L’engagement du rap français en 2017 : tour d’horizon

Capture Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=CsZeB9PH2Ik

« Le FN qui passe, aucun rappeur qui milite, comprends que c’est plus important d’faire du lèche-vitrine »La phrase est lâchée par Grems dans l’énigmatique « 林檎 Ep ». Il est vrai qu’on a assez peu entendu le monde du hip-hop sur le sujet, la possibilité pour le Front National d’accéder au pouvoir semblant demeurer pour les rappeurs un spectre, certes dangereux, mais finalement assez lointain, nouvelle preuve peut-être de l’efficacité de la stratégie de « dédiabolisation » de Marine Le Pen.

On va le voir, le but de ce tour d’horizon n’est pas de blâmer le rap français pour son manque d’engagement au moment des présidentielles. D’abord parce le silence des rappeurs a les mêmes origines que le silence qui a régné sur la plupart des places françaises au soir du 23 avril, là où les cris de protestation et d’incompréhension emplissaient les villes le 21 avril 2002. D’autre part, parce que l’engagement est toujours bien présent dans les textes des rappeurs, sans qu’il soit nécessairement lié aux événements politiques en cours.

Si certains artistes insistent sur la dimension musicale de leur rap (ce qui n’empêche pas de trouver dans leurs textes des messages engagés), d’autres fondent toujours leurs morceaux sur un regard critique de la société qui les entoure, sans pour autant s’enfermer dans une analyse basique des soubresauts de la politique. Si les textes de rap engagés des années 90 et du début des années 2000 avaient largement le Front National et l’idéologie raciste dans le viseur, la dimension critique des morceaux de rap depuis le début des années 2010 s’axe plutôt sur une dénonciation des rouages de la société dans son ensemble. Dans ce cadre, le racisme apparaît comme une composante, voire une conséquence d’un système gangrené par l’individualisme marchand et la recherche frénétique de profit.

Revenons au Rap. Il serait difficile de faire le point sur le degré d’engagement des artistes rap en France à travers un texte d’analyse, qui risquerait de finir par distribuer les bons points aux « gentils » rappeurs et égratigner un rap commercial dans lequel les témoignages d’engagement sont peut-être moins présents. Cet article se propose plutôt de substituer à ce format un condensé en 10 morceaux (ou presque) de ce qu’a pu être le Rap Français engagé en 2017, en tentant d’intégrer les différentes sensibilités qui composent cette musique, et en opérant des choix parfois cornéliens, afin de démontrer aux plus sceptiques que le couplet de rap demeure un instrument fort d’expression idéologique.

NEFASTE – « Faut que ça change » (instrumentale : Mani Deiz), février 2017

Nous trichons un peu concernant ce premier morceau, que l’on doit à l’artiste Nefaste, (originaire de la banlieue parisienne), extrait du projet Martyrs modernes, paru fin 2016. L’album réunit trois fines plumes, Nefaste, Ol Zico et Pejmaxx, ainsi que le rappeur/beatmaker Mani Deiz, qui livre depuis plusieurs années des instrumentales de grande qualité à de très nombreux rappeurs de la scène francophone indépendante. Le clip de ce titre est néanmoins sorti début février, peu de temps après l’affaire Théo, comme la séquence initiale de la vidéo le rappelle, et vient mettre en image un texte fort dénonçant les excès des forces de l’ordre, abus qui touchent aussi bien les manifestants que les habitants des quartiers populaires.

MEDINE – « Nour, Enfant du destin » (instrumentale : Proof), février 2017

Figure incontournable et polémique du rap engagé, Médine signe avec « Nour » (quatrième volet de la série « Enfant du destin ») un morceau poignant et dérangeant sur la situation des Rohingyas en Birmanie. Le rappeur havrais tire avec ce morceau la sonnette d’alarme, et ce plusieurs mois avant les flambées de violence qui ont (enfin et malheureusement) attiré les regards sur les souffrances de cette minorité ethnique et confessionnelle de l’Asie du sud. Si Le Monde a rappelé, au point d’orgue des massacres, que certains rappeurs avaient tenté d’alerter à travers leurs textes sur le drame birman1, on renverra plutôt le lecteur à la démarche de Ballast, qui a publié, peu avant la parution du morceau, le carnet de voyage de Médine lors du séjour qui a inspiré « Nour »2. Parler de Médine nous donne aussi l’occasion d’évoquer le concert de soutien à la famille d’Adama Traoré, organisé notamment à l’initiative de Youssoupha, qui a rassemblé plusieurs pointures du Rap français, notamment Sofiane, Black M, Kery James, Mac Tyer, Lino et donc Médine, preuve que l’engagement des rappeurs ne se limite pas aux studios d’enregistrement.

ROBSE et LUCIO BUKOWSKI – « Stress et palettes » (instrumentale : Oster Lapwass), avril 2017

Déjà dans « transmigration des ânes » en novembre 2015, Lucio Bukowski, membre du collectif lyonnais l’Animalerie, démontrait une étonnante capacité à dézinguer tous les travers de la société française et de ses membres, à savoir nous-mêmes, ce qui donnait beaucoup de grain à moudre à l’époque. On retrouve un peu cette dimension dans le très bon « stress et palettes », présent sur l’album de Robse Colibri (sorti le 21 avril). Ici cela dit, les deux gones réservent surtout leur piques aux « boss rusés », aux « rappeurs et carton » et concentrent la critique sur la faillite d’un modèle sociétal broyeur d’individus. Au-delà du crachat à la face des exploiteurs et des installés, ce morceau résonne avant tout comme un hommage vibrant à la classe ouvrière ; entendons par là l’ensemble des travailleurs qui occupent des emplois durs, instables, et par-dessus tout essentiels au fonctionnement du pays et de ses services, comme le rappelle Robse en fin de texte. Ce morceau alliant l’instrumentale du subtil Oster Lapwass et deux plumes acérées et complémentaires engage à découvrir plus en détail les multiples collaborations menées par ces trois artistes en 2017 (mention spéciale à « Déserts » de Lucio et à « Robse chez Oster Lapwass #3 »).

DAVODKA – « Amour, gloire et beauté » (instrumentale : Nizi), avril 2017

Depuis « Le couteau dans la paix » (2015), on sait le rappeur Davodka, qui a fait ses armes dans le XVIIIe arrondissement de Paris, capable de livrer des morceaux engagés très percutants et renseignés. L’engagement de Davodka est d’autant plus remarquable qu’il allie critique des faits politiques (contre la loi El Khomry, le 49.3…) et considérations plus vastes sur les problèmes sociétaux. L’artiste s’illustre dans ce dernier domaine dans le morceau « Amour, gloire et beauté », tiré de l’album Accusé de réflexion sorti le 3 novembre. On y trouve une dénonciation minutieuse du culte de l’image qui régit une partie de notre quotidien et de ses conséquences sur les relations entre les individus. Le rappeur attaque aussi bien les chaînes télévisées, coupables de diffuser à travers des émissions populaires des modèles discutables, que les détenteurs du pouvoir qui érigent en but la célébrité et la richesse financière. Les phrases de Davodka visent juste, bien servies qu’elles sont pas les nombreux jeux de mots qui se cachent dans le texte et nécessitent parfois une nouvelle écoute pour prendre tout leur sens.

KENY ARKANA – « Dégagez !! » (instrumentale : Shuko), mai 2017

Difficile de parler de rap engagé sans parler de Keny Arkana. Or cela tombe bien, la rappeuse marseillaise, connue d’un large public notamment pour les albums Entre ciment et belle étoile (2006) et Tout tourne autour du Soleil (2012) a sorti cette année un nouvel opus, l’Esquisse III, sur lequel on retrouve d’ailleurs Médine et Lino sur le bouillonnant morceau « couleur molotov ». Il a été évidemment très compliqué de sélectionner un seul morceau au sein d’un projet dont la très forte teneur contestataire constitue la marque de fabrique de son auteure. Toutefois, le titre « Dégagez !! » se démarque dans l’album par son côté cru et rageur, avec un refrain à mi-chemin entre le rap et le slogan insurrectionnel. Keny Arkana délivre avec rapidité une somme importante de critiques envers les pouvoirs en place, qu’ils soient officiels ou agissant dans l’ombre. Paru sur Youtube trois jours avant le second tour de l’élection présidentielle, le morceau renvoie dos à dos le « petit pantin de la finance » et les « amis des nazis » et préfère en appeler à l’unité contestataire pour sortir de l’ornière. On l’aura compris, on tient là un titre susceptible d’accompagner les manifestations qui risquent d’essaimer au printemps 2018, au vu des annonces gouvernementales.

LORD ESPERANZA – « L’insolence des élus » (instrumentale : Majeur-Mineur), mai 2017

Ce panorama en est la preuve, les instrumentales de format « ancien », en opposition à la Trap et autres styles considérés comme plus modernes, demeurent le terrain d’expression privilégié des artistes qui veulent véhiculer un message engagé et contestataire dans leurs morceaux. Cependant, certains rappeurs parviennent à concilier dimension musicale moderne et engagement des propos, ce qui donne souvent des morceaux dynamiques, revendicatifs, avec des refrains scandés et percutants (voir par exemple le titre « rappeur 2 force » de Médine sorti en 2016). On ne peut pas pleinement considérer le projet du rappeur parisien Lord Esperanza, Drapeau Noir (sorti le 3 mars en collaboration avec le beatmaker Majeur-Mineur), comme un album engagé, mais on y trouve par contre un certain nombre de titres reflétant une vraie réflexion de l’artiste sur la société contemporaine. « L’insolence des élus » est sans aucun doute le plus politique des morceaux du projet. Pas d’angle d’attaque précis, mais un tour d’horizon accablant des dysfonctionnements qui gangrènent le globe, porté par un débit frénétique et un timbre de voix insolent. Intelligemment détachées du texte sans le scinder complètement, les deux phrases qui composent le refrain, plus d’envies c’est la pub qui te les crée / visage crispé peut plus quitter l’écran, s’incrustent dans le crâne de l’auditeur, à la manière, justement, d’un slogan publicitaire bien rodé. La modernité magnifie ici l’engagement, et qu’on le veuille ou non, cela accrédite les propos de ceux qui jugent que « la Trap est en train de sauver le rap »3.

LACRAPS et SAKNESS – « Le silence est d’or » (instrumentale : Mehsah), août 2017

Le rappeur montpelliérain Lacraps est quelqu’un de productif. Après Les preuves du temps, double album sorti début 2017, il a diffusé au milieu de l’été, période d’ordinaire très calme sur le plan des sorties, le projet BootlegV1, sur lequel il navigue entre plusieurs univers musicaux, avec un résultat alliant déceptions et titres de très bonne facture. Le morceau « Le silence est d’or », réunissant Lacraps et le rappeur Sakness, membre du groupe La Jonction, est probablement l’un des meilleurs de l’album, et celui qui nous intéresse le plus dans le cadre de notre propos. Il allie en effet deux plumes conscientes et techniques, qui se sont déjà illustrées par le passé par l’engagement de leurs textes. On invitera donc les plus curieux à découvrir le morceau « La valise ou l’insulte » de Sakness, qui est sans doute l’un de plus beaux titres de l’année 2016 en rap français, ainsi que le très bon « bleu de travail » de Lacraps et Mokless, sorti au début de l’année sur Les preuves du temps. Dans « Le silence est d’or », les deux rappeurs déroulent une critique sociale et politique sans thématique précise, ciblant tantôt les abus policiers, tantôt les élus qui « rendent visite, se font caillasser et puis s’en vont ». Surtout, les deux rappeurs offrent un bon aperçu du ressenti des habitants des quartiers populaires, en ce qui concerne notamment la perception qu’ont d’eux les médias ou les forces de l’ordre.

HUGO TSR – « Les vieux de mon âge » (instrumentale : Itam), septembre 2017

L’album d’Hugo TSR, Tant qu’on est là, était grandement attendu par ceux qui, comme le rédacteur de ces lignes, avaient pris une vraie claque sur les précédents albums du rappeur du XVIIIe arrondissement de Paris. Le résultat n’est pas décevant, car si le projet est court, chaque morceau frappe juste, dans la droite ligne de Fenêtre sur rue sorti en 2012. Chez Hugo, l’engagement ne vise pas spécialement de personnalités politiques (même la famille Le Pen est épargnée par cet opus, contrairement aux albums précédents), pas spécialement de lois scélérates ou de faits d’actualités regrettables, mais plutôt, un peu comme chez Lucio Bukowski, les travers individuels de chacun, notamment de ceux qui naviguent, ou pataugent, dans les fameuses eaux troubles du calcul égoïste. De ce point de vue, « Les vieux de mon âge » est sans doute le morceau critique le plus juste et le plus efficace du paysage rap en 2017. Il renvoie quelque part au titre « Alors dites pas » présent sur le précédent projet d’Hugo TSR, mais avec toutefois une prise de recul plus importante, le regard plus fin mais aussi plus blasé d’un rappeur qui évite de grandir, même après avoir passé la vingtaine. Pour ce qui est du morceau en lui-même, la critique du rappeur envers « les vieux » en question est à la fois drôle (auto-critique, punchlines assassines du type « Oui Tupac c’est mieux, tu comprends pas un mot d’anglais connard ») et acerbe, visant ceux qui, autour des vingt comme des trente ans, sacrifient les émois de leur jeunesse dans les carcans néo-libéraux. Dur de ne pas voir dans les individus ciblés en filigrane ceux que l’on retrouve dans les saillies de Frédéric Lordon sur la « petite troupe des wanabees qui s’y croient à fond »4, ou dans les réflexions d’Alain Badiou sur une des menaces intérieures pour la jeunesse, à savoir celle de « la passion pour la réussite, l’idée de devenir quelqu’un de riche, de puissant, de bien installé »5. Preuve s’il en fallait une qu’une convergence des luttes est possible, à condition d’enfoncer les portes que nos maîtres s’efforcent de blinder.

VII – « La corde » (instrumentale : DJ Monark), octobre 2017

Cela fait une grosse vingtaine d’années que le rappeur VII promène ses rimes dans les salles obscures de l’underground français, entre ambiance macabre et prise de conscience politique. Partisan de la cause indépendantiste basque, celui qui se désigne comme « communiste libertaire, et surtout militant anticolonial »6 a signé avec Les matins sous la lune une œuvre engagée, où l’artiste aborde des thèmes rarement développés, ni même évoqués chez les autres rappeurs, même chez les plus « politisés » d’entre eux. De la cause Kurde aux combats féministes, VII livre des morceaux en forme de message de soutien, tançant de sa voix grave les dominations de toute sorte. On a choisi ici de s’arrêter sur le titre « la corde », qui retrace l’itinéraire d’un jeune homosexuel affrontant les préjugés qui parsèment encore les consciences de nombreuses personnes en France. La force du morceau réside dans la capacité de l’auteur à ne pas tomber dans le misérabilisme, montrant la corde en question comme un dernier recours auquel le personnage décrit dans le texte ne fait finalement jamais appel. Si on perçoit quelques signes d’ouverture en 2017, les positions homophobes sont encore trop présentes dans les paroles des rappeurs, et la démarche de VII est à ce titre opportune, bien que la faible exposition de l’artiste ne permette pas, pour l’instant, de déceler une vraie remise en question du genre sur la question de l’homosexualité.

CHILLA – « Balance ton porc », novembre 2017 / VIN’S – « #METOO », décembre 2017

On termine ce tour d’horizon par une nouvelle entorse. Depuis début octobre et les premières révélations parues dans le New York Times au sujet des agissements d’Harvey Weinstein, on a assisté à une libération salvatrice de la parole des femmes à propos des comportements sexuels abusifs. Or, dans un milieu aussi macho que le rap, on pouvait craindre une absence de réaction, d’autant plus que le genre reste, même en 2017, essentiellement masculin. Les morceaux de Chilla et de Vin’s, qu’on a choisi ici de rassembler sous une même bannière, ont donc été en quelque sorte un soulagement, de même que le titre « Capturées de bonne heure » de VII, sorti début octobre. On aurait bien entendu aimé observer une mobilisation plus large, mais l’exposition dont ont bénéficié ces deux titres est assez encourageante. Le morceau de Chilla, étoile montante du rap français féminin, ridiculise intelligemment les pratiques abusives et patriarcales des hommes d’influence, notamment dans le milieu de la culture, et alerte également sur le déferlement de haine sexiste visible sur Facebook ou dans les commentaires Youtube. Mettre en regard la démarche de Chilla et celle du toulousain Vin’s permet de souligner la possibilité d’une cause commune, essentielle dans une musique où le virilisme continue d’alimenter textes et vidéos. Autre élément notable, les deux artistes se produisent sur des instrumentales aux influences très actuelles, ce qui prouve une fois de plus que l’on peut faire coïncider modernité du message et modernité du format.

https://www.facebook.com/ChillaOfficiel/videos/1982280858678595/

Pas de conclusion à ce rapide panel, mais un nécessaire mea culpa envers les artistes qu’on a laissé hors de cette sélection. On invite donc le lecteur à découvrir le travail d’orfèvre du sétois Demi Portion sur son album 2 chez moi, ainsi que le morceau « Le mal par le mal » de Jeff le Nerf et Furax Barbarossa (sur le projet Dernier Manuscrit), afin de reprendre une dose de contestation bienvenue. Enfin, comme on l’a déjà évoqué précédemment, l’engagement des rappeurs peut déborder des studios et des salles de concert, et on peut renvoyer les plus patients aux passages de Médine et de Sofiane dans l’émission « Clique » de Mouloud Achour, dans lesquels les rappeurs livrent sur un format long leur vision de la société.

Crédits photos : Capture Youtube, https://www.youtube.com/watch?v=CsZeB9PH2Ik

1Marc BETTINELLI, « Médine, Kery James, Nekfeu… : le rap français tente d’alerter sur le sort des Rohingya depuis des années », Le Monde, septembre 2017.

2MEDINE, « Carnet de Birmanie : les Rohingyas oubliés » : https://www.revue-ballast.fr/carnet-de-birmanie-rohingya-oublies/.

3MEDINE, interview pour le média Booska-p : https://www.youtube.com/watch?v=O-cegKhjz84.

4Frédéric LORDON, « Vivre et penser comme des DRH », 2017 (https://blog.mondediplo.net/2017-09-18-Vivre-et-penser-comme-des-DRH).

5Alain BADIOU, La vraie vie, Fayard, 2016.

6VII, « le rap pourrait nous amener bien plus loin », Ballast, juillet 2017 : https://www.revue-ballast.fr/vii/

 

 

PNL, la naissance d’une étoile cinématographique

PNL, dans Le monde ou rien, tourné dans la cité sicilienne de Scampia

PNL, pour « Peace n’ Lovés » [Paix et fric, ndlr], a sorti la quatrième et dernière partie de leur film disponible gratuitement sur YouTube, appuyé par leurs musiques en bande originale. Pour une durée totale de 66 minutes, ce tétraptyque relève d’une prouesse cinématographique qui réinvente le genre du vidéo-clip grâce à un fil narratif d’un réalisme inédit qui décrit le quotidien de la banlieue, de péripéties folles, accrochantes mais jamais clichées ou irréelles. Si la musique de PNL peut en rebuter certains, d’aucuns reconnaîtront que leur talent cinématographique est indiscutable.

Lovés, joints, QLF et fame

Intitulée Jusqu’au dernier gramme, Pt. finale, la quatrième vidéo fait suite à Naha, Onizuka, et Béné, musiques également parues en 2016 sur leur album Dans la légende, certifié disque de Diamant, chose inédite pour un label indépendant. Le groupe de rap PNL, formé par les deux frères Ademo et N.O.S, a introduit le cloud rap en France, s’inspirant de Yung Lean ou d’ASAP Rocky. Malgré un vocabulaire plutôt pauvre et redondant, le duo est parvenu à relater le quotidien abrutissant et violent des banlieusards enterrés dans leur cité, zonant en bas des blocs. Vente de canabis — et l’ivresse inhérente —, rivalité entre les gangs, la figure de la sœur et de la mère, la célébrité sont au centre de leur univers.

« J’voudrais sauver la Terre / Parfois j’voudrais la voir brûler / Ça va pas trop j’roule un tehr trop d’haine pour neuf mètres carrés » (Jusqu’au dernier gramme)

Si ces thèmes paraissent communs aux autres rappeurs français, la manière dont PNL les traite demeure inédite. L’égotrip est souvent ironique, morose, réaliste. Quant à la vulgarité et la brutalité de certains de leurs propos [1], elles sont contrastées par la maturité et le recul acquis face à certaines situations. « En fait le truc c’est qu’j’dois tuer mon monstre. Ouais j’suis là, j’me balade dans ce décor de merde » (Humain), contraste avec « On veut la ville pas le sang du maire » (Dans la légende). Ils n’ont plus peur, ni du quartier ni de la justice, ils ont trop vécu et tout connu, maintenant « [ils] sourient car [ils] connaissent déjà le sort de cette juge qui [les] condamne » (Kratos), manière métaphorique de signifier qu’ils ont mûri.

En comparant avec les vidéo-clip d’un Booba ou d’un Maître Gims, la présence des femmes est souvent dépréciative, présentées comme des « filles faciles », seules la mère et la sœur y échappent et sont élevées sur un piédestal. Or, mis à part les quatre parties du film, notons la quasi-absence de femmes [2] dans les clips de PNL. Comment l’expliquer? En prenant attention à leurs textes, on a vite l’impression que leur misogynie est feinte à cause d’une socialisation trop oppressive du quartier. Comme si eux-mêmes ne croyaient pas à la prétendue infériorité de la femme mais qu’ils se retrouvaient contraints à adopter ce discours pour prouver leur virilité.

« J’viens faire mon beurre, mer de billets, j’fais des longueurs » (Onizuka)

L’odeur et la couleur de l’argent sont omniprésentes dans l’univers PNL. Au lieu, comme Kaaris, de se payer des prostituées, ils demeurent lucides et « leur frigo n’a plus peur. Petit frère change de paire [de chaussures] » (J’suis QLF) et « jusqu’à c’que la vie ne leur fasse plus jamais peur ». Eux-mêmes le disent, ils ont trouvé un équilibre grâce à la musique et n’éprouvent plus le besoin de vendre, de se battre, de prouver quoique ce soit. Ils travaillent sur leur musique et leur film.

Un réalisme quasi-zolien [3] de la banlieue

Les thèmes abordés dans le film sont ceux évoqués plus haut mais mettent en scène surtout quatre personnages : Naha, Béné, Onizuka et Macha. Le film s’ouvre sur l’intérieur d’une HLM de banlieue parisienne avec un jeune qui roule un joint. D’emblée, le ton est donné. L’univers est oppressant, mortuaire et abrutissant. Échapper à l’ennui par l’herbe, échapper à la pauvreté par sa vente. Des jeunes, déscolarisés ou trop âgés pour le secondaire, sont en bas des immeubles, fument des clopes, rient, discutent, attendent parfois et, surtout, ne font absolument rien. Toute l’intrigue du film part sur une guerre commerciale de contrôle du marché de la weed. Comme si cette petite guerre n’était que divertissement. Évidemment, il n’en sera rien.

Rapidement, l’introduction des policiers apparaît. Mais là où l’on croirait les voir présentés péjorativement, ils sont simplement des policiers observant la banlieue pour démanteler le trafic. Ils ne présentent pas de caractéristiques grossières du flic blanc qui vote FN. À aucun moment, on ne tombe dans le cliché. Pour autant, ils ne taisent pas la haine des policiers qui existent — notamment lorsque Béné lance une brique sur le pare-brise de la voiture policière ou l’altercation entre les policiers et les amis de Macha qui est recherché.

« Les billets bleus sont devenus violets, les rouges sont devenus verts » (Da)

Les jeu des acteurs qui proviennent de l’entourage des deux rappeurs est sans fausse note [4]. Le jeune Béné, nous touche par sa révolte candide, et par sa volonté de porter le monde sur ses épaules et de vouloir régler tous les problèmes seul. Le personnage d’Onizuka est particulièrement attachant car il fréquente l’université qu’il finit par quitter. Il incarne l’individu qui tente de se sortir de cet enfer mais que la réalité du quartier finit par rattraper.

La violence quotidienne est toujours soulignée de manière épique comme si, malgré l’habitude, elle demeurait affreuse

La ville de Corbeil-Essonnes, et plus particulièrement la cité des Tarterêts, d’où est issu PNL, est marqué par sa violence quotidienne que le duo s’est efforcé de montrer dans le film. Bagarres entre les différents gangs, l’affligeante facilité pour se procurer un pistolet chez le voisin, les menaces, les regards qui se transforment en coup de couteau.

« Pas besoin des bras d’une femme, j’connais pas ceux de ma mère / Pas besoin qu’on m’aime en fait, j’ai juste besoin que tu quittes ma tête » (Simba)

Une courte scène dans la partie finale met en scène un contraste impressionnant entre le quotidien de Corbeil-Essonnes qui jouxte la banlieue pavillonnaire de Villabé, où des jeunes blancs jouent au foot et filment la voiture de police qui passe, comme pour marquer qu’ils sont inhabitués à cette présence [5].

La métaphysique du rêve [6] ponctue le film et a une place non négligeable : que cela soit la simple présence d’un survêtement de club de foot tels que FC Barcelone ou Inter Milan ; ou bien de clubs moins connus tels que FC Real Bristol, de façon à signifier que le jeune a dû faire un essai dans le club de formation mais qu’il a échoué ; ou encore Macha qui, ayant fui à Marbella, trompe l’ennui accompagné d’une femme, les pieds dans la piscine, les palmiers fouettés par le vent méditerranéen.

Le couple son-image

Et d’un point de vue technique ? PNL a utilisé ses musiques comme bande originale et nommé éponymement les épisodes de leur film. Ainsi, le titre Naha est la bande originale de la première partie du film. Ce procédé aurait pu devenir répétitif si PNL n’avait pas modulé les titres originaux pour qu’ils collent parfaitement au corps esthétique du film. Ils ont non seulement  effectué des modulations du thème musical, augmenté de nouvelles nappes sonores et instruments, mais ils ont aussi amputé des sons présents sur le titre originel. Il faut encore noter l’astuce du leitmotiv pour annoncer l’action future d’un personnage principal. Par exemple, l’irruption du leitmotiv de Naha dans la musique d’Onizuka qui s’y entremêle avec perfection.

Les flash-back sont en noir et blanc et se colorisent par nuance en fonction de la proximité avec le présent

En ce qui concerne les techniques de tournage, PNL est renommé pour des clips de qualité. Que cela soit Oh Lala tourné en Islande ou La vie est belle tourné en Namibie, l’esthétique soignée et onirique du groupe cadrait déjà parfaitement avec la musique planante. Dans ce film, on remarque un soin particulier accordé à l’alternance entre les ralentis et les plans accélérés. Peut-être qu’un usage plus parcimonieux des ralentis aurait été plus judicieux. Sinon l’utilisation du fondu au blanc et fondu au noir obéit aux règles classiques du cinéma mais la règle du 180° [7] n’est parfois pas respectée, ce qui peut donner l’impression de faux-raccord.

« On veut la vie de rêve, elles veulent toutes l’arrière à Kim Kim / J’crame ma garo puis je respire comme si je sortais de Guantanamo » (Gala Gala)

Quant à la trame de l’histoire, on est vite happé par le destin de ces personnages pour qui l’on s’attache ou que l’on hait à l’instar de Macha — l’acteur ayant même reçu des menaces de mort de fans… Aussi, les deux frères ont évité de tomber dans la simplicité du manichéisme des policiers ou de Macha, le “méchant” du film. De fait, grâce à l’usage de flash-back, ils parviennent à raconter l’histoire de ce dernier et l’on parvient presque à s’émouvoir, à comprendre d’où vient sa violence. La violence, selon PNL, ne serait donc pas intrinsèque à l’homme mais proviendrait d’une enfance elle-même violente, d’un père qui bat son fils, d’un ballon de foot crevé. Une violence intériorisée comme moyen de vengeance contre cette « chienne de vie ».

Cette vie qui, après tout, mérite d’être fumée jusqu’au dernier gramme.


Notes de bas-de-page :

[1] On a beaucoup reproché à PNL leur vulgarité, l’usage de mots arabes et d’onomatopées, leur manière brutale de parler, presque animale mais, revendiquant cette appartenance à la cité, ils posent leur animalité en opposition à ceux qui parlent de manière civilisée. Les mêmes qui, pour eux, les enterrent dans des cités.

[2] Mise à part une paire de hanches qui passent très rapidement dans le clip J’suis QLF. C’est d’ailleurs ce que signifie aussi QLF (Que La Famille), qu’ils n’accordent aucune attention aux femmes sauf à leur sœur ou à leur mère.

[3] Peut-être est-il nécéssaire de s’expliquer sur l’utilisation du terme ‘zolien’, provenant de l’intellectuel Émile Zola. Le naturalisme zolien s’est toujours efforcé à dépeindre les classes populaires d’une précision encore inégalée aujourd’hui. Quant à PNL, si leur vocabulaire n’est effectivement en rien comparable à celui de l’écrivain, leur réussite passe justement par un dictionnaire pauvre mais une expression paradoxalement tout aussi riche. Si PNL est aussi apprécié c’est qu’ils ont su parler aux gens d’en bas avec leur vocabulaire. Pour autant, le mot ‘quasi’ apparaissait nécéssaire, car ce réalisme se distancie de celui de Zola puisqu’il n’a, si ce n’est le même but, au moins des moyens d’expression différents.

[4] Si le jeu d’acteur est bon pour une production indépendante sans grands moyens, la synchronisation des voix est parfois très légèrement décalée ce qui donne un résultat malheureusement très brouillon.

[5] Autre contraste très intéressant, la cité et Paris que les protagonistes sont amenés à rejoindre par RER. La capitale se résume à l’université ou aux stations de métro. L’autre scène dans Paris intra-muros est synonyme d’échappatoire pour Béné et son ami, consacrant la différence de monde entre des endroits pourtant séparés par moins de vingt kilomètres.

[6] Plus que la substance onirique, c’est le rêve, l’espoir, qui sont au centre de l’univers PNL mais comme moyen d’échappatoire, d’exutoire presque, à l’enfer qu’est la banlieue.

[7] « Lorsque l’on filme deux personnages qui se font face en champ/contre champ, la caméra ne doit pas franchir la ligne imaginaire qui réunit ces personnages » Vincent Pinel, Dictionnaire technique du cinéma

Pour aller plus loin :

La musique Tu sais pas est probablement l’une de leur plus engagée. Sinon, Jusqu’au dernier gramme est l’une des plus poétiques et la mieux écrite. Pour mieux cerner l’univers PNL vaut-il encore mieux se plonger dans leurs albums en entier plutôt qu’écouter des musiques isolées, écrites originellement pour former un tout.

Crédits images : 

  • Screenshot du clip Le monde ou rien, YouTube
  • Screenshot du clip Jusqu’au dernier gramme, YouTube
  • Screenshot du clip Onizuka, YouTube
  • Screenshot du clip Jusqu’au dernier gramme, YouTube