« Pour que l’étincelle de la révolution prenne, il faut que les gens se comprennent » – Entretien avec Marc Faysse

L'auteur Marc Faysse
“la communale” éditions du commun

La Communale, publié aux Éditions du commun, est le premier roman de Marc Faysse. Cette fiction, inspirée de sa vie, livre un nouveau regard sur le militantisme, sur l’autogestion et sur la manière de mener des projets communs. Dans un entretien donné au Vent Se Lève, l’auteur revient sur ce qui l’a poussé à témoigner sans langue de bois sur les leçons d’une vie passée de militant rennais à celle du parisien trentenaire qu’il mène aujourd’hui. 


LVSL – Marc Faysse vous avez 29 ans, La Communale (éditions du commun) est votre premier roman. L’histoire d’un jeune étudiant, Achille, qui se lance avec des amis dans une aventure de squat. Pourquoi écrire à ce sujet ?

Marc Faysse – Je vis l’expérience émouvante de la sortie de mon premier roman. Je souhaite préciser que ce n’est pas avec une vision militante, mais avec mon humanité, que je m’exprime tout au long de ce récit inspiré de ma vie. Si j’ai voulu écrire La Communale, c’est d’abord à cause du grand silence médiatique qui englobe ce mode de vie que j’ai vécu il y a 4 ans, le squat. On voit aussi une grosse difficulté à faire comprendre à ses amis et ses parents cette manière de vivre complètement en marge du monde. Pour moi qui apporte vraiment du sens au militantisme, il s’agissait de vivre “à côté” tout en restant en ville, et de mettre en cohérence idées et pratiques. J’avais donc envie de raconter ce mouvement là parce qu’il n’existe pas médiatiquement, mais aussi d’échapper à la binarité du débat public qui voudrait qu’il y ait des gentils, qui manifestent calmement, et des méchants, qui cassent. Il faut rétablir la vérité, bien plus complexe, qui est que parmi les casseurs il y en a qui font des choix, en s’attaquant à des symboles comme une banque, ou encore les panneaux de JCDecaux qui avait censuré il y a trois ans la campagne de Médecins du monde au sujet de l’industrie pharmaceutique, source de financement importante de l’annonceur. Il y a un sens dans ces actions et c’est compliqué de ne pas crisper les gens quand on parle de “l’ultra-gauche”. A travers le romantisme (Achille vit une authentique histoire d’amour avec des personnes et un mode de vie), je veux par ce roman décristalliser le débat de l’intérieur.

LVSL – Écrire ce roman, c’est donc pour vous l’occasion de vulgariser un mode de pensée stigmatisé par l’opinion publique. Achille, c’est un jeune qui a des idéaux, et qui décide de quitter l’autoroute de la vie. Vouloir développer une contre-société, qu’est-ce que cela peut révéler, justement, de notre société ?

La communale
Couverture de “La Communale” / DR

MF – Achille milite dans le syndicat étudiant majoritaire qu’était l’UNEF. Un syndicat historique par lequel il a vu ses camarades gravir les échelons pour espérer entrer par la grande porte dans un parti politique, le PS. Or il est ambitieux et a des idéaux révolutionnaires, c’est un anticapitaliste qui veut renverser la société et pour qui les combats quotidiens de son syndicat sur le prix de la cantine sont des combats d’arrière-garde. Comme plein de jeunes, il nage dans un tourbillon de vide, à la recherche de ce que la vie peut lui proposer d’excitant et d’intéressant, et surtout il en a marre du militantisme conventionnel qu’il considère comme hypocrite. Pour Achille, n’y a pas de cohérence entre tracter pour l’UNEF l’après midi et manger au Macdo le soir. Ce jeune s’ennuie sur son campus, désillusionné, il est presque en dépression jusqu’à son coup de foudre avec un monde souterrain qui, comme dans Harry Potter, est excitant au point d’être idéalisé. Il découvre le mode de vie squat avec toutes les libertés qui vont avec, il rencontre plein de gens qu’il considère comme passionnants, mais il y décrypte aussi l’emprise, la capacité d’endoctrinement qui règne dans ces milieux. Jusqu’où est-il prêt à aller ? Car il s’agit avant tout d’un bourgeois, pour qui il était impensable de squatter et de voler dans un supermarché jusqu’à ce qu’on lui explique que voler peut se justifier politiquement. Dès lors, tout lui explose à la figure, des références culturelles, un vocabulaire, des gens, des fêtes… Dans ce nouveau monde, Achille se croit pionnier. Or, certains membres du squat sont arrivés durant la lutte contre le CPE en 2006. Et même ceux-là oublient qu’ils sont aussi les héritiers de militants, d’Action directe à Louise Michel. Dans cette société construite par filiation, il y a une lignée qui doit se rappeler qu’elle vient d’un ensemble de luttes ayant pris des embranchements, certains ayant choisi la violence, d’autres l’isolement comme les militants du Larzac. Cette lutte, c’est la lutte sociale radicale.

LVSL – Vous, c’est par l’UNEF que vous vous êtes engagé. Aujourd’hui, ces organisations n’ont plus les mêmes pouvoirs et ne semblent plus défendre les luttes de la même manière. Pensez-vous que les Achille d’aujourd’hui pourraient encore suivre un parcours similaire ?

MF – Aujourd’hui je suis proche d’une organisation qui s’appelle Alternative libertaire, prenant ses sources dans le communisme libertaire, elle fusionne avec des groupes anarchistes et gagne de l’ampleur. Donc, je ne suis pas “hors-orga”. Pour autant, il y a des organisations politiques qui servent de tremplin politique et je ne veux pas en nommer une plus qu’une autre car j’ai l’impression que c’est parfois le rôle d’un syndicat étudiant. Ces organisations oublient l’impératif anti-capitaliste : il ne s’agit pas de négocier des miettes mais de faire la révolution. Si on fait parler les chiffres, l’UNEF, syndicat d’Achille, n’est plus le premier syndicat étudiant. À Rennes, où je m’étais engagé, c’est désormais l’Armée de Dumbledore qui est en tête, un syndicat autonome qui a fait campagne en partie sur le rejet de l’UNEF. Je n’ai rien contre les militants UNEF et je ne doute pas de leur volonté militante, mais selon moi ce bloc historique est obsolète. Il faut parfois questionner les structures et pas seulement les personnes.

LVSL – Aujourd’hui, vous vivez et travaillez à Paris. Pourquoi avoir renoncé et quitté ce monde ? Cela a-t-il provoqué chez vous une forme de choc culturel ?

MF – Il y a des choses que je faisais quand j’étais à Rennes que je ne peux plus faire à Paris, comme récupérer les invendus de supermarché, je préfère les laisser à ceux qui sont dans le besoin. Je ne peux plus non plus squatter un appartement, car ça prend beaucoup de temps et que j’ai un travail maintenant. J’ai peut-être fait le choix de travailler par mimétisme social, et je réalise que quand on fait 35h de boulot par semaine il y a plein de choses que l’on ne peut plus se permettre, plein de risques que l’on ne peut plus prendre, car on mettrait trop en danger tout ce système que l’on construit. Si j’ai écrit, c’est parce que j’ai bien conscience que je suis en train de changer de vie, et de renoncer à beaucoup de chose. Il s’agit d’une forme de journal intime, d’un ensemble de souvenirs dont je ne veux pas me défaire. Peut-être aussi que je suis dans une parenthèse de ma vie professionnelle et qu’elle se refermera un jour, pour autant le milieu rennais continue à vivre et à chaque fois que j’y reviens la vie est toujours aussi excitante.

LVSL – En regardant en arrière, qu’est-ce que cette expérience vous à révélé de la vie, de la communauté, de l’Etat et de l’humain ?

MF – Je mène actuellement une grande réflexion autour de la question de l’illusion d’une cohérence totale entre ses propres principes et la pratique. On voit dans le livre que les membres du squat essaient de vivre en cohérence avec leurs principes, or il y a au sein de ce réseau une réalité plus complexe. Par exemple, Achille est homosexuel, et il s’avère impossible pour lui de trouver dans ce milieu relativement viriliste et hétérocentré quelqu’un avec qui vivre une histoire d’amour. Bref, ce n’est pas parce qu’on est militant et en squat que l’on a à donner des leçons sur la vie. Pour autant je trouve admirable de faire ce choix là, qui oblige à renoncer à beaucoup, à commencer par les liens familiaux. Cela me rappelle la pièce de Jean-Luc Lagarce Juste la fin du Monde, où ce jeune écrivain est de retour dans sa famille prolétaire. C’est similaire à ce que je constate avec mes personnages, et c’est un vrai problème car si on veut que l’étincelle de la révolution prenne, il faut que les gens se comprennent.


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10. Le romancier : Jean-Marc Ligny | Les Armes de la Transition

Jean-Marc Ligny est romancier, spécialisé dans le roman d’anticipation et la science-fiction. Il a écrit plus d’une quarantaine d’ouvrages traitant notamment de la raréfaction de l’eau causée par le changement climatique, des migrations climatiques, de la question des semences ou encore de la réalité virtuelle. Il a été sollicité par le GIEC, la Mairie de Paris et le ministère des Armées pour évoquer des scénarios futurs potentiels. Jean-Marc Ligny nous éclaire ici sur le rôle du romancier dans la sensibilisation écologique des citoyens et des décideurs.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : A quoi sert un romancier dans le cadre du changement climatique ?

Jean-Marc Ligny : Un romancier sert à mettre en scène les rapports un peu secs et ardus du GIEC et tous les ouvrages scientifiques ou sociologiques qui sont parus sur la question. Il sert à donner du sens, à apporter de l’émotion, à montrer ce que ça peut donner concrètement, les chiffres, les statistiques, les tableaux qui sont un peu froids et ardus des climatologues sur la question. Dans le sens où un écrivain est un raconteur d’histoires, un écrivain d’anticipation est un raconteur du réel. L’anticipation, la science-fiction, c’est précisément la littérature du réel. À mon avis c’est la littérature qui va prédominer au 21e siècle parce qu’elle interroge le monde présent.

Un auteur de science-fiction doit analyser le présent pour en tirer les germes du futur. Ce n’est pas un voyageur temporel qui vient de l’avenir et qui va écrire comment ça se passe dans l’avenir : il le tire du présent. En l’occurrence, l’avenir climatique étant inéluctable, moi en tant qu’auteur de science-fiction j’ai été interpellé, je dirais même que ça m’a un peu estomaqué, parce que c’est la première fois que ça arrive dans l’histoire de l’humanité.

Jusqu’à présent, le futur de l’humanité était toujours incertain même quand il y a eu des catastrophes, de grandes épidémies, la grande peste, la grippe espagnole, les guerres mondiales, etc. ça impliquait l’avenir d’un certain nombre de millions de personnes, mais pas de l’humanité entière. Le problème du climat touche tout le monde sur toute la planète, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest et il est inéluctable. Pour la première fois dans l’histoire, on se retrouve face à un futur qui est certain. Donc le climat va changer, donc forcément la biodiversité et l’humanité. On est toujours dépendant de la nature, même si on vit en ville et que la nature, on ne la voit qu’en pot ou en vitrine.

Tout ça va impacter l’humanité assez gravement, même très gravement à mon avis, donc on se retrouve face à ce futur inéluctable et ce n’est pas un astéroïde qui tombe sur la terre avec Bruce Willis qui va sauver le monde. Là on se retrouve, on est tous concernés complètement de près. Et donc moi en tant qu’auteur de science-fiction, j’ai trouvé essentiel, indispensable de mettre en scène ce changement qui nous attend. Et donc de tirer de ces rapports un peu arides, d’en tirer la substance et là je dirais de traduire en images, en émotions, en actions aussi, tous ces chiffres et toutes ces données. On dit que le changement climatique à 2°C va impliquer tel changement de la faune, de la flore, la montée des océans, etc. Tant qu’on reste dans l’abstrait, ça donne une toile aux couleurs changeantes, mais on n’en perçoit pas vraiment le sens et il m’appartient à moi de donner à ces couleurs changeantes le paysage, la lecture, le film…

Bon, je ne prétends pas être prophète et dire que ce que j’ai écrit dans mes bouquins va se passer comme ça. Non, je raconte une histoire, je suis quand même un romancier. Donc l’objectif est toujours de raconter une histoire : d’avoir des personnages forts, de faire vibrer le lecteur, de lui faire peur, lui faire plaisir, etc. Je suis un conteur quelque part. Je raconte, je narre les contes du changement climatique.

LVSL : Et en quoi consiste concrètement votre activité ? Est-ce que vous pourriez nous décrire une journée type et surtout votre méthodologie quand vous vous attelez à un ouvrage comme ça ?

J.-M. L.: La journée type d’un écrivain, elle n’est pas vraiment sexy : c’est passer beaucoup de temps sur son ordinateur et à son bureau, parfois debout quand même parce que j’en ai besoin. Ça va être pas mal de recherche. Je ne fais pas qu’écrire des romans, il faut que je gagne ma vie aussi donc parfois le matin, je vais le consacrer plutôt à des activités alimentaires. J’ai tendance à travailler l’après-midi et le soir. Je fais des recherches, je peaufine mes scénarios, parce que je fais toujours des scénarios.

Mes romans sont assez préparés en général. Je sais qu’il y a des écrivains qui écrivent au fil de leur plume, qui ont une vague idée de départ et puis hop ils déroulent. Moi j’ai besoin d’un synopsis, j’ai besoin d’un scénario, surtout pour des romans comme ça, basé sur des réalités scientifiques, sur des faits. J’ai besoin de mettre en forme et de traduire ces chiffres en images, en actions, en scènes…

Ma méthodologie, c’est essentiellement avoir l’idée au départ. Pour Aqua TM, par exemple, j’ai choisi une voie pas très facile parce que quand j’ai pris conscience du réchauffement, du changement climatique, parce que ce n’est pas toujours un réchauffement … du changement climatique, de l’urgence d’en parler et l’incontournabilité du sujet, j’ai cherché par quel biais l’apporter. Est-ce que je vais parler de tempête géante ? Est-ce que je vais parler d’îles englouties par la montée des eaux ? Et puis, d’une façon que je ne m’explique pas trop, j’ai choisi de traiter le sujet par le biais de l’eau et de sa rareté. Ce qui paraît paradoxal dans un pays comme la France où il pleut beaucoup. Au cours de mes études sur le climat, je suis tombé sur cette donnée qu’effectivement l’eau potable est un bien précieux, qu’il est rare, qu’il est actuellement surexploité et que ça va devenir un enjeu majeur, de lutte peut-être pour cette ressource précieuse, bien plus précieuse que le pétrole parce que l’eau est absolument vitale et qu’il y a des pays, des régions qui sont en grave pénurie d’eau : les nappes phréatiques s’épuisent, etc. Il n’y a que 1% de toute l’eau sur la planète qui est récupérable pour la consommation et ces 1% d’eau sont utilisés massivement par l’agriculture et l’industrie. Il en reste assez peu pour la vie humaine et animale. Donc j’ai choisi ce biais : la guerre pour l’eau, les futures guerres pour l’eau, la lutte pour l’eau en tout cas. Ça m’a fait faire beaucoup d’études, j’ai passé 2 ans rien qu’en études.

Pour ces études, lire des bouquins, faire des recherches sur internet, voir des interviews, enregistrer des émissions, prendre des montagnes de notes, etc. Après, ça s’est enrichi, après l’apparition d’Aqua TM, dont il y a eu un certain retentissement. J’ai rencontré des spécialistes du climat, dont Valérie Masson-Delmotte (présidente du GIEC). Et s’en est suivi un intérêt bienveillant, qui a débouché finalement sur une collaboration, assez ponctuelle mais néanmoins précieuse, avec des scientifiques du CEA, du GIEC, etc. par l’intermédiaire de Valérie Masson-Delmotte. Ça s’est traduit par une espèce de mini-séminaire dans un laboratoire de Gif-sur-Yvette, un laboratoire sur le climat, et c’était juste génial ! À la fois pour moi et pour les scientifiques en question. Elle avait organisé ça, avec sa secrétaire. Elle escomptait la venue d’au mieux 3 ou 4 personnes, parce que ce sont tous des gens très occupés, quand même. Ils sont venus à plus d’une vingtaine, ils ont carrément passé la journée ou une grosse partie de la journée à élucubrer joyeusement sur ce qu’allait devenir la Terre à l’horizon 2100, 2300, ce qu’ils ne font pas d’habitude. Ils sont chacun très pointus dans leur domaine et puis on leur demande des preuves, on leur demande des chiffres, on leur demande des rapports précis. Ils n’ont pas le droit de spéculer, enfin d’anticiper, d’élucubrer, de se livrer à de la prospective ; enfin, s’ils ont droit de se livrer à de la prospective, c’est à court terme et avec beaucoup de prudence, beaucoup de guillemets, beaucoup de conditionnel. Alors qu’ils ont de l’imagination, ils ont une idée de ce que ça peut donner, quand même : la montée du niveau de la mer, l’acidification des océans, la modification des circulations atmosphériques, océaniques, etc. chacun dans son domaine. Je pense peut-être que pour la première fois, tous ces chercheurs pointus dans la discipline se mélangeaient et se confrontaient dans leur vision. Et ils avaient carte blanche, moi je leur avais dit : « Mais allez-y, lâchez-vous ! Moi j’écoute, je prends des notes fébrilement et puis je verrai ce que j’en tirerai, mais lâchez-vous. Moi je ne veux pas de chiffres, je ne veux pas de conditionnel, je ne veux pas de « si les conditions machin sont réunies ». Non, non, je veux que vous imaginiez comment ça pourrait être. » Au départ, ils étaient un peu rétifs, tout du moins dubitatifs, parce que c’est quelque chose qu’on ne leur demande jamais : se lâcher, se livrer, se laisser aller à l’imagination. Après, la parole s’est libérée, et on aurait dit une bande d’adolescents imaginant un jeu de rôle géant : c’était juste génial ! Pour moi ç’a été le summum de la collaboration que j’ai pu avoir avec des scientifiques. Ça, ça a donné Semences qui est mon dernier ouvrage, dont je suis en train de faire une suite actuellement.

Semences décrit la Terre en 2300. Là pour le coup je manque de données. Le GIEC et les scientifiques vont se hasarder au grand maximum à l’horizon 2100 pour établir les scénarios qu’ils vont estimer crédibles. Au-delà, le climat étant par essence un système chaotique, aucune prédiction sérieuse n’est possible. On ne peut qu’imaginer. Donc c’est ce qu’on a fait : on a imaginé. Effectivement pour Alliance et Semences, la suite à horizon 2300, je suis totalement dans l’imaginaire. Enfin, pas totalement, parce que ça découle quand même des changements précédents. Pour le coup, je pars beaucoup plus dans le rapport Homme/Nature/Animaux/Biodiversité que les changements climatiques qui auront eu lieu, qui seront toujours en cours, mais je ne vais pas non plus sur des pages et des pages et à longueur de volume décrire des tempêtes, des ouragans, des catastrophes climatiques. Au bout d’un moment il faut passer à autre chose. Et dans Exode, il y en a suffisamment, je pense.

LVSL : Quel est votre but, Jean-Marc Ligny ?

J.-M. L. : Mon but serait déjà d’un point de vue personnel de mieux comprendre ce qui se passe, et ce qui va se passer, à quoi tout ça va aboutir. Donc de le mettre en scène, d’écrire dessus m’a énormément appris. Grâce à toute la documentation que j’ai ingurgitée. Et aussi de faire prendre conscience aux gens, aux lecteurs de ce qui les attend de façon concrète, de ce qui risque d’arriver. Encore une fois, je ne fais pas de la prophétie, je fais que raconter des histoires, mettre en scène un avenir possible. Mais j’ai remarqué par les divers retours que j’ai eus qu’il y a des gens qu’Exode a complètement bouleversés. Ils n’avaient pas pris conscience de la réalité du phénomène. Ils pensaient « bon, il va faire plus chaud, bah tant mieux on mettra moins de chauffage, je pourrai planter un olivier dans mon jardin ». « Bon, il faut trier ses déchets, d’accord ce n’est pas trop un souci, ce n’est pas trop contraignant, mais on va y arriver ». « Bon l’été il y a de la sécheresse, on rationne l’eau, bon d’accord, mais bon les pluies vont revenir ». Jusqu’à présent, le changement climatique, jusqu’à tout récemment, c’était un peu une espèce de menace nébuleuse, comme pouvait l’être la guerre nucléaire dans les années 60. Les gens savaient que c’était une possibilité, que l’un des dirigeants de la planète pouvait un jour être assez fou pour appuyer sur le bouton rouge et puis déclencher l’holocauste, mais ça restait une menace nébuleuse, qui finalement ne s’est pas concrétisée.

Je pense que dans les années 2000, le changement climatique restait une éventualité et même dans l’esprit de beaucoup de gens, ça reste quelque chose qui va arriver plus tard. Ils ne seront peut-être plus là pour le voir, peut-être que les enfants vont le vivre, mais ça ne les empêche pas de faire des enfants pour le moment. Donc, une vague menace qui peut éventuellement influencer sur leur mode de vie, mais ça n’arrive pas d’un coup. Ce n’est pas d’un coup une catastrophe, une tornade qui va détruire leur maison. Ils n’en prennent pas vraiment conscience,  c’est la fameuse question de la grenouille mise dans une casserole, qu’on chauffe doucement. Si on met tout de suite la grenouille dans l’eau bouillante elle va rebondir. Si on la met dans de l’eau froide et puis qu’on chauffe l’eau doucement, elle va doucement se laisser mourir sans s’en rendre compte. J’ai l’impression que c’était un peu la réaction de la population, face à ce problème, les gens ont bien d’autres soucis : assurer leur fin du mois, avoir du boulot, les études des gamins. Ils ont leurs soucis quotidiens, le climat ils n’ont pas envie de le rajouter en plus. Déjà ils trient leurs déchets, c’est déjà bien. Voilà, et puis qu’on ne nous embête pas plus. Et moi j’ai eu envie, quand j’ai pris conscience de l’ampleur du phénomène et de son inéluctabilité, de leur dire « mais attendez la vie va changer, voilà ce que ça peut donner, ça va être grave ». Ça risque d’être le chaos, et puis ça risque de devenir Exode, et puis Exode c’est un peu « sauve qui peut ! Et que le plus fort gagne ! ». Il y a d’autres choses à faire, il y a une prise de conscience à avoir, immédiate, urgente. Et je pense tant Aqua TM qu’Exode et Semences dans une moindre mesure, ont contribué un peu à faire prendre conscience à certains, ou les ont confortés dans leur prise de conscience… et en même temps, ont donné du sens au changement climatique. Pour moi, voilà c’est porteur de sens.

LVSL : Est-ce que vous pourriez me livrer trois concepts, ou trois certitudes que vous avez développés le long de votre carrière ?

J.-M. L. : Pour moi la première certitude c’est que la science-fiction est véritablement la littérature qui décrit le mieux notre société industrielle, informatique, d’aujourd’hui. Aucune autre littérature à mon sens n’est mieux à même de décrire le monde tel qu’il est, parce que c’est véritablement une littérature du présent et du réel. Je ne parle pas de la science-fiction à la Star Wars, ça, c’est de l’espace opéra, c’est de l’aventure, je parle de l’anticipation précisément, sur la planète Terre, sur l’avenir des sociétés. Parce que l’auteur de science-fiction s’oblige à avoir une vision globale du monde. Le polar par exemple, on peut dire que c’est aussi une littérature du réel, parce qu’elle est vraiment ancrée dans le monde réel. Mais, elle va s’intéresser à une frange de la société ou à un certain milieu, etc. Elle va regarder un bout de la société, ça va être la mafia, le monde des truands, les serials killers, la police, etc. La science-fiction, c’est comme poser une loupe sur le monde présent, ça donne juste le recul nécessaire pour appréhender cette globalité.

Ma deuxième certitude c’est que tout en étant observateur du monde réel, je dois absolument me garder d’être donneur de leçon ou délivreur de slogans ou de messages. Il y a eu à une époque une branche de la science-fiction qui était très politisée, ça donnait des messages du type : « il faut agir maintenant camarades, sinon les forces du mal capitalistes vont nous broyer ». Moi ça ne m’intéresse pas, je préfère décrire une situation et laisser le lecteur juger. Dans Aqua TM, il y a aucun avertissement comme « vous voyez, si vous n’agissez pas maintenant… ». Non, c’est une description, une histoire. Un écrivain est un raconteur d’histoire. Je n’ai pas de message à délivrer, le message doit découler de l’histoire et des personnages, si message il y a.

Ma troisième certitude, je vais revenir au climat, c’est donc évidemment ce côté inéluctable du changement climatique. Néanmoins, je perçois quand même les germes du futur, de la nouvelle société en devenir qui est en train de germer sur les cendres de notre monde actuel. À un moment, surtout à l’époque où j’ai écrit Exode, j’ai pensé que l’humanité elle-même était condamnée, qu’on allait disparaitre comme les dinosaures. À mesure que la menace climatique se fait plus prégnante, que les réactions de cette menace ont de plus en plus d’ampleur, je vois aussi que les solutions alternatives émergent de plus en plus et indépendamment des institutions, des gouvernements, etc., que les citoyens qui ont pris conscience, peut-être certains grâce à Aqua TM, imaginent des solutions alternatives de vie, d’agriculture, des solutions de vie autre, non polluante, non énergivore, que ces solutions existent et commencent déjà à être appliquées. Donc j’ai la certitude que l’humanité survivrait, pas toute l’humanité malheureusement. Le changement va être douloureux de toute manière. Mais un autre monde est possible et il est en train de se créer maintenant. Ça pour moi c’est une vraie certitude, et je pense que quand j’aurai fini Alliances, qui est en voie d’achèvement, je pense travailler là-dessus : apporter du positif et étudier de plus près la nature de ces changements et vers quoi ils peuvent mener. Parce qu’on a besoin d’une pensée positive. Là, j’ai fait du négatif, de l’avertissement si on peut dire, ou de l’alarme, j’ai tiré l’alarme jusqu’à ce que le cordon me reste dans les mains. Donc maintenant il est temps de penser à l’après, à l’après-capitalisme, à l’après mondialisation, qui sont en train de s’effondrer là maintenant.

LVSL : Comment est-ce que vous pourriez traduire ces certitudes en politiques publiques concrètes ?

J.-M. L. : Je pense que les gouvernements, les institutions actuelles sont complètement à la masse, totalement à côté du problème. Et qu’ils n’en ont à mon avis rien à faire, parce que les gouvernements sont les marionnettes des grands lobbies et des grosses multinationales qui visent le profit à court terme avant tout. Le changement climatique, c’est quelque chose qui survient à long terme et tant qu’il est encore possible de faire du profit, ils vont faire du profit.

Dans Aqua TM, je décris un dirigeant de multinationale qui est persuadé d’œuvrer pour l’écologie et le climat, mais qui ne fait que du greenwashing. Je pense que toutes les mesures prises en faveur de la réduction des énergies, renouvelables, meilleure gestion de l’eau, etc. peuvent être détournées à des fins capitalistes et que ça va être aussi une énorme source de profit pour certaines sociétés, y compris les sociétés pétrolières. Donc pour moi, la solution ne viendra pas de là, non plus des gouvernements sauf si comme dans certains pays, quelques frémissements peuvent laisser supposer que ces gouvernements se mettent à l’écoute de leurs citoyens et se rappellent qu’ils sont des élus chargés de mettre en application la volonté du peuple et pas la volonté des GAFA. Je pense notamment à l’Islande, par exemple, qui a renationalisé sa banque privée suite à des malversations, qui est très avancée d’un point de vue écologique, etc. Je pense aussi à la Finlande qui a décidé d’attribuer un revenu universel, encore au stade expérimental, mais c’est en bonne voie.

Un gouvernement à l’écoute de ses citoyens aurait parfaitement les moyens d’accompagner, de favoriser, voire de susciter ou générer ce changement politique et social profond qui est absolument nécessaire. Mais paradoxalement, on voit arriver au pouvoir des populistes rétrogrades qui seront très vite dans les poubelles de l’histoire, les Trump, les Bolsonaro… ces gens-là. Ils sont portés par le fait qu’ils savent raconter des histoires, qu’ils ont un discours populiste auquel les gens vont adhérer parce que plus personne maintenant ne fait confiance aux États, aux gouvernements pour apporter une quelconque solution à quelque problème que ce soit, d’ailleurs. On sent tous que ce sont des marionnettes qui sont complètement assujetties aux lobbies et au multinationales. Donc moi

je dirais qu’en termes de politique publique, évidemment, l’idéal serait que les institutions, les gouvernements financent, accompagnent tous les changements qui sont à l’œuvre. Que ce soit en termes d’énergie, d’habitat, de nourriture, d’agriculture, de distribution, etc. Les solutions, on les connaît, elles sont évidentes : il faut revenir à la relocalisation, au village global. Même la notion de nation, d’État, n’est pas très compatible avec cette menace qui est mondiale et qui touche toute la planète. Un état ne peut pas prendre des mesures écologiques et sociales sérieuses s’il n’est pas accompagné par les autres États. Sinon, il va courir à la ruine. Maintenant, on est dans une société globalisée et le changement doit être global. La meilleure des politiques actuellement serait la révolution mondiale, déjà, et qui permettrait de mettre à des postes à responsabilité, pas de pouvoir ni de commandement, des gens compétents et soucieux du bien-être de l’humanité, et de la planète aussi, de la biodiversité, de la faune, de la flore parce que l’on fait, ne l’oublions pas, partie intégrante de la nature, on ne vit pas dans des cages dorées. Si la nature meurt, l’être humain aussi. Pas forcément physiquement, parce qu’on peut vivre d’une façon artificielle, mais on deviendrait quoi ? Des homoncules grisâtres et dégénérés. On ne serait plus des humains, des êtres vivants.

LVSL : Que devrait-être la place de votre discipline, la littérature, dans l’élaboration de la transition écologique ? Comment devrait être considérée votre discipline par rapport à la décision politique ? Et est-ce que vous avez déjà pensé à une structure qui permettrait à nos gouvernants de considérer la littérature d’anticipation ?

J.-M. L. : Je pense que l’écrivain est un raconteur d’histoires, un metteur en scène des rapports et des connaissances que l’on peut avoir. Il peut avoir un rôle de conseil peut-être, ou pas nécessairement de conseil, ça serait plutôt les experts, mais un rôle de metteur en scène. J’ai été sollicité par des institutions, y compris par le ministère de la Défense, pour imaginer quels pourraient être les conflits à venir suite au changement climatique, aux migrations, etc. J’ai été sollicité par Eau de Paris par exemple, imaginez quelle pourrait être la distribution de l’eau à l’avenir et que faire en cas de pénuries d’eau à Paris. J’ai été sollicité par La Poste pour imaginer les moyens de transport du futur. Alors pourquoi La Poste s’intéresse aux moyens de transport du futur ? Ça reste un mystère. Des organismes sérieux, institutionnels comme ça, commencent à se dire que pour imaginer l’avenir il n’y a peut-être rien de mieux qu’un spécialiste de l’imaginaire et pas forcément des experts, des projectivistes et des futurologues qui vont juste se baser sur des statistiques présentes. Les statistiques ne restent que des courbes et des schémas, ça ne véhicule aucune image, sauf pour un écrivain qui va de cela tirer l’image, le paysage, la vision globale.

LVSL : Et si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour l’élaboration de son programme en matière d’écologie, qu’est-ce que vous pourriez lui proposer ?

J.-M. L. : Je serais bien en peine. Je lui proposerais de s’entourer de personnes compétentes dans leur domaine. Mais bon, il n’aurait pas forcément besoin de mon avis. Si un gouvernement quelconque me disait : « on est sérieusement ancré dans la transition écologique, énergétique, climatique, etc. Vous qui avez écrit des bouquins là-dessus, qu’est-ce que vous envisageriez de faire ? », tout ce que je pourrais faire c’est imaginer une utopie. Imaginer comment les choses pourraient aller mieux, ce que j’envisage de faire au niveau littéraire dans un proche avenir. Voilà, donner à voir. Imaginer les résultats que ça pourrait donner, si on agit de telle et telle façon, à mon sens. L’avantage c’est que je ne suis pas scientifique, je n’ai pas de spécialisation, je m’intéresse à tout. J’ai écrit en science-fiction sur plein de sujets, dans plein de domaines, que ce soit sur l’informatique, les mutations, l’exploration spatiale, etc. Je suis un peu un chercheur autodidacte et quelque un peu superficiel peut-être. Je m’intéresse à ce qui va faire sens dans les histoires que j’ai écrites. Peut-être que si j’étais embauché par un gouvernement pour traiter de la transition écologique, énergétique, climatique, etc., je ne serais pas tout seul, je serais au sein d’une équipe certainement. Et mon rôle serait de raconter l’histoire de ce changement. L’histoire, c’est ça dont on se souvient. Si on analyse le passé, qu’est-ce qu’on retient le mieux ? Les histoires, les légendes. De la Grèce Antique, par exemple, tout le monde connaît l’Iliade et l’Odyssée. Beaucoup moins de personnes connaissent l’organisation politique de la cité d’Athènes, à part les spécialistes. La quintessence d’une civilisation, ce sont les récits et les histoires qu’elle génère, et c’est là que j’interviens modestement.

LVSL : Êtes plutôt optimiste ou pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

J.-M. L.: Je suis passé d’un pessimisme angoissé à un optimisme prudent. Comme j’ai dit à un moment, je pensais que l’humanité était condamnée, que l’ampleur des catastrophes annoncées allait nous balayer comme les dinosaures ont été balayés. Les dinosaures qui ont duré beaucoup plus longtemps que nous d’ailleurs. Mais au vu de tout ce qui se passe actuellement, du réveil des jeunes pour le climat, qui manifestent en masse, de toutes les solutions alternatives qui fleurissent à droite à gauche, dans les Alpes par exemple, où même au niveau citoyen. Je vois de plus en plus de gens qui vont privilégier le bio, qui vont devenir végétariens, qui vont manger moins de viande, qui vont faire plus attention à leur mode de transport ou à leur consommation énergétique, toutes ces solutions alternatives au point de vue agricole, construction, architecture, mode de vie, etc. C’est un terreau fertile pour l’instant, les plantes sont petites, elles peuvent mourir aussi. Mais elles peuvent aussi germer et donner de belles forêts. La solution existe, la façon de vivre autrement existe. C’est sûr qu’on ne va pas échapper à des températures de 50°C la journée qui vont nous obliger à vivre autrement, qu’il y a des îles qui vont être englouties, qu’il va y avoir des migrations massives qui vont générer des conflits massifs. Il va y avoir du malheur et de la violence, ça, c’est clair parce qu’en plus, les ressources s’épuisent. On se battra pour les derniers litres de pétroles, etc. Il y aura un changement dans la douleur, mais un changement, pas une extinction, c’est là que réside mon optimisme.

 

Retranscription : Claire Soleille

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :


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Malraux : la légende du siècle

©Roger Pic. Licence : l’image est dans le domaine public.

Bien que nous commémorions les quarante ans de sa mort en novembre dernier, André Malraux (1901-1976) demeure une figure fascinante que l’on convoque autant en littérature qu’en politique. Gaulliste, résistant, aventurier, ministre de la culture, romancier, André Malraux est un personnage français incontournable du XXème siècle. « Entre ici, André Malraux, avec ton terrible cortège ! »

 

La naissance d’un héros-romancier

On sait peu de choses de l’enfance d’André Malraux qu’il ne confia presque pas à ses proches. Sa biographie connue, et racontée par des témoignages, commence, pour ainsi dire, en 1923 au Cambodge. Il est condamné pour vol et trafic de statues khmers qu’il vole dans les temples, mais est finalement relaxé. Puis il décide de monter L’Indochine, un journal anticolonialiste qui critique les injustices de l’empire français. De retour à Paris, il entre à la Nouvelle Revue Française (NRF) qui dicte la vie intellectuelle française de son temps où il se distingue aux cotés de Paul Valéry, André Gide et Pierre Drieu La Rochelle – lequel deviendra son ami. En 1928, il publie son premier roman, Les Conquérants, qui connaitt un grand succès de librairie. Son engagement politique se poursuit puisqu’il part à Berlin avec André Gide pour demander la libération du camarade Dimitrov aux Nazis, ce qu’ils n’obtiennent pas.

Bien qu’André Malraux, dans ses années-là, anime des réunions antifascistes à Paris et est une figure importante du parti communiste, son adhésion intellectuelle au marxisme reste floue et peu convaincante. Après l’intellectuel, c’est le chef de guerre. Depuis ses exploits militaires en Espagne où il organise une escadrille aérienne pour aider les Républicains, l’opinion publique voit en Malraux le personnage-narrateur des Conquérants qui participa aux révolutions chinoises, cadre du Guomindang, ce que les biographes contestent pourtant aujourd’hui mais que Malraux, de son vivant, n’avait jamais démenti.

« J’ai vu les démocraties intervenir contre à peu près tout, sauf contre les fascismes. » (L’Espoir)

En 1933, c’est la consécration littéraire du natif de Paris qui reçoit, pour la Condition humaine, le prix Goncourt. Livre qui narre la ferveur révolutionnaire des années 30, et plus particulièrement la révolution de Shanghai de 1927, le génie romanesque de Malraux se déploie tranquillement dans un tumulte inhumain de meurtres, de souffrances, de mensonges, mais aussi d’amour. Le triple cadre du roman — politique, métaphysique et éthique — donne une des plus grandes œuvres de la littérature mondiale. Cette tragédie historique, renforcée par l’écho de la Seconde Guerre mondiale et par celui des révolutions postérieures, parle d’une voix plus vive encore au XXIème siècle qu’à ses contemporains. Quatre années plus tard, Malraux publie L’Espoir (1937) qui raconte les commencements tumultueux de la guerre d’Espagne et la naissance d’une armée révolutionnaire. Plus que le paradoxe de l’illusion lyrique d’une révolution à réfréner et son désir d’apocalypse à maîtriser, ce livre met aussi en lumière les différents antifascismes que Malraux désire unir. Bien qu’il soit plus proche des communistes, il oublie quelque peu les trotskistes et méprise les anarchistes. Dans sa postérité, ce roman se pose comme le livre du « sang de gauche », comme l’ont qualifié les spécialistes de Malraux. 

Le ministre gaulliste et la politique culturelle

L’indiscernable frontière entre la réalité et la fiction se retrouvera dans toute l’œuvre d’André Malraux. Bien que dans les Noyers de l’Altenburg (1943) et dans ses Antimémoires (1967), il s’auréole de bravoure durant la débâcle de 1940, des témoignages externes euphémisent l’héroïsme dont il aurait fait preuve. En réalité, il s’était retiré dans le Midi de 1940 à 1944, protégés par les services spéciaux anglais ; il ne s’engage dans la Résistance qu’en mars 1944 seulement, sous le nom de colonel Berger.

En 1945, il rompt définitivement avec les communistes et entre dans le gouvernement du général de Gaulle en tant que Ministre de l’Information, avant de le quitter à nouveau en 1946 pour fonder le RPF avec le général. En 1958, de Gaulle revient au pouvoir et nomme André Malraux ministre-délégué et porte-parole. Charles de Gaulle l’envoie en voyage pour rencontrer les grands chefs d’État (Mao Zedong, Nehru, …). Du fait de la révolte de mai 68, et de la renonciation du général à ses fonctions un an plus tard, Malraux décide de partir. Il ne sera resté qu’un second rôle dans le film politique du gaullisme.

Également théoricien de l’art, sa conception guidera sa politique. Pour Malraux, la culture est surtout la rencontre vivante avec l’art et remplit une fonction métaphysique : celle de relier les hommes et les civilisations. Elle doit également orienter les politiques. Comme il considère que l’art délivre de l’histoire et qu’il se présente comme une réponse à la mort, il souhaite en faire bénéficier tout le monde : c’est la naissance de la démocratisation culturelle.

« L’œuvre d’art n’est pas seulement un objet mais une rencontre avec le temps »

Pour mieux comprendre comment Malraux conçoit la démocratisation culturelle, il faut se pencher sur sa conception kantienne de l’art. En fait, elle est définie comme la jouissance éprouvée devant l’œuvre par la subjectivité du jugement de goût. L’œuvre établit une communication qui a un pouvoir sur le psychisme du récepteur. L’art a la possibilité, par la conjugaison d’un regard et d’une sensibilité subjectifs, de transformer en conscience une expérience. C’est cette notion de « rencontre » qui rend possible la convergence des langages de l’éphémère et de la vérité, ce qui permet « le partage de l’héritage » : telle est la mission culturelle. En effet, le ministre chargé aux affaires culturelles devait rendre possible cette « rencontre » ; il espérait même que la culture ait ce pouvoir de fonder un sentiment d’appartenance commune, de donner l’envie d’un vivre-ensemble, et de partager les mêmes valeurs et les mêmes croyances.

La démocratisation culturelle se donnait l’objectif de toucher le plus grand nombre de Français possible. Mais, lorsqu’elle fut développée dans les années 1960, elle demeura indépendante des modalités de l’organisation sociale et politique de la société dans laquelle cette démocratisation devait s’inscrire. Effectivement, elle remplit un objectif sur deux. La démocratisation culturelle parvint à contrer, par la diffusion massive d’œuvres culturelles, l’inégalité géographique d’accès à l’art et mit fin au « désert culturel » de la province. Mais l’inégalité sociologique demeure.

Malraux faisait confiance à l’universalité de l’art, mais il rencontra des difficultés à abattre le mur sociologique. Si Malraux a échoué — et où le ministère de la culture échoue toujours — c’est parce que leur politique de diffusion se fonde sur une mauvaise stratégie. Cette stratégie parie sur le choc que produit l’œuvre d’art sur son récepteur, choc loin d’être immédiat si l’attention n’est pas cultivée par une contemplation de l’objet-art relativement longue. Le choc, donc la contemplation artistique, s’éduque : il faut éduquer les conditions pour que la « rencontre » ait lieu. Or, les politiques culturelles ne se sont développées qu’à travers un prisme normatif qui a classé et hiérarchisé les pratiques culturelles — et donné, de surcroît, du crédit à l’existence d’une culture dominante comme instrument de domination. Si les politiques culturelles, depuis la mort d’André Malraux, ont subi des modifications importantes, les principes fondateurs se sont pourtant cristallisés et n’ont, pour l’instant, jamais été remis en question.

« L’héritage culturel n’est pas l’ensemble des œuvres que les hommes doivent respecter mais de celles qui peuvent les aider à vivre. […] Tout le destin de l’art, tout le destin de ce que les hommes ont mis sous le mot culture, tient en une seule idée : transformer le destin en conscience » (Discours de 1936)

 

La renaissance partielle de Malraux 

Malraux n’aura jamais écrit que trois romans — Les Conquérants, La Condition humaine, et L’Espoir — qui sont rapidement compilés dans la collection de La Pléiade, il devient donc le premier romancier à être publié de son vivant dans cette prestigieuse collection. Après la guerre, il décide de se consacrer à la théorie de l’art et à ses mémoires (sic).

Très absent de la scène médiatique entre 1957 et 1969, ses soutiens de gauche le délaissent, il sera désormais un paria, vu comme un Chateaubriand qui se serait trompé de siècle. Il se relance dans l’écriture avec obsession et désespoir. La mort de sa femme, Louise de Vilmorin, le plonge dans la dépression et l’alcool : il est pris en charge à la Salpêtrière en 1972 où il écrit Lazare.

La sortie de ses Antimémoires est un réel évènement politico-littéraire puisqu’il mêle, dans un style plus libre, fleuri, une chronologie non-linéaire et les souvenirs avec la fiction. Les dialogues avec Nehru, de Gaulle et Mao sont sublimés et n’ont pas la vocation de réalité. Ses Antimémoires sont suivies d’un autre ouvrage, La Corde et les souris, et le tout augmenté d’Oraisons funèbres. Cette œuvre, compilée sous le nom Le Miroir des Limbes, réinvente les genre romanesque et autobiographique et les questionne dans une œuvre où mémorialiste et romancier se confondent. Son ami Pierre Drieu La Rochelle dira : « ce n’est pas Malraux, c’est la figuration mythique du soi ». On entendra souvent dire que Malraux fut mythomane ; en fait, s’il ne voulait pas exposer sa réelle biographie par question de pudeur, il était tout de même très attentif à l’image qu’il renvoyait de lui-même.

« […] il entrait dans un monde où la vérité n’existait plus. Ce n’était ni vrai ni faux, mais vécu » (La Condition humaine)

Quant à ses théories sur l’art, elles inventent un nouveau concept du livre d’art. En effet, l’histoire de l’art malrucienne ne tombe jamais dans le spirituel, dans le sacré religieux, mais pose enfin l’inexistence divine, l’agnosticisme artistique, par la reproduction photographique de l’art universel — qui n’avait jamais été questionnée avant Walter Benjamin — : en somme, une histoire de l’art ultra-moderne, non pas, justement, du point de vue de la création, mais de la réception de l’art. Selon Malraux, notre époque ayant écarté la notion de sacré, ce que Weber appelle le « désenchantement du monde », l’art permet de prendre conscience de son sens intrinsèque, créé un monde irréductible à celui du réel et devient un « anti-destin », une réponse donnée à la mort.

« Nos dieux sont morts et nos démons bien vivants. La culture ne peut évidemment pas remplacer les dieux, mais elle peut apporter l’héritage de la noblesse du monde » (Antimémoires)

Il se fait définitivement connaître du grand public en 1972 lors de son passage à la radio, émission de neuf heures consécutives intitulée La légende du siècle où Malraux joue un rôle quasi hugolien de maîtrise des nouveaux médias. On observe d’ailleurs un parallèle avec de Gaulle et son utilisation des médias avec la publication des derniers livres de Malraux (L’Intemporel et L’Homme précaire) dans lesquels il propose une réflexion complète sur les pouvoirs de l’audiovisuel et les mutations que les médias entrainent. Aussi, en 1971, lorsque de Gaulle décède, Malraux décide de lui consacrer un hommage par la publication des Chênes qu’on abat, qui recueille des dialogues avec le général et s’impose comme le réel testament du gaullisme : la décolonisation, l’impulsion donnée au Tiers-monde, l’indépendance nationale, la tradition jacobine et le sens de l’universel.

L’année de sa mort, il publie le dernier volume de La Métamorphose des dieux et La Corde et les souris qui vient clôturer Le Miroir des limbes, il retouche sans cesse ses œuvres et n’aura jamais été aussi productif. En 1976, il est hospitalisé d’urgence pour cancer de la peau et décède le 23 novembre. Ses cendres seront transférées au Panthéon sous l’impulsion de Pierre Messmer en 1996.

André Malraux fait partie de ces rares intellectuels qui, si nous ne les avions pas eus, nous manqueraient : on ressentirait un vide sans pouvoir le nommer, que ce soit dans l’espace littéraire, politique ou théoricien. La meilleure des manières de lui rendre hommage politiquement serait de reprendre, enfin, le grand chantier culturel qu’il avait entrepris et de faire tomber le mur sociologique. Et la meilleure des manières de lui rendre hommage culturellement serait de continuer d’aller chercher l’art, non pas seulement dans les musées et les bibliothèques, mais au plus profond de soi-même, pour aller à sa « rencontre » et sceller enfin l’union de l’homme d’avec sa civilisation.


Sources : 

Images : ©Roger Pic. Licence : l’image est dans le domaine public.

 


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