À Lisbonne, avec la montée en flèche du tourisme, des dizaines de milliers d’appartements ont été transformés en Airbnb, au détriment des locataires lisboètes. Un référendum visant à interdire les locations courtes dans les immeubles résidentiels pourrait bien changer la donne. Par Richard Matousek, traduit par Piera Simon-Chaix [1].
António Melo habite depuis 71 ans – toute sa vie – dans le quartier d’Alfama, à Lisbonne. Mais son propriétaire a vendu l’immeuble à une entreprise de location touristique, qui a refusé de renouveler son bail. « J’ai peur d’être mis à la porte à tout moment, explique-t-il, [mais] je n’ai nulle part où aller. »
Cette histoire n’a plus rien d’extraordinaire pour les 546.000 habitants de la capitale portugaise, qui accueille entre 30 et 40 000 touristes par jour. Déjà, des habitants âgés ont été contraints de quitter des quartiers où ils avaient vécu toute leur vie. Cet exode « nous empêche d’avoir une vie de communauté dans l’espace local », explique Ana Gago, une géographe de l’université de Lisbonne qui a effectué une recherche de terrain dans le quartier d’Alfama. « Et c’est violent. »
Le nombre d’habitants d’Alfama a drastiquement chuté, passant de 20.000 dans les années 1980 à seulement 1.000 aujourd’hui. Alors que les prix « se sont envolés », selon les mots de l’universitaire Luís Mendes, consultant sur les questions d’habitat pour la municipalité, la population générale de Lisbonne a diminué. « L’effort consenti pour payer les loyers a atteint des taux disproportionnés, bien supérieurs au tiers des revenus, niveau que l’on considère habituellement comme un loyer acceptable », explique Luís Mendes.
À Lisbonne, par comparaison avec d’autres grandes villes européennes, l’augmentation du coût de la vie a été récente et brutale. Les salaires portugais, parmi les plus faibles de l’Europe occidentale, sont sans commune mesure avec les loyers. Les difficultés des personnes en recherche de logement à Lisbonne sont cauchemardesques. Certains habitants résistent pourtant, et se mobilisent pour contraindre les autorités à organiser un référendum qui pourrait mettre un coup d’arrêt aux déplacements engendrés par Airbnb et consorts.
La crise des années 2010, une opportunité pour le tourisme
La crise actuelle a commencé avec la grande récession, lorsque la Troïka a accepté de renflouer le Portugal si ce dernier imposait des mesures d’austérité et dérégulait son économie pour encourager les investissements étrangers. Le gouvernement portugais, considéré comme « le bon élève » par comparaison avec la Grèce, s’est lancé dans l’entreprise à corps perdu. Simone Tulumello, de l’université de Lisbonne, explique que la méthode employée à l’époque a consisté à tout miser sur des solutions miracles, à savoir « des activités de développement à faible valeur ajoutée, parmi lesquelles le tourisme est une poule aux œufs d’or. »
Le pays a également mis en place un « visa doré », auquel peuvent prétendre les investisseurs étrangers non communautaires prêts à mettre de l’argent sur la table (par exemple en achetant une propriété à 500.000 €) et qui leur confère le statut de résident de l’Union européenne. De même, le Portugal a déployé un programme à destination des résidents non permanents, destiné à inciter les investisseurs immobiliers européens.
La mairie a également fait la promotion de la marque Lisbonne jusqu’à ce que celle-ci remporte plusieurs classements, devenant le lieu européen incontournable à visiter pour tout touriste, nomade numérique ou startupper digne de ce nom. Une cargaison de célébrités, dont Madonna, s’y est également installée. Les propriétaires locaux et les investisseurs étrangers ont aussi sauté sur l’occasion. « Avec le boom de Lisbonne et la modification de sa perception d’elle-même, affirme Simone Tulumello, les gens se sont rendu compte que “OK, maintenant la location, ça rapporte beaucoup d’argent.” »
Plusieurs propriétaires bailleurs se sont prévalus d’une nouvelle loi locative destinée à faciliter les expulsions et ont converti leurs propriétés en lucratives locations de vacances à courte durée. Depuis 2014, il leur suffit de remplir un formulaire en ligne pour obtenir automatiquement un numéro d’enregistrement de location touristique. En 2020, 20.000 logements lisboètes étaient enregistrés avec ce statut, pour des proportions atteignant 60 % de l’ensemble des locations dans certains quartiers.
En 2020, 20.000 logements lisboètes étaient enregistrés avec ce statut, pour des proportions atteignant 60 % de l’ensemble des locations dans certains quartiers.
Malgré un énorme programme de construction et de rénovation, Lisbonne a perdu 6.000 logements nets en dix ans, principalement à cause des locations touristiques. « [La mairie] rénove et perd des habitants, affirme Simone Tutumello. C’est un échec total. »
Au fil du temps, avec la stagnation du marché du travail et des salaires portugais, le marché de la location a évolué, reflétant la puissance de la consommation mondiale. Des entreprises locales implantées de longue date dans la ville se sont métamorphosées afin d’attirer les touristes et les expatriés.
Maria, qui a vécu dans le quartier du Chiado pendant 78 ans, estime qu’elle peut de moins en moins se rendre dans les commerces locaux. « J’ai honte d’aller dans ces lieux, car je n’ai même pas idée de quoi commander », raconte-t-elle au sujet des cafés brunch qui ont remplacé les anciennes boutiques de son voisinage. « La vie disparaît, explique Agustín Cocola-Gant, géographe à l’université de Lisbonne. Lorsque je réalisais des entretiens avec des investisseurs dans la location de courte durée, le message qu’ils envoient aux habitants était : “Déménagez du centre. Cet endroit est une opportunité pour nous, ce n’est pas un lieu résidentiel. Laissez-nous tranquilles et reconnaissez que vous ne pouvez plus vivre ici.” »
Absence de volonté politique
Au Portugal, plutôt que de prendre ces questions à bras-le-corps, les dirigeants nationaux et municipaux ont oscillé entre le déni et la promotion de l’investissement immobilier. Pourtant, Berlin, Paris et Londres ont restreint le nombre de jours de location à court terme des propriétaires, tandis que Barcelone et New York brident les nouvelles locations touristiques. Jusqu’à l’année dernière, les autorités lisboètes n’ont entrepris aucune action de ce genre.
Une autre réponse politique a néanmoins eu lieu. Après le reflux de la pandémie et avec le regain sans précédent du tourisme, un mouvement social a émergé, alimenté par la frustration. De nouvelles organisations de plaidoyer ont ainsi été fondées en 2022-2023, comme Visa Justa, Porta a Porta et Casas Para Viver, une plateforme qui regroupe plus d’une centaine d’organisations. Des manifestations d’ampleur ont arraché quelques promesses au gouvernement, qui n’ont guère été suivies d’actions. Lors de l’élection municipale de 2021 et des élections nationales de 2024, ce sont les sociaux-démocrates – un parti de centre droit, malgré son nom – qui ont tiré leur épingle du jeu. Selon un universitaire interrogé, à la différence de la précédente administration socialiste, les sociaux-démocrates « ne reconnaissent même pas l’existence d’un problème. »
« Je pense que nous sommes encore très éloignés du surtourisme, affirme ainsi le maire Carlos Moedas, un social-démocrate. Nous devrions continuer à parier sur le tourisme et à miser sur un tourisme qualitatif. » Mais comment peut-il s’agir d’un choix électoral rationnel pour les principaux partis alors que la crise est sous les yeux de tous et que le Portugal est prétendument une démocratie ?
Le nombre d’électeurs qui ont placé leur argent dans l’immobilier est à présent suffisamment élevé pour que la municipalité soit prête à tout pour que la hausse des prix se poursuive, aussi peu viable puisse-t-elle être.
L’une des raisons est tout simplement que le nombre d’électeurs qui ont placé leur argent dans l’immobilier est à présent suffisamment élevé pour que la municipalité soit prête à tout pour que la hausse des prix se poursuive, aussi peu viable puisse-t-elle être. Et même si les électeurs pouvaient aspirer à des changements, de récents scandales ont montré comment les liens incestueux entre le capital et les partis politiques bafouent souvent leurs intérêts. En outre, comme la culture politique portugaise fait de la ville de Lisbonne un tremplin permettant d’accéder à des postes nationaux, cette tradition empêche la mise en œuvre d’une politique municipale plus ambitieuse, comme ces dernières années à Barcelone, New York, Paris, Londres et Berlin.
Le mouvement pour un référendum prend de l’ampleur
Des militants et des universitaires déçus par ce consensus politique et par l’inertie qu’il engendre se sont regroupés pour former une autre de ces nouvelles organisations, le Mouvement pour un référendum sur le logement (MRH). Inspirée du référendum berlinois de 2021 destiné à contraindre la municipalité à nationaliser les portefeuilles immobiliers des grands propriétaires en recourant à la préemption, l’initiative a accouché d’un ample mouvement, dont l’objectif est de forcer la municipalité à organiser un référendum sur le logement.
« Nous comptons parmi nous des professionnels, des personnes sans emploi, des locataires, des propriétaires, des personnes qui votent à droite, au centre ou à gauche, explique Agustín Cocola-Grant. La crise du logement et la touristification de la ville sont des thèmes transversaux, qui touchent les plus vulnérables, mais aussi la classe moyenne, voire les plus favorisés, installés depuis des années dans le centre [et en lutte pour préserver leur qualité de vie au milieu de la masse de touristes et de magasins de produits de pacotille]. »
L’objectif du MRH est de faire pour la première fois appel à la législation portugaise, qui autorise les électeurs à demander l’organisation de référendums. Selon la loi, si un nombre suffisant d’habitants inscrits signent une pétition pour qu’une décision publique soit prise sur une question, la municipalité est tenue d’organiser un vote sur l’organisation d’un référendum dont le résultat est contraignant. En juillet dernier, le mouvement a annoncé qu’en un peu plus de deux ans de démarchage, les 5.000 signatures requises avaient été obtenues et qu’elles seraient présentées au conseil municipal en octobre.
Le conseil en débattra, bien qu’il ne soit pas contraint d’approuver la tenue du référendum. Mais le MRH espère que la pression publique et médiatique se révèlera telle qu’il sera difficile de rejeter la demande populaire sur cette question brûlante. « Nous aurons collecté plus du double du nombre de signatures requis d’ici à l’échéance, explique Ana Gago, qui travaille également pour le MRH. Il y a donc une volonté claire de la population en faveur de la tenue du référendum. Si [la municipalité] s’y refuse, nous mettrons en doute notre démocratie. » Une telle déclaration n’est pas anodine, en cette année où le Portugal célèbre les 50 ans du renversement de la dictature.
Si tout se déroule comme espéré par le MRH, un référendum sera organisé au printemps 2025. Son résultat, à la différence de celui de Berlin, sera contraignant. Si plus de 50 % des électeurs votent « oui », le conseil municipal aura alors six mois pour interdire tous les Airbnb existants et en création, ainsi que les locations équivalentes dans les immeubles résidentiels.
Si plus de 50 % des électeurs votent « oui », le conseil municipal aura alors six mois pour interdire tous les Airbnb existants et en création.
Selon Agustín Cocola-Gant, il n’est cependant pas impossible que, pour contrecarrer cette démarche, le conseil vote un nouveau décret destiné à maintenir l’immobilisme. Mais ce décret ne pourrait attenter à la valeur symbolique du vote des habitants de Lisbonne en faveur de l’interdiction des locations à courte durée. « Si beaucoup d’habitants votent pour signifier “Nous ne voulons pas de ça”, la pression politique demeure. » Les tribunaux pourraient également mettre les bâtons dans les roues de l’initiative. Lorsque des villes comme Édimbourg et Berlin ont tenté de s’attaquer à Airbnb et consorts, la plateforme a lancé une bataille juridique qui a édulcoré ou entravé leurs plans.
Un référendum qui pourrait inspirer le reste du Portugal
Si, malgré les réticences, l’interdiction entrait en vigueur, les effets seraient considérables. Pendant la pandémie, 4.000 locations de courte durée sont revenues sur le marché des locations longues. Les retombées sur les prix lisboètes du locatif et de l’immobilier ont été palpables. « À présent, affirme Ana Gago, imaginez que nous puissions récupérer l’ensemble des 20.000 logements, j’imagine… j’espère que cela aurait des conséquences notables pour Lisbonne et pour la zone métropolitaine dans son ensemble. »
« Les quartiers ne seraient plus accaparés par les touristes, et les logements pourraient de nouveau être occupés par des résidents de tous âges, ajoute-t-elle. Les magasins qui, aujourd’hui, ne se préoccupent que des touristes, pourraient être amenés à repenser leur modèle économique afin d’attirer [les riverains]. Et [avec la stabilisation de la population], les associations de quartier cesseraient de disparaître. »
Dans cette perspective, la lutte tourne autour de qui est en capacité de définir la ville et son centre. « La ville est bien plus qu’un endroit où les investisseurs peuvent gagner de l’argent ; elle doit demeurer un mélange de personnes [différentes] », affirme Agustín Cocola-Gant en se remémorant les investisseurs avec lesquels il a réalisé des entretiens. « Le centre s’est construit grâce à un effort et à un héritage collectifs. Les investisseurs veulent utiliser cet héritage collectif pour faire des affaires [à leur profit] et, ce faisant, nous forcent à partir. C’est à cela que nous nous opposons. »
Il y a 50 ans, lors de la révolution des œillets, Lisbonne s’est soulevée contre l’une des autocraties les plus indéracinables d’Europe et a choisi le pouvoir du peuple. Cependant, alors que le Portugal célèbre les 50 ans de sa démocratie, la montée de l’extrême droite lors des élections 2024 a, pour de nombreuses personnes, jeté un froid sur la célébration de l’événement. Il est louable que des initiatives à l’image du Mouvement pour un référendum sur le logement fassent briller l’espoir que chacun puisse s’emparer des mécanismes démocratiques qu’elles mettent en branle pour provoquer des changements favorables au plus grand nombre.
Lisbonne n’est pas une enclave à part : d’autres zones du pays sont concernées par l’accroissement des pressions exercées sur l’habitat et exacerbées par les locations touristiques.
Lisbonne n’est pas une enclave à part : d’autres zones du pays sont concernées par l’accroissement des pressions exercées sur l’habitat et exacerbées par les locations touristiques. L’Algarve, Porto, Coimbra, Madère et les villes satellites de Lisbonne rencontrent les mêmes problèmes. Grâce à la Constitution signée après la révolution, l’ensemble du pays a accès à ce mécanisme de pétition pour réclamer un référendum. Toutes les personnes qui militent en faveur du droit au logement au Portugal auront les yeux tournés vers l’évolution de la situation à Lisbonne.
Si tout se déroule comme prévu, affirme Ana Gago, ce serait « une lueur d’espoir, qui montrerait que nous pouvons changer nos vies grâce à la mobilisation, à la planification, à l’organisation. Le système en vigueur, cette démocratie, inspirerait de nouveau confiance. » Au moment où le Portugal célèbre le cinquantième anniversaire de sa démocratie, le mouvement référendaire lisboète semble dépasser la simple question des loyers exorbitants.
[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « In Lisbon, Residents Seek a Vote on Banning Airbnb ».
La France est-elle vraiment une démocratie ? La concentration des pouvoirs entre les mains du Président de la République, l’accumulation de lois passées par 49.3 et la représentativité limitée des parlementaires invitent en tout cas à poser la question. Face à ce constat, les gilets jaunes avaient porté une demande simple et pourtant révolutionnaire : l’instauration du référendum d’initiative citoyenne (RIC). A chaque fois que cette option est évoquée, elle suscite néanmoins des inquiétudes auprès d’une part de la population, qui craint une «tyrannie de la majorité » ou des décisions prises sous le coup de l’émotion et des fake news. Il suffit pourtant d’étudier les pays disposant du RIC pour réaliser que ces peurs sont infondées. Article de Raul Magni-Berton, politologue à l’Université catholique de Lille, originellement publié sur The Conversation France.
Depuis vingt ans, l’émergence de partis « populistes » questionne la place du peuple dans nos démocraties libérales. De l’extrême gauche à l’extrême droite, il est commun d’affirmer que « le peuple français n’est pas entendu » sur l’immigration, ou que le peuple français ne veut pas de la guerre, ou encore que les élites ont trahi le peuple. Selon certains observateurs, donner plus de souveraineté au peuple serait dangereux pour trois raisons. Sont-elles valables ?
Premièrement, l’argument de l’oppression des minorités par la tyrannie de la majorité remonte à Benjamin Constant. Celui-ci met en avant qu’une démocratie libérale doit protéger ses minorités, et que cela n’est pas possible si tous les pouvoirs sont concentrés dans les mains du peuple, ou plutôt de sa majorité. Beaucoup d’opposants au suffrage universel avançaient cet argument, à l’instar de Sir Henry Sumner Maine pour qui réforme religieuse et tolérance pour les dissidents n’auraient pas vu le jour sous le suffrage universel. Si le suffrage universel n’est plus l’objet de critiques, cet argument est encore utilisé dans les débats sur l’extension des droits des citoyens.
Deuxièmement, la pleine souveraineté populaire conduirait à l’affaiblissement des contre-pouvoirs – notamment les juges et les autorités indépendantes. Ceux-ci devraient se plier à une législation volatile qui changerait au gré des caprices des émotions populaires. Cet argument, qui remonte à Montesquieu, est aussi régulièrement avancé aujourd’hui.
Enfin, les choix arbitraires d’une masse peu informée produiraient le plus souvent erreurs ou décisions contradictoires. Au XIXe siècle, c’était un argument courant. Gustave Flaubert, par exemple, affirmait que « Le peuple est un éternel mineur ». Cette crainte se retrouve aujourd’hui sous une forme plus raffinée : les masses seraient sujettes aux biais cognitifs et au manque d’information.
Ces trois dangers seraient incarnés par les partis populistes, dont l’exemple paradigmatique est le national-socialisme. Les nazis ont été élus par le peuple en Allemagne et Hitler a concentré le pouvoir dans ses mains en utilisant deux référendums. Ainsi, flatter le peuple créerait des monstres.
Le nazisme, un exemple trompeur ?
Premièrement, les nazis n’ont jamais bénéficié de la majorité des voix en Allemagne, mais du soutien de la majorité des députés qui leur ont donné les pleins pouvoirs. C’est donc plutôt le fonctionnement représentatif qui est ici en cause.
Deuxièmement, les référendums en 1933 et 1934 se sont tenus après la concentration du pouvoir entre les mains de Hitler. Les résultats – proches de 100 % de oui – furent largement influencés par des pratiques d’intimidation physique ou d’autres manipulations électorales.
Troisièmement, Hitler ne s’est jamais distingué par une rhétorique faisant du peuple le souverain. Dans Mein Kampf, il affirme que ses buts « ne sont compris que d’une très petite élite » et que « les grandes masses sont aveugles et stupides ». Selon lui, leur seule motivation stable est « l’émotion et la haine ».
La Suisse des années 1930, grande oubliée
Si en Allemagne la recherche du peuple souverain n’était pas prioritaire, dans la Suisse voisine elle était au cœur du système politique. Les citoyens suisses avaient le droit de modifier directement leur Constitution depuis presque un demi-siècle, par l’initiative populaire et le référendum obligatoire.
Ce pays est le seul territoire de langue germanique où, lors de la montée d’Hitler, les partis d’inspiration nazie étaient pratiquement inexistants. Avec sa démocratie directe, la Suisse a aboli la peine de mort au moment où fonctionnaient les chambres à gaz dans les pays voisins. Elle a reconnu comme langue nationale la langue romanche pourtant parlée par moins de 2 % de la population. La minorité romanche n’a pas été la seule à être privilégiée, puisque beaucoup de minorités recevaient alors asile dans ce pays, qui, contrairement à l’Allemagne, ne jurait que par le peuple souverain.
De fait, historiquement, la recherche de la souveraineté populaire a souvent été le moteur de l’établissement et de la perpétuation des régimes basés sur les contre-pouvoirs, les droits fondamentaux et la protection des minorités. Ainsi, à l’époque où les monarchies étaient largement majoritaires, les régimes représentatifs sont nés au nom de la souveraineté du peuple. Cela a été le cas aux États-Unis et en France, deux pays qui ont porté les premières Constitutions libérales à la fin du XVIIIe siècle. C’est aussi au nom du peuple souverain que le suffrage a été progressivement élargi en France.
Qu’est-ce que la souveraineté populaire ?
Que signifie donc exactement que le peuple est souverain ? Dans son acception la plus littérale, la souveraineté fait référence à une autorité suprême, qui peut modifier toutes les décisions, mais dont les décisions ne peuvent être modifiées par aucune autre autorité.
Dans les systèmes contemporains, cela correspond à la capacité à contrôler la constitution, qui est au sommet de la hiérarchie des normes. En ce sens, la souveraineté est populaire si le peuple peut directement réviser la Constitution. Cette configuration correspond à ce qu’on appelle la démocratie directe.
Le pouvoir populaire de réviser la Constitution se compose en deux aspects. Le premier consiste à pouvoir initier une révision. Si les systèmes représentatifs restreignent l’initiative aux représentants, les démocraties directes confèrent ce pouvoir à l’ensemble de leurs citoyens. Le deuxième pouvoir consiste à avoir un droit de veto sur la législation. Quand la démocratie est directe, le droit de veto est conféré au peuple directement (par référendum), et non à ses représentants. Aujourd’hui, les régimes qui reposent sur la souveraineté populaire sont la Suisse, l’Uruguay, une partie des États-Unis et quelques micro-États comme les îles Palaos ou le Liechtenstein.
Il est important de ne pas confondre des institutions de démocratie directe avec des pratiques plébiscitaires. Dans beaucoup de pays, les référendums existent, mais ne confèrent aux électeurs ni un droit d’initiative ni un droit de veto. Ils se limitent à la possibilité pour le pouvoir exécutif de consulter son peuple (comme c’est le cas en France). De ce fait, il s’agit souvent de simples questions, et non de lois rédigées. La formulation des questions est parfois manipulatoire. Par exemple, fin 2023, les Vénézuéliens devaient se prononcer sur la question ainsi formulée par leur président :
« Êtes-vous d’accord d’opposer, par toutes les voies juridiques, les revendications du Guyana à disposer unilatéralement, en toute illégalité et en violation de la loi internationale, de la zone maritime encore en arbitrage ? »
La démocratie directe est-elle dangereuse ?
Depuis plus de 100 ans que la Suisse, l’Oregon, le Colorado ou le Dakota du Nord fonctionnent ainsi, on peut constater que dans ces démocraties directes le respect des minorités, les droits fondamentaux, et l’indépendance des juges sont bien plus développés que dans la plupart des régimes représentatifs, dont la France. Leur économie connaît également d’excellents résultats, affichant un PIB par habitant parmi les plus élevés du monde (ce n’était pas le cas avant la mise en place de leur démocratie directe). De même, l’Uruguay caracole en tête de son continent dans les indicateurs de prospérité et de bonne gouvernance démocratique – dont l’indépendance des juges).
La stabilité et la durée de ces régimes sont aussi considérables. Aucun tournant illibéral n’est à enregistrer, sauf le coup d’État de 1973 en Uruguay que les Uruguayens n’ont pas causé. Au contraire, lorsqu’en 1980, la junte militaire a voulu réviser la Constitution et a soumi la proposition à référendum – comme la Constitution l’obligeait – les Uruguayens l’ont rejetée.
Pourquoi les peuples ne sont pas incompétents et dictatoriaux
Il y a au moins trois raisons pour expliquer que, quel que soit le niveau d’« incompétence » des électeurs, les démocraties directes fonctionnent très bien. Tout d’abord, contrairement à des majorités parlementaires, la majorité d’un peuple n’a pas la possibilité de contrôler l’action de l’exécutif ou des juges. En effet, la majorité d’un peuple n’est pas coordonnée ni structurée et, pour lancer une réforme par pétition et référendum, il lui faut environ trois ans. La séparation des pouvoirs apparaît donc plus solide sous une démocratie directe.
Deuxièmement, bien que les électeurs soient moins bien informés, la complexité des décisions qu’ils ont à prendre est moindre par rapport à leurs représentants. Le votant, lui, peut simplement voter pour défendre son intérêt personnel. L’idée est que, si tout le monde vote pour son propre intérêt, on parvient à un résultat qui, par définition, prend en compte l’intérêt de chacun. En revanche, on n’attend pas d’un représentant qu’il suive son intérêt. Il doit non seulement être altruiste mais aussi formidablement bien informé : il doit connaître l’intérêt de tous les représentés, ainsi que les conséquences de ses choix sur chacun d’entre eux. En fait, la démocratie directe demande beaucoup moins aux votants, et c’est leur nombre qui se charge de réduire l’impact de l’incompétence de chaque individu. Voilà pourquoi les décisions prises par référendum sont souvent raisonnables.
Troisièmement, les majorités populaires, contrairement aux majorités parlementaires, sont instables. Chaque individu se retrouve souvent membre d’une minorité dans certains référendums. Dès lors, un équilibre s’installe où les revendications minoritaires tendent à être acceptées si elles ne nuisent pas trop à la majorité.
Les craintes des systèmes qui donnent une place centrale à la législation directe par les citoyens diffèrent finalement peu de celles envers le suffrage universel. Elles se nourrissent d’une faible connaissance des équilibres qui se créent dans les États qui la pratiquent. Au XVIIIe siècle, la France a été le premier pays au monde à se doter d’une constitution moderne promouvant une pleine souveraineté populaire. Cette Constitution, suspendue pendant la terreur, fut ensuite remplacée par les constitutions napoléoniennes. Les Français redemandent depuis régulièrement le retour d’une forme de démocratie directe (révolution de 1848, « gilets jaunes »…) Peut-être ne faudrait-il pas avoir si peur de droits au fondement de l’histoire de notre pays et paisiblement appliqués chez certains de nos voisins ?
Les syndicats suisses ont remporté un référendum national sur la revalorisation des pensions de retraite, neutralisant au passage une proposition adverse dont le but était de reculer l’âge de départ à la retraite. Le vote reflète une division évidente entre les classes sociales, les électeurs les moins rémunérés et les moins éduqués étant passé outre les menaces brandies par les dirigeants d’entreprises. Par Chris Kelley, traduction Piera Simon-Chaix [1].
Jakob Hauri, un agent d’entretien à la retraite, ne mâche pas ses mots : « Ces ministres qui partent à la retraite avec une pension de 20 000 francs [suisses] par mois ont perdu toute notion du quotidien des travailleurs normaux. » Au milieu des quelque 500 retraités rassemblés sur la Place fédérale de Berne, la capitale suisse, Hauri évoque une lettre rédigée par trois anciens ministres et envoyée à des milliers de foyers pour demander aux votants de rejeter une proposition « dangereuse » des syndicats relative à la revalorisation des pensions à proportion de la hausse du coût de la vie. Cet incident a constitué l’acmé de ce que des observateurs ont déjà catégorisé comme l’un des votes les plus controversés de l’histoire suisse.
Par le biais d’une « initiative populaire », les citoyens ou les organisations politiques suisses peuvent demander l’organisation d’un vote national sur n’importe quel sujet, sous réserve de récolter les signatures d’au moins 100 000 citoyens adultes. Le 3 mars dernier, les votants suisses se sont rendus aux urnes pour se prononcer sur deux initiatives liées, mais distinctes. L’une était proposée par l’aile de la jeunesse du Parti libéral de centre droit, avec pour ambition de reculer l’âge de départ à la retraite, tout d’abord de 65 à 66 ans, puis en fonction de l’espérance de vie moyenne.
L’autre proposition se situait diamétralement à l’opposé : plutôt que de reculer l’âge de départ, l’initiative de l’Union syndicale suisse proposait d’augmenter les pensions et tout particulièrement d’instituer un « treizième mois de pension » analogue au salaire mensuel supplémentaire inscrit dans la plupart des conventions collectives et souvent versé à la fin de chaque année civile.
Si la collecte des signatures nécessaires n’est pas un obstacle infranchissable pour les acteurs politiques établis, les initiatives sont quant à elles rarement validées, ce qui contribue à forger la réputation d’une Suisse caractérisée par la lenteur de ses évolutions politiques. Dans toute l’histoire suisse, seules 26 initiatives populaires sur plus de 200 ont été intégrées à la législation, et les initiatives progressistes se comptent sur les doigts d’une main. Il semblait improbable que le programme syndical de revalorisation des pensions puisse être validé et de prime abord, l’establishment politique s’est peu inquiété. L’exécutif national, constitué du Parlement, majoritairement à droite, et du Conseil fédéral multipartite, a négligé d’introduire une contre-proposition, une stratégie habituellement utilisée pour saper les initiatives en proposant aux votants une « option modérée ».
L’attaque et la défense
Le mouvement syndical a dû faire preuve de stratégie pour à la fois remporter un vote majoritaire et battre en brèche la proposition des libéraux de reculer l’âge de départ. Même si l’initiative réactionnaire des libéraux constituait une menace, elle ne bénéficiait que d’une faible popularité dans les sondages. En partie pour cette raison, les syndicats ont décidé d’axer en priorité leur campagne sur leur propre proposition d’un versement de pension supplémentaire.
Les syndicats ont utilisé un vocabulaire de « solidarité du bon sens » et de populisme économique, intégrant la question dans le cadre des biens communs. Se refusant de manière générale à mettre l’accent sur des groupes démographiques ou des identités spécifiques, leur rhétorique s’est concentrée sur le fait que tout un chacun, riches exceptés, aurait à gagner à leur proposition.
Le potentiel de popularité d’une telle approche n’a pas échappé aux observateurs, même parmi ceux dépourvus d’affinités avec la gauche. Comme l’a fait remarquer le politologue Michael Hermann juste avant le vote, « si [l’initiative pour un versement de pension supplémentaire] est validée, cela indiquerait que le populisme de gauche [du président de l’Union syndicale Pierre-Yves] Maillard, qui est également critique vis-à-vis de l’Union européenne, est presque aussi puissant aujourd’hui que le populisme néolibéral de l’Union démocratique du centre [de la droite conservatrice]. »
À la surprise générale, et même de celle des représentants syndicaux, une campagne remarquable par son ampleur et son investissement du terrain a commencé à prendre forme. La proposition avait visiblement touché une corde sensible. Une sorte dynamique s’est mis en branle, avec des syndicalistes présents sur les marchés pour distribuer des prospectus, des manifestations organisées en toute hâte, voire des permanences assurées lors d’événements sportifs locaux tels que des matchs de hockey.
En ce qui concernait le budget de la campagne, les opposants aux syndicats avaient clairement l’avantage. Au début de l’année, l’Union syndicale suisse, en comptant les contributions des sociaux-démocrates, déclarait pouvoir y allouer un peu plus de 1,5 million de francs [suisses]. Le camp opposé, mené par Économie suisse – organisation parapluie regroupant les grandes entreprises et soutenue par l’Union patronale suisse – indiquait disposer d’un budget de plus de 3,5 millions.
Cependant, en dépit de son financement comparativement plus important, la campagne des opposants aux syndicats s’est avérée à la fois maladroite, dépourvue d’entrain et émaillée de bévues. Le fait que toutes les personnes défendant publiquement cette proposition soient des dirigeants d’entreprise ou des personnalités politiques à la retraite disposant de pensions conséquentes (financées par les contribuables) contrastait clairement avec le populisme économique sur lequel tablaient les organisations syndicales.
Tout en se concentrant sur sa propre initiative, la campagne du mouvement syndical n’a pas fermé les yeux sur la tentative du Parti libéral de reculer l’âge de départ à la retraite. Il s’agissait non seulement d’éviter les mauvaises surprises le jour du scrutin, mais également de souligner stratégiquement les défaillances de l’autre proposition pour précisément s’appuyer sur son impopularité manifeste. Convaincus que pour remporter le vote sur la revalorisation des pensions, il s’agissait moins de convaincre les votants, déjà largement conquis, que de persuader les gens d’aller voter, les syndicats ont cherché à exploiter la colère ressentie par de nombreux travailleurs à l’idée de devoir rester plus longtemps en activité.
Cette colère était particulièrement prononcée chez les cols bleus de l’industrie les mieux organisés, par exemple dans le secteur du bâtiment, et n’est allée qu’en s’accentuant avec les déclarations publiques de personnes comme Chistoph Mäder, un riche homme d’affaires président de l’organisme Économiesuisse susmentionné, qui a déclaré avec impudence qu’il travaillerait lui-même volontiers jusqu’à 70 ans et qu’il ne voyait pas où était le problème.
Alignement de classe
Le jour du vote enfin arrivé, le 3 mars, les premières estimations ont suffi à envoyer une onde de choc à travers l’ensemble du paysage politique. Au fil du dépouillement, il est devenu de plus en plus évident qu’en dépit de tous les pronostics, l’union syndicale avait gagné haut la main. La proposition du parti libéral de reculer l’âge de départ n’a pas passé la barre des urnes, avec 75 % d’abstention, tandis que la proposition des syndicats d’augmenter les pensions bénéficiait de 58 % de votes favorables. C’était la première fois, dans toute l’histoire suisse, que les syndicats, ou d’ailleurs tout autre acteur politique, remportaient une votation pour une initiative populaire visant à l’extension de l’état-providence.
Les grandes entreprises et la droite étaient blêmes. Visiblement peu habituées à l’échec, des personnalités publiques telles que la présidente de la direction d’Économiesuisse, Monika Rühl, a accusé les votants de ne se « préoccuper que d’eux-mêmes ». L’importance du vote n’a pas échappé aux pays voisins, et des partisans bien connus de la gauche, de Gregor Gysi à Sahra Wagenknecht, ont appelé à une décision similaire en Allemagne.
Au-delà de la votation populaire, le véritable séisme politique s’est peut-être joué sous la surface. En effet, malgré des médias mainstream extrêmement hostiles et un appel de tous les partis, à l’exception des Socio-démocrates et des Verts, à rejeter l’augmentation des pensions, les syndicats sont clairement parvenus à transcender les lignes partisanes.
Même si théoriquement, les partis de gauche cumulent actuellement 29 % des votes au niveau national, près de deux fois plus de votants ont soutenu ce projet clairement progressiste. De fait, des sondages représentatifs effectués suite au vote ont montré qu’un nombre important de personnes qui seraient normalement favorables aux partis de droite ont soutenu la proposition syndicale. De manière spectaculaire, les électeurs de l’Union démocratique du centre, à l’extrême-droite, ont voté à une claire majorité à l’encontre des indications de leurs dirigeants, choisissant de soutenir la revalorisation des pensions.
Où se trouve à présent la ligne de démarcation ? L’important groupe de médias suisse Tamedia s’est plongé au cœur de la question avec un article consacré aux sondages déjà mentionnés, intitulé : « Une victoire des pauvres sur les riches ». L’alignement des comportements de vote en fonction des classes sociales a en effet été remarquable : les probabilités de voter en faveur de l’augmentation de la pension se sont révélées proportionnelles aux revenus des personnes, et inversement. Simultanément, l’élection semble avoir échappé au schéma typique de la « brahmanisation », théorie selon laquelle les dernières décennies se caractérisent par une corrélation entre un soutien aux idées progressistes et des niveaux d’éducation élevée. Il y a bien eu corrélation, mais inverse : plus le niveau de diplôme d’une personne était élevé, moins elle était susceptible de soutenir la revalorisation des pensions, et réciproquement.
Le mouvement syndical devrait cependant être attentif à un signe d’avertissement, au demeurant peu surprenant eu égard au sujet : les plus jeunes votants se sont montrés plus sceptiques face à la proposition des syndicats. Cette question est particulièrement importante puisque le financement de la mesure doit encore être déterminé par le Parlement national, où la majorité de droite / centre droit pourrait tenter de faire reposer les coûts sur les épaules des travailleurs. Si les syndicats sont certainement au fait de ce risque, puisque l’augmentation des pensions faisait, et fait toujours, partie d’une campagne plus vaste visant à « augmenter les salaires, les pensions et le pouvoir d’achat », il s’agit d’une question à ne pas perdre de vue.
Les plaques tectoniques seraient-elles en train de s’ébranler ?
La réaction de panique de l’establishment face à la victoire électorale des travailleurs a une raison d’être. Le résultat de la votation s’apparente en effet à un événement de taille au sein d’un pays par ailleurs réputé pour se dérober face aux changements politiques brutaux. Même si les syndicats peuvent sans conteste se féliciter de l’efficacité de leur campagne, plusieurs indicateurs suggèrent qu’un changement plus profond pourrait être en train de se produire en cette période contemporaine de post-pandémie et d’inflation exacerbée.
Il y a moins de dix ans, les syndicats lançaient une proposition quasi identique, défaite par une majorité défavorable à 60 %. Aujourd’hui, leur victoire éclatante repose sur le ratio inverse. Et en 2014, une initiative syndicale visant à l’introduction d’un salaire minimum national n’a pas même obtenu 25 % des votes. Depuis lors, les syndicats ont non seulement lancé, mais également remporté, plusieurs votations populaires sur les salaires minimaux locaux dans un certain nombre de cantons (l’équivalent suisse des régions), y compris là où la proposition nationale avait été résolument rejetée à peine quelques années plus tôt. De même, une initiative soutenue par les syndicats avec pour but d’améliorer les conditions de travail, de rendre le système financier plus juste et de mieux former les professionnels du secteur de la santé a obtenu une majorité de voix en 2021, juste après le pic de la pandémie de COVID-19.
À quelques jours de la votation du 3 mars dernier sur les pensions, même le journal à tendance néolibérale NZZ remarquait que les votants se montraient de plus en plus favorables à des sujets pourtant explicitement rejetés à peine quelques années auparavant : « les Suisses se sont tournés vers la gauche et votent de plus en plus en fonction de leur portefeuille ». Cependant, l’article notait aussi que cette évolution ne s’est pas traduite par de meilleurs scores électoraux des partis de gauche, qui stagnent juste en dessous des 30 %.
Claude Longchamp, un politologue en vue en Suisse, fait une remarque similaire et opte même pour l’expression « mutation des conservateurs de gauche » pour décrire le « moment historique » que constitue la victoire syndicale en faveur de la revalorisation des pensions et la dynamique de vote quelque peu ambiguë dans laquelle elle s’inscrit. Longchamp suggère même que dans un avenir proche, les syndicats suisses pourraient se substituer aux partis et relayer la voix de ceux qui ne se sont jamais sentis représentés par les Socio-démocrates ou les Verts, perçus comme hyperprogressistes, ni par les partis de droite comme l’Union démocratique du centre, considérée comme faussement populiste et démagogique pour tout ce qui touche à la solidarité. Étant donné le système suisse de « démocratie directe » et ses instruments politiques que sont les initiatives populaires et les votations populaires, le mouvement syndical pourrait en effet, qu’il le veuille ou non, remplir un tel rôle, au moins à court terme.
Quoi qu’il en soit, les syndicats suisses auront du pain sur la planche dans les années à venir. Qu’il s’agisse des luttes qui se profilent dans le secteur du bâtiment, de l’organisation de l’encore chaotique secteur de la santé ou des votations populaires sur des questions qui concernent directement la classe laborieuse. Chacune de ces luttes sera différente, mais poursuivre l’élaboration d’une solidarité de bon sens sur les lieux de travail et lors des scrutins pourrait constituer un combo gagnant en cette période politique sans précédent.
Trente-cinq ans se sont écoulés depuis les accords de Matignon-Oudinot, en 1988, à la suite des tragiques événements de la grotte d’Ouvéa. Dix ans plus tard, les accords de Nouméa venaient encadrer un processus de long terme où les habitants du Caillou seraient appelés à trois référendums d’autodétermination. Le premier, en 2018, a vu la victoire du Non à l’indépendance à 56,7 % des voix contre 43,3 % pour le Oui. Le deuxième, en octobre 2020, s’est encore soldé par une victoire, plus courte cette fois-ci, du Non à l’indépendance à 53,26 % des voix contre 46,74 % pour le Oui. Le troisième et dernier référendum s’est déroulé le 12 décembre 2021 avec une abstention massive, du camp indépendantiste, et a vu le Non l’emporter une nouvelle fois.Aussi, l’impasse institutionnelle est intacte sur le Caillou : l’archipel reste divisé en deux camps irréconciliables. Si le processus dit de décolonisation est arrivé à son terme, la Nouvelle-Calédonie demeure dans une situation géopolitique et socio-économique très précaire.
Une victoire à la Pyrrhus ?
Lors du vote du 12 décembre 2021, les électeurs indépendantistes ne se sont pas déplacés. L’appel au boycott du scrutin par les principaux mouvements indépendantistes dont l’UNI[1] a largement été respecté. Seuls 43,87 % des électeurs de la liste électorale spéciale se sont rendus aux urnes . Ce taux était de 85,69 % en 2020 ! Le vote s’est donc logiquement soldé par une écrasante victoire du Non à 96,5 % contre 3,5 % pour le Oui.
Si le dernier vote est bel et bien légitime d’un point de vue juridique, il reste entaché de l’abstention massive d’une partie de la population, qui ne reconnait pas les résultats. Pourtant, les raisons de cette abstention posent question. Les partis indépendantistes évoquent d’une part la crise sanitaire et, d’autres parts, le deuil kanak faisant suite aux nombreux, mais pas exclusifs, morts de leur « communauté ». Cependant, il apparaissait difficile, voire impossible, de repousser un vote d’une telle importance pour des spécificités ethniques.
À la suite de ce troisième et ultime vote prévu aux accords de Nouméa, la Nouvelle-Calédonie est entrée dans une phase de transition dont le terme devrait normalement intervenir cette année, un an avant les élections provinciales de 2024. Durant cette période, les acteurs de l’archipel devaient se retrouver avec l’État afin de discuter des conséquences juridiques et politiques du Non, mais également d’un nouveau statut pour le caillou. En effet, les accords de Nouméa prennent juridiquement fin après ce troisième référendum, et avec eux leurs lots de dispositions spécifiques. Force est de constater qu’aussi efficaces qu’aient été ces accords pour organiser la paix sur un territoire en proie au chaos, ils n’ont pas réussi à créer les bases d’une sortie positive. Ainsi, ce troisième référendum remporté par les loyalistes n’a, semble-t-il, pas réglé l’épineuse question calédonienne. Forts de cette conclusion et sur la base de l’abstention massive au dernier référendum, les indépendantistes ont boycotté un an durant les rencontres avec les autres forces politiques du Caillou et l’État. Ils ne sont revenus à la table des négociations que très récemment avec la même position : l’indépendance ou rien. Les réunions bilatérales avec l’État reprendront en ce début d’année à la suite du congrès du FLNKS [2].
D’aucuns, dans les commentaires qui ont suivi ce dernier vote, ont fait fi de la manœuvre politique derrière l’abstention massive des indépendantistes. En effet, le sujet du deuil kanak à la suite du Covid 19 reste peu convaincant en la matière. Il s’agissait là clairement d’un choix, pour ces derniers, de rendre le scrutin illégitime. Bien évidemment, ces agissements augmentent la complexité du processus post référendums, entre respect du choix des urnes et nécessité d’associer les indépendantistes. De même, la nomination de Sonia Backès, présidente de la Province Sud et loyaliste, en tant que secrétaire d’Etat à la citoyenneté dans le gouvernement Borne a été perçue par les indépendantistes comme un rupture de neutralité de l’Etat.
L’incapacité depuis plus d’un an à concevoir un projet commun montre l’impasse dans laquelle se trouve le Caillou. Ce projet est censé se retrouver dans les réflexions concernant le nouveau statut de l’archipel calédonien. Ce dernier nécessitera à terme une révision constitutionnelle. Néanmoins, la répartition actuelle des forces au parlement rend difficile, voire impossible, toute tentative de vote d’une loi organique sous cette législature.
Toutefois, la bipolarisation qui structure la vie politique calédonienne depuis plus de trente est ébranlée par l’arrivée d’un nouveau parti non affilié.
L’Eveil océanien et la bipolarisation de l’échiquier politique calédonien
Le fonctionnement des institutions calédoniennes change de ce que l’on connait généralement dans le reste de la France. La Nouvelle-Calédonie est composée de 3 provinces (Sud, Nord et Iles Loyautés) dont les membres sont élus au suffrage universel pour un mandat de 5 ans. Une partie des élus provinciaux iront alors former le congrès de 54 élus. Le congrès élit par la suite 5 à 11 membres du gouvernement collégial. Ce dernier est une représentation du compromis politique du moment entre les forces non indépendantistes, à majorité européenne, et indépendantistes, à majorité kanak. Pour finir, les membres du gouvernement élisent le Président et son vice-président. Par ailleurs, en vertu des accords de Nouméa, le corps électoral est gelé depuis 1998, un compromis temporaire qui permet aux kanaks de conserver un poids politique important alors qu’ils déclinent démographiquement.
L’arrivée de l’Eveil océanien a quelque peu modifié l’équilibre politique en cours depuis des années.
Très récemment, un nouveau parti a fait irruption sur l’échiquier politique calédonien : l’Eveil Océanien. Son objectif affiché est de défendre les intérêts des populations venues de Wallis et Futuna, cette petite île française du Pacifique. Ces derniers sont présents de très longue date sur le Caillou. Par ailleurs, et paradoxalement, la communauté wallisienne est évaluée à 22.500 personnes en Nouvelle-Calédonie, soit deux fois plus que sur Wallis et Futuna. Sur le Caillou, elle représente la troisième communauté selon l’INSEE.
L’arrivée de ce nouveau parti a quelque peu modifié l’équilibre politique en cours depuis des années. En effet, l’éveil océanien entend constituer une troisième voie possible sur la question de l’indépendance, caractérisée par des alliances de circonstance avec l’une ou l’autre des deux autres forces en présence, indépendantistes et loyalistes. Lors des provinciales de 2019, le parti, à la surprise générale, a glané 4 élus à la Province Sud, où se trouve la grande majorité de la communauté wallisienne. Dès lors, ce nouveau parti a pu bénéficier de 3 élus au congrès. Et, compte tenu de l’équilibre des forces au congrès – 26 sièges indépendantistes et 25 loyalistes – ces 3 nouveaux élus font office d’arbitres et de « faiseurs de roi ». Fort de cette position, l’Eveil océanien formera tantôt des alliances pour élire un Président du congrès indépendantiste, Roch Wamytan, avant de faire alliance avec les loyalistes lors de l’élection du gouvernement afin d’obtenir un poste de ministre.
L’arrivée de ce nouveau parti en apparence non affilié dans la bipolarisation calédonienne est d’autant plus importante qu’elle intervient au moment où les trois référendums d’autodétermination sont mis en place, entre 2018 et 2022. La position officielle du parti sur l’épineuse question de l’indépendance est « Non, pas maintenant ». Cela se caractérise par des entrées et sorties fracassantes au sein du collectif pour l’indépendance.
L’autre fait d’armes de l’Eveil océanien est un renversement de majorité dans le gouvernement collégial, détenu de longue date par les loyalistes, de Nouvelle-Calédonie au début de l’année 2021. Cet événement sous forme de cadeau empoisonné aura eu pour effet de mobiliser les forces indépendantistes sur la gestion des affaires courantes et de la crise sanitaire. Aussi, la recherche d’un accord en vue de l’élection du président de ce nouveau gouvernement a conduit à un long blocage de cinq mois au terme duquel les différents partis indépendantistes se sont finalement accordés pour désigner Louis Mapou, premier indépendantiste à prendre la tête de l’exécutif calédonien. Cette mobilisation des forces sur les négociations politiques n’a pas permis à ces partis de se préparer correctement pour l’échéance du 12 décembre 2021, date du dernier référendum. Ici se trouve en partie l’explication du boycott indépendantistes lors du dernier scrutin référendaire.
L’Eveil Océanien apporte une voix singulière dans le contexte calédonien. Et, il n’hésite pas à jouer de ses alliances pour atteindre ses objectifs politiques. C’est un parti qui compte durant la phase de transition et tentera de renforcer son ancrage lors des prochaines élections provinciales de 2024.
Sortir de l’impasse institutionnelle et penser les urgences
Au sortir de ces 30 ans de débats institutionnels lancinants, la Nouvelle-Calédonie reste dans l’incapacité à trouver une voie commune. La structuration du paysage politique néo-calédonien par des partis héritiers des accords de Matignon-Oudinot conduit à la centralité du clivage autour de la question indépendantiste. Cette polarisation crée un décalage générationnel, dans un territoire où la moitié de la population a moins de 30 ans.
Le nickel calédonien, qui fait vivre 15.000 personnes, est entré en crise. Malgré une année favorable avec des prix du minerai élevé, l’industrie a eu beaucoup de mal à se renouveler face à la concurrence et sortir d’une situation financière délicate.
Derechef, le nickel calédonien, qui fait vivre 15 000 personnes, est entré en crise. Malgré une année favorable avec des prix du minerai élevé, l’industrie a eu beaucoup de mal à se renouveler face à la concurrence et sortir d’une situation financière délicate. Pour illustration, malgré de nombreuses aides d’État, la SLN d’Eramet est placée pour la seconde fois de son histoire sous mandat ad hoc. Entre la concurrence de minerais moins chers et les problèmes énergétiques liés à la guerre en Ukraine d’une industrie largement dépendante du charbon et du fioul, l’avenir s’annonce sombre pour le nickel calédonien. En début d’année, une centrale flottante au fioul est arrivée de Turquie pour subvenir à ses besoins, mais l’explosion du prix de l’énergie rend cette solution de moins en moins pertinente. La conséquence directe de ces difficultés a été la suppression de 53 emplois, attisant les tensions sociales entre patrons et syndicats.
Les autres enjeux majeurs sont les inégalités sociales et le défi climatique. Au même titre que les DROM, la Nouvelle-Calédonie présente des standards de vie inférieurs à ceux de l’Hexagone et des inégalités internes très fortes. Le territoire a besoin d’hôpitaux, d’écoles et de sortir de la mono-industrie du nickel. En somme, la protection face à une mondialisation sauvage et la mise en place de mécanismes d’émancipation pour tous. Qui plus est, la position géographique du Caillou le rend extrêmement vulnérable au dérèglement climatique. Une situation qui doit amener à repenser l’aménagement et le développement de la Nouvelle-Calédonie. Pire, l’archipel fait face à un hiver démographique : le dernier recensement de l’INSEE indique un début de déclin démographique. La population y a diminué et est passée sous la barre des 270.000 habitants. En cause ? Un taux de natalité qui s’est effondré, mais surtout un solde migratoire largement négatif dû aux départs, notamment des jeunes, que l’incertitude politico-institutionnelle n’a pas rassuré.
La Nouvelle-Calédonie vit donc, depuis trente ans, dans un temps institutionnel non déterminé. Le processus dit de décolonisation entamé depuis lors a tous les paramètres d’une boîte de Schrödinger. La Nouvelle-Calédonie était à la fois indépendante et française tant que le couvercle des référendums n’avait pas été levé. Mais d’aucuns semblaient oublier qu’il s’agissait bien là de référendums, donc de choix binaires. Le choix, encore et toujours, possible de rester français, quand d’autres entrevoient ce long chemin comme menant à une indépendance certaine. Ainsi, si le Caillou n’en a pas fini avec ses maux institutionnels, les défis démographiques, sociaux, climatiques et géopolitiques restent bien présents sur l’archipel. En cas d’échec des négociations pour définir le nouveau statut du Caillou, les prochaines élections provinciales seront un tournant avec le risque d’une radicalisation de chaque camp et le retour de la violence. D’ici là, l’impasse reste entière.
[1] Union nationale pour l’indépendance
[2] Front de libération nationale kanak socialiste
Il est des textes qui, malgré le passage du temps, ne prennent pas une ride, et dont la véracité resurgit plus intensément encore quelques décennies après leur écriture. Le discours de Philippe Séguin, tenu devant l’Assemblée nationale le 5 mai 1992 contre le traité de Maastricht, est de ceux-là. Antidote au monde des faux-semblants qu’a engendré un pouvoir politique impuissant, il peut être une boussole à l’heure où le président Emmanuel Macron travestit sa réélection en référendum pro-européen et multiplie les effets d’annonce quant à une révision fantasmée des traités. Il est ainsi plus que temps de se remémorer ce qu’est réellement le projet européen. Entre trahison démocratique et cadenassage économique, retour sur le rêve des apôtres du « culte fédéral ».
« 1992 est littéralement l’anti 1789 »
C’est minoritaire au RPR, minoritaire à l’Assemblée, à contre-courant de l’élite politique dirigeante, que Philippe Séguin s’est fait le parangon du « Non » au référendum portant sur la ratification du traité de Maastricht. Une position inconfortable s’il en est qui lui a cependant permis d’alerter ses compatriotes sur un grave danger trop minoré : le viol de l’article 3 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen pour lequel il a soulevé une exception d’inconstitutionnalité. Selon cet article, « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. » Si la souveraineté est conçue comme inaliénable et imprescriptible, ça n’est pas par fantaisie, mais bien parce qu’elle est l’essence même de l’action politique, le creuset de la démocratie. Un peuple sans souveraineté est un peuple dépossédé. C’est pourquoi il est primordial qu’il en soit le seul détenteur, et que les parlementaires restent de simples délégataires : « ce que le peuple fait, seul le peuple peut le défaire. » Sans référendum, pas de transfert de souveraineté, quoi qu’en diront les défenseurs du traité de Lisbonne.
Une « souveraineté » galvaudée pour rassurer les Français
Il n’est pas seulement question d’une perte partielle de compétences étatiques, mais bien de l’abdication de la souveraineté d’un Etat, c’est-à-dire de la disparition de sa capacité à s’autodéterminer en tant que communauté de destin. Ainsi, loin des fédéralistes qui minimisent la portée de ce vote afin de ne pas alarmer les Français, Séguin demande aux parlementaires de s’accorder sur une chose : « l’importance fondamentale du choix auquel nous sommes confrontés ». Car, il le rappelle, « la souveraineté est un absolu », si le peuple est souverain, il n’a alors « de comptes à rendre à personne », pas même à la Commission européenne, pas même à la Cour de justice de l’Union européenne.
Les néologismes inventés en ce temps pour apaiser les craintes font alors figures de leurres. « La souveraineté partagée » comme « la souveraineté limitée » sont « autant d’expressions pour signifier qu’il n’y a plus du tout de souveraineté ! ». Le problème étant qu’à force de rhétorique niant la sémantique, les peuples se trouvent déboussolés, et se prennent alors les doigts dans un engrenage qui devient rapidement irréversible. Alors, dénoncer l’Union européenne, du fait du poids des traités dans l’ordonnancement juridique et économique de la France, apparaît rapidement comme n’étant plus « plus qu’une situation illusoire. »
L’illusion économique
Futur pays de cocagne pour les moins ambitieux, véritable eldorado pour les plus réalistes, à en croire les promesses des fédéralistes, l’Europe ne devait plus être que prospérité et croissance. La monnaie unique est en effet apparue comme le remède au climat politique morose de l’époque, le nouvel idéal vers lequel tendre. Grâce à elle, les scénarios sur la croissance, les investissements, et la balance commerciale étaient tous plus optimistes les uns que les autres… Les fédéralistes se sont alors pressés au portillon pour annoncer la bonne nouvelle, Jacques Delors en tête, promettant cinq millions d’emplois. François Mitterrand, comme à son habitude de roublard de la politique, saisit l’opportunité au vol en déclamant que « la France est notre patrie, l’Europe est notre avenir ».
Cet avenir ne semblait pourtant pas si radieux aux yeux d’un Philippe Séguin qui, déjà, alertait face à l’aveuglement de ses contemporains en martelant que l’euro ne se justifiait pas économiquement dans la mesure où « aucune statistique ne permet de conclure à un effet significatif du risque de change pour l’investissement. » Dans la même veine, il démonte la novlangue en expliquant qu’une Banque centrale « indépendante » était avant tout une Banque centrale irresponsable, qui n’aurait pas à répondre de son action devant les peuples. Puis, en précurseur, il démontre que mettre en place une monnaie unique pour une multitude de pays aux compétitivités qui diffèrent conduira inévitablement une polarisation des économies entre le Sud et le Nord, ce qui est aujourd’hui appelé par l’économiste Jacques Sapir « eurodivergence » et analysé par Joseph Stiglitz [1]. A l’heure de la croissance en berne, du chômage de masse, de la balance commerciale déficitaire, les illusions économiques des fédéralistes ont comme un goût amer.
L’Europe du naufrage économique
Mais Philippe Séguin ne se limite pas à une simple diatribe sur la monnaie unique, il développe tout le non-sens économique que représente la création d’une fédération continentale. Un ensemble de pays aux intérêts divergents ne crée pas des dispositifs législatifs en mesure d’être des optimums économiques, mais bien des moyennes. Chaque pays devant compromettre dans une certaine proportion ses intérêts, la situation n’est finalement intéressante pour personne.
A l’inverse, la coopération, en permettant la libre union des Etats souverains sur des projets précis, assure une convergence favorable à l’engendrement d’optimums, comme en témoignent les succès européens que sont Ariane et Airbus. Enfin, bien que libéral, il n’en reste pas moins gaulliste et n’est donc pas insensible à la question sociale, c’est pourquoi il se cabre face à l’harmonisation européenne, qu’il assimile plutôt à une convergence défavorable aux Français, celle-ci menant nécessairement à la destruction de leurs « conquis sociaux », selon l’expression du ministre communiste Ambroise Croizat. Il n’y alors pas de mal à comprendre pourquoi le référendum de 2005 s’est transformé en un véritable vote de classe [2]…
Un coup d’Etat démocratique ?
Le discours de Philippe Séguin ne fait finalement qu’étalage d’un référendum qui a été arraché aux Français, bernés par la confiance qu’ils accordaient à leurs représentants. Si crise de représentativité il y a, elle commence par cette démonstration de la fausse conscience dans laquelle s’est enfermée l’élite politique française. Il aurait ainsi été bienvenu, pour ne pas faire de 1992 « l’anti 1789 », que l’on cesse de « minimiser les enjeux » du traité, que l’on ne fonde pas un vote sur un monticule de promesses de faussaires, qu’il soit mis un terme au climat de « terrorisme intellectuel » évoqué par Séguin dans son discours. En effet, presque toute la caste politique et médiatique – à l’exception des communistes, des chevénementistes et d’une frange de la droite – s’anime comme un seul homme pour le « Oui ». Pierre Bérégovoy, Premier ministre de l’époque, affirme ainsi que « si l’on est bien informé, on doit choisir de voter oui [3] », tandis que François Mitterrand, lors de son débat télévisé du 3 septembre 1992 avec Philippe Séguin, ne redouble pas de pathétique et de sensiblerie pour adoucir les cœurs des Français et désarmer son adversaire en faisant étalage de son cancer et de sa souffrance.
Parce qu’il n’était pas question d’une réformette ou d’un simple changement statutaire, mais bien de la fin du politique et de la dépression d’un peuple qui en vivait, Maastricht est une tragédie française. Le règne fédéral est aussi le règle néolibéral : « Ce que cache la politique des comptes nationaux, ce que cache l’obsession des équilibres comptables, c’est bien le conservatisme le plus profond, c’est bien le renoncement à effectuer des choix publics clairs dont les arbitrages budgétaires ne sont que la traduction. »
Cette tragédie n’est cependant pas dénuée d’une certaine justice. Elle a rendu grâce à Philippe Séguin qui peut s’enorgueillir, malgré le Goliath auquel il faisait face, du score très serré de 51% de « Oui ». Un tel pourcentage est un beau tour de force au vu de l’écrasante victoire des fédéralistes pronostiquée par les sondages de l’époque, et il est la preuve même de la force du débat d’idées auquel le demos est loin d’être insensible. Quarante ans plus tard, et malgré l’usurpation du résultat du référendum de 2005, la bataille pour que la France retrouve sa souveraineté reste toujours vive. Nombre de Français ne se résignent en effet pas à une situation dans laquelle ses représentants ont choisi de déléguer le pouvoir appartenant par peur d’avoir à l’assumer, se transformant de dirigeants en simples gestionnaires. Comme le faisait Séguin, il importe de rappeler à ces derniers que le pouvoir dont ils avaient la charge ne leur appartenait pas, qu’ils ne pouvaient se démettre sans démettre leur peuple. Ce faisant, c’est seul qu’ils l’ont laissé affronter la mondialisation prédatrice et la règle implacable de juges extérieurs. Pour Séguin, les divergences entre familles politiques doivent donc être transcendées pour récupérer le pouvoir. Selon lui, « il est des moments où ce qui est en cause est tellement important que tout doit s’effacer » pour mettre fin au « premier alibi de tous nos renoncements ».
Notes :
[1] Joseph E. Stiglitz, L’euro : comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe, 2016, Les Liens qui Libèrent.
[2] Voir Jérome Fourquet, L’Archipel français, Seuil, 2019, ou le dernier entretien de LVSL avec François Ruffin.
[3] Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, 2005, Raisons d’agir.
Alors que la légitimité des représentants élus est particulièrement faible et que les pouvoirs sont fortement concentrés entre les mains du Président, la demande de démocratie directe se fait de plus en plus forte. Le mouvement des Gilets jaunes, expression d’un ras-le-bol envers les élites politiques et d’une exigence de rendre du pouvoir au peuple, a ainsi fait du référendum d’initiative citoyenne l’une de ses principales demandes. Pour mieux comprendre cet outil plébiscité, dont les subtilités ne sont pas forcément maîtrisées par tous, nous avons interrogé la politologue Clara Egger, candidate à l’élection présidentielle pour «Espoir RIC ». Bien qu’elle n’ait pas réussi à réunir les 500 signatures requises, sa détermination à mettre en place cet outil démocratique reste entière. Pour LVSL, elle présente le RIC et ses effets, répond aux clichés, revient sur la bataille politique et nous explique comment le mettre en place. Entretien réalisé et édité par William Bouchardon et retranscrit par Dany Meyniel.
LVSL – Pour débuter, pourriez-vous présenter brièvement le principe du RIC et les quatre versions qui existent?
Clara Egger – L’idée est simple : dans une démocratie qui fonctionne, chaque citoyen doit avoir le droit d’écrire la loi. Le premier aspect, c’est l’initiative : chaque individu a le droit de proposer une loi. Ensuite vient le référendum : quand une proposition de loi atteint un certain nombre de soutiens, fixé par la loi, elle est soumise directement à référendum. Cela consiste à créer une nouvelle voie d’écriture de la loi, concurrente à celle du Parlement. En fait, seule une poignée de personnes a aujourd’hui la possibilité d’écrire les lois dans notre pays. Pour la loi ordinaire, c’est en gros le gouvernement, les députés et les sénateurs, soit un petit millier de personnes. Pour la loi constitutionnelle, c’est encore moins. L’idée du RIC est donc d’opérer une révolution démocratique et d’étendre ce droit à chaque citoyenne et citoyen.
Entrons maintenant dans les détails. Le RIC « CARL » est une terminologie propre au mouvement des Gilets jaunes, qu’on ne retrouve pas dans d’autres pays, où on parle plutôt d’initiative citoyenne. Le « C » renvoie au RIC constitutionnel. C’est le plus important car, si l’initiative citoyenne porte sur les lois constitutionnelles, cela inverse le rapport de force entre citoyens et élus. Cela signifie que la souveraineté n’est pas seulement nationale, mais bien populaire : c’est le peuple qui a la main sur la Constitution. Il peut donc modifier les règles de la représentation politique ou agir sur les traités internationaux. Onze pays dans le monde en possèdent, notamment la Suisse et l’Uruguay. Environ la moitié des États appartenant aux États-Unis d’Amérique l’ont aussi, car les États fédérés ont eux aussi une Constitution. Les Californiens ont un pouvoir de décision bien supérieur au nôtre, même s’ils vivent dans un État fédéral. Par contre, il n’existe pas de RIC au niveau fédéral aux États-Unis d’Amérique.
Après on a le RIC abrogatif ou suspensif, qui permet d’abroger une loi déjà en vigueur. L’exemple le plus proche de nous, c’est l’Italie. C’est par exemple par le RIC abrogatif que les Italiens ont obtenu le divorce. Ce qu’on appelle « RIC suspensif » ou « RIC veto » est assez similaire : une fois une loi adoptée, il y a un temps de mise en œuvre qui permet aux citoyens de pouvoir s’y opposer. C’est le cas en Suisse.
Le « R » renvoie au référendum révocatoire, qui permet de révoquer des élus. Il est très présent en Amérique latine. Par exemple, au Pérou, environ les trois quarts des élus ont une procédure de RIC révocatoire au-dessus de leur tête. Le « recall » pratiqué aux États-Unis est assez similaire. Enfin, il y a le RIC législatif, qui permet de déposer une proposition de loi dite ordinaire, c’est-à-dire non constitutionnelle.
LVSL – Je voudrais rebondir sur la question du référendum révocatoire. Certains s’inquiètent d’une potentielle trop forte tendance à y recourir s’il était mis en place, ce qui pourrait créer une instabilité politique. Que répondez-vous à cet argument ?
C. E. – Personnellement, j’ai une préférence très forte pour les RIC fondés sur des propositions de loi qui permettent justement d’éviter des effets d’instabilité. Surtout, le droit de révoquer un élu reste finalement un droit mineur par rapport à celui de carrément écrire les règles de la représentation politique, c’est-à-dire de pouvoir changer les termes du mandat. En Amérique latine, par exemple, on observe ces effets d’instabilité, mais qui sont plutôt liés au fait que c’est le seul outil dont les citoyens disposent : quand ils ne peuvent pas prendre des décisions par eux-mêmes, ils utilisent la révocation puisqu’ils n’ont pas d’autres outils. Cela explique aussi cette inquiétude autour de l’instabilité.
Malgré tout, le référendum révocatoire apporterait quelque chose de positif dans notre pays. La France est dans une situation assez étrange : seul le Président peut dissoudre l’Assemblée nationale, alors même que le Président est une figure irrévocable ! On pourrait donc concevoir un droit citoyen de démettre le Président et de dissoudre l’Assemblée nationale. Comme on fonctionne par représentation nationale (un député est d’abord l’élu de la nation, avant d’être celui de sa circonscription, ndlr), il faudrait renouveler toute l’Assemblée.
LVSL – Avant de poursuivre sur des questions plus précises, j’aimerais savoir pourquoi vous défendez aussi ardemment la démocratie directe. Quels sont les effets de la démocratie directe sur le rapport qu’entretiennent les citoyens à la politique?
C. E. – Il y a plusieurs types de réponses, mais de manière générale un système de démocratie directe est clairement meilleur que ce que nous connaissons aujourd’hui. Bien sûr, le RIC a des défauts comme tout système de prise de décision mais l’amélioration est nette si on observe ses effets depuis 200 ans en Suisse ou dans la moitié des États-Unis.
Les effets les plus forts sont sur les citoyens : on observe que le RIC produit plus de connaissances politiques. Quand les citoyens décident, ils connaissent aussi beaucoup mieux le fonctionnement de leur système politique. Prenons l’exemple d’une étude menée en Suisse, où il est plus ou moins facile de lancer un RIC suivant les cantons, pour observer les effets en termes d’éducation lorsque l’on peut souvent décider directement, par référendum. Le résultat est sans appel : cela a le même effet que si on amenait toute la classe d’âge non diplômée au premier niveau de diplôme. C’est un effet considérable, comparable à des politiques éducatives coûteuses et offensives.
Ce n’est pas surprenant : quand les gens décident, ils s’informent, ils connaissent mieux leur système. On l’a observé lors du référendum sur le projet de Constitution sur l’Europe en 2005. On a appris énormément du fonctionnement des institutions, bien plus qu’on en aurait appris dans un cours sur les institutions européennes, parce que les gens ont lu le traité et en ont discuté. Par ailleurs, cela entraîne un autre effet très fort sur la compétence politique, c’est-à-dire la capacité à expliquer pourquoi vous avez voté d’une certaine façon, en donnant des arguments. La qualité de la délibération politique est donc renforcée.
L’autre conséquence majeure du RIC, c’est son effet sur la vivacité du tissu associatif. On a énormément d’associations dans notre pays mais elles pèsent difficilement dans le débat public, à moins d’être un gros lobby avec de gros moyens. Au contraire, quand vous disposez du RIC, l’association qui défend des causes similaires aux vôtres est le premier lieu où vous allez. Vous allez chercher cette expertise. Le tissu associatif est donc bien plus fort.
Il y a aussi un effet attesté sur le degré de bonheur déclaré. Cela peut faire sourire mais les personnes déclarent un bonheur plus élevé quand elles ont plus de contrôle sur leur destin. C’est logique : aujourd’hui, on a la sensation d’être soumis à de l’arbitraire, de subir, ce qui nous rend malheureux. Si vous avez les clés du jeu en main, le bonheur déclaré est plus fort.
Il y a encore d’autres effets, notamment sur la limitation des privilèges des élus. Dans les pays qui ont le RIC, les premiers référendums portent toujours sur des mesures qui limitent les frais de fonction, les mandats, les rémunérations, sur la lutte contre la corruption ou pour plus de transparence politique. Le premier RIC dans l’histoire portait par exemple sur la limitation des rémunérations d’un gouverneur aux États-Unis.
« Je vois la lutte pour le RIC comme la continuité des luttes pour les droits civiques et politiques. Pour moi, c’est la même chose que la lutte pour le suffrage féminin, contre le suffrage censitaire. »
On a un effet aussi sur la qualité de la représentation politique et sur l’instauration de la proportionnelle. Souvent, quand on pense au RIC, on se dit qu’on va voter tout le temps sur tout, mais il ne fonctionne pas ainsi. Il fait surtout peser une épée de Damoclès sur la tête des représentants, qui travaillent différemment parce qu’ils savent que le peuple est souverain. Par exemple, en France, il ne viendrait pas à l’idée de la police d’éborgner un député dans une manifestation. Quand les citoyens ont des droits élevés, la police se comporte différemment, les services publics sont d’une autre qualité, les élus disent des choses différentes, prennent des décisions de façon alternative, car la crainte du pouvoir des citoyens est plus forte.
Enfin, il y a des dimensions philosophiques. Je vois la lutte pour le RIC comme la continuité des luttes pour les droits civiques et politiques. Pour moi, c’est la même chose que la lutte pour le suffrage féminin, contre le vote censitaire, etc. Le RIC appartient à cette histoire de conquête des droits.
LVSL – Dans votre livre, vous insistez beaucoup sur la nécessité que le RIC soit constitutionnel, c’est-à-dire que les citoyens puissent modifier la Constitution. Pourquoi ne pas se contenter d’un RIC législatif et abrogatif, permettant de changer les lois, en laissant les grands principes constitutionnels intouchables au-dessus ? Par exemple, dans certains pays, certains thèmes, comme les questions budgétaires ou les traités internationaux, ne peuvent faire l’objet d’un RIC. Qu’en pensez-vous ?
C. E. – J’ai une métaphore à ce sujet : le RIC est un peu comme le ski. Si vous voulez apprécier le ski, il faut vraiment se pencher dans la pente. Si vous êtes en arrière, vous allez tomber tout le temps et vous allez trouver cela décevant. Alors que si vous vous penchez vraiment, vous avez peur au début, mais au final vous y arrivez très bien, vous tournez et freinez sans problème.
Blague à part, trente-six pays ont aujourd’hui le RIC sous différentes formes, rarement constituant. Mais il est important qu’il puisse porter sur tous les sujets. Par exemple, le RIC a un effet extrêmement fort sur la limitation des dépenses publiques. Bien sûr, elles ne sont pas nécessairement mauvaises et l’effet du RIC porte sur des thématiques bien particulières : les niches fiscales et des cadeaux fiscaux électoraux notamment. Par exemple, quand Emmanuel Macron a été élu, il a fait des ristournes fiscales à son électorat, comme beaucoup d’autres avant lui. De même, certains grands projets de dépenses, comme les Jeux olympiques de Paris, posent question, en pesant lourd dans la dette publique pour des retombées qui ne sont pas très claires.
Or, le RIC permet d’avoir des dépenses publiques plus contrôlées mais aussi plus redistributives : on ne sacrifie pas le social mais les dépenses inutiles. On arrête les cadeaux fiscaux et on se concentre sur les besoins de solidarité. Je vous donne un contre-exemple : en Allemagne, le RIC existe au niveau local, mais l’impôt est prélevé à un autre niveau et le financement des projets se fait à l’échelle régionale. Donc comme les gens ne paient pas directement, il n’y a pas vraiment cet effet sur la limitation des dépenses inutiles. D’où la nécessité de donner le contrôle plein et entier du pouvoir budgétaire aux citoyens.
« Si on considère que la souveraineté est populaire, c’est-à-dire qu’elle s’exerce au nom du peuple tout entier, alors pourquoi la limiter sur certains sujets ? Si on considère que la démocratie est dangereuse, alors autant faire des gouvernements de technocrates. »
C’est un peu la même chose en matière internationale. Lorsque le RIC porte aussi sur les enjeux internationaux, on obtient des politiques internationales moins agressives, plus stables, plus coopératives et beaucoup moins d’effets de balancier. Aujourd’hui, quand un nouveau président arrive en France ou aux États-Unis, on rentre ou on sort d’un certain nombre de traités. Si les citoyens pouvaient décider sur ce plan là, on aurait des politiques beaucoup plus crédibles : lorsque la France s’engagerait sur un traité international, ce serait sur du long terme, parce qu’il y a la garantie de tous les citoyens derrière. Donc si on limite le RIC à certains sujets, on prend le risque de se priver de ces effets positifs.
Enfin, il y a un argument philosophique : si on considère que la souveraineté est populaire, c’est-à-dire qu’elle s’exerce au nom du peuple tout entier, alors pourquoi la limiter sur certains sujets ? Si on considère que la démocratie est dangereuse, alors autant pousser la logique jusqu’au bout et faire des gouvernements de technocrates.
LVSL – Je voudrais aussi vous interroger aussi sur certaines idées reçues. Les opposants du RIC disent par exemple souvent que celui-ci pourrait conduire à adopter des mesures rétrogrades comme le retour de la peine de mort. Ils mettent aussi en avant le risque d’oppression des minorités, en citant le référendum suisse de 2008 sur l’interdiction des minarets. Que répondez-vous à ces objections ?
C. E. – Il y a différents types de réponses possibles. La première c’est qu’il faut faire attention au cherry picking, c’est-à-dire aux exemples choisis. En réalité, les exemples vont dans un sens comme dans l’autre : par exemple la peine de mort a été abolie en Suisse dès 1918. De même, en 1936, lorsque le Front Populaire arrive au pouvoir en France, le mouvement ouvrier est majoritairement en faveur de l’abolition de la peine de mort. Si on avait eu la RIC à ce moment-là, on l’aurait fait en 1936 et pas en 1981. Ce qui a bloqué à l’époque, c’était le Sénat.
Je peux vous citer une longue liste de référendums progressistes, par exemple celui qui accorde le droit de vote des femmes au Colorado en 1893, avant même la Nouvelle-Zélande, premier pays à le faire à échelle nationale, en 1894. C’est très précoce ! En réalité, une liste exhaustive montre que les référendums ont plus tendance à étendre les droits qu’à les limiter.
L’autre aspect, c’est de regarder ce que les minorités pensent du RIC. Le meilleur pays pour observer cela sont les États-Unis d’Amérique, avec les communautés noires et hispaniques, et c’est dans ces minorités que le taux de soutien au RIC est le plus élevé ! C’est finalement assez logique : aujourd’hui, c’est très difficile pour une minorité de défendre son agenda dans l’opinion publique, alors qu’avec le RIC, elles peuvent faire émerger des sujets dans le débat public. Par exemple, en Suisse, la minorité linguistique romanche, d’environ 15 000 locuteurs (sur 8,6 millions de citoyens suisses, ndlr), a obtenu une protection constitutionnelle par RIC. Concrètement, cela veut dire qu’une personne peut demander un formulaire en romanche et un interlocuteur qui pratique cette langue dans n’importe quelle administration.
Plus largement, les pays qui ont le RIC constituant sont les mieux classés dans leur région en matière de protection des droits des minorités : la Suisse, pour l’Europe, ou l’Uruguay, pour l’Amérique latine, sont tous les deux très hauts dans les classements internationaux sur ces sujets. Lors des récentes votations en Suisse, Il y a eu des choses intéressantes, des votations sur les droits des animaux, notamment des primates. Condorcet disait que ceux qui subissent l’arbitraire d’État sont plus à même de protéger les droits des individus. C’est vrai ! Quand vous êtes du côté de ceux qui subissent, vous n’avez aucun intérêt à écraser une minorité parce que cela peut se retourner contre vous.
Sur le référendum sur les minarets, je pense qu’il y a un peu de Suisse bashing, notamment en France. Il faut bien comprendre que c’était un référendum sur les minarets et pas sur les mosquées. Déjà la Suisse a plus de mosquées que la France par rapport à l’importance de sa population musulmane. Ce qui a été rejeté, c’est l’idée qu’il puisse y avoir un appel à la prière cinq fois par jour. C’est plus le fait de pas vouloir être réveillé par un appel à la prière à cinq heures du matin qu’une expression de racisme.
C’est un peu pareil sur la peine de mort. Aucun État n’a rétabli la peine de mort par RIC tandis que beaucoup l’ont aboli par cette voie. Si on regarde les États-Unis, qui ont un goût un peu particulier pour ce châtiment, on voit que les États qui ont le RIC mettent souvent en place des moratoires. En Californie par exemple, les juges condamnent très rarement à mort. On peut imaginer aussi ce qu’aurait donné un RIC sur l’instauration de l’état d’urgence. Je pense qu’il aurait été démantelé, les citoyens n’auraient jamais accepté un truc pareil.
Pour finir, et pour m’adresser aux lecteurs de LVSL en particulier, il faut reconnaître que le RIC n’est pas directement un outil de lutte sociale. C’est un outil qui permet de prendre des décisions de façon à refléter le souhait du plus grand nombre, d’éviter que la prise de décision soit captée par une élite, en garantissant un pouvoir très fort aux classes sociales les moins représentées politiquement. Les luttes sociales pour l’antiracisme, le féminisme, l’environnement, etc. seront toujours nécessaires. Mais le RIC les rendra beaucoup plus faciles.
LVSL – A l’inverse de cet argument de la tyrannie de la majorité, ne pourrait-on pas dire que le RIC est parfois un outil de tyrannie de la minorité ? On voit par exemple que la participation moyenne dans les votations en Suisse tourne autour de 40 %, ce qui signifie que la majorité de la population ne s’exprime pas. N’y a-t-il pas un risque de laisser les plus politisés, une toute petite élite donc, gouverner au nom du peuple tout entier ?
C. E. – D’abord, la participation aux votations suisses augmente, plutôt autour de 50 % voire un peu plus ces dernières années. Ensuite, l’abstention ne signifie pas la même chose dans un système de démocratie directe où les gens votent tous les mois sur quatre ou cinq sujets ou une fois tous les cinq ans. Si vous passez votre tour une fois tous les cinq ans, les coûts sont élevés. Le RIC produit ce qu’on appelle un public par enjeu, c’est-à-dire il y a des sujets qui mobilisent tout le corps électoral, typiquement les votations sur la loi Covid ou sur l’adhésion aux Nations Unies (la Suisse n’est rentrée à l’ONU qu’en 2002, ndlr), autant de sujets qui rassemblent au-delà des différentes classes sociales. Et puis il y a des sujets de niche, très nombreux en Suisse. Je me rappelle d’une votation à Lausanne sur l’ouverture des bureaux de tabac à côté des gares après vingt heures le dimanche. Dans ces cas-là, beaucoup s’abstiennent car le fait que la majorité vote oui ou non ne va pas changer leur vie.
Surtout, il faut savoir qu’il n’y a jamais un groupe qui s’abstient toujours et ne vote jamais. L’intérêt des citoyens bouge selon les sujets. Il faut vraiment lire l’abstention aux RIC comme le fait que les gens font confiance à la majorité pour prendre la décision la plus adaptée, sur des sujets qu’ils considèrent secondaires. Si on regarde les dernières votations suisses, on est sur des sujets qui rassemblent beaucoup, avec des campagnes très polarisées et une fracturation du corps social. Là, la participation est forte.
LVSL – Je voudrais aussi aborder la bataille politique pour le RIC, à laquelle vous consacrez tout un chapitre du livre. Le RIC naît en Suisse dès le XIIIe siècle mais l’idée commence vraiment à prendre seulement vers la fin du XVIIIe avec les idées des Lumières, notamment celles de Jean-Jacques Rousseau. Comment cette idée se diffuse-t-elle et pourquoi la France, qui connaît alors la grande révolution de 1789, n’adopte-t-elle pas le RIC ?
C.E. – C’est ce qui me fait pleurer le soir ! C’est la Révolution française qui a inventé l’idée du RIC : l’idée que chaque citoyen doit avoir le droit de proposer une initiative et qu’il y ait ensuite un référendum, c’est Condorcet qui l’a inventée. La Constitution de l’An I, adoptée en 1793 (mais jamais appliquée, en raison de la guerre contre les monarchies européennes, ndlr), avait d’ailleurs le RIC constituant. Elle prévoyait aussi des mandats très courts, ce qui était très positif sur le plan démocratique. Mais il y avait un grand débat au sein des révolutionnaires de l’époque pour savoir si la démocratie directe est une bonne chose ou pas. Les rédacteurs de la Constitution de l’An I ont gagné une victoire et fait en sorte que les citoyens puissent exercer pleinement la souveraineté. Mais après la Terreur, les libéraux ont réussi ce coup de force de ressortir une constitution qui n’était absolument pas celle qui devait s’appliquer. C’est un hold-up de l’histoire qui nous a privé du RIC, ce n’est pas vrai de dire que la culture démocratique française est étrangère à ce processus. Les Suisses eux-mêmes disent que c’est grâce aux Français qu’ils ont le RIC !
« Des RIC fonctionnels n’ont jamais été concédés par les élites de bon gré. »
Il est temps de mettre fin à ce détour relativement long qui a fait que nos élus politiques refusent de concéder le pouvoir. Il est donc important de souligner que c’est la France qui l’a inventé pendant la Révolution française, que les Suisses l’ont repris et les Français se le sont fait voler, par ceux qui voulaient absolument éviter que les pauvres et les citoyens de base puissent décider dans notre pays. Tout aurait pu être autrement.
Cette histoire nous apprend quelque chose pour le combat actuel pour le RIC : des RIC fonctionnels n’ont jamais été concédés par les élites de bon gré. A chaque fois que les partis politiques concèdent le RIC il y a un gros mouvement social derrière. On le voit durant les vagues de démocratisation post Deuxième Guerre mondiale avec des pays comme l’Italie qui ont adopté le RIC mais qui ne sont que des RIC de façade… En fait l’histoire est exactement la même que celle du suffrage féminin : c’est lorsqu’il y a la peur d’une révolution que les élites politiques concèdent le RIC. Ca marche aussi lorsqu’il y a une menace extérieure, comme à Taïwan, où le pouvoir a concédé le RIC à ses citoyens en 2016 par peur d’une invasion chinoise, afin de serrer les rangs et de créer une unité nationale.
La Révolution française a donc inventé le RIC et je crois qu’il est temps qu’on redécouvre cet outil. Ce qui est étonnant, c’est que les élites intellectuelles, médiatiques ou politiques n’y connaissent rien. J’ai récemment fait un débat chez Frédéric Taddeï où je parle du RIC constituant avec Emmanuel Todd et une représentante d’une élue ex-LR qui me dit qu’elle préfère le RIC à la suisse, je lui dis c’est la même chose et elle me répond « non pas du tout ». Donc elle ne sait pas ce que c’est ! Les médias nous disent que le RIC serait fasciste, les intellectuels pensent que laisser les gens décider entraînerait les dix plaies d’Égypte. Ce sont les mêmes discours que ceux des adversaires du suffrage féminin : on disait alors que les femmes sont trop émotives, qu’elles prendraient des décisions complètement chaotiques. On entendait la même chose sur le suffrage universel masculin : si on fait voter les gueux ils vont réduire toutes les libertés, détruire les droits, on va vivre dans le chaos absolu… Et pourtant aujourd’hui personne ne s’opposerait, en tout cas publiquement, au droit d’élire.
LVSL – En effet, le RIC n’a jamais été concédé gracieusement par les élites. Ce n’est arrivé que dans des situations où celles-ci étaient très sévèrement menacées par des mouvements sociaux ou des contraintes extérieures. En France le moment où cette question a réémergé a été durant les Gilets jaunes. Je partage votre analogie avec les autres mouvements pour les droits civiques, mais ceux-ci sont quand même assez peu nombreux. On aurait imaginé que les revendications des Gilets jaunes seraient restées sur des questions de redistribution et de justice fiscale. Comment expliquer que le RIC soit devenu la revendication phare du mouvement ?
C.E. – Les mouvements de lutte pour le RIC en France datent des années 1980. En 1995, presque tous les candidats à l’élection présidentielle avaient ce qu’on qualifiait de référendum d’initiative populaire dans leur programme. Les premiers sondages où on demande si les gens sont favorables au RIC datent de 2011 et le niveau de soutien est déjà à 70%. Un travail de fond a été mené par des associations, je pense particulièrement à l’association Article 3, qui travaille le sujet depuis longtemps avec Yvan Bachaud. Nous avons aussi beaucoup de nos départements frontaliers avec la Suisse. Donc le RIC était déjà un peu connu.
Evidemment, l’idée a pris une tout autre ampleur avec les Gilets jaunes. Fin novembre 2018, un habitant de Saint-Clair-du-Rhône (Isère) avait invité Maxime Nicolle, un des leaders des Gilets jaunes, Etienne Chouard, qui militait sur l’importance d’écrire la Constitution par nous-mêmes mais pas vraiment sur le RIC, Yvan Bachaud, le grand-père du RIC, et son jeune lieutenant Léo Girod. Ils ont fait une table ronde et c’est à ce moment-là que le RIC a vraiment émergé, pour dire « et si au lieu de s’opposer à des lois à mesure qu’elles arrivent, on prenait le pouvoir ? ». Il suffit d’un entrepreneur de cause, de quelqu’un qui a cette capacité à disséminer cette idée dans les groupes mobilisés. Si vous allez sur des ronds-points en parler aux Gilets jaunes, ils ne savent pas forcément ce que c’est mais ils savent que c’est une bonne idée. Au contraire, si vous allez dans les cercles universitaires, ils ne savent pas non plus ce que c’est, mais ils savent que c’est une mauvaise idée !
Désormais, il ne faut pas relâcher cette pression en sachant que nous ne sommes pas seuls : le mouvement pour le RIC va bien au-delà de la France et concerne toutes les vieilles démocraties de l’Europe. Aux Pays-Bas, par exemple, le RIC n’est pas du tout un tabou. Notre système démocratique a un problème, les classes populaires sont dépossédées du pouvoir. L’Allemagne, elle, en parle aussi, mais toujours avec ce traumatisme qu’a été le régime nazi, et donc une crainte du référendum et du plébiscite. Les pays autour de nous sont un peu en train de tomber comme des dominos sur cette question. On est vraiment dans une période où, même si les Gilets jaunes sont aujourd’hui un peu moins visibles, l’enjeu est là. Dans le dernier sondage qu’on a fait sur le RIC constituant, à la question « seriez-vous favorable à ce que 700 000 citoyens puissent soumettre un amendement à la Constitution au référendum », on a eu 73% d’opinions favorables !
Désormais les gens connaissent le RIC et le souhaitent. Ce qui est difficile c’est cette résistance des élites politiques, on se heurte vraiment à un mur. Il faut donc réussir à augmenter la pression et toucher différents canaux comme celui électoral. Le suffrage masculin a triomphé quand le mouvement ouvrier s’est rassemblé sur cette question, lorsque les organisations se sont dit « on demande d’abord ça, on s’engueulera après ». Pareil sur le suffrage féminin : certaines suffragettes voulaient d’abord des droits économiques mais toutes se sont finalement rassemblées pour pouvoir décider par elles-mêmes.
LVSL – La grande majorité des Gilets jaunes n’étaient pas encartés dans des partis ni membres de syndicats ou même d’associations. Pourtant certains partis politiques ou candidats revendiquent aussi le RIC. Quels sont les courants politiques les plus favorables à cet outil, et à l’inverse ceux qui y sont le plus opposés ?
C.E. – D’abord il faut distinguer les élites partisanes de la base. Concernant les électeurs ou sympathisants, les résultats sont clairs : plus le mouvement politique est perdant dans la compétition électorale, plus il soutient le RIC, moins il est perdant, moins il le soutient. On le voit dans le sondage que nous avons commandé. Les électeurs du Front National, de la France Insoumise, de Philippe Poutou, de Nathalie Arthaud, de Jean Lassalle et de Nicolas Dupont-Aignan sont très favorables au RIC. Ils le sont d’autant plus qu’ils viennent de classes populaires, avec des niveaux de revenus et d’éducation bas. Ce sont les perdants du système de la représentation politique, ceux dont les idées ne sont jamais au pouvoir.
La ligne de clivage a toujours été la même dans l’histoire. Les anarchistes ont défendu le RIC, les marxistes aussi quand ils n’avaient pas le pouvoir, mais quand ils l’ont eu en URSS, ils ne l’ont jamais mis en place. Quand les chrétiens ou les libéraux étaient dans l’opposition, ils aussi l’ont défendu. Plus un parti a des chances d’accéder au pouvoir, moins il veut le partager et moins il défend le RIC. Aujourd’hui les poches de soutien du RIC sont les électeurs de la France Insoumise et du Front National, en marge du système politique classique. Pour les républicains et les socialistes, le soutien est assez tiède. L’électorat macroniste, lui, n’est pas pro RIC parce qu’il exerce le pouvoir et n’a pas du tout envie de le concéder. Mais si Emmanuel Macron est dans l’opposition demain, la République en marche se convertira immédiatement au RIC…
LVSL – Parlons maintenant de la mise en pratique du RIC : 36 pays dans le monde disposent du RIC, sous différentes formes. Pourtant, la moitié d’entre eux ne l’ont jamais utilisé. Parmi les autres, les exemples de référendum étant allé jusqu’au bout, c’est-à-dire où le choix de la majorité a été mis en place, sont encore plus rares. Vous expliquez que les modalités pratiques du RIC, comme le nombre de signatures requises, les possibilités d’intervention du Parlement, l’exigence d’un quorum ou encore les délais jouent un rôle décisif. Concrètement, comment éviter que le RIC ne soit qu’une coquille vide ?
C.E – Dans mon nouveau livre Pour que voter serve enfin (Éditions Talma, 2022), j’ai écrit dix commandements à respecter pour un RIC digne de ce nom. Il y a encore des malentendus, notamment avec l’électorat insoumis, qui est persuadé que le RIC constituant est dans le programme de Jean-Luc Mélenchon, alors que ce n’est pas le cas. De fait, il y a plein de pays qui ont le RIC dans leur constitution mais la loi d’application n’a pas été adoptée, donc on ne sait pas comment il est censé fonctionner. Or, il faut bien comprendre que les parlementaires n’ont aucun intérêt à adopter cette loi d’application.
« Il faut toujours être très précis sur les modalités d’application du RIC, en partant du principe que la personne qui va appliquer la mesure n’est pas dans votre camp politique et qu’elle qui va essayer de différer sa mise en application. »
Il faut donc un seuil pas trop élevé – pour que le RIC puisse être lancé – mais aussi pas trop bas, pour ne pas voter tout le temps. Il est également primordial que la validité du référendum ne soit pas conditionnée. Par exemple, certains pays ont mis en place des quorums, c’est-à-dire que le référendum est valide sous réserve d’un certain taux de participation ou sous réserve qu’un certain nombre de personnes soutiennent la mesure. Ce sont des mesures qui tuent les RIC parce que tous les adversaires de la proposition ont intérêt à ne pas en parler, pour que le taux de participation soit le plus bas possible.
Tous ces éléments sont importants : le type de pouvoir qu’il donne, le nombre de signatures, le délai de collecte des signatures, les conditions de validité du référendum, le fait que le référendum soit contraignant et non consultatif… Il faut toujours être très précis sur les modalités d’application du RIC, en partant du principe que la personne qui va appliquer la mesure n’est pas dans votre camp politique et qu’elle va essayer de différer sa mise en application. Pour rendre les choses plus concrètes, nous avons créé, avec « Espoir RIC », un jeu de société – « le jeu de l’oie du RIC » – avec les différentes étapes auxquelles il faut penser quand on met en place un RIC.
LVSL – Juste une précision sur le nombre de signatures qui ne doit être ni trop faible, ni trop élevé. Concrètement ce serait combien, soit en nombre absolu, soit en proportion du corps électoral ?
C.E. – Nous sommes favorables à un nombre absolu parce que ça représente la taille d’une minorité. C’est le génie des Suisses d’avoir fixé un nombre absolu qui a rendu les RIC beaucoup plus faciles à mesure que la population augmentait. Il ne faut pas qu’il y ait des éléments du type représenter différents quartiers, différents seuils de la population, etc. Donc nous proposons le chiffre de 700 000 citoyens pour le RIC constituant. S’il s’agit d’abroger une loi, on peut faire plus bas. 700 000 citoyens colle avec tous les RIC qui fonctionnent dans les autres pays. Enfin, cela prend aussi en compte le fait que la France est aussi un pays rural et cela permet aux campagnes et aux départements d’Outre-mer de pouvoir lancer un RIC. Enfin, je pense aussi qu’il est important que nous ayons plusieurs supports, à la fois en ligne et sur papier.
LVSL – Pour finir, après votre tentative de participer à l’élection présidentielle et dans le contexte de cette élection, avec plusieurs candidats qui promettent un RIC s’ils étaient élus, notamment Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen, comment voyez-vous la suite de ce combat pour le RIC ?
C.E. – J’ai peu d’espoir sur la campagne présidentielle. Il y a des mouvements citoyens qui se sont ralliés à des candidats sans rien obtenir en termes de changements dans leur programme. Nous ne nous sommes ralliés à personne, mais nous avons réussi à ce qu’un candidat reprenne notre engagement sur le RIC constituant (Jean Lassalle, ndlr) donc c’est de bon augure. Le gros problème, ce sont les confusions. L’électorat de la France Insoumise croit qu’il a le RIC constituant, mais lorsque je débat avec les personnes qui ont conçu le programme, elles me disent qu’elles sont contre. Marine Le Pen, elle, n’a jamais été aussi proche d’arriver au pouvoir, donc même si son électorat est pour, elle doit se dire qu’elle va avoir tous les gauchistes qui vont faire un RIC toutes les quatre semaines… Emmanuel Macron, lui, s’en fout.
Cependant, durant cette campagne, nous avons fait un pas. Désormais, nous entendons continuer cette stratégie de pression. Le mouvement de défense du RIC, et notamment du RIC constituant, est plus fort qu’il n’a jamais été. Il faut nous structurer et bâtir des liens à l’international, un peu comme l’internationale anarchiste ou l’internationale ouvrière. Nous devons obtenir des engagements crédibles sur cet enjeu, nous ne voulons pas voter utile, mais pour celui ou celle qui s’engagera à ce que les choses changent dans notre pays.
Dans L’opium des élites, Aquilino Morelle, ancien conseiller politique de Lionel Jospin, d’Arnaud Montebourg et de François Hollande, propose un autre regard sur la construction européenne : celui d’un projet élitiste, jamais débattu devant le peuple. Dans ce long entretien, il revient en particulier sur le « fédéralisme clandestin » de François Mitterrand, qui a bâti une Union européenne néolibérale plutôt que le socialisme à la française qu’il avait promis. À l’aide de nombreuses références historiques, il aborde aussi l’absence de démocratie en matière européenne, la question du Frexit ou encore le manque de patriotisme des élites françaises. Entretien réalisé par William Bouchardon.
LVSL – Votre livre revient sur 60 ans de construction européenne et sur l’orientation de celle-ci. À vous lire, on comprend que le projet européen était fédéraliste dès l’origine, alors qu’on nous présente souvent celui-ci comme une lente construction conduite par les États-nations. Pouvez-vous revenir sur cet aspect ?
Aquilino Morelle – Pour bien comprendre, il faut faire un détour par la généalogie de l’européisme. Ce mot, apparu dans un récit de voyage dès la fin du XVIIIe siècle, servit en premier lieu à distinguer physiquement les populations européennes des autres ; puis, au XIXe siècle, dans le contexte politique russe, il désigna l’opinion favorable à l’Europe, par opposition à la slavophilie et au panslavisme. Enfin, il fut repris par l’écrivain Jules Romains, qui lui donna en 1915 son sens actuel : la « position politique favorable à l’unification de l’Europe ». En somme, il s’agit d’un mouvement intellectuel qui voit dans l’union politique de l’Europe une nécessité première et une priorité absolue, transcendant toute autre forme de conviction, en particulier partisane.
Né de la Première Guerre mondiale et de ses massacres de masse, ce courant de pensée a connu son âge d’or entre 1923 et 1933. En octobre 1923, le comte autrichien Richard Coudenhove‐Kalergi fait paraître le livre programmatique Pan-europa et lance en parallèle un mouvement politique éponyme, qui prendra fin avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir dix ans plus tard. Cette décennie fut marquée par une intense effervescence intellectuelle autour de très nombreuses revues, le premier Congrès paneuropéen à Vienne en octobre 1926, des projets de « grand marché » fondé sur une union douanière et une unification monétaire du continent, ainsi que la recherche d’une rationalisation de l’économie européenne avec le « plan Delaisi ». Ce projet réalise une première percée politique avec l’exposé du plan Briand lors de la Xe assemblée générale de la Société des nations en 1929 et le Mémorandum pour une « Union fédérale européenne », annoncé le 1er mai 1930.
Progressivement, l’« Europe » est apparue à un nombre grandissant d’intellectuels comme une idée politique belle et puissante, séduisante, attractive, ayant vocation à se substituer à celles du XIXe siècle, jugées épuisées, tels le nationalisme, le marxisme ou le libéralisme. Une idée politique possédant deux dimensions principales : le fédéralisme et le continentalisme.
Dans le prolongement de l’ouvrage fondateur de Pierre‐Joseph Proudhon, Du principe fédératif (1863), les tenants du fédéralisme voient en lui une loi centrale de l’évolution des sociétés humaines, permettant à celles‐ci de concilier, d’une part les impératifs de liberté et d’autonomie, et d’autre part l’ordre et la sécurité. Dans cette perspective historique, l’Europe unifiée est une étape nécessaire et capitale d’un fédéralisme universel. En ce sens, dès l’origine, l’européisme est un mondialisme.
« Progressivement, l’”Europe” est apparue comme une idée politique belle et puissante, séduisante, attractive, ayant vocation à se substituer à celles du XIXe siècle, jugées épuisées, tels le nationalisme, le marxisme ou le libéralisme. »
Quant au « continentalisme », dont le principal représentant fut Coudenhove‐Kalergi, c’est un courant inspiré du panaméricanisme, formalisé par le juriste et diplomate chilien Álvarez, qui proposa en 1926 une réforme de la SDN suivant des bases continentales. Selon Álvarez, la masse physique et humaine d’un continent est bien plus qu’une donnée géographique, elle forme un élément indépassable de solidarité, d’identité et d’unité. Il plaide donc pour une organisation politique du monde passant par le regroupement des États de chaque continent, considérés comme les seules bases géographiques culturellement cohérentes et à la mesure des enjeux économiques du temps. C’est le continentalisme qui, en 1823, a fondé la « doctrine Monroe » aux États‐Unis (formulé par le président américain James Monroe, cette politique étrangère condamne toute intervention européenne dans les affaires « des Amériques », préparant les visées impérialistes des USA sur leurs voisins du Sud, nldr), autant que suscité la création de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1963.
L’européisme actuel est héritier de cette histoire. Comme son aïeul, il est à la fois un continentalisme et un fédéralisme, parfois avoué mais le plus souvent masqué. Jean Monnet est un des rares à assumer son fédéralisme. Dès août 1943, dans une note stratégique destinée au général de Gaulle, il souligne la nécessité que « les États d’Europe forment une fédération ou une “entité européenne” ». Dans la déclaration Schuman du 9 mai 1950, considéré comme le texte fondateur de la construction européenne, Monnet demande que l’on souligne cinq lignes essentielles : celles où il précise que la future CECA réalise « les premières assises concrètes d’une fédération européenne indispensable à la préservation de la paix ». En tant que Président de la Haute Autorité, organisme supranational de la CECA, il déclara que « notre Communauté n’est pas une association de producteurs de charbon et d’acier : elle est le commencement de l’Europe. » Tout au long de son action, qu’il poursuivit en tant que président du Comité d’action pour les États‐Unis d’Europe (CAEUE), il confirma sa profession de foi, affirmant : « C’est au fur et à mesure que l’action des Communautés s’affirmera que les liens entre les hommes et la solidarité qui se dessinent déjà se renforceront et s’étendront. Alors, les réalités elles-mêmes permettront de dégager l’union politique qui est l’objectif de notre Communauté : l’établissement des États‐Unis d’Europe. »
Loin de se cantonner à des soi-disant « petits pas », Monnet a installé, au cœur de la mécanique européenne, la technique fédéraliste de « l’engrenage » : chaque étape atteinte, chaque point marqué, prépare l’offensive suivante et doit rendre le retour en arrière pratiquement impossible, avec un « effet de cliquet ». Ses successeurs feront de même, en particulier Jacques Delors, qui reconnaîtra que la réalisation du grand marché unique, avec la signature de l’Acte Unique, en 1986, illustre cette « théorie de l’engrenage, une mesure en appelant une autre ». Ce moment est véritablement décisif : en élargissant considérablement le recours au vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres européen, il affaiblit fortement la possibilité pour les États de s’opposer à de nouvelles avancées fédéralistes.
En 50 ans (1950-2000), cette méthode aura permis de construire un édifice juridique et institutionnel européen, par trois vagues successives d’engrenage. Dans ses mémoires, Jacques Delors écrit : « Deux périodes permettent de comprendre l’apport de la méthode de Jean Monnet, celle de l’engrenage, au processus d’intégration : la première remonte à l’origine même des Communautés […]. La réalisation de l’Union douanière, prévue par le traité de Rome, témoigne de la force de cette méthode lorsqu’elle est appliquée avec diligence […]. Ainsi, l’Union douanière entra en vigueur plus vite que prévu par le calendrier initial. Elle fut achevée le 1er juillet 1968, avec 18 mois d’avance. Plus près de nous, la relance de 1985 illustre, elle aussi, la méthode de l’engrenage […]. L’engrenage par l’économique a fonctionné jusqu’en 1992 : l’Acte unique permet de décider, en étendant le vote à la majorité qualifiée, et met en place les politiques structurelles, contrepartie indispensable du grand marché. » Vient ensuite la troisième époque : « L’Union économique et monétaire (UEM) peut être considérée comme le départ d’un nouvel engrenage. »
Ainsi, dès l’origine et jusqu’à nos jours, l’européisme est un projet fédéraliste, celui des « États-Unis d’Europe ». Certains l’ont ouvertement revendiqué, tels Jean Monnet, le philosophe Jean Benda, l’écrivain suisse Denis de Rougemont ou l’homme politique italien Altiero Spinelli, hier ; le philosophe Jürgen Habermas, l’ex Premier ministre belge Guy Verhofstadt (libéral), Daniel Cohn-Bendit (écologiste) ou l’ancien Premier ministre italien Enrico Letta (social-démocrate), aujourd’hui. Mais beaucoup d’autres, notamment Mitterrand et Delors, ont fait le choix de ce que Raymond Aron appelait « le fédéralisme clandestin ».
LVSL – Vous mentionnez à juste titre François Mitterrand. En France, cette orientation fédéraliste n’a-t-elle pas été bien plus portée par les socialistes que par la droite gaulliste ?
A. M. – En effet. Le général de Gaulle a toujours été un défenseur de la Nation en général et de la nation française en particulier. Pour cette raison, il était favorable à ce que l’on a appelé « l’Europe des peuples », c’est-à-dire une Europe respectueuse des identités de chaque nation et de la souveraineté de chaque État. Il a donc toujours rejeté le fédéralisme.
Quant à Mitterrand, son engagement fédéraliste commence dès sa jeunesse. En mai 1948, il participe au Congrès de La Haye, moment exalté de la relève fédéraliste d’après‐guerre et « en était ressorti très impressionné » selon Jacques Delors. Quelques mois plus tard, le 18 novembre 1948, en tant que secrétaire d’État auprès du président du Conseil Henri Queuille, il représente la France au congrès de l’Union européenne des fédéralistes à Rome. Il n’était alors pas encore socialiste, mais déjà fédéraliste.Mitterrand a cependant dissimulé cette conviction selon les aléas de sa vie publique. Comme le précise Delors : « l’engagement historique de François Mitterrand en faveur de l’Europe ne faisait pas de doute, même si l’expression en était plus ou moins explicite selon les contingences de la politique, surtout avant qu’il n’accède au pouvoir […]. C’est donc à partir de son choix décisif de mars 1983 qu’il a vraiment chaussé les bottes du grand européen qu’il était. »
« En mars 1968, dans une longue tribune dans Le Monde, Mitterrand expose de façon limpide l’alternative implacable qui s’offrirait à la gauche lorsque celle-ci accéderait au pouvoir : le socialisme ou l’Europe. »
Une fois aux responsabilités, il agit en fonction de ses convictions fédéralistes, en particulier lors du fameux « tournant de mars 1983 », qui ne fut pas un tournant « libéral » ou « de la rigueur », mais bien un tournant fédéraliste. A ce moment, il décide d’escamoter le socialisme et d’ériger l’européisme en idéologie de substitution. C’est une mystification politique sans précédent dans notre histoire. Contrairement à ce qu’on entend parfois, ce ne fut pas un choix dicté par les circonstances, mais bien une décision mûrement pesée et réfléchie de longue date, qui utilisa le contexte comme alibi.
On pouvait d’ailleurs le deviner dès mai 1981, à travers de ses nominations aux fonctions les plus stratégiques : Jacques Delors au ministère de l’Économie et des Finances et Claude Cheysson aux Relations extérieures. Le premier était un ancien collaborateur de Jacques Chaban‐Delmas et alors député européen. Le second un commissaire européen, nommé sous Pompidou et reconduit par Giscard d’Estaing, au Quai d’Orsay. Pour le premier gouvernement de gauche après 23 ans d’opposition, on était en droit d’attendre d’autres profils ! En tant qu’ancien adhérent du MRP (1944‐1946) et fondateur en octobre 1973 du club « Échange et projets » visant à dialoguer avec les milieux industriels et financiers, Delors fut d’ailleurs considéré par nombre de socialistes comme trop « à droite » et trop proche du patronat. Il réussit cependant à casser cette image en signant le « manifeste des Trente » en 1978, aux côtés des mitterrandistes du premier cercle (Édith Cresson, Lionel Jospin, Henri Emmanuelli, Charles Hernu, Pierre Joxe, Louis Mermaz) pour soutenir Mitterrand contre Rocard, en dépit de ses opinions affichées en faveur de la « seconde gauche ». Mitterrand le remercia ensuite en le faisant élire au Parlement européen.
Mitterrand savait ce qu’il faisait. Déjà en décembre 1965, lors du second tour de la présidentielle contre le général de Gaulle, en pleine crise « de la chaise vide », il se présentait comme « le candidat de l’Europe ». Surtout, en mars 1968, dans une longue tribune dans Le Monde, il expose de façon limpide l’alternative implacable qui s’offrirait à la gauche lorsque celle-ci accéderait au pouvoir : le socialisme ou l’Europe. Ce texte, publié en deux parties et intitulé « Une politique économique pour la France », présentait d’abord (29 février, « Une économie désarmée ») un lourd réquisitoire contre la politique économique et sociale conduite par les deux ministres de l’Économie successifs de Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing et Michel Debré ; puis (1er mars, « Mobiliser l’économie ») un exposé de la politique alternative qu’il préconisait, qui précise que la politique socialiste a « Une stratégie : l’Europe ». Les derniers mots sont sans détours : « Une France socialiste dans une Europe libérale : cette question est d’actualité brûlante pour la gauche […]. La gauche devra‐t‐elle opter pour l’Europe contre le socialisme, pour le socialisme contre l’Europe ? » Ainsi, dès mars 1968, quinze ans avant le mois de mars 1983, tout était déjà écrit par le premier secrétaire du PS.
LVSL – Si l’engagement européiste de Mitterrand était aussi fort, pourquoi l’a-t-il caché aux Français ?
A. M. – Ces quinze années d’ambiguïté savamment entretenue visaient à ménager les forces dont François Mitterrand avait besoin pour accéder au pouvoir. D’abord le PCF, qui était violemment hostile à la construction européenne, qu’il considérait comme un outil du « grand capital ». Mais aussi le CERES (Centre d’Etudes, de Recherche et d’Education Socialiste) de Jean‐Pierre Chevènement, qui fit partie des fondateurs du PS d’Épinay et était le stratège de l’union de la gauche. Ces quinze années ont aussi construit la légende qui entoure le personnage de Mitterrand, grand monarque qui prêtait l’oreille aux uns et aux autres, recevait, le soir venu, de très nombreux visiteurs et passa dix journées et dix nuits, du 13 au 23 mars 1983, à raturer des notes et à soupeser des arguments économiques et financiers.
En réalité, il n’avait que faire de tout cela. Le vieux roi en avait décidé autrement depuis fort longtemps. Durant cette « décade prodigieuse » de mars 1983, Mitterrand fut surtout le metteur en scène d’une pièce de théâtre dont il était le seul à connaître les tirades et le dénouement, puisqu’il les avait lui-même écrits. Toute cette comédie ne servait qu’à préparer les acteurs – le gouvernement, le PS, le PCF et la majorité parlementaire – et les spectateurs, c’est-à-dire les Français. Entre le socialisme et l’Europe, ce serait l’Europe.
Un premier avertissement avait déjà été lancé le 27 septembre 1982 à Figeac. Le Président y avait qualifié l’Europe d’« admirable construction » et rappelé : « oui, moi je suis européen de conviction, mes votes sont toujours allés dans ce sens ». Le tournant était déjà pris puisqu’il élevait au rang de « nécessité » la limite de 3 % du PIB pour le déficit budgétaire et assenait à son auditoire que « ce que j’ai appelé le socialisme à la française, je n’en fais pas une Bible ».
Pour Mitterrand, se défaire du socialisme, qu’il avait enfilé comme un costume de scène, pour retrouver sa vieille maîtresse, l’Europe, fut un vrai soulagement : celui de clore enfin ce « cycle d’Épinay » qui lui avait certes permis d’asseoir sa domination sur le PCF et d’accéder au pouvoir, mais qui lui avait tant pesé. Par ailleurs, il faisait ainsi d’une pierre deux coups, puisqu’il enclenchait l’engrenage qui aboutirait à l’« Europe de Maastricht », sa revanche posthume sur Charles de Gaulle et son « Europe des nations ».
La « rigueur » de 1982, puis l’« austérité » de 1983, plus que des objectifs en eux‐mêmes, furent conçues par Mitterrand et Delors avant tout comme des instruments, des étapes, vers une perspective fédéraliste. Maîtriser le déficit public et sauvegarder le cours du franc pour préserver ainsi la participation de notre monnaie au SME n’étaient que des préalables pour atteindre une visée autrement importante à leurs yeux. La véritable finalité de ce changement politique était de donner des gages à l’Allemagne et à son nouveau chancelier, Helmut Kohl, afin d’engager une relance politique de la construction européenne.
Cette stratégie fédéraliste fut pleinement déployée lors la présidence française de l’Europe au premier semestre 1984 avec le Conseil européen de Fontainebleau, qui entérinait la commande du « Livre blanc sur l’achèvement du marché intérieur » à Jacques Delors, qui deviendrait Président de la Commission européenne l’année suivante. Delors occupera cette fonction pendant trois mandats, de janvier 1985 à janvier 1995, dix années qui ont changé le visage de l’Europe et du monde.
LVSL – Vous affirmez donc que le « tournant de la rigueur » n’en était pas un et qu’il s’agissait uniquement d’une stratégie pour construire l’Europe ?
A. M. – Oui. Hubert Védrine rappelle ainsi que le « forcing européen des années 1984‐1992 est impensable sans le préalable de la rigueur de mars 1983. » Mais en réalité, il n’y a pas eu, en mars 1983, de « tournant de la rigueur » imposé par la « contrainte extérieure » comme on nous le raconte. Quelques semaines avant sa mort, Mitterrand a d’ailleurs mis les choses au clair : « Le tournant ? Quel tournant ? Il n’a jamais existé que dans la tête des journalistes. »
En fait, les statistiques économiques furent mises au service du projet politique de François Mitterrand. Comme l’a souligné Jean‐Pierre Chevènement, le déficit commercial de la France en 1982 était quatre fois moindre que l’actuel et, avec un taux d’endettement de 20 % du PIB cette même année (contre 116% en 2020, ndlr), notre pays respectait haut la main les critères de Maastricht. Ces chiffres ont été utilisés pour dramatiser une situation, certes sérieuse, mais pas dramatique. Jacques Delors l’a reconnu vingt ans plus tard, en 2004 : « Si on compare la France de mars 1983 avec les autres pays, en termes de croissance économique et d’emploi, nous faisions mieux et nous avions un des déficits budgétaires les plus faibles d’Europe, ce qui n’empêchait pas le franc d’être attaqué. Notre taux d’inflation nous situait au milieu du peloton européen, mais très au‐dessus de l’Allemagne. Mais nous étions franchement dans le rouge pour le commerce extérieur avec un déficit proche de cent milliards. »
« Le choix décisif de mars 1983 ne fut pas “un tournant libéral” mais un tournant fédéraliste . La finalité était de convaincre Kohl de relancer la construction européenne. »
Le choix décisif de mars 1983 ne fut pas « un tournant libéral » mais un tournant fédéraliste. La finalité était de convaincre Kohl de relancer la construction européenne. Puis, en faisant un chèque aux Anglais pour satisfaire le « I want my money back » de Margaret Thatcher, celle-ci entérina le choix, concocté par Mitterrand et Kohl, de nommer Delors à la tête de la Commission européenne, dont la principale mission fut de préparer l’Acte unique européen (1986), le premier traité européen depuis celui de Rome (1957). Tous ces événements majeurs des années 1983 à 1986 constituent une seule et même séquence politique avec une cohérence idéologique profonde : la relance du fédéralisme européen. Qualifier le tournant de mars 1983 de « libéral » est une facilité de langage et une erreur d’appréciation politique. Ce fut un tournant fédéraliste. Il ne s’agissait pas de « ne pas sortir de l’Europe », mais de fabriquer une nouvelle Europe, plus fédérale.
LVSL – N’est-ce pas cette adhésion des socialistes à la construction européenne, plutôt que, par exemple, la note de Terra Nova en 2011 ou la loi Travail de François Hollande, qui explique le divorce entre le PS et les classes populaires ?
A. M. – Vous avez raison. La piteuse note de Terra Nova – publiée le 10 mai 2011, un aveu involontaire autant qu’une provocation puérile – n’est qu’une conséquence lointaine de cet événement historique que fut le tournant de mars 1983. Ce retournement, jamais véritablement ni débattu, ni expliqué aux Français, ne correspondait en rien aux orientations validées en mai 1981. C’est à la fois un déni de démocratie pour la France et une trahison des électeurs de gauche, au premier rang desquels les couches populaires. Le printemps 1983 marque le début de la dislocation de l’alliance de classes qui avait porté la gauche au pouvoir deux ans plus tôt, cette longue chaîne humaine et politique qui unissait la professeure d’université, le cadre supérieur, l’institutrice, l’infirmier, l’ouvrière, les conduisait non seulement à déposer le même bulletin dans l’urne, mais aussi à rêver ensemble à une même société, plus libre et plus juste. Durant les trois décennies suivantes, la «majorité sociologique » réunie par Mitterrand en 1981 s’est de plus en plus effritée, avant de disparaître lors de la débâcle finale en 2017 avec un président socialiste empêché de se représenter et un candidat socialiste au score humiliant.
Dans son dernier livre écrit en tant que socialiste, en novembre 1980, Mitterrand portait une promesse d’« ici et maintenant ». En assumant son européisme, il la transforma en « ailleurs et plus tard ». À la place d’une France socialiste, il désigna l’Europe « sociale » comme horizon des jours meilleurs. Lorsqu’on lui demandait quand l’Europe deviendrait sociale, il répondait toujours « plus tard ». En réalité il savait que la vraie réponse était « jamais », car le cadre juridique de l’Europe s’opposait, dès le traité de Rome, à une telle évolution, puis l’a interdite avec l’Acte unique en 1986 et, plus encore, en 1992 avec le traité de Maastricht.
« La gauche est passée de la vénération du prolétariat à la “prolophobie”. »
Longtemps, la gauche s’est préoccupée en priorité de ceux qui allaient mal, dont la vie était dure, et qui réclamaient simplement de vivre mieux. Progressivement, elle s’est désintéressé d’eux, pour s’attacher à ceux qui vont bien et désirent une vie plus douce. En somme,la gauche est passée de la vénération du prolétariat à la « prolophobie », de l’ouvriérisme à la glorification du « bobo ». En devenant de plus en plus étrangère à des classes populaires qu’elle ne cherche plus à comprendre, la gauche n’a cessé de leur reprocher leur réticence à la mondialisation et à la construction européenne ou encore leur racisme, leur xénophobie, leur sexisme et leur homophobie supposés. Pour citer Bertolt Brecht, elle l’a accusé de venir grossir « le ventre encore fécond, d’où a surgi la bête immonde ». Bref, cette gauche autoproclamée « de gouvernement », cette gauche du « oui », héritière de la deuxième gauche, a excommunié le peuple.
Désabusé, dégoûté et résigné, le peuple s’est alors progressivement détourné de cette gauche. Le chômage de masse, le poids de l’intégration de la majorité des populations immigrées, la dégradation des services publics, notamment l’école qui permettait l’ascension sociale des enfants, l’explosion des prix du foncier… sont autant de motifs pour lesquels le peuple a délaissé la gauche. Au contraire, le FN, bien qu’il n’ait pas changé dans ses tréfonds, a fait l’effort, évidemment intéressé et insincère, d’écouter le peuple et de prendre en compte ses difficultés. Le travail de dédiabolisation accompli par Marine Le Pen et les accusations de « populisme » ont achevé d’asseoir l’assise du FN dans le monde ouvrier.
Un grand schisme, tragique, s’est installé : le peuple sans la gauche, la gauche sans le peuple. La gauche, sans le peuple, ne sert plus à rien et n’est plus rien. Elle a abandonné la lutte pour la justice sociale et se contente de réformes de société et de faire des sermons. La gauche sans le peuple, c’est le moralisme. Quant au peuple, sans la gauche, il est condamné à être abusé. Il n’est plus l’agent politique du progrès, mais le supplétif de forces mauvaises qui prospèrent sur le ressentiment. Le peuple sans la gauche, c’est le populisme.
LVSL – Un autre élément est assez frappant lorsque l’on parle de la construction européenne : alors que les enjeux sont considérables, les Français n’ont pu s’exprimer directement sur le sujet qu’à deux occasions : en 1992 et en 2005. Pourtant, l’Union était déjà très avancée avant Maastricht, comme vous l’avez rappelé. Quant à 2005, nous savons que le vote des Français n’a pas été respecté. Considérez-vous que la construction européenne s’est faite contre le peuple français ?
A. M. – Clairement, elle s’est faite contre le peuple français et sans lui. La France était une nation souveraine membre d’une structure de coopération internationale classique, la Communauté économique européenne (CEE). Prise dans une spirale fédéraliste, elle s’est faite absorber dans une entité juridique et politique supranationale, l’Union européenne. Un choix aussi considérable que celui du destin de la France, aurait justifié un débat national. Il n’y en a pas eu.
Le 23 mars 1983, lors de son allocution présidentielle inaugurant la césure européiste, Mitterrand a beaucoup parlé des enjeux du moment, comme le chômage, l’inflation et le commerce extérieur, mais n’a consacré que seize secondes à la vraie raison de cette rupture essentielle, à savoir la construction européenne. Seize secondes ! Voilà tout ce qui a suffit pour évacuer le programme commun de 1972 et ce qui restait des 110 propositions de 1981. Seize secondes pour prendre un tournant sur lequel il n’avait pas été élu, ni lui, ni les parlementaires de sa majorité. Imagine‐t‐on le général de Gaulle annoncer l’indépendance de l’Algérie en seize secondes ? Non. Après avoir signé les accords d’Evian le 18 mars 1962, il les a soumis à la ratification du peuple français par référendum le 8 avril.
En février 1986, lors de l’adoption de l’Acte unique, qui a étendu la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres européen et entériné l’adoption de près de 300 directives pour la réalisation du marché unique et la libéralisation des mouvements de capitaux intra-européens, pas non plus de référendum! Il s’agissait pourtant d’une étape clé vers le fédéralisme et d’un coup d’envoi de la globalisation financière qui allait submerger la planète entière. Quand le drapeau européen fut soudainement mêlé au drapeau français pour le trentième anniversaire du traité de Rome, en 1987, non plus. Ce ne fut qu’en 1992, devant la rupture flagrante représentée par le passage à l’Union européenne et la disparition du franc, et donc la nécessité de réviser la Constitution de la Ve République, que les Français ont enfin été consultés. C’était déjà bien trop tard.
« L’Europe des années 1980 est le pur produit d’une forme moderne de despotisme éclairé. »
Hubert Védrine, conseiller diplomatique, puis secrétaire général de l’Élysée de François Mitterrand.
Les Français ont été privés du débat auquel ils avaient droit. Hubert Védrine l’avait lucidement concédé en déclarant que « l’Europe des années 1980 est le pur produit d’une forme moderne de despotisme éclairé. » A propos des décideurs de l’époque, il explique qu ‘« autour de François Mitterrand, dans les années 1980, tout cela [la nécessité de contourner les opinions publiques] nous paraît si évident que nous ne nous posons à aucun moment la question [celle de consulter le peuple]. Au mieux pensons‐nous de temps à autre qu’il serait opportun de mieux informer le Parlement. » Le scandale démocratique de la ratification parlementaire du traité de Lisbonne, en 2008, après 56% de non des Français en 2005, ne se comprend que dans cette perspective historique. Cet événement indigne illustre bien la conception de la « démocratie » qu’ont les européistes.
LVSL – Si la religion est l’opium du peuple selon les marxistes, vous écrivez que l’Europe est « l’opium des élites ». Ce n’est pourtant pas le cas dans tous les pays, il suffit de regarder le Royaume-Uni, où l’élite économique et politique a toujours été divisée sur le sujet. De même l’Allemagne promeut une construction européenne correspondant à ses intérêts économiques. Comment expliquez-vous cette fascination de nos élites pour l’Europe ?
A. M. – La question de la loyauté des élites, qu’elles soient politiques, économiques et financières, intellectuelles et médiatiques, est devenue un enjeu central de nos sociétés. D’abord c’est un enjeu moral, puisque, comme nous l’a rappelé Raymond Aron, « la fonction d’une élite est d’assurer la grandeur d’un pays ». Nos élites nationales devraient se remémorer l’avertissement de Pareto, qui rappelait que « l’Histoire est un cimetière d’élites ». Ensuite, c’est un problème politique, puisque le peuple a répondu à la sécession des élites en faisant lui-même sécession. «Le populisme est la réponse du peuple à l’élitisme des élites » écrit si justement Jacques Julliard. Or, aucune démocratie ne saurait subsister longtemps à un tel écartèlement. Enfin, c’est un problème électoral, car cette décomposition qui perdure augmente le risque de voir l’extrémisme accéder au pouvoir.
La France souffre d’une pathologie démocratique singulière. En Europe, les élites françaises, en particulier celles de gauche, sont parmi les plus mondialistes, les plus européistes, les plus conformistes et les plus méprisantes à l’égard du peuple. Avec leur mode de vie et de pensée globalisé, elles adhèrent au discours de l’impuissance nationale et cultivent une forme de « haine de soi » bien propre à notre pays. Elle ressassent la dénonciation de l’« exception française », sans pour autant s’intéresser à la vie intellectuelle et politique de l’étranger, se contentant d’un mince vernis de culture anglo‐saxonne, baragouinant le globish et incapables de former une phrase en italien, en espagnol ou en allemand. Idéologiquement universalistes, elles se sont perdues dans une globalisation qu’elles imaginaient naïvement « heureuse » et qu’elles ont cru tout aussi naïvement pouvoir « maîtriser ». Résignées politiquement, considérant « l’Europe » comme la solution à tous les maux, elles sont adeptes de la fuite en avant fédéraliste et de l’idéologie post‐nationale. N’oublions pas la phrase de Christopher Soames, ancien vice-président de la Commission européenne : « Dans une organisation internationale, il faut toujours mettre des Français car ils sont les seuls à ne pas défendre les intérêts de leur pays. »
« Dans une organisation internationale, il faut toujours mettre des Français car ils sont les seuls à ne pas défendre les intérêts de leur pays. »
Christopher Soames, ancien vice-président de la Commission européenne.
Les élites françaises sont dépassées, elles sont incapables d’affronter le nouveau monde, de prendre les problèmes à bras le corps et de clarifier nos relations avec l’UE, un impératif pour relever notre pays. Le constat de Pierre Mendès-France, à l’époque d’une autre crise, celle de la décolonisation, reste d’actualité : « Il semble, par moments, qu’un grand sommeil se soit emparé de la Nation, coupé de rêves pleins de nostalgie à l’égard d’un passé révolu et de cauchemars remplis de craintes à l’égard d’un avenir qui paraît sombre. Il nous faut réveiller la France. C’est là une belle tâche ; c’est une tâche difficile ; c’est une tâche possible. » Ce réveil implique le remplacement de la vieille génération européiste et l’affirmation de responsables n’opposant plus Europe et Nation. La condition sine qua non du redressement de la France et du nouveau projet politique dont l’Europe a besoin est la restauration du patriotisme au sein des élites françaises. Il ne faut plus abandonner l’Europe aux européistes.
LVSL – Aujourd’hui, la France n’est plus souveraine en matière de monnaie ou de commerce, son budget est étroitement surveillé par Bruxelles, de nombreux domaines de nos vies sont régis par les règlements et directives de l’UE… Tout cela laisse peu de marge de manœuvre pour un gouvernement. Par ailleurs, comme vous le rappeliez, les Français n’ont pratiquement pas été consultés sur la construction européenne. Faut-il organiser un référendum sur le Frexit pour retrouver notre souveraineté ?
A. M. – Non. Mais avant d’expliquer pourquoi, je veux revenir sur certains éléments pour expliquer que la sortie de l’UE ne peut être écartée d’un revers de main moralisateur. D’abord, le malaise européen, fait de lassitude, de rejet, de distance et même de colère, est là. De plus, le Brexit nous a montré que la tentation de la sortie peut devenir une réalité tangible. De même, on ne peut écarter la sortie pour des raisons exclusivement économiques : lors de la crise financière, l’impact sur trois ans d’une sortie de la France de la zone euro avait été évalué à environ 10% du PIB, autant dire une broutille face à la crise COVID. Il faut aussi rappeler que Joseph Stiglitz et Paul Krugman, deux prix Nobel d’économie attachés à l’idée européenne, ont pointé l’échec patent de la zone euro, et proposé de la déconstruire, voyant bien qu’elle ne pouvait être réformée.
Par ailleurs, l’argument de l’« irréversibilité » est lui aussi irrecevable : bien sûr, se dégager d’un ensemble auquel on se trouve lié par d’étroites relations commerciales et des centaines de textes juridiques accumulés au fil du temps, représente une opération longue et d’une grande complexité, comme le montre le Royaume-Uni. Pour nos voisins britanniques, cette sortie signifie se défaire de 600 accords avec l’UE, puis renégocier 200 accords passés entre celle‐ci et diverses organisations internationales. Sans parler des 50 % d’exportations britanniques réalisées avec l’UE, alors que seules 6% des exportations européennes vont vers la Grande-Bretagne. Cela explique pourquoi cinq ans auront été nécessaires pour finaliser la décision prise par référendum le 23 juin 2016.
Quoiqu’il en soit, le choix d’un peuple, démocratiquement formulé, doit être respecté, quelle que soit la difficulté de sa mise en œuvre concrète. Même si nombre d’européistes, sur le continent et outre-Manche ont refusé de l’admettre, le Brexit était indispensable, puisque décidé par le peuple britannique. Il en irait de même pour notre pays si les Français faisaient ce choix.
Cependant, une telle rupture n’est aujourd’hui souhaitée ni par le peuple français, selon les études d’opinion, ni réclamée par aucune force politique importante. Dès lors, un « Frexit » ne pourrait résulter que d’une désagrégation générale de l’Union européenne, notamment à l’occasion d’une crise financière faisant éclater la zone euro. L’intérêt de la France n’est pas de quitter l’Union, mais de la transformer ; de redéfinir le projet européen plutôt que de l’abandonner. À la fois parce que trop de sacrifices ont été consentis par la Nation, parce qu’il est encore possible de rectifier la trajectoire politique de l’UE et, enfin, parce que l’avenir de notre pays est irréductiblement inscrit dans cette Union.
Suivons l’exemple du général de Gaulle : en 1958, alors qu’il s’était opposé au traité de Rome un an plus tôt, il a fait le choix pragmatique de le conserver et de le mettre en œuvre « pour en tirer le meilleur parti possible » selon ses mots. C’est ce qu’il a fait en obtenant en contrepartie la création de la Politique agricole commune (PAC) sans laquelle « le marché commun deviendrait une duperie ». Mais, en 1965, il a su dire « non » aux visées fédéralistes de la commission Hallstein, afin de rétablir le cours de la construction européenne. Pour de Gaulle, l’Europe était vivante et incarnait l’avenir du pays, parce qu’il la concevait comme une « Europe des nations ». C’était un homme d’État pénétré par l’Histoire, soucieux de l’intérêt national, mais aussi un Européen sincère, qui déclarait en 1963 vouloir placer « notre vie nationale dans un cadre européen ». La sortie de la France de l’UE ne doit donc pas être écartée par dogmatisme ou par idéologie, mais bien du point de vue de la raison et de l’analyse.
LVSL – Quoique l’on pense de l’Union européenne, on remarque en tout cas qu’elle est rarement un sujet majeur de la politique française. En témoignent l’élection présidentielle de 2017, ou la campagne actuelle. Comment l’expliquez-vous ?
A. M. – D’abord parce que, la plupart du temps, la méthode employée par les fédéralistes est celle du contournement. Il s’agit tant de contourner les États-nations avec des offensives fédéralistes assumées, comme la CECA en 1951, le projet de Communauté Européenne de Défense (CED) en 1954 ou l’offensive du président de la Commission Walter Hallstein en 1965, que du contournement des peuples qui résistent, à travers la politique des « petits pas » et du « fédéralisme clandestin », comme lors du tournant fédéraliste de 1983 où Mitterrand et Delors ont caché leurs intentions aux Français.
Cette pratique s’est répétée à plusieurs reprises. Par exemple, un traité aussi crucial que l’Acte unique n’a pratiquement pas été discuté. Comme le raconte Jean-Pierre Chevènement, le texte de 300 à 400 pages, présenté comme une « perfection du marché commun » a été avalisé par le Conseil des ministres en 1985 à l’unanimité et sans débat. De même lors du débat au Parlement en 1987 (la droite était alors majoritaire, ndlr), où seuls les communistes se sont opposés à ce texte qui allait faire déferler sur l’Europe une vague de déréglementation sans précédent. L’opération fut rééditée en 1990 avec la transcription de la directive sur la déréglementation des mouvements de capitaux en Europe, dont aucun ministre n’avait pris connaissance !
« Sous l’invocation lyrique de l’Europe, se cachait l’implacable mécanique de la dérégulation. »
Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre, opposant de la politique européenne de François Mitterrand.
Jean-Pierre Chevènement a des mots très justes sur le sujet. Selon lui, « il y avait sur l’Europe une diplomatie qu’on aurait pu qualifier de “secrète”. […] Elle unissait la gauche qui signait et la droite qui ratifiait, traversait les gouvernements, survivait à la cohabitation […]. Sous l’invocation lyrique de l’Europe, se cachait l’implacable mécanique de la dérégulation ». De même avec Maastricht : « Le choix de répondre à l’unification allemande par l’accélération de l’intégration européenne a été tranché en dehors de tout débat public et même sans aucun débat au sein du gouvernement ».
La méthode mitterrandienne n’est toutefois pas la seule responsable. Ce qui est en cause, c’est aussi cette vision politique, dominante depuis cinquante ans, qui considère les questions européennes comme relevant des affaires étrangères, alors que l’évolution de l’Union est indissociable de la vie de la Nation et fait donc partie des affaires intérieures. C’est parce que les deux sont si imbriquées que je parle de « FrancEurope » dans mon livre. Continuer à rattacher l’action européenne de la France au domaine de la diplomatie est absurde.
Cette tactique est cependant fort commode pour le pouvoir exécutif, puisque cela lui permet de se dispenser de tout débat public et de contourner les procédures démocratiques. Depuis 1983, les décisions européennes ont été centralisées à l’Élysée, au sein de la cellule diplomatique du président. Or, en tant que « domaine réservé » du chef de l’État, les décisions diplomatiques échappent à toute véritable discussion démocratique, alors même qu’elles entraînent les plus lourdes conséquences sur la vie de la Nation. Nous l’avons à nouveau constaté à l’occasion du plan de relance européen, qui introduit un nouveau degré de fédéralisme : alors qu’il s’agit d’« un changement historique de notre Europe et de notre zone euro » selon les mots d’Emmanuel Macron, il n’a pas été débattu au préalable. Le Parlement, régulièrement appelé à se prononcer sur quantité de points secondaires ou sans véritable contenu juridique – ce que les juristes appellent l’« inflation législative » -, est en revanche mis devant le fait accompli en matière européenne, sommé de ratifier des textes déjà signés par le chef de l’État au nom de la France.
L’opium des élites, Aquilino Morelle, Grasset, 2021
Bien sûr, cette concentration des pouvoirs est problématique. Mais il serait trop facile de dénoncer l’institution « monarchique » que serait la présidence sous la Ve République. Le général de Gaulle, qui avait certes une conception très verticale du pouvoir, informait régulièrement les citoyens des objectifs, des difficultés ou des succès de sa politique européenne durant ses conférences de presse. De même, entre les deux tours de la présidentielle de 1965, en pleine crise « de la chaise vide », il consacra un long entretien télévisé à la seule question européenne. Surtout, même s’il avait un exercice parfois solitaire du pouvoir, il considérait la souveraineté du peuple français comme inaliénable. Il l’a démontré lors de sa démission en 1969 après l’échec du référendum sur la régionalisation et la participation.
Cette « diplomatie secrète » a permis aux européistes d’imprimer un rythme beaucoup trop rapide au cours de l’Europe. A chaque fois, les doctrinaires des États-Unis d’Europe ont précipité les choses. Ce fut le cas avec la création d’une monnaie unique pour dix-neuf nations pourtant si diverses ou avec l’élargissement spectaculaire à l’Est, avec treize nouveaux États ayant adhéré en moins de dix ans, entre 2004 et 2013. Cette façon de forcer le cours des choses, qui est la marque de fabrique de l’idéologie fédéraliste, a donné à la construction européenne un caractère artificiel, déconnecté de la vie des peuples. Les nations ne se prennent pas à la légère : elles sont inscrites dans l’Histoire, elles sont la synthèse de siècles de formation et d’existence, mais aussi de cultures et de mentalités. Le temps des nations est un temps long, qu’il faut respecter. Les nations de l’Europe ne sont pas les treize colonies britanniques qui, ayant pris leur indépendance, se sont fédérées pour bâtir les États‐Unis d’Amérique.
Les affaires européennes doivent quitter le champ de la diplomatie et du secret et se soumettre aux lois de la démocratie et du débat. En sept décennies, une telle discussion publique n’a pu être ouverte que deux fois : en 1992 et en 2005. Or, la première fois, l’essentiel de la relance fédéraliste, portée par Mitterrand et Delors avec l’Acte unique, était déjà entré en vigueur, et malgré le talent de Philippe Séguin, la situation était alors trop inégale, avec une presse et une classe politique acquises à la ratification du traité de Maastricht. La deuxième fois, les Français se sont profondément intéressés au projet, pourtant aride, de TCE, mais leur choix a été piétiné par Nicolas Sarkozy, avec la complicité de François Hollande.
« Le peuple français va devoir se prononcer sur une dimension inédite de la “construction européenne” : les européistes visent désormais les prérogatives régaliennes des États, en particulier la défense et les affaires étrangères. »
Ce temps‐là est révolu. Un vrai débat doit avoir lieu en 2022, pour deux raisons. D’une part, l’élection présidentielle est le moment privilégié où la Nation est saisie du choix entre de grandes orientations à prendre. Or, le chef de l’État consacre environ un tiers de son agenda aux enjeux européens. Si l’Europe est donc bien un enjeu national décisif, elle demeure peu abordée pour l’heure.
D’autre part, le peuple français va devoir se prononcer sur une dimension inédite de la « construction européenne », qui menace l’identité même de la France : après l’économie, le commerce, la monnaie, et indirectement, la fiscalité, le budget, l’industrie et le système social, les européistes visent désormais les prérogatives régaliennes des États, en particulier la défense et les affaires étrangères. Cette atteinte sans précédent aux souverainetés nationales est justifiée par un alibi géopolitique, notamment la menace chinoise, face auquel « la taille nécessaire » serait celle de l’UE. Cette « souveraineté européenne » est ouvertement revendiquée par Ursula von der Leyen ou par des responsables politiques d’outre-Rhin, comme le futur chancelier Olaf Scholz, qui demande, comme Angela Merkel avant lui, que la France abandonne son siège au Conseil de sécurité de l’ONU au profit de l’UE ou d’un partage avec l’Allemagne. D’autres responsables allemands évoquent même le partage de notre arme nucléaire, notamment la ministre de la Défense allemande, Annegret Kramp‐Karrenbauer.
Nous voilà donc à un moment de vérité : après avoir limité la souveraineté économique des États membres, la Commission européenne et ses soutiens veulent s’attaquer à leur souveraineté politique. L’enjeu est décisif : la France souhaite-elle rester une nation unitaire, politiquement souveraine, avec ses prérogatives régaliennes ou devenir une de ces « grosses régions » du nouvel empire européen que souhaitent les fédéralistes comme Jürgen Habermas et Bruno Le Maire ? La France n’est ni l’Allemagne, ni l’Italie, ni l’Espagne, ni la Pologne, encore moins le Benelux. Comme le Royaume‐Uni, elle entretient avec la puissance et la souveraineté un rapport forgé par l’Histoire, constitutif de son identité nationale.
Nous connaissons la stratégie du camp fédéraliste : ignorer la démocratie et avancer masqué. Emmanuel Macron a donné le ton lors du lancement de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, le 9 mai 2021, en appelant à « décider plus vite et surtout décider plus fort ». Au contraire, il nous faut un débat politique sincère, devant les citoyens. La campagne de l’élection présidentielle et la présidence française de l’UE doivent être l’occasion de plaider pour un souverainisme raisonné et raisonnable, prenant la forme d’une confédération respectant les États-nations, qui sont la chair et l’esprit de l’Europe.
Le 4 octobre dernier s’est déroulé le deuxième référendum d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie prévu par les accords de Nouméa, signés en 1998. À la sortie des urnes, les loyalistes ont obtenu 53,26% des voix alors que les indépendantistes ont récolté 46,74%. Il est à noter un resserrement de l’écart entre ces deux forces, qui structurent l’archipel depuis plus de 30 ans, par rapport au précédent scrutin. Ce résultat qui a galvanisé les indépendantistes conforte le FLNKS à demander la tenue d’un troisième référendum ; une possibilité prévue par les accords de Nouméa. Néanmoins, ce processus innovant, des accords de Matignon-Oudinot aux accords de Nouméa, qui a ramené la paix sur le Caillou, semble de plus en plus être une impasse pour ce territoire français du Pacifique. Dès lors, comment sortir de cette situation binaire ? Analyses et perspectives de ces scrutins avec Louis Lagarde, archéologue calédonien, observateur et acteur de la vie politique de la Nouvelle-Calédonie. Cet article fait suite à un premier entretien, qui défendait un point de vue davantage favorable à l’indépendance.
LVSL – A-t-on assisté à une campagne digne pour ce deuxième référendum, selon vous ?
Louis Lagarde – Cela dépend de ce qu’on entend par « digne ». On peut considérer que des éléments mensongers ont été présentés par le camp indépendantiste, notamment en termes économiques : par exemple, lorsque les transferts annuels de la France sont évalués à 150 milliards de francs CFP, on nous dit que sur cet argent, 110 milliards repartent chaque année de la Nouvelle-Calédonie vers la France. En réalité, cette fuite vers l’extérieur est quantifiée à 35 milliards environ (dont des assurances-vie pour des retraites de patentés, qui reviendront donc un jour) selon des études très précises menées par l’Université de la Nouvelle-Calédonie. On peut également remarquer, pour le camp non-indépendantiste, que dresser une perspective apocalyptique de l’indépendance est malhonnête. En effet, comparer une Nouvelle-Calédonie indépendante au Vanuatu ou aux Fidji ne peut faire totalement sens, notre archipel ayant toujours été dans une situation économique bien plus favorable que nos deux pays voisins. Enfin, l’utilisation à outrance des drapeaux a achevé de durcir le ton de cette campagne et de radicaliser les électeurs des deux camps, générant une situation extrêmement anxiogène. Le comportement de certains militants indépendantistes le jour du scrutin, paradant devant les bureaux de vote avec de grands drapeaux, a été mal perçu par nombreux électeurs. Le fait est regrettable, même s’il ne change rien au résultat. Il aurait bien sûr été tout aussi regrettable s’il s’était agi de militants non-indépendantistes.
LVSL –Lors de ce deuxième référendum les électeurs se sont fortement mobilisés, 86% des Calédoniens qui composent la liste électorale spéciale se sont déplacés pour voter. Cela a majoritairement profité aux indépendantistes. Comment analysez-vous les résultats ? Va-t-on tout droit vers un troisième référendum ?
LG – Le premier référendum, qui avait donné 56,6% en faveur du “non”, avait laissé planer certaines inconnues. La participation relativement faible aux îles Loyauté (61%) et un réservoir de voix encore important sur l’agglomération du Grand Nouméa, laissaient entrevoir aux deux camps la possibilité de gonfler leurs chiffres au deuxième référendum. La campagne a donc été axée, quoique différemment selon les camps, vers des cibles proches : les indécis et abstentionnistes du côté du « oui », et les abstentionnistes du côté du « non ». Force est de constater que le réservoir de voix que représentait l’abstention ou les indécis a très largement favorisé le camp indépendantiste. Vu la participation record atteinte cette fois-ci, il n’est pas certain que l’un ou l’autre des camps puisse mobiliser davantage son électorat. Mais l’accès au droit de vote de plusieurs milliers de jeunes calédoniens d’ici 2022, ainsi qu’une accession à la liste électorale spéciale de consultation (LESC) facilitée pour les jeunes natifs de statut coutumier, pourrait engendrer un résultat encore plus serré qu’aujourd’hui. C’est ce que les spécialistes de géographie politique s’accordent à dire en tout cas.
La troisième consultation (comme la deuxième d’ailleurs) n’est en aucun cas obligatoire. La construction d’un projet réunissant l’État, les partisans du maintien dans la France et ceux de l’indépendance pourrait voir le jour, transformant un référendum-couperet en un référendum de projet. Mais comment, pour qu’aucun des deux camps ne perde la face ? Surtout quand ils se trouvent à quasi-égalité ? Les non-indépendantistes accepteront-ils le principe d’un véritable État dans une situation de partenariat/association/fédération inédit pour la République ? Les indépendantistes se contenteront-ils d’une indépendance finalement partielle où la France serait toujours présente et co-exercerait certaines compétences régaliennes? L’État sera-t-il capable de signifier clairement à l’ensemble des groupes politiques où se situe son intérêt, de manière que ces derniers puissent négocier sous quelles conditions, garantissant notamment une certaine stabilité économique, les relations avec la France pourraient se décliner ?
« Bien malin celui qui peut aujourd’hui affirmer qu’une réduction globale des inégalités sera réelle en cas d’accès à une pleine souveraineté brutale et sans accompagnement. »
LVSL –Comment expliquez-vous que certains aient parlé de colonisation pour justifier le “oui” à ce vote ?
LG – Dans une récente tribune dans Le Monde [à lire ici], mes co-signataires et moi avons écrit qu’il n’y a plus aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie, « de système colonial institutionnalisé », au sens où les institutions locales sont aux mains de responsables locaux, tant loyalistes qu’indépendantistes, de même qu’un système de mainmise étatique à distance, comme autrefois, n’existe plus. Cette nouvelle donne relève d’une décolonisation telle que l’entend l’accord de Nouméa : comme moyen de refonder le lien social. Toutefois, on ne peut nier l’héritage colonial, qui structurellement impacte la société calédonienne, et dans laquelle des disparités ethniques très importantes existent encore, malgré le processus de rééquilibrage entamé depuis trente ans.
Aussi, il est plus que normal que la population aspire à la disparition de ces inégalités, et le discours politique proposé par les indépendantistes s’articule donc autour d’une Calédonie meilleure, plus égalitaire, sitôt que l’indépendance sera acquise. Si on ne peut objectivement que souhaiter que la situation locale s’améliore, on peut mettre en doute le bien-fondé de cette promesse, car les inégalités pourraient au contraire se creuser, notre système économique et social étant aujourd’hui largement dépendant des deniers métropolitains. Bien malin celui qui peut aujourd’hui affirmer qu’une réduction globale des inégalités sera réelle en cas d’accès à une pleine souveraineté brutale et sans accompagnement.
LVSL –Depuis maintenant 30 ans on voit la même partition du pays lors des référendums, avec un vote ethnique, géographique et selon le revenu. La Nouvelle-Calédonie est-elle vouée à la scission?
LG – Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cette analyse qui est simplificatrice. L’étude du CEVIPOF menée en 2018 révèle que 20% des Kanaks sont réfractaires à l’indépendance, tandis que 10% des Caldoches (et assimilés) y sont favorables. Je n’ai pas les équivalents pour 2020 mais l’ordre de grandeur est probablement similaire. Une fois ces chiffres mis en regard du rapport de force de la LESC, cela signifie que 15% des électeurs votent en dépit de leur ethnie (ou « pensent contre eux-mêmes », comme l’écrivait Charles Péguy). Cela fait une personne sur six ou sept. C’est considérable, pour un petit archipel à l’histoire coloniale très lourde et où TOUTE la vie politique est fondée sur le clivage oui/non depuis quarante ans.
Par ailleurs, j’évoquais déjà en 2019 dans un colloque à Wellington le fait que le clivage produit vient au moins pour partie de la question clivante posée. On ne peut décemment faire équivaloir positionnement des camps et sentiments de la population. J’en veux pour preuve que si un référendum sur un projet d’avenir avait été ratifié dimanche dernier par 80% des votants, la même population calédonienne aurait alors été perçue comme unie. Ce n’est pas si simple…
Enfin, la scission ou partition de l’archipel ne fait à mon avis aucun sens. En Océanie, et plus particulièrement en Nouvelle-Calédonie, la terre n’appartient pas à l’individu, c’est l’individu qui appartient à la terre. Comment pourrions-nous séparer l’archipel en deux ou en trois, alors que nous avons, chacun, des racines, de la famille, des liens dans toutes les parties du pays ? Alors que nous avançons depuis trente ans dans la construction d’un pays et que grâce aux recherches historiques, archéologiques, patrimoniales, nous avons mis en avant les facettes d’une histoire commune en nous confrontant à la dure réalité de notre passé, comment pourrait-on se satisfaire d’un quelconque séparatisme, du fait de certaines différences de vue ou de mode de vie ? C’est tout bonnement inconcevable.
« Il est clair que nous sommes aujourd’hui prisonniers de notre propre solution. »
LVSL –Les résultats du deuxième référendum, ont vu l’écart entre les deux camps se réduire. Ces résultats sont de nature à galvaniser les indépendantistes qui pousseront pour le troisième référendum. Ce référendum, s’il a lieu, sera le dernier prévu par les accords de Nouméa. Au vu des rapports de force, le résultat sera extrêmement serré et sa légitimité affectée. Les accords de Nouméa qui ont restauré la paix sur l’archipel ne sont-ils pas devenus une impasse aujourd’hui ? Une troisième voie est-elle encore possible ?
LG – Il est clair que nous sommes aujourd’hui prisonniers de notre propre solution. Dans le camp indépendantiste, la position semble être celle « d’une indépendance avec la France » : aussi, pour négocier les conditions optimales, ses leaders proposent d’accéder par les urnes au “oui”, de manière que la France, si elle tient à rester présente dans le Pacifique sud-ouest, accepte des conditions. Pour le camp non-indépendantiste, il est aussi certain qu’il faudra négocier avec l’État de « la situation ainsi créée », comme le dit l’accord de Nouméa, et il est estimé que ces négociations seront plus favorables à la Nouvelle-Calédonie si le « non » l’emporte par trois fois. Aujourd’hui, si l’on est sûr de rien quant à l’issue ou même la tenue d’un éventuel troisième référendum, on peut être au moins certain que dans les faits, la volonté comme la nécessité de négocier avec l’État sont absolues. Le temps est venu pour lui de se positionner clairement et de répondre aux interrogations légitimes des Calédoniens.
Le dimanche 4 octobre prochain aura lieu le deuxième référendum d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie. Pour rappel, le premier s’était soldé par la victoire du « non » à l’indépendance à 56,7% des voix contre 43,3% pour le « oui ». Cette série de consultations des habitants du Caillou intervient après un long processus de pacification commencé il y a 30 ans, au moment des « événements » de la grotte d’Ouvéa. En effet, en 1988, entre les deux tours des élections présidentielles, des indépendantistes du FLNKS[1] prennent des gendarmes en otage. La prise d’otages se terminera dans un bain de sang lors de l’assaut ordonné par le Premier ministre de l’époque, Jacques Chirac, qui considérait le FLNKS comme un groupe terroriste[2]. Avant cette consultation déterminante pour l’avenir de l’archipel et de ses relations avec la France, nous nous sommes entretenus avec Alban Bensa, anthropologue spécialiste de la Nouvelle-Calédonie et du peuple kanak, très favorable à l’indépendance, afin de revenir sur l’histoire de ce territoire ultramarin plus que jamais à la croisée des chemins. Entretien réalisé par Lauric Sophie.
LVSL – Pouvez-vous nous relater brièvement l’histoire de la Nouvelle-Calédonie, de la colonisation par l’Empire en 1853 jusqu’aux pudiquement nommés « événements » des années 80 ?
Alban Bensa – En 1853, l’État impérial français prit unilatéralement possession de la Nouvelle-Calédonie (la Grande Terre et les îles Loyauté), ensemble insulaire découvert et peuplé par des populations mélanésiennes il y a environ 3500 ans. En 1774, elles avaient accueilli le capitaine écossais James Cook, faisant ainsi entrer la, somme toute, brève histoire de l’expansion européenne dans celle, millénaire, de l’archipel. Lorsque la France s’empara de toutes les terres, elle repoussa les autochtones, les confinant dans des réserves jusqu’en 1946. La colonisation, à travers l’installation d’un bagne en 1864, le développement de l’élevage extensif et l’exploitation du nickel à partir de 1880, porta des préjudices irréparables aux indigènes dénommés Kanaks par l’occupant. Les cultures vivrières, les déplacements côtiers, la mobilité et la démographie des groupes, ainsi que leur liberté politique et religieuse subirent les coups d’un ordre militaire, administratif et missionnaire implacable. La France fit venir en Nouvelle-Calédonie des Asiatiques, des Océaniens et des Kabyles d’Algérie pour travailler sous contrat dans les mines et sur les propriétés des Européens. Cela contribua peu à peu à minoriser les autochtones.
Toutefois, l’accès des Kanaks à la citoyenneté française dans la seconde moitié du XXe siècle inaugura les prémices d’un apurement possible de cette dette. L’entrée des partis politiques autonomistes puis indépendantistes dans l’Assemblée Territoriale[3] fit entendre une autre voix qui vint s’opposer à celles des colons et de l’État français. La reconnaissance du fait kanak ne fut cependant véritablement acquise qu’après une période de lutte sur le terrain, appelée localement « les événements », qui aboutit en 1988 à la concession d’espaces de pouvoir aux colonisés, en particulier dans deux des trois Provinces de Nouvelle-Calédonie où ils prirent enfin leur destin en main.
LVSL – Pouvez-vous expliciter le processus dit de décolonisation en cours en Nouvelle-Calédonie depuis les accords de Matignon ?
A.B. – Les accords de Matignon et d’Oudinot de 1988 ont inauguré une politique de « rééquilibrage » visant à compenser les injustices profondes qui stigmatisaient la condition kanake dans de nombreux domaines tels que le foncier, la formation, l’emploi, la représentation politique, la reconnaissance culturelle, etc. Afin de conjurer le constat du Premier ministre d’alors, Laurent Fabius – selon lequel « la France a fait trop peu et trop tard » –, il s’est agi de moderniser enfin la Nouvelle-Calédonie non urbaine en la dotant d’institutions décolonisées et même décolonisatrices.
« Pour atteindre cet idéal, il faudrait que l’État français renonce à ses prérogatives dominantes, qu’il imagine un fédéralisme calédonien au sein duquel cohabiteraient des expériences privilégiant le contrat et les apports mutuels des deux grandes civilisations, mélanésienne et française, au pays en construction. »
En 1998, l’accord de Nouméa a accéléré le pas dans cette direction, avec en préambule la reconnaissance des torts de la France dans l’histoire de la Nouvelle-Calédonie. Ainsi, la mise en place d’un transfert irréversible de compétences de l’Hexagone vers la Nouvelle-Calédonie, la réduction du corps électoral en vue de référendums d’autodétermination à mettre en œuvre après vingt années et la confirmation d’une politique identitaire ambitieuse plaçant la culture kanake au cœur de l’avenir calédonien ont marqué une période d’émancipation particulièrement intéressante. Toute la question actuelle reste de savoir si l’essai va être transformé.
Pour cela, il faudra innover politiquement, c’est-à-dire sortir du tout ou rien des anciennes décolonisations – soit un maintien de la tutelle française pleine et entière, soit une indépendance sèche qui couperait tout lien avec la métropole. Il faudrait plutôt envisager une indépendance en partenariat avec la France, la possibilité d’une double nationalité calédonienne et française, une souveraineté intelligente en somme qui maintiendrait sans exclusivité les apports des Calédoniens et des Français à un pays aux institutions originales. Pour atteindre cet idéal, il faudrait que l’Hexagone renonce à ses prérogatives dominantes, qu’il imagine un fédéralisme calédonien au sein duquel cohabiteraient des expériences privilégiant le contrat et les apports mutuels des deux grandes civilisations, mélanésienne et française, au pays en construction. La recherche d’un tel dispositif se trouve au cœur de la réflexion politique kanake actuelle. Il n’est pas certain que la France fasse en ce moment le même effort. C’est pourtant, à mes yeux, la seule voie pour sortir de la colonisation par le haut. [NDLR : ces propos n’engagent qu’Alban Bensa].
LVSL – Vous qui avez côtoyé des leaders kanaks, comment s’est créée la conscientisation politique de ce peuple ? Autour de quelles figures ?
A.B. – La prise de conscience de la nécessité de renverser la table s’est opérée dans la génération kanake de l’après-guerre, d’abord par lassitude. Lassitude d’être déconsidérée partout et à toute occasion, lassitude à la fin des années 1970 d’être mise en minorité sur sa propre terre par des métropolitains ne cherchant que le soleil et l’argent au mépris des populations locales, lassitude d’appartenir à la catégorie toute métropolitaine de « l’Outre-mer ». [NDLR : ces propos n’engagent qu’Alban Bensa].
« Quels que soient les résultats des référendums, rien ne semble pouvoir résister à cette aspiration à davantage de justice. »
Le hiatus était grand entre ce sentiment d’être considérés comme des citoyens de seconde zone et celui, au quotidien, d’être les représentants d’une haute civilisation mélanésienne, riche de langues, de valeurs et de savoirs foulés aux pieds par les Européens fraîchement arrivés. Ces derniers apparaissaient de plus en plus aux Kanaks comme des gens ayant peu de foi en l’humain et en ses capacités d’amélioration par le respect mutuel. C’est ainsi que des hommes comme Jean-Marie Tjibaou, Yeiwéné Yeiwéné, Pierre Declercq, Eloi Machoro, Jean-Pierre Haïfa, Elie Poigoune, Louis-José Barbançon et des femmes comme Déwé Gorodey ou Marie-Adèle Jorédié (et bien d’autres) ont œuvré, au péril de leur vie, pour une élévation de tous les Calédoniens au-dessus des préjugés coloniaux et ont proposé un véritable vivre-ensemble.
LVSL – Avez-vous constaté du progrès dans les conditions de vie des Kanaks depuis les accords de Nouméa ? En outre, la question mémorielle est très importante sur le « Caillou », comme l’attestent les cérémonies de réconciliation ou encore la création d’une citoyenneté coutumière. Les relations entre populations se sont-elles apaisées depuis ? En somme, existe-il aujourd’hui un vivre-ensemble calédonien ?
A.B. – C’est évident. Seuls les imbéciles ou les gens de mauvaise foi peuvent aujourd’hui dire le contraire. L’ouverture de structures hospitalières, d’établissements scolaires, culturels et universitaires, et le soutien à la maîtrise d’une partie de l’industrie du nickel a permis aux Kanaks et à leurs alliés non-kanaks de relever la tête. Leur présence dans les médias, les administrations, les tribunaux, dans la littérature, la musique et les arts plastiques a modifié les conditions mêmes du débat sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie. Les Kanaks donnent désormais le ton et chacun a compris que rien ne pourra avancer sans eux dans ce pays. Il reste cependant beaucoup à faire. Le creusement des inégalités entre les Européens les mieux nantis et les Kanaks, l’insuffisance du développement économique local en particulier dans l’agriculture et la pêche, l’apparition de poches de misère urbaine aux abords de Nouméa et la sclérose de l’université pas assez ouverte aux Kanaks appellent des mesures d’envergure qui bousculeraient les hiérarchies en faisant plus de place à la jeunesse et à ses exigences de démocratie, toutes communautés confondues. Aujourd’hui, les progressistes du Caillou, conscients de cette nécessité absolue, combattent résolument les idées conservatistes qui profitent seulement à une poignée de Calédoniens. Quels que soient les résultats des référendums, rien ne semble pouvoir résister à cette aspiration à davantage de justice.
La politique mémorielle kanake menée par le Centre Culturel Tjibaou, le Sénat coutumier et les départements culturels des Provinces de Nouvelle-Calédonie a multiplié les espaces de rencontre et de débats entre toutes les composantes de la population. Ce travail de fond a permis aux jeunesses d’origine mélanésienne, indonésienne, polynésienne et européenne de l’archipel de développer une synergie créatrice qui s’efforce de dépasser les clivages. Ce mouvement rencontre certes des réticences mais si l’on en juge par les festivals de films et d’éditions, les expositions, les publications et les débats, il est certain qu’un rapprochement s’opère entre les uns et les autres, conduisant chacune et chacun à reconnaître, selon moi, l’évidence – la Nouvelle-Calédonie n’est pas tout à fait la France mais un pays pluriel en cours de formation.
LVSL – La situation institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie fait qu’elle est relativement autonome. En effet, l’État y exerce uniquement ses compétences régaliennes comme le prévoit l’article 77 de la Constitution et toutes les autres compétences sont gérées localement, de manière définitive. En quoi cette situation n’est-elle pas satisfaisante pour les indépendantistes et en quoi l’est-elle pour les loyalistes ?
A.B. – Cette situation n’est pas satisfaisante pour les indépendantistes en ce qu’elle maintient la tutelle française dans des domaines essentiels. Actuellement, les habitants de la Nouvelle-Calédonie se trouvent privés d’un libre pouvoir d’intervention quant à leur destin. L’archipel ne peut en effet décider ni de coopérations bilatérales, ni d’une politique étrangère, ni d’une police, ni d’un appareil judiciaire, ni d’une identité culturelle qui lui soient propres. L’Hexagone, en plaçant la Nouvelle-Calédonie sous tutelle, y mène sa politique d’Outre-mer, celle qui n’est pas atteinte par le transfert de compétences. La marge de manœuvre concédée aux pouvoirs locaux est effective tant qu’elle n’empiète pas sur celle de l’État français. La pleine souveraineté de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie, pensent les indépendantistes, permettrait au nouveau pays d’ouvrir avec la France ou tout autre pays des négociations et des accords d’État à État.
Sur le plan économique, il faut savoir que 86% des richesses en nickel sont gérées par la France – 4% seulement ayant été rétrocédés aux indépendantistes de la Province Nord. En outre, toutes les potentialités futures de la Nouvelle-Calédonie, comme les aires de pêche et les fonds sous-marins, restent encore aux mains de la France. En favorisant l’importation de denrées venues d’Europe, le peuplement par des expatriés, le maintien de fonctionnaires jouissant de nombreux avantages qu’ils n’auraient pas en métropole, la France ne permet pas aux domaines d’autonomie, certes concédés, de prendre toute leur mesure et leur efficacité.
« Tous les Kanaks ne se reconnaissent pas dans le mouvement indépendantiste, et tous les non-kanaks ne se placent pas sous la houlette des loyalistes. »
Les Loyalistes souhaitent pour leur part la perpétuation de ce type d’économie assistée et de cette administration encadrée parce qu’elle est la source principale de leurs activités et de leurs revenus. La loi Pons de défiscalisation des investissements immobiliers, les flux financiers privés, les versements de fonds d’État pour compenser les échecs, très fréquents, des politiques de développement engagés par la France, confortent leur pouvoir sur l’économie locale. Et sur le plan idéologique, le maintien de la Nouvelle-Calédonie « dans la France » évite aux responsables de ce front pro-français d’avoir à discuter avec les indépendantistes d’un autre modèle de société et de développement. Toutefois, tous les Kanaks ne se reconnaissent pas dans le mouvement indépendantiste, et tous les non-kanaks ne se placent pas sous la houlette des loyalistes.
[1] Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste.
[2] Lors du débat d’entre-deux-tours entre François Mitterrand et Jacques Chirac, ce dernier affirme : « Il y a un petit groupe qui s’appelle le FLNKS et qui a dérivé vers le terrorisme ».
L’Irlande vient de vivre un séisme politique. Le Sinn Féin, parti de gauche qui défend l’unification avec l’Irlande du Nord, a devancé les deux partis de droite traditionnels, le Fine Gael et le Fianna Fáil. Ce résultat, inédit dans l’histoire politique de l’Irlande depuis son indépendance en 1920, est la conséquence des luttes menées ces dernières années contre les politiques d’austérité et pour la conquête du droit à l’avortement et au mariage homosexuel. Texte originel de Ronan Burtenshaw pour Jacobin, traduit par Florian Lavassiere et édité par William Bouchardon.
Le weekend électoral des 8 et 9 février marquera l’histoire irlandaise. Pendant près d’un siècle, la vie politique de l’île a été dominé par le duopole des partis de droite Fianna Fáil et Fine Gael. Récemment encore, en 2007, ces deux partis concentraient 68.9% des votes. Ce weekend, ce chiffre est tombé à 43.1%. Sinn Féin, parti de gauche favorable à l’unification de l’Irlande, a remporté l’élection avec 24.5% du vote populaire. Il aurait pu être le parti majoritaire de l’assemblée s’il avait été en mesure de présenter plus de candidats (les élections législatives irlandaises fonctionnent selon un système de vote préférentiel qui vise à approcher une représentation proportionnelle, ndlr). Néanmoins, l’espace vacant profita à d’autres partis allant du centre-gauche à la gauche radicale. Pendant ce temps, le Parti Vert, parti de centre-gauche comptant quelques activistes radicaux dans ses rangs, a reçu 7.1% des suffrages exprimés et 12 sièges à l’assemblée, un record.
Les sondages de sortie des urnes témoignent d’un vote générationnel. Parmi les 18-24 ans, Sinn Féin remporte 31.8% des votes alors que les Verts réalisent 14.4%, la gauche radicale People Before Profit (Le peuple avant les profits, ndlr) 6.6%, les Sociaux-démocrates 4.1% et les autres partis de gauche font également de bons résultats. Parmi la frange des 25-35 ans, les chiffres sont équivoques, Sinn Féin remportant 31.7% des votes d’adhésion. Un chiffre presque similaire à celui exprimé en faveur de Fine Gael et de Fianna Fáil réunis (32.5%). Le dernier sondage Irish Times/IPSOS MRBI réalisé avant l’élection montre également une forte division de classe. Le Sinn Féin remporte à peine 14% des suffrages des classes moyennes et aisées (catégorie dite AB), tandis qu’il remporte 33% des votes exprimés parmi les ouvriers et les chômeurs (catégorie DE). Du côté des ouvriers qualifiés (C2), les 35% du Sinn Féin rivalisent quasiment avec les 39% exprimés en faveur des deux partis de droite Fine Gael et Fianna Fáil.
Les Verts réalisent leur plus haut résultat (16%) parmi la catégorie des classes moyennes et aisées. Mais même au sein de ce groupe, l’électorat vert rejoint celui du Sinn Féin sur les enjeux liés à cette élection : 32% d’entre eux placent le système de santé comme leur premier sujet de préoccupation et 26% considèrent qu’il s’agit du logement. L’insatisfaction du statu quo politique et économique a donc indéniablement été la première motivation du vote.
Une révolte contre l’austérité
Ce tournant était en germe depuis quelques temps déjà. Depuis une dizaine d’années, la scène politique de l’Irlande est en pleine mutation. En 2010, lorsque la déroute du système bancaire irlandais fut à son paroxysme et que la Troïka imposa son amer agenda de mesures d’austérité, il semblait qu’une brèche favorable à un changement s’ouvrait. Le Parti travailliste irlandais (Irish Labour Party) remonta à plus de 30% dans les sondages suite aux manifestations de masse des syndicats contre l’injustice d’un sauvetage du système bancaire payé par les travailleurs ordinaires.
Finalement, le Parti travailliste rassemblera 19.4% des votes, son plus haut score, mais choisit de trahir ce mandat et de participer au gouvernement d’austérité avec Finn Gael. L’histoire de la gauche irlandaise est jonchée de ce genre de calamités. Toutes les alternatives de gauche qui réalisèrent une percée, de Clann na Poblachta dans les années 1940 au Workers Party/Democratic Left and Labour aux travaillistes eux-mêmes en 1992, finirent par soutenir l’un ou l’autre des partis de droite. Après les élections de 2011, Sinn Féin devint l’alternative, même si beaucoup d’observateurs ont cru que ce phénomène se dissipait.
En 2014, l’enfant modèle se rebelle. Les tentatives de la coalition Fine Gael-Labour de faire payer l’eau ont déclenché une colère d’ampleur inédite. Après tant d’années de coupes budgétaires et de gel des salaires, cette nouvelle taxe régressive a fait exploser le profond mécontentement populaire.
Pendant quelques années, l’Irlande fut l’égérie des politiques d’austérité de l’UE. Alors que la Grèce, l’Espagne, l’Italie et le Portugal connurent des manifestations de grande ampleur et des changements sur le terrain politique, l’Irlande paraissait relativement calme. Les commentateurs internationaux s’émerveillaient devant la stabilité de ce système politique.
Mais en 2014, l’enfant modèle se rebelle. Les tentatives de la coalition Fine Gael-Labour de faire payer l’eau ont déclenché une colère d’ampleur inédite (en Irlande, l’eau est gratuite quel que soit le montant consommé, ndlr). Après tant d’années de coupes budgétaires et de gel des salaires, cette nouvelle taxe régressive a fait exploser le profond mécontentement populaire. Pour beaucoup, l’implication de l’oligarque Denis O’Brien dans l’installation des compteurs d’eau indiquait qu’il s’agissait d’une première étape vers la marchandisation de l’eau irlandaise et la privatisation du réseau.
S’ensuivirent des confrontations dans les campagnes pauvres et les provinces ouvrières du pays où les habitants s’opposèrent aux tentatives d’installation des compteurs d’eau. Pour coordonner cette lutte, les partis de gauche et les syndicats mirent sur pied une vaste campagne, Right2Water (littéralement droit à l’eau, ndlr). 30.000 manifestants étaient attendus lors dela première manifestation, ilsfurent finalement plus de 100.000 (l’Irlande compte 4,8 millions d’habitants, soit un niveau comparable au 1,5 million de manifestants le 5 décembre 2019 en France, ndlr). Durant l’année qui suivit, les manifestations à 6 chiffres s’enchaînèrent et l’enjeu de l’eau devint ainsi le cri de ralliement de la profonde frustration à l’égard de l’establishment irlandais.
Une nouvelle génération progressiste
Parallèlement, une nouvelle génération d’adultes a vu le jour en Irlande. L’effondrement économique irlandais les a touchés de plein fouet : baisses des aides sociales, création de frais de scolarité universitaire, salaires précaires, loyers élevés,chômage… Comme les générations précédentes, beaucoup ont émigré, maintenant le contact à leur pays grâce aux nouvelles technologies, et beaucoup ont fini par revenir.
Cette génération est la plus progressiste de l’histoire irlandaise. Les scandales à répétition liés à l’Eglise, qui ont marqué l’histoire de l’Irlande depuis des décennies, les ont exaspéré : du couvent de la Madeleine à “l’affaire X” en passant par les bébés morts de Tuam. En réponse, de jeunes activistes se mobilisèrent pour défier la constitution, particulièrement conservatrice, et la position de pouvoir qu’elle offre à l’Eglise Catholique.
En 2015, l’Irlande devient le premier Etat au monde à légaliser le mariage homosexuel via un référendum. L’écart du résultat, 62% contre 38%, fut une surprise pour beaucoup mais indiquait surtout l’arrivée de profonds changements. Les transformations étaient si profondes que même les partis de droite ont adopté des positions plus progressistes sur les enjeux de société. Pour la nouvelle génération d’Irlandais, il était temps de débarrasser le pays des vieilles attitudes réactionnaires qui avaient rendu possibles autant d’injustices.
Mais même après le succès fracassant du référendum sur le mariage pour tous, obtenir le droit à l’avortement n’était pas une mince affaire. L’avortement a longtemps été un sujet controversé dans la politique irlandaise, et le référendum de 1983 avait conduit le pays à adopter l’une des législations les plus restrictives du monde occidental. Même “l’affaire X” de 1992, lorsqu’une jeune fille de 14 ans victime d’un viol se vit refuser le droit de sortir du territoire pour avorter, échoua à changer la donne.
C’est la mort de Savita Halappanavar en 2012 qui fut décisive. Halappanavar s’était vu refuser un avortement qui aurait pu lui sauver la vie dans un hôpital de Galway et une sage-femme déclara à la famille que c’était en raison du fait que « l’Irlande est un pays catholique ». L’indignation populaire donna lieu à des marches et veillées et à la formation de nombreux groupes pro-choix, souvent dirigés par de jeunes activistes s’engageant pour la première fois en politique. En 2014, l’affaire Savita fut suivie d’un autre scandale: une femme dénommée “Y” obtint l’asile en Irlande et découvrit qu’elle était enceinte suite à un viol dans son pays natal. Au lieu de recevoir l’avortement qu’elle avait demandé, “Y” fut contrainte d’accoucher par césarienne, même après qu’elle eut refusé de s’alimenter et de boire, et clairement énoncé ses intentions suicidaires.
Cet épisode donna naissance à une campagne pour l’abrogation du huitième amendement, qui avait fait entrer l’interdiction de l’avortement dans la constitution irlandaise en 1983. En 2018, après des années de lutte, les activistes réussirent à organiser un nouveau référendum sur la question et le résultat fut encore plus spectaculaire que celui concernant le mariage homosexuel : 66.4 % pour la fin de l’interdiction d’avorter en Irlande.
Vers une nouvelle République
Pour une grande partie de cette nouvelle génération, les frustrations économiques et celles sur les questions sociétales vont de pair. Depuis la victoire sur la question de l’avortement, les mobilisations contre la crise du logement ont connu une recrudescence en Irlande. Cette crise est le résultat direct des politiques favorables aux promoteurs immobiliers, un refus de construire des logements sociaux et un laisser-faire dans la régulation.
Le coût exorbitant des loyers a démoli les niveaux de vie et la perspective d’une vie décente de la jeune génération. La voix d’Eoin Ó Broin, porte-parole du Sinn Féin pour le logement, fait écho chez ces jeunes grâce à son argumentaire décryptant les décisions politiques qui ont conduit à cette situation et offrant une solution politique pour changer la donne. Les classes populaires, où la proportion de « travailleurs pauvres » augmente sans cesse, sont également très impactées par cette crise du logement. De plus en plus d’Irlandais rejoignent les rangs des sans-abris alors qu’ils sont employés à temps complet. Un nouveau record de 10.514 personnes SDF a été atteint en octobre, mais les chiffres réels sont sans doute plus élevés.
L’année 2019 a également battu des records en termes de nombre d’hospitalisés contraint de séjourner sur des brancards (108.364) alors que la liste d’attente de malades en attente de rendez-vous dans les hôpitaux est aussi au plus haut (569.498). L’hégémonie des partis de droite dans la politique irlandaise a conduit le pays à ne jamais réellement développer de système de soins digne de ce nom comme c’est le cas au Royaume-Uni avec le service national de santé (NHS). Conjugué à un financement insuffisant et à une gestion défaillante, cette situation a créé une grave crise sanitaire.
Cette réalité contraste avec le récit porté par le Fine Gael et le Fianna Fáil, qui soutient son gouvernement au parlement sans en faire partie. Sur la scène internationale, “Ireland Inc.” est présentée comme un modèle de réussite ayant réussi à rebondir après la récession grâce à son statut de paradis fiscal.
Deux Irlandes sont apparues : l’une profitant du boom des investissements étrangers dans les secteurs de la finance, du pharmaceutique et des technologies et l’autre contrainte de s’accommoder de ce système économique, celui d’un coût de la vie élevé sans progression significative des salaires.
En réalité, deux Irlandes sont apparues : l’une profitant du boom des investissements étrangers dans les secteurs de la finance, du pharmaceutique et des technologies et l’autre contrainte de s’accommoder de ce système économique, celui d’un coût de la vie élevé sans progression significative des salaires. Début février, c’est cette nouvelle Irlande des jeunes et des classes qui rejette le duopole Fine Gael/Fianna Fáil et recherche des alternatives qui s’est exprimée par le vote. Elle exige un vrai renouveau politique qui rompe avec des décennies de politiques sociétales et économiques de droite, qui s’attaque à la crise climatique et construise un monde plus juste. Pas seulement au Sud mais sur l’île toute entière, c’est-à-dire unifiée.
Dans Erin’s Hope, le célèbre socialiste irlandais James Conolly écrit sur la nécessité de rebâtir les fondations de l’Irlande sur une base progressiste. Selon lui, le rôle de la gauche est de « de susciter un nouvel esprit du peuple » et de « mobiliser à nos côtés la totalité des forces et facteurs sociaux et politiques de mécontentement ». La percée électorale du Sinn Féin et plus largement la montée en puissance d’une vaste alternative de gauche contre Fine Gael et Fianna Fáil est une avancée décisive dans cette mission historique. Mais la route est encore longue. Désormais, l’heure est à la convergence de ces forces et facteurs de mécontentement dans le cadre de la formation d’un gouvernement capable d’apporter une alternative.
L’énergie de changement déployée par l’élection a des chances d’être freinée par les négociations pour former une coalition qui pourraient accaparer des semaines, voire des mois. Il est tout à fait possible que cela aboutisse à la formation d’un autre gouvernement dominé ou incluant un des vieux partis de la droite irlandaise. Selon la presse, une “super coalition” incluant Fine Gael, Fianna Fáil et les Verts pourrait être à l’ordre du jour.
Échapper à ce scénario suppose un mouvement d’une grande ampleur capable de fédérer les différents partis de gauche, les syndicats, les mouvements sociaux et les organisations de la société civile, un mouvement qui soit capable d’éviter que la volonté d’une alternative ne retombe en résistant aux assauts de ceux qui veulent que cette rébellion contre l’establishment irlandais n’ait pas de lendemain. La base d’un tel mouvement populaire est claire : celle d’une nouvelle république qui tourne la page de la longue histoire de politiques conservatrices de l’Irlande et qui refonde intégralement le système politique et économique. Une Irlande qui, comme le déclara Connolly, « offre pour l’éternité des garanties contre le besoin et la privation, à travers l’assurance la plus sûre que l’homme ait jamais reçu… la République Socialiste d’Irlande ».