, comme pour rappeler son engagement en faveur de valeurs démocratiques et du respect de la diversité des peuples dans tous les cas de figure, Pedro jure qu’il aurait également manifesté si le gouvernement central avait suspendu de manière unilatérale l’autonomie. Il aurait aussi considéré une telle hypothèse comme un coup d’État. La discussion se termine par des preuves d’amour envers l’identité catalane, « une manière d’être espagnol » selon Pedro, qui nous distribue, en guise de remerciement, des cœurs et des éventails aux couleurs de l’Espagne, de la Catalogne et de l’Europe, édités par le parti de droite Ciudadanos (C’s).

Certains manifestants visiblement radicalisés

Le jeune militant nous jure que tous les manifestants sont attachés à l’ordre démocratique et constitutionnel, par opposition aux indépendantistes qui, selon lui, soutiendraient un projet illégal. Cependant, une rapide discussion avec certains manifestants nous fait rapidement douter du discours officiel de la Societat Civil Catalana : la crise politique qui envenime le pays depuis des semaines a attisé la colère d’une partie des Espagnols face au gouvernement catalan, elle s’exprime à présent au grand jour, dans un discours pour le moins problématique d’un point de vue démocratique.

Marchant au coté d’un manifestant hurlant « Puigdemont en Prison ! », Jaime, membre du service d’ordre, surveille attentivement les abords de la manifestation. « On n’est pas l’abris d’un fouteur de bordel », dit il. Derrière, un groupe de jeunes manifestants manifestement agités scandent leur admiration pour l’armée, la police et le Roi Felipe VI. Jaime les observe d’un air approbateur. Il se dit patriote espagnol, nous confie qu’il pas de préférence politique entre la droite et la gauche.

“Il nous fait part de son soutien à l’action du gouvernement, bien que celui-ci n’aille pas assez loin. Il faudrait tout de même envoyer le “terroriste” Puigdemont en prison, rappelle-t-il.”

Pourtant, cette la gauche est loin de trouver grâce à ses yeux : ses tentatives de dialogue ne seraient qu’une méthode pour détruire la nation espagnole, à laquelle les gauchistes auraient toujours préféré la République Catalane. Il nous fait part de son soutien à l’action du gouvernement, bien que celui-ci n’aille pas assez loin. Il faudrait tout de même envoyer le « terroriste » Puigdemont en prison, rappelle-t-il. Comble de l’ironie, le membre du service d’ordre adopte un discours pas si éloigné de ceux qu’il est chargé d’exclure du rassemblement : les militants exhibant des symboles franquistes…

A quelques mètres de là, nous retrouvons Javier, qui se présente comme un soutien de Ciudadanos. Coiffé d’une casquette, les oreilles recouvertes de piercings, ses amis l’accusent d’avoir un air de « gauchiste ». Pourtant, une courte discussion avec lui nous convainc rapidement que sa présence à cette manifestation ne doit rien au hasard : Javier propose d’envoyer sans distinction tous les membres du gouvernement catalan en prison, et dit soutenir fermement l’action du gouvernement.

Ciudadanos, l’incarnation des limites du renouveau de la droite

Javier nous quitte pour rejoindre un groupe de jeunes venus acclamer Ines Arrimadas, présidente du groupe Ciudadanos et cheffe de l’opposition au Parlement de Catalogne. Alors qu’elle s’apprête à monter sur scène pour prendre la parole, la nuée de jeunes manifestants l’entoure aux cris de « Ines presidente !». La jeune trentenaire ne cache pas sa satisfaction, son parti incarne désormais la principale force politique de droite anti-indépendantiste en Catalogne, envoyant au bercail un PP végétatif qui peine à se défaire de son image centraliste et franquiste.

Une sympathique communication moderne et souriante qui rappelle celle de La République En Marche en France, ainsi que de jeunes cadres politiques centristes et charismatiques qui n’ont pas connu le régime franquiste, ont permis à la formation d’Albert Rivera de devenir le deuxième parti politique parmi la jeunesse espagnole, derrière Podemos.

Pourtant, à rebours de son image centriste, Albert Rivera fait preuve d’une grande intransigeance vis à vis de la Catalogne dont il est originaire, en concert avec les radicaux du PP. Il a par exemple exhorté Mariano Rajoy à appliquer immédiatement l’article 155 de la Constitution permettant de suspendre unilatéralement l’autonomie catalane. Cette prise de position incarne la ligne dure qu’entend adopter le parti vis-à-vis du séparatisme, une orientation autour de laquelle C’s a pu construire ses succès électoraux.

“Ciudadanos représente une sorte d’indignation de droite attrape-tout, contre les hommes politiques, les institutions et la corruption, mais ne propose aucune remise en cause des politiques d’austérité et de libéralisation de l’économie espagnole.”

L’adoption d’une ligne pour le moins radicale pour un parti autoproclamé centriste s’explique par les origines et la nature même du mouvement : fondé en 2006 en Catalogne autour de jeunes de droite hostiles à l’indépendance, C’s entend incarner depuis la crise économique une droite « espagnoliste », dont la stratégie est de faire porter la responsabilités des maux de l’Espagne sur la classe politique et le système des autonomies, porteurs de « corruption » et de « désunion », singeant les slogans de la jeunesse indignée du 15-M puis de Podemos.

Bien qu’ils soient aux antipodes politiquement, les deux mouvements comportent d’indéniables points communs :  apparus à la même époque chez la même classe d’âge, ces mouvements sont l’une des manifestations de la crise organique que connaît la forme de l’Etat espagnol depuis le pacte constitutionnel de 1978. Soutenu par l’oligarchie du pays, C’s a tout simplement offert un débouché politique pour une jeunesse qui ne se retrouvait pas dans la ligne modérément anticapitaliste de Podemos, mais qui partageait avec les électeurs du parti de Pablo Iglesias une même hostilité envers les institutions politiques, le bipartisme du PP et du PSOE qualifiés de « dépassés » et de corrompus.

Ainsi, Ciudadanos représente une sorte d’indignation de droite attrape-tout, contre les hommes politiques, les institutions et la corruption, mais ne propose aucune remise en cause des politiques d’austérité et de libéralisation de l’économie espagnole ; ce positionnement transversal lui permet d’attirer un électorat aussi large que volatil. S’y retrouvent ainsi aux côtés de jeunes entrepreneurs libéraux, à l’image des jeunes macronistes, toute une jeunesse « espagnoliste » exprimant un discours extrêmement droitier, dirigé contre la gauche et les autonomies, adversaires autour desquels le parti structure son combat politique.

Au crépuscule de sa vie, Santiago Carrillo, ex-leader du Parti Communiste d’Espagne, assista aux assemblées du 15-M.  Il y vit un mouvement de la jeunesse espagnole transcendant les clivages politiques traditionnels, en remettant en question les conceptions de toute une société. Il pronostiqua ainsi une grande transformation de la gauche, mais aussi de la droite, la première deviendrait à l’avenir « plus combative », et la seconde « plus humaine ». Si avec Unidos Podemos, la mutation de la première a bien eu lieu, celle de la seconde se heurte aux éternels vieux démons de nationalisme radical et à l’autoritarisme, qui risque désormais de briser une fois de plus la démocratie, l’unité et la stabilité du pays.

 

Par Rafael Ric. 

 

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https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Cabecera-manifestacion-representantes-PP-Cs_EDIIMA20171008_0215_5.jpg

Catalogne : retour sur une journée de violences

Manifestation pour le droit de la catalogne à l’auto-détermination. 10 juillet 2010 ©JuanmaRamos-Avui-El Punt. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Le souvenir de l’unité de façade, imposée par les attentats de Barcelone en août dernier, semble bien lointain. Et le slogan « No tinc por », réactivé sur les réseaux sociaux en cette journée de vote, résonne de manière cinglante. En effet, comme annoncé ces derniers jours par les autorités espagnoles, la police est intervenue ce dimanche matin pour empêcher la tenue du référendum organisé par le gouvernement catalan, face à des milliers de Catalans bien déterminés à voter.

2 315 bureaux de vote devaient être ouverts pour accueillir les 5,3 millions d’électeurs catalans, dont plus de 80% étaient en faveur de la tenue de ce référendum. Au total, « 1 300 ont déjà été mis sous scellés » par la police catalane, annonce le préfet, la veille du vote.

L’interdiction de ce vote a donc été préméditée et organisée consciencieusement par le gouvernement espagnol, usant de tous ses pouvoirs, et de la bénédiction du Tribunal constitutionnel, pour empêcher les Catalans de s’exprimer démocratiquement sur la volonté de créer une République catalane, indépendante de Madrid.

 

Une répression extrême qui suscite l’indignation

Des vidéos et des photos, partagées viralement sur Twitter avec le hashtag #CatalanReferendum, témoignent de la violence des affrontements entre manifestants, pour la plupart pacifiques, et membres de la Garde civile et de la Police nationale. Dès 6h du matin, des policiers s’emparent des urnes dans les bureaux de votes catalans. Vers 17h, le gouvernement catalan annonce déjà près de 460 blessés.

Réaction de Pablo Iglesias : “Est-ce votre “victoire”, Mariano Rajoy ?”

 

Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos, s’en prend directement au gouvernement de Mariano Rajoy. Il s’est également adressé au PSOE, demandant au Parti socialiste de “cesser son soutien” au gouvernement, et l’invitant à déposer une motion de censure. S’ils ont auparavant critiqué la démarche unilatérale de la Généralité de Catalogne dans l’organisation de la consultation du 1er octobre, les dirigeants de Podemos n’en souhaitent pas moins la tenue d’un véritable référendum d’autodétermination pacté entre l’Etat espagnol et le gouvernement catalan. Une position à laquelle fait écho un tweet d’Iñigo Errejón, fustigeant le chef du gouvernement.

“Cherchant à humilier les Catalans. Rajoy fait honte à nous autres Espagnols démocrates. #Pas en mon nom.”

Les policiers anti-émeutes ont également, selon des témoins, utilisé des balles en caoutchouc à Barcelone où des milliers de personnes étaient descendues dans la rue tôt le matin pour prendre part au scrutin. Un manifestant aurait été blessé à l’œil par un tir.

A Gérone, face à une foule dense, la Garde civile a pénétré de force dans le bureau où devait se rendre le président de la Catalogne, Carles Puigdemont. Ce dernier a dû aller voter dans un autre bureau de vote proche de Gérone.

“J’ai voté à Cornellá. Votre dignité contraste avec l’indignité des violences policières.”

De même, la maire de Barcelone, Ada Colau, s’est exprimée, dénonçant un “Etat de siège” dans sa ville.

“J’ai voté, indignée par la répression policière, mais aussi pleine d’espoir grâce à la réponse exemplaire des citoyens.”

Dans certaines villes, comme à Gérone, des pompiers catalans ont créé un cordon de sécurité pour protéger les manifestants de la police. Autre événement à noter : les policiers catalans des Mossos d’esquadra, en plus de refuser de suivre les consignes de Madrid, se sont parfois opposés à la police nationale, quand d’autres pleurent dans les bras de manifestants, suscitant l’enthousiasme de ces derniers. Ils ont par ailleurs été accusés de désobéissance par la juridiction espagnole.

 

Le football catalan, levier de l’indépendantisme ?

Le FC Barcelone a annoncé dans un communiqué que le club “condamn[ait] les actions perpétrées aujourd’hui dans diverses localités à travers la Catalogne contre le droit démocratique et la liberté d’expression de ses concitoyens. Face au caractère exceptionnel de ces événements, le Comité de Direction a décidé que l’équipe première de football jouerait son match d’aujourd’hui à huis clos, suite au refus de la Ligue Professionnelle de Football de reporter la rencontre.”

Le 20 septembre, le club de la capitale catalane avait déjà fait savoir que “fidèle à son implication historique dans la défense du pays, de la démocratie, de la liberté d’expression et du droit à décider, [il] condamnait toute action qui puisse empêcher l’exercice de ces droits”.

De même, le joueur du FC Barcelone Gérard Piqué, favorable à l’indépendance catalane, a annoncé sur Twitter être allé voter, quand Xavi Hernandez et Carles Puyol, anciens joueurs très populaires du Barça, faisaient des déclarations de soutien au référendum d’auto-détermination. Ce soir, le Barça a gagné 3-0 contre Las Palmas. Maigre consolation…

 

Le fantôme de la Guerre civile et du franquisme ?

Le vice-secrétaire général du PP, Fernando Martínez-Maillo, a concentré ses attaques sur Carles Puigdemont, estimant que « les seuls responsables de ce qui se passe en Catalogne sont Puigdemont, le gouvernement de la Generalitat et ses partenaires parce qu’ils ont mis en place un référendum illégal».

De nombreux manifestants, certains assez vieux pour avoir connu le franquisme, n’hésitent pas à faire une analogie entre la brutalité de la répression engagée aujourd’hui contre un acte démocratique, et la dictature de Franco au siècle dernier, brimant les libertés et la culture catalanes. Aux cris de « fascistes » ou de « Rajoy, Franco serait fier de toi », les tensions s’accentuent.

Au même moment, des milliers de madrilènes se réunissent dans la rue, pour défendre l’unité nationale espagnole. Parmi eux, de nombreux manifestants entonnent des chants franquistes et font le salut fasciste, sans susciter l’indignation autour d’eux. Comment ne pas y voir la réactivation d’un imaginaire franquiste contre des Catalans en mal de République ?

La société espagnole reste en effet traversée par le souvenir du Generalísimo, parfois invoqué avec une certaine nostalgie, y compris dans les rangs du Parti Populaire, à la baguette de la répression du référendum catalan et, s’il faut le rappeler, fondé par d’anciens franquistes. La Guerre civile ne fut-elle pas d’ailleurs un soulèvement militaire, soutenu par Hitler et Mussolini, contre un gouvernement démocratiquement élu ?

Selon Jean Ortiz, une telle tension a été accentuée par « des partisans d’une Espagne réactionnaire, excluante, repliée sur elle-même, [qui] marquent des points, notamment dans le reste de l’Espagne où le gouvernement fait régner un climat anti-catalan hystérique. L’extrême-droite instrumentalise les courants identitaires : on entend reparler de « l’anti-Espagne », de « l’unité menacée », de « l’Espagne Une », d’ « ennemis de la patrie », de « sédition », de « séparatistes ». »

De même, le gouvernement catalan a-t-il pu mobiliser à plusieurs reprises cet argument historique de la Guerre civile, rendant régulièrement hommage aux martyrs républicains catalans, notamment Lluís Companys fusillé en 1940. Esquerra Republicana de Catalunya (Gauche républicaine de Catalogne), parti de Companys et membre aujourd’hui de la coalition Junts pel si au pouvoir, est le parti historique de l’indépendantisme catalan de gauche, et joue un rôle central dans l’évocation de cette histoire. On pourrait également citer Lluís Llach, chanteur très populaire en Catalogne, auteur de L’estaca, et symbole de la continuité des engagements anti-franquiste puis indépendantiste, étant lui-même député de Junts pel si. Le souvenir de la Guerre d’Espagne et les ambigüités de la Transition démocratique se révèlent ainsi violemment aujourd’hui.

Les réactions de dirigeants politiques se multiplient

Pourtant, face à la violence de ces images dans un pays dit démocratique, l’Union européenne, si habituée à l’indignation – à géométrie variable – observe un silence assourdissant.

L’eurodéputé conservateur Mark Demesmaeker, présent à Barcelone au sein d’une commission d’observation, « demande à la commission européenne de s’exprimer et de dire à Rajoy que ce genre de pratiques n’est pas autorisé dans une union de pays démocratiques attachés aux valeurs de la démocratie ». Mais les déclarations de soutien au gouvernement espagnol de Jean-Claude Juncker, il y a quelques jours, laissent présager une absence de condamnation de la violence mise en œuvre.

De même, à la mi-journée, L’Elysée n’avait toujours pas réagi à la répression en cours de l’autre côté des Pyrénées, le président Macron ayant lui aussi, il y a quelques jours, assuré Mariano Rajoy de sa solidarité.          

En revanche, de nombreux hommes politiques, à gauche essentiellement, n’ont pas tardé à exprimer leur condamnation de la violence anti-démocratique employée en Catalogne. Ian Brossat (PCF) a directement mis en cause l’Union européenne, déclarant : « Magnifique Union européenne, si loquace pour nous pourrir la vie, si mutique sur la Catalogne ». Benoît Hamon, l’un des premiers à s’être exprimé, a estimé qu’« Au cœur de l’Europe, ces images de violences pour empêcher les gens de VOTER en Catalogne sont lourdes de sens et de menaces. »

Même son de cloche du côté de la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon déclarant que « L’Etat espagnol perd son sang froid. La nation ne peut être une camisole de force », quand Alexis Corbière juge que « La brutalité policière qui se déroule actuellement en Catalogne est scandaleuse, choquante, insupportable ».

Une chose est sûre, si le gouvernement espagnol cherche à maintenir l’unité de l’Espagne de cette façon, il ne parviendra qu’à radicaliser les indépendantistes, et rallier à leur cause ceux qui jugent inacceptable qu’un pays qui se dit démocratique, appartenant à l’Union européenne, agisse de façon aussi violente et anti-démocratique. Un défi pour les démocrates unionistes.

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http://lvsl.fr/catalogne-le-gouvernement-rajoy-choisit-la-repression

Crédits

Manifestation pour le droit de la catalogne à l’auto-détermination. 10 juillet 2010 ©JuanmaRamos-Avui-El Punt. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.