Les Kurdes, éternels instruments des grandes puissances

https://www.flickr.com/photos/kurdishstruggle/26824041058/
Un défilé de soldats du YPG. @Kurdishstruggle

Comment les fers de lance de la lutte contre l’État islamique ont-ils pu être abandonnés à leur sort ? Posée de cette manière, la question ne permet pas de comprendre la manière dont la question kurde s’insère dans les agendas des grandes puissances. Les populations kurdes, à tendance séparatiste, rétives aux constructions nationales irakienne, syrienne ou turque, installées sur d’abondantes ressources naturelles et dans des zones stratégiques capitales, représentent des moyens de pression idéaux pour les grandes puissances – qui instrumentalisent avec cynisme la cause kurde pour faire prévaloir leurs intérêts dans la région.


Considérer les Kurdes comme une entité culturelle homogène, qui serait habitée par la conscience d’appartenir à un seul et même peuple, n’aide en rien à comprendre les enjeux qui traversent cette question. D’un nombre d’au moins 35 millions, descendants des tribus indo-européennes installées depuis 4000 ans au Proche-Orient, les Kurdes sont, loin de l’image que l’on s’en fait, un peuple divisé en plusieurs groupes linguistiques (on y parle sorani, kurmandji, gorani, zaza) mais aussi confessionnels (il existe au sein des Kurdes des alévis, des yézidis, des chiites). Surtout, ils sont dispersés entre quatre pays : l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie. Une série de facteurs qui apparaissent comme autant de freins au nationalisme kurde. 

Les territoires du Kurdistan syrien, irakien et turc abritent d’importantes ressources naturelles et constituent de ce fait des zones stratégiques d’une importance capitale pour ces États. Comme l’a montré le géographe Fabrice Balanche, au Rojava, la zone située à l’est de Deir el-Zor – à proximité de la frontière irakienne – contient une quantité considérable d’hydrocarbures ; 50% du pétrole de Syrie y serait produit. Cet espace a également constitué, au début de la guerre civile, le grenier à blé de la Syrie. Sur les zones kurdes de Turquie, Ankara contrôle différents amonts dont celui de l’Euphrate et du Khabour, indispensables à l’irrigation. Le territoire kurde d’Irak abrite quant à lui un tiers des ressources pétrolière du pays, exploitées par des compagnies étrangères – notamment la compagnie russe Rosneft. Cette abondance de ressources permet de comprendre pourquoi les États turc, syrien et irakien ne souhaitent aucunement l’apparition d’un Kurdistan indépendant ; elle explique également l’ingérence d’une multiplicité d’acteurs internationaux.

La genèse des États-nations qui abritent les populations kurdes permet également de comprendre pourquoi celles-ci sont loin de souhaiter unanimement leur indépendance ; elle a en effet été caractérisée par une volonté d’homogénéisation culturelle calquée sur les groupes dominants. Pour le sociologue Massoud Sharifi Dryaz, « En général, dans ces pays, la manifestation de l’identité ethnique, linguistique, culturelle et religieuse des groupes minoritaires a été interprétée comme une attaque sérieuse qui compromet l’unité nationale, l’intégrité territoriale et la sécurité nationale ». La Turquie a expérimenté cela avec vigueur, dès 1923. Les Kurdes de Turquie, plus grande minorité non turcophone du pays, ont dû se plier à la politique nationaliste d’Atatürk et abandonner la perspective d’obtenir des droits particuliers. Si en Irak, la royauté au pouvoir – de 1932 à 1958 – ignore les Kurdes, en 1958, le nouveau régime gouverné par Qasim, à tendance communiste, s’appuie sur cette population pour combattre les baassistes. En 1968, dès l’arrivée du Parti Baas, les dirigeants au pouvoir promeuvent un nationalisme arabe, qui vise à unir tous les peuple arabes dans une seule nation. On retrouve la même configuration en Syrie dès 1963 avec l’arrivée du Parti Baas au pouvoir, puis en 1970 avec Hafez el-Assad, Président de la Syrie jusqu’en 2000. Les baassistes se sont attachés à mettre en avant « l’exception arabe sur les autres minorités ethniques », avec des mesures coercitives visant à réprimer l’affirmation de l’identité kurde, précise Massoud Sharifi Dryaz. Pour le sociologue français, « dans le cadre du système international des États-nations, les acteurs non étatiques qui défient le pouvoir politique dominant sont considérés comme une menace pour la paix, la sécurité et l’intégrité territoriale et la souveraineté des États ».

Nul ne s’étonnera, dans ces circonstances, que la déstabilisation du Moyen-Orient par les États-Unis à partir des années 1990 puis 2000 ait profité, à bien des égards, au mouvement kurde.

Carte réalisée en 2006 illustrant la vision du Moyen-Orient de Ralph Peters, ancien lieutenant-colonel membre d’un think thank néoconservateur. Source: Ralph Peters, “blood boders : how a better Middle East would look”, Armed Forces Journal, carte réalisée par Chris Broz.

Au Kurdistan irakien et syrien, d’éternelles divisions.

C’est dans ce contexte – mais aussi du fait du rapprochement turco-syrien (1) – que le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), fondé en 1978 en Turquie, juge opportun de changer radicalement de doctrine. En 1995, au cinquième congrès du PKK, les dirigeants dont leur leader Abdullah Öcalan abandonnent la revendication de l’indépendance d’un Kurdistan, pour privilégier l’autonomie démocratique au sein de la Turquie. Puis, dès 2003, à la faveur de l’intervention en Irak et de la guerre civile syrienne en 2011, le PKK opte pour une régionalisation de la cause kurde (2). Avec un agenda socialiste, communaliste et libertaire – dans une région marquée tant par des régimes autoritaires que par la prédation des entités économiques multinationales -, la principale organisation kurde mise alors sur l’effondrement des États d’Irak et de Syrie en s’appuyant sur ses « organisations sœurs ». Le Parti de l’Union Démocratique (PYD) syrien a lui aussi fait de l’autonomie démocratique – par le biais d’institutions parallèles capables de concurrencer celles de l’État en place – un de ses fondements.

https://www.flickr.com/photos/kurdishstruggle/37813092875/
À côté de soldats des Unités de résistance de Sinjar, le portrait d’Abdullah Öcalan, l’un des fondateurs du PKK. @ Kurdishstruggle

Les interventions en Irak et la guerre civile en Syrie ont aussi accéléré le processus d’autonomisation du mouvement kurde, tout en le poussant paradoxalement dans une logique de fragmentation. Après la guerre en Irak, en 2003, les États-Unis font endosser aux nationalistes kurdes irakiens le rôle de partenaires. Profitant de cette situation nouvelle, les dirigeants de ce Kurdistan irakien décident alors de ne plus se focaliser sur la lutte kurde dans les pays voisins. Selon le sociologue franco-kurde Abel Bakawan, « La « carte du Kurdistan » n’était plus commune à tous, car le Kurdistan du GRK s’arrêtait bien à la frontière de la Turquie, de l’Iran et de la Syrie. Le combat des Kurdes d’Irak ne se livrait plus pour l’intégration de Mahabad (Iran), de Diyarbakir (Turquie) et de Qamichli (Syrie) à la carte du Kurdistan du GRK.» Cette stratégie s’avère fructueuse et le Kurdistan irakien a pu acquérir une véritable autonomie – certes en partie acquise dès 1991 via le concours de la puissance américaine – en se dotant en 2005 d’une région fédérale reconnue dans la Constitution irakienne. Estimant que leurs revendications ont été suffisamment prises en compte et voyant la situation se dégrader grandement en Syrie, la majorité du mouvement kurde irakien ne souhaite guère s’étendre au delà du territoire du Gouvernement du Kurdistan Irakien (GRK). Un indicateur, s’il en est, que l’idée d’un État kurde est loin d’être unifiée et monolithique. 

https://youtu.be/cHuv-GZjr1I
Carte issue d’un reportage de France 24 intitulé 24 HEURES À ERBIL. Au nord, en violet le Gouvernement régional du Kurdistan, avec comme capitale Erbil. En blanc, le pouvoir central irakien avec comme capitale Bagdad. Capture / @France24

En Syrie, les Kurdes sont résolument divisés. Les populations kurdes ne sont pas uniformément réparties sur le territoire ; selon la politologue syrienne Bassma Kodmani, ils seraient plus d’un millions entre Damas et Alep, et le reste dans le Nord-Est Syrien. C’est à la faveur du retrait volontaire en 2012 des troupes de Bachar el-Assad des provinces Nord et Nord-Est syriennes qu’est formé le Rojava (nommé en septembre 2018 AANES, pour “Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie”). Dans cette zone, on retrouve environ un million de Kurdes, dont de nombreux partisans du PYD – fondé en 2005 par certains militants du PKK turc. Le Rojava n’est pas pour autant un bloc homogène puisque les Kurdes y côtoient des Assyriens et des Arabes. La lutte contre l’État islamique constitue la raison d’être de la branche armée du PYD, les Unités d’élites de protection (YPG), auxquelles s’ajoute la brigade féminine des Unités de protection de la femme (YPJ).

Le 23 mars 2018, à Baghouz, les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), dont beaucoup de combattants sont des Kurdes, mettent fin au Califat de l’ÉI, après des mois d’une âpre bataille. Les nombreuses victoires acquises par les Kurdes ne doivent cependant pas voiler une réalité essentielle : celle de l’impotence des forces armées kurdes. Si les Kurdes possèdent une longue tradition guerrière et excellent largement dans l’art de la guérilla, leurs forces armées sont cependant caractérisées par un sous-équipement chronique. Sans un soutien occidental appuyé, leur efficacité militaire aurait été bien moindre.

L’obsession turque face à la question kurde

L’intervention turque du 9 octobre dernier, approuvée un bref temps par le président américain Donald Trump, avait pour objectif de briser la stratégie transnationale des Kurdes, sur fond d’enjeux électoraux internes (3). Depuis que le PKK a déclaré la guerre à l’État turc en 1984, les gouvernements n’ont eu cesse de vouloir endiguer toute menace (4), Ankara voyant dans le PYD syrien une émanation du PKK. Le 24 août 2016, avec l’opération « Bouclier de l’Euphrate » en Syrie, la Turquie décide de chasser Daech de la rive occidentale de l’Euphrate et d’empêcher le PYD de s’y installer.

Erdoğan lance alors, avec l’aval de Moscou, l’opération « Rameaux d’Olivier » qui débouche sur la bataille d’Afrin, visant une nouvelle fois le PYD. Finalement, avec l’opération « Source de paix », lancée le 9 octobre et terminée le 22 octobre, Erdoğan a de nouveau cherché à affaiblir le PYD et à sécuriser la partie orientale de la frontière syrienne. Une réussite relative, puisque le Président turc, qui avait présenté à l’ONU son plan d’installation d’un million de réfugiés Syriens dans cette poche de de 480 kilomètres de long, ne garde finalement la main que sur une zone longue de 120 kilomètres et large de 32 kilomètres.

Si la Turquie se réjouit de l’opération « Source de Paix », elle a pourtant multiplié les échecs en Syrie. L’instauration d’un régime à tendance islamiste, qu’elle appelait de ses vœux, a échoué. Le pays, qui s’est engouffré dans les affres d’une crise économique profonde, doit absorber dans le même temps trois millions de réfugiés syriens. Sans oublier que l’attitude pour le moins permissive de l’administration turque à l’égard des djihadistes étrangers qui ont rejoints les camps d’al-Nosra et de l’État islamique a largement favorisé l’entrée en scène des milices des YPG.

https://www.arte.tv/fr/videos/086138-003-F/arte-regards-que-vont-devenir-les-detenus-combattants-de-l-ei/
Carte issue d’un documentaire d’ARTE regards, intitulé “Que vont devenir les détenus combattants de l’ÉI ?” En vert est matérialisée la zone tampon que le Président turc Recep Tayyip Erdogan veut instaurer. Capture / @Arte

La Syrie, précurseur d’un Moyen-orient « post-américain » ?

Donald Trump met quand à lui fin à une longue coopération avec les Kurdes, que les États-Unis ont pourtant abondamment aidés, notamment durant la bataille de Kobané. Un revirement qui ne surprendra guère ceux qui se sont penchés sur l’histoire tumultueuse des relations entre les Kurdes et les États-Unis. Après le déclenchement de la rébellion kurde de septembre 1961 dirigée contre l’État irakien, les États-Unis choisissent de ne pas intervenir, se rangeant de facto dans le camp de Bagdad. Tout change lorsqu’en 1968 Ahmad Hassan al-Bakr et Saddam Hussein prennent le pouvoir et se rapprochent de Moscou. Washington décide alors d’aider militairement les Kurdes, afin de conserver son hégémonie intacte dans la région. Une aide à laquelle les États-Unis mettent fin en approuvant les Accords d’Alger du 6 mars 1975, qui sonnent la fin du projet d’autonomisation des Kurdes irakiens.

De la même manière, en l’espace de quelques jours, Donald Trump est parvenu à approuver la décision turque d’intervenir au Rojava avant de sanctionner Ankara pour cette même intervention. Un tel revirement était prévisible. Le soutien américain aux entités kurdes d’Irak et de Syrie a envenimé les relations avec la Turquie.

Faut-il voir dans la décision de Donald Trump le souhait de maintenir une présence militaire, directe ou indirecte, dans la région ? Une telle motivation irait à l’encontre de la critique des endless wars, que le candidat Trump n’a cessé de marteler durant la campagne présidentielle et que la plupart des médias considèrent encore comme étant à l’origine de nombre de ses décisions politiques. En réalité, par-delà les discours et les cérémonies officielles, la politique étrangère américaine est marquée par un expansionnisme sans précédent depuis l’ère Bush et caractérisée notamment par une hausse considérable des sanctions économiques, ainsi qu’une augmentation faramineuse du budget militaire. La dimension isolationniste de l’agenda de Donald Trump au Moyen-Orient doit donc être considérablement relativisée. Le Secrétaire à la Défense Mark Esper a d’ailleurs déclaré que les Américains resteraient présents en Syrie, non loin de Deir ez-Zor, pour aider les FDS à protéger les puits de pétrole face à l’Etat islamique.

Trump maintient ainsi sa politique de palinodies et de revirements à l’égards des Kurdes syriens et du gouvernement turc, s’alliant avec les uns et les autres au gré des circonstances. Michael Klare, professeur au Hampshire College, l’a résumé de façon limpide : « « L’Amérique d’abord », et tous les autres pays appréciés en fonction d’un seul critère : représentent-ils un atout ou un obstacle dans la réalisation des objectifs américains fondamentaux ? ».

http://static.kremlin.ru/media/events/photos/big/Ai0KXWuEiwREkqo88QOt2gj8rFyljxVj.jpg
Le Président américain Donald Trump en compagnie de son homologue russe Vladimir Poutine lors du G20 à Osaka. @ TheKremlin

Le moment Poutine

Alliée historique de Damas, la Russie a porté en Syrie son implication à des niveaux inégalés (5). Les dirigeants russes, à l’instigation de Bachar el-Assad, ont décidé d’intervenir en Syrie. Pour Vladimir Poutine, il fallait à tout prix éviter un scénario à la libyenne, marqué par une désintégration de l’appareil étatique. Le chef d’État russe avait également en tête la lutte contre le terrorisme. Un spectre hantait toujours les plus hautes sphères, celui de la vague de terreur qui a frappé la Fédération de Russie durant les deux guerres de Tchétchénie. Pour le Kremlin, la perspective d’un déferlement de combattants russophones venus rejoindre les rangs des organisations terroristes n’était pas à exclure. Elle s’est matérialisée lorsque plus de 5000 russophones, provenant principalement du Caucase du Nord et du reste de la Russie, se sont rendus en Syrie pour y combattre.

Finalement, le 30 septembre 2015, la première opération armée de Moscou en dehors des frontières de l’ex-URSS depuis 1979 est lancée. La Russie aura tout au long du conflit usé d’une fine stratégie géopolitique, prenant en compte le mauvais souvenir de l’intervention afghane de 1979 mais aussi celles des États-Unis en Irak et Afghanistan. Bien qu’elle ait terni son image sur la scène internationale en raison des bombardements meurtriers sur Alep, cette intervention lui a permis une victoire à moindre coût, sans enlisement.

Moscou a par ailleurs entretenu des relations globalement bonnes avec les Kurdes. Le conflit syrien n’a guère changé le donne, même si la Russie a pu faire pression sur l’AANES et les FDS afin qu’ils abandonnent leur alliance avec Washington. Si les relations entre la Russie et les Kurdes ont connu des refroidissements (lors de la bataille d’Afrin, les Russes ont donné le feu vert aux Turcs pour intervenir), le gouvernement russe a porté la cause kurde au forum d’Astana en janvier 2017, évoquant la perspective d’une « autonomie culturelle ». Avec l’accord du 22 octobre 2019, les dirigeants russes sont parvenus à stopper l’intervention turque, ce qui continue de démontrer leur faculté à déterminer les orientations en Syrie.

Quels arguments les représentants du Rojava peuvent-ils avancer pour accéder à une forme d’indépendance ou d’autonomie, hormis la nécessité de devoir anéantir l’État islamique ? Au confluent de divers États-nations bien décidés à garantir leur souveraineté, lieu d’abondantes ressources, il est destiné à jouer les subalternes. Une situation qui satisfait les grandes puissances, qui s’appuient sur les Kurdes au gré de leurs intérêts. La déstabilisation du Moyen Orient qui a conduit à la désintégration de la Syrie et de l’Irak aurait pu constituer la première étape vers la constitution d’un État kurde ; il n’en a rien été. Aujourd’hui, seul le Gouvernement du Kurdistan irakien semble tenir, même si le référendum d’indépendance organisé par Erbil a provoqué l’ire de Bagdad (6). Un Kurdistan irakien qui a mis de côté toute idée de solidarité avec son voisin syrien, le laissant en proie aux agendas des puissances locales et mondiales…

 


1. Le 20 octobre 1998, la Syrie déclare retirer son soutien au PKK et Abdullah Öcalan est expulsé de Syrie pour être remis aux autorités turques. La principale organisation kurde a alors largement craint pour sa survie.

2. Voir le très bon livre d’Olivier Grojean, La révolution kurde, le PKK et la fabrique d’une utopie, publié en 2017 aux Éditions La Découverte.

3. Sur l’action de la Turquie en Syrie et particulièrement sur l’instrumentalisation des enjeux de politiques internes, l’article de Jean-Paul Burdy intitulé « La Turquie d’Erdoğan dans un environnement régional recomposé » et paru dans le numéro de novembre-décembre 2018 de Questions internationales, apparaît fondamental.

4. Sur un récit exhaustif de la guerre en Syrie et de l’implication des grandes puissances, on conseillera l’excellent dernier livre de Gilles Kepel, Sortir du chaos, les crises en Méditerranée et au Moyen Orient, paru en 2018 aux Éditions Gallimard. 

5. Un exemple tout récent le donne à voir : le lancement de l’opération « Griffe », en mai 2019, visant à affaiblir le PKK au Nord de l’Irak.

6. Bagdad a par ailleurs repris dans le même temps la province pétrolifère de Kirkouk, ce qui montre une nouvelle fois l’importance des ressources naturelles dans la question kurde.

7. En 2017, Erbil a organisé un référendum d’indépendance, approuvé à 92% par les Kurdes irakiens en 2017. Cependant, le pouvoir central a brisé toute velléité d’émancipation en refusant de reconnaître le référendum d’indépendance.

L’Iran, la nouvelle cible des néoconservateurs

L’ayatollah Khomeiny, fondateur de la République islamique d’Iran, et son successeur Ali Khamenei, représentés sur les murs d’une mosquée de Téhéran © Vincent Ortiz pour Le Vent Se Lève.

L’Iran, qui a fêté le 11 février 2019 le quarantième anniversaire de sa révolution islamique, s’est de nouveau retrouvé au cœur de l’actualité avec la menace d’une guerre américaine qui pèse sur lui comme une épée de Damoclès. Si le pays traverse de réelles tensions internes, accrues par les sanctions unilatérales en provenance des États-Unis, il jouit également de sa position géopolitique la plus confortable depuis 1979. État des lieux de la situation paradoxale dans laquelle se trouve la nouvelle proie des néoconservateurs. Par Léa Meyer et Benjamin Terrasson.


Le mois de mai a été particulièrement tendu dans le Golfe persique. Les États-Unis, guidés par leur doctrine de pression maximale visant à faire chuter le régime iranien, ont annoncé au début du mois leur intention de mettre fin aux passe-droits permettant à certains États d’acheter du pétrole iranien. Ces pays sont au nombre de huit, parmi lesquels la Chine, l’Inde, la Turquie, l’Irak… Une telle décision a des conséquences plus que problématiques sur une économie iranienne déjà exsangue. Le 12 mai, lorsque 4 tankers ont été attaqué dans le détroit d’Ormuz – dont deux saoudiens – les projecteurs se sont braqués sur l’Iran, sans que l’on en sache plus à l’heure actuelle. Deux jours plus tard un oléoduc saoudien était visé par un drone venu du Yémen. Ces prétextes ont été immédiatement saisis par Donald Trump, son secrétaire d’État Mike Pompeo et John Bolton, conseiller à la sécurité nationale proche des néoconservateurs, pour faire monter la pression. La 5ème flotte américaine (un porte-avions, plus de 1500 hommes et des bombardiers) ont été envoyés dans le Golfe, les représentants diplomatiques américains présents en Irak ont été pour partie rapatriés, le tout accompagné de discours en provenance des deux bords soufflant le chaud et le froid sur la perspective d’une guerre. Les tensions ont légèrement décru jusqu’à une nouvelle attaque de tanker, le 13 juin, encore attribuée à l’Iran, qui s’en est défendu. Une étincelle, peut-être celle-là, pourrait suffire pour enclencher une mécanique d’escalade des tensions.

Cet état de tension critique contraste avec la situation géopolitique d’ensemble de l’Iran, relativement confortable.

L’invasion américaine de l’Irak a paradoxalement favorisé un régime désigné membre de « l’axe du mal » par George W. Bush et les néoconservateurs américains.

L’Iran – ce n’est pas la moindre de ses réussites – est parvenu à transformer son plus grand rival régional, l’Irak, en allié. L’intervention américaine de 2003 a bouleversé les relations entre les deux pays et l’équilibre de la région. La chute de Saddam Hussein est celle d’un adversaire personnel de l’Iran. En 2015, lorsque les Gardiens de la Révolution (aussi appelés Pasdaran) récupèrent la ville de Tikrit des mains de l’État islamique, ils atteignent la ville d’origine de Saddam Hussein. Ils plantent alors un drapeau iranien sur le mausolée de l’ancien dictateur. L’invasion américaine de l’Irak a paradoxalement favorisé un régime désigné membre de « l’axe du mal » par George W. Bush et les néoconservateurs américains. Pour l’Iran, un concurrent régional majeur a subitement disparu. Mieux : le nouveau système politique irakien a permis à la population chiite, majoritaire, de prendre le pouvoir. Un rapprochement s’est naturellement opéré. L’Iran a dès lors envoyé ses unités d’élites, les Force Al-Qods, secourir l’Irak chiite contre l’État Islamique, influencé par les généraux sunnites déchus du régime baasiste. Le 11 mars, à l’occasion de la première visite d’État du président iranien Hassan Rohani à Bagdad, son homologue irakien, Barham Saleh, s’est déclaré « chanceux » d’avoir l’Iran pour voisin.

Ces relations de voisinage apaisées ouvrent de belles perspectives à l’Iran, et la porte de la Méditerranée. Bachar el-Assad est un allié historique de l’Iran. En survivant à la guerre civile débutée en 2011 et à l’État islamique officiellement disparu en mars 2019, il représente un atout de choix pour les Iraniens. À proximité de la Syrie, le Liban est lui aussi très attentionné vis-à-vis de l’Iran. Téhéran est le grand argentier du Hezbollah libanais chiite et de sa branche armée, qui constituent pratiquement les seules forces militaires de ce petit pays. La route semble donc toute dégagée pour permettre au pétrole et au gaz iraniens de faire leur chemin jusqu’à la Méditerranée et à l’Europe. Toutefois, rien n’est encore certain. L’assise territoriale de l’EI a disparu mais pas son influence dans la région. La guerre a particulièrement frappé les infrastructures pouvant permettre l’acheminement des ressources.

L’Iran semble également avoir maîtrisé la menace saoudienne, du moins sur le court terme. Par son soutien particulièrement appuyé à la rébellion des Houthis chiites relancée en 2014, le pays des mollahs a contraint les Saoudiens à s’embourber dans une guerre atroce et interminable qui les a considérablement affaiblis. Le Qatar, placé sous embargo par l’Arabie saoudite, l’a en grande partie été pour la relation qu’il entretient avec l’Iran. Le Bahreïn et sa population majoritairement chiite a menacé de basculer avec les printemps arabes. Enfin, les Émirats Arabes Unis et Oman partagent des intérêts économiques et géographiques sur le Golfe Persique et le détroit d’Ormuz avec l’Iran.

Incontestablement, les Iraniens jouissent aujourd’hui des meilleurs atouts géopolitiques de la région. Un état de fait qui a le don d’agacer prodigieusement Donald Trump. La ratification de l’accord de Vienne, qui a mis fin aux ambitions nucléaires de l’Iran, a été particulièrement complexe. Longtemps bloqué par la position ferme du président conservateur Mahmoud Ahmadinejad, un accord de principe est signé en 2013 entre les cinq membres du conseil de sécurité, suivis de l’Allemagne et de l’Iran, suite à de fortes pressions exercées par les États-Unis.

L’objectif avoué de Donald Trump, conseillé par le néoconservateur John Bolton, est de provoquer la chute d’un régime honni des Etats-Unis depuis sa naissance en remettant en cause l’accord sur le nucléaire. La révolution islamique de 1979 a fait perdre aux États-Unis un véritable pays de Cocagne – des contrats d’armement juteux, des ressources pétrolières abondantes, etc. -, un vassal géopolitique dans la région, et lui a infligé un revers diplomatique humiliant. La crise des otages, l’enlèvement sous les yeux du monde entier de 56 Américains pendant plus d’un an, ont infligé une blessure d’orgueil profonde au pays de l’Oncle Sam. Un courant néoconservateur très influent au sein de l’État américain pousse en permanence à une action vengeresse contre l’Iran. Donald Trump, qui y est sensible, a agi pour le rétablissement des sanctions économiques. Elles infligent des dommages généraux à la société iranienne, mais touchent avant tout les foyers les plus modestes. Entre mars et novembre 2018, l’économie iranienne s’est contractée de 3,8%. L’anticipation des sanctions et une politique extérieure très ambitieuse ont eu un impact sur l’économie iranienne dès 2016. Le pays était déjà frappé en 2017 d’un taux de chômage dépassant les 11%. La population, qui a été la première à subir les conséquences des sanctions, doit de nouveau faire face à une inflation galopante et à une pénurie des biens de consommation.

L’élection présidentielle à venir marquera un tournant décisif quant à l’avenir du régime de la République islamique et de sa capacité à répondre aux aspirations de sa population, qu’elles soient sociales ou économiques.

Dès fin 2017 près de Machhad, au nord-est du pays, les manifestations fleurissent, touchant même la cité sainte de Qom, une première sous ce régime théocratique autoritaire. Les mouvements sociaux se multiplient et fragilisent le président Hassan Rohani, déjà très impopulaire depuis sa réélection en 2017. Pourtant, le régime conserve une forme de stabilité que les États-Unis souhaitent mettre à mal en jouant sur le nerf de la guerre : le pétrole. Dès le 22 avril, Donald Trump promet d’empêcher la totalité des exportations iraniennes ; menaces mise à exécution début mai.

L’élection présidentielle iranienne a mis en lumière le clivage entre une élite révolutionnaire vieillissante, nationaliste et conservatrice représentée par l’ayatollah Khamenei, et le réformiste Rohani, réélu en 2017 pour un mandat de quatre ans. Une réélection suivie fin décembre 2017 par une vague de contestations, la plus importante que le pays ait connue depuis 2009 et la réélection du conservateur Mahmoud Ahmadinejad. Rohani semble avoir perdu une grande partie de ses soutiens réformateurs et reste la cible des critiques conservatrices. Les deux camps politiques semblent déconnectés des réalités sociales de leur pays et inconscients des aspirations de la jeunesse iranienne. Les manifestations contre le régime sont violemment réprimées. Selon les chiffres d’Amnesty International, en 2018, 7 000 personnes ont été arrêtées et au moins 26 manifestants ont été tués dont 9 sont morts dans des conditions suspectes pendant leur détention. En cinq ans, le gouvernement de Rohani a exécuté pas moins de 87 femmes. Le 11 mars, l’avocate et militante des droits de l’Homme Nasrin Sotoudeh, emprisonnée pour « rassemblement et collusion contre le régime » a été condamnée par le tribunal révolutionnaire de Téhéran à 38 ans de prison et 148 coups de fouet. Des manifestations en son soutien ont eu lieu, principalement dans la capitale iranienne. Ces tensions représentent une vraie menace intérieure de déstabilisation pour le régime. L’élection présidentielle à venir marquera un tournant décisif quant à l’avenir du régime de la République islamique et de sa capacité à répondre aux aspirations populaires, qu’elles soient sociales ou économiques.

L’autre grande menace pour la stabilité du régime vient de sa force armée, le corps des Pasdaran. Constituée comme une troupe fidèle à la révolution face aux militaires de métier du Chah dont se méfiait l’Ayatollah, elle joue aujourd’hui un rôle de plus en plus important. Les anciens combattants Pasdaran engagés lors de la guerre contre l’Irak, ont une forte influence politique. Mahmoud Ahmadinejad a été élu grâce à eux en 2005 en jouant sur un discours anti-élites, y compris anti-élites religieuses. Aujourd’hui, les gardiens de la révolution continuent de jouer un rôle de contrôle social par leur milice intérieure : les Bassidj. Mais d’après Gilles Kepel, chercheur spécialisé sur le Moyen-Orient une des menaces pour le président pourrait être « la montée de la figure charismatique de Qassem Soleimani [ndlr : chef des forces d’élite des Gardiens de la révolution]. Il pourrait signifier qu’un militaire prendrait l’ascendant sur les religieux ; on assisterait alors à la montée d’une sorte de nouveau Reza Chah, un homme fort, à la fois soutenu par les nationalistes et adoubé par les mollahs ? » Après avoir connu un nationalisme ethnique, arabe, perse, kurde, puis des tensions intimement liées aux questions religieuses, le Moyen-Orient pourrait s’acheminer, à l’image de l’Iran, vers un nationalisme teinté d’une religiosité bien stratégique.

Contre l’atlantisme, il faut sauver l’accord iranien !

©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

Tribune de Théophile Malo, chargé des relations avec l’Afrique du Nord et le Moyen Orient dans une administration publique.

Les enjeux de la sortie des États-Unis de l’Accord de Vienne – ou Plan d’action global commun – sur le nucléaire iranien signé le 14 juillet 2015 par les cinq membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU, l’Allemagne, l’Union européenne et l’Iran, dépassent le seul Proche Orient. Par la gravité des enjeux et l’importance des acteurs impliqués, cette crise ouvre un moment d’accélération des transformations en cours de l’ordre – ou plutôt du désordre – international. La France doit en tirer toutes les conclusions.

L’annonce de Donald Trump redonne la main aux radicaux de tous bords. La conséquence la plus immédiate de la rupture de l’accord réside dans l’escalade sans précédent à laquelle on assiste entre Israël et l’Iran. Benyamin Netanyahou, qui a fait de « sa » guerre contre l’Iran et ses alliés régionaux une question de survie politique, a ordonné dès mardi soir de nouvelles frappes qui ont tué huit soldats iraniens en Syrie. Mais pour la première fois l’Iran a riposté, en direction du Golan – territoire annexé en 1981 par Israël mais toujours syrien au regard du droit international -, sans faire de victime.

« Pour parer à une telle éventualité, aux conséquences incommensurables, il est indispensable de sauver l’accord contre la volonté des États-Unis. »

La riposte iranienne, suivie d’une nouvelle série de frappes israéliennes d’une ampleur jamais vue, a été orchestrée par les « ennemis complémentaires » des faucons israéliens, les Gardiens de la révolution. Piliers de l’aile dure du régime iranien, ils n’ont jamais cru en la volonté des Etats-Unis de respecter l’Accord. La crise déclenchée par Donald Trump vient renforcer, outre leur propension à répondre à l’escalade initiée par Israël, leur campagne interne aux côtés du Guide suprême Ali Khamenei pour une relance du programme nucléaire militaire.

Pour parer à une telle éventualité, aux conséquences incommensurables, il est indispensable de sauver l’accord contre la volonté des États-Unis. Mais peut-être est-il déjà trop tard. Benyamin Netanyahou pourrait pousser à terme pour l’emploi de mesures encore plus belligènes, tel un raid en territoire iranien, des agressions en territoire libanais contre le Hezbollah etc., tant il se sent enhardi par la caution donnée par les Etats-Unis à ses positions, et le soutien d’une Arabie Saoudite elle-même obnubilée par l’Iran.

Au-delà de ces conséquences régionales gravissimes, c’est toute l’architecture de la sécurité collective qui a été piétinée avec enthousiasme par le président étasunien, tant au niveau des règles qui sous-tendent la non-prolifération que des mécanismes de négociation et, in fine, des principes même d’un droit international ramené à un gadget soumis aux caprices du plus fort. Pour justifier la dénonciation étasunienne d’un Accord entériné en 2015 à l’unanimité par le Conseil de Sécurité de l’ONU, Donald Trump a endossé les mensonges sur la soi-disant relance du programme nucléaire militaire iranien.

Il s’inscrit dans la droite ligne de la sinistre farce qui avait précédé l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003. Le tout au mépris de l’Agence Internationale pour l’Énergie Atomique dont le directeur a toujours affirmé que l’Iran respecte scrupuleusement ses engagements. En ne faisant même pas mine de proposer un nouveau cadre de négociation, et en annonçant le rétablissement immédiat des sanctions contre l’Iran, Donald Trump a choisi la ligne la plus dure parmi les possibilités qui s’offraient à lui.

« Donald Trump est en cohérence avec l’objectif, endossé par-delà les présidences, de maintenir la suprématie de ce qui demeure la première puissance du monde »

Sauf à ce que les trois puissances européennes signataires de l’accord se cantonnent au registre du témoignage verbal sans effet concret – possibilité qu’on ne saurait écarter -, une position aussi tranchée ne laisse plus de place aux timides réponses alambiquées auxquelles nous avons été habitués. Nous n’avons pas affaire à un simple accident de parcours, n’en déplaise à ceux qui, par fainéantise intellectuel ou pour sauver leurs illusions atlantistes, voient en Donald Trump un illuminé en rupture avec une politique étrangère étasunienne antérieure dépeinte comme multilatérale et bienveillante avec ses « alliés », pour ne pas dire vassaux.

Au contraire, Donald Trump est en cohérence avec l’objectif, endossé par-delà les présidences, de maintenir la suprématie de ce qui demeure la première puissance du monde malgré le déclin d’une hégémonie effritée par la montée en puissance de la Chine et le retour de la Russie. Un des outils pour ce faire est l’application extraterritoriale de la souveraineté nationale, enjeu central ici, sous tendue par une prééminence militaire indiscutable et la permanence du statut de monnaie mondiale qu’est celui du dollar.

Que cela passe par le chaos ne semble pas perturber le président étasunien. Il faut admettre ici que l’agressivité systémique d’un Donald Trump reflète, par-delà le style du président actuel, la politique étrangère étasunienne des dernières décennies. C’est au contraire la capacité d’un Barack Obama à négocier sur le dossier iranien, quelles que soient par ailleurs les limites de « sa » politique étrangère liées à ses convictions ou aux pressions exercées sur lui, qui a marqué à cet égard une exception.

Une telle opération intellectuelle serait un immense progrès pour des dirigeants européens qui depuis trop longtemps ont, au mieux, fait mine de se démarquer des États-Unis sans envisager de remise en cause de leur alliance stratégique avec un empire dont la politique étrangère constitue une menace essentielle pour la paix.

Mais désormais les dirigeant(e)s de la France, de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne sont au pied du mur. La mise en application de leur déclaration commune[1] suite au discours de Donald Trump, relativement ambitieuse en dépit de ses ambiguïtés, suppose des ruptures claires dans leur politique étrangère. Cette déclaration affirme la volonté du trio européen d’« assurer la mise en œuvre de l’accord […] y compris en assurant le maintien des bénéfices économiques liés à l’accord au profit de l’économie et la population iraniennes », et exhorte les « États-Unis à éviter toute mesure qui empêcherait la pleine mise en œuvre [de l’accord] par les autres parties ». Dans la foulée de cette déclaration Emmanuel Macron a d’ailleurs convenu avec son homologue iranien Hassan Rohani de travailler « à la mise en œuvre continue de l’accord nucléaire ».

« L’application concrète de cette déclaration supposerait donc à terme une véritable rupture dans l’histoire de la soumission européenne à l’atlantisme »

Mais le chemin est long des intentions à leur mise en œuvre. La référence aux « bénéfices économiques liés à l’accord » doit être prise très au sérieux, car elle renvoie directement à l’architecture sur laquelle repose l’accord de 2015. La question est de savoir si une entreprise désireuse de maintenir ou de développer ses activités économiques en Iran s’expose à subir un sort analogue à celui, entre autres exemples, connu par la BNP qui en 2014 a payé une amende de 9 milliards de dollars au Trésor étasunien pour avoir facilité des transactions avec le Soudan, l’Iran et Cuba.

La réponse ne fait guère de doute. Le nouvel ambassadeur des États-Unis en Allemagne, un des principaux partenaires commerciaux de l’Iran, a ainsi sommé dès mardi sur twitter, le jour même de sa prise de fonction, les entreprises allemandes à cesser leurs activités en Iran. L’application concrète de cette déclaration supposerait donc à terme une véritable rupture dans l’histoire de la soumission européenne à l’atlantisme, marquée par un volet qu’on nommera ici juridico-économique tout aussi important que son volet militaire.

Autant il a été difficile à Washington par le passé de faire appliquer les sanctions par la Chine ou la Russie, autant les banques européennes, et plus spécifiquement françaises, par leur imbrication avec le marché étasunien, sont tétanisées à l’idée de contourner les sanctions. En définitive, seul un rapport de force d’État à État pourrait libérer de cette pression les acteurs économiques européens souhaitant investir en Iran. Il s’agit bien là d’un choix politique. Cette déclaration n’est donc qu’un point de départ. Deux trajectoires opposées sont désormais possibles.

Soit la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne reviennent dans le giron dès que les États-Unis menaceront de s’en prendre à toute entité qui parmi leurs « alliés » dérogera aux sanctions étasuniennes. Cette hypothèse est d’autant plus à craindre que le plan de repli saute aux yeux dans leur déclaration qui précise : « d’autres sujets majeurs de préoccupation doivent être pris en compte. Un cadre de long terme pour le programme nucléaire de l’Iran après l’expiration de certaines des dispositions du JCPoA [Joint Comprehensive Plan of Action], à partir de 2025, devra être défini. Alors que notre engagement en faveur de la sécurité de nos alliés et partenaires dans la région est indéfectible, nous devons également traiter de façon rigoureuse les préoccupations largement partagées liées au programme balistique de l’Iran et à ses activités régionales déstabilisatrices, en particulier en Syrie, en Irak et au Yémen ».

On retrouve ici les principaux griefs initiaux des États-Unis, d’Israël et de l’Arabie Saoudite contre l’Accord. Les signataires européens n’en tirent pas à ce stade les mêmes conclusions que cette coalition belliciste. Mais il est permis de penser, au regard de leur alignement systématique des dernières années, que tout incident grave pouvant être attribué à l’Iran, et de manière plus générale toute difficulté dans les nouvelles négociations qu’ils appellent de leurs vœux pourra servir d’excuse à un réalignement officiel – une sortie de l’Accord – ou déguisé – une réticence à contourner les sanctions – sur la position étasunienne. Échaudé, le Guide suprême iranien Ali Khamenei a d’ailleurs d’ores et déjà déclaré qu’il ne fait pas confiance aux européens pour donner des « garanties réelles » qu’ils ne prendront pas demain les mêmes positions que les États-Unis, poussant Hassan Rohani à exiger des européens ces mêmes garanties.

Soit ce trio, ou à défaut un de ses membres, se donne les moyens de contourner les sanctions étasuniennes, comme l’ont par exemple fait par le passé les banques chinoises ou indiennes dans le cadre des importations de pétrole iranien. Mais à défaut d’être conditionné à une remise en cause – par ailleurs plus que souhaitable – du volet militaire de l’atlantisme, qu’on imagine mal de la part de Theresa May, Angela Merkel et Emmanuel Macron, un tel choix implique au minimum une rupture claire avec son volet juridico-économique.

« Face aux transformations en cours de l’équilibre des puissances, […] l’heure est venue de faire des choix courageux. »

Dans un accès d’utopisme on pourrait par exemple rêver que l’euro soit enfin utilisé pour contribuer à éroder le statut exorbitant du dollar, sur lequel repose en partie la capacité des États-Unis à punir ceux qui refusent d’appliquer leurs sanctions contre un pays tiers. Conscient de ce qui se joue, le président du parlement iranien a d’ailleurs de son côté estimé que les européens ont une occasion de montrer qu’ils ont le « poids nécessaire pour régler les problèmes internationaux ».

Il a raison sur ce point. Face aux transformations en cours de l’équilibre des puissances, et devant la dangereuse fuite en avant belliciste des États-Unis, l’heure est venue de faire des choix courageux. Emmanuel Macron, prompt à se poser en « leader » européen et à endosser une posture « gaullo-mitterrandienne » jusqu’à ce jour démentie par une orthodoxie atlantiste sans faille, a une occasion historique de remettre la politique étrangère de la France dans le sens de l’indépendance et au service de la paix. Espérons qu’il saura la saisir.

 

[1] http://www.elysee.fr/communiques-de-presse/article/declaration-conjointe-du-president-de-la-republique-emmanuel-macron-de-la-premiere-ministre-theresa-may-et-de-la-chanceliere-angela-merkel/

Crédits photos : 

©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

Iran : la persécution silencieuse des minorités religieuses

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Muharram_in_cities_and_villages_of_Iran-342_16_(120).jpg © Payam Moein

En Iran, les minorités religieuses se retrouvent confrontées à un pouvoir central aux politiques très paradoxales : certaines de ces communautés sont à la fois protégées et exclues par l’État iranien. Chrétiens, Juifs ou Zoroastriens vivent en effet dans un pays musulman à plus de 95%, chiite dans sa grande majorité. Et dans cette République islamique, appartenir à l’une des rares minorités religieuses est synonyme de discrimination, voire de persécution. Alors que certaines religions « historiques » bénéficient d’un statut spécial, leur garantissant une relative liberté de culte et de sièges au Parlement, d’autres, comme les Bahaïs, voient leurs droits les plus fondamentaux violés depuis des décennies.


Des minorités religieuses issues d’une longue sédimentation

Site funéraire zoroastrien où étaient exposés les corps des défunts à proximité de Yazd.

Si l’on connaît surtout l’Iran pour la loi islamique qui y est appliquée, plusieurs communautés religieuses y subsistent malgré tout. Avant l’arrivée de l’islam, le zoroastrisme était la religion officielle de l’Iran sous les Sassanides. Il a été battu en brèche avec l’invasion arabe au VIIème siècle, et l’islamisation progressive de l’Iran pendant les quatre siècles suivants.

On y trouve également l’une des plus anciennes communautés chrétiennes du Proche et du Moyen-Orient, puisque l’Église de Perse aurait été fondée par l’apôtre Thomas. Les Chrétiens y ont néanmoins été persécutés par les souverains Sassanides, car ils les considéraient comme des représentants de l’Empire romain, subversifs et déloyaux. Avec la conquête islamique de la Perse, et le statut de la dhimma, le statut des minorités religieuses, chrétiennes comme juives, évolue : dépositaires d’une partie de la Vérité révélée, ces minorités étaient protégées par le sultan et avaient le droit de pratiquer leur foi, à condition de reconnaître la suprématie de l’islam.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’Iran abrite aussi la deuxième communauté juive du Moyen-Orient après Israël. Ses membres descendent pour certains des Juifs restés dans la région après l’exil en Babylone, au VIème siècle av. J.-C.. Cette communauté est restée importante jusqu’en 1979, alors que les communautés juives des autres pays du Moyen-Orient avaient presque disparu suite à la création d’Israël. Bien que la Constitution de 1979 donne un statut officiel aux Juifs et même un siège au Parlement, de nombreux membres de cette communauté ont émigré vers Israël, étant accusés par le régime de sionisme et de collusion avec Israël et les Etats-Unis.

Des libertés limitées

Femme zoroastrienne à Yazd.

En Iran, le chiisme est aujourd’hui la seule religion légitime, proclamée religion d’État suite à la Révolution islamique de 1979. Cependant, la Constitution autorise la plupart des minorités à professer leur culte et à vivre sous la protection de l’État. Au Parlement, trois sièges sont même réservés aux Chrétiens arméniens, chaldéens et assyriens, un siège pour les Juifs, un autre pour les Zoroastriens. En revanche, la Constitution prévoit que la voix d’un non-Musulman – ou d’une femme -, vaut la moitié de la voix d’un Musulman dans un tribunal.

Dans ce pays où le paradoxe est roi, on croise des Chrétiennes coiffées du hijab islamique, en chemin pour l’église où l’on célèbre Noël en toute discrétion. Ces minorités ont, certes, officiellement le droit d’exister, mais dans des conditions très strictes et avec des libertés réduites. L’intégralité des minorités religieuses est soumise à la pratique rigoriste de l’islam. Aucune d’elle ne peut exercer publiquement son culte, sous peine d’être accusée de prosélytisme.

Si les Chrétiens, les Zoroastriens et les Juifs peuvent se marier selon leurs « rites » et conserver certains de leurs lieux de cultes, les pratiquants doivent impérativement s’enregistrer auprès des autorités, ce qui contribue à répertorier les « impies » pour mieux les discriminer plus tard. En cas « d’oubli », les sanctions sont sévères et peuvent aller jusqu’à l’arrestation des responsables.

Ces trois communautés ont fondé leurs propres écoles et sont théoriquement libres de transmettre leur culture religieuse aux leurs. Seulement, l’État est en réalité omniprésent et interfère dans tous les domaines.  Les programmes scolaires sont vérifiés et parfois censurés par le gouvernement, le persan est la seule langue d’enseignement autorisée, et des maîtres musulmans sont présents dans toutes les écoles. Les jeunes filles sont contraintes de porter le hijab bien que cela ne soit pas prescrit par leur religion. Surtout, l’État nomme les directeurs de ces lieux d’enseignement.

https://www.lesclesdumoyenorient.com/IMG/png/compresse_-_iran.png

Cartographie des religions en Iran

Les conséquences de cette surveillance sont dévastatrices pour les religions qui n’ont pas réussi à fonder une communauté soudée. Le zoroastrisme par exemple ne compte plus que 30 000 fidèles en Iran, résidant surtout dans de petits villages, contrairement aux Juifs et aux Chrétiens réunis dans des agglomérations. Leur nombre a drastiquement diminué ces dernières années notamment car les adeptes subissent une discrimination à l’embauche – de très nombreux emplois leur sont interdits -, ce qui a étouffé cette communauté entre dettes et chômages. En plus de l’emprisonnement de plusieurs de leaders zoroastriens, la dispersion des membres à travers l’Iran a limité la solidarité leur permettant de s’organiser.

S’ajoute à cela l’interdiction de se convertir pour un musulman, donc presque impossible de grossir les rangs de ces communautés en Iran. Par exemple, il est formellement prohibé aux non-Chrétiens et aux Chrétiens farsis, nés en Iran et n’appartenant pas originellement à cette communauté, de célébrer Noël. En termes légaux, la Constitution iranienne estime qu’un Iranien né d’un père musulman est musulman, il lui est par conséquent interdit de choisir, changer ou renoncer aux croyances religieuses chiites. Ainsi, une conversion est considérée comme relevant de l’apostasie et est soumise à la peine de mort.

Les Sunnites et les Bahaïs, minorités persécutées

Les Sunnites, quant à eux, ne bénéficient même pas du statut de minorité religieuse. Ils sont tout simplement ignorés par le pouvoir central, qui les considère comme des citoyens de seconde zone. Pourtant les musulmans sunnites iraniens représentent entre 9 et 15% de la population, principalement concentrés dans les zones frontalières de l’Iran et dans le Golfe persique. A l’époque du Chah, le sunnisme était reconnu, et son développement encadré mais largement autorisé. Mais depuis la Révolution islamique, les Sunnites ne bénéficient plus d’aucun type de reconnaissance, et ne disposent d’aucun accès à la politique depuis 1979. Les lieux de culte sunnites sont formellement interdits, tout comme l’accès à l’ensemble des emplois publics ou gouvernementaux.

Quelques contestations ont fait leur apparition en 2015, notamment après la destruction de lieux de cultes sunnites par des agents gouvernementaux. Molavai Abodlhamid, l’un des dirigeants de cette communauté, avait alors écrit une lettre au Guide suprême et au Président, pour réclamer un assouplissement des règles encadrant la vie des minorités religieuses. Une revendication restée sans réponse.

Les Bahaïs, eux, sont bien trop occupés à survivre pour se réclamer du moindre droit. Cette communauté rassemblant 300 000 fidèles selon Human Rights Watch, forme la première minorité religieuse dans le pays, après les Sunnites. La religion bahaïe est née au XIXe siècle, se réclamant d’un courant chiite messianique, convaincu de l’imminence de l’arrivée du mahdi, le « guidé ». Depuis la Révolution de 1979, cette religion monothéiste est strictement interdite par le régime en place. Si l’on s’en tient à l’International Religious Freedom Report de 2015, ils ne peuvent pas entrer à l’université, ni occuper un emploi public, bénéficier d’une aide publique – accordée aux autres citoyens – ou d’une retraite. De même, ils ne disposent pas de droit à la justice ou à la propriété.

En somme, aucun droit civil ou politique, en plus des lieux de cultes détruits ou des cimetières profanés. « Un bahaï est un mhdur ad-damm, quelqu’un dont le sang peut être versé en toute impunité », souligne Christian Cannuyer, auteur de l’ouvrage Les Bahaïs (éditions Brepols, 1988). Le fait que la religion bahaïe se veuille fédératrice et à vocation universelle y est probablement pour quelque chose. Sa doctrine met l’accent sur l’égalité et sur la paix : l’unité des religions et du genre humain. Cette religion se réclame de principes tels que la non-violence, l’égalité absolue entre hommes et femmes ou la complémentarité entre sciences et religions.

« Affirmer que Mohammed n’est pas le dernier prophète et que les femmes sont les égales des hommes est insupportable pour les ayatollahs», expliquait la représentante des Bahaïs en France, Hamdam Nadafi, dans un article pour La Croix paru début 2017. L’acharnement du gouvernement iranien sur cette minorité, s’il trouve ses racines dans des rivalités historiques, trahit la nature profondément politique de ces persécutions. Selon la législation iranienne, tuer un Bahaï n’est pas considéré comme un crime. 200 d’entre eux ont ainsi été exécutés entre 1979 et 2010, des centaines emprisonnés.

L’État théocratique iranien : garant des discriminations ?

L’hostilité entre les deux confessions sunnite et chiite a certes toujours été radicale, mais la fluctuation des relations est aussi due en grande partie aux tensions géopolitiques entre l’Iran et les royaumes sunnites, l’Arabie Saoudite en tête. Il est donc fondamental de ne pas négliger la dimension politique d’une telle répression.

Le système politique iranien est fondé sur un islam absolutisé, dogmatique, et surtout institutionnalisé, avec un véritable clergé. La structure étatique est unique en son genre, puisqu’il s’agit d’une République islamique. Paradoxalement, la souveraineté se partage entre Dieu et le peuple. L’association du clergé aux institutions politiques a mené à l’intégration juridique et institutionnelle de certains groupes religieux ou ethniques comme les Chrétiens d’Arménie, au détriment d’autres groupes alors victimes d’une exclusion totale, tels que les Sunnites ou les Bahaïs.

Malgré l’arrivée au pouvoir de Rohani en 2013, que beaucoup de médias occidentaux se sont aventurés à qualifier de « modéré », la liberté religieuse continue à se détériorer. Depuis 2013, le nombre de membres des minorités religieuses emprisonnés ne cesse d’augmenter, et le Code pénal islamique continue à justifier allégrement des violations graves des droits de l’Homme. On a du mal à imaginer une amélioration de cette situation, sans une altération profonde du caractère théocratique de l’État iranien.

Les mouvements de contestation ont laissé entrevoir une lueur d’espoir mais le système semble bel et bien voué à rester en place. Après trente-huit ans de République islamique, politique et religieux semblent ainsi durablement liés en Iran, sans que rien n’annonce un effondrement ou un assouplissement du régime sur la question, au grand malheur des minorités religieuses.

Crédits :

Cartographie des religions en Iran : https://www.lesclesdumoyenorient.com/Cartographie-des-religions-4-L-Iran.html

Déceptions et protestations dans l’Iran de Rohani

Huit ans après la vague contestataire violemment réprimée qui avait touché le pays suite à la réélection de Mahmud Ahmadinejad, une nouvelle série de manifestations, entachées de violences, secoue la République Islamique d’Iran. Dans un contexte qui diffère profondément de celui de 2009, ces événements révèlent les faiblesses internes d’un pays qui apparaissait jusque là comme un pôle de stabilité appelé à jouer un rôle hégémonique sur une partie de la région. Si les contestations, unifiées autour de revendications économiques, paraissent rassembler des courants politiques hétéroclites, sans mot d’ordre unificateur, elles ébranlent la classe politique iranienne et mettent en évidence les blocages auxquels est confronté le pays, tant à l’intérieur qu’à l’international.

L’illusion d’une stabilité hégémonique ? 

Commencée le 28 décembre à Masshad, deuxième ville du pays, par un rassemblement contre la vie chère, une vague de manifestations s’est étendue à tout l’Iran, touchant de nombreuses villes de province, avant de s’essouffler à partir du 5 janvier, sans que l’on puisse présager de la suite des événements. Réagissant à ces nouvelles, les médias occidentaux ont abondamment diffusé les paroles de l’avocate et prix Nobel de la paix Shirin Ebadi, qui y voyait « le début d’un grand mouvement » d’opposition, et les images d’une jeune femme enlevant son voile en place publique, symbole s’il en est d’une volonté de changement radical de la société iranienne. Cette dernière information procédait en réalité d’un amalgame trop rapide entre la vague contestataire et le mouvement des « mercredi blancs » lancé depuis plusieurs mois par la journaliste Masih Alinejad, qui revendiquait la fin des arrestations de femmes pour voile « mal porté » à Téhéran et s’est achevé par un demi-succès  La vidéo avait en réalité été prise la veille, et on ne peut à l’heure actuelle pas relier le mouvement des mercredi blancs aux contestations des jours suivants, articulées autour de revendications économiques et sociales.

Ce mouvement soudain, qui ne porte pas encore de nom, a de quoi surprendre les observateurs occidentaux, auxquels parvenaient il y a moins de deux mois les images de la réélection du président modéré Hassan Rohani, fêtée dans les rues de Téhéran par ses partisans malgré les déceptions de son premier mandat. Cette réélection prévisible (les présidents iraniens font traditionnellement deux mandats depuis l’établissement de la République Islamique) et sans heurts semblait annoncer la probable poursuite du processus d’ouverture de l’Iran, et Rohani gardait à son crédit la signature des accords sur le nucléaire du 14 juillet 2015, aboutissement de 15 ans de négociations qui garantissaient la limitation du programme nucléaire iranien en échange de la levée progressive des sanctions économiques et de l’embargo sur les armes.

“Le poids du Hezbollah chiite dans la politique libanaise, le maintien au pouvoir du président syrien Al-Assad, et la participation active de l’Iran à la lutte contre l’Etat Islamique à travers le soutien apporté au gouvernement chiite irakien permettaient au pays d’afficher son poids dans la région.”

Cet accord historique ouvrait la voie au retour de l’Iran tant sur la scène politique internationale que sur la scène des puissances économiques, soulevant une vague de commentaires, enthousiastes ou inquiets.Le poids du Hezbollah chiite dans la politique libanaise, le maintien au pouvoir du président syrien Al-Assad, allié de longue date, et la participation active de l’Iran à la lutte contre l’Etat Islamique à travers le soutien apporté au gouvernement chiite irakien (ironie de l’histoire, le commandement des forces irakiennes est revenu de facto à des militaires iraniens ayant participé à la guerre Iran-Irak de 1980-1988, dont le très populaire général Qasem Soleymani) permettaient au pays d’afficher son poids dans la région. La situation géopolitique semblait donner raison à l’ouvrage de Robert Baer, commentateur américain, ancien agent de la CIA et partisan de longue date d’une entente avec l’Iran face à l’axe sunnite (Iran : l’irrésistible ascension, 2009), qui décrivait la montée en puissance du pays, conséquence inévitable de la politique américaine de l’ère George W. Bush. Vu de France, l’Iran faisait figure de futur Eldorado économique, les intérêts français, présents depuis longtemps, pouvant s’implanter davantage (citons les accords avec Peugeot-Citroën du premier janvier 2016 et ceux avec Total du 8 novembre de la même année ).

La portée de cet accord est certes est remise en cause par l’arrivée au pouvoir de l’administration Trump aux Etats-Unis. Dès sa campagne électorale, le milliardaire a dénoncé la main tendue d’Obama et les accords avec l’Iran ; une ligne qui n’a pas varié depuis son arrivée au pouvoir, et qui n’est pas sans rappeler l’intransigeance de l’administration Bush, qui avait inclu l’Iran dans l’ « axe du mal » en 2002, malgré la présence à la tête de l’Iran du réformateur Khatami. Cependant, l’Iran semble afficher plusieurs facteurs de stabilité, avec un régime qui laisse une marge d’expression à la volonté populaire (sans que soit permise néanmoins la remise en cause de la forme du régime, le conseil des Gardiens de la Constitution verrouillant les candidatures), une transition démographique en voie de s’achever, avec une moyenne d’âge tournant autour de 30 ans (contre 20 en Irak, 24 dans des pays comme le Pakistan et l’Egypte), ainsi qu’une population largement éduquée. L’Iran ne semblait pas se prêter à une nouvelle vague de protestations rappelant celle de 2009.

Une vague contestataire très différente de celle de 2009https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/4/4f/Tehran_protest_%281%29.jpg

Un rassemblement le 16 juin 2009. Les manifestations qui ont suivi la réélection d’Ahmadinejad étaient structurées autour d’un motif politique clairement défini et de symboles identifiables, comme la couleur verte qui donna son nom au mouvement. Rien de tel aujourd’hui. ©Milad Avazbeigi

Difficile de ne pas comparer les événements actuels à ceux survenus en 2009 suite à la réélection du président nationaliste Mahmoud Ahmadinejad, entachée de fraudes et largement contestée par les partisans de son adversaire, le réformiste Mir Hossein Mousavi. Cette vague de contestation intervenue dans les grandes villes réunissait des centaines de milliers d’Iraniens appartenant à une population globalement plus jeune qu’aujourd’hui qui exprimait sa colère devant ce qui apparaissait comme le refus de prendre en compte sa parole. Réprimée avec une extrême violence par le pouvoir, le mouvement avait finalement été étouffé, et la présidence d’Ahmadinejad et des conservateurs s’était poursuivie jusqu’à son terme en 2013.

“Si la jeunesse étudiante y a pris une part active, cette contestation met en mouvement des catégories davantage populaires, périphériques et moins politisées.”

La situation de 2018 apparaît radicalement différente : le gouvernement, modéré mais soutenu par les réformateurs, qui s’étaient désistés en 2013 au profit de Rohani, ne prône pas la fermeture du pays, et les échecs de sa politique d’ouverture internationale ne peuvent lui être totalement imputés face à un Donald Trump partisan d’une fermeté extrême. 2009 avait vu, au contraire, une dizaine de jours avant le soulèvement post-électoral, le président Obama prôner la main tendue au monde musulman dans son discours du Caire. De fait, le mouvement actuel présente des différences frappantes.

Alors que les protestations de 2009 étaient le fait d’une jeunesse urbaine des grandes villes rassemblée autour d’un même mot d’ordre (la contestation des résultats de l’élection, le rejet de la politique conservatrice d’Ahmadinejad), le mouvement actuel est moins fort, au moins dans un premier temps, dans la capitale (malgré les 450 arrestations effectuées à Téhéran, visant pour la plupart des personnes de moins de 25 ans ) pour toucher en priorité les provinces, avec notamment de nombreuses villes petites et moyennes. Si la jeunesse étudiante y a pris une part active, cette contestation met en mouvement des catégories davantage populaires, périphériques et moins politisées.

Qui est derrière la contestation ? 

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/c1/Government%27s_yearly_Ramadhan_meeting_with_Ayatollah_Ali_Khamenei_03.jpg
Les deux visages du pouvoir en Iran: le Guide Ali Khamenei, successeur de Khomeiny et garant des institutions de la République Islamique, et le président élu Hassan Rohani. Théologien et cadre du régime depuis sa fondation, ce dernier fait aujourd’hui figure de modéré mais peine à satisfaire les attentes des réformateurs. ©farsi.khamenei.ir

Si les autorités, par la voix du guide Khamenei, sorti de son silence le 2 janvier, et de plusieurs officiels, pointent la responsabilité des Etats-Unis et des puissances occidentales, ainsi que celle des adversaires traditionnels du régime, l’Arabie Saoudite et le mouvement politique en exil des Moudjahidin du Peuple, il est difficile de définir un courant politique qui serait derrière les manifestations. Les vidéos diffusées sur les réseaux sociaux montrent des scènes d’arrachages de portraits du guide Khamenei, des slogans hostiles au régime voire anti-islam et arabophobes (un courant nationaliste hostile à l’islam existe et s’exprime régulièrement, mais reste très minoritaire). Reste que dans le même temps une partie de l’opposition officielle à Hassan Rohani a montré dans les premiers jours une certaine bienveillance à l’égard des manifestants, le mouvement ayant commencé, comme le faisait remarquer sur l’antenne de France Inter la journaliste Mariam Pirzadeh, dans la ville de Masshad, où l’imam de la prière du vendredi n’est autre que le beau-père de l’opposant conservateur Ibrahim Raïssi. Le guide a d’ailleurs mis en garde les conservateurs proches de Mahmoud Ahmadinejad contre la tentation de récupérer le mouvement.

Que la contestation ait été ou non encouragée en sous-main par l’opposition politique, qu’elle soit ou non entretenue par des réseaux étrangers (Donald Trump montre, quoi qu’il en soit, la volonté de mettre en avant la colère du peuple iranien et la violence de la répression pour justifier sa propre politique d’opposition systématique à l’Iran), il semble clair que les rassemblements procèdent d’abord d’un mouvement spontané, exprimant le mécontentement d’une large partie de la population face aux difficultés économiques.

“L’Iran reste marqué par l’augmentation du coup de la vie et des inégalités. Prônant la libéralisation de l’économie et l’ouverture aux intérêts des grands groupes étrangers, les réformateurs peuvent difficilement promettre la réduction de ces inégalités. Les conservateurs sont, de leur côté, fortement liés aux milieux commerçants du bazar.”

La levée des sanctions n’a en effet pas apporté le développement ni l’ouverture souhaités, d’autant plus que les acquis de la présidence sont menacés par la nouvelle administration américaine. L’Iran reste marqué par l’augmentation du coup de la vie et des inégalités qui restent importantes malgré un système redistributif. Prônant la libéralisation de l’économie et l’ouverture aux intérêts des grands groupes étrangers, les réformateurs peuvent difficilement promettre la réduction de ces inégalités. Les conservateurs sont, de leur côté, fortement liés aux milieux commerçants du bazar. Le chômage est également élevé, officiellement à 11,5% de la population active, et probablement bien plus important, en réalité.

Vers un blocage prolongé ?

Si Hassan Rohani a cherché à conserver sa position de modéré, en différenciant les manifestants exprimant des revendications légitimes des « fauteurs de trouble », et que les autorités iraniennes ont communiqué sur les arrestations et les conditions du maintien de l’ordre, nouveauté qui a surpris les journalistes étrangers, la vague de manifestations n’en met pas moins en avant les difficultés de la population, tandis que la violence du régime demeure, avec 21 morts, dont une majorité de protestataires, à la date du 2 janvier.

Après une journée de mercredi plus calme que la précédente et marquée par d’importantes mobilisations en soutien au régime, le mouvement semble s’être essoufflé, dans un contexte où le guide Khamenei et les dirigeants de la force d’élite du régime, les Gardiens de la Révolution, ont promis « la fin de la sédition », ce qui laisse présager une intensification de la répression en cas de reprise. Reste que les protestations ont mis en évidence les blocages du pays, et le sentiment de déception qui se dessine après plusieurs années de gouvernement des modérés, qui ne sont parvenus ni à améliorer les conditions de vie des Iraniens ni à sortir le pays de son isolement, les pressions américaines sur les échanges avec le pays se poursuivant malgré la fin officielle des sanctions. Dans le même temps, les coûteux succès militaires à l’étranger n’apportent en rien la certitude de la sécurité et de l’hégémonie, à l’heure où le bras de fer avec l’Arabie Saoudite, les Etats-Unis et Israël s’intensifie.

Les déclarations sans nuances du président américain, face aux slogans anti-impérialistes des manifestations pro-régime et aux discours martiaux des tenants du pouvoir religieux iranien laissent la désespérante impression d’une histoire qui se répète, ponctuée d’espoirs déçus.

 

Les chiffres démographiques sont tirés des bases de données de la Banque Mondiale (pour le coefficient de GINI) et du CIA World Factbook (pour  l’âge moyen).