Vladimiro Giacchè : « L’Allemagne de l’Est ne s’est pas remise de son annexion par l’Ouest »

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Vladimiro © a/simmetrie

Vladimiro Giacchè est un économiste italien, actuellement président du Centre de recherche européenne de Rome. Fin connaisseur de l’Europe et de l’Allemagne, il est l’auteur d’un ouvrage original et riche sur la réunification allemande, Le second Anschluss – l’annexion de la RDA (édition Delga, 2015). Alors que l’Allemagne vient de voter dans le cadre d’élections législatives dont les résultats fragilisent Angela Merkel et quelques jour après le vingt-septième anniversaire de l’unité du pays, il a bien voulu répondre aux questions de L’arène nue.

[Cet entretien a été traduit de l’italien par une fine équipe composée de Luca Di Gregorio, Gilles Tournier et Paul Moesch : un grand merci.]

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Les résultats des élections législatives en Allemagne ont révélé de profondes divergences entre l’Ouest et l’Est du pays. Dans l’ex-RDA, le parti AfD fait 21,5 %, et est arrivé second. Die Linke y a réalisé ses meilleurs score (16 % contre 9 % au niveau national). J’imagine que vous n’en être guère surpris. Comment l’expliquez-vous ?

Aucune surprise, en effet. C’est la conséquence d’un pays qui reste toujours divisé vingt-sept ans après son unification, en même temps que d’un accroissement des inégalités sociales ces dernières années. Un citoyen qui vit en Allemagne de l’Est a deux fois plus de chances d’être chômeur que s’il vivait à l’Ouest. Et lorsqu’il travaille, il perçoit un salaire inférieur de 25 % à ce que perçoit un travailleur de l’Ouest.

Cela n’a pas grand chose à voir avec l’incapacité supposée des Allemands de l’Est à travailler (car oui, cet argument a parfois été avancé). C’est au contraire lié aux modalités de l’unification allemande. C’est lié au fait qu’à la nécessité de réaliser rapidement l’unité politique, qu’à la nécessité idéologique de supprimer complètement la RDA, ont été sacrifiées des exigences économiques élémentaires, en particulier celle de sauvegarder autant que possible l’industrie et les emplois des citoyens de l’Est. On a pratiqué la politique de la tabula rasa, en établissant le taux de change à un contre un entre le mark de l’Ouest et le mark de l’Est. Ce faisant, on a mis l’industrie de la RDA hors-jeu. Par ailleurs, l’ensemble du patrimoine industriel de l’ex-RDA a été confié à une société fiduciaire, la Treuhandanstalt, qui l’a liquidé, créant instantanément des millions de chômeurs. Il est beaucoup plus facile de fermer une industrie que de la reconstruire. Mais depuis, on s’est hélas rendu compte que lorsqu’on désindustrialise un pays (la désindustrialisation de la RDA n’a aucun autre exemple en Europe en période de paix) les conséquences peuvent durer des décennies, sinon des siècles. Le «Financial Times Deutschland» du 18 juin 2008 affirmait d’ailleurs que pour aligner complètement les revenus des deux parties de l’Allemagne, il faudrait 320 ans…

Le plus ridicule est que l’unification de l’Allemagne nous est  présentée aujourd’hui comme une réussite opposable, par exemple, au destin du Mezzogiorno italien. La vérité, c’est que de tous les pays ex-socialistes d’Europe orientale, les territoires de l’Allemagne de l’Est sont ceux qui, en valeur absolue, ont connu le moins de croissance ces 27 dernières années. Il est dès lors normal que les citoyens qui vivent dans ces territoires se sentent abandonnés par la politique, et qu’ils expriment leur protestation par le vote. D’autant que comme on le sait, le pourcentage de pauvres (et de travailleurs pauvres – les working poors) en Allemagne a augmenté partout ces dernières années, et pas seulement à l’Est. C’est aussi le résultat du fameux « Agenda 2010 » de Schröder que Macron, à ce qu’il semble, veut aujourd’hui reproduire en France.

Dans votre livre, « Le second Anschluss » vous expliquez qu’au moment de la réunification, l’ex-RDA a été « criminalisée », que ses élites ont été écartées. Outre les problèmes économiques générés par une unification brutale, tout cela n’a-t-il pas généré également un traumatisme identitaire ?

Oui, c’est un autre aspect considérable et peu connu de cette affaire. L’élite, non seulement politique mais aussi scientifique et culturelle de l’ex-RDA, a été complètement évincée. Aujourd’hui encore, rares sont les professeurs des universités enseignant à l’Est qui ne proviennent pas de l’Ouest. Dans la magistrature et dans l’armée, la proportion des « Ossies » est quasi nulle. Tous les instituts et les académies de l’Est ont été liquidés en un temps record. Certains, tel le juriste et éditorialiste Arnulf Baring, sont même allés jusqu’à écrire des citoyens de l’Est qu’ils avaient été « mentalement altérés » par le « régime collectiviste », et qu’ils étaient donc devenus malgré eux un « élément freinant d’un point de vue systémique».

Ces pratiques et ces propos ont évidemment contribué à engendrer dans une large frange de la population d’ex-Allemagne de l’Est, la sensation d’avoir été colonisée, et de voir mise en cause sa propre identité. Il est d’ailleurs intéressant d’observer que la population de l’Est ne partage guère l’idée – majoritaire dans le monde politique et dans les médias mainstream – selon laquelle tout ce qui existait en RDA méritait d’être éliminé. Un sondage commandé par le gouvernement à l’institut de recherche EMNID pour le vingtième anniversaire de la chute du Mur a en effet montré que 49% des habitants de l’ex-RDA approuvaient l’affirmation suivante : « la RDA avait plus d’aspects positifs que d’aspects négatifs. Il y avait des problèmes, mais on vivait bien ». Pour les « Ossies », la diabolisation de la RDA a donc largement été perçue comme une mise en cause de leur histoire personnelle et de leur identité.

Vous expliquez que l’unification allemande s’est faite par la monnaie, et que c’était une si mauvaise idée que le patron de la Bundesbank de l’époque, Karl-Otto Pöhl, était contre. Le même fut ensuite un farouche opposant à la mise en place de l’euro. Existe-t-il des similitudes entre l’unification monétaire des deux Allemagnes et la création de la monnaie unique européenne ?

Le témoignage de Karl-Otto Pöhl est très intéressant. Il était en effet opposé, en 1990, à l’unification monétaire immédiate. Celle-ci a cependant été réalisée, de surcroît au taux de 1 Deutschemark contre 1 Ostmark, alors que le taux de change réel dans les relations économiques entre les deux Allemagne était jusque-là de 1 pour 4,44. Du coup, le prix des marchandises produites en RDA s’est trouvé réévalué du jour au lendemain de 350 % ! Deux ans plus tard, Pöhl pouvait affirmer devant une commission d’enquête parlementaire que dans ces conditions « les entreprises de RDA perdraient toute compétitivité », et conclure en disant qu’on avait administré à l’Est « un remède de cheval qu’aucune économie ne pourrait supporter. » À l’époque de cette commission d’enquête, Pöhl n’était plus président de la Bundesbank. Il s’était en effet retiré en 1991, peu de temps après une audition au Parlement européen durant laquelle il avait déjà présenté l’unification monétaire allemande comme « un désastre », et déconseillé à ses auditeurs de ne pas renouveler l’erreur à l’échelon européen. Comme on le sait, il n’a pas été écouté.

Mais quelles sont les ressemblances entre les deux unions monétaires ? 

La plus importante tient au fait qu’une monnaie n’est pas simplement une monnaie, mais intègre des rapports juridiques et sociaux. Dans le cas du Deutschemark, il s’agissait de rapports sociaux capitalistes (ceux de la prétendue « économie sociale de marché » allemande). Dans le cas de l’euro, il s’agit du néolibéralisme qui inspire le traité de Maastricht et qui se caractérise par l’indépendance de la Banque Centrale par rapport aux gouvernements (ce qui signifie la dépendance de nombreux gouvernements par rapport à cette Banque centrale), dont l’objet unique est la stabilité des prix (et pas l’emploi ).

En découle une compétition entre les États qui est fondée sur le dumping social et fiscal, où celui qui joue le jeu le premier est gagnant. Évidemment, dans le contexte d’une monnaie unique, au sein de laquelle il est par définition impossible d’ajuster les différences de compétitivité par le taux de change, la victoire n’admet aucune contestation. L’Allemagne a joué ce jeu avec l’Agenda 2010 de Schröder et une forte réduction des impôts sur les entreprises. Résultat : une énorme croissance de sa balance commerciale, tandis que les autre États de la zone euro étaient en déficit. Du coup dans de nombreux autres pays européens et de la même façon quoi qu’avec une intensité moindre, on a pu observer, après 2008, des phénomènes semblables à ceux qui s’étaient manifestés en Allemagne de l’Est après la réunification : chute du PIB, désindustrialisation, augmentation du chômage, déficit de la balance commerciale, augmentation de la dette publique, émigration.

Les ressemblances, comme on peut voir, ne sont donc pas négligeables. Mais il y a également des différences, positives ou négatives. Dans l’eurozone, on n’a jamais vu se mettre en place la parité déraisonnable des monnaies comme ça avait été le cas entre le DM et l’Ostmark. En revanche, il n’y a pas eu non plus les transferts de fonds massifs qu’a effectués la RFA au profit de la RDA. L’opposition têtue de l’Allemagne à ce type de transferts démontre que la classe dirigeante de ce pays n’a pas retenu la leçon de l’unification d’un point de vue économique. Cette leçon est la suivante : si tu désindustrialises ton voisin, et si tu veux qu’il continue à acheter tes produits, tu dois financer sa consommation. L’Allemagne espère obtenir le beurre et l’argent du beurre, ce qui ne fait que rendre explosives les contradictions au sein de l’Eurogroupe.

On a évoqué plus haut la Treuhand, l’outil créé pour privatiser à toute vitesse en Allemagne de l’Est. N’était-elle pas une sorte d’ancêtre de la « Troïka » qui a si durement sévi dans les pays d’Europe du Sud ?

Si, bien sûr ! La réactivation d’une Treuhand pour la Grèce fait partie du train de mesures acceptées par Alexis Tsipras durant l’été 2015. Il s’agit en substance d’exproprier une partie du patrimoine public grec (dans le cas de l’Allemagne de l’Est, il s’agissait de la totalité), et de le confier à une société fiduciaire placée sous le contrôle des créanciers. En octobre 2016, j’ai participé à un congrès à Berlin durant lequel a été mise en évidence la continuité entre les privatisations opérées par la Treuhandanstalt et les mesures imposées par la « Troïka » et l’Eurogroupe à la Grèce. Il est incroyable que ce modèle ait été de nouveau choisi vu le désastre qu’il a provoqué en ex-RDA, c’est à dire la destruction de richesses pour un montant de 900 milliards de DM de l’époque, et l’anéantissement de l’industrie de l’Est. C’est là qu’on voit à quel point il peut être funeste de d’ignorer les leçons de l’histoire.

Aujourd’hui, vous qui avez écrit tour à tour sur l’Europe et sur l’Allemagne, comment voyez-vous l’avenir de ce pays, et celui de notre continent ?

Je ne suis pas très optimiste. L’Allemagne semble prisonnière de sa politique mercantiliste et incapable de modifier son approche. Chez les autres grands pays européens – à commencer par la France – demeure l’illusion de pouvoir la suivre sur son terrain. Il me semble que ni les classes dirigeantes allemandes ni celles européennes ne soient conscientes des immenses dégâts causés par l’idée de faire de l’union monétaire l’alpha et l’oméga de l’union politique du continent.

La plus grande promesse de la monnaie unique, celle de promouvoir la convergence entre les économies, a été trahie (et il ne pouvait en aller autrement, à la lumière du contenu du Traité de Maastricht). C’est le contraire qui s’est produit. La conséquence est une instabilité structurelle de la zone euro, mais également une dégradation des relations entre pays d’Europe, un «blame game» («jeu des reproches») continu et réciproque et la fin de toute volonté de solidarité européenne. On l’a parfaitement vu hier au sujet de la Grèce, on le voit encore aujourd’hui au sujet de la crise migratoire.

Voilà pour les dégâts. Quant aux risques, ils ne sont pas moindres. Le risque majeur est celui de l’explosion non coordonnée de la zone monétaire. La chose la plus raisonnable à faire serait de désamorcer cette bombe, et de le faire tous ensemble, en réfléchissant à la manière d’éliminer l’euro de la façon la moins douloureuse possible. Je constate qu’au contraire, on continue à divaguer sur un surcroît d’intégration européenne. Cette attitude est digne de ceux qui pensent que pour résoudre les problèmes d’un immeuble construit sur de mauvaises fondations il faut ajouter un nouvel étage. En général, dans ces cas-là, les choses ne se terminent pas bien.

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Quelles perspectives pour Die Linke?

Oskar Lafontaine, fondateur de Die Linke. ©Dirk Vorderstraße. Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license.

L’Allemagne semble sur un nuage : la croissance économique reste forte, les protestations de l’extrême-droite ont baissé en intensité et la chancelière Merkel semble avoir déjà obtenu un quatrième mandat à l’heure où le dégagisme fait des siennes sur tout le continent. Autre particularité : alors que la gauche radicale a le vent en poupe depuis quelques années, Die Linke semble progresser très lentement et sans enthousiasme, alors que le contexte social est tout aussi insupportable qu’ailleurs. D’où vient cette stagnation et comment y remédier?

Le 24 Septembre auront lieu, comme tous les 4 ans, des élections renouvelant la totalité du Bundestag, le parlement fédéral allemand. La chancelière Angela Merkel, dont le parti chrétien-démocrate est donné grand favori, a de fortes chances d’obtenir un quatrième mandat. Elle a pour adversaire principal le SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands, le parti social-démocrate) avec qui elle a pourtant gouverné le pays durant les quatre dernières années. Les sociaux-démocrates ont bien quelque peu tenté de se positionner en alternative à leur allié de gouvernement en préférant l’ancien président du Parlement Européen Martin Schulz (qui dirigeait l’institution en coalition avec le Parti Populaire Européen, groupe parlementaire de la droite) au terne vice-chancelier de la coalition Sigmar Gabriel, mais sans grand succès. L’accession de celui-ci à la chancellerie, sur laquelle Benoît Hamon basait ses plans de refonte des traités européens, est plus que compromise.

Décrit avec précision comme un “produit médiatique” par le Monde Diplomatique, Martin Schulz a mené une campagne basée au départ sur des revendications sociales peu crédibles au regard de son parcours, avant de ne laisser dépasser que de légères différences entre son programme et celui de la CDU-CSU (“Die Union”, le parti d’Angela Merkel). Étonnamment, sans doute en raison de la meilleure santé économique du pays – bien qu’elle occulte une précarité omniprésente et d’importantes disparités entre l’Est et l’Ouest – les sociaux-démocrates, acquis à la “troisième voie” centriste-libérale depuis les années Schröder (chancelier SPD de 1998 à 2003 ayant conduit les tristement célèbres réformes Hartz) semblent promis à un avenir moins morose que celui de nombre de leurs alter-egos européens. La capacité de Merkel à assécher leur programme durant les 4 dernières n’aura peut-être pas raison du plus vieux parti politique allemand cette année, mais le jeu de miroirs pratiqués par les deux principaux partis allemands indique une voie claire vers une lente marginalisation.

“Peu importe la composition finale du gouvernement, la tendance ordo-libérale devrait demeurer et les concessions au grand patronat allemand s’accentuer en présence du FDP au gouvernement.”

Quelque soit le résultat final, l’Allemagne sera, sauf surprise, gouvernée par un gouvernement de coalition étant donné que le système électoral d’outre-Rhin garantit une représentation à la proportionnelle de tous les partis réunissant plus de 5% des voix. Puisque la CDU-CSU exclut toute coalition avec l’AfD, nouveau parti de droite radicale qui avait manqué de peu la marche pour entrer au Bundestag en 2013, la chancelière devra chercher ses alliés auprès du très libéral FDP ou de Die Grünen (les Verts, parti écologiste). A moins – plus improbable – qu’elle ne décide de reconduire la Große Koalition. Peu importe la composition finale du gouvernement, la tendance ordo-libérale devrait demeurer et les concessions au grand patronat allemand s’accentuer en cas de présence du FDP au gouvernement. Suite aux excédents budgétaires fédéraux records, une baisse d’impôts est notamment envisagée.

Face à ce paysage politique éclaté et très largement dominé par la droite conservatrice, et malgré l’omniprésence de la précarité et une certaine lassitude des Allemands à l’égard de leur chancelière, le parti de gauche radicale Die Linke, né en 2007 de la fusion d’anciens communistes et de frondeurs du SPD, semble stagner dans les sondages et peine à élargir son électorat. L’élan trouble-fête initial de la fin des années 2000 et la position de troisième force au Bundestag tenue depuis 2013 sont loin derrière. Les sondages, malgré bon nombre de limites, prévoient un score aux environs de 10%, une maigre progression par rapport aux dernières élections alors que la gauche radicale a le vent en poupe sur le reste du continent. Les raisons en sont multiples, mais il semble clair que de nombreux chantiers théoriques et stratégiques vont devoir s’ouvrir dans ce parti au terme des élections de cette année.

La centralité de la question migratoire

L’un des thèmes qui a dominé la campagne électorale, contribuant assez largement à la domination sans partage de la scène politique allemande par Angela Merkel, est celui de l’accueil des réfugiés. Le pays en a accueilli plus d’un million dans la seule année 2015 et les protestations d’une partie de la population allemande, notamment le fait du groupe Pegida, ont été nombreuses. Angela Merkel a su utiliser avec succès cet accueil pour mettre en avant la dimension humaniste qu’il comprend, avant d’en restreindre très largement le flot à travers un accord avec la Turquie. Cela lui a permis de satisfaire les exigences de son allié bavarois la CSU et d’éviter une fuite trop importante des électeurs a sa droite en faveur de l’AfD. Jusqu’ici, cette stratégie de triangulation, consistant à récupérer une demande politique de l’adversaire, a fonctionné à merveille en sa faveur, de la même manière que la mise en place d’un salaire minimum, revendiqué depuis longtemps par le SPD et Die Linke.

Le parti de la gauche radicale ne traverse pas ce contexte de la même manière : les prises de position de Sahra Wagenknecht, tête de liste de Die Linke, ont donné naissance a de longs débats et a une importante contestation au sein de son parti. Il est fort probable que ses orientations soient étrillées et présentées comme les raisons d’une mauvaise performance électorale une fois les résultats connus. Bien que le parlementarisme allemand cède moins à la personnalisation de la politique qu’en France, et que le parti, tout comme les Verts et l’AfD, présente deux têtes d’affiche, Sahra Wagenknecht en est de loin la représentante la plus connue.

En effet, à la suite des viols durant les célébrations du Nouvel An à Cologne, la candidate a appelé à la déportation, de manière individuelle, des réfugiés reconnus coupables de crimes, à renforcer les effectifs de police mis à mal par l’austérité budgétaire permanente et à limiter le nombre de réfugiés accueillis. Ce faisant, Wagenknecht est allée à l’encontre de la tradition humaniste et antiraciste de son parti. Si le programme de Die Linke conserve les traits classiques de la gauche radicale – accroissement de l’aide au développement, interdiction des exportations d’armes allemandes vers les pays en développement, critique des interventions armées occidentales et des impacts du libre-échange sur les populations vulnérables… -, il est indéniable que la position du parti sur cette question est devenue beaucoup plus opaque.

L’idée que les immigrés servent en général de main-d’oeuvre bon marché au patronat allemand et que leur exploitation fait d’eux une population clé pour les propositions socio-économiques du parti fait consensus. Toutefois, le parti doit aussi prendre en compte l’inquiétude grandissante des Allemands concernant la sécurité de leurs emplois, remise en question par l’arrivée d’une nouvelle armée de réserve, et l’exaspération quant au coût de cet accueil alors que l’Etat-providence a été constamment fragilisé depuis une quinzaine d’années. Ce problème d’articulation des demandes de différents pans de la société est particulièrement présent à l’Est où l’assise électorale de Die Linke et de l’AfD est plus forte qu’ailleurs et a mené le parti à une forme de tergiversation sur la question. Ces débats font d’ailleurs écho à ceux d’autres formations de gauche radicale en Europe, cherchant à articuler de la meilleure manière l’antiracisme et l’utopie d’un monde sans frontières avec la complexité de la réalité. Pour les intéressés, voici les arguments des soutiens de ce choix discursif et ceux de ses adversaires.

“Si le programme de Die Linke conserve les traits classiques de la gauche radicale, il est indéniable que la position du parti sur la question migratoire est devenue beaucoup plus opaque.”

Pour ne rien arranger, les prises de positions de Wagenknecht et de son conjoint Oskar Lafontaine, ancienne figure du SPD, ministre des finances de Gerhärd Schröder durant à peine quatre mois et membre fondateur de Die Linke, ont fait le jeu des médias hostiles, trop heureux d’exagérer les divisions et de torpiller Wagenknecht, mais aussi de ses adversaires de “l’aile droite” de Die Linke. Les dirigeants de la région de Thuringe, land gouverné par Die Linke en coalition “rouge-rouge-vert” avec le SPD et Die Grünen, et qui n’hésite pas à participer aux déportations d’immigrés organisées par le gouvernement fédéral, sont portant peu exemplaires sur la question. Quant à “l’aile gauche” de Die Linke, à l’exception de son soutien à Sahra Wagenknecht, elle semble avoir manqué de stratégie claire depuis plusieurs années, d’après le récit de Loren Balhorn, membre berlinois de Die Linke et contributeur de Jacobin Magazine sur les thématiques allemandes. Ces chamailleries internes ne sont pas nouvelles dans un parti-cartel, mais elles tombent sans doute au pire moment, en aspirant l’énergie et la bonne volonté des militants dans des débats peu constructifs tant cette question est sujette au règne de l’émotion, au détriment des actions de campagne et des mobilisations. 

Dès sa fondation, Die Linke a en effet hérité de plusieurs décennies de cultures politiques différentes : anciens communistes d’Allemagne de l’Est du défunt parti PDS, lui-même héritier du SED, le parti unique de la République Démocratique Allemande, militants des anciens groupuscules maoïstes et du parti communiste de l’Allemagne de l’Ouest – le stalinisme et le maoïsme n’étant que de lointaines affiliations partisanes abandonnées depuis par l’écrasante majorité des militants – et transfuges du SPD en désaccord avec la politique de troisième voie néolibérale choisie par celui-ci dans les années 2000. Cette addition des forces de gauche, proche de l’ancien Front de Gauche, de Syriza en Grèce ou de Izquierda Unida en Espagne, était une réussite dans le contexte porteur de la naissance du parti en 2007 – réformes Hartz et Agenda 2010 mis en place par le SPD et mouvement pacifiste-antimilitariste suite à la participation à l’intervention occidentale en Afghanistan – mais les évolutions politiques des dernières années ont fait ressurgir des divisions.

Des orientations stratégiques a revoir ?

Le contexte politique n’est cependant pas la seule raison du creux de vague actuel, les choix stratégiques de Die Linke en sont également responsables. Suite à une percée lors des élections fédérales de 2009 et des autres élections tenues à la même période, Die Linke a en effet envoyé la majeure partie de ses militants dans les Landtage (les parlements des Länder) ou au Bundestag (le parlement fédéral, situé à Berlin) et s’est largement focalisé sur le travail parlementaire. S’en est suivi un désinvestissement de la sphère des mouvements sociaux et un éloignement vis à vis des citoyens : Loren Balhorn parle à ce sujet d’une “normalisation” qui rend le parti moins attractif aux yeux des déçus de la politique, dont l’AfD est la première à profiter. Néanmoins, celui-ci insiste sur le fait que l’apparition de Die Linke a offert un visage et une voie à la gauche radicale, mais aussi des ressources financières, matérielles et même intellectuelles via la fondation Rosa Luxemburg. Par ailleurs, le parti semble avoir pris la mesure de la nécessité de participer aux mouvements sociaux et de penser le parlement comme un miroir des confrontations et des débats de la société plutôt que comme le lieu central de l’action politique. L’initiative de Bernd Riexinger, coprésident du parti, et de Katja Kipping, figure du socialisme libertaire, dénommée “connective party”, vise à expérimenter cette stratégie “dedans-dehors” en s’intéressant en particulier aux précaires du milieu hospitalier et aux nouveaux mouvements sociaux des industries de services : fast-food, grands magasins, sécurité ou encore centres d’appels. En somme, les millions d’occupants de minis-jobs.

“Die Linke a envoyé la majeure partie de ses militants dans les Landtage ou au Bundestag et s’est largement focalisé sur le travail parlementaire. S’en est suivi un désinvestissement de la sphère des mouvements sociaux et un éloignement vis-à-vis des citoyens.”

Demeure cependant une question cruciale sur laquelle Die Linke n’a jamais été parfaitement clair : celle de la position à adopter vis-à-vis du SPD. En raison de ses scores limités et du proportionnalisme électoral allemand, Die Linke ne peut gouverner seul. Se montrer trop intransigeant sur ses demandes risque alors d’entraver les offres de coalition, d’enfermer Die Linke dans une opposition permanente et de décourager les électeurs de voter pour une force renonçant à l’exercice du pouvoir. Sauf à obtenir une très peu probable majorité de voix, Die Linke est donc condamné à former des coalitions lorsque des occasions intéressantes se présentent. Seuls deux partis ont suffisamment de poids politique et de proximité – parfois lointaine, tout de même – idéologique : Die Grünen et le SPD. Les scores des premiers sont similaires à ceux de Die Linke et ne permettent pas d’envisager une somme suffisante. Die Grünen a néanmoins suffisamment de malléabilité idéologique pour qu’on y trouve des anticapitalistes tout comme des néolibéraux, ce qui laisse un certain espace pour coopérer.

Difficile d’en dire autant du SPD, qui a abandonné le marxisme depuis le congrès de Bad-Godesberg en 1959, mis en place des mesures libérales très controversées sous Schröder et participé à deux grandes coalitions avec la CDU-CSU de Merkel (2005-2009 et 2013-2017). Toutefois, le SPD gouverne en coalition avec Die Linke en Thuringe, au Brandebourg et à Berlin. En raison de sa structure complexe faite de nombreux courants, Die Linke est régulièrement divisé sur la position à adopter vis-à-vis de du SPD : le Forum Socialisme Démocratique (Forum Demokratischer Sozialismus) et le Réseau de la Gauche Réformiste (Netzwerk Reformlinke) sont favorables à des alliances alors que d’autres courants les rejettent. La Gauche Anticapitaliste (Antikapitalistische Linke) à laquelle appartient Sahra Wagenknecht demande quant à elle des garanties minimales telles qu’un moratoire sur les privatisations ou sur la baisse des dépenses sociales. Les premiers slogans de Die Linke “Richesse pour tous” et “plus la gauche est forte, plus le pays devient juste socialement”, en plus d’être creux, semblaient tendre une main au SPD pour peu que celui-ci veuille bien lâcher un peu de lest sur certaines questions. L’année 2017, marquée par l’accession à la tête du SPD de Martin Schulz, au discours plus critique vis-à-vis de l’Agenda 2010 que nombre de ses prédécesseurs mais apparaissant cependant prêt à gouverner avec Merkel, a une nouvelle fois fait ressurgir ces débats. Cette année, Die Linke s’oriente vraisemblablement à nouveau vers l’opposition.

Que changer ?

A l’aune de ce bilan en demi-teinte – résultats corrects et enracinement confirmé d’une force importante à la gauche du SPD mais errements stratégiques – Die Linke va sans doute devoir travailler en profondeur à rendre son message plus audible. Le programme est globalement complet et certains visages bien reconnus à l’échelle nationale, mais il est temps de refaçonner la communication du parti pour qu’il cesse enfin d’apparaître en marge de la centralité politique exercée par le SPD et l’union CDU-CSU. Die Linke ne peut mener une opposition institutionnelle permanente et attendre la bonne volonté d’un dirigeant du SPD pour pouvoir mettre en oeuvre ses propositions, le cas Schulz en est la démonstration irréfutable. Peut-être qu’une figure comparable à Jeremy Corbyn ou à Pedro Sánchez émergera et transformera le SPD, mais que se passera-t’il si ce n’est pas le cas? Et si cela prend cinq ou dix ans, durant lesquels la précarité et la pauvreté continueront d’augmenter en dehors des secteurs tournés vers l’exportation qui bénéficient des conventions collectives et de la cogestion avec les syndicats?

“Die Linke doit revendiquer la centralité du jeu politique, non pas sur un axe gauche-droite vidé de sa signification par les grandes coalitions, mais sur un clivage à créer entre le peuple victime de l’ordo-libéralisme et des élites politiques et économiques dont le programme se résume à la préservation du statu-quo.”

Le choix d’une structure de parti-cartel est évidemment critiquable mais en changer paraît compliqué, au moins à court-terme. La communication du parti, elle, peut être revue bien plus rapidement. Die Linke ne peut continuer à apparaître comme l’hémisphère gauche du SPD qui lui rappelle de temps en temps son passé glorieux de défense du prolétariat. Le parti doit revendiquer la centralité du jeu politique, non pas sur un axe gauche-droite vidé de sa signification par les grandes coalitions, mais sur un clivage à créer entre le peuple victime de l’ordo-libéralisme et des élites politiques et économiques dont le programme se résume à la préservation du statu-quo. En bref, un discours populiste similaire à ceux qui ont porté en quelques années la France Insoumise, Podemos, Jeremy Corbyn ou Bernie Sanders plus proches du pouvoir que n’importe quelle force de gauche radicale depuis 30 ans. Rien ne force non plus Die Linke à conférer à Die Grünen l’hégémonie des questions environnementales. Le scandale lié au diesel, la part toujours trop importante du charbon dans le mix énergétique, les grands projets inutiles comme le nouvel aéroport de Berlin ou le projet ferroviaire Stuttgart 21 suscitent une vague de contestation qui ne peut être ignorée. On entend pourtant trop peu Die Linke sur ces sujets.

Face au peu d’entrain que suscite des élections que l’on dit jouées d’avance et à une situation sociale qui ne s’améliore pas, la demande d’une alternative monte inexorablement. Elle ne tardera pas à éclater au grand jour lorsque la phase de prospérité actuelle montrera des signes de faiblesse et que la chancelière Merkel, exténuée par 4 années supplémentaires d’exercice du pouvoir, ne saura y répondre. Merkel a certes privé ses adversaires de revendications phares comme le salaire minimum, l’accueil de réfugiés et la sortie progressive du nucléaire, et elle devrait donc vaincre par K.O. dimanche. Mais sa probable victoire écrasante ne sera pas un triomphe : elle signera l’ajournement d’une politique alternative et une résignation à la meilleure situation possible dans le carcan austéritaire, anti-inflationniste, libéral et mondialisé qui règne en Europe. La nature ayant horreur du vide, si Die Linke ne renouvelle pas rapidement son discours et sa stratégie globale, l’AfD saura en profiter. La droite radicale devrait obtenir un score comparable à celui de Die Linke, en baisse par rapport à son boom des deux dernières années. Elle va pourtant faire son entrée au Bundestag. La stabilité apparente de la politique allemande cache sans doute un avenir beaucoup plus tumultueux.