1871 : LES TENDANCES DE LA RÉVOLUTION COMMUNALISTE, ENTRE BLANQUI, PROUDHON ET MARX

© LHB pour LVSL

« Nous avons la mission d’accomplir la révolution moderne la plus large et la plus féconde de toutes celles qui ont illuminé l’histoire », peut-on lire dans la « Déclaration au peuple français » des Communards, publiée le 19 avril 1871. Mais quelle fut la nature de cette révolution, à laquelle républicains jacobins, blanquistes et anarchistes participèrent ? Un siècle et demi plus tard, les controverses demeurent vives à propos de cette expérience, dont Marx disait qu’elle « n’était pas socialiste » mais qu’il admirait. Le 18 mars dernier, Le Vent Se Lève et la Fédération Francophone de Débat organisaient une journée de conférences et de débats à l’École normale supérieure, dédiée à la Commune de Pairs. Les historiens Olivier Chaïbi, Julien Chuzeville, Édouard Jourdain et Hugo Rousselle Nerini ont débattu des tendances de la révolution communaliste, lors d’une discussion animée par Inès Razgallah.

La Commune de Paris, révolution démocratique et sociale écrasée dans le sang

Les programmes scolaires se focalisent sur les réalisations de la IIIème République : libertés publiques, réformes scolaires, laïcité… Ils passent sous silence le fait que ces mesures avaient déjà été mises en place, bien avant Jules Ferry et Aristide Briand. En l’espace de deux mois, de mars à mai 1871, la Commune de Paris avait réalisé ce que la IIIème République a mis trente ans à accomplir. Comment expliquer le silence, ou l’embarras, de l’historiographie républicaine dominante à propos des Communards et de leur oeuvre républicaine ? Ils se comprennent d’autant moins que la Commune visait à libérer la France du joug prussien et à défendre son intégrité vis-à-vis de la puissance montante à l’Est obsession de la IIIème République s’il en fut. C’est que la Commune, par sa radicalité sociale, a profondément fracturé le camp républicain, et continue aujourd’hui encore de le faire. 


En 1870, le Second Empire vacille. Après plus de vingt ans à la tête de l’État, Napoléon III laisse en place une France en pleine ébullition. La situation sociale est délétère et l’industrialisation encourage la concentration d’un nouveau prolétariat dans les villes. La grande pauvreté couplée à des conditions sanitaires désastreuses provoque des taux de mortalité vertigineux ; la probabilité de mourir avant cinq ans, pour un enfant né dans le département de la Seine avoisine les 40 % durant toute la durée du Second Empire… (1)

Le spectre de Valmy

La loi, mal appliquée, limite le travail journalier à 11 heures à Paris et 12 heures en province ; elle autorise de nombreuses dérogations. La surexploitation qui règne dans les entreprises confère un écho aux discours socialistes qui inquiète les classes possédantes. Cet élément est structurant à plus d’un titre. Il permet de comprendre pourquoi une partie du camp républicain considérera la Commune avec hostilité, jusqu’à se joindre aux Versaillais. Il permet également de comprendre pourquoi les classes supérieures ont assisté à l’invasion de la France par les Prussiens avec tant de résignation. S’y opposer aurait impliqué de mobiliser la population en armes. Mais pouvait-on ressusciter Valmy sans faire renaître les sans-culottes de l’an II ?

Dans ses Considérations sur les principaux événements de la révolution française, Germaine de Staël évoque la victoire des révolutionnaires de 1792 contre les monarchies européennes… Au prix d’une levée en masse et d’un élan populaire qui ont culminé dans la Terreur : « Le peuple était animé d’une fureur aussi fatale dans l’intérieur qu’invincible au dehors (…) Tout faisait croire aux gens de la classe ouvrière que le joug de la disparité des fortunes allait enfin cesser de peser sur eux (…) et l’ordre social, dont le secret consiste dans la patience du grand nombre, parut soudain menacé. L’esprit militaire n’avait pour but alors que la défense de la patrie (…) jusqu’au moment où un homme [Robespierre ndlr] a tourné contre la liberté même les légions sorties de terre pour la défendre ».(2) « Défendre la patrie » en même temps que « l’ordre social » ? En 1870 l’équation paraissait impossible à résoudre. 

Dans le Cri du peuple, on peut lire : « la France est maintenant sur la croix, et jamais les clous n’ont été fournis par tant de Judas ni enfoncés par tant de bourreaux ».

C’est ainsi que l’on peut comprendre la tiédeur du « Gouvernement de défense nationale ». Cette coalition de républicains modérés et de monarchistes, mise en place en 1870 pour faire face aux troupes prussiennes, a en effet été condamnée à l’inaction par son refus de mobiliser la population de Paris.

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Victor Hugo photographié par Nadar en 1878.

Le camp « républicain », s’était uni pour faire chuter le Second empire. Il ne tarde pas à se fracturer. Bientôt, les clivages n’opposent plus les républicains aux anti-républicains, mais ceux qui souhaitent la levée en masse pour chasser les envahisseurs prussiens à ceux qui y sont hostiles. Parmi ces derniers la quasi-totalité du camp monarchiste, mais aussi un grand nombre de « républicains modérés ».

Parmi les partisans d’une guerre totale contre les Prussiens, on trouve de futurs « grands noms » de la IIIème République, comme Léon Gambetta ou Victor Hugo. On trouve aussi les républicains les plus radicaux, comme Jules Vallès ou Auguste Blanqui. La plupart d’entre eux s’étaient opposés à l’entrée en guerre de la France avec la Prusse, souhaitée par Napoléon III. Mais une fois l’armée française vaincue et les troupes prussiennes présentes en France, ils se rallient à la défense nationale. S’ils n’approuvent pas le gouvernement conservateur en place, ils estiment que l’indépendance de la France est la première condition pour l’édification d’une société démocratique et égalitaire.

Le Gouvernement de Défense Nationale ne l’entend pas de cette oreille. Au sommet de l’État et dans les plus hautes sphères de l’État-major, certains préfèrent collaborer avec la Prusse et signer un armistice plutôt que de courir le risque d’une insurrection populaire.(3) D’autres estiment que la situation militaire est désespérée et que mieux vaut chercher les conditions d’une paix honorable. En conséquence, le gouvernement joue l’attentisme et décourage les tentatives trop hardies de désencerclement de Paris.

La femme d’Edgard Quinet, membre du Gouvernement de Défense Nationale, écrit : « si Paris s’aperçoit un jour qu’on l’a trompée, le revirement sera terrible ».(4) Inévitablement, les Parisiens finissent par soupçonner le gouvernement de mettre relativement peu de zèle à défendre leur cause. Jules Vallès, rédacteur en chef du journal Le Cri du Peuple, écrit : « la France est maintenant sur la croix, et jamais les clous n’ont été fournis par tant de Judas ni enfoncés par tant de bourreaux ».(5) Blanqui, l’un des représentants les plus radicaux du mouvement socialiste, écrit dans son journal La patrie en danger le 15 janvier : « le cœur se serre au soupçon d’un immense mensonge ». Il dénonce « l’abominable comédie » que constitue ce Gouvernement de Défense Nationale qui prétend défendre la France mais refuse de donner au peuple les moyens d’en chasser les Prussiens. Conscient de son influence sur l’opinion, le Gouvernement de Défense Nationale le fait arrêter et mettre en prison. C’est la première étape d’une longue escalade.

Blanqui
Auguste Blanqui © Auteur inconnu

Le 18 mars 1871, le Gouvernement de Défense Nationale ordonne le désarmement de Paris. Partout dans Paris, des troupes s’activent pour retirer l’attirail qui permettait de défendre la capitale. Mais sur la butte de Montmartre, les ouvriers parisiens refusent qu’on leur retire les canons. Les soldats envoyés pour désarmer Montmartre reçoivent l’ordre de tirer sur les ouvriers ; ils refusent, finissent par rejoindre les ouvriers et livrer leurs officiers à la fureur vengeresse de la foule. Ainsi débute l’insurrection de la Commune.

« Place à la Commune, place au peuple ! »

Les mouvements républicains et socialistes réclamaient depuis plusieurs semaines la mise en place d’une « Commune » de Paris, dont la fonction serait de défendre Paris à la place du Gouvernement de Défense Nationale, et de secourir sa population victime du froid et de la misère. Sur une affiche placardée en janvier 1871 et co-écrite par Jules Vallès, on peut lire : « Le grand peuple de 89 qui détruit les Bastilles et renverse les trônes, attendra-t-il dans un désespoir inerte, que le froid et la famine aient glacé dans son coeur, dont l’ennemi compte les battements, sa dernière goutte de sang ? ». Elle se conclut sur ces mots : « Réquisitionnement général. Rationnement gratuit. Attaque en masse. Place au peuple ! Place à la Commune ! ».

L’action de la Commune était « toute empreinte de ce sentiment, vaguement socialiste parce qu’humanitaire, mais surtout jacobin, des montagnards de la Convention et de la Commune de 1793, sentiment révolutionnaire que personnifiaient en somme Delescluze à sa façon et les disciples de Blanqui, à la leur »

À la suite du 18 mars, des élections sont convoquées pour diriger cette Commune. Une majorité jacobine est élue, héritière de la tradition républicaine de 1793 et teintée d’éléments socialistes, collectivistes et anarchistes.

Communiste, la Commune ? L’hommage que lui a rendu le mouvement ouvrier tout au long du XXème siècle, la source d’inspiration qu’elle a représenté pour un nombre incalculable de gouvernements socialistes, pourrait le laisser penser. L’historiographie républicaine ayant délaissé la Commune, c’est avant tout la mémoire communiste et anarchiste qui a entretenu son souvenir. L’épithète communiste est en outre fréquemment mobilisé par ses adversaires, dès les premiers jours de son existence.

Communiste, la Commune ne l’était pourtant pas. Son but premier était de défendre la patrie en danger, selon l’expression consacrée. En outre, la doctrine sociale des Jacobins était trop imprécise pour déboucher sur un programme économique cohérent. Gaston da Costa résume : l’action de la Commune était « toute empreinte de ce sentiment, vaguement socialiste parce qu’humanitaire, mais surtout jacobin, des montagnards de la Convention et de la Commune de 1793, sentiment révolutionnaire que personnifiaient en somme Delescluze à sa façon et les disciples de Blanqui, à la leur ».(6)

Elle portait cependant en elle une indéniable dimension populaire et révolutionnaire. Le patriotisme dont se réclamaient les Communards n’était pas le patriotisme qui fut celui de la future IIIème République, ni le chauvinisme d’un Maurras ou d’un Barrès. C’était le patriotisme égalitaire de la Ière République, celui de 1793 et des sans-culottes. La patrie n’était pas pour les Communards une entité tellurique ou géographique. C’était la communauté elle-même, ou plus exactement la « communauté des affections », pour reprendre l’expression de Saint-Just. La défendre, lui donner corps et lui donner vie, impliquait pour les Communards d’en faire la propriété de tous, et pas seulement des plus puissants. Ainsi s’explique la radicalité des mesures politiques prises par la Commune de Paris : la mise en place d’institutions redistributives du pouvoir et de la richesse allait de pair, pour ses représentants, avec la défense physique de la France.

Liberté, égalité, fraternité ou la mort
La Révolution Française, source d’inspiration constante pour la Commune.

La Commune a donc imposé des mesures d’urgence chargées de soulager la population parisienne : extension du remboursement des dettes sur trois ans, interdiction d’expulser un locataire de son logement, rationnement gratuit… Des embryons de mesures sociales sont ensuite votées : interdiction du travail de nuit pour les boulangers, réquisition des entreprises abandonnées par les grands propriétaires ; elles sont gérées en autonomie par les ouvriers, et le travail y est limité à 10 heures par jour.

La Commune met surtout en place les germes d’une démocratie directe. Des Jacobins aux anarchistes, il existait un objectif commun parmi les Communard : l’institution des conditions d’une souveraineté populaire réelle. C’est la raison pour laquelle la Commune a expérimenté la mise en place d’un nouveau contrat entre représentants et représentés, sous la forme du mandat impératif : les élus n’étaient plus considérés comme autonomes de leurs électeurs pendant leur mandature, mais constamment révocables. Les Communards pensaient que sans contrôle des élus par le peuple, sans implication permanente et quotidienne du peuple dans les affaires politiques, sans politisation intense et constante de la vie de chaque citoyen, la démocratie ne serait qu’une coquille vide.

Comme sous la Révolution Française, une multitude de clubs politiques, de sociétés populaires, de journaux essaiment partout dans Paris. Ils favorisent l’implication permanente du peuple dans la vie de la cité. Karl Marx, observateur attentif de cet épisode, s’en réjouissait ; à ses yeux, le suffrage universel sous un régime représentatif permet au peuple « de décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dirigeante doit « représenter » et fouler aux pieds le peuple au parlement ». Avec la Commune, ajoutait-il, le suffrage universel donne au peuple les moyens « de remplacer les maîtres toujours hautains du peuple par des serviteurs toujours révocables ».(7)

Dans ce même esprit de concrétisation de la souveraineté populaire, la Commune a encouragé la prise du pouvoir militaire par la population. L’armée de métier a été aboli, et les représentants de la Commune ont poussé chaque citoyen à prendre les armes. Le Comité central de la Commune appelait à la création d’une « milice nationale qui défend les citoyens contre le pouvoir, au lieu d’une armée qui défend le gouvernement contre les citoyens ».

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Louise Michel © J. M. Lopez

Une remise en question aussi radicale de la hiérarchie qui existait entre possédants et travailleurs, entre représentants et représentés, ne pouvait pas ne pas affecter toutes les sphères de la société. Cette effervescence politique a également conduit au questionnement du rôle auquel la société cantonnait traditionnellement les femmes : celles de citoyennes passives, par nature inférieures aux hommes. La Commune a été une expérience politique qui a permis à nombre de femmes de s’impliquer dans la vie de la cité au même titre que les hommes. Ce sont elles qui, à la tête des clubs populaires et des journaux féministes comme la Sociale d’Andrée Léo, ont imposé à la Commune ses mesures sociales les plus avancées. C’est sous la Commune que sont apparues plusieurs des grandes figures du féminisme, comme Louise Michel.

Sur le plan scolaire, la Commune réalise en deux mois ce que la IIIème République a mis trois décennies à imposer. L’école gratuite, laïque et obligatoire pour tous est votée et des écoles sont construites.

On comprend le tabou qui, longtemps, a expurgé de l’historiographie républicaine la Commune de Paris, expérience républicaine s’il en fut. Adolphe Thiers, commanditaire du massacre de la Commune, compte au nombre des « pères fondateurs » de la IIIème République.

Ces mesures, souvent embryonnaires, parfois contradictoires, sont le produit d’une synthèse des différentes tendances républicaines qui ont oeuvré à l’événement. L’absence d’étude détaillée de son oeuvre institutionnelle dans la plupart des ouvrages traitant de l’histoire de la République française interroge.

L’illusion lyrique et les intérêts de classe : les raisons d’un oubli

L’attitude que l’on nommerait aujourd’hui idéaliste des Communards n’est pas pour rien dans l’aura dont ils jouissent encore aujourd’hui – là où Versaillais et Prussiens se sont démarqués par une Realpolitik à toute épreuve. Les mouvements révolutionnaires du XXème siècle ne l’ont pas oublié. Si Lénine a dansé dans la neige, selon une anecdote célèbre, lorsque la durée de la Révolution bolchévique a dépassé celle de la Commune d’une journée, c’est parce que le souvenir de la Semaine sanglante plane encore, comme un spectre, sur la Russie de 1917.

Comme pour les révolutionnaires de 1848, la fraternité est le maître mot des Communards. Jules Vallès, qui compte pourtant parmi les plus radicaux, tente encore de distinguer une « bourgeoisie parasite » d’une « bourgeoisie travailleuse ». Alors que la première « rafle, par des systèmes de banques ténébreux, les bénéfices que font ceux qui se donnent du mal », la seconde, « qui descend en casquette à l’atelier, rôde en sabots dans la boue des usines », « est, par ses angoisses, la soeur du prolétariat ».(8) Le laconisme de Karl Marx en 1848 – « la fraternité dura juste le temps où l’intérêt de la bourgeoisie était frère de l’intérêt du prolétariat » (9) – résonne avec la même cruelle ironie trois décennies plus tard. 

Jules Vallès
Jules Vallès en 1871 © Inconnu

Le 28 mars 1871, qui voit l’organisation d’une gigantesque fête populaire, signe l’apogée de cette illusion lyrique. Sous des drapeaux rouges et tricolores mêlés, 200 000 gardes nationaux défilent.  Jules Vallès, dont l’audience devient considérable sous la Commune de Paris, rend compte de cet enthousiasme dans Le Cri du Peuple : « Ce soleil tiède et clair, le frisson des drapeaux, le murmure de cette révolution qui passe, tranquille et belle comme une rivière bleue (…) notre génération est consolée ! Nous voilà payés de vingt ans de défaites et d’angoisses. » Il ajoute : « Fils des désespérés, tu seras un homme libre ! »(10)

S’il y a bien une caractéristique qui singularise les Communards, c’est cette déconnexion entre l’urgence critique du moment et le caractère utopique de leurs projets. Alors que les Versaillais ont fait preuve d’un sens stratégique aigu et machiavélien, les Communards ont cherché à multiplier les projets de société et les symboles fracassants.

Au moment où les Versaillais massaient leurs troupes autour de Paris dans le but d’écraser la Commune, celle-ci se préoccupait de la refonte de l’éducation, conçue comme un instrument qui extirperait l’individualisme et l’égoïsme de l’esprit des citoyens. Sur une note issue du Comité chargé de l’éducation, on peut lire : « L’école doit apprendre à l’enfant à respecter et à aimer les autres. Lui inspirer le goût et le souci de la justice. Lui faire comprendre qu’il doit s’instruire non pas seulement pour son propre devenir, mais dans l’intérêt de la collectivité ». Quelques jours plus tard, alors même que Paris est encore encerclée par les troupes prussiennes, les Communards déracinent la Colonne Vendôme érigée à la gloire de Napoléon. Cette colonne, selon eux, constituait « un monument de barbarie, le symbole de la force brutale et de la fausse gloire, l’affirmation de l’impérialisme, la négation du droit des gens ».

C’était en des termes moins fleuris que Rouland, gouverneur de la Banque de France, évoquait la tâche qui incombait aux Versaillais : « Devant nous, c’est la République rouge, jacobine et communiste. Ces gens-là ne connaissent qu’une seule défaite : celle de la force » (11).

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Adolphe Thiers photographié par Nadar

Tandis que les Communards affirmaient ainsi la vocation internationaliste de leur idéal – multipliant par ailleurs les appels à la fraternisation à l’égard des soldats allemands -, à Versailles, se constituait une autre Internationale : celle des classes dominantes. Et lorsque les premiers combats avec les Versaillais commençaient, les Communards n’ont pas renoncé aux principes de démocratie directe au sein de leur armée, entraînant une perte d’efficacité considérable de leurs troupes…

C’est Adolphe Thiers, président du gouvernement provisoire français, qui a pris en charge la répression de la Commune. Après avoir signé l’armistice avec l’armée allemande, il ordonne la levée en masse de troupes venue des quatre coins de la France pour marcher sur Paris. Avec la complicité de l’armée prussienne, il pénètre dans la capitale le 21 mai et massacre méthodiquement les insurgés, mal organisés, mal préparés, mal informés par leurs journaux, tétanisés par la cruauté des premiers combats. La « Semaine Sanglante », qui se déroule du 21 au 28 mai, constitue l’un des épisodes les plus brutaux de l’Histoire de la capitale. C’est entre 17,000 Communards – estimation de Camille Pelletant, auteur d’un premier rapport sur la question – et 7,000 – estimation contemporaine de Robert Tombs – qui ont succombé au massacre. 

Les survivants ont été internés dans des camps, soumis à des tortures humiliantes et souvent emprisonnés ou déportés. Cette hécatombe a été soutenue par l’immense majorité de l’élite intellectuelle et politique de l’époque, qu’elle soit monarchiste ou républicaine « modérée ».

On comprend le tabou qui, longtemps, a expurgé de l’historiographie républicaine la Commune de Paris, expérience républicaine s’il en fut. Adolphe Thiers, commanditaire du massacre de la Commune, compte au nombre des « pères fondateurs » de la IIIème République. C’est lui que l’Assemblée de 1875 ovationne à la quasi-unanimité, à la demande de Léon Gambetta, comme l’un des architectes du nouveau régime. Les réformes républicaines successives, pour certaines similaires à celles votées par la Commune, ne prennent jamais appui sur cette dernière. Et alors que les relations se durcissent avec l’Allemagne, jusqu’à la Première guerre mondiale, l’exemple de la Commune n’est jamais convoqué par les gouvernants.

Aujourd’hui encore, cette expérience politique éphémère demeure trop sulfureuse pour mériter une place significative dans l’historiographie de la République française.

Notes :

(1) Etienne Van de Walle et Samuel H. Preston, « Mortalité de l’enfance au XIXe siècle à Paris et dans le département de la Seine », Population, 29-1, 1974.

(2) Germaine de Staël, Considérations sur les principaux événements de la révolution française, Éditions Charpentier, 1843, pp. 297-298.

(3) On doit à Henri Guillemin, tout au long de ses trois livres dédiés à la Commune, une étude approfondie qui établit les raisons pour lesquelles le Gouvernement de défense nationale a refusé de mobiliser les Parisiens pour défendre la ville. 

(4) Citée par ce dernier.

(5) « Ceignez vos écharpes », Le cri du peuple, 7 mars 1871. 

(6) Gaston da Costa, La commune vécue, Ancienne maison Quentin, 1903, p. 68.

(7) Karl Marx, La guerre civile en France, texte écrit pour l’Association internationale des travailleurs et édité en 1871.

(8) « Paris, ville libre », Le cri du peuple, 22 mars 1871.

(9) Karl Marx, Les luttes de classes en France, « La défaite de juin 1848 », 1850.

(10) « Le 26 mars », Le cri du peuple, 28 mars 1871.

(11) Cité par Henri Guillemin, L’avènement de M. Thiers et réflexions sur la Commune, Utovie, 2003.

Marine Le Pen et les mots : les dessous de la “dédiabolisation”

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Comment un parti historiquement d’extrême droite, xénophobe, héritier de Vichy et de l’Algérie française a-t-il pu se convertir en une force politique structurant l’une des plus vieilles démocraties d’Europe ? La marque de fabrique de la famille Le Pen a-t-elle vraiment changé ?

On entend souvent dire que le Front national n’a pas changé, qu’il continue à représenter et à diffuser les mêmes idées pesantes d’il y a dix ou vingt ans. La thèse est défendue dans l’une des meilleures études de cas publiée sur le Front national de Marine Le Pen intitulée Les faux semblants du Front National : sociologie d’un parti politique, un ouvrage collectif dirigé par Sylvain Crépon, Nonna Mayer et Alexandre Dézé. Les auteurs du livre considèrent qu’à quelques nuances près, comme par exemple l’évolution de la relation du parti avec la communauté juive ou ses timides ouvertures vers le libéralisme moral, le FN porte encore les mêmes idées xénophobes, et la même vision essentialiste de la nation et de la culture française. Dans les faits, ils ont raison : qui serait convaincu de la transformation du FN en parti de droite, simplement influencé par une rhétorique propre à son passé radical, se tromperait assurément. Un fil rouge relie le programme du Front national de Jean-Marie Le Pen et celui de Marine Le Pen, qui fait le lien entre la préférence nationale du père et la priorité nationale de la fille.

Si Marine Le Pen a appris quelque chose de son père c’est bien, qu’en politique, l’usage des mots est fondamental. Tout d’abord, quand il s’agit de provoquer les esprits et l’attention des gens, et de gagner ainsi en présence médiatique, mais aussi quand il s’agit de s’approprier les concepts qui structurent le consensus républicain français. La grande différence entre le Front national du père et celui de la fille réside dans le fait que l’équipe de Marine Le Pen ne va pas à l’encontre du consensus républicain. Au contraire, elle souhaite s’établir comme le fer de lance de ce consensus. Autrement dit, aujourd’hui, la question pour l’extrême-droite française n’est plus d’essayer de se constituer comme force alternative rejetant les consensus dominants en opposant la nation à la république, la religion à la laïcité, l’individu à la société civile ou la communauté au multiculturalisme, mais bien de réussir à retourner ces consensus dominants en sa faveur. Le grand succès de Marine Le Pen a été de lancer une forme d’offre publique sémantique aux concepts clés qui structurent aujourd’hui en France le sens commun républicain. La présidente du FN a ainsi pu mettre ses compétiteurs politiques dans une position défensive. « Les mots comptent », disait Marine à son père, « mais pour les voler à l’adversaire ».

Pour bien comprendre le tournant copernicien entrepris par Marine Le Pen dans la stratégie de communication du FN, il faut, dans un premier temps, revoir comment son père parlait et comment un vide s’est créé, depuis, dans l’offre médiatique française.

Le parler de Jean-Marie Le Pen : succès et limites

Jean-Marie Le Pen était un inconnu pour la grande majorité des Français avant son apparition, le 13 février 1984, dans l’émission télévisée L’Heure de vérité, un programme de grande audience. Le contexte politique de l’époque est marqué par les attentes et les rejets générés par la coalition gouvernementale dirigée par François Mitterrand, entre socialistes et communistes. Face à un présentateur et un public perplexes,  Jean-Marie Le Pen met subitement fin à l’interview, se lève de sa chaise et, en position militaire, demande une minute de silence pour les victimes du communisme international. Ces quelques secondes de silence gêné en prime time, qui ont interrompu la normalité télévisuelle, ont produit un profond effet sur l’audience et ont propulsé la figure de Jean-Marie Le Pen dans les hautes sphères médiatiques. Quelques jours plus tard, alors qu’il était jusque-là très minoritaire, le parti d’extrême-droite français atteint des résultats historiques. C’était le début d’une nouvelle relation entre le FN et les médias, encore entretenue aujourd’hui. Le Pen réussit en une nuit une ascension impossible en dix ans de carrière politique.

Cette relation, ensuite, est toujours restée très ambivalente et marquée par le registre de la provocation à travers l’usage de phrases à double sens, des jeux de mots et des insinuations vaseuses. Ses sujets préférés : la communauté juive, l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, le continent africain, les malades touchés par des MST et les homosexuels. Dire sans dire, s’avancer masqué, mais avant tout, provoquer le scandale et la condamnation morale de l’opinion publique. Il s’agit  pour Jean-Marie Le Pen de manier le mot avant le silence, d’apprendre la technique et le rythme du coup de théâtre. A force de scandales, de procès et de condamnations, Jean-Marie Le Pen finit par devenir, au milieu des années 1990, l’enfant terrible de la politique française. Une figure recherchée par les médias parce qu’elle fait les gros titres, adopte un parler différent, fait parfois éclater des bombes médiatiques et provoque des réactions en chaîne du reste des acteurs politiques.

D’un point de vue politique, la fabrication médiatique du personnage Le Pen fut un succès qui permit de consolider le FN comme troisième force politique du pays, dépassant de loin le Parti Communiste Français. Elle réussit également à articuler le mécontentement d’une partie de la société française par rapport aux consensus dominants sur les thèmes de l’immigration, de l’identité nationale, du travail et de la sécurité ; par rapport aussi à des questions sociétales comme celles de l’avortement, de l’homosexualité ou de l’euthanasie, sans jamais s’en prendre à l’histoire complexe du passé colonial français. De cette façon, le FN se convertît en outsider puissant de la politique française (avec des résultats électoraux stables, jamais en dessous de 10%) et réussît à établir des forts bastions dans le sud et l’est du pays.

Cependant, cette stratégie avait une limite, qui a conduit 82% des électeurs à voter contre Jean-Marie Le Pen au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2002. On assistait, en parallèle, à une mobilisation sans précédents dans tout le pays. En tant qu’outsider du système politique français, le FN a suscité la peur chez une immense majorité des Français, inquiets d’assister au démantèlement d’un système de valeurs, de mythes et de consensus auxquels ils se sentaient liés. Ceci explique le ton moralisateur mobilisé par le reste des acteurs politiques, entre le 22 avril et le 7 mai 2002, expliquant qu’un mode de vie était alors en jeu. Le Front national représentait un danger et une menace pour tout le système de règles, de normes, de croyances et de conciliation qui avait gouverné la France depuis, au moins, 1958 et l’instauration de la Vème République. On assistait alors, dans la presse, à un foisonnement de métaphores biologisantes qui comparaient le Front National à une maladie, les articles réclamant l’établissement d’un cordon sanitaire pour l’isoler et le mettre en quarantaine.

Le FN s’était constitué comme un puissant pôle d’opposition à ce qui existe que les autres acteurs politiques pouvaient, cependant, facilement qualifier d’antidémocratique, d’anti-système, d’homophobe, de raciste, de réactionnaire, tout en continuant à susciter l’adhésion de l’immense majorité des citoyens. Le Front national était un acteur puissant, mais isolé, et enfermé à l’intérieur d’un « mur républicain d’isolement » impossible à franchir. Le FN avait beau être un lion puissant, il était un lion que tout le monde voulait voir en cage.

L’année 2002 a été comme un trompe-l’œil. Le succès du FN n’a pu s’interpréter comme une défaite qu’une fois qu’on a pu l’observer de plus près, et percevoir clairement la silhouette d’un canular, d’une victoire fictive, enfin : une sorte de mirage. Passé l’enchantement de voir Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, peu à peu une question s’imposa au parti : comment sortir de la prison ? Comment surmonter les limites de la digue républicaine ? La réponse progressivement imposée, particulièrement après l’arrivée de Marine Le Pen à la présidence du parti en 2011, fut la suivante : la digue ne pourra être surmontée qu’en devenant républicains, ou, pour dire vrai, qu’en paraissant républicains.

La rhétorique de l’ordre républicain

Aujourd’hui, dans ses interventions médiatiques, Marine Le Pen s’auto-présente comme la principale défenseure de l’égalité entre les hommes et les femmes, des services publics, des droits sociaux, de l’État, de la laïcité, de la souveraineté nationale, du patrimoine ou même de l’environnement et de la protection des animaux.

Quand vos adversaires se battent avec des armes destructrices, plutôt que leur tendre un bouclier, mieux vaudrait les priver de leurs armes. Et même leur voler pour ensuite les abattre ! C’est exactement ce que fait le nouveau Front National, dirigé par Marine Le Pen et Florian Philippot. Il ne faut donc pas s’étonner d’entendre la présidente du FN se présenter comme la principale protectrice de la démocratie face à l’autoritarisme de marché, des maîtres, des politiques. De la voir s’établir comme celle qui conservera les équipements hospitaliers menacés par les réductions budgétaires, qui défendra, envers et contre tous, les produits français et les habitants des zones rurales qui voient les postes fermer. De l’entendre valoriser les services de santé, les centres sportifs, les jeunes qui ont peur de la précarité du marché du travail, et de finir par apparaître comme la porte-parole de tous ceux qui se sentent oubliés et abandonnés par les administrations publiques.

Si un jour son parti a été accusé d’apporter le désordre et le conflit au sein de la communauté politique, elle se présente aujourd’hui comme la défenseure de l’ordre républicain, la seule capable d’apporter la paix à une communauté menacée. Menacée par qui ? Les réponses données par le FN sont les suivantes : par le terrorisme islamique, par « l’ultralibéralisme » d’un marché sans contrôle et par l’immigration clandestine.

Ainsi, depuis un an et demi, le FN s’auto-présente comme la meilleure solution pour réinstaurer l’ordre républicain. Une nouvelle étape est donc franchie. Loin de se présenter comme un acteur qui apporte discorde et conflit, la formation lepéniste prétend  aujourd’hui être un parti venant apaiser un climat de crise. Dans cette optique, les mots clés qui structurent son discours sont : l’ordre, toujours conjugué avec le vocabulaire de la protection, de la souveraineté et des droits, et l’État, terme toujours accompagné des adjectifs « stratégie » et « planificateur ». En quelque sorte, le FN deviendrait une synthèse entre la droite et la gauche, entre les Lumières et la tradition réactionnaire, entre le nationalisme et le républicanisme. Ses incursions dans les champs symboliques de la droite et de la gauche sont fréquentes. Alors qu’un jour, ils font l’éloge de la figure du général de Gaulle, chef de la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale, père intellectuel de la droite conservatrice et ancienne bête noire de l’extrême-droite – qui avait planifié de l’assassiner – le lendemain, ils revendiquent l’héritage de Jean Jaurès, véritable mythe de la gauche française fortement lié au Parti Socialiste. Le Front national va même jusqu’à se référer au Front populaire français, comme pour incarner le progrès social.

Cette plasticité discursive peut surprendre mais elle doit être comprise comme la tentative de récupérer le patrimoine symbolique du pays, qui emprunte à gauche et à droite. Pour cela, le parti veut dépasser les vieilles divisions idéologiques. C’est ainsi qu’il faut comprendre le choix de son slogan de campagne (« Au nom du peuple ») et du logo qui l’accompagne (une rose bleue). Interrogée sur l’absence de toute référence à l’acronyme du Front national dans sa communication, et sur le remplacement du logo traditionnel du parti (une flamme aux couleurs du drapeau français) par une rose bleue, Marine Le Pen a expliqué de la manière suivante sa décision de campagne : « [J’ai choisi la rose comme symbole de campagne] parce ce qu’elle est d’abord symbole de féminité dans une élection où je serai une des seules femmes candidate à la fonction suprême  […] Mais surtout parce que la rose bleue, dans le langage des fleurs, c’est rendre possible l’impossible. C’est l’expression de la confiance dans l’avènement d’un événement présenté comme inaccessible », avant d’ajouter : « Bien sûr, certains auront une lecture plus politique et verront dans la rose le symbole de la gauche et dans la couleur bleue celui de la droite. Cette vision des choses n’est pas pour me déplaire car c’est bien le rassemblement de tous les Français au-dessus des clivages dépassés, trop souvent stériles, que je recherche. Un rassemblement des meilleures volontés, au-delà de l’ancienne gauche, de l’ancienne droite, pour servir la France et la remettre debout »[1]. Nous sommes devant une nouvelle identité politique qui, au-delà de la gauche et de la droite, parle « au nom du peuple » en essayant de condenser les aspirations à l’ordre, à la protection et à la souveraineté nationale. Une version raffinée de l’autoritarisme qui prospère sur la patrimonalisation et de la transformation simultanée des valeurs républicaines. Marine veut franchir le Rubicon.

À propos de l’auteur: 

Guillermo Fernández Vázquez, diplômé en philosophie et en science politique de l’Université Complutense de Madrid, a travaillé et collaboré, entre novembre 2015 et septembre 2016, pour Podemos. D’abord, dans le cadre de la campagne électorale pour les élections législatives de décembre 2015, puis comme assistant parlementaire. Il réalise en ce moment sa thèse de doctorat sur la construction des identités politiques à travers le discours chez Podemos et le Front National (FN) de Marine Le Pen et se concentre sur les mythes, les métaphores, les sujets de prédilection et les figures rhétoriques qu’ils utilisent. À ce titre, il a collaboré avec l’hebdomadaire espagnol CTXT en écrivant sur le discours du FN et ses tentatives de constitution d’une nouvelle identité politique. Avec l’autorisation de la revue CTXT, nous avons traduit l’un de ses articles, « Marine Le Pen et les mots ». Son analyse discursive – presque « podemiste » pourrait-on dire – de l’ascension du FN nous montre comment la stratégie de dédiabolisation opérée par Marine Le Pen s’est nourrie du sens commun républicain et lui a permis de combattre les étiquettes négatives qui pèsent sur son identité. Nous avons pensé qu’il serait intéressant de diffuser un tel article pour voir comment un Espagnol, spécialiste du FN, comprend les succès de ce dernier. Le point de vue de Guillermo Fernández Vázquez est particulièrement intéressant du fait qu’il applique à son analyse la vision que Podemos tient de la politique comme lutte pour l’hégémonie et pour la conquête du sens et des signifiants.

Traduction : Laura Chazel, Christophe Barret, Clotilde Alfsen.

http://ctxt.es/es/20161221/Politica/10142/Marine-Le-Pen-Francia-Frente-Nacional-politica-retorica.htm

[1]Présentation du logo de campagne par Marine Le Pen, www.frontnational.com, 16 novembre 2016. Disponible en ligne : http://www.frontnational.com/videos/marine-le-pen-vous-presente-son-logo-de-campagne/.

Crédit photo : Luis Grañena, CTXT