Bruno Retailleau à Beauvau : le Cheval de Troie de la droite réactionnaire

Bruno Retailleau © UMP – Octobre 2013

L’annonce du gouvernement Barnier a scellé officiellement une alliance entre une macronie radicalisée et une droite en quête de pouvoir, après sept années d’absence. Une coalition désormais sous l’influence du Rassemblement National, la députée Laure Lavalette (RN) n’ayant pas hésité à affirmer sur le plateau de BFMTV : « Quand on écoute Bruno Retailleau, (…) on a l’impression que c’est un porte-parole du Rassemblement national. » À Beauvau, l’arrivée de Bruno Retailleau, sénateur traditionaliste attaché à un imaginaire du passé glorifié et défenseur d’une conception autoritaire de la société, marque ainsi une étape décisive dans la progression de l’extrême-droite. Les figures issues des rangs de cette dernière ont néanmoins le mérite de faire ressurgir une alternative décisive, héritée des lendemains de la Révolution française : la République monarchique de l’ordre contre le mouvement d’une République démocratique et sociale. Retour sur le parcours du nouveau ministre de l’Intérieur et décryptage de « la politique de la majorité nationale»fondamentalement réactionnaire qui s’annonce.

Ce matin du 23 septembre, le personnel du ministère de l’Intérieur se rassemble pour assister à la passation de pouvoir entre Gérald Darmanin et son successeur. Bruno Retailleau, leader des sénateurs de droite au palais du Luxembourg, dans son style de sévérité monastique, s’installe au pupitre pour remercier celui qu’il critiquait hier encore, lorsqu’il jurait qu’aucune alliance ne serait tolérée avec le « Jupiter » de l’Élysée. Le voilà aujourd’hui son collaborateur de l’Intérieur en plus d’être la nouvelle caution auprès de l’extrême-droite, qui se félicite de sa nomination. Après des mots élogieux pour le ministre sortant, devenant celui que « n’a jamais faibli », le nouveau visage de Beauvau donne un cap on ne peut plus clair : ne rien céder, ne rien tolérer, aucune offense, aucune atteinte – répétant par trois fois l’impératif du rétablissement de l’ordre.
 
Ces derniers jours, même les médias « dominants » ont fait état des positions très conservatrices du nouveau « premier flic de France ». Les journalistes rappellent ainsi ses outrances lors de la grande loi consacrant le Mariage pour Tous, sa signature d’une tribune en 2015 demandant un référendum pour revenir sur la loi qu’il jugeait contraire aux « valeurs fondamentales » de la famille traditionnelle, sa critique ouverte de l’ouverture de la PMA aux couples de femmes, perçue comme une rupture dans la dualité des sexes, son opposition à l’inscription du droit à l’IVG dans la Constitution ou encore son vote contre l’interdiction des « thérapies de conversion », qui visent à changer par la contrainte l’orientation sexuelle des homosexuels. Des titres de presse qui ne l’ont pourtant pas ébranlé puisqu’il n’a pas tardé à s’affirmer toujours plus clivant sur la scène médiatique, multipliant les apparitions sur Cnews, l’antenne de Vincent Bolloré, ou au 20h de TF1, en reprenant à son compte la stratégie des années sarkozystes : capter l’électorat d’extrême-droite par ses thèses anti-immigrationnistes.
 
Au-delà de ces effets d’annonce et des commentaires médiatiques, cette nomination marque une étape décisive dans le basculement vers l’extrême-droite des représentants de la droite historique et du macronisme. Avec la prise de Beauvau, Bruno Retailleau incarne le retour au pouvoir d’un courant réactionnaire, catholique traditionaliste et libéral, sous l’œil bienveillant, et toujours en embuscade, du bloc mené par Marine Le Pen.

L’ancrage réactionnaire : le parcours d’un notable

C’est au sein du microcosme du Puy du Fou que Bruno Retailleau commence sa carrière auprès de son ex-mentor Philippe De Villiers, imprégné de la romance d’une France traditionaliste et chrétienne. Il prend rapidement des responsabilités au sein de l’entreprise de divertissement vendéenne et devient responsable de l’un des principaux spectacles, dont plusieurs historiens ont pointé le révisionnisme historique.
 
À partir de ce milieu, dont il sera exclu en 2010 suite à l’éclatement de différends politiques, l’homme se construit une carrière de notable, tout d’abord au sein des directions de radio locale ou d’une école de commerce privée puis en tant que professionnel de la politique. Son assise acquise grâce au parti traditionaliste du Mouvement Pour la France (MRP) lui permet de monter rapidement au sommet des instances du Conseil départemental de la Vendée. En 2004, il fait une apparition à l’échelle nationale en devenant sénateur de Vendée.
 
La politique locale le rattrape très vite. Après le retrait de la vie politique de Philippe De Villiers, il prend en 2010 sa succession à la tête du département de Vendée. Il se rapproche alors de l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP) et y adhère en février 2012 pour se rapprocher de l’autre branche conservatrice du grand ouest, portée en Sarthe par la figure de François Fillon. À la tête de l’exécutif vendéen, il promeut une vision d’autonomie locale sous la forme de l’activité entrepreneuriale qu’il oppose à l’assistanat économique. Sa politique s’ancre dans la lignée historique d’un tissu économique qui promeut les petites entreprises familiales, valorisant le capitalisme local en lien avec les intérêts des divers groupes confessionnels ou agricoles, comme la puissante FNSEA (Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles).

À la tête de l’exécutif vendéen, il promeut une vision d’autonomie locale sous la forme de l’activité entrepreneuriale qu’il oppose à l’assistanat économique.

Ce modèle est présenté comme une forme de conservatisme social mais relève bien plus souvent des logiques clientélistes du bocage tout en reposant sur un affrontement surjoué avec l’État central. Lors de son arrivée à la présidence de la région des Pays de la Loire en 2016, Bruno Retailleau oppose ainsi sa nouvelle équipe aux administrations décentralisées des sous-préfectures qui recevaient alors les directives des gouvernements hollandistes ; et n’hésite pas alors à s’en prendre aux politiques « trop sociales » mises en œuvre depuis l’Élysée.
 
Cet ancrage de notable lui permet de se faire réélire à deux reprises au poste de sénateur dans un territoire sans réelle adversité politique organisée – sa liste remporte environ 70% des votes des grands électeurs. À partir de 2014, il prend le poste de président de groupe de la droite conservatrice au Sénat, devenant ainsi un personnage incontournable dans la construction de la loi au sein de la haute chambre du parlement. L’assise étant assez solide, Bruno Retailleau peut alors porter à l’échelon national, d’abord comme bras droit du candidat Fillon à la présidentielle de 2017 puis sous son propre nom, un projet réactionnaire au sens littéral du terme, c’est-à-dire défendant un retour à un état social antérieur, inscrit dans la tradition contre-révolutionnaire.

La République d’un monarchiste

À suivre les positions du nouveau locataire de Beauvau, il n’y a donc pas l’ombre d’un doute : la République dans sa bouche n’est « autre chose que la monarchie couronnée par le bonnet phrygien », pour reprendre une formule de Marx dans son texte Les Luttes des classes en France (1850). Le sénateur vendéen défend ainsi une République transcendantale portée par une figure forte et directrice au sommet de l’État : « Un peuple a besoin d’un chef, et un chef a besoin d’autorité », affirme-il à plusieurs reprises, notamment lors des primaires de son parti (LR), en vue des élections présidentielles de 2022.

Une République de l’ordre, qui n’est pas sans rappeler la réaction de la bourgeoisie à chaque fois qu’un élan progressiste remet en cause sa domination. Dans son livre Les droites en France, René Rémond avait en ce sens théorisé les trois courants des droites (légitimiste, orléaniste, bonapartiste), conformément au rapport qu’elles entretenaient avec la Révolution française. Les conservateurs rejetaient à des degrés divers la souveraineté populaire ainsi que les nouvelles institutions qui la consacraient. Deux siècles plus tard, si les droites françaises ont stratégiquement épousé la voie parlementaire, elles continuent néanmoins de contester la souveraineté populaire – autorité autrement légitime, qu’elles comptent bien définitivement continuer à museler.
 
Si l’on considère aujourd’hui les trois courants de la droite et de l’extrême-droite contemporaines – le macronisme, fondé sur un néolibéralisme mondialisé ; une droite conservatrice récemment intégrée au gouvernement ; et enfin le bloc nationaliste aux portes du pouvoir –, toutes entendent ainsi, à des degrés divers, radicaliser le bonapartisme propre à la Ve République, consacrant un président-monarque censé garantir l’ordre. La souveraineté populaire est quant à elle largement confisquée au nom d’une autorité supérieure, supposée défendre une « République » en danger. Qu’on retrouve au sein de ces trois mouvances une orientation commune pour l’ordre institutionnel trouve alors à s’expliquer : toute remise en question de la concentration du pouvoir et du culte du chef est ainsi rapidement perçue comme une attitude hostile envers la République, sacrée de la même auréole que le trône des anciennes monarchies.

Syndicalistes, militants pour les droits sociaux ou encore activistes pour le climat sont dès lors dépeints en figures du désordre afin de légitimer les mesures liberticides et répressives. Ce fut le cas lors de l’adoption au sénat en 2019 de la « loi anticasseurs », dont Bruno Retailleau a été l’un des principaux artisans, qui instaura la création de périmètres de contrôle policier à l’entrée des manifestations et, surtout, prévoyait de permettre aux préfets de s’opposer au droit à manifester pour des individus considérés comme dangereux. Le nouveau ministre de l’Intérieur avait également appelé avec sa collègue Laurence Garnier à ne rien céder « face au totalitarisme vert », tout en allant jusqu’à dépenser 60.000 euros d’argent public pour une campagne de publicité de la région Pays de la Loire réclamant l’expulsion des écologistes installés à Notre-Dame-des-Landes.
 
La séquence de ces dernières semaines a par ailleurs illustré la restriction systématique de la démocratie – même dans sa forme représentative – au sein de la République de l’Ordre. Dans son discours de passation, Bruno Retailleau s’est ainsi appuyé sur le nouvel argument favori des chefs minoritaires : « Il y a eu des élections législatives et nous sommes en démocratie. » Or, c’est oublier que l’actuel gouvernement s’appuie sur une poignée d’élites dont les diverses parties tentent de théoriser le « nécessaire » piétinement du suffrage universel. On justifie de la sorte que le bloc en tête des élections ne soit pas appelé à former un gouvernement et que le Premier ministre soit choisi au sein de la force politique, qui sort seulement quatrième du scrutin.

Le nouveau ministre de l’Intérieur, s’octroyant l’incarnation de « la volonté des Français », assure de protéger la population aux moyens policiers de l’État, à condition que celle-ci reste passive et indifférente à l’exercice de sa souveraineté.

Deux orientations droitières trouvent même s’exprimer au sommet de l’État pour normaliser l’usurpation des élections. La première s’inscrit dans la tradition technocratique classique, invoquant la nécessité d’un « gouvernement technique » pour assurer la gestion des affaires courantes, mais surtout pour rassurer les institutions internationales et européennes ; tandis que la seconde orientation, portée par Bruno Retailleau, se caractérise par une pratique sécuritaire du pouvoir, légitimée par un prétendu plébiscite en faveur du retour à l’Ordre. Le nouveau ministre de l’Intérieur, s’octroyant l’incarnation de « la volonté des Français », assure de protéger la population aux moyens policiers de l’État, à condition que celle-ci reste passive et indifférente à l’exercice de sa souveraineté. Ces deux orientations, bien que divergentes en apparence, convergent pourtant sur un point essentiel : le maintien du statu quo en matière de politique économique.

Un positionnement libéral et antisocial

Bien que certaines positions de Bruno Retailleau – son opposition en 2005 à la privatisation des autoroutes, ou encore son ralliement dans le camp du « non » lors du vote du traité de Maastricht – pourraient laisser croire qu’il défend une forme de souverainisme social, ses multiples faits d’armes démontrent le contraire. En 2023, lors de la réforme des retraites, alors que la France connaît l’un de ses plus grands mouvements de revendication sociale depuis la sortie de la guerre, il soutient l’action macroniste et plaide même pour une réforme encore plus dure, critiquant à l’époque ses alliés d’aujourd’hui qui n’allaient pas assez loin. De même en 2018, lorsqu’il s’oppose frontalement au mouvement des « Gilets jaunes » et se montre inflexible à l’égard des manifestations populaires, considérant comme illégitimes les revendications des ronds-points.

La droite réactionnaire et libérale poursuit par là son offensive contre l’un des acquis du socialisme républicain : l’État social. Depuis plusieurs années, les votes de Bruno Retailleau à la chambre haute se sont généralement orientés sur des coupes drastiques de la dépense publique et de baisse du nombre de fonctionnaires : après avoir fortement soutenu l’objectif de suppression de 500.000 postes durant la campagne de François Fillon en 2017, l’ex-chef de file des conservateurs au Sénat a fait inscrire un objectif de 120.000 postes en moins d’ici à 2027 dans la loi de programmation des finances publiques. Quant aux questions posées par le budget 2025, sur lequel pèse l’ouverture d’une procédure par la Commission européenne pour déficit public excessif contre sept pays dont la France, nul doute que le nouveau ministre de l’Intérieur n’hésitera pas à conjuguer l’autorité à l’austérité – au nom d’un nouvel « effort national ».

Quant aux questions posées par le budget 2025, nul doute que le nouveau ministre de l’Intérieur n’hésitera pas à conjuguer l’autorité à l’austérité – au nom d’un nouvel « effort national ».

Aurons nous encore de la lumière en hiver ? s’interroge même le nouveau ministre de l’Intérieur dans le livre qu’il a fait paraître en 2021, à la recherche d’une « écologie du réel ». On ne trouvera pourtant aucune solution d’usage à protéger les chaînes d’approvisionnement énergétiques, ni de mesures concrètes capables de financer la transition écologique, mais l’éloge des prétendues « lois » immuables de la nature, redoublé d’une critique d’une prétendue déliquescence morale et spirituelle. Un positionnement qui n’est pas sans rappeler les écrits du théoricien de l’écologie d’extrême droite, Alain de Benoist et qui légitime, à l’appui d’un nouveau substrat idéologique, la thèse du désordre social. On voit donc rapidement réapparaître le fondement même de la pensée réactionnaire : la volonté de restaurer une organisation sociale désormais révolue, à rebours des aspirations progressistes de la société présente.

L’autre séparatisme à Beauvau

Autre facette du nouveau locataire de la place Beauvau : la revendication d’un catholicisme conservateur qui n’accepte pas la relégation de sa croyance dans la sphère privée. Sur les questions de laïcité, Bruno Retailleau tient par conséquent des positions à géométrie variable. S’il a été très actif en 2021 lors du passage au parlement de la loi dite « Contre le séparatisme » qui visait à encadrer strictement les associations recevant des subventions publiques et à contrôler l’activité des lieux de cultes2, c’est moins pour défendre « les valeurs de la République », fondamentalement anticléricales, que pour protéger « les racines chrétiennes de la France », conformément à l’idéologie d’extrême-droite.

Preuve en est : celui qui ne cesse d’appeler à un durcissement des sanctions contre le séparatisme s’était lui-même opposé, en 2014, au tribunal administratif de Nantes, lorsque ce dernier avait interdit l’installation d’une crèche dans le hall du Conseil départemental de la Vendée au nom du principe de la loi de 1905. Après une victoire en cour d’appel, Bruno Retailleau avait salué une « décision de bon sens » qui ne faisait pas du principe de « laïcité un principe d’absurdité ». C’est ce même bon sens qui légitime toutes ses positions en la matière : il s’oppose aux mesures visant à renforcer le contrôle de l’État sur les contenus éducatifs religieux, ou encore à l’interdiction des écoles privées religieuses hors contrat.
 
Lors des deux présidences locales de Bruno Retailleau, la part belle avait ainsi été donnée aux écoles catholiques. Par deux fois en 2016, la région Pays de la Loire a augmenté les aides aux établissements privés – ce qui avait suscité de nombreuses critiques au sein des oppositions2. Dans une enquête de Médiapart d’août 2024, on apprend également que la politique conduite par la majorité régionale, aujourd’hui aux mains de son ex-protégée Christelle Morançais, a versé entre 2016 et 2023, plus de 234 millions d’euros de subventions facultatives aux lycées privés. Celui qui a affirmé ces derniers jours qu’il défendait « les Français les plus modestes » au titre « qu’ils n’ont pas assez d’argent pour mettre leurs enfants dans les bonnes écoles » était jusqu’ici l’un des principaux lobbyistes de l’enseignement catholique au sein du Parlement.

La macronie a participé à faire rentrer au gouvernement un fidèle des derniers prêtres réfractaires, à l’opposé de l’idée hugolienne d’une Église chez elle et d’un État chez lui.

En somme, la macronie a participé à faire rentrer au gouvernement un fidèle des derniers prêtres réfractaires, à l’opposé de l’idée hugolienne d’une Église chez elle et d’un État chez lui. Pour ce nouveau cartel des droites, la laïcité n’est donc plus un principe républicain, au sens historique du terme, permettant de garantir l’expression pacifiée des différents cultes ; mais un principe au service d’une certaine conception traditionnelle de la société aux pratiques catholiques. Une usurpation de la loi de 1905 largement dénoncée par l’ancien Observatoire de la laïcité, dissout en juin 2021 par le gouvernement Castex.

Le peuple civilisationnel contre le peuple républicain

Dans les déclarations du ministre de l’Intérieur, les notions de « décivilisation » ou « d’ensauvagement de la société » sont enfin très présentes. En mobilisant ces dernières, il perpétue l’idée d’une dégradation morale et culturelle de la France, causée par l’arrivée massive de populations étrangères, idée pourtant démentie par les chiffres. Ses récents propos sur Sud Radio au sujet de l’époque de la colonisation, renvoyant à « des heures qui ont été belles » ou encore l’existence selon lui d’une « haine de cette civilisation, que certains veulent nourrir dans l’Occident » contribuent à normaliser cette ligne de clivage culturel et à renforcer l’imaginaire d’un peuple civilisationnel. Ainsi, la stratégie réactionnaire est double : elle construit un ennemi de l’intérieur et présente le pays comme une citadelle assiégée.

La stratégie réactionnaire est double : elle construit un ennemi de l’intérieur et présente le pays comme une citadelle assiégée.

Lors de sa prise de fonction, Bruno Retailleau a déclaré vouloir défendre une « politique de la majorité nationale » tout en sachant très bien que cette majorité ne pouvait se trouver dans l’enceinte de l’Assemblée nationale, qui n’a jamais été aussi émiettée. Il en appelle plutôt à un hypothétique pays profond, où sommeillerait une France du passé, imprégné d’une morale catholique traditionaliste. Cette grammaire rappelle l’idée de « pays réel » développée par Charles Mauras, l’homme de l’Action française, qui entendait défendre à travers ce vocable « l’immense masse française dépositaire des vertus de la race »3. À l’inverse, le « pays légal », celui des institutions et des représentants, était perçu comme un obstacle à l’expression du peuple. De quoi mieux comprendre les propos du nouveau ministre au sujet de l’État de droit qui, dans la droite lignée de cette tradition nationaliste, n’a jamais effectivement été considéré comme « sacré ».

Reste alors une question en suspens : quelle différence de fond existe-t-il désormais entre une « politique de la majorité nationale » présentée comme telle et la politique « de la préférence nationale » portée par le parti de Marine Le Pen ? De la réponse donnée à cette question dépend, en partie, le réarmement du camp authentiquement républicain, démocrate et social, face aux droites réactionnaires. Les forces de gauche ne peuvent plus se contenter d’étiqueter « extrême-droite » tout ce qui s’oppose à leur projet émancipateur.

Il importe de saisir la particularité du moment, de relire la restructuration actuelle des blocs au regard de la longue histoire sociale du pays, de reconnaître les différentes nuances de droite, d’identifier leurs références culturelles, leurs sources de financement et leurs réseaux militants, afin de mieux appréhender « le processus d’extrême-droitisation » qui a cours aujourd’hui. C’est ici ce que propose cet article en souhaitant réhabiliter l’idée d’un parti de l’ordre4, émergeant d’une nouvelle alliance de la bourgeoisie libérale (Macronie, Droite LR et FN/RN) contre le bloc progressiste et social, dans un contexte de profonde crise de régime.

Quant à l’homme de Beauvau qui s’octroie le mot de République à tout va et se rêve en nouveau Clémenceau, il ne finira pas mieux que le député royaliste de Vendée Baudry d’Asson : du bruit, du bruit, avant de retourner usé dans son fief pour regarder lentement une société nouvelle apparaître. L’affaire serait comique si elle n’avait pas déjà de graves conséquences quotidiennes sur la vie d’une partie de la population et qu’elle n’annonçait pas déjà le pire.

Notes :

(1) Dans de nombreux appels et tribunes des organisations de défense des droits s’étaient alors alarmées d’une remise en cause des libertés fondamentales au sujet de la pratique du culte et du droit d’association. Voir par exemple : Loi séparatisme : une grave atteinte aux libertés associatives, Libération, 21 janvier 2021.

(2) Documents de délibérations du conseil : délibérations en avril 2016 4 – Enseignement secondaire – 336 – Subventions d’investissement aux établissements privés sous contrat d’association (digitechcloud.fr), délibérations en octobre 2016 4 – Enseignement secondaire – 336 – Subventions d’investissement aux établissements privés sous contrat d’association (digitechcloud.fr)

(3) Courrier royal, 10 juillet 1935.

(4) Une dénomination qui fait directement référence au groupe des conservateurs rassemblant des figures qui mirent un terme à la Révolution de 1848 puis participèrent au massacre de la Commune de Paris en 1871.

Existe-t-il un style réactionnaire ? Entretien avec Vincent Berthelier

Vincent Berthelier © Clément Tissot pour LVSL

« En matière de littérature, dit-on, les conservateurs révolutionnent et les révolutionnaires conservent. Les amis du peuple parlent le français de Richelieu, les amis de l’ordre jargonnent comme des Apaches ». Voici le point de départ de l’essai Le Style réactionnaire de Vincent Berthelier, Maître de conférences en littérature française à l’université Paris Cité. Une idée communément admise lorsqu’il est fait mention des auteurs classés à l’extrême droite, qui se fonde notamment sur la lecture du Voyage au bout de la nuit. Ce dernier constituerait en réalité un « miroir déformant », car enseigné dans les lycées, à l’inverse de la plupart des auteurs réactionnaires. De Charles Maurras à Michel Houellebecq en passant par Renaud Camus, l’auteur revient sur un sujet aussi passionnant que brûlant et nous offre le panorama d’un siècle et demi de littérature. Entretien réalisé par Marion Beauvalet, retranscription de Dany Meyniel. Photographies de Clément Tissot.

LVSL – « Les conservateurs révolutionnent et les révolutionnaires conservent, les amis du peuple parlent le français de Richelieu et les amis de l’ordre jargonnent comme des Apaches » : d’où vient cette idée ?

Vincent Berthelier – Raymond Queneau (1903-1976) a formulé cette idée dans un texte qui remonte au années 1940. Ce n’est pas le premier, mais il le fait de manière plus nette que d’autres. C’est également à ce moment que cet imaginaire du style, perçu comme une propriété intrinsèque de la droite, se met en place. Queneau a d’abord été surréaliste avant de quitter cette mouvance.

Par la suite il a été trotskyste. Puis il a traversé une phase que l’on ne peut pas vraiment qualifier de réactionnaire, mais davantage d’anti-moderne. Il s’est rapproché du courant « personnaliste », attiré par le retour à la terre, aux « valeurs ». Dans le même temps, il se pose des questions sur la décadence de l’Occident, qu’induirait la technique ou le machinisme.

Queneau a donc eu un parcours politique atypique. D’un point de vue littéraire, il s’est beaucoup interrogé sur les questions de langue en général, et de style en particulier – notamment sur le purisme littéraire, la façon d’orthographier le français et le rapport entre la langue écrite et la orale. Quand il écrit ce texte, celui-ci vient après une série de réflexions sur la manière de faire passer l’oralité dans l’écrit. Il a constaté que la tentative qui a rencontré le plus de succès en la matière était celle de Louis-Ferdinand Céline (1894-1961).

Louis-Ferdinand Céline lors de l’attribution du prix Renaudot à son roman Voyage au bout de la nuit en 1932.

Lorsque Queneau écrit, Céline est perçu comme fini, d’un point de vue littéraire. Pour autant, ses deux ouvrages Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, ainsi que ses pamphlets, ont été des succès de librairie.

Queneau produit ce de paradoxe en ayant d’abord en tête la figure de Céline, à partir de laquelle il effectue une généralisation. Il identifie des contre-exemples : Charles Maurras (1868-1952) ou Abel Hermant (1862-1950). Ce dernier est tout à fait oublié aujourd’hui. Il a une œuvre de romancier, mais s’est surtout fait connaître comme journaliste et chroniqueur puriste. Ils ont collaboré avec des modalités différentes. Maurras était vichyste jusqu’au bout des ongles, Hermant beaucoup plus pro-allemand. lls représentent l’extrême droite réactionnaire et un style académique classique.

Ce sont des contre-exemples pour Queneau, qu’il ne mentionne que pour les mettre de côté. Il a en tête un autre exemple – qui lui sert de confirmation – qui est un livre oublié aujourd’hui : Les propos de Coco-Bel-Œil. C’est une petite histoire autour de Coco, un ouvrier communiste engagé. Avec ses camarades, il défend une ligne orthodoxe-ouvriériste et, dans l’histoire, tous les cadres du Parti sont corrompus, embourgeoisés. Tout ceci est raconté par Coco dans un style de titi-parisien oralisé, argotique, parfois très proche de celui de Céline.

Queneau y voyait une confirmation du paradoxe selon lequel les réactionnaires sont stylistiquement les plus audacieux. J’ignore à quel point Queneau savait que celui qui a produit ce texte est une personne dont le nom d’état civil est Well Allot (1919-2012). Il a écrit sous différents pseudonymes dont Julien Guernec ou François Brigneau. C’est un cadre, un des fondateurs du Front National, un ancien milicien qui n’a jamais quitté l’extrême droite dans sa frange la plus dure.

Si Brigneau écrit dans un style argotique, ce n’est pas juste parce qu’il y aurait une affinité entre le style populaire, argotique, oralisé et l’extrême droite. C’est que lui-même admire Céline. Pour autant, ce dernier a créé une vogue qu’il convient de nuancer. En effet, il ne s’agit pas du premier réactionnaire qui écrit dans une langue orale. Avant lui, on trouve Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947) en Suisse. C’est un style extrêmement différent de celui de Céline, qui est oralisé, non pas dans une veine d’inspiration urbaine, mais dans une veine d’inspiration rurale localisée en Suisse. Ramuz est très marginal dans le champ français : l’importance de ce cas de figure doit être nuancée. Si Guernec écrit ainsi, c’est en référence à Céline.

Des personnes de gauche s’intéressent, sont intriguées, voire fascinées par cette littérature d’extrême droite. On pourrait l’expliquer par le rapport plus général de la littérature avec le mal, la transgression, la recherche des limites.

Ainsi, nombre d’auteurs des années cinquante avec un passé de collaborateur se réfèrent à Céline et écrivent dans ce style transgressif. Je n’en parle pas beaucoup parce que ce sont des auteurs de livres plutôt populaires – par exemple Michel Audiard qui est romancier et qui écrit des polars, Frédéric Dard est aussi un grand admirateur de Céline, Albert Simenon qui a lancé la vogue du polar argotique.

De nombreux auteurs qui sont des admirateurs de Céline – y compris du Céline antisémite des pamphlets – se trouvent être par ailleurs des auteurs qui pour des raisons parfois alimentaires se mettent à écrire des romans populaires en exploitant cette veine argotique-orale. Cela explique le biais, pour Queneau lecteur de ce genre de littérature de séries noires : il a eu l’impression qu’il y avait cette affinité paradoxale entre le style transgressif et l’extrême droite.

LVSL – Votre essai a donné lieu à un nombre conséquent d’articles, de critiques, de recensions. Comment expliquez-vous un tel intérêt de la part des lecteurs, journalistes alors qu’à l’exception d’auteurs comme Houellebecq et Céline, beaucoup d’auteurs évoqués dans votre texte sont peu ou ne sont plus lus aujourd’hui ?

V.B. – Avant même de commencer ce livre, je me doutais que le sujet de l’extrême droite intéresserait davantage que la plupart des sujets de recherche en littérature. Le contexte politique est évident. De plus, l’essai est paru juste après la sortie des inédits de Céline, dans une année très littéraire, à laquelle on peut ajouter le Nobel d’Annie Ernaux, que certains ont considéré volé à Michel Houellebecq. Tout cela a contribué à faire parler du Style réactionnaire. Ensuite le choix du sous-titre qui met en avant Houellebecq et Céline en quatrième de couverture. Ce sont des choix de communication tout à fait pertinents. Mon éditeur a eu raison de m’inciter à mettre Houellebecq en couverture. Quand je fais des entretiens, on me pose d’abord des questions là-dessus.

Annie Ernaux en 2011.

J’ai fait des études littéraires et j’ai lu du Céline : j’ai aimé lire Voyage au bout de la nuit, ainsi que Mort à crédit. J’ai donc exploré le reste de la littérature réactionnaire. Je ne suis pas le seul ! Des gens de gauche sont nombreux à être intrigués, voire fascinés par cette littérature d’extrême droite. C’est quelque chose qui pourrait s’expliquer par le rapport plus général de la littérature avec le mal, la transgression, la recherche des limites. Pour les lecteurs qui placent leur limite morale à l’extrême droite, c’est assez logique de s’intéresser, d’un point de vue littéraire, à cette frange.

LVSL – L’ouvrage s’inscrit entre deux bornes chronologiques : d’une part Charles Maurras, que vous mentionnez comme figure tutélaire de ce courant réactionnaire, et d’autre part Michel Houellebecq. Pourquoi ces choix – et quid des différents mouvements qui composent une période longue d’un peu plus d’un siècle ?

V.B. – Pour la chronologie, il y a une part d’arbitraire puisque l’histoire de l’extrême droite – si on part de la partition des courants politiques – remonte à la Révolution française pour la partition droite-gauche. L’emploi politique du mot réaction provient de cette même période. Pour la littérature d’extrême droite ou la littérature réactionnaire, on aurait pu remonter à Joseph de Maistre (1753-1821), à Louis de Bonald (1740-1854), à des auteurs du 19ᵉ évidemment ce qui aurait constitué un corpus immense. Se pose par exemple la question de Charles Baudelaire, Gustave Flaubert, les frères Edmond (1822-1896) et Jules (1830-1870) de Goncourt, Maxime Du Camp (1822-1894), des figures comme Jules Barbey d’Aurevilly (1808-1889), Léon Bloy (1846-1917). Cela donne une liste tout à fait colossale et pour une conjoncture politique très différente de celle qui nous intéresse aujourd’hui.

Je mentionne tout cela très brièvement dans l’introduction du livre, mais je voulais rapidement le mettre de côté. Ce qui m’intéressait, c’était de partir d’un moment qui soit pertinent pour comprendre la situation politique et le fonctionnement de l’extrême droite aujourd’hui. Dans cette perspective, je pense qu’il est plus pertinent de partir du lendemain de la Première guerre mondiale (même si on parle de Maurras, on part d’un peu avant – j’évoque ses textes qui ont été élaborés vers les années 1890). Selon moi, Maurras constitue à la fois un théoricien politique et un théoricien esthétique. Il a essayé de donner une forme assez systématique à sa pensée. Il connaît des échos, des reprises jusqu’à aujourd’hui.

On a par exemple vu il n’y a pas très longtemps sur des campus universitaires ou ailleurs, des associations royalistes d’extrême droite qui collaient des autocollants lisez Maurras. Ce sont des phénomènes qui semblent anachroniques, mais une certaine actualité persiste autour de l’auteur – que l’on pense au débat autour de sa commémoration il y a quelques années.

Je voulais entre autres questionner le rapport entre la réaction et le fascisme au sens large. C’est un des gros morceaux du problème du point de vue politique. En ce qui concerne la société française, je me suis rendu compte qu’on ne pouvait pas comprendre les mouvements auto-proclamés fascistes français qui se réclament du fascisme sans en revenir à Maurras – qui est la base idéologique de ces courants. Quand on regarde l’hebdomadaire Je suis partout même en plein cœur de la guerre et de l’Occupation, (alors qu’ils ont rompu avec Maurras qu’ils trouvaient trop « mou »), dès qu’ils commencent à parler de politique de manière plus générale, de la forme idéale qu’ils donneraient aux institutions, le modèle de société qui, selon eux, devrait être le modèle fasciste, ils font du Maurras.

Maurras se réclame du siècle classique, de la littérature du 17ᵉ et qui aspire à fonder une littérature néo-classique. Évidemment il n’arrive pas à le faire parce que quand on est au début du 20ᵉ, on ne peut pas écrire des vers comme Racine, ça n’a plus de sens. Plus personne ne le fait et d’une certaine manière plus personne ne sait le faire.

Il y a donc un continuum idéologique qui peut être étonnant quand on a l’impression que la rupture domine, discontinuité entre ces deux courants de la droite. Dans les études historiques sur la droite, c’est ainsi qu’était présentée l’école de René Rémond. D’un côté, il y avait la droite française bonapartiste, légitimiste et orléaniste, de l’autre le fascisme qui était quelque chose de tout à fait étranger. Lorsqu’on essaie de reconstituer l’histoire des idées, cette idée n’est pas confirmée. Le fascisme à la française semble à la fois pouvoir légitimement être considéré comme une forme de fascisme. Il se situe dans une continuité avec la pensée réactionnaire élaborée au début du siècle.

Voilà pour les bornes. Ensuite pour le processus, le parcours historique que j’ai suivi, je l’ai suivi à la fois en fonction des grands événements : les lendemains de la Première guerre mondiale, l’entre-deux guerre puis le moment de l’occupation et de la Libération et puis la séquence qui s’ouvre fin des années 70, c’est-à-dire la fin de l’hégémonie intellectuelle de la gauche en France et le retour d’abord politique puis culturel de l’extrême droite.

Ce parcours chronologique est à la fois politique, historique et littéraire. J’ai analysé trois phases. La première est celle de l’entre-deux guerres. Elle correspond à un magistère intellectuel de l’Action française, donc de la pensée maurrassienne qui dominait du point de vue esthétique et stylistique par le classicisme. Ce dernier recouvre des choses extrêmement différentes, notamment dans sa traduction littéraire. Maurras se réclame du siècle classique, de la littérature du 17ᵉ et qui aspire à fonder une littérature néo-classique. Évidemment il n’arrive pas à le faire parce que quand on est au début du 20ᵉ, on ne peut pas écrire des vers comme Racine, ça n’a plus de sens. Plus personne ne le fait et d’une certaine manière plus personne ne sait le faire.

Le style réactionnaire © Clément Tissot pour LVSL

Dans sa poésie, Maurras ne respecte pas les règles de versification. Elle possède un aspect archaïsant qui est finalement étrange, alors que les auteurs du 17ᵉ siècle ne sont pas des auteurs archaïsants -ils se veulent classiques, ont un idéal d’ordre, d’harmonie, de clarté, mais demeurent des fondateurs et ne se réfèrent pas à une norme passée. Après Maurras, on a l’exemple de Léon Daudet (1867-1942) dont un des grands modèles littéraires est François Rabelais donc qui aime beaucoup écrire dans une veine truculente, ordurière, plutôt en phase avec toutes les littératures pamphlétaires produites au cours du 19ᵉ siècle.

Daudet est moins classique que Maurras dans ses goûts. Le soutien de Daudet à Voyage au bout de la nuit pour le Goncourt a beaucoup été commenté. Il baignait dans le milieu littéraire, était amateur de Proust. On a beaucoup commenté certes, mais également beaucoup exagéré aussi. Au point qu’on trouve le même paradoxe selon lequel le journal l’Action française aurait eu, tout en étant sur une ligne très réactionnaire et conservatrice, des pages de critiques littéraires beaucoup plus avancées. Ce n’est pas vrai.

Des études sur l’Action française établissent que les goûts aussi bien de Maurras que d’autres chroniqueurs qui se sont succédé – dont Robert Brasillach – sont très classiques. Ils n’apprécient pas ce qui se fait de moderne.

Daudet a soutenu Voyage au bout de la nuit. Pour autant, quand il a lu Mort à crédit, il a moins été à l’aise, comme la plupart des journalistes et critiques littéraires de l’époque. Certains ont continué à soutenir Céline, mais son succès a davantage été populaire. En revanche, pour des journalistes qui étaient des lecteurs bourgeois avec une formation beaucoup plus classique, le livre leur a quelque peu échappé. On a donc là la première phase qui est marquée plutôt par un imaginaire esthétique classique et par rapport au style plutôt hostile à la gratuité stylistique, à l’Art pour l’Art, à l’expérimentation pour elle-même.

Cela est très net dans les discours de Maurras. Cela se voit d’un point de vue littéraire, à travers ce que font ceux qui gravitent autour de l’Action française. J’ai analysé dans ce sens la figure de Georges Bernanos. Il a une manière d’écrire très personnelle. Il se méfie du beau style, de l’esthétique gratuite pour des raisons politiques et aussi pour des raisons religieuses. Pour lui, la littérature d’esthète est une littérature sans transcendance, sans dieu, décadente. Il n’aime pas trop André Gide (1869-1951) ou Marcel Proust (1871-1922).

D’une autre manière, c’est quelque chose qui se voit à travers un auteur qu’on ne lit plus beaucoup : Marcel Jouhandeau. Il a toujours s’agit d’un auteur confidentiel, même s’il est assez intéressant. C’est un auteur de la NRF perçu comme un styliste assez distingué, raffiné et qui n’était pas vu au départ comme un écrivain politique, même s’il venait d’un milieu conservateur et catholique. Au moment du Front populaire il s’est radicalisé, comme beaucoup à droite qui ont été surpris par sa victoire électorale. Que l’on puisse instituer un ministère des Loisirs leur semblait scandaleux.

Ce que j’ai retracé dans le livre, c’est la généalogie de ce paradoxe, selon lequel on trouve une affinité entre le style transgressif et l’extrême droite, plus généralement encore entre le style et l’extrême droite ou entre le style et la droite.

Jouhandeau, qui était jusque-là un pur esthète, est interpellé par la situation du pays : il se met à écrire des textes politiques et pamphlétaires, abandonnant ce style si raffiné qui faisait sa signature. Il se met à écrire dans le style polémique, journalistique qui est celui de son époque. Les caractéristiques rhétoriques de ce style ont été étudiées par des chercheurs comme Marc Angenot : il consistait en un mode de paroles à la fois très personnel et en même temps fondé sur la généralisation d’impressions qui permettent de donner des effets de sincérité : « Je dis ce que j’ai vu – Je dis ce que je pense – Je n’ai pas peur de parler ».

Ce genre de tactiques se retrouve dans la prose des pamphlets de Jouhandeau à cette époque-là. Voilà deux exemples différents, mais qui corroborent cette tendance à la méfiance de l’extrême droite à l’égard du style. À la suite de l’Occupation, on trouve une génération de plus jeunes réactionnaires qui émerge et possède déjà un rapport moins académique à la littérature. C’est le cas avec Lucien Rebatet (1903-1972), un amateur de la littérature d’avant-garde, qui s’intéresse au surréalisme, au dodécaphonisme en musique et avant cela à Debussy et Wagner. Il est en ce sens plus ouvert dans ses goûts artistiques que la vieille garde maurrassienne.

On note déjà une légère inflexion. L’autre changement est que du point de vue des écrivains fascistes, on trouve une forme d’attrait ambigu pour l’avant-garde qui les distingue de la génération précédente. C’est le cas pour Rebatet, c’est le cas en partie aussi pour Drieu. Néanmoins, dans leur production littéraire, ils ont tout de même une sorte de surmoi classique qui persiste. Par conséquent, quand Drieu se met à écrire des romans, il le fait dans le cadre assez éprouvé du roman français à la Balzac. Quand Rebatet publie Les Deux Étendards, alors que son modèle littéraire est Joyce, il écrit : « je n’ai pas réussi à faire un roman à la Joyce, j’ai fait autre chose ».

Même chez des écrivains fascistes, les velléités avant-gardistes sont assez vite laissées de côté. À la Libération, le champ littéraire est perturbé. Par la mort de certains auteurs tout d’abord, l’emprisonnement d’autres, l’exécution de Brasillach, des départs en exil – dont Céline. L’arrivée d’un petit groupe d’écrivains qu’on appelle les Hussards est déterminante pour la droite littéraire, et notamment du plus stratège d’entre eux, Roger Nimier. Avec d’autres, il est décidé à remettre sur le devant de la scène ces figures littéraires marginalisées du fait de leurs activités politiques et de leur engagement sous l’Occupation. Ce que j’ai retracé dans le livre, c’est la généalogie de ce paradoxe, selon lequel on trouve une affinité entre le style transgressif et l’extrême droite, plus généralement encore entre le style et l’extrême droite ou entre le style et la droite.

En réalité cette idée, cet imaginaire stylistique se dessine complètement à partir de la Libération. Il est élaboré par Céline, chose qu’on connaît bien du fait de toutes les interviews que ce dernier a donnés après-guerre, dans les années cinquante au moment de la sortie d’un Château l’autre, c’est un discours qu’il a élaboré après-guerre également dans le petit livre Entretiens avec le professeur Y, mais ce n’est pas le discours qu’il tenait, dans l’entre-deux guerres, sur son style. Au moment de la sortie de Voyage au bout de la nuit Céline parlait très peu volontiers de sa manière d’écrire normalement, il évacuait la question en répondant : « j’écris comme je parle ».

Vincent Berthelier © Clément Tissot pour LVSL

Le fait de mettre en lumière la question stylistique est un élément nouveau, propre à ce contexte de la Libération. Cela est vrai chez Céline et se vérifie aussi chez d’autres auteurs comme Jacques Chardonne (1884-1968) qui est un auteur complètement oublié aujourd’hui mais qui développe cette idée de la primauté du style et que les idées finalement sont secondaires. Tout cet imaginaire se noue dans les années 1950, à la faveur aussi du fait que la grande figure (pas la seule) de la gauche intellectuelle à l’époque est Jean-Paul Sartre. Il se trouve que Sartre et son entourage n’aiment pas trop le beau style, ils ont une sorte d’hostilité a-priori à l’égard du bien écrire – ce qui ne veut pas dire que Sartre écrivait mal – de fait Sartre a une conception du style qui est très classique et neutre, c’est-à-dire le style ne doit pas trop se voir.

Même si ce serait vrai pour les textes à idées de Sartre, la réalité demeure complexe. On trouve des textes dans lesquels Sartre s’essaye à un style plus transgressif, tente de prendre la marque d’un certain parler populaire, des textes plus tardifs comme Critique de la Raison dialectique, où il essaye de modifier son style pour le rendre adéquat à l’expression d’une pensée dialectique – ce qui donne un résultat qui n’est pas du tout conforme aux normes stylistiques scolaires. Chez les auteurs de gauche la question du style est extrêmement compliquée et pas aussi univoque que les auteurs de droite de l’époque ont voulu le faire croire.

Ainsi cette hostilité de Sartre et son entourage à l’égard du style a favorisé aussi ce type de discours qui a continué à circuler jusqu’à aujourd’hui. Quand on lit la presse littéraire de droite, on trouve ce poncif qui demeure très répandu – jusque dans l’université. C’est un imaginaire jamais trop questionné, du fait que de tous ces auteurs réactionnaires, le seul qui soit vraiment resté est Céline.

Si l’on a un biais de focale et que l’on pense simplement à Céline et à Drieu comme auteurs réactionnaires, on peut très vite en demeurer prisonnier

Parmi les auteurs importants, il y aurait Drieu la Rochelle, avec un roman comme Gilles, qui est un excellent roman par ailleurs. On ne sait pas spontanément dans quelle case le mettre stylistiquement. Ce n’est pas un roman académique, ce n’est pas le style de Proust, ni celui de Gide, ce n’est pas le style ampoulé et contourné : c’est un roman classique dans sa construction narrative et dont le style, quand on le lit spontanément, est assez mordant.

On trouve une ironie chez Drieu, elle n’est pas caractéristique d’un courant politique. Paul Nizan est plus acide que Drieu : ce dernier ne ressort pas spécialement. Si l’on a un biais de focale et que l’on pense simplement à Céline et à Drieu comme auteurs réactionnaires, on peut très vite en demeurer prisonnier. Voilà pour la deuxième séquence et les conséquences qu’elle a jusqu’à aujourd’hui.

La troisième séquence se clôt sur Houellebecq. Pour autant, ce dernier n’est pas une caractéristique de ce phénomène. On trouve toujours des écrivains de droite qui sont actifs dans les années 1960, 1970, mais il n’y a plus, comme avant, une « grande figure ». Les Hussards sont encore vivants, continuent à écrire, mais ce sont des auteurs mineurs qui se font connaître par d’autres biais que la littérature. Roger Nimier meurt en 1962 ; quant à Chardonne, son oeuvre est derrière lui dans les années soixante.

Paul Morand rentre bien à l’Académie, et il connaît un dernier succès avec son livre Venise, mais c’est une figure de la première moitié du siècle, pas de la seconde. Quelqu’un comme Jacques Laurent est un écrivain mineur qui obtient des succès populaires comme romancier historique, mais demeure « grand public ». Antoine Blondin, qui a acquis sa renommée en tant que journaliste – c’est le cas de tous les Hussards qui sont écrivains et journalistes littéraires -, se fait adapter au cinéma mais il le confesse lui-même : « Je suis resté mince, mon œuvre aussi ».

On pourrait en citer d’autres, par exemple le romancier Jean Raspail, qui demeure très marginal dans le champ littéraire. Michel Henry, qui se met à écrire des romans après 68 – dont l’un obtient le prix Renaudot -, mais qui demeure un philosophe. Ces écrivains ne se retrouvent nullement dans un milieu, comme l’étaient les réactionnaires dans l’entre-deux guerres, qui se connaissaient, se lisaient, se fréquentaient. Cette constellation se retrouve éclatée.

La nouvelle génération littéraire, qui prend une certaine importance à partir des années 1980, vient d’horizons très différents. Que l’on pense à une figure comme Emil Cioran (1911-1995) : ce dernier commence son œuvre dans les années cinquante, demeure très marginal dans le champ littéraire et se re-politise de façon plus explicite en France à partir des années 1970. Renaud Camus que l’on connaît aujourd’hui pour ses propos sur le « grand remplacement », commence dans l’avant-garde. C’est un proche de Roland Barthes, qui contribue à le lancer.

Richard Millet a une formation assez atypique pour un auteur de droite, il a fait des études de lettres à Vincennes et a donc été formé par des professeurs de gauche et une tradition littéraire marquée par des figures comme Georges Bataille (1897-1962), Pierre Klossowski (1905-2001), Marguerite Duras (1914-1996) et une grande partie du Nouveau Roman.

Que l’on parle de Renaud Camus ou de Millet, il s’agit d’individus qui se positionnent et viennent après toutes les avant-gardes littéraires des années 1950 – lesquelles étaient nettement plus marquées à gauche. Les représentants du Nouveau Roman étaient plutôt favorables à l’indépendance algérienne. Ils n’avaient rien à voir avec le petit milieu d’extrême droite qui continuait à vivoter dans les années 1950 et 1960. Réciproquement, toutes les figures de l’extrême droite littéraire qui avaient survécu après la Libération étaient très hostiles à tout ce qui se faisait à l’avant-garde.

Cette nouvelle génération d’auteurs (qui intègre Houellebecq), se positionne par rapport à l’héritage littéraire de ces années 1950 et à l’héritage avant-gardiste. Elle se positionne par rapport au Nouveau Roman, mais pas par rapport à ce qu’ont fait Jacques Chardonne, Paul Morand. Houellebecq tenait de tels propos dans une interview il y a quelques années, disant que tous ces auteurs, à part Céline, étaient des seconds couteaux sans intérêt. Il mettait même à la poubelle des auteurs intéressants, d’un point de vue littéraire, comme Drieu.

Cette dernière séquence est marquée par son éclatement et la prise de position par rapport à des avant-gardes littéraires, qui avaient un rapport pratique très expérimental du style. J’ai essayé de voir de quelle manière ces auteurs réinvestissent leur propre rapport au style et leur propre pratique stylistique de sorte à la conformer avec leur positionnement politique qui est réactionnaire ou le devient.

Ce qui est intéressant, c’est de voir comment cette recombinaison se fait des années 1980 à aujourd’hui. Ce dont je ne parle pas tellement dans le livre qui est de plus en plus visible aujourd’hui, c’est la façon dont la droite littéraire se reconfigure. Je parle de la façon dont une droite intellectuelle, au sens large, s’est reconfigurée avec à nouveau des liens assez forts qui se sont tissés entre des figures du journalisme et des essayistes polémistes : on peut tracer des liens entre Éric Zemmour, Alain Finkielkraut, Élisabeth Lévy.

Ces liens se sont resserrés. Ils incluent maintenant des écrivains. Ce n’était pas forcément le cas de façon nette il y a quelques années. Un certain nombre d’éléments ont marqué les jalons de ce processus. Ainsi l’affaire où Richard Millet a fait un scandale – qui a été lancé par Annie Ernaux et Jean-Marie Gustave Le Clézio -, et qui a été soutenu en retour par un Finkielkraut. Il faut mentionner la popularisation de la notion de « grand remplacement » que Houellebecq reprend désormais à son compte. Il affirmait, dans sa récente interview avec Michel Onfray, que Renaud Camus lui semblait un bon écrivain. Ces figures littéraires, qui étaient isolées, sont dorénavant liées les unes aux autres. Une configuration nouvelle émerge.

On retrouve le style de Guy Debord – à la fois révolutionnaire, hautain et sentencieux, volontiers imagé, qui d’un point de vue rhétorique refuse d’argumenter, partant du principe que la situation politique est évidente et qu’il faut choisir son camp -, grand lecteur des moralistes classiques, dans une partie de l’extrême gauche libertaire

Il me semble que ce lien n’advient pas n’importe quand. L’activité d’écrivain de Renaud Camus est derrière lui. On peut dire à peu près la même chose pour Richard Millet qui produit essentiellement des pamphlets et dont les livres littéraires, ceux qui intéressent encore quelques universitaires, sont ceux qu’il a produits dans les années 1990, 2000 et pas les suivants. Ainsi aujourd’hui, il a surtout une activité de polémiste. Houellebecq est écrivain, mais a aujourd’hui une fonction d’idéologue. Les questions du style et de l’esthétique sont secondaires dans les prises de paroles qu’ils peuvent faire aujourd’hui dans les médias.

Vincent Berthelier © Clément Tissot pour LVSL

LVSL – Revenons à Céline. Lorsque vous écrivez qu’il s’agit d’un miroir déformant concernant la littérature réactionnaire – puisqu’on l’étudie à l’école au-delà du fait qu’il ait été réhabilité -, vous ajoutez que son style est reconnu comme unique par une série d’acteurs. Comment peut-on expliquer cette position si singulière ?

V.B. – Il y a deux raisons à cela. La première est que si l’on replace Céline dans l’histoire de la première moitié du 20ᵉ siècle, son entreprise ne sort pas de nulle part – et lui-même se reconnaît des prédécesseurs. Il cite les ouvrages de Paul Morand (1888-1976), Henri Barbusse (1873-1935), Charles-Ferdinand Ramuz, il se réfère à Émile Zola. Céline ne prétend pas venir seul, mais cela n’empêche pas le succès considérable et immédiat du Voyage au bout de la nuit.

Le dossier de réception de Voyage est conséquent. Il comprend de très grands noms, qui ont apprécié l’inventivité du style : Céline ne s’est pas contenté d’imiter les caractéristiques de la langue orale, mais a inventé un nombre considérable de néologismes, de variations sur de l’argot existant. Il n’a pas simplement repris l’argot qui existait, comme le faisaient les chansonniers de l’époque. Chez Céline, on trouve une créativité pour faire « plus oral » à l’écrit que l’oral lui-même.

Il marque donc une étape très importante dans cette entreprise d’oralisation de la prose française. Rétrospectivement, les autres auteurs ont été relativement effacés : la singularité de Céline n’est est que davantage ressortie.

Il y a une deuxième raison : à partir des années 1950, une campagne de réhabilitation s’est mise en place. Ce serait exagéré de dire qu’elle a été uniquement le fait de Roger Nimier. Avant cela, une pétition de soutien à Céline avait notamment été lancée par Maurice Lemaître. À cette époque, ce dernier appartenait au courant lettriste (un courant d’avant-garde de tendance libertaire).

Malgré tout il y a eu une entreprise délibérée, une tactique, menée entre autre par Roger Nimier et son entourage pour remettre Céline sur le devant de la scène. Celle-ci a été soutenue par des personnalités lesquels on peut compter des figures comme Michel Audiard. S’est également développé autour de Céline toute une mythologie. Ses lecteurs et soutiens ont contribué à créer cette figure d’intouchable, au point que cela est devenu compliqué de parler de l’antisémitisme de Céline, de ses activités de collaborateur. Toute cette dimension a été minimisée.

On a vu récemment ce que cela pouvait donner comme difficultés : pour les récents manuscrits qui ont été retrouvés, à peine étaient-ils sortis que les ayants-droits, qui sont en même temps les animateurs de ce fan-club célinien, ont tout de suite mis la main dessus et ont repris le monopole autour de la gestion du patrimoine célinien puisqu’il y avait une question de patrimoine et de plus une question d’accès à la veuve puisque c’était l’ancienne avocate de Céline qui décidait qui avait le droit d’aller rendre visite à Lucette. Ainsi, on trouve toute cette configuration autour de Céline qui a conduit à en faire une figure sacrée.

LVSL – Depuis le début de l’entretien et c’est également ce que vous expliquez dans l’introduction du livre : on fait face à un corpus qui est intégralement masculin. En mettant de côté les auteurs passés à la postérité ou canoniques, des autrices peuvent-elles porter cette étiquette réactionnaire ?

Gyp (Atelier Nadar)

V.B. – C’est un espace très masculin en effet. On trouve une romancière à succès qui répond au nom de Gyp, et qui écrivait des romans-feuilletons. Une autre romancière, T. Trilby, pseudonyme de Thérèse de Marnyhac (1875-1962) qui produisait plutôt des romans pour la jeunesse. Ces deux figures montrent que les femmes de ce microcosme ont tendance à occuper les positions symboliquement marginales. Symboliquement parce que c’étaient des autrices qui avaient éventuellement beaucoup plus de succès commercial, mais qui produisaient une littérature symboliquement moins valorisée.

Dans la rédaction d‘Action française, il y avait également une journaliste, Marthe Allard, qui écrivait sous le pseudonyme de Pampille. C’est un univers assez largement misogyne – sans oublier que le champ littéraire de l’époque en général est très misogyne lui-aussi. Ensuite, il y a des figures féminines qui peuvent évoluer autour de certains de ces auteurs, mais qui, elles-mêmes, ne sont pas forcément directement politisées. Robert Brasillach était un grand fan de Colette, il avait tout un tas de relations avec des figures du monde culturel de son époque qui n’étaient pas forcément réactionnaires même si lui-même ne cachait pas ses opinions et activités politiques. Il était ami notamment avec la compagnie Pitoëff, des comédiens plutôt à gauche, qui avaient accueilli assez favorablement le Front Populaire.

Il y a ces autrices, autour de Henry de Montherlant qui a entretenu des correspondances avec des femmes qui ont écrit des livres dont lui-même avait fait des comptes-rendus. Ces livres n’étaient pas spécialement politiques. Il entretenait des relations quelque peu perverses avec elles qui faisaient tout pour entretenir le lien, elles écrivaient des romans psychologiques ou des espèces de réflexions et maximes donc pas d’ouvrages spécialement politiques.

Enfin, une figure particulière mérite d’être mentionnée : Irène Némirovsky qu’on connaît aujourd’hui parce qu’elle a récemment reçu le prix Renaudot pour Suite française, roman qui a été re-découvert bien après sa mort. Morte en déportation, Némirovsky était une romancière à succès, assez reconnue dans les années trente. Elle publiait dans Gringoire, et on a souligné des éléments antisémites dans plusieurs de ses ouvrages alors qu’elle-même était juive…

LVSL – Est-ce qu’on pourrait faire une étude équivalente sur le rapport entre le style et les auteurs de gauche ?

V.B. – Sans partir du principe que l’on va aller à la recherche d’un « style de gauche », il serait néanmoins intéressant d’analyser la manière dont on a associé le style et la gauche. De nombreux autours de gauche ont un style reconnaissable. André Breton, réputé comme prosateur, a un style impeccablement classique, hérité entre autres de Bossuet, tout en tenant des propos politiquement transgressifs. On pourrait aussi considérer Paul Nizan, au style cynique, mordant, méchant.

Pour Louis Aragon, c’est encore plus net : tout le monde reconnaît sa grande aisance stylistique, sa capacité à passer d’une manière d’écrire à l’autre, à puiser dans la littérature la plus classique aussi bien que dans la phase surréaliste. Il faudrait évidemment parler du rapport des nouveaux romanciers à la politique, de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir.

Si l’on ne peut pas dire qu’il y a un style de gauche ou un style de droite, on trouve néanmoins des entreprises communes. C’est le cas pour le style célinien, c’est le cas autour des Hussards où se sont créées des communautés de pratique d’écriture. À gauche, il y aurait quelque chose à explorer du côté d’un style à la fois messianique, apocalyptique et en même temps très froid inspiré des moralistes français dont on trouverait des linéaments chez André Breton (1896-1966) dont le grand représentant est incontestablement Guy Debord (1931-1984).

Il a un style remarquable et était grand lecteur des moralistes classiques. Son style a inspiré des auteurs anarchisants, la sphère « appeliste », le Comité invisible, plus récemment le Manifeste conspirationniste. On trouve ce style à la fois révolutionnaire et en même temps hautain et sentencieux, volontiers imagé, qui d’un point de vue rhétorique refuse d’argumenter, partant du principe que la situation politique est évidente et qu’il faut choisir son camp. Ces traits stylistiques définissent une manière d’écrire très reconnaissable, dont on pourrait tracer une généalogie caractéristique d’une tendance de l’extrême gauche libertaire…