« La Révolution française n’est pas finie » – Entretien avec Thomas Branthôme

Thomas Branthôme © Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève

Les origines du républicanisme français, l’héritage constamment remémoré de la Révolution de 1789 et la construction tumultueuse de la nation française constituent des enjeux universitaires sans cesse renouvelés. Thomas Branthôme (Maître de conférences en histoire du droit à l’Université de Paris-Descartes) et Jacques de Saint-Victor (Professeur d’histoire du droit à l’Université de Paris XIII) publient la première Histoire de la République en France – des origines à la Vème République. Cette somme retrace la genèse de l’idée républicaine en France, ses liens avec la démocratie et la nation, les différentes significations de la République en France au cours de l’Histoire. Entretien réalisé par Vincent Ortiz, retranscription par Marie-France Arnal.


LVSL – Vous dressez dans votre livre une typologie des courants républicains français, au nombre de quatre : un courant plébéien, jacobin, libéral et conservateur. Comment faut-il considérer ces concepts ? Peut-on réellement lire ces tendances au cours de l’histoire de France, ou est-ce qu’on doit les considérer comme des idéaux-types ?

Thomas Branthôme – Considérer que la souveraineté doit appartenir au peuple (ou à la nation, nous reviendrons sur la différence) d’un point de vue constitutionnel permet de reconnaître à partir du moment Rousseau ce qui distingue un républicain à la française d’un monarchiste, mais cela ne dit pas comment la fonder matériellement, juridiquement, socialement ni comment organiser les pouvoirs de cette dite République. Et c’est précisément sur toutes ces questions que vont achopper les militants républicains à partir du XVIIIe siècle. Or, en étudiant ces débats qui vont courir jusqu’au XXe siècle sur la République idéale ou du moins sur sa nature, j’ai pu constater que ces divergences de vues donnaient lieu à des sensibilités bien diverses qu’on avait eu tendance à négliger jusqu’à présent en voulant parler de l’idée républicaine au singulier. Nous considérons désormais avec Jacques de Saint-Victor qu’il est possible de diviser le républicanisme français en quatre sensibilités. Bien sûr, ce genre de classification (comme celles « des droites en France » ou « des gauches en France » selon la formulation consacrée) ne doit pas être reçue comme relevant de courants ultra rigides, intangibles et hermétiques les uns aux autres. Ceci procède d’une démarche heuristique. Reste qu’on trouve des sillons qui ont fini par devenir des traditions avec le temps et qu’on peut tracer assez distinctement. Je distingue donc quatre sensibilités républicaines que l’on trouve en France au cours de son histoire :

* Un républicanisme jacobin : Il est la forme la plus « connue » car la plus identifiable du fait de sa quasi-consubstantialité avec la Première République et la Révolution française. Profitons de cette entrée pour dire qu’il est temps d’arrêter de réduire le républicanisme jacobin à l’idée de centralisation ! Le républicanisme jacobin est avant tout attaché à la souveraineté du peuple, au suffrage universel, à la loi comme « expression de la volonté générale », à l’égalité, mais aussi à la liberté qu’il ne conçoit pas sans une réciprocité, ce qui doit conduire à la fraternité (la fraternité, écrit Louis Blanc, lie la liberté et l’égalité). Or, c’est pour assurer ce triptyque républicain (inventé par Robespierre) que le républicanisme jacobin investit la puissance de l’État, de l’administration et, à besoin, un centralisme fort. C’est parce que ces « leviers » semblent les plus à même de permettre l’égalité des droits partout sur le territoire français. Cette égalité n’est pas que formelle comme le montre la Constitution montagnarde du 24 juin 1793 (texte constitutionnel de référence pour toute la gauche du XIXe siècle). Elle s’intéresse à la question sociale, aux droits des pauvres et des malheureux par une référence au droit naturel qui fait peser sur la société un « droit à l’existence » que chacun de ses membres peut revendiquer comme une créance. Cette justice sociale doit être réalisée grâce à la mise en place d’une économie politique populaire (concept que Robespierre reprend à Rousseau) favorable aux plus pauvres et une lutte sans merci contre « les ennemis de la liberté ». Tous ces éléments se retrouvent dans le programme des néojacobins de la République souterraine (1815-1848) groupés autour de figures comme Godefroi Cavaignac, dans celui de la « Nouvelle Montagne » de Ledru-Rollin en 1848 ou dans celui de la « majorité » de l’Assemblée de la Commune en 1871 guidée par Charles Delescluze.

* Un républicanisme plébéien : Moins connu, on le confond souvent avec le républicanisme jacobin et pourtant il en diffère nettement. Il tire ses lointaines origines de ce qu’on a appelé, à la suite de Jonathan Israël, les « lumières radicales ». Les promoteurs de la République plébéienne sont radicalement athées et « matérialistes », et s’opposent en cela aux Jacobins de la Révolution française, attachés à une forme de déisme, ou du moins de transcendance. Pour le dire autrement, il n’y a guère de « mystique républicaine » chez les Plébéiens mais une revendication plus brute, plus viscérale d’une République « hic et nunc » qui doit donner du « pain au peuple des faubourgs » et mettre « les aristocrates à la lanterne ». On retrouve ce plébéianisme, sous la Révolution française, chez des personnages comme Jacques Roux et les Enragés, puis, plus tard, chez les Hébertistes ; leur combat politique se concentre essentiellement sur ce que le grand historien de la Révolution Albert Mathiez nomme la lutte contre la “vie chère”. La focalisation sur les besoins quotidiens du « petit peuple » entraîne d’autres différences dans l’expression, la forme et l’esthétisme de ce républicanisme : le plébéien est « sans-culotte », populaire, se moque de la bienséance et utilise volontiers un langage fleuri (le fameux « foutre ! » de Hébert). Il est aussi plus radical sur la question de la propriété, allant parfois jusqu’à la demande de son abolition (Morelly, Babeuf), plus radical aussi sur le plan économique (loi sur le Maximum), dans la conduite des affaires militaires (« la guerre à outrance ») et dans « la résistance à l’oppression » au point de devenir sous sa forme blanquiste au XIXe siècle un républicanisme tout tourné vers l’insurrection et l’idée de ce qu’on appellera plus tard « la révolution permanente ». Enfin, il promeut une vision différente de la « géographie républicaine » ; alors que les Jacobins estiment, à la suite de Rousseau et dans un contexte de guerre, qu’il est nécessaire d’établir des frontières pour faire nation et fonder la République, les plébéiens sont animés d’une sensibilité cosmopolite et rêvent d’une République « universelle » ou pour le dire comme un des hérauts, Anacharsis Cloots, d’une République du genre humain dans laquelle on peut trouver les prémisses de l’internationalisme.

* Un républicanisme libéral : Alors qu’aujourd’hui libéralisme et républicanisme peuvent apparaître pour certains comme antinomiques, le républicanisme libéral est pourtant la sensibilité la plus ancienne chronologiquement, la première à avoir revitalisé l’idée républicaine antique pour la transmuer dans sa forme moderne : le gouvernement représentatif. Attaché à la liberté, à la défense de l’individu et aux Droits de l’Homme, il puise son inspiration chez John Locke, chez Montesquieu, mais aussi dans le « républicanisme des Anciens » dont il garde l’idéal d’équilibre, de « juste milieu » et l’importance des « contrepoids » dont Polybe faisait l’éloge en parlant de la République romaine. C’est à ce titre qu’il accorde un soin tout particulier à l’édifice constitutionnel qui doit avoir pour clef de voûte la séparation des pouvoirs et le Droit comme valeur suprême afin de limiter les aspirations infinies de la volonté populaire. Inventeur de la « démocratie représentative » contre la « démocratie pure », il pense la démocratie directe infaisable sinon dangereuse et la dénonce avec Benjamin Constant comme un anachronisme (De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes) du fait que les conditions de la modernité ne rendent plus possibles, ni souhaitables selon lui, les modèles athénien ou spartiate. Partisan d’une politique issue de la Raison, prônant la modération, son tropisme libéral le conduit à tenir en horreur le « despotisme monarchique » mais également le « despotisme de la liberté » des Jacobins dangereux selon des auteurs comme Tocqueville, par sa tendance à « l’égalitarisme » et au « despotisme de la majorité » ou, selon Burke et Constant, par sa volonté prométhéenne de « changer l’ordre des choses » et d’assigner au politique la mission de rendre les hommes heureux. Tradition très féconde pour le républicanisme, elle s’étend de Condorcet à Jules Ferry en passant par une partie des Girondins, les Idéologues sous le Directoire, La Fayette sous la Restauration puis essaime ses principes avec des grands noms comme Armand Carrel, Lamartine ou Jules Simon.

* Le dernier courant républicain, que nous qualifions de conservateur, est très ambivalent puisque le conservatisme était, à l’origine, antirépublicain et monarchiste. Mais le républicanisme conservateur est un républicanisme « du lendemain » comme on disait en 1848, c’est à dire un républicanisme « de raison », pragmatique pour ne pas dire fataliste, qui a senti progressivement au cours du XIXe siècle que la République apparaissait comme inéluctable et qui préfère, plutôt que de contrecarrer en vain son avènement, l’investir de l’intérieur pour mieux en dessiner les contours et en contrôler la direction. Cette idée est particulièrement nette chez la première grande figure du républicanisme conservateur, Adolphe Thiers, à qui on doit ce fameux mot : « la République sera conservatrice ou ne sera pas » (1872). Avec lui et ses partisans, la République change d’ambition. Il n’est plus question de justice sociale ou de transformation du métabolisme civique. Elle se doit d’être une république d’ordre capable, sinon de juguler, du moins de calmer les agitations populaires, de défendre la propriété, d’assurer la prospérité et de garantir la pérennité du régime des notables. Elle doit par ailleurs accepter de défendre une certaine logique de classe au nom de l’intérêt supérieur de la nation, et d’intégrer dans le Panthéon républicain des figures telles que celle de Bonaparte ou le Général de Gaulle. Notons que sous l’ombre tutélaire de ces deux monstres sacrés de l’Histoire, la République revient quelque peu à sa définition médiévale où on utilisait souvent res publica comme synonyme d’État et sans aucunement considérer la République comme une autre face de la démocratie. J’ai d’ailleurs tendance à penser au fond que chez Napoléon et chez De Gaulle, ce qui compte le plus, ce n’est pas la grandeur de la « République » mais celle de la « France », moins le « bien commun » que le rayonnement du pays. En cela il y a quelque chose de louis-quatorzien dans leurs démarches respectives que le républicanisme issu de la Révolution française ne manque pas d’interroger en ayant qualifié les régimes républicains de « césarisme » pour celui de Bonaparte (le Consulat) et de « monarchie républicaine » (M. Duverger) pour celui de De Gaulle (la Ve République).

LVSL – Vous avez écrit une Histoire de la République en France. La France passe pour être l’une des nations les plus républicaines au monde. On se demande souvent s’il existe une tradition républicaine spécifiquement française, ou si l’idée républicaine en France est tributaire d’un républicanisme plus global – européen, ou atlantique -. Pensez-vous que l’on puisse parler d’un républicanisme spécifiquement français ?

Thomas Branthôme – Aussi étrange que cela puisse paraître de la part d’un pays qui, comme vous le dites, incarne plus qu’aucun autre peut-être « la République », la réponse ne va pas de soi. C’est même pour essayer d’affirmer cette « spécificité » que nous avons décidé d’écrire ce livre avec le professeur Jacques de Saint-Victor. Jusqu’alors, l’idée dominante était plutôt de considérer avec les grands penseurs de ce qu’on appelle l’École de Cambridge (Pocock, Skinner) qu’il y a avait un républicanisme « atlantique » qui vaudrait globalement pour tout l’Occident car il tirerait sa source d’une origine unique : le néo-républicanisme des cités italiennes du XVe siècle théorisé par Machiavel. Précisons auprès du lecteur qu’il ne s’agit pas de l’idée républicaine telle qu’on l’entend aujourd’hui. Pour le dire rapidement, cette « première » idée républicaine provient de la philosophie politique d’Aristote et de la grande question qui la traverse : celle du « meilleur des régimes ». Monarchie, aristocratie ou démocratie ? Pour les contemporains d’Aristote, à commencer par son maître Platon, l’aristocratie doit l’emporter du fait même de sa définition : « le gouvernement des meilleurs ». Mais Aristote va révolutionner cette approche en donnant un nouveau critère d’évaluation des régimes : la défense du « bien commun ». Le « bon régime » est celui qui défend et sert le « bien commun ».

À défaut, il devient un régime « corrompu ». Or, pour Aristote, on ne peut convenablement servir ce « bien commun » sans prendre en compte l’ensemble des citoyens, fussent-ils simplement du démos (le peuple en grec). C’est ainsi qu’Aristote met au point sa définition du « meilleur des régimes » : un régime qui emprunte des éléments à la fois à la monarchie, à l’aristocratie et à la démocratie. Ce régime qu’il nomme politeia et que nous appellerons nous « régime mixte » prend l’intitulé de res publica (chose publique) sous la plume des grands penseurs romains comme Cicéron ou Polybe qui en fait la raison secrète de la grandeur de la République Romaine1. Pour l’École de Cambridge, cette idée finit malgré tout par tomber dans l’oubli avec la chute de l’Empire romain d’Occident (476) et ne refait surface qu’à partir du XVe siècle dans le sillage du développement des grandes cités italiennes (Florence, Venise, etc). C’est à ce moment que Machiavel relit les auteurs anciens et remet au goût du jour l’idéal du « gouvernement mixte », idéal que reprennent les partisans de Cromwell lors de la première révolution anglaise puis les « Founding Fathers » américains pour écrire la constitution des États-Unis d’Amérique. C’est la raison pour laquelle de J. G. A. Pocock parle de « moment machiavélien » du nom de son grand ouvrage paru en 1975. Or, selon cette grande fresque historique, la pensée française aurait eu un apport mineur dans le cheminement de ce néo-républicanisme. La Révolution française elle-même au fond n’aurait fait que parachever ce processus « atlantique ».

Nous considérons avec Jacques de Saint-Victor que l’on peut apporter deux nuances de taille à cette thèse puissante du moment machiavélien. D’abord, nous considérons que « l’éclipse républicaine » dure moins longtemps que l’École de Cambridge ne le dit. Dès le XIIIème siècle, nous avons retrouvé des réflexions en France sur la « République » à la suite de la redécouverte de la philosophie d’Aristote par Saint-Thomas. Il va de soi là encore qu’il ne s’agit aucunement de la République au sens où on l’entend aujourd’hui, mais on y trouve bien la réactivation du souci du « bien commun » qui diverge de la tradition « absolutiste » en voie d’élaboration. Notre second désaccord avec l’École de Cambridge réside dans l’importance que nous accordons à Spinoza et surtout à Rousseau. Nous considérons qu’il y a dans l’espace-temps qui se situe entre ces deux auteurs la création d’une pensée républicaine d’un type nouveau qui dépasse le néo-républicanisme machiavélien.

Elle est à l’origine de ce que nous appelons « l’exclusivisme français » qui se caractérise par l’idée que le régime républicain n’est pas un régime qui doit avoir en lui seulement une « part » de démocratie (comme le souhaitait Aristote) mais qui doit être tout entier une démocratie et uniquement une démocratie. C’est à nos yeux une révolution conceptuelle du républicanisme qui n’a pas d’équivalent. Et nous devons sa formulation la plus claire à Jean-Jacques Rousseau. Plus ouvertement que Spinoza qui n’a pas eu le temps d’achever son Traité politique, Rousseau considère qu’il ne peut y avoir de République que démocratique car il considère que ses éléments constitutifs (le bien commun et la souveraineté) sont la propriété exclusive du peuple. Voici la véritable spécificité du républicanisme français et de son « exclusivisme ». Depuis Rousseau, et contrairement aux Anglais et aux Américains, l’esprit républicain français estime que si l’on veut fonder une véritable République, une véritable « chose publique » au service du « bien commun », il faut que la souveraineté appartienne au peuple et que la République soit une démocratie.

LVSL – Une ligne de clivage majeur entre ces divers courants républicains concerne la place du peuple. Aujourd’hui le paradigme dominant n’accorde pas au peuple de légitimité extra-institutionnelle ; on assume l’idée que ce sont des organes représentatifs qui doivent exercer, sans contrôle, le pouvoir législatif et exécutif, et qu’en-dehors des élections fixées par les institutions, le peuple n’a pas voix au chapitre. Ce n’est pas une doctrine qui a toujours prévalu dans la pensée républicaine. Qu’en est-il des courants républicains qui accordent au peuple une légitimité extra-institutionnelle ?

Thomas Branthôme – Vous avez tout à fait raison et ceci est d’ailleurs une question qui éclaire autant l’histoire de la République que la situation actuelle que traverse la politique française. Commençons par rappeler que l’idée que le peuple puisse se gouverner lui-même est une idée neuve en Europe. L’histoire de la philosophie politique est d’abord l’histoire d’une pensée contraire. Chez Platon, je l’ai dit, le meilleur des régimes est l’aristocratie car il signifie étymologiquement « le gouvernement des meilleurs ». Puis viendra la longue et puissante tradition de la défense de la monarchie justifiée autant par l’ordre naturel (un soleil), le religieux (un dieu), le modèle patriarcal (un père) ou l’origine tribale des sociétés concentrées autour d’un chef. Ces modèles aristocratique et monarchique qui vont dominer la pensée politique de l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle ont en commun une véritable méfiance envers ce que l’on qualifierait aujourd’hui de manière socio-économique de « peuple » et qu’on nomme alors « foule » ou « multitude ». Dénué de toute éducation politique, le « peuple » apparaît comme totalement impropre à mener les affaires de la cité. Pourtant, comme je l’ai rappelé lors de la première question, Aristote considère qu’il faut attribuer à ce démos une certaine place dans l’organisation institutionnelle. Commence alors l’histoire d’une ambivalence. Quand on parle de « peuple », parle-t-on du peuple représentant l’ensemble de la communauté des citoyens (définition politique) ou s’agit-il de la partie économique la plus pauvre de la société (définition sociale) ?

Chez les Romains, une sémantique précise va permettre de faire le distinguo : le peuple comme entité politique lié par une loi commune se nomme le « populus » tandis que le peuple au sens des classes inférieures a pour nom la « plèbe ». Or, lorsqu’entre Spinoza et Rousseau, en passant par Diderot, on va commencer à activer cette idée que le peuple doit être souverain, je n’ai pas l’impression que l’on ait pleinement réfléchi à cette polysémie. Et ceci va constituer à la fois la force et la faiblesse de la Révolution française qui se fera l’héritière de cette idée. Sa force d’abord, car aux premiers temps, cette invocation du « peuple » que l’on retrouve chez les premiers meneurs de la Révolution (Sieyès, Mirabeau, Mounier) et dont Timothy Tackett a paré l’un de ses grands livres (Par la volonté du peuple, 1997) permet grâce à cette ambivalence de contester la monarchie absolue au nom du corps uni du peuple français tout en attisant les braises d’une révolte populaire qui n’attend qu’une étincelle pour s’embraser du fait de la crise économique. Pour le dire autrement, le peuple est ainsi invoqué métaphysiquement dans tous les grands appels à l’unité de la nation aussi bien que physiquement (Desmoulins le 12 juin appelle le peuple de Paris « aux armes » pour empêcher une « Saint-Barthélemy des Patriotes »). Il ne fait aucun doute que c’est cette union des « deux sens » du mot peuple qui va permettre de déclencher la Révolution française. Mais ce cocktail explosif échappe rapidement à ses créateurs et va causer les plus grands troubles.

J’aurais tendance à dire qu’il est une des raisons profondes de la fracturation à venir du camp révolutionnaire. Pour la majorité de l’Assemblée constituante qui prend place le 9 juillet 1789, la Révolution doit accoucher d’une Déclaration des droits de l’Homme et d’une Constitution mettant en place une « monarchie constitutionnelle ». En un mot, elle doit être une révolution essentiellement « juridique », à l’Anglaise, comme les Britanniques l’ont fait un siècle auparavant, et qui n’a pas vocation à bouleverser de fond en comble l’ordre social. Pour ces derniers, la « partie » doit se jouer uniquement à l’intérieur de l’Assemblée et par voie parlementaire. Mais ceci est sans compter sur le séisme de l’été 1789, qui par la prise de la Bastille puis « la Grande peur », a vu l’irruption fracassante du peuple (au sens social) sur la grande scène de l’Histoire. Or c’est le 14 juillet qui a arraché à Louis XVI sa reconnaissance des autorités parisiennes nouvellement constituées, c’est les « révolutions paysannes » (G. Lefebvre) qui ont poussé la Constituante à prendre le décret « d’abolition des privilèges » du 4 août. Dans ces conditions, comment dire à celui qui fut la force vive de ces différentes victoires qu’il doit désormais rentrer chez lui ? Que faire de cet allié crucial au commencement du conflit et désormais encombrant ? Les leaders de la Constituante (Sièyes, Mirabeau, Le Chapelier) vont tenter de résoudre ce dilemme en arguant en faveur d’un « gouvernement représentatif », c’est-à-dire, d’une démocratie médiatisée dans laquelle les vœux de la nation seront formulés par des députés qui aideront à la politique du roi au sein d’une « Assemblée législative ».

Mais pour leur plus grand malheur, le virus de la politique va s’emparer de tout Paris et rapidement des sociétés populaires (qu’on appelle alors « clubs ») vont se former. D’abord tournées autour d’une mission pédagogique (lire et expliquer les lois de la Constituante), ces sociétés vont devenir des centres d’effusion et bientôt la parole « populaire » libérée contestera les autorités constituées jugées trop timides sur les questions politiques (distinction citoyen actif et passif), économiques et sociales. Un député de la Constituante le comprendra mieux que tous les autres et cela lui donnera bientôt sa prééminence sur toute l’histoire de la Révolution : c’est Robespierre. Membre assidu du club des Jacobins, lecteur scrupuleux de la presse des faubourgs, Robespierre saisit le premier que le peuple est le véritable ressort de la Révolution. Alors commence ce que j’appelle son « pas de deux » avec le peuple. Comme dans une danse, Robespierre comprend qu’un grand chef politique doit un coup esquisser le mouvement, un coup le suivre. Ainsi se hissera-t-il au sommet de l’événement révolutionnaire. En conséquence, à partir de la mise en place de l’Assemblée législative (1er octobre 1791) dans laquelle il ne siège plus, Robespierre surinvestit le club des Jacobins et la mystique du peuple pour infléchir le cours de la Révolution, ce qui conduira à la chute de la Monarchie, la fondation de la Première République et la mise en place d’une nouvelle assemblée nationale (la Convention).

Pour dominer cette Convention, Robespierre et ses proches (les Montagnards) scelleront une nouvelle alliance avec le peuple de Paris (les « sans-culottes ») contre les Girondins entraînant ainsi l’accélération du processus révolutionnaire. Puis lui-même, placé au centre de l’échiquier politique après son entrée au Comité de Salut Public (le 27 juillet 1793) subira la « poussée par la gauche » de la part des Hébertistes et du club des Cordeliers (siège des « Plébéiens »), butant à son tour sur la question d’une politique parvenant à satisfaire pleinement le peuple. C’est ce phénomène qui permet de comprendre, comme je l’ai écrit dans un article antérieur, que ce n’est pas Robespierre qui a imposé la Terreur à la France, mais la Terreur qui s’est imposée à lui du fait de la pression du mouvement populaire à laquelle il ne pouvait résister puisque c’est elle qui l’avait placé à sa tête. Du fait de cette logique, et après la chute du Comité de Salut Public le 9 thermidor dont Robespierre était la grande figure, la France vit un véritable ressac démocratique. Cette place trop grande accordée aux désidératas des « gens des faubourgs », cette « politique au nom du peuple », sont dénoncées comme les sources qui ont conduit à la « Terreur ». Le ressort qu’avait découvert Robespierre est brisé. Le peuple est invité à rentrer chez lui, comme l’écrit Michelet. Les Thermidoriens qui reprennent les rênes de la Révolution échafaudent un nouveau texte constitutionnel (la « Constitution de l’an III ») à rebours de la Constitution montagnarde et qui fait la part belle aux idées du « gouvernement représentatif » dont un des rédacteurs constituants (Boissy d’Anglas) dit qu’il doit être un « gouvernement de propriétaires ». Puis survient Bonaparte pour parachever ce mouvement de reflux qui, à son tour, après son coup d’État du 18 brumaire, fait une constitution (la « Constitution de l’an VIII ») qui repose sur un principe menant au tombeau le républicanisme pur : « l’autorité vient d’en haut, la confiance d’en bas ». Les régimes se succéderont en imitant Bonaparte. Avec cette idée fixe exprimée par tous les penseurs non-monarchistes du XIXe (y compris les libéraux) qu’on ne peut faire totalement abstraction du « peuple » mais qu’on ne peut non plus lui-donner le pouvoir.

Au fond, on reprendra la réflexion politique de Montesquieu selon laquelle le peuple n’a pas vocation à se gouverner lui-même car il n’en a pas les moyens, tout en considérant qu’il est le plus à même de se donner ses gouvernants. IIe, IIIe et IVe République chercheront une solution médiane en faisant la part belle au Parlement et en investissant – surtout sous la IIIe et la IVe – le pouvoir législatif de la toute puissance politique afin d’être le plus fidèle possible à la « souveraineté du peuple », mais ces dernières échoueront à doter la République d’un exécutif fort, ce que fera De Gaulle avec la Constitution de 1958. Alors l’idéal rousseauiste d’une République épousant la démocratie pure s’efface. L’efficacité et la solidité lui sont préférées par un peuple français las de l’instabilité du régime parlementaire et qui vote oui avec cette Constitution de 1958 pour la mise en place d’une « démocratie exécutive » comme le dit joliment Nicolas Roussellier. La demande du peuple ne prend plus la forme d’une « voix » mais seulement d’une « voie ».

À charge pour le Président de la République et pour les élus d’incarner ce peuple. Nous avons vécu jusqu’au début des années 2000 sur ce consensus, qui apparaissait comme un moindre mal. Mais depuis le « non » au referendum européen de 2005 contredit en 2008 par le passage par voie parlementaire des grands principes de ce « traité » à la demande du Président Nicolas Sarkozy, cette « démocratie exécutive » est entrée en crise et une demande gigantesque de « démocratie réelle » émerge un peu partout. Bien sûr, elle remet d’abord au goût du jour ce débat « démocratie représentative » versus « démocratie directe » que beaucoup croyaient mort et achevé, mais il me semble qu’il y a quelque chose de plus dans toutes ces demandes : je pense qu’il y a la question très profonde du retour du concept de « peuple » dans les esprits ; la question de sa définition, de sa place dans la vie politique et de son rôle historique. L’histoire n’est donc pas finie.

LVSL – Votre livre permet de prendre la mesure de l’évolution de l’idée républicaine de ses origines à nos jours. Ce qui marque, c’est l’amoindrissement progressif de la charge polémique qui est accolée au concept de « République ». La « République » jacobine de 1792 est agonistique et conflictuelle, elle porte en elle une forme de sacralité, et proclame que « ce qui caractérise la République, c’est la destruction absolue de tout ce qui lui est opposé ». Aujourd’hui, la « République » est un concept consensuel, dépolitisé voire apolitique ; c’est un simple cadre qui organise la libre co-existence des individualités. Comment expliquer cette dé-conflictualisation du concept de « République » au cours des deux derniers siècles ?

Thomas Branthôme – Comme toute chose, la République a subi les effets du temps, c’est indéniable. Et il faut tracer brièvement son cours depuis ses origines révolutionnaires pour bien en comprendre les raisons. Commençons par dire avec clarté une réalité quelque peu occultée, sinon oubliée, le « jacobinisme » est avant tout fils des circonstances. Il n’y a rien de plus erroné que d’essayer de penser le jacobinisme en dehors des événements tumultueux dans lesquels il prend sa source. Le jacobinisme partage avec la Première République sa définition : il est un projet opposé à la monarchie, il est son antithèse. Il porte donc en effet dans ses flancs, comme vous le dites, une conflictualité ontologique car il se donne pour mission de changer l’ordre injuste des choses dont la monarchie est le principe autant que le support. Il faut relire le grand discours de Robespierre du 5 février 1794 dans lequel il expose ses principes de « morale politique » pour comprendre cette logique agonistique. Il s’agit d’un véritable contre-projet non seulement à la politique monarchique mais également à la société monarchique. Citons-le pour bien comprendre :

«  Nous voulons substituer dans notre pays la morale à l’égoïsme, la probité à l’honneur, les principes aux usages, les devoirs aux bienséances, l’empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à l’insolence, la grandeur d’âme à la vanité, l’amour de la gloire à l’amour de l’argent, les bonnes gens à la bonne compagnie, le mérite à l’intrigue, le génie au bel esprit, la vérité à l’éclat, le charme du bonheur aux ennuis de la volupté, la grandeur de l’homme à la petitesse des grands, un peuple magnanime, puissant, heureux, à un peuple aimable, frivole et misérable, c’est-à-dire toutes les vertus et tous les miracles de la république à tous les vices et à tous les ridicules de la monarchie. »

Cet exposé des vues de Robespierre en 1794 permet de saisir la logique interne du jacobinisme. Ce dernier appelle avec la République à la naissance d’un monde nouveau mais aussi à la naissance d’un homme nouveau (l’homo novus). Par la puissance de son ambition, cette volonté, que d’aucuns dénoncent comme démiurgique, rencontre logiquement une puissance de résistance équivalente. Il faut se figurer que l’on est alors dans une France structurée autour d’une monarchie vieille de treize siècles et gouvernée par une même dynastie (capétienne) depuis 987 avec l’appui de l’Église et du Clergé. Le jacobinisme est alors perçu comme une « tabula rasa » (ce qu’il assume), comme un souffle de feu – Joseph de Maistre dira plus tard que la Révolution fut une parenthèse « satanique » – qu’il faut étouffer par tous les moyens au risque de tout perdre ! C’est le problème de beaucoup de gens aujourd’hui, ils jugent le jacobinisme et le « gouvernement révolutionnaire » – expression plus juste que la « Terreur » qui a une connotation particulière comme l’a bien montré Jean-Clément Martin – à l’aune de notre présent et en ayant l’impression que tout ceci n’est qu’une irruption de violence unilatérale déclenchée par la République jacobine dans un contexte paisible, quand ils ne pensent pas qu’il s’agit tout bonnement d’un coup de folie survenu ex-nihilo.

La réalité est que le jacobinisme est une armature intellectuelle qui se forge pour sauver la République de ses ennemis qui l’attaquent. Et ils sont nombreux ! Lorsque les Jacobins montagnards s’emparent des rênes de la Révolution au début de l’été 1793, la République est au bord de l’abîme ; assiégée de toutes parts à l’extérieur par la coalition des monarchies européennes qui lui font la guerre, sous le feu des soulèvements en interne (Vendée, Lyon), rongée par les problèmes d’approvisionnement, les manques aux armées et les corruptions, quand ce ne sont pas des trahisons pures et simples (La Fayette, Dumouriez). Les adversaires de la Révolution de l’époque la comprennent mieux que nos contemporains. Ils ont saisi que si la France l’emporte c’est la fin de l’absolutisme, des privilèges, du servage, de la société d’ordres, des impôts qui pèsent uniquement sur le Tiers-État ; en un mot, c’est la fin de leur monde tout entier. C’est pourquoi ils livrent toutes leurs forces dans la bataille et engagent une lutte à mort contre la République française. Relisons le « manifeste de Brunswick » pour s’en convaincre. Les coalisés promettent une « exécution militaire et une subversion totale » à la ville de Paris qui retient Louis XVI. C’est pour répondre à ces attaques hors du commun et parce que les solutions plus modérées ont conduit la Révolution au précipice que les Jacobins prennent des mesures « d’exception ».

Robespierre le justifie par une formule éloquente : « on ne répond pas à des maux extraordinaires avec des remèdes ordinaires ». Et c’est ce qui explique la fameuse phrase que vous avez cité de Saint-Just qui hisse la réponse de la République à la hauteur où les circonstances de la guerre l’ont conduite en la définissant comme « la destruction totale de ce qui lui est opposé ». Le « gouvernement révolutionnaire » est décrété jusqu’à la paix, la Constitution de 1793 est « suspendue », la loi sur le « maximum » est promulguée, les armées sont reprises en main. Et grâce à toutes ces mesures la République triomphe. On ne le dit pas assez, mais c’est à ce prix qu’elle a pu survivre et qu’elle a survécu. Néanmoins, il lui faut pour cela payer un lourd tribut qui finit par devenir insupportable. La République jacobine s’abîme dans une lutte continue pour rester à flot et ne pas sombrer entre les différentes « factions » qui veulent diriger son cours. Voilà la tragédie du jacobinisme. Il a conduit la Révolution à son plus haut point de « volontarisme », mais pour ce faire il s’est aliéné les différents groupes de la Convention qui se coaliseront pour renverser Robespierre, Saint-Just et leurs affidés lors du coup d’État du 9 thermidor. Le jacobinisme des origines connaît sa première mort. Il aura des héritiers qui permettront à la République de ne pas être définitivement enterrée par la Restauration monarchique. De nouveaux martyrs aussi (« les 4 sergents de la Rochelle »), mais la mystique jacobine sera progressivement absorbée par la mystique socialiste ou marxiste.

La République finira d’ailleurs par l’emporter après un siècle de lutte non pas parce que les Jacobins l’emporteront, mais parce que les conservateurs se rallieront. On sait comme en 1870 beaucoup rejoignent la République du 4 septembre uniquement parce qu’ils pensent pouvoir la conduire vers une nouvelle restauration monarchique, mais finalement ils s’y feront ainsi que l’exprime la phrase bien connue de leur chef de file Adolphe Thiers : « La République est le régime qui nous divise le moins ». Les monarchistes acceptent l’augure et rendent les armes. Les bonapartistes aussi. Ainsi cessa le combat, faute de combattants. La forme républicaine du régime devient à partir de ce moment et si on excepte la parenthèse de Vichy la forme qui fait consensus. Les héritiers du jacobinisme eux-mêmes mettent de « l’eau dans leur vin ». Ceux qu’on nomme les Radicaux, acceptent des compromis et une certaine mise de côté de la « question sociale » afin de remporter la mise sur la forme (Gambetta), puis Jaurès appelle la tradition révolutionnaire à s’insérer dans la démocratie afin de changer les choses par la voie parlementaire. Les temps homériques du jacobinisme sont définitivement clos. Le reste appartient au cours général de l’histoire du XXe et est tributaire de sa destinée faite des expériences déçues des révolutions mondiales, des lendemains gris, des morts sans sépultures et des deux guerres mondiales qui ont porté à un rejet sans précédent et quasi-unanime de la politique pensée comme « une guerre ». C’est d’ailleurs ce qui a servi de moteur à la construction de l’Union européenne : elle s’est présentée comme la promesse de la fin du politique conçue comme expression de la tragédie.

LVSL – Il y a un autre terme qui subit une importante mutation, c’est celui de patriotisme. En 1789 ou plutôt en 1792, patriotisme est synonyme d’égalitarisme, d’aspirations démocratiques, populaires. À partir des années 1890, vous écrivez dans votre livre : « avec l’émergence des ligues anti-allemandes, des ligues nationalistes, jadis de gauche, le patriotisme change de visage ». Aujourd’hui, le patriotisme est une valeur qui est davantage associée à la droite qu’à la gauche, qui est synonyme, en termes politiques, d’exclusion des minorités plutôt que d’inclusion dans la majorité. Comment expliquer ce glissement sémantique  ?

Thomas Branthôme – C’est le bon mot, le patriotisme a en effet subi une véritable mutation qu’il est nécessaire de questionner en cette période de grande recomposition de l’espace politique. Le patriotisme des origines n’avait rien de ce qu’il évoque aujourd’hui. J’aurais tendance à dire que sa première expression se trouve dans L’Odyssée à travers le personnage d’Ulysse. On a tendance à l’oublier mais Ulysse pleure beaucoup dans L’Odyssée. Enfant on retient ses ruses, mais relisez-le adulte : c’est la mélancolie qui prédomine, une mélancolie née de cette impossibilité de rentrer chez lui et de pouvoir mourir sur la « terre de ses pères » (c’est l’origine du mot « patrie », patres voulant dire « père » en latin). Kundera l’a très bien mis en lumière dans L’Ignorance en montrant que la nostalgie est une « souffrance causée par le désir inassouvi de retourner » et que c’est précisément de cela que souffre Ulysse. Il n’y a rien de guerrier ou de belliciste alors, simplement la manifestation d’un attachement viscéral à un lieu où se mêlent tout à la fois le souvenir de l’enfance, la présence des êtres chers et les tombes des disparus.

Les modernes appellent désormais cela le « mal du pays » que les Allemands ont traduit pas ce beau mot de « Heimweh ». En France, nous trouvons ce rapport entre nostalgie et « terre des pères » dans les Regrets de Du Bellay. En mission à Rome et nostalgique de son Anjou natal, Du Bellay parle du fait qu’il se « languit » de « sa maison », « loin de la France » et demande quand il reverra « fumer la cheminée » de son « petit village ». La plupart des personnes qui ont à vivre loin de leurs lieux d’enfance connaissent ce sentiment ou peuvent le comprendre. Il s’agit d’une affection qui dépasse la raison, qui relève d’un lien quasi-charnel aux lieux (j’ai en mémoire des exilés politiques embrassant le sol de leur « patrie » à leur retour d’exil). Alors comment cette chose en vient-elle à se politiser ? Par l’action des guerres. Parce que le patriotisme, c’est aimer la terre de ses aïeux, il va pousser à se battre en cas d’invasion de cette terre mais aussi à se sublimer car il engage le point le plus sensible de l’être : la défense de ce qu’on a de plus cher.

C’est ainsi que la Révolution voit surgir le premier grand moment patriotique de la France moderne. La République est attaquée, le sol est « souillé » par les troupes ennemies (c’est ce que raconte La Marseillaise de Renoir), ceux qui commandaient les armées sous la monarchie – des nobles donc – sont passés à l’ennemi, les armes font défaut. Ne reste que l’ardeur patriotique. Mais c’est une ardeur qui dépasse la question de la « terre » à proprement parler et qui vient puiser sa force dans le cœur battant de la République tout juste née. Il s’agit de défendre la « patrie en danger », la patrie révolutionnaire, égalitaire, qui a déclaré la « guerre aux tyrans » et libéré le peuple de « ses fers ». Saint-Just souligne ce glissement sémantique en déclarant que « la patrie n’est point le sol, c’est la communauté des affections ». Durant les guerres révolutionnaires puis napoléoniennes (et on retrouve cela lors de la Commune de Paris avec certains chefs militaires comme le Polonais Dombrowski), on peut ainsi être « patriote » sans être d’origine française ou sans avoir grandi sur le sol national. Le « patriotisme » pour le dire grossièrement est alors « de gauche » (la « droite », elle, se bat pour la monarchie et le roi), et ce, au moins jusqu’au dernier tiers du XIXe siècle (pensons notamment aux prises de position de Barbès durant la Guerre de Crimée).

Mais deux éléments vont survenir et remettre en cause cet état de fait. Le premier est à chercher du côté de « l’idée socialiste » en gestation. Tout au long du XIXe siècle, qu’elle soit marxiste ou communiste, cette idée va croître dans le creuset de l’internationalisme. Il s’agira de quitter les rives de la patrie pour rejoindre celles du prolétariat, d’enjamber les frontières des Républiques et des nations pour créer une grande Internationale des ouvriers. C’est le sens du célébrissime « prolétaires de tous les pays, unissez-vous » de Marx. C’est aussi ce qui explique la position de Jaurès avant la Première guerre mondiale lorsqu’il dénonce ce conflit à venir comme étant un conflit capitaliste auquel ouvriers français et allemands ne doivent aucunement prendre part au nom de la « solidarité de classe ». Cette dépatriotisation de la gauche n’est toutefois pas un mouvement rectiligne. Sous la Commune de Paris, et contrairement à ce que l’on pense souvent, la majorité des combattants sont plus jacobins qu’anarchistes. Et on retrouve chez eux tout le vocabulaire du patriotisme révolutionnaire (« la patrie en danger », le « Salut public ») qu’ils exaltent pour résister d’abord à l’occupation prussienne puis aux assauts des Versaillais.

Je crois donc que le patriotisme de gauche possède des précédents dont il peut s’honorer et qu’il pourrait réinvestir. Mais il est vrai qu’en sus de ces épisodes un peu oubliés, un deuxième élément est venu se superposer qui explique sa désaffection dans les rangs de la gauche : le surinvestissement du patriotisme par l’extrême-droite à partir de la IIIe République. Sous ce régime né d’une défaite, on voit apparaître des « Ligues » qui ont pour raison d’être unique la « Revanche » contre la Prusse. Hantée par la débâcle de Sedan (1870) et la perte de l’Alsace-Lorraine, toute une partie de la France s’enfonce avec ces « Ligues patriotes » dans une obsession militariste qui conduira à la Première Guerre mondiale. Or, ce « patriotisme » qu’exacerbent ces Ligues est déconnecté de l’idéal politique et social que portait le patriotisme de la Grande Révolution. Il n’apparaît obéir qu’au désir chauvin et cocardier de venger une vexation. Surtout, il dérive avec le temps vers la droite antiparlementaire et antirépublicaine car la République, par volonté de s’enraciner, se dit pacifiste et ne veut pas se lancer dans un nouveau conflit qui pourrait lui être fatale. La fin de l’inversion des pôles peut trouver son parachèvement.

La gauche républicaine abandonne à son tour le patriotisme à l’extrême-droite qui le transmue en une valeur uniquement guerrière et offensive. Causant la Première Guerre mondiale, puis la Deuxième, en dépit de l’opposition des pacifistes (pour la plupart de gauche), le patriotisme devient un synonyme de la « guerre en germe » et la cause toute désignée de la haine meurtrière qui a miné les peuples européens depuis deux siècles. Je pense que les années d’après 1945 ont eu raison de chercher à détruire toutes les racines de la guerre et à mettre fin à cette logique funeste qui voulait que depuis 1871, chaque résolution du conflit portait en soi la prochaine guerre à venir. Mais peut-être que dans cette déconstruction politique louable, on a confondu « patriotisme » et « nationalisme » et peut-être qu’il y a quelque chose à creuser dans la formule de Romain Gary selon laquelle « le nationalisme c’est la haine des autres » tandis que « le patriotisme est l’amour des siens ». Car le libéralisme politique issu du « désenchantement du monde » n’a toujours pas trouvé de moyen de lier les hommes ni aucune forme sociale leur permettant d’être autre chose qu’un agrégat d’individus atomisés.

Rien ne nous empêche à cette fin de procéder à un travail de resignification du mot « patrie » : si le patriotisme, en ce sens, fondé sur le sang, l’ethnie ou la race est contraire à la République et totalement rejetable en tant que tel, tout autant que s’il est le synonyme d’impérialisme, de colonialisme ou de militarisme, il n’est pas impossible d’imaginer qu’un patriotisme « de gauche » revienne au goût du jour ; un patriotisme inclusif, populaire, basé sur le partage de valeurs communes (à commencer par le triptyque républicain), qui assume une certaine évolutivité et qui mobiliserait l’idée de « patrie » pour faire union et lutter ainsi contre l’ordre injuste actuel comme les Révolutionnaires de 1789 l’ont mobilisé pour lutter contre l’ordre injuste de l’époque.

LVSL – On a pu voir qu’avec les gilets jaunes ressortaient des symboles de la République et de la Révolution française ? Comment analyser ce phénomène ?

Thomas Branthôme – Vous savez, à chaque soulèvement français ou révolte sociale d’envergure, on nous questionne en tant qu’historiens ou historiens du droit, pour savoir à quel précédent historique cela « correspond ». Beaucoup se sont d’ailleurs prêtés au jeu et on a pu voir fleurir des analogies avec la situation pré-révolutionnaire (1787-1788), la Révolution française elle-même bien sûr mais aussi 1830, 1848 voire avec Mai 68. Il y a un peu de vrai dans toutes ces comparaisons d’autant plus que le mouvement des gilets jaunes est à n’en pas douter un événement à la portée historique. Mais plutôt que rechercher le calque parfait des révolutions passées, je considère que c’est moins l’objet de référence qui compte que l’idée même de se référer. Ce rapport aux références glorieuses par-delà le « désir mimétique » qu’il exprime (et qui mériterait d’être analysé) montrent qu’il existe une « mystique républicaine » extrêmement puissante qui semble sommeiller en nous et qui rejaillit lors des grands événements. Et cette mystique semble renaître désormais avec les gilets jaunes comme si elle répondait à une phylogenèse, à une sorte de « mémoire des corps », une « mécanique » qui se réenclencherait quand la silhouette d’une révolution se dessinerait.

Ce que je veux dire par-là, c’est que le passé révolutionnaire agit constamment sur l’impensé français, que quelque-chose de sa force demeure envers et malgré tout dans les consciences et qu’elle donne ce soupçon d’énergie aux contestations françaises que nos voisins européens considèrent comme « incomparables ». Celui qui manifeste sent comme il est le maillon d’une longue chaîne immémoriale. Il en va ainsi des révoltés français, ils s’inscrivent toujours dans ce long cortège d’ombres de ceux qui les ont précédés et qui leur servent de guides. En ce sens, je considère que dans le mouvement des gilets jaunes, la Révolution française joue le rôle du « mythe mobilisateur » dont parlait Georges Sorel dans ses Réflexions sur la violence, c’est-à-dire un signifiant qui parle à tout le monde et permet de se doter d’un horizon commun, fut-il quasi mythologique. Elle permet enfin la restructuration d’un espace politique que la tradition des révoltés français tient comme un legs précieux : la lutte du bas contre le haut, du peuple contre les privilégiés, des sans-culottes contre « le Million doré ».

Il en va ainsi de l’idéal populaire : il déteste les réformes et chérit la Révolution. Cela répond à une certaine forme romantique de l’esprit français mais c’est aussi qu’il sent par les tripes (j’appelle cela « le cerveau du ventre ») qu’au fond la Révolution française n’est pas totalement finie et que comme disait Edgar Quinet « le meilleur moyen de l’honorer est de la continuer ». Personne mieux que Clemenceau peut-être n’a témoigné de cette permanence de la Révolution dans la politique française ou du moins de cette résurgence quand les grandes luttes politiques reviennent en pleine lumière : « C’est que cette admirable Révolution par qui nous sommes n’est pas finie, c’est qu’elle dure encore, c’est que nous en sommes encore les acteurs, c’est que ce sont toujours les mêmes hommes qui se trouvent aux prises avec les mêmes ennemis. » En d’autres termes, le mouvement des gilets jaunes n’est pas la Révolution française mais une forme de reprise de son cours.

1 L’organisation institutionnelle de la République romaine correspond en effet à cette idée de « régime mixte » avec les consuls pour l’élément monarchique, le Sénat pour l’élément aristocratique et les comices, puis les tribuns du peuple, pour l’élément démocratique.

Comment les émotions ont fait la Révolution (1789-1795)

La Révolution française est le lieu des émotions les plus extrêmes. Quel autre moment historique, en effet, peut se prévaloir de concentrer une telle densité émotionnelle ?  Les émotions sont associées au peuple et le peuple est coupable de la Terreur, de la guerre de Vendée. Il est en proie à toutes les émotions les plus extrêmes, de la peur à la joie, de la jouissance à la colère et porte la responsabilité des pires excès. De cette lecture effectuée par les contemporains comme par les auteurs qui se sont par la suite intéressés à la Révolution, naît chez beaucoup une condamnation des passions et l’aspiration à vouloir les contenir. Derrière le bannissement des passions, pourtant, c’est la mise à distance du peuple qui se dessine. Comment douter, dès lors, que leur réhabilitation puisse entraîner le réveil de l’Histoire ?


La récente sortie en salles du film de Pierre Schoeller Un peuple et son Roi tranche avec les représentations habituellement proposées de la Révolution française en ceci qu’il donne à voir les événements du point de vue de héros populaires. Le peuple n’y est plus représenté comme une masse informe de personnes confondues au sein d’une foule irrationnelle et dangereuse. Le réalisateur en fait à l’inverse émerger des individualités emportées dans le tumulte révolutionnaire. L’oeuvre de Schoeller se distingue par la rupture prononcée avec la traditionnelle représentation de la Révolution, laquelle a secoué d’effroi les auteurs contre-révolutionnaires ou plus simplement modérés, terrifiés à l’idée que le déferlement des passions populaires puisse recommencer.

Il est aujourd’hui volontiers admis que l’on ne peut comprendre l’histoire de la Révolution française en se limitant à l’étude des actes législatifs. On ne peut non plus en saisir l’essence en l’abordant avec un regard froid et dépassionné. La nécessaire objectivité de l’historien n’interdit pas de prendre en considération le rôle moteur des affects dans le déroulement des événements, c’est pourquoi il nous est apparu pertinent de convoquer ici l’histoire des émotions pour aborder l’épisode historique considérable qu’est la Révolution française. La Révolution est ce moment où l’Histoire bascule, établit un régime émotionnel nouveau et inaugure une nouvelle articulation entre raison et émotions. 

L’irruption des passions dans l’Histoire

Dès les premiers temps de son déferlement, la Révolution ne se conçoit pas autrement que comme l’ébauche d’un monde nouveau. La contestation fiscale des débuts s’enveloppe dans l’organisation que les révolutionnaires entendent donner à la société nouvelle ; aristocrates, clercs, vagabonds, bourgeois et paysans s’effacent derrière le nom de citoyen. De la constitution du tiers état en Assemblée nationale le 17 juin 1789 jusqu’à la proclamation de la déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen le 26 août, est affirmée cette ambition de façonner un homme nouveau.

La Révolution de 1789 s’annonce dès l’abord comme l’irruption des masses sur la grande scène de l’histoire. La chose publique est désencastrée des couloirs de Versailles et se discute désormais autour de la rédaction des cahiers de doléances, dans les tavernes, dans la rue et bientôt dans les clubs et les assemblées populaires. La politique n’est plus cette chose policée réservée à l’usage de quelques-uns, elle est l’affaire de tous et est immédiatement investie des sentiments les plus extrêmes. “Il faut de l’exaltation pour fonder des républiques” notait Danton.

Arrestation du gouverneur de la Bastille, Jean-Baptiste Lallemand, vers 1790-1792. Wikimédia commons.

Les révolutionnaires de 1789 ne sont pas les agents d’un grand dessein élaboré en amont. Ils sont, comme l’a montré Timothy Tackett, emportés par le tumulte des événements et mènent une politique d’adaptation à des circonstances changeantes. Sans doute le peuple parisien des faubourgs ou celui des campagnes est-il l’élément moteur de cet immense bouleversement qui surgit à l’été 1789. Il n’est pas encore un peuple révolutionnaire. Attaché à son Roi, profondément religieux, le peuple français d’alors est en majorité composé de paysans souffrant des impôts et des mauvaises récoltes. En même temps qu’il entre dans la Cité, le peuple de 1789 amène avec lui l’élément passionnel qu’il porte en bandoulière. Le sens commun d’alors est façonné par la religion : les récents travaux historiographiques que présente Guillaume Mazeau dans son chapitre du second volume de L’histoire des émotions, montrent que la vision du monde des paysans français est imprégnée par les peurs eschatologiques d’une fin du monde imminente. L’époque est saturée d’émotions.

La fin du XVIIIème siècle est aussi une période optimiste, on ne répétera pas le rôle des idéaux des Lumières sur la formation des esprits éduqués d’alors, désormais bien connu. On décèle dans les écrits des révolutionnaires l’imprégnation opérée par une ère de progrès moral et technique : depuis la plaidoirie de Robespierre pour l’installation d’un paratonnerre à St-Omer en 1783, jusqu’au recours à la métaphore de l’électricité – encore mal connue – pour décrire les troubles parisiens. Du progrès moral et technique au perfectionnement de l’homme, il n’y a qu’un pas, que les révolutionnaires s’apprêtent à franchir.

Très vite, en effet, la question institutionnelle qui se pose à l’Assemblée constituante est traversée par la problématique du rôle du peuple dans la Cité et, partant, de la place accordée aux émotions. “Insurrection de l’esprit” selon les mots de Saint Just, la Révolution se défie de l’ensauvagement des masses et vise à l’ennoblissement des hommes : celle-ci doit s’opérer, selon les vues de l’époque, par le retour à un état de primitivité civilisée qu’idéalisent nombre de révolutionnaires, notamment ceux qui sont les plus influencés par la pensée rousseauiste. Les hommes de 1789 font ainsi le pari de la raison sensible. Contre les lectures téléologiques, il convient de remarquer que les émotions ne sont pas alors considérées comme elles l’ont été après les épisodes de la guerre révolutionnaire et de la Terreur. La sensibilité est alors considérée comme l’apanage des aristocrates : on doit être éduqué à la sensibilité. L’historien des émotions William Reddy défend ainsi la thèse que le XVIIIème siècle est bien davantage marqué par l’avènement du sentimentalisme que par celui de la raison. Le sentiment naturel conduit à la vertu publique ; à la cour, éprouver des émotions est une marque de civilisation.

On peut ainsi considérer que va advenir dans les premiers temps de la Révolution un nouveau régime émotionnel placé sous le signe de la raison sensible. Suivant la définition donnée par W. Reddy, nous entendons par régime émotionnel “l’établissement d’une normativité émotionnelle et de rituels officiels” comme “nécessaire soubassement à n’importe quel régime politique.” Considérer la Révolution à travers le prisme de l’histoire des émotions a ceci de pertinent que celles-ci recoupent tous les clivages qui se mettent alors en place. Cela suppose d’interroger l’utilisation politique des émotions, leur mobilisation populaire, la place qui leur est accordée dans les textes législatifs et les discours, la distribution sociale des émotions, et, enfin, de leur restituer le rôle éminent qu’elles ont joué dans l’escalade révolutionnaire.

Les émotions sont situées socialement. Dans les premiers temps de la Révolution, elles sont un marqueur social. Ainsi, en 1791, le débat qui entoure l’institution d’une garde nationale est marqué par la question de savoir à qui donner des armes. On ne peut guère confier la garde de la cité qu’à des gens raisonnables contre l’insensibilité du peuple – c’est-à-dire sa barbarie. L’Assemblée législative, élue au suffrage censitaire, réserve le droit d’appartenir à la garde nationale aux seuls citoyens actifs.

L’histoire des émotions, qui s’est constituée en champ scientifique à part entière ces dernières décennies, replace les émotions dans l’histoire, elle leur restitue l’ancrage socio-historique qui est le leur et réfute l’idée communément admise qu’elles existeraient de toute éternité indépendamment de l’époque et du lieu. Elle récuse, surtout, leur non-accessibilité. Les “passions” étaient jusqu’alors reléguées dans le domaine de l’irrationnel et l’historien répugnait à les accepter comme objet d’analyse. La Révolution française, parce qu’elle est ce concentré émotionnel par excellence, est peut-être le meilleur objet d’analyse qui soit pour un champ disciplinaire en pleine construction.

La révolution comme débordement d’émotions

Les émotions s’imposent à la Révolution et la détournent de son cours. Pendant l’été 1789, l’épisode de la “Grande Peur” submerge l’Assemblée constituante encore installée à l’hôtel des Menus Plaisirs à Versailles. L’historien américain Timothy Tackett insiste sur le rôle des rumeurs en révolution. Ce sont bien ces rumeurs en effet qui sont le carburant de la Grande Peur. Les nobles enverraient des bandes armées saccager les campagnes et piller les villages. En révolution, l’irrationalité a droit de cité. La question de la répression des troubles à laquelle Robespierre oppose la résistance à l’oppression, contient déjà tout le devenir de la Révolution. Chez les députés, la maîtrise des émotions devient un marqueur politique : on met volontiers en avant sa sagesse en prétendant décider du sort de la nation à l’abri des émotions et loin de la pression du peuple. Pourtant, à mesure que la Révolution de 1789 s’approfondit, il devient de plus en plus suspect de ne pas éprouver d’émotions.

Portrait de Maximilien de Robespierre, peint par Adélaïde Labille-Guiard en 1791. Wikimédia Commons.

La question des émotions en effet, doit questionner la cristallisation des affects populaires dans quelques figures. Le mot “populaire” prend une signification nouvelle et décrit le fait d’être “aimé par le peuple.” Mirabeau, d’abord, est érigé en héros. Il est, comme l’a été plus tard Danton, ce bon vivant courageux qui porte la Révolution. Leurs discours et leurs carrures font oublier leur condition sociale et leurs faits de corruption réciproques. “Peut être pensait-il que dans les vastes mouvements révolutionnaires, la fougue des passions et l’énergie du vouloir étaient plus nécessaires qu’une étroite et chétive vertu” note Jaurès à son propos. L’opposition entre Danton le bon vivant et Robespierre l’ascète, si elle est largement inexacte et a été instrumentalisée au mépris de la réalité historique, n’en a pas moins l’avantage d’interroger la projection des aspirations individuelles sur des figures comme celles de ces deux hommes. Si Marat avait plus que quiconque cette capacité à répugner aux élites politiques et à mobiliser les masses par ses excès, son air hirsute et ses appels répétés au meurtre, on comprend moins bien comment un homme comme Robespierre pouvait à son tour électriser les masses des sections parisiennes. Hervé Leuwers interroge justement le prestige dont le député d’Arras faisait l’objet. Si “l’ami du peuple” Marat ressemblait aux masses populaires, Robespierre avait quant à lui une tenue stricte et portait une perruque poudrée comme le voulait l’usage sous l’Ancien Régime. A l’inverse du style de Marat, il était un raisonneur implacable, faisait des discours de deux, trois ou quatre heures à la Convention ou aux Jacobins, et parvenait néanmoins à gagner la foule des sans-culottes à ses vues. Billaud-Varenne écrit à son propos : “Si l’on me demandait comment il avait réussi à prendre tant d’ascendant sur l’opinion publique, je répondrais que c’est en affichant les vertus les plus austères, le dévouement le plus absolu, les principes les plus purs.” Malgré les différences de styles considérables qui séparaient leurs arts oratoires respectifs, chacune des plus grandes figures de la Révolution parvenait à cristalliser les aspirations et les sentiments des communautés émotionnelles qui se formaient alors.

L’amour et l’empathie fédèrent les foules et font d’elles un peuple, mais les émotions gagnent également les révolutionnaires. Après que les femmes ont ramené le Roi à Paris les 5 et 6 octobre 1789, la Constituante suit. Les séances se déroulent alors dans un tout autre climat. Le peuple parisien assiste aux séances de l’Assemblée. Sa présence dans les tribunes alliée au poids croissant des clubs, à la prolifération des journaux et à la diffusion des rumeurs, soumettent l’Assemblée à la loi des émotions populaires et radicalisent les clivages politiques. La salle du Manège, aux Tuileries, où siège l’Assemblée, est régulièrement envahie par des pétitionnaires, le peuple hurle depuis les tribunes, les députés s’invectivent et poursuivent leurs combats par voie de presse. Les trahisons de Lafayette ou Dumouriez et l’intensification de la lutte contre-révolutionnaire engendrent une atmosphère de peur. On dénonce et on demande à décréter d’arrestation ses collègues. Camille Desmoulins publie une “déclaration des droits de l’accusateur.”

Les séances de la Constituante, puis de la Législative, sont aussi des moments heureux. En se basant sur les retranscriptions qui sont faites des délibérations, Guillaume Mazeau rapporte que pendant les 28 premiers mois de la Révolution, au moins quatre cents éclats de rires et moqueries politiques entrecoupent les débats. Usés par les tensions, les députés sont aussi capables de se laisser aller à des expressions de joie. Ainsi, lorsque le député Antoine-Adrien Lamourette propose le 7 juillet 1792 aux parlementaires de s’embrasser en signe de fraternité malgré leurs désunions, tous s’exécutent. Aussi temporaire et étrange qu’ait pu paraître ce moment, qualifié depuis de “baiser Lamourette”, il témoigne du sentiment qui réunissait les révolutionnaires d’alors.

La Révolution est aussi une fête. Dans ce registre, elle innove et rompt radicalement avec la tradition d’Ancien Régime. Il en va ainsi de la plantation des arbres de la liberté, de l’organisation de grandes fêtes populaires ou de l’utilisation des derniers moyens techniques. Guillaume Mazeau note : “Constamment utilisés, le feu de joie, le pétard et les artifices traduisent parfaitement cet expressionnisme révolutionnaire à la fois solennel et bravache, la surenchère de lumière et de bruit visant, dans une optique opposée aux démonstrations de puissance des fêtes de l’Ancien Régime, à conjurer la peur, intimider les ennemis et donner du courage. Associée aux vertus régénératrices de l’électricité et du magnétisme animal, la pyrotechnie est en effet louée pour sa capacité à électriser les sensibilités.”

Sans doute la coexistence des affects joyeux et des affects tristes était-elle une réalité dès les débuts de la Révolution. Sans doute s’est-elle poursuivie sous la forme de l’équilibre instable jusqu’à son terme. Les modifications au sein de cette économie émotionnelle se sont bien davantage opérées par glissements successifs plutôt que par ruptures nettes. De l’acclamation de Louis XVI portant la cocarde jusqu’à sa décapitation le 21 janvier 1793, il y a peu de temps, mais une concentration des événements et des émotions telle, que ce court laps de temps semble renfermer une éternité. La relation du peuple avec son Roi est d’abord, et longtemps, fusionnelle. Il peut être considéré comme un père absent, voire indigne, mais il est tout de même un père. La fuite à Varenne, les vétos successifs, l’accentuation de la guerre aux frontières, le manifeste de Brunswick et la prise des Tuileries achèveront de transformer la désaffection en ressentiment.

Prise du palais des Tuileries le 10 août 1792, durant la Révolution française. Jean Duplessis-Bertaux, 1793. Wikimédia Commons.

Il est impossible d’opérer une démarcation claire entre deux régimes émotionnels, l’histoire des émotions ne se prête pas à une trop stricte logique chronologique. Nous faisons cependant l’hypothèse d’un glissement en 1792. La prise des Tuileries le 10 août, la proclamation de la République le 21 septembre 1792 et les massacres de septembre font basculer la Révolution française et marquent l’avènement d’un régime émotionnel nouveau.

La Révolution comme conscience tragique de l’Histoire

Les massacres de septembre, lors desquels plus de mille hommes et femmes sont massacrés dans les prisons en raison de leur appartenance supposée à un complot contre-révolutionnaire, suscitent l’horreur et le dégoût. Ils inaugurent un rapport nouveau à la violence. Les événements parisiens et le durcissement de la répression à Lyon, Nantes et dans toute la Vendée, trouvent leurs racines dans l’aggravation de la guerre aux frontières : dans l’esprit des révolutionnaires, il faut briser les complots des ennemis de l’intérieur pour rétablir la situation militaire, ou pour reprendre les mots de Robespierre : “La révolution est la guerre de la liberté contre ses ennemis.”

Pour affronter les monarchies coalisées de l’Europe, la Convention vote la levée en masse en février 1793. Après les défaites successives des premiers mois, s’est enclenché avec Valmy le cycle des victoires. Les conscrits de l’An II sont craints dans toute l’Europe. Une nouvelle norme de genre se met en place : les nobles de l’Ancien Régime sont moqués et dépeints comme efféminés et faibles ; les soldats de la République, à l’inverse, sont vantés pour leur virilité et leur courage. De la même manière, les conventionnels sont considérés comme des athlètes capables d’endurer les pires souffrances. François Furet rapporte que les douze membres du Comité de Salut public travaillaient de 16 à 18 heures par jour. La Révolution éprouve les corps en même temps qu’elle use les esprits. Les révolutionnaires boivent du thé et du café en grande quantité pour se maintenir éveillés, certains consomment de l’opium pour parvenir à dormir. L’épuisement physique est considérable, Danton opère une retraite, Robespierre s’absente du Comité de Salut public pour cause de maladie pulmonaire.

Mais la Révolution est aussi saturée d’amour. À la Convention, on débute les séances en lisant des lettres à la gloire des députés. Robespierre reçoit des demandes en mariage, les petits portraits des grands personnages de la Révolution appelés “physionotraces” se vendent sur les marchés. Déferlement d’amour, ces années sont aussi le théâtre des amours impossibles et des amours tragiques qui s’inscrivent dans une tradition littéraire occidentale de longue date. Les couples séparés par les événements sont nombreux, celui de Lucile et Camille Desmoulins reste le plus emblématique. Le couple maudit est érigé en mythe : en 1795, les derniers Montagnards se suicident en couple avant d’être rattrapés par la répression.

Parce qu’elle inaugure une nouvelle économie émotionnelle et abat l’ancienne hiérarchie sociale, la Révolution dérègle les rapports de genre. Bien qu’exclues du suffrage, les femmes font la Révolution autant que les hommes. Une certaine liberté sexuelle se fait jour. Mais bientôt, à mesure que la situation se durcit, un nouvel ordre se met en place. On ferme les clubs de femmes en octobre 1793 en prenant pour argument leur prétendue plus grande vulnérabilité aux passions – quoique leur implication dans le club des Cordeliers et la méfiance politique qui y est liée puissent également expliquer cette décision.

Ère de liberté, l’époque n’en est pas moins dominée par le sentiment que la Révolution est une “affaire sérieuse”. L’hostilité aux divertissements de la cour d’Ancien Régime est manifeste, le peuple fait fermer les théâtres après le renvoi de Necker, carnavals et bals masqués sont supprimés dès 1790, le travestissement est banni en 1793 ; sur les portraits qui sont faits d’eux, les révolutionnaires affectent un air impassible et sérieux. Marat déclare : “nous prostituons la sensibilité et nous méconnaissons le sentiment.” Le style néoclassique est plébiscité et s’exprime par le choix de Jacques-Louis David pour l’organisation des fêtes officielles. “Il existe un puritanisme patriote” résume G. Mazeau.

Mais surtout, c’est l’amitié qui domine. Le sentiment de fraternité se diffuse sur tout le territoire de la République. Dans ses Fragments sur les institutions républicaines, Saint Just écrit : “celui qui dit qu’il ne croit pas à l’amitié, ou qui n’a point d’amis, est banni” et ajoute que les amis doivent être enterrés ensemble. Ébauche d’une liberté à l’antique formulée par des esprits façonnés par les auteurs classiques inspirés par Athènes et Sparte, cette conception de l’amitié est résolument publique, elle ne peut exister autrement que dans l’enceinte de la Cité.

Terreur et vertu

Le gouvernement révolutionnaire, la chape de plomb de la Terreur, la guerre des factions et les ravages de la guerre en Vendée et aux frontières aggravent les moeurs en même temps qu’ils énervent les passions. S’il importe de revisiter l’histoire de la Terreur et s’il faut, suivant les travaux de Jean-Clément Martin, lui retirer sa majuscule et la mettre au pluriel afin de la restituer dans toute sa complexité et la replacer dans la logique des impératifs conjoncturels de l’époque, il n’en reste pas moins que l’atmosphère de suspicion et de complot rigidifie l’économie émotionnelle des années de terreur. Le 5 septembre 1793, Barère proclame à la tribune de la Convention “la terreur est à l’ordre du jour”, faisant davantage le constat d’un processus déjà engagé plus qu’il n’initie un mouvement. Le zèle du tribunal révolutionnaire, les noyades de Nantes, la terrible répression lyonnaise et les lois du 22 Prairial viennent aggraver cette dynamique. Les milliers d’exécutions des années 1793-94, les assassinats politiques à répétition – à commencer par celui de Marat par Charlotte Corday le 13 juillet 1793 -, les complots et l’élimination des factions font régner un climat de peur et d’angoisse.

A l’aide de l’étude des correspondances des députés, des comptes-rendus des assemblées et des archives de presse, Timothy Tackett tente de décrire l’univers mental des révolutionnaires : “pour comprendre les événements violents de la Révolution, nous devons comprendre comment les Terroristes eux-mêmes étaient terrorisés”. Il évoque le “style paranoïaque” des dirigeants de la Révolution, un style qui se diffuse à l’ensemble de la société.

La Terreur, définie par Robespierre comme “le despotisme de la liberté” ne fait cependant pas renoncer la Révolution à l’établissement d’un monde nouveau, mieux, elle en est le moyen :  “La vertu sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur sans laquelle la vertu est impuissante” résume l’Incorruptible.

La Révolution est une suite de deuils : “les communautés politiques s’éprouvent régulièrement comme des communautés afflictives” note Guillaume Mazeau. Il poursuit : “Les contre-révolutionnaires se mobilisent autour des symboles les plus doloristes de la monarchie et de l’Eglise : le culte du Sacré-Coeur blessé de Jésus. Cousu sur les habits avec des symboles monarchiques, ce symbole valorise la souffrance comme une condition du rachat.” Ce dolorisme politique s’exprime par un dévouement total à la Révolution : “Soucieux de témoigner de leur vertueux malheur, beaucoup de révolutionnaires cultivent un réel masochisme politique : l’exhibition des plaies, des maladies et de l’épuisement provoqués par le dévouement à la Révolution installent la mortification au sommet des vertus révolutionnaires.” L’instrumentalisation des douleurs entraîne une martyrologie générale et un véritable culte victimaire qui touche toutes les factions.

Louis Antoine de Saint-Just. Tableau de Pierre-Paul Prud’hon (1793). Wikimédia Commons.

La sensibilité à l’égard de la violence change en ces années de terreur. D’abord perçue comme résistance à l’oppression et à la violence d’État (“Les maîtres nous ont rendus barbares parce qu’ils le sont eux-mêmes” écrit Babeuf), la violence politique banalisée engendre une lassitude croissante. Les montagnards ne saisissent pas cette aspiration à l’accalmie. Ce que l’on a appelé a posteriori et par construction la “Grande Terreur” débutée en 1794 par les lois de Prairial, a engendré un retournement des sensibilités. Saint Just pressent : “La révolution est glacée, tous les principes sont affaiblis.”

La patrie mise en danger et la guerre s’aggravant, la mort enveloppe bientôt toute la Révolution. Les douze hommes survoltés qui occupent la petite salle réservée au Comité de Salut public dans le pavillon “Égalité” du château des Tuileries, sont hantés par la mort. Saint-Just écrit : “Les circonstances ne sont difficiles que pour ceux qui reculent devant le tombeau. Je l’implore, le tombeau, comme bienfait de la providence, pour n’être plus témoin des forfaits ourdis contre ma patrie et l’humanité. […] Je méprise la poussière qui me compose, et qui vous parle, on pourra la persécuter et faire mourir cette poussière ; mais je défie qu’on m’arrache à cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux.” Et Jaurès de poursuivre en commentaire : “Sombre et stérilisante exaltation. Ces hommes avaient les yeux comme fascinés par la porte de la mort que si souvent ils avaient ouverte pour d’autres. Et au moment même où il faudrait donner confiance à la Révolution dans la bonté de la vie, et rasséréner les coeurs obsédés de souvenirs sanglants, eux-mêmes s’essayent en vain, sans cesse, en idée, à se coucher dans le tombeau.” La chute de Robespierre, le 9 Thermidor, marque un tournant.

Thermidor : vers un nouveau régime émotionnel ?

La Montagne abattue, la Révolution prend un nouveau visage. Si les thermidoriens ont pour la plupart été les compagnons de Robespierre qu’ils ont trahi, si la guerre de Vendée et les exécutions de masse se poursuivent, la rupture entre deux régimes émotionnels, elle, est consommée.

Dans Quatrevingt-treize, Victor Hugo raconte : “à la ville tragique succéda la ville cynique ; les rues de Paris ont eu deux aspects révolutionnaires très distincts, avant et après le 9 thermidor ; le Paris de Saint-Just fit place au Paris de Tallien”, il poursuit “On sort de Louis XIV comme on sort de Robespierre, avec un grand besoin de respirer ; de là la Régence qui ouvre le siècle et le Directoire qui le termine. Deux saturnales après deux terrorismes. La France prend la clef des champs, hors du cloître puritain comme hors du cloître monarchique, avec une joie de nation échappée. Après le 9 thermidor, Paris fut gai, d’une gaieté égarée. Une joie malsaine déborda. À la frénésie de mourir succéda la frénésie de vivre, et la grandeur s’éclipsa.”

Pour décrire le basculement qui s’opère alors dans les âmes et dans les corps, il nous apparaît judicieux de mobiliser le terme anachronique d’Ordre moral. Avec Thermidor, la Révolution s’inverse. Le Directoire reprend à son compte l’ambition d’arrêter la Révolution et cela passe d’abord par le contrôle des moeurs et le rétablissement d’une hiérarchie sociale stricte. La constitution du 5 Fructidor An III proclame : “Nul n’est bon citoyen, s’il n’est bon fils, bon père, bon frère, bon ami, bon époux”. Le suffrage censitaire est rétabli. Les thermidoriens entreprennent de régénérer et civiliser les masses populaires. Dans les années 1797-1798, l’institut national engage une réflexion sur le rôle des émotions dans la fabrique de la radicalité. Le rétablissement de la paix civile implique de dépolitiser et de dépassionner le peuple. Guillaume Mazeau résume : “La politique raisonnée doit succéder au temps des passions.”

Un double mouvement s’engage : au rétablissement de l’ordre dans la sphère publique, qui est d’abord un ordre moral, répond le relâchement des moeurs individuelles dans la sphère privée. Sous le Directoire, la sphère publique est comme évacuée en même temps que la sphère privée est sacralisée. Le délaissement de sa famille pour se consacrer à l’oeuvre révolutionnaire, jusqu’alors valorisé, est désormais condamné. L’esprit de sacrifice est rejeté. Thermidor rétablit la famille patriarcale comme cellule de base de la société. Le repli sur la sphère privée doit être considéré comme la quête de refuges émotionnels qu’évoque William Reddy, ils sont la garantie de la liberté civile à laquelle aspire la société bourgeoise. En cela, la Révolution française est la véritable matrice de toute la société libérale moderne.

Prononcé en 1819, le discours de Benjamin Constant De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, est encore profondément marqué par le traumatisme de la terreur. Exposé du système du gouvernement représentatif, il concentre toute la doctrine bourgeoise de la séparation du privé et du public. Ciblant Mably, Rousseau et tous les montagnards dont il dit qu’ils étaient façonnés par une conception antique de la liberté, Constant écrit : “Nous ne pouvons plus jouir de la liberté des Anciens, qui se composait de la participation active et constante au pouvoir collectif. Notre liberté, à nous, doit se composer de la jouissance paisible de l’indépendance privée.”

À la séparation entre la sphère privée et la sphère publique correspond la distinction stricte sur le plan théorique entre la raison et les “passions” : les émotions sont condamnées comme la source de tous les chaos révolutionnaires et ne sont plus tolérées que dans le cadre domestique.

Le Directoire, s’il restaure une morale rigide afin de contrôler les masses, est aussi une période de respiration. Seul importe le desserrement de l’étau de la sphère publique, les vices privés sont tolérés, la pesante vertu robespierriste est balayée. La bourgeoisie retrouve le goût des salons et des jardins. Les fêtes du Directoire offrent la meilleure illustration de ce que G. Mazeau décrit comme la privatisation, la marchandisation et la dépolitisation de réjouissances collectives qui redeviennent des marqueurs sociaux. Il poursuit : “Un peu racoleuse, la culture festive de cette bourgeoisie urbaine évolue vers un divertissement distingué aux émotions savamment orchestrées, déconnecté de visées civiques et intégratrices, les fêtes officielles visant désormais à mettre le peuple à l’abri de ses passions naturelles et mal contrôlées.”

Le guerre de Vendée dure encore et le tribunal révolutionnaire poursuit ses travaux. La mort, cependant, se fait moins pesante. La société française se décrit volontiers comme civilisée et “hémaphobe” (qui a peur du sang). La guillotine fonctionne toujours mais on l’éloigne du centre de Paris. Surtout, les thermidoriens inventent le thème du “système de la Terreur” dont l’unique responsable aurait été Robespierre.

Robespierre chahuté à la Convention nationale le 27 juillet 1794. Tableau de Max Adamo (1870). Wikimédia Commons.

Le 20 mai 1795, la foule des sans-culottes envahit la convention et décapite le député Féraud avant de placer sa tête sur une pique. Cet énième envahissement au cours duquel la foule réclame “du pain et la Constitution de 1793”, est l’ultime journée révolutionnaire parisienne ; la capitale n’en connut plus d’autre avant 1830. Michelet résume : “Le peuple est rentré chez lui.”

Le dénigrement des masses

La Révolution française est cet événement matriciel qui a irrigué les deux siècles suivants. De 1830 à 1848, de la Commune au Front Populaire, toutes les représentations sont conditionnées par le souvenir tragique et glorieux de la Révolution. Elle inaugure aussi la mémoire traumatique du déchaînement des passions. Les classes dangereuses sont craintes tout au long du XIXème siècle. Après la révolte des canuts lyonnais, on lit dans Le Journal des Débats : “Aujourd’hui, les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie ; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières.” La Commune de Paris, plus qu’aucun autre épisode, rouvre les plaies de la Révolution. À la fin du XIXème siècle, naît en réaction à la montée en puissance du mouvement ouvrier la “psychologie des foules.” Dans le premier chapitre de son livre La Raison populiste, Ernesto Laclau compile les travaux des auteurs qui se rattachent à cette discipline. De Gustave Le Bon à Gabriel Tarde en passant par Hippolyte Taine, la foule devient un objet d’études à part entière avec, en toile de fond, la crainte que l’histoire ne se répète et l’interrogation quant aux moyens de canaliser les passions populaires.

L’historiographie consacrée à la Révolution est elle aussi passionnante, tant elle a été le lieu de tous les affrontements depuis maintenant plus de deux siècles sans jamais parvenir à se séparer de la surcharge politique et émotionnelle associée aux années révolutionnaires. Ainsi, dans un contexte de guerre froide, l’histoire de la Révolution française est un champ de bataille comme un autre. Contre l’historiographie marxiste et dans le contexte de la publication de L’archipel du goulag et des nouveaux philosophes, François Furet publie en 1978 son livre Penser la Révolution française dans lequel il relit l’histoire de la Révolution à l’aune de l’historiographie produite à son sujet. Il écrit :  “En 1920, Mathiez justifiait la violence bolchevique par le précédent français, au nom de circonstances comparables. Aujourd’hui, le Goulag conduit à repenser la Terreur en raison d’une identité de projet. Les deux révolutions restent liées […]. Aujourd’hui, elles sont accusées au contraire d’être consubstantiellement des systèmes de contrainte méticuleuse sur les corps et sur les esprits.” Partisan d’une gauche anti-totalitaire qui considère la Révolution française comme la matrice du bolchévisme et les goulags comme la continuation du “système de la Terreur”, François Furet poursuit le procès des passions révolutionnaires entamé dès les lendemains de la Révolution.

Suivant les travaux de Thomas Dixon, nous avons jusqu’ici employé le termes d’émotions plutôt que celui de passions, parce qu’il correspond à une catégorie d’analyse sécularisée moins chargée politiquement que les passions considérées avec suspicion et cible de toutes les haines. Peut-être l’histoire des émotions peut-elle inaugurer une nouvelle conception de l’articulation de la raison et des émotions. C’est en tout cas l’objectif de l’historienne Barbara Rosenwein qui conteste dans ses travaux la perspective civilisationnelle de Norbert Elias qu’elle considère comme tributaire d’un paradigme rationaliste jamais remis en cause. Pour elle, l’histoire des émotions doit rompre avec la volonté d’illustrer l’existence supposée d’un processus de civilisation qui reposerait tout entier sur la fausse dichotomie pulsions/retenue et le refoulement croissant des pulsions par le développement du contrôle de soi. La séparation entre la raison et les émotions relèverait ainsi d’une construction historique et philosophique qui s’accomplit dans le cadre du paradigme rationaliste occidental. Ces conceptions sur la non-linéarité du processus civilisationnel amènent une profonde remise en question de la séparation entre la raison et les émotions et ouvrent la voie à une réhabilitation de ces dernières.

Les événements révolutionnaires ainsi que leur postérité dans l’imaginaire et dans les sciences sociales le montrent : le peuple est associé aux passions et la pérennité de la civilisation requerrait la relégation de celles-ci et, partant, le bannissement du peuple en dehors de la cité. En définitive, la dialectique du retour et du reflux du peuple révèle l’essence intrinsèquement politique de la distinction raison/passions. Contre cette séparation arbitraire, nous pouvons avancer avec Frédéric Lordon que les affects sont le véhicule des idées, qu’ils leur fournissent leur élan et leur capacité à impacter. Prononcer l’unité de la raison et des émotions, c’est amorcer le mouvement qui conduira au réenchantement du politique.

Si la Révolution a déchiré l’Histoire de France et bouleversé celle du monde, c’est précisément parce que les émotions formaient ce magma instable capable d’empuissantiser les idées. Comment douter, dès lors, que leur réhabilitation puisse entraîner le retour des passions et le réveil de l’Histoire ?


Bibliographie :

Benjamin Constant, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, Mille et une nuits, Paris, 2010

Thomas Dixon, From passions to emotions; the creation of a secular psychological category, Cambridge University Press, 2003

Victor Hugo, Quatrevingt-treize, Gallimard, 1979

Jean Jaurès, Histoire socialiste de la révolution française, Tome sixième, Editions sociales, Paris, 1972

Jean Jaurès, Pages choisies, Editions Rieder, Paris, 1928

Jacques Julliard, Les gauches françaises, 1762-2012 : Histoire, politique et imaginaire, Flammarion, 2012

Ernesto Laclau, La Raison populiste, Seuil, Paris, 2008

Hervé Leuwers, Robespierre, Fayard, Paris, 2015

Frédéric Lordon, Les affects de la politique, Paris, Seuil, 2016

Guillaume Mazeau, Émotions politiques : La Révolution française, in Histoire des émotions

Histoire des émotions Vol. II – De l’Antiquité aux Lumières, dir. Alain Corbin, Jean-Jacques

Courtine et Georges Vigarello Seuil, 2016

Timothy Tackett, Anatomie de la Terreur : Le processus révolutionnaire, 1787-1793, Éditions du Seuil, 2018

Timothy Tackett, Becoming a Revolutionary: The Deputies of the French National Assembly and the Emergence of a Revolutionary Culture (1789-1790), Pennsylvania State University Press, 2006

Sitographie :

Jean-Numa Ducange, « Chapitre 5 – 1945-1980 La Révolution en guerre froide », dans : , La Révolution française et l’histoire du monde. Deux siècles de débats historiques et politiques 1815-1991. Paris, Armand Colin, « U », 2014, p. 170-215. URL : https://www.cairn.info/La-revolution-francaise-et-l-histoire-du-monde–9782200257699.htm-page-170.htm

Paula Cossart, « William M. Reddy, The Navigation of Feeling. A Framework for the History of Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, 380 p. », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2005/1 (no 52-1), p. 237-237. DOI : 10.3917/rhmc.521.0237. URL : https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2005-1.htm-page-237.htm

Jan Plamper, The History of Emotions: An Interview with William Reddy, Barbara Rosenwein, and Peter Stearns, ”History and Theory”, 49 (May 2010), pp. 237-265 URL : http://www.rmoa.unina.it/1477/1/RM-Plamper-Interview.pdf

Bénédicte Sère, « ‪Histoire des émotions : l’heure des synthèses‪. Notes critiques », Revue de l’histoire des religions, 2017/1 (Tome 234), p. 119-132. URL : https://www.cairn.info/revue-de-l-histoire-des-religions-2017-1.htm-page-119.htm

J’adresse enfin mes remerciements à Thomas Branthôme et Hugo Rousselle pour les conversations passionnantes que j’ai eues avec eux, lesquelles ont apporté une aide décisive à la rédaction de ce papier.

Photo de couverture : Insurrection du 20 mai 1795. Tableau d’Alexandre-Evariste Fragonard.

L’enjeu des débats sur la souveraineté pendant la Révolution française, 1789-1795 – Intervention de Florence Gauthier

Le cercle LVSL de Paris organisait le 30 novembre dernier une conférence autour de la thématique de la souveraineté populaire telle qu’elle a été théorisée et mise en pratique sous la Révolution française. Florence Gauthier, historienne des révolutions de France et de Saint-Domingue Haïti, professeur à l’Université Paris 7-Diderot, a centré son intervention sur l’enjeu des débats sur la souveraineté pendant l’époque révolutionnaire, de 1789 à 1795. Nous retranscrivons ici l’intégralité de son intervention.


Comme nous nous en apercevons tous les jours, notre système électoral actuel nous empêche de contrôler nos élus, qu’ils soient députés, Président de la République ou autre. Notre Constitution actuelle précise bien que :

Titre I, Art. 3 : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. ». Et dans Titre IV, Art. 27 : « Tout mandat impératif est nul. Le droit de vote des membres du parlement est personnel ».

Il y a une contradiction ici entre la notion de souveraineté du peuple et celle de la représentation puisque le député dans l’Assemblée nationale est sans mandat et que son vote lui est personnel. La signification de ces articles n’apparaît sans doute pas encore clairement, mais je vais l’analyser en comparaison avec l’histoire de la Révolution française. Je commence par ce rappel :

Qu’est-ce que le pouvoir politique ? C’est le pouvoir de prendre une décision politique qui concerne l’ensemble de la société, selon le principe anonyme, qui vient du fond des âges et que l’on cite à toutes les époques : « Ce qui concerne tout le monde doit être consenti par tous ».

Qui prend la décision ? Telle est la question centrale de l’exercice du pouvoir politique. Il y a trois réponses et si cela vous intéresse d’approfondir, lisez la source première qu’est Aristote, La Politique. Trois formes de prise de décision sont bien connues : soit une monarchie ou un chef sous tout autre dénomination, qui exerce le pouvoir de décision au niveau du législatif et de l’exécutif ; soit une aristocratie sous des dénominations variées ; soit encore le peuple ou démocratie. Il existe bien sûr une variété infinie de gouvernements mixtes entre ces trois formes.

J’en viens à l’histoire de la Révolution française et à la convocation des États généraux en 1789.

Qu’est-ce que les États généraux ?

Un rappel sur les institutions du Moyen Âge est indispensable pour comprendre de quoi il s’agit. Il faut se remettre dans l’ambiance de la chute de l’Empire romain d’Occident au Ve siècle de notre ère, produite par un soulèvement des victimes de Rome dans cet espace Ouest-européen, rassemblant les esclaves des Romains, les peuples conquis mais non esclavagisés qui subissaient la présence romaine et les envahisseurs barbares qui, venus du fond de l’Asie, se déplaçaient vers ce finistère qu’est l’Europe, à la recherche de territoires où s’établir.

Les Romains ont tenté longtemps de repousser les Barbares, en construisant des murs de soldats, le limes, mais ont finalement été battus militairement au Ve siècle. Ce fut la fin de la civilisation romaine conquérante et esclavagiste. Les populations ont alors mêlé les corps et les savoirs, les conceptions des relations humaines et les institutions politiques. Elles ont produit de nouvelles langues et se sont consacrées d’abord à l’agriculture. La communauté villageoise est devenue le noyau de ces sociétés médiévales et a développé ses facultés agraires et politiques sans oublier la notion de droit, reprise des Romains et réinterprétée selon sa conception fondée sur le refus de l’esclavage.

Menacées par des bandes de pillards, les communautés villageoises ont dû organiser leur protection militaire et accepter les services de ce qui est devenu une noblesse militaire. Mais, au IXe siècle, cette noblesse a cherché à imposer aux communautés villageoises une forme de servage. C’est alors qu’un immense mouvement de paysans s’est levé et a duré du XIe au XIVe siècle, à travers le domaine Ouest-européen.

Les paysans ont alors négocié avec cette noblesse asservissante un contrat social qui délimitait, sur le territoire du village, les droits du seigneur et les droits des habitants du village. Les paysans ont rédigé ces chartes de communes et fait reconnaître leur propre droit face à celui du seigneur. Parmi les droits des habitants, il faut rappeler que le servage était interdit et que les habitants des deux sexes étaient reconnus comme personnes libres. Les habitants ont mis par écrit leur droits politiques : l’assemblée générale des habitants des deux sexes décide en commun de la vie du village sur tous les plans, politique, économique, social et juridique.

Enfin, au XIVe siècle, le roi proposa d’intégrer ses sujets à la prise de décision politique en créant les États généraux dans le royaume de France (il existe d’autres dénominations comme les Cortès en Espagne ou le Parlement en Angleterre). C’était le grand conseil du roi et tous les corps du royaume envoyaient leurs mandataires, chargés de leur mandat : à savoir, les communautés villageoises, les corps de métiers urbains, les communes urbaines et les deux ordres du clergé et de la noblesse, organisés eux aussi en corps avec leurs mandataires.

Le peuple, réuni dans le Tiers état dans le royaume de France, participait aux décisions politiques du royaume et surtout, avait le droit précieux de consentir le montant des impôts. Droit précieux que nous avons perdu, mais qui vient pourtant d’entrer en mouvement revendicatif récemment. Retenons qu’à partir des États généraux, la souveraineté était partagée entre le roi et ses sujets selon la Constitution du royaume, fondée sur ce contrat social éclairé par la conscience populaire du « sens commun du droit ».

Je dois préciser maintenant le système électoral de tous ces corps : c’est celui du fidei commis en latin, commis de confiance ou mandataire révocable par ses électeurs. Nous ne le connaissons plus, il a disparu en France depuis la répression brutale de la Commune de Paris de 1871 et il est interdit dans la Constitution actuelle comme je viens de le rappeler. Le commis de confiance est une institution que nous connaissons encore sous des formes qui ne sont pas celles du système électoral.

Un médecin que l’on choisit : si on trouve qu’il ne convient plus, on en choisit un autre, tout simplement. Un ministre est choisit par un roi ou par une assemblée habilitée à le faire. Si le ministre ne fait pas ce qu’on lui demande, il est remplacé tout simplement.

Dans le système électoral médiéval, l’assemblée générale des communautés villageoises, à titre d’exemple, choisissait ses mandataires pour se rendre aux États généraux : ce mandataire était chargé d’un mandat et il était entretenu par les mandants ou électeurs. S’il ne remplissait pas son mandat, ses mandants le rappelaient et le remplaçaient, tout simplement. L’institution du mandataire, choisie, contrôlée par ses mandants et révocable si elle trahit son mandat a été celle du système électoral dans toutes les élections depuis le Moyen-âge et a duré des siècles et faisait partie intégrante de la culture politique du peuple, mais aussi du clergé ou de la noblesse. L’institution du mandataire n’est pas une institution démocratique en soi, mais elle le devient lorsque c’est un corps comme les assemblées générales de communes qui le pratiquent.

Or, depuis le XVIIe siècle, le roi n’a plus convoqué les États généraux. Je ne peux expliquer les raisons faute de temps. Et, depuis ce moment, la monarchie a été qualifiée de « despotique et tyrannique » parce que les sujets du roi étaient exclus de la prise de décision politique. En 1789, la crise de la monarchie française était telle que le roi ne pouvait plus gouverner. Louis XVI a choisi de convoquer à nouveau les États généraux. Ce choix d’une solution politique, en associant ses sujets aux décisions à prendre pour le futur, est à mettre à son actif. Et la société s’en est largement réjouie.

Les élections du Tiers état se sont faites au premier niveau des assemblées générales des habitants des deux sexes des communautés villageoises, dans les villes divisées en quartiers ou par corps de métiers et ont choisi leurs mandataires chargés du mandat des cahiers de doléances. Les mandataires de ce premier niveau se sont retrouvés au chef-lieu de bailliage et ont choisi, parmi eux, les mandataires qui iraient à Versailles, mandatés par la refonte des doléances en un cahier de bailliage. Les États généraux, convoqués selon la tradition le 1er mai, se sont réunis à Versailles le 5 mai 1789.

Les États généraux se transforment en Assemblée nationale constituante

A Versailles, un noyau de députés proposa de donner une Constitution à la France et parvint à entraîner une majorité de députés, ouvrant ainsi l’acte 1 de la Révolution : le 20 juin 1789 par le Serment du Jeu de Paume, ces députés se déclaraient, par leur propre volonté, « Assemblée nationale constituante » et juraient de ne point se séparer avant d’avoir réalisé cette Constitution. La réponse du roi fut la répression : il se préparait à réprimer militairement les députés et la ville de Paris, qui suivait avec passion ce qu’il se passait à Versailles.

Pourquoi cette réponse du roi ? Parce que l’Assemblée nationale constituante lui a retiré sa souveraineté. Et pourquoi a-t-elle pu le faire ? Parce qu’elle était une assemblée de mandataires révocables devant leurs électeurs et il s’agissait bien de la souveraineté populaire en acte : les mandataires de tous les habitants du royaume.

L’acte 2 de la Révolution s’est produit en juillet 1789, au moment où le roi préparait la répression. Ce fut le peuple entier qui se souleva, sous forme de jacqueries énormes, dans quasiment tout le pays. Les Jacques armés s’en prirent à la féodalité et commencèrent le brûlement des titres de seigneurie, exprimant clairement leur refus de maintenir plus longtemps la féodalité. De plus, villes et campagnes prirent le pouvoir local et créèrent les Gardes nationales avec des citoyens volontaires. Ce soulèvement appelé par les contemporains « Grande Peur » entraîna l’effondrement de la grande institution de la monarchie. Pourquoi ? Parce que les intendants et les gouverneurs militaires, agents du roi, se cachèrent tant ils avaient peur.

En août 1789, le roi avait perdu sa souveraineté, son épée et son administration. La nouvelle situation du pays, au lendemain de la Grande Peur, va mettre en lumière le débat de fond sur la question centrale de la souveraineté. Le mouvement populaire de juillet a empêché le roi de réprimer : le peuple s’est armé avec les Gardes nationales et c’est lui qui a sauvé l’Assemblée constituante.

L’Assemblée vote deux décisions importantes : le 4 août, elle vote un décret rendant hommage à la jacquerie : « L’Assemblée nationale détruit entièrement le régime féodal ». Mais elle ne l’appliquera pas. Et, le 26 août, elle vote une Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui expose la théorie politique que je résume : les principes éthiques sont contenus dans l’article premier : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », et dans le droit de résistance à l’oppression (Art. 2), elle fonde la société politique sur le principe de la souveraineté populaire et sur la suprématie du pouvoir législatif sur l’exécutif.

Mais, le principe de l’égalité en droits va diviser l’Assemblée en un « côté droit » qui refuse la Déclaration des droits et un « côté gauche » qui s’engage à défendre les principes de la Déclaration des droits.

A partir de là, le « côté droit » de l’Assemblée va passer à l’offensive et voter une Constitution établissant une monarchie constitutionnelle et une aristocratie des riches, qui réserve, comme son nom l’indique, les droits politiques à un certain niveau de richesses. C’est la Constitution de 1791, qui a été mise en application de septembre 1791 au 10 août 1792, qui l’a renversée.

Que faisait le mouvement populaire de 1789 à 1792 ?

Il s’est organisé d’une manière autonome : les paysans d’une part, qui représentent plus de 85 % de la population, vont poursuivre les jacqueries. Pourquoi ? Parce que l’Assemblée nationale ne répond pas à leur programme de suppression de la féodalité et de récupération des biens communaux usurpés par les seigneurs.

Les jacqueries vont reprendre et imposer leur rythme à la Révolution. Depuis juillet 1789, il y eut cinq autres jacqueries, soit deux par an entre 1789 et 1793, qui éclatent à travers le pays, renforcent le mouvement paysan et son pouvoir local et récupèrent, dans les faits, des communaux usurpés avec les droits d’usage et poursuivent le brûlement des titres féodaux. L’Assemblée nationale a décrété la Loi martiale contre toutes les formes du mouvement populaire, mais n’a pas les moyens de l’appliquer. Pourquoi ? Parce que les paysans se protègent en s’armant et que les soldats ne sont pas toujours disposés à réprimer : c’était cela aussi la Révolution. L’Assemblée nationale, avec la Loi martiale, a déclenché une guerre civile ouverte.

En ville, le peuple s’organise en assemblées générales électorales en quartiers de commune, appelés sections de commune. Ce fut l’institution révolutionnaire par excellence: les assemblées générales électorales pour les États généraux se sont maintenues et sont devenues le lieu de réunion des citoyens des deux sexes, pour préparer des manifestations, lire de façon collective les journaux, discuter des lois et reprendre peu à peu les pouvoirs locaux de la commune.

L’Assemblée a bien supprimé dans sa Constitution de 1791 les assemblées générales communales démocratiques, mais le mouvement populaire ne lui obéit pas. Par contre, le mouvement populaire découvre que la Constitution de cette Assemblée nationale viole les principes de la Déclaration des droits et c’est bien cette contradiction qui fut le ressort de la Révolution.

La Révolution du 10 août 1792.

En août 1792, la situation s’est gravement dégradée : le roi a réussi, avec la complicité de l’Assemblée, à déclarer la guerre dans l’espoir que les armées ennemies vont venir le rétablir sur son trône. Cette haute trahison du roi conduit le mouvement populaire à organiser sa propre défense et, le 10 août 1792, les Parisiens et les volontaires de tout le pays, qui viennent des départements pour défendre les frontières du Nord, renversent la Constitution de 1791 et la monarchie. Le roi est emprisonné et la Révolution convoque une nouvelle assemblée constituante, la Convention.

La Convention est élue au suffrage universel par les assemblées générales électorales communales et le système électoral est celui du mandataire révocable. La Convention proclame la République démocratique : comme avec la Déclaration des droits de 1789, le principe de la souveraineté populaire est rétabli, avec le système électoral du mandataire révocable.

Cependant, un nouvel obstacle apparaît, celui du nouveau « côté droit » de la Convention, formé du parti de la Gironde. La Gironde va réussir au début de la Convention girondine à rassembler une majorité de voix sur ses propositions. La Gironde a peur du mouvement populaire et d’une république démocratique et continue de s’opposer au programme paysan, qui propose une réforme agraire supprimant la féodalité et protégeant les biens communaux et leurs droits.

Le programme paysan est complété par le mouvement populaire urbain qui est victime de la politique de liberté illimitée du commerce des subsistances : il s’agit de détruire les protections des marchés publics et d’imposer des pratiques spéculatives qui cherchent à privatiser le marché afin d’imposer les prix. Nous connaissons bien ces pratiques aujourd’hui. A l’époque, l’offensive capitaliste visait le marché des subsistances : il faut bien comprendre que la hausse des prix provoque des famines et se révèlent mortelles pour les salariés aux revenus fixes.

Le mouvement populaire avait élaboré le programme du Maximum pour répondre à cette offensive mortifère : il défendait « le droit à l’existence et aux moyens de la conserver comme premier des droits de l’homme » et avait même, en la personne de Robespierre, exprimé cela par un concept remarquable : celui « d’économie politique populaire » pour se libérer de « l’économie politique despotique ». Le mouvement populaire s’exprimait avec le courant appelé la Montagne. Mais la Gironde lui répondit à nouveau par la Loi martiale. La Convention était une assemblée constituante et la Gironde prépara la discussion sur la Constitution, mais l’interrompit en février 1793, craignant la poussée démocratique. Elle réussit ainsi à gouverner sans constitution jusqu’à sa chute.

De plus, la Gironde déclara une guerre de conquête avec l’objectif d’occuper la rive gauche du Rhin : la guerre était un moyen de prendre le pouvoir et de créer une diversion. Mais, les peuples occupés n’aimèrent pas la conquête girondine et se défendirent si bien que la politique girondine échoua : l’adversaire menaçait maintenant les frontières de la République. C’est alors que la majorité de la Convention changea et exprima son refus de la politique girondine.

La Révolution des 31 mai-2 juin 1793

Comme pour le 10 août, le peuple organisa sa propre défense et ce furent les assemblées générales des sections de Paris, appuyées par les volontaires partant aux frontières, qui organisent une nouvelle insurrection le 31 mai 1793.

Que demandaient-ils ?

Non la dissolution de la Convention, mais le rappel des députés de la Gironde qu’ils jugeaient infidèles depuis plusieurs mois. Le 31 mai, les sections parisiennes vinrent à la Convention réclamer les 32 députés et ministres qui avaient perdu leur confiance. La discussion dura jusqu’au 2 juin et les mandataires infidèles furent destitués.

Voilà un exemple remarquable de l’application de l’institution du mandataire révocable par le peuple souverain. Ces 31 mai-2 juin furent pacifiques, il n’y eut ni mort ni blessé. Et les 32 rappelés furent assignés à résidence, chez eux. La Montagne, qui n’était pas majoritaire en voix à la Convention, fit des propositions qui emportèrent la majorité des députés. Le premier débat de la Convention montagnarde fut celui sur la Constitution qui fut votée le 26 juin suivant, avec une Déclaration des droits naturels, proche de celle de 1789 et une Constitution fondée sur le principe de la souveraineté populaire et de la démocratie communale.

Le 17 juillet, la Convention votait enfin la grande Loi agraire qu’attendaient les paysans : suppression des rentes féodales, partage des terres entre seigneurs et paysans, reconnaissance de la propriété des biens communaux aux communes, partage égal des héritages entre les enfants des deux sexes, y compris les enfants naturels et ouvrait une série de mesures pour distribuer des lopins de terre aux paysans sans terre.

La politique du maximum concernant le marché des subsistances fut enfin appliquée et la politique montagnarde prit en mains la défense des frontières. Pour mener à bien cette politique, la Convention montagnarde renforça la souveraineté populaire au niveau de l’application des lois.

Ce sera mon dernier point. 

L’exécutif était, depuis 1789, décentralisé : il n’y avait plus d’appareil d’État. L’application des lois se faisait au niveau local des communes, des districts, des départements par des administrateurs élus par les assemblées générales communales. En décembre 1793, la Convention montagnarde organise le Gouvernement révolutionnaire. Pour empêcher la non application des lois, tactique des contre-révolutionnaires élus dans les instances démocratiques, la loi du Gouvernement révolutionnaire décida que l’application des lois se ferait au niveau de la Commune, sous le contrôle des assemblées générales sur leurs administrateurs élus. Ce fut ainsi que la législation que je viens de rappeler a pu s’appliquer avec une grande rapidité et répondre au mouvement populaire et surtout mettre fin à la guerre civile.

La décentralisation communale sous le contrôle des assemblées générales communales dissuadait efficacement les actes contre-révolutionnaires. Pour conclure sur la souveraineté populaire : il n’y a pas eu de dictature avec la Convention montagnarde, mais au contraire un approfondissement de la démocratie communale, expression de la souveraineté du peuple, qui contrôlait les pouvoirs publics, le législatif par le système électoral du mandataire révocable et l’exécutif par la décentralisation et l’application des lois au niveau de la commune.

Le 9 thermidor-17 juillet 1794, les opposants à cette République démocratique et sociale faisaient tomber la Montagne sur un simple vote et détruisirent cette souveraineté populaire, clé de cette expérience.

Les conséquences du 9 thermidor sur la souveraineté populaire

Je précise que ce qui a été maintenu de cette période démocratique a été la réforme agraire : les divers régimes qui ont suivi thermidor, le Directoire, le Consulat, l’Empire, la restauration des Bourbons etc. n’ont jamais osé défaire la réforme agraire, qui s’est maintenue en France.

Il faut souligner que ce fut une des rares réformes agraires en faveur des paysans qui ait pu se maintenir, ce n’a pas été le cas ni en URSS ni en Chine au XXe siècle. Louis XVIII répondait à ses Ultraroyalistes, qui lui demandaient de rétablir la féodalité en France : « Messieurs, voulez-vous rallumer la guerre civile en France ? ». Alors, les Ultraroyalistes se sont calmés.

Par ailleurs, il est important de savoir que la Déclaration des droits naturels de l’homme et du citoyen a été expulsée, depuis thermidor, du droit constitutionnel français. Vérifiez dans les Constitutions de la France qui ont suivi, c’est une recherche intéressante à vérifier. Et ce n’est que plus de 150 ans après, en 1946, à la suite d’une guerre terrible contre fascisme et nazisme que la Déclaration des droits de 1789 a été réintroduite dans le droit constitutionnel français. Puis, l’ONU a voté sa « Déclaration universelle des droits de l’homme » en 1948.

Enfin, les droits politiques des femmes qui existaient depuis le Moyen Âge, ont eux aussi été supprimés à l’occasion des diverses Constitutions avec leurs diverses formes d’aristocratie des riches depuis Thermidor.

Après la répression sauvage de la Commune de Paris de 1871, la Troisième République a annoncé le rétablissement du suffrage universel, mais c’est inexact : les femmes en étaient exclues et la misogynie, soit une forme de division du peuple, fut légalisée depuis.

Et ce n’est qu’avec la Déclaration des droits, en 1946, que les droits politiques des femmes ont été rétablis en France, les deux ensemble : il est certain que la Résistance a été un grand moment de retrouvailles avec « le sens commun du droit ».

Mais de nouveau, ce dernier est attaqué avec virulence.

Crédits : © Vincent Plagniol pour LVSL

Bibliographie sélective

Sur les théories politiques et le droit naturel :

Jacques Godechot éd., Les Constitutions de la France depuis 1789, Paris, Garnier-Flammarion.

John Locke, Deux traités de gouvenement, (1690), trad. Paris, Vrin, 1997.

Ernst Bloch, Droit naturel et dignité humaine, (1961) trad. Paris, Payot, 1976.

Florence Gauthier, Triomphe et mort de la Révolution des droits de l’homme, (1992) Paris, Syllepse, 2014.

Voir le n° 64, « Le droit naturel », revue Corpus, Paris, 2013.

Sur la question agraire :

Marc Bloch, Les caractères originaux de l’histoire rurale française, Paris/Oslo, Colin, 1931 ;

Rois et serfs. Un chapitre d’histoire capétienne, (1920) La Boutique de l’Histoire, 1996.

Rodney Hilton, Bondmen made free, trad. de l’anglais sous le titre approximatif Les mouvements paysans au Moyen-âge, Paris, Flammarion, 1979.

Peter Linebaugh, The Magna Carta Manifesto. Liberties and Commons for all, Univ. of California Press, 2008.

Henry Doniol, La Révolution français et la féodalité, (1876) Genève, Megariotis, 1978.

Anatoli Ado, Paysans en révolution, 1789-1794, Paris, Société des Etudes Robespierristes, 1996.

Florence Gauthier, « Une révolution paysanne. Les caractères originaux de l’histoire rurale de la Révolution française », voir site internet : http://revolution-francaise.net/2011/09/11/448-une-revolution-paysanne

Sur le système électoral :

Florence Gauthier, « Révolution française : souveraineté populaire et commis de confiance », sur le site www.lecanardrépublicain.net/spip.php?article751

Comment la chute de Robespierre a inauguré le règne des technocrates

Le 9 Thermidor, par Max Adamo. Alte Nationalgalerie,

« Maximilien Robespierre, la veille encore l’homme le plus puissant de France, est étendu, couvert de sang et la mâchoire fracassée. Le grand fauve est capturé. La Terreur prend fin. Avec elle s’éteint l’esprit enflammé de la Révolution ; l’ère héroïque est terminée. C’est l’heure des héritiers, des chevaliers d’industrie et des profiteurs, des faiseurs de butin et des âmes à double visage, des généraux et des financiers ». C’est par ces mots que Stefan Zweig évoque le 9 Thermidor an II (27 juillet 1794), qui a vu l’arrestation de Robespierre et de ses alliés. C’est une certaine conception de la République qui meurt : le jacobinisme, qui a marqué ses contemporains par son caractère violemment plébéien, « populiste », dirait-on aujourd’hui, et donc résolument conflictuel. Il laisse la place au règne du consensus, du compromis, de la « modération ». On proclame la fin des conflits et des idéologies (des « opinions », disait-on alors). On souhaite achever cette ère d’agitation et de guerre civile qui s’est ouverte en 1789. Pour cela, on décide de transférer le pouvoir à une classe restreinte, qui se distingue par sa maîtrise de l’art politique et de la science économique, suffisamment sage, dit-on, pour gouverner dans l’intérêt de tous.


Les Thermidoriens[1] [les partisans du coup d’Etat du 9 Thermidor] sont, pour la plupart, traumatisés par la Terreur. Pour s’en convaincre, il suffit de se pencher sur un rapport publié par l’Assemblée nationale en 1795, consacré aux « crimes » commis par Robespierre et les Jacobins : « ordre fut donné, et exécuté en partie, d’exterminer les riches, les hommes éclairés (…) afin de réaliser le nivellement, la sans-culottisation générale, par l’extinction de la richesse et la ruine du commerce ».

Robespierre guillotine le bourreau après avoir fait guillotiner toute la France. Détail d’une caricature anonyme datant de l’époque thermidorienne.

Trois caractéristiques de la Terreur, en particulier, épouvantent les Thermidoriens : sa violence, surtout lorsqu’elle touche les plus hautes sphères de la société ; son caractère ultra-démocratique et démagogique, le petit peuple ayant acquis, selon eux, un pouvoir tyrannique durant cette période ; son irrationalisme économique enfin – les Jacobins, guidés par leur haine du riche, ayant mis à mal les principes les plus élémentaires de l’économie et précipité la France vers la « ruine du commerce ».

L’objectif des Thermidoriens est donc clair : tirer un trait sur la phase jacobine de la République française pour mettre fin à cette ère de Terreur et de pillage.

De la République des « malheureux » à la République des « meilleurs »

Avant le 9 Thermidor, « République » et « démocratie » revêtaient un sens très proche : les Jacobins ne concevaient pas que l’on pût séparer la quête du bien commun de la conquête du pouvoir populaire. Celui-ci ne se limite pas aux élections. Il passe surtout par le contrôle des élus et du gouvernement par les citoyens, une fois les élections achevées, et par l’exercice direct du pouvoir politique par le peuple lui-même ; « démocratie directe » est, aux yeux des Jacobins, un pléonasme.

Cet idéal démocratique se matérialise pendant la Révolution sous la forme de « sections » de sans-culottes, organisées dans les communes, qui se multiplient en France à partir de 1792.

Les sans-culottes, figures de proue de la démocratie directe sous la Révolution. Détail de l’oeuvre de Jean-Baptiste Lesueur, Les sans-culottes en armes.

Ces sections populaires élisent et révoquent leurs représentants en assemblées. Elles appliquent directement leurs décisions, parfois avec le renfort de bataillons de sans-culottes armés (organisés eux aussi selon des principes démocratiques). Elles disposent d’un pouvoir parallèle à celui de l’Assemblée nationale, sur laquelle elles exercent une pression constante – allant jusqu’à l’envahir lorsqu’elles estiment qu’elle viole la volonté populaire. La Constitution de juin 1793, votée sous l’influence des Jacobins, reconnaît la légitimité de ces communes populaires et du droit à l’insurrection, considéré comme un moyen pour le peuple d’exercer un contrôle sur ses élus. Le « jacobinisme », contrairement à une idée reçue, ne consiste donc pas en la mise en place d’un Etat centralisé et vertical. C’est une tentative d’articulation de deux échelles de souveraineté – la commune et la nation – et de deux principes politiques : l’autorité de l’Etat et son contrôle par la population.

Le 31 mai, de Jean-Joseph-François Tassaert. Le 31 mai et le 2 juin 1793, 80,000 sans-culottes envahissent l’Assemblée nationale, accusée d’usurper la souveraineté populaire.

Suite au 9 Thermidor, cette souveraineté communale est progressivement réduite à néant. L’autonomie de son pouvoir de décision et de sa force armée est brisée par l’Assemblée nationale, qui s’en arroge peu à peu le contrôle. L’objectif affiché des Thermidoriens est d’en finir avec ces embryons de démocratie qui ont germé sous la Révolution. Boissy d’Anglas, chef de file des « modérés », reproche à la Constitution de 1793 de « remettre le sceptre aux mains des sociétés populaires » et de « faire de la France un peuple constamment délibérant ». Là où Robespierre estime que « la nation ne déploie véritablement ses forces que dans les moments d’insurrection », Boissy d’Anglas considère comme « anarchique » toute initiative populaire qui n’aurait pas été légalisée au préalable par les pouvoirs institués.

Ce qui distingue fondamentalement les Jacobins des Thermidoriens, c’est en dernière instance leur rapport à la conflictualité. Les premiers estiment que la République se construit par la lutte qu’elle mène contre les ennemis du bien commun : les monarques coalisés contre la France, les nobles émigrés et, ajoutent certains, une nouvelle aristocratie, « celle des riches ». Cette lutte manichéenne, fût-elle violente, s’avère bénéfique car elle accroît la vitalité démocratique d’une nation et renforce sa conscience patriotique – « ce n’est guère que par le glaive que la liberté d’un peuple est fondée », va jusqu’à écrire Saint-Just.

C’est ainsi que l’on se venge des traîtres. Décapitation de Jacques de Flesselles et de Jacques de Launay par des Parisiens, image d’Epinal de la conflictualité qui traverse les premières années de la Révolution. Détail d’une gravure anonyme.

L’analyse des Thermidoriens est toute autre. Ils proclament que le paysan et le noble, le plébéien et l’artistocrate, le pauvre et le riche, ne sont opposés que sur un malentendu. La tâche de la République est de mettre fin à leurs antagonismes stériles et d’assurer leur bonheur conjoint, grâce à un cadre économique – le libre commerce, qui accroît la richesse globale – et politique – le « gouvernement des meilleurs », ni monarchique ni démocratique – qui garantira prospérité et stabilité. Les Thermidoriens considèrent qu’ils se situent en-dehors des clivages partisans qui fracturent la France, puisqu’ils ont trouvé la panacée qui permettra de satisfaire toutes les fractions de la société.

Boissy d’Anglas, chef de file des “modérés”.

Le journaliste Pierre-François Réal exprime ce vœu : « que tout ce qui est opinion, depuis le royalisme jusqu’à l’exagération des Jacobins, soit oublié à jamais ». Le député Louvet, proche de Boissy d’Anglas, va dans le même sens lorsqu’il déclare que « chacun des partis qui a jusque-là divisé la France » pourra reconnaître dans la République thermidorienne « tout ce qu’il a réclamé de plus sage ». Le nouvel ordre des choses allait donc satisfaire et convertir tout un chacun : aristocrates et sans-culottes, ex-monarchistes et ex-jacobins. L’alternative est donc simple : d’un côté, la persistance des idéologies, des « opinions » – jacobinisme ou monarchisme –, qui défendent égoïstement des intérêts particuliers ; de l’autre, le camp de la modération et de la raison, qui détient entre ses mains une solution miraculeuse aux problèmes politiques et sociaux. Celle-ci réside dans le libre développement du commerce, qui permet l’enrichissement de chacun et donc le bonheur de tous.

Pour cette raison, les Thermidoriens estiment que seule une élite peut détenir le pouvoir. Comprendre les mécanismes de l’économie, savoir comment gouverner sagement, n’est l’apanage que d’un petit nombre, que Boissy d’Anglas nomme « les meilleurs ». C’est donc la République « des meilleurs », et non celle du peuple, qui doit diriger la France. Souverain, le peuple serait capable d’élire une assemblée de robespierristes, ou de monarchistes. « Si le peuple élisait son président comme aux Etats-Unis, il ramènerait bientôt un Bourbon au pouvoir », estime Louvet. Conclusion logique de ce raisonnement : le suffrage universel est supprimé dans la Constitution de 1795, et remplacé par un suffrage censitaire ; le droit de vote est conditionné à la possession d’une propriété. On ne trouve des hommes aptes à gouverner, estime Boissy d’Anglas, que parmi « ceux qui possèdent une propriété ».

La Constitution de 1795, miroir inversé de celle de juin 1793.

La Constitution de 1795, inaugure donc un renversement considérable dans la manière dont se définit la République. Institution censée garantir le contrôle permanent des représentants par les représentés pour les Jacobins, elle devient, après Thermidor, un cadre élitaire qui a pour fonction de mettre les représentants hors d’atteinte des représentés, et de gouverner à l’abri des tumultes sociaux qui secouent la France.

La République cesse d’être la propriété de ceux que Saint-Just nomme »les malheureux » (« les malheureux sont les puissances de la terre ; ils ont le droit de parler en maître aux gouvernements qui les négligent ») pour devenir celle des « meilleurs ». Elle perd sa dimension plébéienne pour revêtir un caractère résolument aristocratique, qu’assume parfaitement Madame de Staël, proche des Thermidoriens : « aristocratie ne veut-il pas dire le gouvernement des meilleurs ? Qu’est-ce qu’un gouvernement représentatif, si ce n’est le gouvernement du petit nombre et le pouvoir remis entre les mains des plus éclairés, des plus vertueux, des plus braves ? ».

De « l’économie politique populaire » au triomphe du libre commerce

Les Thermidoriens encouragent une dépolitisation des débats, qui touche en particulier les questions économiques – parfois réduites à des enjeux purement techniques. Puisque le libre commerce permet l’accroissement de la richesse globale, qui profite à tous, comment peut-on raisonnablement s’y opposer ? L’air du temps, marqué par l’influence des économistes « physiocrates », est propice à de tels raisonnements ; il convient de s’arrêter quelques instants sur ce courant « physiocratique »[2].  Résolument libéral, il a joué un rôle important dans la dépolitisation et l’autonomisation de l’économie, comme sphère séparée des autres disciplines au cours du XVIIIème siècle. Ce courant de pensée exerce une influence diffuse, quoique souvent indirecte, sur les députés de l’Assemblée nationale. Les physiocrates placent d’immenses espérances dans la science économique naissante. Celle-ci détient, selon eux, la clef de l’abondance et de la prospérité pour les sociétés. Au point qu’ils estiment que les prescriptions de l’économie doivent s’imposer aux gouvernements eux-mêmes. Le pouvoir politique doit donc reconnaître que sa souveraineté est limitée par les lois naturelles que découvre la science économique. L’économie ne donne-t-elle pas les clef d’un « ordre naturel pour le gouvernement des hommes«, comme l’écrit l’éminent physiocrate Lemercier de la Rivière dans L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques ? Ce statut méta-politique et méta-social accordé à l’économie, cette confiance, presque religieuse, dans les vertus de la science économique, ont été moqués dès les premiers écrits des physiocrates, que l’on a affublés du surnom d’économystificateurs, ou taxé d’économisme. Jean Cartelier, historien spécialiste des physiocrates, y voit quant à lui une “pensée totalitaire avant la lettre”. Les physiocrates dressent ainsi les premiers rudiments d’un discours économiciste, destiné à connaître un long développement au cours des siècles suivants.

On comprend donc les multiples appels à la réconciliation sociale entre riches et pauvres lancés par les Thermidoriens. Les conflits qui opposent « gens de bien » et « gens de rien » sont le fruit d’une mauvaise appréhension de la situation – et de préjugés tenaces qui poussent les pauvres à haïr les riches, dont il convient de ne pas exagérer les vices : « il y a une pudeur qui retiendra les riches, et qui les empêchera toujours de priver le pauvre de la possession qui lui est destinée », estime le Thermidorien Bourdon de l’Oise. Face aux inégalités sociales, la redistribution forcée n’est pas une solution viable : en attendant que le libéralisme économique transforme la France en pays de Cocagne, il faut faire appel au « sentiment de fraternité » des riches, « qui leur font un devoir sacré de partager leurs subsistances avec leurs frères de tous états, de toutes professions », écrit le négociant Robert Lindet (acteur de premier plan dans le coup d’Etat contre Robespierre).

Cette communion fraternelle entre riches et pauvres était moquée deux ans plus tôt par Robespierre : « Sans doute, si tous les hommes étaient justes ou vertueux ; si jamais la cupidité n’était tentée de dévorer la subsistance du peuple ; si tous les riches se regardaient comme les frères du pauvre, on ne pourrait reconnaître d’autre loi que la liberté [économique] la plus illimitée ; mais s’il est vrai que l’avarice peut spéculer sur la misère, et la tyrannie elle-même sur le désespoir du peuple, pourquoi les lois ne réprimeraient-elles pas ces abus ? ». Faisant écho aux sans-culottes, il estime que la République doit reconnaître l’existence d’un antagonisme d’intérêts entre pauvres et riches, afin de protéger les premiers contre les seconds par la mise en place d’une « économie politique populaire ». Comme Rousseau avant lui, Robespierre refuse la réduction de l’économie à des enjeux purement techniques. Auteur d’un Discours sur l’Economie politique, Rousseau est l’un des premiers à accoler l’adjectif « politique » au concept d’ »économie«. Il s’inscrit par là-même en faux avec ce mouvement de naturalisation de l’économie encouragé par les physiocrates et poursuivi par les Thermidoriens.

Jean-Jacques Rousseau, source d’inspiration constante pour les Jacobins. Toute sa théorie politique consiste à faire du peuple l’instituant méta-politique légitime, à la place des lois économiques chez les physiocrates. Détail d’un tableau de Quentin de La Tour.

C’est ce qui explique la dimension fondamentalement antagonistique du jacobinisme : la société étant traversée par des conflits sociaux qui produisent un nombre considérable de « malheureux », la République ne peut être un cadre neutre par rapport à ces affrontements. Elle doit reconnaître le caractère politique des questions économiques, qui sont sujettes à délibération au même titre que toutes les autres. C’est ainsi qu’au cours des années 1793-1794, la République prend une coloration sociale croissante, en même temps que conflictuelle, avec le vote d’une multitude de lois visant à réprimer la spéculation, à bloquer les prix des subsistances, et à redistribuer systématiquement aux citoyens pauvres les biens des nobles émigrés et des suspects jugés coupables par le système de Terreur.

Le 9 Thermidor tue ces projets sociaux dans l’œuf. L’Assemblée nationale s’empresse de mettre fin à ce système d’économie dirigée et de redistribution sociale, qui aurait précipité la France vers la « ruine du commerce ». A cette fin, elle multiplie les réformes libérales. Censées produire l’abondance, celles-ci ont plongé la France dans l’une des crises de subsistance les plus aiguës du siècle durant l’hiver 1794-1795, au cours duquel la mortalité par la faim a doublé par rapport à l’hiver précédent – rendant au passage lettre morte les appels à la conciliation sociale lancés par les Thermidoriens ; dès mai 1795, une foule de sans-culotte envahit le Parlement, décapitant deux députés, et réclamant « du pain et la Constitution de 1793 ».

Insurrection du 20 mai 1795. Tableau d’Alexandre-Evariste Fragonard.

La réponse des Thermidoriens aux tensions sociales croissantes réside dans une surenchère rhétorique destinée à les gommer derrière l’unité factice de la République française. « Je ne reconnais plus de castes dans la République. Je n’y vois que de bons et de mauvais citoyens », déclare Tallien, l’une des figures de proue du 9 Thermidor. Il ajoute, faisant référence à la Terreur : « La Convention ne doit plus souffrir que la République soit plus longtemps divisée en deux classes : celle qui fait peur et celle qui a peur ». Un discours de rationalité économique permet aux Thermidoriens de reléguer les revendications anti-libérales des classes populaires à des délires idéologiques, ruineux pour l’économie, et leur sert de prétexte pour les écarter du pouvoir.

Inaptitude du peuple à gouverner, naturalisation de l’économie libérale, autonomisation de l’économie comme sphère isolée du politique : ces éléments, épars sous la Révolution, ne tardent pas à produire des corpus idéologiques de plus en plus structurés et systématiques dans la pensée libérale des deux siècles suivants.

C’est donc un véritable changement de paradigme politique qui s’amorce avec l’ère thermidorienne, qui fait subir à l’idée de « République » un glissement sémantique considérable. Celui-ci doit beaucoup à l’évolution des rapports de force entre classes sociales qui s’opère avec le 9 Thermidor : cette date marque le retour en force des classes les plus fortunées, qui instituent une République conforme à leurs intérêts. « Je ne connais qu’un moyen de conserver la propriété », écrivait Mme de Staël : « concentrer le pouvoir entre les mains des propriétaires ». C’est donc la réduction de la République au libéralisme qui s’opère. : elle devient un simple cadre représentatif, permettant le libre jeu des intérêts, sans égard pour la souveraineté populaire, dont il se défie, et ignorant des tensions sociales, qu’il nie ; une conception de la République qui se conjugue bientôt à un discours économiciste au nom duquel on limite encore davantage la souveraineté du peuple. C’est cette même définition de la République qui triomphe une nouvelle fois en 1871, lorsque les Républicains « modérés », alliés aux Versaillais, écrasent les Républicains néo-jacobins de la Commune de Paris. C’est elle qui, aujourd’hui encore, est hégémonique.

Notes :

[1] Le terme de “Thermidoriens” englobe tous les partisans du coup d’Etat du 9 Thermidor contre Robespierre. Il désigne donc une multitude d’acteurs d’une grande variété idéologique, allant d’une fraction ultra-révolutionnaire à des partisans de l’Ancien Régime. Il est ici utilisé de manière volontairement simplificatrice pour désigner la faction des “modérés”, groupée autour de Boissy d’Anglas, hostile à la Terreur comme à la restauration du roi, à la démocratie comme à la monarchie ; les rédacteurs de la Constitution de 1795 sont issus de ses rangs.

[2] Ces quelques lignes doivent beaucoup au passionnant article de Florence Gauthier : “à l’origine de la théorie physiocratique du capitalisme”.

La Vendée : un passé qui ne passe pas ? Entretien avec Jean-Clément Martin

Jean-Clément Martin / Capture YouTube

Si la mémoire de la Révolution française constitue encore aujourd’hui un sujet de polémiques, la “Guerre de Vendée” (1793-1796) en est certainement l’épisode le plus sulfureux. Simple guerre civile, opération de défense de la République contre les monarchies coalisées ou génocide qui préfigure les pires heures du XXème siècle ? Nous avons posé la question à Jean-Clément Martin, historien, professeur émérite à l’université Paris 1, chercheur au CNRS, membre de la société des études robespierristes et auteur de nombreux ouvrages sur cet épisode (La Vendée et la France, La Vendée de la mémoire…), qui a accordé cet entretien à LVSL.


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Jean-Clément Martin en dédicace lors du Salon du Livre de Paris de 2013. ©Thesupermat

LVSL – Comment expliquer cette permanence de la mémoire de la guerre de Vendée ? Les conflits politiques autour de la guerre de Vendée ont-ils été nombreux depuis l’instauration de la Troisième République ?

Jean-Clément Martin – La présence de la guerre de Vendée dans la mémoire collective est une particularité française qui garde toute son actualité en 2018, comme en témoigne la publication récente du livre de Patrick Buisson parmi tant d’autres ouvrages qui sont à relier avec l’activité importante de Philippe de Villiers autour du Puy-du-Fou. D’une certaine façon, il s’agit là de la suite de deux cents ans de polémiques et de commémorations, mais alors que le souvenir de la Révolution se fait moins présent qu’il ne l’était dans les siècles précédents, celui de la Vendée continue au contraire de manifester un dynamisme dans la foulée de ce qui a été créé dans les années 1980.
Une raison parfaitement objective peut expliquer cette situation. Le souvenir est lié à un événement tout à fait important, puisqu’il s’agit de la dernière guerre civile importante que le pays ait connu et qui a laissé derrière elle au bas mot 200 000 morts. Cependant, la vraie raison est ailleurs. Se règle en ce moment une réinterprétation de l’histoire de France qui modifie les perspectives si bien que la mémoire collective peine encore à l’intégrer correctement. Il ne doit pas y avoir le moindre malentendu sur ce point, la Vendée a été depuis 1793 jusqu’à aujourd’hui une question essentielle, marquant les différentes époques des deux siècles précédents. La naissance du Comité de salut public lui est due, elle est l’objet d’innombrables discussions au sein des assemblées, elle est au cœur du règlement de comptes qui se met en place après l’exécution de Robespierre, devenant l’exemple par excellence de « la Terreur », elle est par la suite l’objet de l’attention de Louis XVIII et de Charles X et la bête noire des républicains de la IIIe République qui entretiennent une guerre des monuments, des symboles et des publications particulièrement fructueuse. Nous vivons encore largement sur les legs érudits et artistiques que ce moment a suscités et dont nous continuons encore à débattre. Devant la prolifération des traces et la force de leurs rappels, il est pour le moins paradoxal comme l’écrit régulièrement Reynald Sécher de dire qu’il y eut mémoricide de la Vendée. Les chouans bretons, les contre-révolutionnaires basques, les partisans de la « terreur blanche » du Midi, ou même les « enragés » sans-culottes hostiles à Robespierre et aux meneurs de la sans-culotterie auraient largement de quoi se plaindre davantage de leur disparition de l’espace mémoriel national.

Il est possible toutefois de penser que la vraie question est ailleurs. D’une part, ce succès mémoriel est resté d’abord polémique, si bien qu’il a fallu attendre les années 1980 pour que les calculs des pertes humaines soient faits sérieusement, attestant que l’histoire de la Révolution a toujours du mal à intégrer dans le récit qui en est fait la Contre-Révolution. Voilà près de trente ans que je souhaite que le rôle exact de la Contre-Révolution dans sa grande diversité soit pris en compte pour éviter que l’on juge de la Révolution comme si ses seuls adversaires avaient été les émigrés aux frontières et surtout les factions internes au camp révolutionnaire – lui aussi d’une grande diversité. Or, d’autre part, cette incapacité à penser la Révolution de façon complexe s’est aggravée depuis le bicentenaire qui a focalisé l’attention sur les totalitarismes et leurs victimes.

“La Vendée a été considérée comme prémonitoire du Goulag et comparable à des génocides”

La Vendée a été considérée comme prémonitoire du Goulag et comparable à des génocides, avant que, depuis une quinzaine d’années, la « terreur » devenue un nom commun soit amalgamée avec les terrorismes de tout poil, dont, évidemment le terrorisme « islamiste ». Le fait que notre mémoire nationale ait continuellement réalimenté les conflits idéologiques qui avaient été liés à la guerre de Vendée depuis 1793 nous a rendus incapables de faire, ensemble, le deuil de l’événement. Tant que le souvenir de la Révolution mobilisait des groupes et organisait un champ de pensée l’équilibre pouvait encore se faire ; en ce XXIème siècle, le principe même de révolution a été tellement mis en doute qu’il ne reste que son challenger, la Contre-Révolution, illustrée par la Vendée, promue victime exemplaire.

LVSL – Dans quel contexte commence la guerre de Vendée ?

Jean-Clément Martin – Devant cette situation il me semble qu’il convient de revenir encore et encore à un exposé précis des faits avérés, sans a priori. Un point essentiel est de savoir qui a parlé de guerre de Vendée et à quel moment, alors que ce genre d’appellation n’a jamais été en usage pour évoquer les années d’affrontements qui eurent lieu dans la vallée du Rhône ou dans le Midi, pas plus que pour la quinzaine d’années de « chouannerie » bretonne. Or, comme je l’ai montré il y a maintenant trente ans, la « guerre de Vendée » est une expression qui naît à Paris, à la Convention, quand les Montagnards accusent les Girondins de ne pas avoir de politique assez rigoureuse contre les contre-révolutionnaires et contre les insurgés qui se sont levés dans un gros quart du pays à l’occasion de la levée des 300 000 hommes. Il n’est pas utile de retracer l’histoire qui suit, mais il l’est de relever que cette désignation suffit à transformer un épisode modeste, une défaite d’une troupe républicaine le 13 mars 1793 dans le département de la Vendée, en événement capital témoignant que l’équivalent de Coblence existe dans le pays et que cet autre ennemi public numéro 1 est la Vendée. Cette désignation conduit à y envoyer des contingents depuis toutes les provinces et à créer une armée incohérente et divisée autour d’opinions politiques incompatibles, ce qui provoque une succession d’échecs militaires rendus d’autant plus graves que chaque camp rejette sur les autres la responsabilité. Rapidement, cela entraîne une montée continue des violences, déjà à un haut niveau partout dans le pays, et mène à la prise du pouvoir par les groupes sans-culottes au sein du ministère de la Guerre, transformant la guerre de Vendée en machine de guerre contre les Conventionnels !

“Non seulement il n’existe pas d’identité vendéenne avant la guerre de 1793 mais surtout les mesures qui ont été prises n’ont pas créé un groupe précis”

Les batailles qui se déroulent dans l’automne 1793 sont d’une très grande violence et donnent la victoire aux armées dirigées par les sans-culottes, les armées vendéennes doivent quitter la région et aller de Cholet jusqu’à Granville pour essayer de joindre les armées anglaises. Leur échec est suivi d’un retour vers la Loire jalonné de combats très meurtriers et de massacres. La répression qui suit, notamment à Nantes, avec les fameuses noyades, ou à Angers, est effroyable et concerne des milliers de personnes. Pourtant, l’épuisement des troupes sans-culottes et la reprise en main par le Comité de salut public, via le gouvernement révolutionnaire, de la direction politique du pays contribue à changer le cours de la guerre, sauf sur un point, l’envoi sous la conduite du général Turreau de colonnes incendiaires, vite renommées infernales, dans toute la région. Ces colonnes commettent surtout dans les Mauges et le Haut Bocage vendéen des atrocités sur toutes les populations rencontrées, qu’elles soient blanches ou bleues. A partir de mars, la mutation politique repérée dès décembre à la Convention se traduit par la fin de ces opérations de dévastation au bénéfice d’une pratique guerrière plus traditionnelle. Mais ces exactions ont eu pour effet de relancer les bandes armées, autour de Charette et de Stofflet, qui continueront d’être actives et dangereuses jusqu’en 1795.

LVSL – Quelle politique a eu le Comité de salut public vis-à-vis de la Vendée ? Cette politique a-t-elle mené à un génocide comme le pensent certains auteurs comme Patrick Buisson dernièrement ?

Jean-Clément Martin – Non seulement il n’existe pas d’identité vendéenne avant la guerre de 1793 mais surtout les mesures qui ont été prises n’ont pas créé un groupe précis. Des lois ont été faites pour « exterminer les brigands de la Vendée », comme d’autres entendaient tuer d’autres « brigands » d’autres régions – héritage dans le droit de la culture de la violence venue de l’Ancien Régime. Aucune limite territoriale n’a été fixée pour délimiter un espace dans lequel la répression devait s’abattre. Il y eut même l’attribution de sommes conséquentes au profit des « réfugiés de la Vendée », au bas mot plus de 20 000 personnes, pour leur permettre de vivre hors de la guerre, et il y eut aussi la recension des Vendéens patriotes afin que leurs biens soient protégés de toute réquisition. Le cadre de la loi est évidemment fragile dans de pareilles circonstances : non seulement des femmes et des enfants jugés complices des « brigands » ont été mis à mort, mais les populations « civiles », y compris patriotes, ont été livrées dans un certain nombre d’endroits à la violence des soldats pillant, volant, violant et brûlant. Cependant même les tribunaux d’exception ont souvent respecté les termes de la loi et c’est au nom des lois que quelques officiers, responsables d’exaction, ont été poursuivis et exécutés. Le silence de la Convention, du Comité de salut public et de Robespierre sont assurément à juger, mais outre leur ignorance de la réalité régionale ils ont été pris dans des jeux d’alliances qui les ont conduits à l’évidence à laisser les sans-culottes mener ce genre d’opérations pour supprimer la menace vendéenne qui était très réelle et aussi pour les épuiser. Les violences de guerre, incontestablement d’une grande ampleur, ne relèvent pas d’une politique génocidaire, mais s’apparentent à d’autres luttes qui existèrent dans l’histoire du monde entre Etat et paysanneries, celles-ci traitées comme des rebelles par celui-ci. A cet égard, il n’y a pas d’exception vendéenne, des violences identiques ont été commises ailleurs (notamment en Italie dans les années 1797-1815). Dit autrement, il y eut indiscutablement de nombreux crimes de guerre mais ni génocide ni populicide, terme inventé en 1794 dans un contexte de luttes politiques et remis au goût du jour au moment du bicentenaire.

Propos recueillis par Gauthier Boucly.

Image de couverture : capture YouTube.

Le « droit à l’existence et aux moyens de la conserver » comme principe régulateur d’une « économie politique populaire » – Entretien avec Florence Gauthier

La déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen à été âprement débattue et combattue dès 1789. Au coeur des controverses qu’elle a engendrées, on trouve la question des droits économiques et sociaux. L’existence de ceux-ci a été vivement contestée par de nombreux courants de pensée, des physiocrates aux néolibéraux. À l’inverse, pour les héritiers de Robespierre et des sans-culottes, les Droits de l’Homme incluent des droits économiques et sociaux ; ils théorisent le “droit à l’existence” et la mise en place d’une “économie politique populaire” pour le concrétiser. Cette économie, qui implique une limitation du droit de propriété, a pour fonction de garantir à chacun les moyens de subsister. Florence Gauthier est historienne et Maître de conférences en histoire moderne à l’Université Paris VII, elle est l’auteure de nombreux travaux sur la Révolution Françaises et co-anime le site revolution.francaise.net.

LVSL – Vos travaux sur les Révolutions de France et de Saint-Domingue/Haïti mettent en lumière la philosophie du droit naturel dans la Révolution française. Vous y avez consacré plusieurs ouvrages, La Guerre du blé au XVIIIe siècle ; Triomphe et mort de la Révolution des droits de l’homme, 1789-1795-1802 L’Aristocratie de l’épiderme, le combat des Citoyens de couleur, 1789-1791 et un n° spécial « Droit naturel », de la revue Corpus en 2013. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste cette Déclaration des Droits Naturels de l’Homme et du Citoyen ?

Florence Gauthier – Historienne des Révolutions de France et de Saint-Domingue/Haïti, je me suis intéressée aux questions agraires en étudiant la communauté villageoise, son système agraire communautaire, sa gestion des droits d’usage sur les biens communaux, ses modes de résistance aux usurpations seigneuriales et ses pratiques démocratiques, avant et pendant la Révolution française. J’ai rencontré encore l’offensive des économistes physiocrates qui, dans les années précédant la Révolution de 1789 ont cherché à détruire cette propriété communale et à introduire des rapports de type capitalistes dans le marché des denrées de première nécessité, à commencer par celui des subsistances. Je me suis tournée vers les colonies esclavagistes pour comprendre la Révolution de Saint-Domingue/Haïti et les politiques coloniales qui s’affrontaient pendant la Révolution et c’est ainsi que j’ai constaté que les archives des couches populaires de la société, comme celles des catégories supérieures, s’intéressaient toutes à la question des droits de l’homme, soit pour les défendre, soit pour les combattre.

Bonnet rouge de la liberté
Bonnet rouge de la liberté

J’ai alors porté mon attention sur le fait que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen déclarait des « droits naturels et imprescriptibles ». Je suis partie à la recherche de « ces droits naturels » parce que je ne trouvais guère de références explicites à ce sujet. Et pour cause ! En 1789, la Convocation des Etats généraux, réunis pour le 1er mai à Versailles comme le voulait la tradition, se sont transformés en Assemblée nationale constituante le 20 juin suivant, lorsqu’une majorité de députés s’est formée pour imposer au roi une constitution : ce fut l’Acte I de la Révolution, juridique ici, par le remplacement des Etats généraux convoqués par le roi, en une assemblée constituante élue par tous les sujets du Royaume. Puis, lorsque le roi refusa la constitution et tenta la répression contre les députés, le peuple, qui s’était impliqué en rédigeant ses doléances, s’arma pour se protéger lui-même. On était au début du mois de juillet.

Partout dans le pays, à la vitesse du tocsin qui prévenait les villages voisins, les gens s’armaient avec ce qu’ils trouvaient sous la main et les paysans se rendirent au château, exigèrent les titres de propriété seigneuriale et les brûlèrent, réclamant la suppression des rentes féodales. Le pouvoir municipal fut pris par les insurgés qui formèrent spontanément des gardes nationales de citoyens. Résultat : le mouvement dura trois semaines environ, le pays était transformé : la grande institution de la monarchie s’était effondrée car les responsables locaux, les intendants du roi, prirent la fuite et les gouverneurs militaires se firent tout discrets…

“La notion de droit naturel a permis de développer, depuis le Moyen-âge, des théories et des propositions constitutionnalistes, fondées sur le principe de la souveraineté populaire, dans le but de contrôler l’exercice des pouvoirs publics, législatif et exécutif.”

Une des premières mesures révolutionnaires fut le vote par l’Assemblée constituante de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen le 26 août 1789. Ce texte était le Manifeste de la Révolution, votée à l’unanimité par une Assemblée qui venait d’être sauvée par l’insurrection populaire. Que disait-il ? Je vais tenter de préciser ce qu’il y a dans le cœur de ce manifeste. La notion de droit naturel a permis de développer, depuis le Moyen-âge, des théories et des propositions constitutionnalistes, fondées sur le principe de la souveraineté populaire, dans le but de contrôler l’exercice des pouvoirs publics, législatif et exécutif. Le législatif représente l’expression de la conscience sociale et est constitué de l’ensemble des textes de la constitution votés par l’assemblée des députés, sous le contrôle effectif des citoyens.

Et en effet, le système électoral communal depuis le Moyen-âge, permettait ce contrôle effectif et voici comment : le député élu était un commis de confiance, choisi par les électeurs et responsable devant eux. Chargé d’une mission, ce commis de confiance devait en rendre compte à ses électeurs et, en 1789 par exemple, les mandataires étaient entretenus durant leur mission par leurs mandants. Enfin, si ces derniers considéraient que leurs mandataires avaient perdu leur confiance, ils étaient rappelés et tout simplement remplacés.

Mais je reviens au droit naturel.

La notion de « droit naturel » a été retrouvée au XIIe siècle et précisée par Gratien, juriste à l’Université de Bologne qui a repris les termes de droit naturel à l’ancien droit romain, en leur donnant une nouvelle signification afin d’exprimer la spécificité de ce mouvement venu de la société entière, pour la reconnaissance de la liberté et de la dignité humaine[1].

Gratien définit ce droit naturel comme un complexe de droits et de pouvoirs. Résumons :

– Un sentiment d’indignation connu de toute personne qui subit une violence et réclame justice.

– Un droit à la pensée critique et un pouvoir exercé selon la raison humaine.

– Gratien l’a décliné en « droit naturel de liberté qui appartient à tout être humain » : et voilà l’égalité qu’il définit comme la réciprocité de ce droit de liberté et de résistance à l’injustice et à l’oppression. Cette réciprocité, ou égalité, exprime la relation à l’autre et aux autres. On le voit, il s’agit bien d’un droit individuel ou personnel puisqu’il appartient à chaque être humain et réciproque parce qu’il prend en compte la relation à l’autre : l’autre a les mêmes droits que moi, j’ai le devoir de les respecter.

“C’est au Moyen Âge, après la chute de l’Empire romain d’Occident, que ces termes de droit naturel ont été retrouvés et réappropriés pour exprimer le rejet de l’esclavage, puis du servage, et faire de la liberté et de la résistance à l’oppression le fondement du droit des sociétés de l’espace ouest-européen.”

Les idées d’unité du genre humain et les termes de droit naturel viennent de l’antiquité grecque et romaine, héritage d’une société plus ancienne encore, puisque l’esclavage antique a contré le droit naturel de naître libre. Mais cette notion est là, à la fois offerte et niée, dans le droit romain : on la trouve dans la principale source du droit romain que nous conservions, le Code Justinien (VIe s.), dans la partie intitulée Digeste, Livre 1.

Mais ce fut au Moyen-âge, depuis la chute de l’Empire romain d’Occident, que ces termes de droit naturel ont été retrouvés et réappropriés pour exprimer le rejet de l’esclavage, puis du servage, et faire de la liberté et de la résistance à l’oppression le fondement du droit des sociétés de l’espace ouest-européen. Ce fut un tournant dans l’histoire du droit, que de concevoir ce droit naturel justifiant la résistance à l’oppression.

LVSL – Gratien a laissé le Decretum, écrit vers 1140, dans lequel on trouve le droit à l’existence des pauvres, mais ce droit est en rapport avec le droit de propriété, de quoi s’agit-il ?

Florence Gauthier – Retournons au droit romain pour mieux comprendre cette question du droit à l’existence des pauvres, qui est en effet un droit de propriété. On y rencontre l’idée que l’usage des choses qu’offre le monde est commun au genre humain et les sociétés humaines doivent organiser cet usage qui est à la fois commun et privé. Un exemple : un paysan cultive une terre qui est commune à la société, mais les fruits de son travail lui appartiennent ; ou un chasseur chasse dans le bois commun et consomme le produit de sa chasse, etc

Le droit de propriété des biens matériels n’est pas considéré comme un droit naturel, à la différence des droits à la vie, à la liberté, à la résistance à l’oppression. L’exercice du droit de propriété relève d’une décision de la société politique qui réserve tels biens en commun, tels autres biens à des personnes privées. Mais, que les biens soient distribués à des particuliers ou à des collectivités, ils le sont sous condition de restitution en cas de nécessité. Il n’y a donc pas de propriété privée exclusive en ce qui touche à la répartition des biens matériels.

“Une communauté villageoise pouvait accueillir de nouveaux venus et décider, en assemblée générale, de leur reconnaître le droit d’habiter là, d’obtenir le titre d’habitant (comme membre de la communauté) et l’accès aux droits d’usage collectifs, dont celui d’obtenir un terrain pour construire sa maison. “

Gratien discute la question du droit des pauvres. Ecoutons-le :

« Nourrissez les pauvres, si vous ne le faites pas, vous les tuez » écrit-il dans le Decretum[2].

Les pauvres doivent être aidés parce qu’en tant qu’êtres humains, ils ont droit à leur part des biens de ce monde. En temps de détresse, la propriété privée a des devoirs vis-à-vis des autres et les pauvres ont un droit sur le superflu des riches. Un pauvre qui vole un riche ne fait que reprendre sa part du bien commun, écrit encore Gratien. Le droit à l’existence et aux moyens de la conserver est donc bien un devoir de la société selon la conception du droit naturel médiéval.

Prenons l’exemple de l’hospitalité partageuse. Une communauté villageoise pouvait accueillir de nouveaux venus et décider, en assemblée générale, de leur reconnaître le droit d’habiter là et d’obtenir le titre d’habitant (comme membre de la communauté) et l’accès aux droits d’usage collectifs, dont celui d’obtenir un terrain pour construire sa maison. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de périodes de misère au Moyen-âge, il y a eu des épidémies, des guerres dévastatrices, des accidents climatiques, mais la société a organisé des moyens d’accueil et d’entraide, au niveau local pour s’en défendre.

LVSL – On présente ordinairement les droits économiques et sociaux comme des idées récentes ; il semble, au contraire, qu’elles existent depuis bien longtemps. Toutefois, ces droits ont du être contrés de façon virulente et donner lieu à des luttes intenses, comme le laisse penser la puissante offensive actuelle contre les politiques de protection sociale…

Florence Gauthier – La conception d’un droit naturel partageux a été dominante au Moyen-âge. Elle a cependant été contrée par des courants de pensée qui refusaient d’aborder la place du genre humain dans la nature et dans la société, de cette manière partageuse entre chacun de ses membres. Nous connaissons bien ces adversaires du partage, qui ont organisé des systèmes qui réussirent à s’imposer. Prenons celui que nous connaissons le mieux et qui domine depuis le début du XIXe siècle : le capitalisme impérialiste, qui peut prendre encore des formes variées, bien qu’il tende à l’uniformisation. Il est apparu depuis la conquête du Nouveau monde, appelé ensuite Amérique, et s’est développé peu à peu, lorsqu’une poignée d’Européens réussit, par un concours de circonstances favorables, à mettre la main sur un continent énorme, qui est devenu leur champ d’expériences les plus criminelles : violences, massacres, pillages, extermination des peuples « indiens », puis déportation de captifs africains mis en esclavage en Amérique.

Bartolomé de las Casas

De nombreux Espagnols ont réagi avec vigueur, dès 1492, à ces violences et ont fait avancer la théorie du droit naturel, d’une part en dénonçant cet impérialisme nouveau, qualifié de crime contre les droits de l’humanité, et d’autre part en jetant les bases d’une alliance cosmopolitique défendant les droits naturels des peuples et des gens contre les conquêtes. Ce furent Las Casas et Vitoria à l’Université de Salamanque[3], au début du XVIe siècle qui le théorisèrent, ce qui fut repris et développé jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

Mais je n’ai pas le temps de développer cette question importante, ici, et je poursuis sur le droit à l’existence, avec toutefois en toile de fond, ce courant de droit naturel cosmopolitique refusant l’impérialisme.

Les conséquences du capitalisme impérialiste commencèrent à se faire sentir dès le XVIe siècle et de nombreuses révolutions, qui cherchaient à s’en libérer, se succédèrent, au nom du droit naturel dans cet espace ouest-européen. Je rappelle rapidement l’Indépendance hollandaise qui rejeta la domination espagnole au bout d’un siècle de résistance, puis la première Révolution d’Angleterre de 1640, qui vécut l’expérience d’un mouvement populaire faisant campagne pour une Constitution démocratique, éclairée par une Déclaration des droits naturels (birthrights en anglais, droits de naissance). John Locke en fut l’héritier et offrit, avec ses Deux Traités de gouvernement, en 1690, une théorie politique critique, qui nourrit le siècle suivant et inspira un renouveau de la pensée du droit naturel, largement diffusé par les Lumières au siècle suivant.

Portrait de Montesquieu
Portrait de Montesquieu

Voici comment Montesquieu abordait la question du droit à l’existence dans L’Esprit des Lois, en 1757. Il constatait l’expropriation des paysans de son temps et l’accroissement du nombre de misérables, et prenait la défense d’une redistribution de la propriété et des droits sociaux pour assurer le droit à l’existence :

« Quelques aumônes que l’on fait à l’homme nu dans les rues ne remplissent pas les obligations de l’état , qui doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable et un genre de vie qui ne nuise pas à la santé[4] »

Il est clair que Montesquieu connaît la philosophie du droit naturel et pense dans ce cadre : la société politique doit assurer le partage des biens afin que chacun ait accès à sa part des choses du monde et que cette part ne soit pas accaparée par une minorité sans scrupules. Tel est, selon, lui, le rôle d’une société politique et de son gouvernement.

Mably, critique perspicace du capitalisme naissant au XVIIIème siècle.

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Mably fut un critique perspicace de l’économie politique des puissances européennes de son temps. Grand connaisseur des économistes écossais et, en France, des physiocrates et des turgotins, il constatait les résultats dévastateurs des expérimentations de cette économie politique, qui tendait à polariser les sociétés en une mince couche de plus en plus riche et une classe de bas salariés et de chômeurs de plus en plus misérables. Mably expose son rejet de l’esclavage, propre à la pensée du droit naturel, et le compare à la misère des sociétés modernes européennes : « Vous parlerai-je de la mendicité, qui déshonore aujourd’hui l’Europe, comme l’esclavage a autrefois déshonoré les républiques des Grecs et des Romains ? »

La misère lui apparaît comme une forme d’exclusion à l’accès aux droits sociaux et politiques. L’objectif premier est alors d’en proscrire la cause : « La mendicité déshonore et affaiblit un gouvernement. Les aumônes des riches ne réparent pas le mal ; et si vous ne voulez pas que les vices du riche profitent des vices des pauvres, proscrivez la pauvreté » [5]

Comment ? En renonçant aux politiques conquérantes en ouvrant un processus de décolonisation, réclamé à l’époque dans plusieurs colonies européennes et, à l’intérieur, en menant une politique capable de renouer avec les principes d’une société politique qu’il estime élémentaires, c’est-à-dire ceux du droit naturel, en commençant par rétablir un pouvoir législatif réellement représentatif de la société, afin qu’elle puisse délibérer et répondre aux problèmes qui se posent à elle.

Or, la monarchie, sans les avoir supprimés, ne convoquait plus les Etats généraux en France depuis le XVIIe s, raison pour laquelle on la qualifiait, à juste titre, de « despotique ». Mably réclama la convocation de cette vieille institution, afin qu’elle reprenne l’exercice du pouvoir législatif délibérant et ouvre des débats publics. Et, en 1789, la monarchie en crise profonde, en vint à convoquer les Etats généraux, choisissant une solution politique pour répondre aux graves problèmes qui s’imposaient alors.

LVSL – Pendant la Révolution française, le droit naturel à l’existence est donc réapparu, mais comment est-il devenu le critère de la régulation du droit de propriété et d’une forme d’économie politique qualifiée de populaire ?

Florence Gauthier – Un des premiers actes de la Révolution fut de voter la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen le 26 août 1789, une déclaration des droits naturels comme fondements de la société politique ! Voyons de plus près. L’article 1er reprend la formulation médiévale de la liberté contre l’esclavage : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. »[6] Or, on vient de le voir, le capitalisme impérialiste avait imposé l’inverse en imposant, dans son empire, la conquête et l’esclavage, avec leurs formes spécifiques de misère. En 1789, on décidait de repartir dans la bonne direction : une grande espérance renaissait.

Voyons maintenant le droit à l’existence comme régulateur de la répartition du droit de propriété. Je résume très rapidement les grandes phases de la Révolution française. En juillet 1789, le mouvement populaire et en particulier paysan, le plus important alors, est entré sur la scène politique et a rétabli les pratiques démocratiques villageoises y compris dans les villes : et ces pratiques sont devenues celle de la Révolution, avec assemblées générales des citoyens et des citoyennes, selon la tradition populaire médiévale qui n’excluait pas les femmes de la vie politique locale.

Les paysans ont encore proposé aux seigneurs un nouveau contrat social. Il s’agissait cette fois de partager la seigneurie – une part au seigneur, leur part aux paysans – partage accompagné de la suppression des droits juridiques du seigneur, qui lui-même devenait un simple citoyen.

Mais la seigneurie commença par refuser dès 1789 et provoqua la guerre civile, qui rythma la Révolution, jusqu’en été 1793. De 1789 à 1792, la réaction seigneuriale soutint le régime de monarchie constitutionnelle et d’aristocratie des riches –tel était son nom-, qui fut renversée par la Révolution du 10 août 1792. Une République démocratique à suffrage universel fut alors établie, avec une nouvelle assemblée constituante, la Convention, et le mouvement populaire, rural et urbain, réclama le droit à l’existence et aux moyens de la conserver, par ses actes comme par ses pétitions et décisions exprimées dans les assemblées communales.

Mais, de septembre 1792 à juin 1793, la Convention fut dirigée par le parti de la Gironde qui refusait une constitution démocratique et la réforme agraire. Et, pour les éviter toutes deux, la Gironde se lança dans une politique de guerre de conquête des peuples voisins. Elle échoua : les peuples voisins n’aimèrent pas la conquête et, à l’intérieur, elle provoqua une nouvelle révolution, celle des 31 mai-2 juin 1793.

C’est ainsi que la Montagne fut portée au pouvoir et commença par voter une Constitution et à répondre au mouvement populaire en réalisant la réforme agraire et la politique du maximum afin de développer la production d’une part et de l’autre, rééquilibrer prix, salaires et profits, par la législation depuis juin 1793 jusqu’au renversement de la Convention montagnarde, le 9 thermidor an II-27 juillet 1794.

La Constitution de 1793 proclamait l’existence de droits sociaux et la nécessité de les défendre.

Robespierre, en particulier, a théorisé cette politique sociale, réclamée par le mouvement populaire, dans différentes interventions dont son Discours sur les subsistances de 1792 et son Projet de déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de 1793. C’est là que nous allons faire connaissance avec le droit à l’existence comme régulateur de la répartition et de l’exercice du droit de propriété des biens matériels.

Robespierre s’inspire de la riche tradition du droit naturel de Gratien à Mably et critique la politique de hausse des prix des denrées de 1ère nécessité, menée par l’Assemblée depuis 1789. La politique de liberté illimitée du commerce des grains décidée avec l’aristocratie des riches puis prolongée par la Gironde, soit de 1789 à juin 1793, visait à hausser les prix des subsistances, dont le pain. La hausse des prix provoquait des disettes factices, car les pauvres qui n’avaient pas d’argent pour acheter le pain dont ils avaient besoin, voyaient les marchés garnis de grains, mais ne pouvaient y atteindre ! Cette politique faisait de l’achat des subsistances une propriété privée exclusive des marchands de grains. Robespierre propose une autre politique économique, fondée sur le droit à l’existence :

« Quel est le premier objet de la société ? C’est de maintenir les droits imprescriptibles de l’homme. Quel est le premier de ces droits ? Celui d’exister. La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là ; la propriété n’a été instituée ou garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre d’abord qu’on a des propriétés. Il n’est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes » [7]

On retrouve dans ce texte tout ce que je viens de rappeler sur le droit naturel et le droit de propriété distribué aux personnes privées sous condition.

Le premier des droits naturels est ici celui de se nourrir : droit à l’existence et aux moyens de la conserver. Robespierre en fait le critère de régulation des lois. Il commence par le droit de propriété qu’il soumet à cette condition du droit de se nourrir : « Les aliments nécessaires à l’homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la conservation est une propriété commune à la société entière » [8]

Robespierre précise les conditions de l’exercice de ce droit de propriété sur les denrées de première nécessité. L’achat de grains par les marchands et détaillants privés devra se faire sous condition de nourrir la population à un prix accessible en fonction de ses ressources. Pourquoi ? Parce que le droit de propriété privée devra se répartir en fonction des services que celle-ci doit rendre à la société.

Le sacré dans cette société politique, ce sont les droits naturels de l’homme que Robespierre hiérarchise : le droit à l’existence est le premier de ces droits, mais non le seul, parce qu’il est d’absolue nécessité. Il devient alors le régulateur de la répartition et de l’exercice du droit de propriété privée. Robespierre a énoncé le principe éthique sur lequel doit reposer la distribution politique des propriétés privées.

A l’écoute du mouvement populaire qui s’exprime dans la période de façon parfaitement audible et précise, Robespierre a participé activement à la mise en place de celle nouvelle politique économique d’une République démocratique et sociale, dont l’objectif est d’assurer le droit à l’existence et aux moyens de la conserver, ce qu’il appela « l’économie politique populaire », par opposition à « l’économie politique tyrannique » ou « despotique ». Ces concepts sont remarquables et d’une troublante actualité…

Dans son Projet de Déclaration des droits, présenté à la Convention en avril 1793, Robespierre précise les principes de morale qui conditionnent la répartition de la propriété privée, les voici :

« La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion des biens qui lui est garantie par la loi. »

La propriété des biens matériels relève de la décision politique collective, la loi, qui la conçoit comme un service à la société.

« Le droit de propriété est borné comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui. »

La réciprocité du droit caractérise la notion de droit naturel : à chacun sa part des biens communs.

« Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables. »

Les conditions éthiques de l’exercice du droit de propriété interdisent de faire n’importe quoi : ici les devoirs de l’exercice de ce droit consistent dans le respect de la réciprocité de la liberté, de l’existence et de la propriété des autres. La propriété de la personne s’appréhende sous ses deux aspects : sont visés, sur le plan personnel, toute forme d’esclavage ou d’aliénation de la personne et sur le plan matériel, le fait d’affamer les gens ou de mettre leur vie en danger.

Enfin, « Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est illicite et immoral » [9]

La violation de ces conditions est grave puisqu’il s’agit de crimes contre les droits naturels de l’humanité.

“La question est bien de déterminer ce qui est sacré dans la société politique et, une fois encore, c’est ce débat qu’il faut rouvrir de la façon la plus large possible, car les gens y sont sensibles”

On comprend ce que Robespierre entend lorsqu’il insiste sur le double caractère de la propriété privée légale : elle est à la fois privée et commune à la société. Par exemple, stocker des denrées de première nécessité pour faire hausser les prix relève de l’intérêt particulier du propriétaire des denrées et viole le droit aux subsistances des pauvres qui ne peuvent acheter leur nourriture et sont condamnés à la famine, ce qui lèse l’intérêt de la société. C’est alors un devoir du gouvernement de rétablir, par la loi, le double caractère de la propriété privée, à condition qu’elle reste un service à la société, ce qui lui donne ce double objectif de concevoir l’harmonisation entre « l’intérêt privé » et « l’intérêt commun ».

Que le droit de propriété privée résulte d’une décision politique des sociétés humaines, le monde entier le sait, aujourd’hui comme hier, et chaque choix politique imprime son éthique ou morale à la question, cela peut être celle du droit naturel selon Gratien, ou encore celle qui nous domine actuellement et qui redistribue la propriété sous la condition de privilégier les intérêts particuliers des banques et des multinationales, au détriment de l’intérêt général devenu aujourd’hui celui de l’humanité et de la nature.

La question est bien de déterminer ce qui est sacré dans la société politique et, une fois encore, c’est ce débat qu’il faut rouvrir de la façon la plus large possible, car les gens y sont sensibles et le constat de Mably est, à nouveau, d’une inquiétante actualité :

« Vous parlerai-je de la mendicité, qui déshonore aujourd’hui l’Europe, comme l’esclavage a autrefois déshonoré les républiques des Grecs et des Romains ? ».

Notes :

[1] Sur la réapparition du droit naturel au Moyen-âge, voir Bryan Tierney, The Idea of Natural Rights, 1150-1625, Michigan/Cambridge UK, 1997, Part 1 ; compte-rendu par F. Gauthier in revue Médiévales, n° 57, 2009, p161-172.

[2] Tierney, ibid., Chap. 2 pour les citations de Gratien.

[3] Sur Las Casas et Vitoria, voir Marcel Bataillon, Etudes sur Las Casas, Paris, Institut d’Etudes Hispaniques, 1966 et le même avec André Saint-Lu, Las Casas et la défense des Indiens, Paris, Julliard, Coll. Archives, 1971.

[4] Montesquieu, L’Esprit des Lois, (1757) Paris, 1951, Gallimard, La Pléiade, XXIII-29, p. 712. 

[5] Mably, De la législation ou principes des lois, 1776, Paris, Desbrières, 1794, t. 9, chap. 4, p. 216 et chap. 2, p. 51.

[6] Les Constitutions de la France, Jacques Godechot éditeur, Garnier-Flammarion, p. 33. Pour une histoire générale de la Révolution voir Albert Mathiez, La Révolution française, (1927) Paris, Bartillat, 2013. 

[7] Robespierre, Pour le bonheur et pour la liberté. Discours, Paris, 2004, La Fabrique, textes choisis, « Discours sur les subsistances », p. 183.

[8] Ibid., p. 183

[9] Robespierre, ibid., « Projet de déclaration des droits de l’homme et du citoyen », 24 avril 1793, p. 231.

Le véritable crime de Robespierre : avoir défié la toute-puissance des riches

L’écrivain Mme de Staël, fille du richissime banquier Necker et farouchement hostile à la Révolution française à partir de 1792, écrit à propos de Robespierre : « ses traits étaient ignobles, ses veines d’une couleur verdâtre ». Ce portrait correspond à l’image que l’on se fait généralement de Robespierre : celle d’un pâle sanguinaire, d’un guillotineur cadavérique. Mme de Staël ajoute une précision intéressante : « Sur l’inégalité des fortunes et des rangs, Robespierre professait les idées les plus absurdes ». Quelles étaient ces idées ?


Declaration des Droits de l' Homme et du citoyen (la monarchie tient les chaines brisees de la tyrannie , le genie de la nation tient le sceptre du pouvoir). Peinture attribue a Jean Jacques Francois Barbier dit l'Aine ( 1738-1826 ), 1789. Huile sur bois. Dim : 0,71 x 0,56m. Paris, Musee Carnavalet.

En 1789, la France est ravagée par une terrible crise sociale ; la ville de Paris compte 70,000 indigents pour 600,000 habitants. La grande Révolution qui a bouleversé le monde contemporain vient tout juste de commencer ; les députés proclament à cor et à cris le triomphe de la “liberté“, et en premier lieu de la liberté économique. L’Assemblée Nationale abolit les corporations, ce qui permet aux propriétaires de fixer librement les salaires de leurs employés et les prix de leurs marchandises ; le prix du pain monte en flèche… Lorsque les travailleurs pauvres protestent, durement frappés par ces lois, on leur impose le silence à coups de fusil. Les rassemblements de travailleurs sont proscrits ; « interdiction est faite aux ouvriers de se coaliser pour enchérir leur travail » (c’est-à-dire défendre leur salaire), précise la loi Le Chapelier de 1791, composante d’un arsenal législatif visant à réprimer les mobilisations ouvrière et paysannes.

Robespierre, le grain de sable dans l’engrenage

AN
L’Assemblée Nationale française. Dessin anonyme.

L’Assemblée Nationale rencontre l’opposition quasiment systématique d’un député assis à la gauche de l’hémicycle. Il s’agit de Robespierre, que l’on surnomme « l’Incorruptible », entouré de ses compagnons jacobins. À chaque fois qu’il prend la parole, c’est pour rappeler aux députés la contradiction entre les Droits de l’Homme qu’ils prétendent défendre et les lois qu’ils mettent en place. L’Assemblée accorde le droit de vote aux citoyens ; mais seulement à condition qu’ils ne soient pas pauvres. «Sois riche à quelque prix que ce soit ou tu ne seras rien dans la cité ! », résume laconiquement Robespierre. Face aux troubles publics, l’Assemblée crée une Garde Nationale chargée de réprimer les protestations ouvrières et paysannes ; elle n’est ouverte qu’aux citoyens assez riches pour acheter leur équipement. « C’est aux castes fortunées que vous voulez transférer la puissance», commente Robespierre ; il ajoute : « on veut diviser la nation en deux classes, dont l’une ne sera armée que pour contenir l’autre ». Désagréables vérités, difficiles à entendre.

Champ de mars, fusillade
La Garde Nationale ouvrant le feu sur le peuple le 17 juillet 1791. Dessin anonyme.

L’Assemblée Nationale prétend avoir aboli les privilèges et le régime aristocratique ; en réalité, elle a surtout permis aux paysans riches de racheter les terres des nobles, et aux paysans pauvres, privés de droits politiques, de conserver leurs chaînes. Quel est donc ce nouveau régime, qui corrèle le pouvoir d’un homme à sa richesse ? « Le peuple n’a-t-il brisé le joug de l’aristocratie féodale que pour retomber sous le joug de l’aristocratie des riches ? », questionne Robespierre. Il amuse les députés par son intransigeance, puis les irrite. Le journal de Paris rapporte, à propos de la séance du 27 octobre 1789 : « Hier, Robespierre est monté à la tribune. On s’est rapidement aperçu qu’il voulait encore parler en faveur des pauvres, et on lui a coupé la parole».

Paris en 1793 : “sans-culottes” contre “culottes dorées”

sans-culottes
Les classes populaires parisiennes revendiquaient fièrement l’absence de culotte par-dessus leur pantalon, vêtement aristocratique.

La question question sociale occupe bientôt le devant de la scène, et le droit de propriété devient un enjeu crucial. Les députés défendent dans leur écrasante majorité le droit illimité de propriété. Robespierre dénonce ce droit comme étant « le droit de dépouiller et d’assassiner ses semblables » ; il ajoute : ”nul homme n’a le droit d’entasser des monceaux de blé à côté de son semblable qui meurt de faim”. Il prône une nécessaire limitation du droit de propriété ; sans quoi, dit-il, il mène tout droit à une justification de l’esclavage : «demandez à ce marchand de chair humaine ce que c’est que la propriété ; il vous dira, en vous montrant ce long navire où il a encaissé et serré des hommes qui paraissent vivants : « voilà mes propriétés, je les ai achetées tant par tête » ». Il réclame la redistribution des richesses, l’abolition de l’esclavage, ainsi que la limitation du droit de propriété. Il estime que celui-ci n’est légitime que dans la mesure où il sert à concrétiser un autre droit plus fondamental : le droit à l’existence. « La première loi sociale”, écrit-il, “est celle qui permet à tout être humain d’exister ; toutes les autres lois sont subordonnées à celle-là ». Aux yeux de Robespierre la question de la répartition des richesses n’est pas dissociable de la question de la répartition du pouvoir. C’est pourquoi il prône la mise en place d’une démocratie semi-directe qui permettrait au peuple de contrôler et de révoquer ses élus, ou de voter lui-même directement ses lois sans passer systématiquement par ses représentants.

Robespierre Jacobins
Robespierre au Club des Jacobins.

Les mois passent et le soutien grandit autour de Robespierre. Au Club des Jacobins, qui compte de 100,000 à 200,000 membres, on se presse pour l’écouter. Les revendications égalitaires de Robespierre rencontrent un large écho au sein des classes populaires ; à en croire le député girondin Meillant : « Robespierre était devenu l’idole de la populace, comme le deviendra tout homme qui, par ses déclamations contre les riches, fera naître dans l’âme du pauvre l’espoir de s’emparer de leurs dépouilles ».

En parallèle, les tensions sociales explosent; la pauvreté progresse, le prix du pain augmente, et les sans-culottes réclament la mise en place d’un «Maximum», c’est-à-dire une loi qui fixe le prix du pain à un seuil raisonnable ; l’Assemblée Nationale les ignore. Le ministre de l’intérieur girondin Roland se contente d’un commentaire désarmant : « la seule chose que l’Assemblée puisse se permettre sur les subsistances, c’est de prononcer qu’elle ne doit rien faire”.

C'est ainsi que l'on se venge des traîtres
“C’est ainsi que l’on se venge des traîtres”, dessin anonyme datant de 1789, détail.

Dans la rue, les manifestations violentes se multiplient. Les députés girondins, représentants des classes les plus fortunées, commencent à prendre peur. Ils organisent la répression brutale des manifestations, emprisonnent les protestataires et punissent de mort ceux qui défendraient la loi agraire ou “quelque autre loi subversive des propriétés“. « La liberté illimitée du commerce et les baïonnettes pour calmer la faim », résume Robespierre. Il soutient sans réserve ces révoltes. C’est l’une des caractéristiques de son parcours politique : il se trouve constamment du côté des insurrections populaires, ou cherche à les justifier, y compris dans ce qu’elles ont pu avoir de violent ou de cruel – même lorsque par la suite il se brouillera avec la fraction la plus radicale des sans-culottes. Il s’agit, après tout, de la révolte désespérée des « gens de rien » contre les « gens de bien », la vengeance des « sans-culottes » contre les « culottes dorées ».

La révolution sociale des robespierristes

Saint-Just
Saint-Just. Il est surnommé par ses ennemis « l’archange de Robespierre », dont il est l’un des amis les plus proches.

Excédés, les sans-culottes finissent par prendre d’assaut l’Assemblée Nationale et par en expulser 31 députés girondins, le 2 juin 1793. Robespierre a désormais assez d’influence sur l’Assemblée pour la contraindre à voter les lois sociales qu’il réclame depuis des mois. Terrifiée par la perspective d’une insurrection, l’Assemblée accepte de voter le Maximum du prix du pain et des denrées de première nécessité, ainsi qu’un relèvement des salaires ; ceux-ci sont augmentés de moitié par rapport à leur valeur de 1790. L’Assemblée vote également la création d’une armée de sans-culottes chargée de surveiller la distribution du pain et l’application du Maximum, ainsi qu’une série de mesures répressives contre ceux qui spéculeraient sur les prix. Saint-Just, un proche de Robespierre, est à l’origine des “Décrets de Ventôse” (février-mars 1794), qu’il a probablement rédigés avec lui. Ces Décrets prévoient la saisie des biens des nobles émigrés et leur redistribution aux citoyens les plus pauvres, après recensement. En mars 1794, une loi dite de « bienfaisance nationale » est votée : elle met en place un système de soins procurés gratuitement à domicile et une retraite pour les travailleurs pauvres à l’âge de 60 ans.

L’abolition des privilèges devient effective, et sous l’impulsion de Saint-Just les terres sont progressivement divisées et redistribuées aux paysans. Le 4 février 1794, l’abolition de l’esclavage est votée ; la Convention déclare hors-la-loi les colons membres d’organisations esclavagistes, et met en place une politique d’emprisonnement systématique à leur égard.

“Le riche était suspect, le peuple constamment délibérant”

Robespierre a pour projet de remplacer “l’économie politique tyrannique” des Girondins par une “économie politique populaire“. En quoi cette dernière consiste-t-elle exactement ? C’est un sujet de controverses sans fin, tant Robespierre n’avait qu’une connaissance limitée en la matière. S’il soutient spontanément, de manière presque affective, les revendications qui lui semblent émaner du “peuple”, il n’a en tête aucun projet économique et social précis.

Hébert, chef de file des “exagérés”.

Comme ses contemporains, il est le produit d’un siècle où l’on disserte à n’en plus finir de “droit naturel” et de Constitutions, mais où l’étude des mécanismes économiques et des réalités sociales semble secondaire : la réforme des institutions politiques et la défense de la souveraineté nationale doivent primer toute autre considération. Au point que Robespierre ne sourcille pas lorsqu’il s’agit d’éliminer la faction des “exagérés”, l’aile la plus radicale des sans-culottes, en envoyant ses représentants à l’échafaud ; il estime qu’ils favorisent in fine les monarchies coalisées contre la France par la radicalité de leurs revendications sociales, qui fait basculer une part croissante de la population française dans le camp anti-républicain. Peu importe que les “exagérés” constituent la force vive du mouvement populaire, et que leur élimination favorise considérablement “l’aristocratie des riches” que Robespierre voue aux gémonies. Priorité absolue à l’édification d’une République démocratique et souveraine – condition sine qua non du progrès social.

La démocratie ne se résume pas pour Robespierre au suffrage universel mis en place en 1792, qu’il a défendu avec acharnement ; elle implique de donner au peuple un véritable contrôle sur ses représentants et sur les lois. C’est la raison pour laquelle il impose, avec Saint-Just, le vote de la Constitution de juin 1793. Elle prévoit la mise en place d’une démocratie semi-directe, dans laquelle le peuple, réuni en assemblées, aurait notamment le pouvoir de frapper de nullité une loi votée par l’Assemblée Nationale ; cette Constitution n’a jamais été appliquée à cause du contexte de guerre. Dans cette même volonté de concrétiser le pouvoir populaire, Robespierre se fait l’ardent défenseur de la “Commune insurrectionnelle” de Paris, née de l’insurrection du 10 août 1792 menée par les sans-culottes.

Détail de La prise des Tuileries, de Jean Duplessis-Bertaux. L’insurrection du 10 août 1792, qui a conduit à la chute de la monarchie, a débouché sur la mise en place d’une Commune insurrectionnelle à Paris.

Cette Commune, qui fonctionne selon un modèle de démocratie semi-directe, instaure une légalité parallèle à celle de la Convention. Les sans-culottes imposent grâce à cette institution une politique résolument anti-libérale sur le territoire parisien ; ils orientent les mesures de “Terreur” votées à l’Assemblée Nationale contre les “accapareurs” et les “agioteurs” (spéculateurs). Cette union de la Convention montagnarde et de la Commune insurrectionnelle, qui ne se brouille que quelques mois avant la chute de Robespierre, a laissé un souvenir glacial aux classes supérieures. Boissy d’Anglas, figure de proue des “modérés”, rapporte : “le riche était suspect, le peuple constamment délibérant“.

La chute de Robespierre : silence aux pauvres

Ces mesures politiques et sociales indisposent la grande bourgeoisie financière et industrielle, et la lèsent parfois. Robespierre le sait plus que tout autre. On peut lire dans ses notes : « quand les intérêts des riches seront-ils confondus avec ceux du peuple ? Jamais ». Malade, Robespierre se retire de Paris pendant quelques semaines. Ses adversaires en profitent pour saboter les réformes sociales qu’il avait imposées, ainsi que les Décrets de Ventôse, qui commençaient à connaître un semblant d’application – un sabotage facilité par l’élimination des “exagérés” par Robespierre lui-même. Lorsqu’il revient à Paris, il comprend qu’il n’en a plus pour longtemps. Il prononce un discours incendiaire à l’Assemblée Nationale puis au Club des Jacobins : « mes mains sont liées, mais je n’ai pas encore un bâillon sur la bouche », déclare-t-il. Il attaque le Comité des Finances, dirigé par l’un de ses ennemis : « la contre-révolution est dans l’administration des finances », elle a pour but de « fomenter l’agiotage, de favoriser les riches créanciers et de ruiner et de désespérer les pauvres ». Le lendemain, 9 Thermidor, il est arrêté par les députés de l’Assemblée Nationale en compagnie de Saint-Just et de ses alliés.

L'arrestation de Robespierre à l'Assemblée Nationale.
“Robespierre à la Convention le 9 Thermidor”, tableau de Max Adamo (1860).

Un complot avait été monté par l’aile droite de l’Assemblée et une partie de son extrême-gauche, fruit d’une curieuse alliance de circonstance. L’adhésion à cette conspiration de nombreux élus notoirement hostiles aux mesures sociales de Robespierre (le financier Cambon, à la tête du Comité des Finances, le négociant Lindet à la tête du Comité des Subsistances, Carnot, en charge de la conduite de la guerre…) rassurait l’aile droite ; une partie de l’extrême-gauche l’a rejointe parce qu’elle voyait dans Robespierre, à l’inverse, un frein au mouvement populaire.

Emprisonné, Robespierre est libéré par une insurrection de sans-culottes et emmené à l’Hôtel de Ville; pendant des heures, Robespierre refuse de les appeler à l’assaut contre l’Assemblée. Tétanisé par la toute-puissance de « l’aristocratie des riches », il estime que le combat est perdu d’avance. Il avait déclaré la veille, au Club des Jacobins: ”frères et amis, c’est mon testament de mort que vous venez d’entendre. Les ennemis de la République sont tellement puissants que je ne puis me flatter d’échapper longtemps à leurs coups’. Lorsqu’il se décide à signer l’appel à l’insurrection, il est trop tard : Robespierre est de nouveau arrêté. Le 10 Thermidor an II, il est guillotiné en compagnie de Saint-Just et d’une centaine de ses alliés.

10 thermidor
Robespierre, Saint-Just et leurs alliés marchant vers la guillotine. “Le 10 Thermidor”, de Jean-Joseph Weerts (1870).

Les « Thermidoriens » révoquent le Maximum, mettent fin aux mesures sociales imposées par Robespierre et Saint-Just, rétablissent le suffrage censitaire. Le prix des aliments monte en flèche ; en 1795, le taux de mortalité double dans Paris par rapport à l’année 1794. Une nouvelle Terreur, une « terreur blanche » est mise en place ; elle a pour fonction d’écraser les insurrections populaires.  Les colons esclavagistes reparaissent au grand jour. Quelques années plus tard, Napoléon Bonaparte rétablit l’esclavage… L’ère du libéralisme triomphant , appuyé par l’Etat, pouvait enfin commencer.

On comprend maintenant quelles étaient ces « idées absurdes » sur « l’inégalité des fortunes et des rangs » qui terrifiaient Mme de Staël. Après avoir guillotiné Robespierre, les Thermidoriens ont bâti sa légende noire ; pour discréditer ses idées, ils ont noirci son action politique en lui attribuant tous les crimes commis sous la Terreur. Il fallait que l’homme qui s’attaquait au pouvoir des riches et à l’inégalité sociale soit transformé en monstre afin qu’il n’ait pas d’imitateurs.

 

Pour aller plus loin :

  • Henri Guillemin, Silence aux pauvres et Robespierre, politique et mystique. Historien catholique de gauche, Guillemin replace l’action de Robespierre dans le contexte d’une lutte entre les travailleurs et la nouvelle classe dominante. Les conférences d’Henri Guillemin sur ce sujet sont disponibles sur internet. Excellent conteur, Guillemin ne brille pas toujours par sa rigueur et sa précision lorsqu’il s’intéresse à la Révolution française ; ses analyses à ce sujet sont néanmoins d’une grande pertinence, et il apporte certains détails précieux.
  • Albert Mathiez, La vie chère et le mouvement social sous la Terreur, ainsi que Girondins et Montagnards (chapitre « la politique sociale des robespierristes). Ces textes détaillent lois sociales mises en place par Robespierre et Saint-Just, les limites de leur application et celles qu’ils projetaient de mettre en œuvre. Marxiste, résolument favorable à Robespierre, Albert Mathiez est peut-être celui qui a étudié le plus en profondeur la dimension économique et sociale de l’oeuvre de “l’Incorruptible”. Voir aussi Jean-Paul Bertaud, La Révolution française (chapitres “les décrets de Ventôse », « la bienfaisance nationale » et « l’application de la bienfaisance nationale »), sur le même sujet.
  • Florence Gauthier, Pour le bonheur et pour la liberté et Georges Labica, Robespierre. Ces livres sont consacrés à l’analyse de la pensée politique et sociale de Robespierre. Héritière intellectuelle d’Albert Mathiez, Florence Gauthier met en lumière des aspects souvent ignorés dans l’étude de la Révolution française, comme les événements qui se sont déroulés Outre-Mer ou les principes philosophiques des révolutionnaires et de leurs opposants. Voir aussi ses articles “De Mably à Robespierre : de la critique de l’économie à la critique du politique”, “Les colonies dans la Révolution française – le cas Robespierre”, ainsi que son entretien pour LVSL : “”Le droit à l’existence et aux moyens de le conserver” comme “principe régulateur d’une économie politique populaire””.
  • Jean Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française. Gigantesque ouvrage – écrit avec un talent littéraire certain -, qui est le premier à s’intéresser en détail à la dimension économique et sociale de la Révolution française (selon les mots de Jean Jaurès, cette oeuvre est le produit d’une triple inspiration : celle de Karl Marx, de Michelet de de Plutarque). Contrairement à ce que l’on pourrait croire, Jaurès est plutôt critique à l’égard de l’oeuvre sociale de Robespierre, qu’il voit comme abstraite et contradictoire.
  • Eric Hazan, Histoire de la Révolution française. Synthèse critique à l’égard de Robespierre qui s’intéresse aux révolutionnaires les plus radicaux, ceux qui le débordaient sur sa gauche (les Exagérés et les Enragés). Sur les conséquences de l’élimination des “exagérés” par les robespierristes, voir l’article d’Albert Soboul, “le Maximum des salaires parisiens et le 9 Thermidor”.

 

Crédits:

  • http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/Convention_nationale/114563
  • http://www.alamy.com/stock-photo-french-revolution-1789-1799-champ-de-mars-massacre-july-17-1791-anonymous-83551752.html
  • https://www.scholarsresource.com/browse/museum/81
  • http://plaidoyer-republicain.fr/6-mai-le-republicain-robespierre-ou-le-monarque-hollande/
  • http://lafautearousseau.hautetfort.com/media/01/02/3748176267.pdf
  • https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Antoine_de_Saint-Just
  • http://1789-1799.blogspot.com/2012_01_01_archive.html
  • http://1789-1799.blogspot.fr/2012/01/le-9-thermidor-2-27-juillet-1794.html