À Cuba, le rêve d’une vieillesse préservée du capitalisme

© Marielisa Vargas

Cette période de scandales autour des EHPAD, de débats relatifs aux retraites ou à la préservation des personnes âgées en temps de Covid, a soulevé des interrogations concernant les politiques publiques à l’égard des retraités. Dans son ouvrage Vieillir à Cuba (IHEAL, 2022), la sociologue Blandine Destremau nous immerge dans le système cubain de traitement de la vieillesse. À travers de riches entretiens, récits et analyses, elle fait des personnes âgées les témoins de la Révolution cubaine et des transformations sociales du pays ces soixante dernières années. En miroir – et sans manichéisme aucun – elle conduit à réfléchir à la condition des retraités dans les pays occidentaux. Avec une question fondamentale : « Quelle combinaison d’amour, de nécessité et de faille des politiques publiques » requiert ce sujet ? Entretien par Maïlys Khider, autrice du livre Médecins cubains : Les armées de la paix (LGM éditions, 2021).

LVSL – Pourquoi vous êtes-vous intéressée à la question de la vieillesse à Cuba ?

Blandine Destremau – Le sujet de la vieillesse a surgi dans mes recherches. Je travaillais sur la protection sociale et la famille, avec pour interrogation : « qu’est-ce qu’une politique sociale socialiste ? ». Je me suis rendue compte que la présence des personnes âgées dans les familles absorbait beaucoup d’énergie. J’ai alors commencé à me pencher davantage sur les politiques publiques liées à l’accompagnement de la vieillesse par les familles. C’est une entrée fascinante sur Cuba. Il y a une classe d’âge entière dont le vécu dit de nombreuses choses sur l’accès aux biens, aux services, sur l’organisation de la famille. Certains ont vécu soixante ans de révolution et portent sa mémoire. Ils ont conscience de ce qui a changé, en mieux ou en pire. Cela donne une profondeur de champ sur l’histoire de la révolution et sur des trajectoires personnelles.

La vieillesse est un prisme important pour regarder Cuba. Et Cuba est un prisme important pour considérer la vieillesse. Mes déplacements d’un terrain à l’autre m’ont permis de remettre en cause des évidences. Les Cubains m’ont parfois formulé des réflexions telles que : « vous mettez tout le monde en EHPAD chez vous ! ». En France, nous n’étudions pas assez la contribution de la famille à la prise en charge des personnes âgées – ce que l’exemple cubain permet de penser. À l’inverse, si l’on ne veut pas d’institutions de type EHPAD, on sacrifie forcément un membre plus jeune de la famille. Réfléchir à partir de deux lieux met notre système en perspective.

LVSL – La population cubaine est vieillissante. Pourquoi ? Et en quoi cela témoigne-t-il d’évolutions sociales et médicales à Cuba ?

BD – La baisse de la fécondité est le premier facteur de vieillissement. Après un petit boom de naissances dans les années 1970, les femmes ont fait beaucoup moins d’enfants. C’est dû à leur émancipation, elles qui ont eu le choix d’avoir un autre destin que celui d’être mère, et à un accès aux contraceptifs et à l’avortement depuis 1965. Les difficultés de logement et à se projeter dans l’avenir, la pauvreté, ont aussi pu dissuader de faire des enfants.

Le « care », l’attention non médicale, n’a pas réellement été pensée. Pourquoi ? Parce qu’elle est principalement prise en charge dans le cadre familial et surtout par les femmes

Le deuxième facteur de vieillissement est la longévité, en lien direct avec les progrès d’un système de santé fortement égalitaire. Tout le monde a accès aux services de soins. Au sein de toutes les classes sociales, la durée de vie s’est accrue. Troisième facteur : la migration. Ceux qui s’en vont sont principalement des jeunes en âge de travailler et de procréer. Et la migration s’intensifie depuis un ou deux ans. Elle affecte notamment les zones où la culture sucrière est en recul depuis la fin des années 1990. C’est d’abord de ces endroits-là que les gens partent (vers les grandes villes cubaines et d’autres pays).

LVSL – Cuba est un pays de cohabitation entre les générations. Beaucoup d’adultes (parents pour certains), vivent avec leurs ascendants. Cette cohabitation est-elle culturelle, due à un manque de moyens, ou à un mélange des deux facteurs ?

BD – A Cuba, il n’est pas automatique de quitter le logement de ses parents en devenant adulte et en ayant soi-même des descendants. Les parents ne mettent pas leurs enfants dehors. Ils aident beaucoup les générations d’en-dessous. Et vice-versa. Cela structure la prise en charge du vieil âge à Cuba. La famille doit s’occuper de ses parents âgés, quel que soit le prix en termes de carrière – surtout celles des femmes.

En plus de cela, les filles pensent avoir besoin de leur mère pour élever leurs propres enfants. Cette solidarité intergénérationnelle entre femmes est culturelle. Mais elle est aussi économique. De nombreux adultes ne peuvent pas déménager à Cuba car il n’y a pas suffisamment de logements disponibles. Par ailleurs, la vie quotidienne est tellement compliquée par les problèmes d’approvisionnement qu’une mère avec ses enfants seule, même avec un conjoint, peut difficilement s’organiser pour tout gérer. Les conditions matérielles à Cuba ne permettent pas réellement la conciliation entre travail et organisation du foyer. Cohabiter permet une économie de temps.

La cohabitation est une solution à l’impossibilité de vivre seul(e), avec une pension de retraite ou un salaire insuffisant. Les personnes âgées ont des difficultés car ils encaissent la crise plus que d’autres : les pensions ne sont pas indexées sur la dévaluation monétaire et l’inflation. D’un autre côté, en termes de services, ils ont un accès prioritaire à la santé. La gérontologie a été assez précoce et est toujours là. Mais la crise affecte le système de santé, pour eux comme pour les autres. Les pénuries de médicaments les touchent. La désorganisation du système de transport aussi, d’autant plus parce qu’ils sont moins en capacité de marcher.

LVSL – En 2011, une réforme de la propriété immobilière est intervenue. A-t-elle favorisé le déménagement de jeunes et une nouvelle organisation de cette cohabitation ?

BD – La propriété des logements n’a pas été abolie par la Révolution, contrairement à la propriété privée des moyens de production. Fidel Castro en avait fait le choix. Une propriété pouvait être échangée. Quelqu’un qui avait un appartement de deux pièces en centre-ville et voulait avoir des enfants pouvait l’échanger à une autre famille contre une maison avec jardin en banlieue. Cela s’appelle une permuta (échange, opération de troc).

En 2011, le marché immobilier a été ouvert. La possibilité d’acheter et de vendre a été introduite. Cela a permis davantage de mobilité, d’accumulation, d’investissement d’argent extérieur notamment dans des locations de tourisme. Des Cubains ont pu vendre leur maison pour partir aux États-Unis. En termes d’organisation familiale, cela a permis que la génération de jeunes adultes quitte parfois le microscopique logement partagé avec les parents et achète un appartement. De nouvelles mobilités se sont développées pour les gens qui en avaient les moyens. Des parents ont vendu des biens dont ils avaient hérité, ont donné l’argent à leur enfant pour qu’il déménage. Depuis, il existe un peu plus de souplesse dans les stratégies patrimoniales et résidentielles.

LVSL – Dans de nombreux pays, le recours à des aides à domicile est fréquent pour s’occuper des personnes âgées. Cette aide à domicile est-elle un angle mort de la médecine cubaine ? Le recours à des aides privées est-il devenu facteur d’inégalités ?

BD Ce n’est pas un angle mort de la médecine. C’est un angle mort de la société. Il existe à Cuba des établissements que l’on appelle hogares de ancianos (établissements résidentiels pour personnes âgées). Mais ils sont essentiellement destinés aux gens qui n’ont pas de famille pour s’occuper d’eux (ils peuvent accueillir également d’autres personnes).

Sur l’île, les services publics se sont développés, donnant accès au cure (soin). Mais le care, l’attention non médicale, l’aide, n’a pas réellement été pensée. Pourquoi ? Parce qu’elle est principalement prise en charge dans le cadre familial et surtout par les femmes. De nombreuses Cubaines cessent de travailler à 45 ou 50 ans pour s’occuper de leurs parents. Aujourd’hui, cette question est de plus en plus politisée. Elle commence à être posée comme un enjeu féministe. Puisqu’il faut trouver des solutions, le ministère de la Santé commence à dire qu’il faut s’en occuper. J’étais à une convention de santé en octobre à Cuba. Ils sont en train d’en faire un objet partagé entre le ministère des Affaires sociales et le ministère de la Santé.

De plus en plus d’aides à domicile privées (une branche spécialisée des métiers d’auto-entrepreneurs autorisés), notamment des infirmiers et des infirmières, démissionnent et font de l’aide à domicile puisqu’ils gagnent plus d’argent. Il y a aussi des gens qui font du ménage, et qui, en plus de nettoyer, s’occupent des grands-parents. À Cuba, il existe un dispositif pour rémunérer les aidants familiaux d’enfants handicapés qui ne peuvent plus travailler. Mais la paie est très basse. Petit à petit, cela s’étend à la situation d’aidants familiaux de personnes âgées. À nouveau, c’est un emploi mal rémunéré – et qui concerne peu de Cubains. Ce qui s’est développé (mais de façon insuffisante), ce sont les aides à domicile pour les personnes âgées qui vivent seules. Mais les salaires sont bas, et en concurrence avec l’activité privée. Donc seules les personnes qui ont des revenus de l’étranger ou des revenus du « marché » ont accès au luxe d’une aide à domicile privée…

Les Cubains qui ont choisi de ne pas quitter leur pays ont dû payer un certains prix, notamment en termes de confort. L’homme nouveau, après tout, accepte un certain degré de sacrifice pour la promesse d’un nouveau modèle.

LVSL – Cette cohabitation est un laboratoire intéressant pour mesurer le fossé générationnel entre ceux qui sont nés avant ou au début de la Révolution et des jeunes qui rêvent parfois d’autre chose. Quelles différences de vision entre jeunes et vieux avez-vous pu constater ?

BD – Beaucoup de Cubains sont restés dans leur pays par conviction révolutionnaire. Alma, que je cite dans mon livre, a grandi avec une mère communiste qui a souhaité rester alors que son mari travaillait pour une entreprise étasunienne, possédait une voiture, bref, appartenait à la bourgeoisie. La famille a adhéré à la Révolution. Alma a trouvé fantastique le développement de la culture, des bibliothèques, du cinéma, du théâtre. Une autre interviewée devait aller étudier dans une grande université étasunienne, mais elle est restée. Ce fut aussi le cas d’Eduardo, médecin qui a refusé de quitter l’île pour s’occuper de ses parents âgés alors que son père, cardiologue, lui disait de s’en aller.

Pour ne pas laisser leur pays, ils et elles ont payé un certain prix. Notamment en termes de confort. Dire à 70 ou 80 ans « j’ai fait cela, j’ai cru à cela » est une manière de justifier ses choix de vie. L’homme nouveau [1], après tout, accepte un certain degré de sacrifices pour une promesse – une promesse pour soi, une promesse éthique, et la promesse d’un nouveau modèle. Alma me disait : « on a vécu une grande aventure. Quand j’ai commencé l’université, j’avais deux robes mais c’était fantastique. Sans cela, nous aurions été des petits bourgeois ».

Les plus jeunes n’ont pas participé à cette aventure fantastique. Ils ont hérité de choses et de services dont ils ne réalisent pas toujours la valeur. Car ils ne comparent pas les conditions de vie à celles du Guatemala ou de pays très pauvres d’Amérique latine, mais avec les États-Unis. Même si la santé ou l’éducation se dégradent, il est difficile pour eux de mesurer le progrès que ce système a amené. Lorsqu’on est pauvre, on a besoin de sécurité. La sécurité permet la liberté. Et on ne peut pas faire grand chose de la liberté sans sécurité.

La jeune génération a une relative sécurité même si celle-ci est incertaine (chaque jour, impossible de savoir si elle va trouver de la viande ou pas, les queues s’enchaînent, c’est une galère quotidienne). Mais ils ont un pays relativement stable, sans guerre civile, avec du logement, de la nourriture, des soins de santé, une école qui fonctionne. Avec la crise du système, cependant, il apparaît moins aujourd’hui comme la promesse d’un avenir plus juste et plus éthique.

LVSL – Quelles aspirations les jeunes vous ont-ils exprimé ?

BD – Je pense qu’une bonne partie des jeunes ont envie de consommation, de liberté d’échange, de communication, sans nécessairement se poser des questions sur le sens de tout cela. La question du sens à Cuba a été accaparée par la Révolution. Tout le monde était enjoint de n’avoir d’autre sens à sa vie que la Révolution.

Les jeunes en général veulent surtout avoir une sécurité matérielle sans devenir de gros consommateurs. Dans les familles que je vois, les enfants possèdent parfois de nombreuses choses inutiles mais qui font partie d’un confort et d’une sorte de dignité de classe moyenne. Bien sûr, certains jeunes que j’ai rencontrés sont très impliqués politiquement. À l’instar de Mario, membre d’un projet communautaire. Ils ont installé une espèce de squat dans un quartier assez pauvre. Ce sont des idéalistes. Ils veulent maintenir un projet social et socialiste. Mario est pauvre. Mais il se met au service de cela.

LVSL – Chez les personnes âgées, avez-vous constaté des volontés de transformation ? Des aspirations des plus jeunes que vous avez retrouvées chez eux ?

BD – Bien sûr. Il y a tout un mouvement autour de la revue Temas tenue par des gens qui ont vécu la Révolution, sont politiquement très engagés, et luttent pour réformer le socialisme, lui rendre son âme, son élan, sa force, son enthousiasme, et pour le décentraliser, le débureaucratiser. Pour trouver des solutions matérielles à la vie des gens. L’idée de socialisme se noie dans la vie quotidienne. C’est comme un couple qui s’aime beaucoup et rompt car il n’a pas décidé qui ferait la vaisselle. Il y a un décalage d’amplitude. Plusieurs générations s’impliquent pour que le seul avenir ne soit pas celui d’un capitalisme périphérique, avec de fortes inégalités, une grande pauvreté, de la prostitution. Et que les jeunes aient d’autres espérances que celle de migrer. C’est encore plus triste pour les Cubains puisque cet ailleurs, ce sont souvent les États-Unis, qui ont contribué aux échecs de la Révolution cubaine.

LVSL – Jeunes et vieux vivent-ils les crises de la société cubaine de la même manière, selon ce qu’ils vous ont raconté ?

BD – Ce qui est difficile, ce sont les pénuries. Pour les personnes âgées, cela peut représenter un épisode de plus dans l’histoire de la Révolution cubaine, ponctuée par les crises. Il y a eu l’âge d’or des années 1980, mais les années 1970 et 1990 ont été très difficiles. Les plus âgés ont l’habitude de ces crises. Les vieux ont aussi une forte conscience du poids de l’embargo. Les jeunes en ont ras-le-bol que l’on mette tout sur le dos de l’embargo, quand ils voient bien que le système productif s’écroule, que l’agriculture est en déshérence, que la distribution ne fonctionne pas bien. Ceux-là n’acceptent pas que ces pénuries-là aillent de paire avec le système socialiste.

Autre point, de la part de personnes âgées, j’ai entendu plusieurs fois qu’il était difficile d’accepter l’humiliation que représente la vieillesse pauvre et éventuellement dans la solitude. J’ai récolté plusieurs témoignages en ce sens : « ma mère est très engagée, elle a soutenu la Révolution, accompagné les crises, et regarde comment elle vieillit ! ». Les vieux le disent eux-mêmes. La promesse, c’était aussi un système de retraite. Que la société puisse répondre à des besoins qui se développent avec l’âge. À Cuba, les gens meurent âgés. L’espérance de vie y est supérieure à celle des Etats-Unis. Mais justement, que faire quand on a 80 ans et qu’on est à Cuba ? On ne peut pas être que vivant.

Notes :

[1] ”L’homme nouveau” est un terme utilisé par Ernesto Guevara pour décrire l’homme modelé par le socialisme, éduqué, émancipé, capable de défaire la domination capitaliste et façonnant des rapports nouveaux entre les hommes.

Loi pouvoir d’achat : électoralisme et protection des patrons

Bruno Le Maire, ministre de l’Economie et des Finances depuis 2017. © AIEA Imagebank

Le 9 mai dernier, la Banque de France annonçait dans son point de conjoncture que l’inflation atteindrait 5,6% en glissement annuel en 2022, soit un niveau record depuis l’année 1985. Alors que les commentateurs évoquent cette nouvelle phase économique avec effroi, le gouvernement vient de mettre sur la table un projet de loi autour du pouvoir d’achat, clairement insuffisant face à la crise sociale. Le détail des mesures dévoile deux orientations phares : le refus d’augmenter la rémunération du travail au détriment de celle du capital et une attention particulière à l’électorat âgé. Analyse.

Première grande loi du nouveau quinquennat, le « paquet pouvoir d’achat » présenté par le gouvernement Borne cherche à contenir la colère sociale qui gronde, dans un contexte de forte inflation. Indexation des retraites et des prestations sociales sur l’inflation, réduction de 18 centimes du prix du carburant à la pompe, indexation du barème de l’impôt sur le revenu et de l’indice de révision des loyers, mise en place provisoire du chèque alimentaire, triplement de la « prime Macron » : les mesures sont de nature différente. A première vue, il y en a un peu pour tout le monde. Cependant, comme souvent, le diable se niche dans les détails.

Protection des propriétaires et des retraités

La principale mesure concerne l’indexation pérenne des retraites sur l’inflation, qui aura pour conséquence de préserver sous un dôme protecteur le pouvoir d’achat des retraités. Si cette mesure va dans le bon sens et sera particulièrement utile pour ceux qui touchent une petite retraite, il est cependant utile de rappeler que les retraités possèdent la majeure partie du patrimoine existant en France et qu’ils jouissent d’un niveau de vie 9,5% plus élevé que celui du reste de la population. Indexer les pensions de retraites sur l’inflation revient donc à reverser entièrement la charge de l’impôt invisible que constitue l’inflation sur les actifs et sur les jeunes. Compte tenu de du fait qu’Emmanuel Macron a récolté 37.5% des suffrages chez les plus de 65 ans alors qu’il n’a réuni que 19% chez les 25-34 ans au premier tour de l’élection présidentielle en 2022, cette mesure s’apparente à du pur clientélisme électoral.

Ensuite, l’Etat prévoit d’indexer le barème de l’impôt sur le revenu afin de veiller à ne pas prélever davantage d’impôt aux agents ayant réussi à négocier leur revenu à la hausse. Cela ne s’applique donc qu’à ceux qui ont réussi à renégocier leur salaire ou à ceux dont les revenus du capital (marge sur vente d’actifs financiers, revenus locatifs…) ont augmenté. Pour les autres, cela ne changera rien.

Concernant le logement, l’Etat prévoit une indexation de l’indice de révision des loyers sur l’inflation. Elisabeth Borne a en effet laissé entendre qu’ils devaient suivre l’inflation, afin de soutenir les « retraités comptant sur les revenus locatifs pour arrondir leurs fins de mois ». Là encore, cette mesure s’adresse majoritairement à une catégorie d’agents économiques aisés et âgés ayant eu la possibilité d’accumuler un patrimoine et d’en obtenir des revenus. Mécaniquement, ces hausses de loyers seront en défaveur d’une classe d’actifs n’ayant aucune garantie de voir leur revenu suivre la cadence.

L’indexation des prestations sociales et la mise en place du chèque alimentaire sont les seules mesures profitant majoritairement à la classe moyenne active et aux jeunes. Il est à noter qu’en plus du goût paternaliste de la mesure, la transformation du chèque alimentaire en dispositif pérenne s’avère laborieuse et est constamment repoussée depuis deux ans

L’Etat a aussi annoncé une hausse minimale de la rémunération des agents du secteur public, en faisant croître le point d’indice de 3,5%, ce qui traduit une baisse de pouvoir en terme réel. En n’envisageant pas une indexation sur l’inflation, l’Etat refuse à ses propres employés le traitement qu’il accorde aux retraités et à ceux qui vivent de leurs revenus locatifs. En outre, le revenu des agents du service public repose de plus en plus sur un système de primes, a priori non sujettes à revalorisation.

Alors que l’indexation des prestations sociales suggère une protection des agents économiques les plus défavorisés, la classe moyenne basse tirant ses revenus uniquement de son salaire semble être dans l’angle mort des mesures gouvernementales annoncées. Or, dans un contexte de faible syndicalisation, les négociations pour obtenir des hausses de salaires s’annoncent difficiles. Ainsi, ces travailleurs devraient être les grands perdants des années à venir.

Quarante ans de victoires du capital sur le travail

Alors que les nouvelles générations manifestent davantage leur inquiétude quant à la faiblesse de leurs salaires, notamment par les démissions en masses suite à la crise sanitaire, les mesures énoncées ne semblent pas mettre cette catégorie de travailleurs sans patrimoine au centre des préoccupations politiques.

Ce constat se situe dans le prolongement d’une tendance économique initiée en 1983 lors du tournant mitterandien de la rigueur. Le gouvernement, souhaitant porter l’estocade à la boucle prix salaire, a procédé à la désindexation des salaires sur l’inflation, ce qui a été le point de départ d’une baisse continuelle de la part du PIB allouée à la rémunération du travail et donc à une hausse de la rémunération du capital. Nombre de rapports d’institutions internationales et même du ministère de l’Economie attestent ce fait, qui fait désormais consensus parmi les économistes pour expliquer pourquoi le travail « ne paie pas ».

Seul le SMIC demeure indexé sur l’inflation, ce qui pourrait annoncer un tassement de la distribution des salaires vers le bas de la distribution dans les années à venir, notamment dans les secteurs où les négociations salariales ne sont pas aisées. En bref, il conviendrait de s’interroger plus largement sur les critères de réussite économique d’une nation développée : lorsqu’une richesse est créée, en quoi la captation de celle-ci par la marge commerciale des entreprises ou par la distribution de dividendes, qui constituent une rémunération du capital, serait-elle plus bénéfique qu’une hausse de la rémunération du facteur travail ?

Remettre le travail au centre des préoccupations

Quand bien même cela paraîtrait suranné ou même franchement old school, la priorité doit être donnée à l’augmentation des salaires, pour éviter leur décrochage par rapport au niveau de l’inflation. Comme pour les retraites et d’autres revenus, cela pourrait se traduire par une indexation des salaires sur l’inflation. C’est en tout cas ce que proposent par exemple le député François Ruffin ou Jonathan Marie, membre du collectif des Économistes atterrés. Interrogé sur cette possibilité, le gouvernement répond qu’il est impératif d’empêcher la formation d’une « boucle prix-salaire », c’est-à-dire d’un cercle dans lequel les salaires et les prix augmenteraient continuellement, se nourrissant l’un l’autre.

Quel crédit accorder à cet argument ? D’abord, il conviendra de se demander si les libéraux se sont posé la même question concernant les revenus du capital depuis la mise en place du Quantitative Easing en 2015, qui a donné lieu à une explosion du niveau des marchés financiers dans les pays développés et donc du patrimoine des détenteurs de capital. Par ailleurs, si cette boucle s’est déjà observée dans l’histoire économique, les conjoncturistes indiquent qu’un tel risque n’est, pour l’heure, pas à l’ordre du jour. Enfin, une augmentation régulière des revenus du travail en fonction de l’inflation affaiblit mécaniquement les revenus du capital, procédant à ce que Keynes appelait « l’euthanasie des rentiers ».

La crise inflationniste constitue un moment politique au cours duquel les salariés ne doivent pas relâcher leurs efforts pour arracher des augmentations de salaire. Aussi, la forme de ces augmentations de salaire ne saurait déroger au cadre de protection sociale en vigueur par soucis d’économie : la généralisation du versement des primes dérogatoires (« prime Macron », prime d’activité, prime d’intéressement…) donnent l’illusion d’augmenter le revenu à très court terme, mais sont en réalité des victoires politiques a minima: elles ne donnent pas toujours lieu à des cotisations chômage ou des cotisations retraite, ce qui crée une perte de recette pour les caisses de financement des dispositifs afférents. La généralisation de ces pratiques participe donc à détricoter les filets de sécurité dont la crise COVID a achevé de nous convaincre du bien fondé. Par ailleurs, il pourrait s’agir de gains éphémères dont la pérennité n’est pas garantie : tout spécialiste en droit du travail sait qu’il est juridiquement bien plus aisé de retirer une prime que de baisser un salaire.

Enfin, et afin d’éviter le risque de boucle prix-salaires, une dernière solution devrait être envisagée : le « paquet pouvoir d’achat » blocage des prix », c’est-à-dire leur contrôle par l’Etat, au moins sur les produits de première nécessité. De facto, cela équivaut à un contrôle des marges des entreprises, notamment celles de la grande distribution. Une telle mesure instaure donc un contrôle fort du marché, dont la fonction première est de fixer un prix, par l’Etat. Elle doit cependant être bien pilotée pour ne pas spolier excessivement tel ou tel acteur économique, et suppose des moyens de contrôle importants. Si la NUPES est attaché à ce dispositif, les autres forces politiques, et notamment les macronistes, le rejettent vigoureusement, ce qui lui donne peu de chances d’être instaurée.

Dès lors, la précarisation d’un grand nombre d’actifs est une épée de Damoclès pour l’économie française. Les travailleurs ont déjà perdu tous les arbitrages budgétaires et monétaires majeurs depuis la crise de 2008. La période actuelle semble cependant propice à un renversement de tendance : combien de temps encore les Français accepteront-ils de perdre en pouvoir d’achat ? La loi en discussion permettra peut-être au gouvernement de gagner un peu de temps, mais la tendance générale à l’appauvrissement lui promet une rentrée sociale compliquée.

La cotisation, puissant mécanisme d’émancipation

Des ouvriers travaillant ensemble.

Les mêmes arguments continuent d’agiter le paysage politique. Une partie de la gauche proteste contre les cadeaux fiscaux et la réduction des services publics. Une partie de la droite explique qu’il en va de l’attractivité et de la compétitivité de notre économie. S’il n’aura échappé à personne que depuis trente ans les discours se répètent des deux côtés, les observateurs attentifs auront noté que la distinction entre impôt et cotisation sociale n’est jamais faite : tous deux sont mis dans le même sac des « charges ». Cette absence de distinction doit nous interpeller. L’enjeu de cette dichotomie est pourtant crucial : la cotisation est, contrairement à l’impôt, un mécanisme intrinsèquement émancipateur.


Redistribuer ou répartir mieux ?

Pour beaucoup de celles et ceux qui aspirent à un monde plus juste, la redistribution que permet l’impôt est une arme qu’il faut revendiquer et défendre. Certes, l’impôt présente des avantages, mais il présente des défauts qui ne peuvent pas demeurer impensés, alors même que concevoir des solutions alternatives est un enjeu central dans tout projet émancipateur.

D’abord, si l’impôt permet de redistribuer le niveau de valeur économique qui ne lui échappe pas à travers l’évasion, la fraude ou les niches fiscales, il légitime du même coup le profit puisque c’est lui, en grande partie, qui le finance. Ainsi, « l’impôt prend acte de l’existence du capital et le taxe »  : il n’émancipe jamais véritablement les bénéficiaires de la redistribution fiscale car il tend structurellement à légitimer la première répartition des ressources, celle-là même à l’origine du besoin de redistribution en raison des profondes inégalités créées.

L’enjeu n’est pas d’abandonner totalement l’impôt mais de l’améliorer en le rendant plus progressif ou en supprimant les niches néfastes écologiquement et socialement. Cependant, l’impôt ne peut pas tout, notamment parce qu’il est contourné, mais aussi parce que son fonctionnement même ne permet pas d’agir en amont des inégalités primaires, lesquelles découlent de ce système que légitime la fiscalité. Il convient alors logiquement de réfléchir à d’autres moyens. 

Cotisons : décidons

Il existe justement un mécanisme bien plus émancipateur qui socialise une part de la valeur économique pour qu’elle soit gérée par les travailleurs qui l’ont produite : la cotisation sociale.

La cotisation opère un renversement radical par rapport à l’impôt. Là où ce dernier intervient après la première répartition des ressources, la cotisation agit en amont : elle fait partie intégrante de la distribution primaire. De ce fait, il n’y a pas, dans la cotisation, au contraire de l’impôt, de prélèvement qui puisse être objectivement présenté comme relevant de la confiscation : la socialisation du salaire a lieu lors de la première distribution. Elle correspond à une partie de la valeur créée par les travailleurs, est gérée par ceux-ci, et échappe aux logiques capitalistes d’allocation de ressources. 

« L’impôt place la répartition de la richesse au cœur du débat, la cotisation y place sa production. »

C’est d’ailleurs cette idée qui fonde le régime général de la Sécurité Sociale mis en place à partir de 1946 : les Caisses d’Assurance Maladie sont alimentées par les cotisations sociales et, jusqu’à la fin des années 1960, ce sont des travailleurs élus par leurs pairs qui les dirigent. Le système de protection sociale « à la française » renferme ainsi originellement des principes de démocratie économique et sociale d’une ampleur inouïe, qu’il convient à présent de réactualiser. Car non seulement les cotisations rendent possible un accès universel à la protection sociale, mais leur gestion par les travailleurs élus a pour conséquence inestimable de responsabiliser ces derniers et de leur octroyer le pouvoir – légitime – de gérer une partie de la valeur produite (environ un tiers du PIB) notamment en matière d’investissement et de salaires socialisés à verser.

Changer la définition du travail

Comme l’énonce l’économiste et sociologue Bernard Friot, « l’impôt place la répartition de la richesse au cœur du débat, la cotisation y place sa production ». C’est bien cette distinction qui permet de comprendre pourquoi le régime général de Sécurité Sociale est si précieux : il nous permet de gérer en partie la production de richesse. Cette socialisation par les cotisations ouvre la voie à un mode de production libéré de la logiques capitaliste. 

Ce mécanisme permet en effet de financer un certain nombre de salaires en outrepassant le marché. C’est d’abord le cas du salaire des soignants, qui travaille dans l’hôpital public sans alimenter aucun capital par des profits, bien que des processus inspirés du management entrepreneurial y soient désormais appliqués. La cotisation permet de reconnaître leur travail dans une logique alternative au capitalisme, et de ce fait commence à changer la définition du travail. En effet, le travail n’est pas une notion naturelle ou immuable : elle varie avec le temps et les institutions. Il faut par ailleurs distinguer l’activité du travail. La première représente à peu près toute action que nous entreprenons, à la différence du travail qui est la part de notre activité reconnue par une institution légitime comme contribuant à la création de valeur économique. Dans le système de production capitaliste, ce qui transforme notre activité en travail c’est le fait qu’elle mette en valeur du capital. En octroyant aux soignants un salaire (grâce à la cotisation) alors même qu’ils ne mettent pas en valeur de capital dans un hôpital public qui n’appartient à aucun actionnaire, le régime général les reconnaît comme contribuant à la création de valeur économique, et commence à subvertir la définition capitaliste du travail.

Les caisses du régime général financent également d’autres rémunérations : celle des chômeurs, des retraités et même des parents, via la CAF. Trois ministres communistes, Maurice Thorez, Marcel Paul et Ambroise Croizat, épaulés par la CGT, ont mis ce système en place dès 1946. Ici, le salaire a d’émancipateur le fait qu’il reconnaît une qualification à des personnes indépendamment de l’occupation ou non d’un poste de travail. La qualification devient l’abstraction qui permet de mesurer la capacité d’un travailleur à produire de la valeur économique. Dans le secteur privé – et grâce à une conquête centrale de la lutte des classes au XXème siècle – la qualification est rattachée au poste de travail. La conquête reste cependant partielle car les propriétaires lucratifs conservent le pouvoir sur le poste. Dans le système public, les fonctionnaires d’Etat sont titulaires de leur grade – donc de leur qualification – et le salaire leur est attribué peu importe le poste de travail qu’ils occupent : le support de leur qualification (dont dépend leur salaire) n’est pas leur poste, mais leur personne même.

Ambroise Croizat, syndicaliste et personnalité politique (PCF). Il est ministre du travail sous différents gouvernements entre 1945 et 1947 et crée la Sécurité Sociale © Rouge Production

Les pensions versées aux retraités, aux chômeurs ou aux parents imitent ce système. Le fondement de l’allocation familiale n’est pas la reconnaissance du coût d’un enfant, mais bien la reconnaissance que l’élever implique une qualification, rattachée aux parents indépendamment d’un poste de travail. Il en va de même pour les retraites. Le ministre de la production industrielle Marcel Paul parle de « salaire d’inactivité de service » pour les électriciens-gaziers retraités. Le versement de la pension par les caisses de retraite est donc à envisager comme le droit à une continuité de salaire pour les retraités, lesquels restent les titulaires reconnus de leur qualification, dans une logique libérée du marché du travail. On est bien loin de la vision libérale-capitaliste de la retraite comme simple « différé des cotisations » qui passerait par une collection de points dont dépendraient nos droits.

Enfin, les caisses du régime général permettent de financer une autre forme de salaire socialisé, grâce aux prestations en nature. Les travailleurs, qui sont les seuls à produire la valeur économique dont une part est socialisée à travers la cotisation, décident collectivement des critères de conventionnement. Il est ensuite possible à chacun de dépenser ce salaire socialisé – sous forme de prestation en nature –  auprès de professionnels conventionnés. Là encore, on pourrait réactualiser ce mécanisme et l’étendre à d’autres secteurs. Partant par exemple du principe qu’une alimentation saine est un besoin vital, lequel serait rencontré en transformant l’agriculture industrielle en agriculture paysanne, il serait dès lors envisageable de bâtir une sécurité sociale de l’alimentation.

Marginaliser la propriété lucrative de l’outil de travail

Par ailleurs, la cotisation se révèle encore plus émancipatrice quand elle permet aux caisses qu’elle alimente de financer l’investissement nécessaire à l’activité économique par subvention. Autrement dit, la subvention boycotte les crédits bancaires et les marchés de capitaux.

Si la plupart des investissements implique bien une avance, qui permettra de dégager plus de travail, et donc plus de valeur économique, la cotisation ouvre la voie à un autre mode de financement de l’activité économique. Au lieu que l’avance nécessaire à l’investissement provienne du crédit ou des marchés de capitaux qui achètent des titres de propriété et nous posent comme étrangers au travail [1], la cotisation permet de réaliser cette avance grâce à la part de valeur social  isée que gèrent les directeurs et directrices de caisses élus. Ainsi, la cotisation nous dispense purement et simplement des prêteurs et de la dette d’investissement.

“La subvention boycotte les crédits bancaires et les marchés de capitaux.”

Un des meilleurs exemples pour illustrer ce concept est la vague d’investissements subventionnés par les Caisses d’Assurance Maladie à partir des années 1950 en vue de construire des hôpitaux et CHU en France : les caisses de l’Assurance Maladie ont subventionné l’investissement et personne ne s’est endetté. Ce mécanisme permet donc de marginaliser la propriété lucrative de l’outil de travail : ainsi financé, l’hôpital n’appartient à aucun propriétaire cherchant à s’accaparer une part de la valeur produite par le travail du personnel hospitalier. Cette copropriété d’usage gagnerait à être étendue à bien d’autres secteurs.

Le sabotage du régime général de la Sécurité Sociale

Certes, on peut discuter des modalités de versement des cotisations. Mais cela ne leur ôterait en rien leur caractère révolutionnaire qui permet non seulement d’agir en amont de la première distribution et de ne pas légitimer le profit, mais d’ouvrir en plus la voie à des perspectives bien plus radicales car portant en elles les germes d’institutions macroéconomiques alternatives au capitalisme.

Rappelons en effet que lorsque les caisses sont gérées par les salariés, elles ne dépendent pas de l’Etat. Mais la bourgeoisie capitaliste qui colonise la sphère publique ne cesse d’œuvrer pour une reprise en main par l’Etat d’un tel creuset producteur de richesse. Battu en brèche, le régime général de la Sécurité Sociale est de plus en plus financé par l’impôt et de moins en moins par la cotisation [2]. Il s’agit là d’un enjeu de classe de premier ordre : dès lors que c’est l’impôt qui alimente les caisses de la Sécurité Sociale, leur gestion devient affaire de l’Etat, non plus de celles et ceux qui en produisent la valeur.

Confondre les impôts et les cotisations est un formidable cadeau à la bourgeoisie capitaliste, qui conserve ainsi son hégémonie sur le travail et l’investissement. Le régime général est un outil de premier ordre pour marginaliser la définition capitaliste du travail, qui ne vise que le profit. Mais en le présentant comme un mécanisme de solidarité nationale et intergénérationnelle, la bourgeoise en nie le caractère révolutionnaire.

En fait, le régime général de la Sécurité Sociale permet de reconnaître une multitude de personnes comme travaillant, donc exerçant une activité qui a une valeur économique, en leur attribuant un salaire financé par les cotisations, qui dépend d’une qualification rattachée à leur personne. Sans le régime général, qui subvertit les logiques capitalistes, les soignants ne seraient pas reconnus comme contribuant à la création de valeur économique : ils seraient cantonnés à la valeur d’usage et on exalterait leur utilité sociale. Dans ce sens, le régime général amorce bien un changement dans la définition du travail. Mais il a aussi pour objet central de responsabiliser les travailleurs et de leur donner un droit et un pouvoir économiques considérables : gérer la part de la valeur socialisée. Dès lors, l’origine du financement de la Sécurité Sociale, entre impôt et cotisation sociale, est une bataille idéologique fondamentale et non un simple problème comptable.

Réarmer les travailleurs, ne plus les définir négativement comme de simples vaincus, leur redonner le pouvoir de décider de l’usage d’une part des richesses produites, ouvrir la voie à des modes de production non capitalistes, changer la définition du travail ou encore solvabiliser – grâce à la cotisation – un type de demande conventionnée : autant d’horizons enthousiastes que la cotisation nous permet d’atteindre. L’annulation de cotisations sociales en sortie de Covid doit nous faire réagir : il s’agit de saboter encore davantage l’hôpital public, ni plus ni moins. Mais pour toutes les raisons évoquées ici, il est nécessaire d’aller au-delà de l’opposition aux allègements de charges : il est temps de rendre aux salariés l’important pouvoir qu’ils ont conquis, notamment grâce à des combats syndicaux et à l’expérience ministérielle d’Ambroise Croizat. 

[1] C’est également un enjeu sémantique de parler d’insertion dans le marché du travail, comme si le travail, devenu marchandise, était fatalement extérieur aux travailleurs, alors même que c’est eux qui produisent la valeur.

[2] L’un des plus puissants vecteurs de cette contre-révolution est l’instauration, en 1991 par le gouvernement Rocard, de la Contribution Sociale Généralisée (CSG), qui ouvre ensuite la voie, à partir de 1996, aux Lois de Financement de la Sécurité Sociale, qui évincent purement et simplement les salariés de la gestion de leur régime général et rompt avec les logiques de démocratie économique et sociale.