Liz Truss : le retour de la « dame de fer » à la tête du Royaume-Uni ?

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« Un traître et une idiote » : c’est ainsi qu’un député conservateur britannique – souhaitant garder l’anonymat – avait qualifié Rishi Sunak et Liz Truss, en compétition pour prendre la tête du Parti conservateur. C’est la seconde qui l’a emporté. La victoire de Liz Truss pourrait avoir des implications macro-économique majeures pour la Grande-Bretagne, tant elle a promis de briser le statu quo en matière fiscale. Davantage que dans les pas de Boris Johnson, Liz Truss semble s’inscrire dans le sillage de Margaret Thatcher… Article d’Oliver Eagleton traduit par Alexandra Knez.

Sunak et Truss s’étaient tous deux posés comme l’héritier légitime de Johnson et de Thatcher, mais en adoptant des perspectives nettement différentes à leur égard. L’ancien ministre des finances Rishi Sunak s’était dépeint comme un « thatchériste de bon sens », qui privilégie la lutte contre l’inflation plutôt que la réduction des impôts. Sa doctrine était basée sur la responsabilité fiscale et la réticence à accroître la dette publique. Les mesures coûteuses qu’il avait mises en œuvre pendant la pandémie – telles que le financement du chômage partiel obligatoire et la hausse des subventions de l’Universal Credit1 – étaient, selon lui, nécessaires pour stimuler la demande et éviter l’effondrement économique : des ajustements pragmatiques pour sauver le modèle néolibéral. Comme l’écrit Sean O’Grady du journal The Independent, « Thatcher était une politicienne de droite qui aimait les budgets équilibrés et une gestion de l’argent judicieuse, tout comme Rishi Sunak aujourd’hui ».

Un programme thatchérien traditionnel pourrait paraître en contradiction avec les tendances populistes-interventionnistes du gouvernement Johnson. Mais, de fait, les budgets équilibrés de Sunak impliquent le maintien des réformes phares des trois dernières années : l’augmentation des cotisations de la sécurité sociale, l’augmentation de l’impôt sur les sociétés et le maintien des dépenses des services publics sur leur trajectoire ascendante (sans toutefois rétablir le budget d’aucun service à son niveau d’avant 2010). Sunak s’est même prétendu très favorable au projet de « nivellement par le haut » pour une meilleure redistribution régionale dans le pays, se profilant comme le sauveur des métropoles du nord de l’Angleterre à travers le projet Northern Powerhouse2. Il affirme qu’en ces temps agités, le thatchérisme de bon sens est synonyme d’une pérennité de l’héritage de Johnson. Une gestion économique raisonnable – du type de celle qui est censée être nécessaire pour faire face à la crise du coût de la vie – repose sur une expansion tactique de l’État.

Pour Liz Truss cependant, le thatchérisme signifie quelque chose de plus fondamental : un credo libertarien radical prêt à s’écarter radicalement de l’orthodoxie économique. Elle prévoit des réductions d’impôts annuelles de plus de 30 milliards de livres, afin de « remettre de l’argent dans les poches des citoyens » plutôt que de gonfler les caisses de l’État. Elle avait annoncé que sous son administration, les écotaxes allaient être supprimées… tandis que les dépenses en matière de de défense allaient exploser. Celles-ci allaient être financées par une augmentation des emprunts. Bien qu’elle ait officiellement rejeté le retour à l’austérité, elle a néanmoins promis une série de « réformes du service public », et un rapport officiel général sur les dépenses, qui entraîneront probablement des réductions. Quant aux réglementations diverses en vigueur, elles seront, promettait-elle, abrogées dans le cadre d’un « feu de joie de la paperasse ».

Truss justifie ces politiques potentiellement inflationnistes en faisant référence à l’essence du thatcherisme – considéré comme une philosophie individualiste plutôt qu’une approche conservatrice de la gestion budgétaire. Alors que Sunak état considéré comme un « petit comptable » sans joie, Truss se présentait comme une « nouvelle Dame de fer » capable de redonner vie au parti et de conjurer sa chute dans les sondages.

Pourtant, loin de marquer une rupture avec Johnson, elle s’est affirmée plus royaliste que le roi en la matière. De tous les candidats conservateurs, Truss a été la moins disposée à critiquer le Premier ministre, déclarant qu’il aurait dû rester en poste et refusant de remettre en question son intégrité personnelle. Les fidèles de Johnson se sont rangés derrière elle pour la soutenir, et les dernières remarques de celui-ci à la Chambre des communes – « réduire les impôts et dérèglementer partout où c’est possible » – semblent correspondre au programme de Truss. Ainsi, l’aile du Parti conservateur menée par Truss présente les politiques publiques interventionnistes de l’ère Johnson comme des exigences imposées par le ministre des Finances Rishi Sunak, que le Premier ministre aurait acceptées à contrecœur pour atténuer les effets de la crise du Covid… Les partisans de Truss estiment que leur nouvelle Première ministre mettra en œuvre les réformes de l’économie de marché que Johnson a toujours souhaitées sans avoir les coudées franches pour le faire. En renouant avec un thatchérisme authentique, elle délivrera l’esprit rebelle de Boris Johnson de la geôle du ministère des Finances…

Ainsi, il s’agit de deux tentatives concurrentes de définir – et de réconcilier – les héritages de deux des leaders majeurs du Parti conservateur. La campagne a été marquée par des attaques verbales violentes, chaque camp renvoyant à l’autre l’épithète infamante de socialiste. Signe des temps : face à la montée en flèche des coûts de la pandémie, à la crise de santé publique et aux répercussions du conflit ukrainien, une approche budgétaire responsable nécessite une intervention étatique constante, tandis que passer d’un État-providence à un État amoindri implique d’accumuler des dettes et de faire abstraction des restrictions de dépenses… Dans le contexte post-Covid, ces deux caractéristiques de l’idéologie conservatrice – discipline fiscale et laissez-faire – ne peuvent plus être conciliées. Les différentes factions du parti doivent décider laquelle est la plus importante et dénoncer l’autre comme une dérive socialiste

S’il y a bien une leçon à tirer des tumultes de l’histoire britannique récente – le Brexit, l’évincement de Corbyn, l’ère Johnson – c’est que le pragmatisme a perdu son emprise sur l’imaginaire populaire. Dans chaque situation, une force optimiste est parvenue au pouvoir en dénonçant le « gouvernement par la peur » souhaité par son adversaire et a réussi à élargir la sphère des possibilités politiques… C’est ainsi que l’on peut comprendre le peu de succès de la stratégie de Rishi Sunak, qui tentait de dépeindre les Trussonomics (les propositions économiques exubérantes de sa rivale Liz Truss) comme une illusion trop exaltante pour être concrétisée – renforçant ainsi leur attrait. Avec la victoire de Truss, ce climat d’anti-pragmatisme se trouve renforcé. Tout indique qu’elle préfigure une ère d’austérité excessive, justifiée par une rhétorique populiste de droite sur fond de guerres culturelles et d’une répression sociale accrue. Si elle décide de financer ses politiques en rognant sur les dépenses, la Grande-Bretagne pourrait bientôt régresser vers son passé récent – et se diriger vers des lendemains sans avenir…

Notes :

1 Le Universal Credit est une prestation de sécurité sociale du Royaume-Uni. Il est soumis à des conditions de ressources et remplace et fusionne six prestations destinées aux ménages en âge de travailler et disposant de faibles revenus.

2 La Northern Powerhouse est une proposition visant à stimuler la croissance économique dans le nord de l’Angleterre (surtout les grands centres urbains) faite par le gouvernement de coalition 2010-15 et le gouvernement conservateur 2015-2016 au Royaume-Uni.

Après Boris Johnson, les conservateurs toujours hégémoniques

Après une succession de scandales et la démission de nombreux ministres, Boris Johnson a annoncé sa démission le 7 juillet 2022. © Number 10

À la suite de sa mise en cause dans plusieurs scandales, Boris Johnson va quitter le 10 Downing Street. Mais les critiques à son encontre se focalisent presque exclusivement sur son manque d’intégrité et occultent son très mauvais bilan politique. Cherchant à se positionner comme un meilleur gestionnaire du pays, Keir Starmer, leader de l’opposition travailliste, ne remet pas en cause la plupart des décisions des conservateurs. Article de David Broder, rédacteur en chef Europe du magazine Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

La chute de Boris Johnson constitue l’aboutissement de mois de pression sur son leadership, ponctué par des scandales répétés sur ses mensonges au public et au Parlement. Les accusations d’agression sexuelle contre Chris Pincher, whip du Parti conservateur (leader du groupe parlementaire, chargé de faire respecter la discipline de vote du parti, ndlr) et le fait que Johnson était au courant de sa conduite passée avant qu’il ne le nomme – ne sont que les dernières étincelles d’une série d’affaires attestant du mépris flagrant du Premier ministre pour le respect de la loi. Avant cela, le scandale des fêtes organisées au 10 Downing Street en plein confinement avaient déjà fortement affaibli la popularité et la crédibilité du leader conservateur. Ces révélations, alimentées par les SMS et les emails parus dans la presse ces derniers mois, ne surprennent personne, et encore moins les ministres conservateurs auparavant fidèles qui ont soudainement considéré Johnson inapte à exercer ses fonctions.

Si Boris Johnson a annoncé sa démission le 7 juillet dernier, il demeure Premier ministre jusqu’à début septembre, le temps que les parlementaires conservateurs, puis les adhérents du parti, choisissent son successeur. Étant donné la large majorité conservatrice à la Chambre des communes – y compris les dizaines de nouveaux députés élus sous la direction de Johnson lors des élections de 2019 – un changement majeur de cap politique est peu probable. Les différents candidats à sa succession, qui ont été des alliés de longue date avant de le laisser tomber pour obtenir sa place, ont en effet presque tous le même programme thatchérien et très à droite sur les enjeux sécuritaires. La crise sociale et le changement climatique sont en revanche très peu abordés durant cette compétition interne.

Une grande partie du discours médiatique sur le refus initial de Johnson de quitter ses fonctions a pris la tonalité d’une crise constitutionnelle – et, pire que tout, le risque que ses efforts pour rester en poste finissent par « embarrasser la Reine ». Le producteur et journaliste écossais Andrew Neil, créateur de la chaîne de télévision d’extrême droite GB News, a pris la parole sur Twitter pour affirmer que les comparaisons entre Johnson et Donald Trump étaient finalement fondées. Des propos qui ne visent sans doute qu’à tracer un trait entre Johnson et du courant dominant des Tories, pour en faire un simple individu dévoyé dont on peut se passer sans trop de difficulté.

Le Labour est-il encore un parti d’opposition ?

Le leader du Parti travailliste, Keir Starmer, a quant à lui appelé à la tenue d’élections anticipées, déclarant qu’il souhaitait un changement « fondamental » de gouvernement et pas seulement un nouveau leader conservateur. Pourtant, M. Starmer et son parti ont soigneusement refusé de « politiser » leurs reproches à Johnson. Les plateaux de télévision ont vu ainsi défiler de nombreux ministres travaillistes de l’opposition (au Royaume-Uni, le principal parti d’opposition nomme des « ministres fantômes » amenés à exercer tel ou tel poste en cas de victoire électorale, ndlr) insistant sur le fait que Johnson était individuellement malhonnête, arrogant et indigne de sa fonction, et que le drame interne des Tories était une « distraction » handicapante pour la bonne conduite des affaires d’Etat. En revanche, les « Starmerites » évitent tout commentaire sur l’agenda idéologique que Johnson et ses ministres poursuivent depuis déjà douze ans (le parti conservateur est au pouvoir depuis 2010, avec successivement David Cameron, Theresa May et Boris Johnson, ndlr), pour se présenter uniquement – dans le plus pur style centriste – comme de compétents futurs gestionnaires d’une machine gouvernementale dépolitisée.

Les « Starmerites » évitent tout commentaire sur l’agenda idéologique que Johnson et ses ministres poursuivent depuis déjà douze ans pour se présenter uniquement – dans le plus pur style centriste – comme de compétents futurs gestionnaires d’une machine gouvernementale dépolitisée.

Certes, il est évidement important que les élus obéissent aux mêmes règles qu’ils imposent aux autres, mais cela ne suffit pas à représenter une alternative aux Tories. Les douze années de pouvoir des conservateurs – dont cinq en partenariat avec les libéraux-démocrates – ont été marquées par une très forte austérité qui a détruit de manière les services publics britanniques pour longtemps. En outre, les conservateurs ont adopté des mesures dignes du nationalisme réactionnaire, notamment une loi renforçant fortement l’impunité de la police et un système d’envoi des demandeurs d’asile déboutés vers le Rwanda, peu importe d’où ils viennent.

La réponse mitigée du Parti travailliste semble néanmoins conforme à la stratégie adoptée par M. Starmer depuis qu’il préside le parti depuis deux ans, qui consiste à se rapprocher le plus possible du gouvernement, en insistant sur le fait qu’il s’agit d’une opposition « responsable » et non d’une opposition « idéologique » comme celle du prédécesseur Jeremy Corbyn, qui promouvait explicitement le « socialisme ». Ainsi, lorsque la politique des vols vers le Rwanda a été annoncée, M. Starmer l’a critiquée en raison de son coût financier plutôt que sur son inhumanité pure et simple. Même le soutien à l’Union européenne qui galvanisait autrefois les partisans de Starmer est désormais marginalisé (ce dernier ayant fait le choix de ne pas rouvrir le débat du Brexit, qui avait permis à Johnson d’infliger une sévère défaite au Labour en 2019, ndlr). Pourtant, alors même que l’opposition politique est réduite à une question de probité individuelle et que le débat public britannique se focalise sur les normes sacrées de la vie publique qui sont souillées, des menteurs bien connus comme Tony Blair et son ancien assistant Alastair Campbell en profitent pour laver leur réputation, ternie par la désastreuse guerre en Irak et d’autres scandales.

« There is no alternative »

Les travaillistes n’ayant pas réussi à mettre en place une opposition politique, d’autres ont décidé de remplir ce rôle, au moins partiellement. En juin, les grèves ferroviaires menées par le syndicat National Union of Rail, Maritime and Transport Workers (RMT) ont suscité une large sympathie de la part des Britanniques touchés par la hausse du coût de la vie, alors même que les médias traditionnels et la direction du Parti travailliste s’accordaient à penser que le grand public ne voyait les syndicats que comme une nuisance. Lors d’une récente émission spéciale consacrée au mélodrame en cours à Westminster (siège du Parlement britannique, nldr), il ne restait plus que Martin Lewis, fondateur du site web Money Saving Expert, pour souligner que la flambée des prix de l’énergie empêchera des millions de Britanniques de payer leurs factures d’énergie cet hiver, ce qui pourrait provoquer des « troubles sociaux » qui éclipseraient les querelles entre conservateurs au sujet de Johnson.

Certes, le Parti conservateur rassemble des personnalités plus ou moins favorables à l’intervention de l’Etat dans l’économie. Cependant, la compétition interne aux conservateurs est marquée par un véritable fanatisme de l’économie de marché. Le remplacement du chancelier (équivalent du ministre des Finances, ndlr) milliardaire Rishi Sunak par le magnat du pétrole Nadhim Zahawi dans les derniers jours du mandat de Johnson – Zahawi ayant immédiatement promis de renoncer à la faible hausse prévue de l’impôt sur les sociétés – avait déjà donné le ton. Les critiques des conservateurs à l’encontre de M. Johnson, notamment de la part de Liz Truss (favorite pour succéder à Johnson, ndlr), ont essentiellement porté sur des appels à la réduction des impôts et à l’abandon de tout programme écologique, même théorique. Il est également probable que la course à la succesion de Johnson se joue sur la peur du nationalisme écossais et de la montée du Sinn Féin en Irlande (parti de gauche favorable à l’unification du pays, ndlr).

La chute de Johnson est en partie le résultat de la menace qui pèse sur les députés en place, ceux-ci craignant pour leurs sièges après les récentes défaites aux élections partielles. Il laisse son parti dans le doute à la fois dans les anciens sièges travaillistes – le très mythifié « Red Wall » (mur rouge) dans l’Angleterre désindustrialisée du Nord, conquis par les Tories en 2019 – et dans les régions plus riches du Sud, où les libéraux-démocrates sont de sérieux challengers. Pourtant, avec une opposition aussi faible que celle des deux dernières années, il semble très probable qu’un nouveau leader conservateur sera en mesure de définir sans encombre la politique du pays dans les mois à venir, auréolé de la même lune de miel médiatique que Boris Johnson et Theresa May ont eu lors de leur prise de pouvoir. Alors que les scandales n’ont pas manqué et que la population s’appauvrit, les travaillistes n’ont que quelques points d’avance dans les sondages nationaux, loin de la marge solide et durable nécessaire pour obtenir une majorité.

Avec une opposition aussi faible que celle des deux dernières années, il semble très probable qu’un nouveau leader conservateur sera en mesure de définir sans encombre la politique du pays dans les mois à venir.

Keir Starmer semble lui convaincu que le pouvoir va juste lui tomber dessus à mesure que les Tories se désintègrent. L’expulsion de milliers de « socialistes » des rangs du Labour et l’abandon de la défense de toute politique de gauche, sur lesquelles Starmer avait pourtant été élu leader en 2020, témoignent d’une rupture radicale avec l’ère Corbyn. Renouant avec le blairisme, il s’agit de faire du Labour une sorte de parti Tory « light » et respectable, une option « sans danger » pour le capitalisme britannique. Pourtant, au-delà de tous les débats sur la bienséance et la personnalité qu’un responsable politique est censé avoir, les lignes de fracture fondamentales de la politique britannique restent inchangés : les Tories peuvent compter sur une base solide et mobilisée de propriétaires, généralement âgés et riches, tandis que l’électorat visé par le Labour, à savoir les Britanniques en âge de travailler, qui voient leurs intérêts matériels quasiment ignorés dans ce cirque médiatique, ont toutes les chances de renoncer au vote. Tant que les travaillistes ne défendront pas ces derniers et ne traceront pas de véritables lignes de démarcation, ils n’auront aucune chance de briser l’hégémonie des conservateurs sur la scène politique britannique.

Stella Moris : « Si Assange est extradé, il sera coupable avant même d’avoir été jugé »

Stella Moris à l’Université Paris 2, le 1er juin 2021 © Anastasia Léauté

La Haute Cour de Londres vient d’autoriser Julian Assange à contester son extradition. Son équipe juridique alerte sur le fait que si celle-ci aboutit, Assange serait privé de tout moyen de défense. Sous la coupe de l’espionage act, il encourt 175 ans de prison ; comme il n’est pas citoyen américain, il ne bénéficie pas même de la mince protection qu’offre le premier amendement de la Constitution. Stella Moris, avocate et compagne de Julian Assange, a prononcé en juin 2021 une conférence à l’Université Paris 2, à l’invitation de plusieurs associations. Elle appelle le gouvernement français à soutenir la libération d’Assange, au nom des services que lui a rendu Wikileaks – qui a notamment révélé les pratiques d’espionnage des agences américaines en France. Cette conférence, dont nous retranscrivons le contenu, s’est déroulée en compagnie d’Antoine Vey, lui aussi avocat de Wikileaks. Elle a été présentée par Vincent Ortiz, rédacteur en chef adjoint du Vent Se Lève.

La cour en charge du cas Assange aux États-Unis est localisée dans la ville d’Alexandria en Virginie. Pourquoi à Alexandria ? Parce que toutes les agences de renseignement y ont leur quartier général. Cette cour se trouve à moins de 30 kilomètres du quartier général de la CIA. C’est essentiellement une cour de sécurité nationale. Aucune personne accusée d’avoir violé la sécurité nationale du pays n’y a jamais gagné un seul procès.

Un procès à l’issue connue d’avance

Accusé au nom de l’espionage act, qui a une portée très large, Julian Assange n’aurait aucun moyen de se défendre [ndlr : voté en 1917, l’espionage act avait pour but de combattre les opposants à la politique étrangère des États-Unis, dans un contexte de guerre. Sa compatibilité avec le premier amendement a fait l’objet de nombreux débats]. Il ne pourrait parler ni des motifs de publication des documents, ni de leur contenu. Tous ces arguments seraient hors de propos : on a affaire à une infraction de responsabilité absolue. « Avez-vous reçu ces documents ? Oui. Possédez-vous ces documents ? Oui. Avez-vous publié ces documents ? Oui » : avec l’espionage act, il est coupable avant même d’avoir été jugé. Et il risque une peine de 175 ans de prison.

Pour couronner le tout, du fait qu’il ne soit pas Américain, Julian Assange ne serait pas protégé par le premier amendement – que l’espionage act rend de toutes manières caduc. Il ne pourrait pas l’invoquer en sa faveur. Aucune personne non-Américaine extradée aux États-Unis ne possède de droits relatifs à la liberté de la presse s’il tombe sous le coup de l’espionage act. Comment organiserions-nous sa défense s’il était extradé ? Je n’en sais rien. Il n’y aurait aucune défense à monter.

L’affaire Assange crée un précédent

La persécution d’Assange menace la pérennité d’un ordre mondial basé sur le droit international. Le rapporteur spécial des Nations-Unies sur la torture, Nills Melzer, a été très clair. Il a mené une enquête et a conclu au fait qu’Assange a été confronté à de la torture psychologique. Le groupe de travail de l’ONU sur les détentions arbitraires a rendu un rapport en 2016 concluant au fait que Julian Assange était illégalement détenu dans l’ambassade d’Équateur. De nombreuses autres personnalités de l’ONU ont rendu des conclusions smiliaires et appelé à la fin de sa persécution.

© Anastasia Léauté

Que les États-Unis et le Royaume-Uni montrent un tel mépris pour les Nations-Unies menace l’intégrité d’un système international basé sur les Droits de l’homme.

Observez ce qui s’est produit en Biélorussie récemment [ndlr : le détournement d’un avion sur ordre du gouvernement d’Alexandre Loukachenko, visant à l’arrestation d’un opposant biélorusse]. C’est la conséquence lontaine d’une fracturation de l’ordre internationale à laquelle ont contribué les États-Unis. En 2013, ils avaient ordonné l’interception de l’avion d’Evo Morales, président bolivien [ndlr : voyageant de Russie vers la Bolivie, l’ex-président Evo Morales s’était vu refuser une escale en France, en Italie ou en Espagne. Une rumeur voulait qu’Edward Snowden ait été à bord de son avion, et accepter qu’il fasse escale dans ces pays aurait été un signe de défiance à l’égard des États-Unis]. Ce faisant, ils ont institué une norme qui est à présent prise pour référence par d’autres.

De même, l’affaire Assange crée un précédent. Observez la manière dont le premier ministre chinois et le président d’Azerbaïdjan utilisent ce cas pour justifier leur violation des droits de l’homme – puisque le monde entier les viole, pourquoi se priver ? [ndlr : dans une interview avec une journaliste britannique devenue virale, le président azéri avait répondu à une question concernant la liberté d’expression dans son pays en évoquant l’affaire Assange]. Les gouvernements non-occidentaux voient dans le cas Assange un blanc-seing pour justifier leurs pratiques répressives à l’égard des journalistes.

Le système américain offre des garanties particulièrement fortes concernant la liberté de la presse en comparaison du reste du monde. Le premier amendement est l’équivalent d’un étalon-or pour la liberté de la presse et d’expression. Avec cette mise en accusation, le premier amendement serait mis en danger. Cela aurait un impact profond sur la culture politique des États-Unis et du monde occidental – si une telle chose se produit aux États-Unis, d’autres suivront.

Un journaliste face au durcissement de l’administration américaine

Julian Assange est persécuté parce qu’il a dénoncé des crimes. Il ne faut pas avoir peur de parler de persécution politique. Si vous enleviez les drapeaux des pays concernés, que vous transposiez le cas Assange dans d’autres pays, tout le monde emploierait ces mots : prisonnier d’opinion, prisonnier politique, prisonnier pour avoir dénoncé des crimes d‘État, etc.

Revenons sur le contexte de sa mise en accusation.

Les États-Unis ont lancé une enquête sur Julian Assange en 2010, suite aux publications de Wikileaks relatifs aux États-Unis. Il faut rappeler leur nature : ces documents concernent la guerre en Irak, la guerre en Afghanistan, ou le fonctionnement de Guantanamo. D’autres révèlent le contenu des câbles du Département d’État. D’autres encore concernent les règles d’engagement, c’est-à-dire relatives à l’emploi de la force armée dans des théâtres de guerre. Ces documents sont la preuve vivante de crimes commis par l’armée américaine.

L’administration Obama a enquêté : un grand jury a été formé, une équipe d’investigation a été mise en place, ainsi qu’une task force dédiée à Wikileaks constituée de centaines de personnes. Après la mise en accusation de Chelsea Manning, condamnée à 39 ans de prison pour avoir été la source de Wikileaks, l’administration Obama, ayant examiné le résultat de ses enquêtes, en a conclu qu’Assange agissait de manière totalement conforme à n’importe quel acteur journalistique. C’est la raison pour laquelle ils ont laissé tomber l’accusation : aucune charge concluante ne pouvait être soulevée contre lui.

© Anastasia Léauté

Que s’est-il passé sous l’administration Trump ? Des relations hostiles se sont développées entre la presse et l’administration Trump. Celle-ci voyait dans l’arme judiciaire le moyen de limiter le pouvoir de la presse. Dans le même temps, Wikileaks publiait Bolt 7,des documents secrets à propos de la CIA, qui constituent la plus grande fuite de l’histoire de l’institution. Alors que Trump entrait dans le bureau ovale, Mike Pompeo était nommé directeur de la CIA. Il a prononcé un discours annonçant qu’il allait réduire Wikileaks au silence. Mike Pompeo est par la suite devenu secrétaire d’État, tandis que le Département de la justice subissait l’influence de la CIA et de la Maison blanche. Il a été l’objet de pressions visant à aboutir à la mise en accusation de Wikileaks. Voilà la signification de cette mise en accusation.

L’État américain, prisonnier de ses agences de renseignement ?

Joe Biden fait face à un choix politique. Aucun État n’est monolithique. Il y a des contradictions au sein même de l’État américain, de ses ministères, de ses agences. Lorsqu’Assange a été mis en accusation, plusieurs procureurs du Department of Justice ont demandé à être relevés de leurs fonctions parce qu’ils ne l’approuvaient pas. Des acteurs clefs au sein de l’État américain se sont opposés et s’opposent à la mise en accusation d’Assange. Certains le font au nom de motifs politiques. D’autres – ce fut le cas de Barack Obama – sont effrayés par les conséquences à long terme que pourrait avoir la mise en accusation d’Assange. D’autres enfin, au sein du secteur de l’espionnage et de la sécurité nationale, sont au contraire farouchement en faveur de son incarcération – en partie parce que Julian Assange a dénoncé les méthodes de la CIA et des agences de renseignement.

Rappelez-vous des révélations récentes, selon lesquelles les services secrets du Danemark coopéraient avec la CIA pour espionner les chefs d’État européens… et même leur propre gouvernement ! Elles disent assez du pouvoir de ces agences. Souvenez-vous des révélations de Wikileaks, qui nous ont appris que la NSA espionnait directement espionné Nicolas Sarkozy, Jacques Chirac et François Hollande. À l’époque, les États-Unis se sont excusés auprès de François Hollande et ont promis de ne pas recommencer… Mais en 2017, Wikileaks a publié de nouveaux documents, établissant que la CIA avait infiltré les principaux partis politiques français – pas seulement à l’aide de piratages, mais avec des agents humains. Des espions américains ont littéralement infiltré les partis politiques français. Avec de telles révélations, ces agences ne peuvent qu’être hostiles à Wikileaks. Bien sûr, l’État américain n’est pas seulement constitué de ces agences. Les valeurs démocratiques et l’idéal de séparation des pouvoirs sont également des valeurs profondément ancrées. Aujourd’hui, cependant, les agences de renseignement ont la main haute. Elles sont parvenues à instrumentaliser et à politiser la loi afin de persécuter un journaliste qui a mis à nu leurs pratiques.

« C’est à Paris que Julian Assange a fondé Wikileaks ; la France doit agir pour sa libération »

La solution la plus optimiste que l’on pourrait envisager serait un abandon pur et simple des poursuites sur ordre de Joe Biden. Ce n’est pas impensable, car il y a un immense mouvement de pression aux États-Unis au sein des organisations journalistiques et de défense des Droits de l’homme. Ce serait un retour à la politique d’Obama, visant à ne pas criminaliser les journalistes et le journalisme.

La France pourrait agir. Elle pourrait faire quelque chose de très simple – et aucun cas suffisante, mais immédiatement réalisable – : envoyer des observateurs internationaux aux audiences du procès d’extradition. L’Allemagne le fait, ainsi que le Parlement européen. Envoyer des observateurs internationaux enverrait un signal aux États-Unis et au Royaume-Uni.

L’affaire Assange concerne la liberté de la presse et le droit de savoir du public. En France, elle concerne les droits de l’homme, la démocratie et la souveraineté. Julian Assange a vécu en France pendant trois ans. C’est dans ce pays qu’il a fondé Wikileaks. La France, pays leader en Europe, devrait agir en activant tous les leviers possibles pour la libération de Julian Assange.

Nouvelle défaite judiciaire pour Julian Assange

© Hugo Baisez pour LVSL

En janvier 2021, la juge Vanessa Baraitser avait refusé la demande d’extradition de Julian Assange aux États-Unis. Ceux-ci ont demandé à contester la décision. Le 11 août, la Haute cour du Royaume-Uni leur a donné une première satisfaction, en étendant le périmètre des questions sur lesquelles ils pouvaient faire appel. Les défenseurs de Julian Assange dénoncent cette reculade de la justice britannique face aux pressions américaines.

Les États-Unis cherchent à extrader le journaliste australien pour dix-sept chefs d’accusation – notamment violation de l’Espionage Act et « conspiration en vue d’intrusion dans un ordinateur. » L’accusation concernant l’Espionage Act repose sur la publication, au travers de Wikileaks, de câbles du Département d’État, de documents secrets sur l’intervention militaire en Irak ou de rapports concernant les détenus de Guantanamo. Elle constitue la première mise en examen d’un éditeur d’informations depuis la mise en place de l’Espionage Act.

L’affaire est d’autant plus trouble que Julian Assange est un Australien, qui travaille en dehors des États-Unis. Ceux-ci démontrent ainsi qu’ils peuvent non seulement poursuivre un journaliste qui dénonce leurs crimes de guerre, mais encore qu’ils peuvent poursuivre n’importe quel journaliste, où qu’il se situe dans le monde, pour l’avoir fait.

Le 11 août, le juge Timothy Holyrode a noté qu’il était extrêmement rare qu’une juridiction supérieure remette en question les décisions d’un juge sur des questions relatives à une demande d’extradition. Il a pourtant présidé à l’une de ces rares exceptions.

En janvier 2021, la juge Vanessa Baraitser avait bloqué la demande d’extradition des États-Unis. Elle avait cependant rejeté les arguments qui faisaient de l’extradition d’Assange une menace pour la liberté de la presse. Sa décision se fondait uniquement sur les mauvaises conditions carcérales aux États-Unis et sur les risques encourus par Assange quant à sa santé mentale. Elle estimait que l’extradition serait trop brutale pour Assange, et qu’elle pourrait mener à son suicide.

Les choses auraient pu en rester là. Les États-Unis avaient obtenu une victoire technique : leur démarche consistant à accuser d’espionnage un journaliste non Américain, tout en n’ayant pas à répondre sur la légalité de cette persécution politique, était validée.

Au lieu de cela, les États-Unis ont fait appel de la décision de la juge Baraitser sur cinq points distincts. Il était avéré qu’ils feraient appel sur trois d’entre eux, mais pas sur les cinq. Les États-Unis auraient pu faire appel du fait que la juge aurait dû leur notifier ses décisions préliminaires sur les effets des conditions de détention aux États-Unis sur la santé mentale d’Assange : ainsi, ils auraient pu donner des assurances quant à ses conditions de détention.

Les États-Unis n’avaient, cependant, pas la possibilité de faire appel de la décision du juge en ce qui concerne les conclusions basées sur les preuves médicales présentées lors du procès. Plus précisément, les États-Unis voulaient faire valoir que le témoignage d’un témoin de la défense aurait dû être jugé irrecevable, et que la juge a commis une erreur en évaluant le risque de suicide d’Assange. Après l’arbitrage du 11 août, les procureurs pourront également soulever ces problèmes. Une audition d’appel est prévue pour le 27 octobre et devrait durer 2 jours.

« Je n’arrive pas à comprendre »

La partie plaignante a démarré en déclarant que la juge avait rendu son verdict en ne se fondant pas sur l’état mental actuel d’Assange, mais sur son potentiel état futur. Alors que la défense a présenté des rapports d’experts sur ce point, un témoin à charge a affirmé que personne ne pouvait prédire la probabilité qu’une personne se suicide plus de six mois à l’avance. La partie plaignante a de plus déclaré que les témoins de la défense se basaient sur des propos d’Assange lui-même. Elle a ajouté que puisque Assange avait cherché et obtenu l’asile politique de l’Équateur et était resté dans son ambassade, il s’était donné beaucoup de mal pour éviter l’extradition vers les États-Unis. Enfin, elle a saisi cette occasion pour rappeler que lorsqu’il logeait dans l’ambassade équatorienne, Assange a « animé un débat sur Russia Today », supervisé les affaires de Wikileaks, et tenté d’aider Edward Snowden à échapper aux poursuites de la part des États-Unis.

NDLR : Pour une mise en contexte géopolitique de l’affaire Julian Assange, à écouter sur LVSL cet entretien avec Guillaume Long, ex-ministre des Affaires étrangères équatorien : « L’administration Trump sera impitoyable avec Julien Assange »

La plus grande partie de l’audition a été consacrée aux conclusions de Michael Kopelman, professeur émérite en neuropsychiatrie au King’s College de Londres. Kopelman était l’un des quatre psychiatres qui avaient témoigné au sujet de l’état mental d’Assange durant le procès de janvier 2021 – lequel avait temporairement bloqué son extradition. La juge Baraitser avait alors estimé que Kopelman et les autres experts de la défense étaient plus convaincants que ceux de l’accusation. Kopelman s’était notamment entretenu avec Assange, mais aussi avec ses amis et les membres de sa famille, avait préparé deux rapports séparés, et même présenté les notes de ses entretiens à l’accusation.

Lorsque Kopelman avait préparé son rapport préliminaire en décembre 2019, ni le fait qu’Assange ait entretenu une relation avec Stella Morris, ni le fait qu’ils aient eu deux enfants n’étaient connus du public. Stella Morris craignait que sa sécurité, ainsi que celle de ses enfants, puisse être mise en danger si cette relation était dévoilée.

Ces peurs n’étaient pas sans fondement : un ancien employé de l’entreprise de sécurité privée UC Global avait témoigné d’une discussion avec les services de renseignement américains dont l’objet était l’empoisonnement ou le kidnapping de Julian Assange. La même entreprise avait également pensé voler une couche retrouvée dans l’ambassade, appartenant à l’un des enfants d’Assange, afin de recueillir son ADN et d’établir sa filiation.

Ces éléments avaient été discutés en janvier 2021, lors du procès qui avait abouti au blocage de la demande d’extradition de Julian Assange par la juge Vanessa Baraitser. Selon la défense, bien que Kopelman avait choisi de ne pas divulguer cette information dans son rapport préliminaire, il avait prévu de demander des conseils juridiques sur la façon de gérer les craintes de Morris quant à sa vie privée, ainsi que ses obligations auprès du tribunal. Avant qu’il n’ait pu le faire, Assange et Morris avaient dévoilé leur relation aux magistrats. Morris avait ensuite fait circuler cette information dans les médias. Un nouveau rapport de Kopelman, en préparation, contenait toutes ces informations.

L’accusation avait alors déclaré que puisque le premier rapport de Kopelman ne faisait pas mention de ces faits, toutes les preuves qu’il présentait devaient être considérées sinon comme inadmissibles, du moins comme suspectes.

La juge Baraitser avait finalement tranché : le rapport initial était erroné. Elle avait néanmoins ajouté que la décision de Kopelman était « humainement compréhensible face à la situation embarrassante de Mme Morris. » La nature de la relation entre Assange et Morris était du reste connue au moment où le tribunal a entendu le témoignage médical, a tenu à rappeler la juge Baraitser. Si le rapport de décembre pouvait donc être erroné, la juge a estimé que le tribunal n’avait à aucun moment été induit en erreur. Après la prise en compte de l’ensemble des éléments, y compris un deuxième rapport et le partage de notes, la juge Baraitser avait estimé que l’éminent neuropsychiatre était crédible et impartial – et frappait de nullité, sur ces bases, la demande d’extradition des États-Unis.

Sept mois plus tard, la Haute cour du Royaume-Uni permettait pourtant aux États-Unis de faire appel.

Au cours de l’annonce de la décision du 11 août, le juge Timothy Holyrode a noté qu’il était extrêmement rare qu’une juridiction supérieure remette en question les décisions d’un juge sur des questions de cette nature. Il a pourtant présidé à l’une de ces rares exceptions. Il a de la même manière reconnu que dans la plupart des circonstances, la décision d’un juge concernant un risque de suicide n’était pas susceptible d’appel… avant d’ajouter que si l’accusation avait la possibilité de faire appel de l’admissibilité du témoignage d’un des experts, elle devrait également être autorisée à faire appel du fait qu’Assange encourt un risque de suicide en cas de transfert vers les États-Unis…

Jeremy Corbyn, l’ancien leader du parti travailliste, s’est adressé aux manifestants rassemblés devant le tribunal. Il a rendu hommage à Assange, déclarant qu’il s’inscrivait dans une « grande tradition de journalistes courageux »

À l’issue de l’audition et avant que la retransmission en direct ne soit interrompue, on a pu entendre Assange (qui assistait en visioconférence depuis la prison de Belmarsh) dire à ses avocats : « Je n’arrive pas à comprendre. Un expert a l’obligation légale d’empêcher les préjudices, surtout à mes deux enfants. »

Prisonnier politique de l’empire américain

L’audition du 11 août peut paraître cruelle. Mais elle a montré jusqu’où les États-Unis et le Royaume Uni sont prêts à aller pour piéger Assange.

Julian Assange est dans la mire du gouvernement américain depuis qu’il a publié pour la première fois la vidéo « Collateral Murder » dans laquelle des hélicoptères de combat américains ont fait feu et ont tué plus de dix-huit personnes, dont deux journalistes de Reuters, et blessé deux enfants.

Il a passé sept années dans l’ambassade d’Équateur à Londres, soumis à ce qu’un groupe de travail de l’ONU a établi comme une détention arbitraire. Le rapporteur spécial sur la torture de l’ONU a déclaré qu’Assange était victime de torture mentale. Et comme l’ont montré des documents américains déclassifiés, le gouvernement britannique était si déterminé à faire sortir Assange de l’ambassade équatorienne qu’il a créé une campagne gouvernementale nommée « Opération Pélican » pour atteindre son but.

Les questions soulevées lors de l’audition préliminaire peuvent être analysées d’un point de vue juridique, mais elles constituent plus simplement la dernière des tentatives des États-Unis de réduire au silence l’un de ses opposants. L’affaire Assange a suscité un tollé mondial considérable. L’accusation d’Assange a de larges implications en ce qui concerne le premier amendement aux États-Unis, et la liberté de la presse plus généralement. C’est la raison pour laquelle de si nombreux groupes de défense de la liberté de la presse, organisations internationales de défense des droits humains et médias de tous les continents se sont opposés à l’extradition d’Assange vers les États-Unis.

Comme les crimes d’Assange concernent des révélations sur les crimes de guerre et les affaires du département d’État américain, de nombreux militants pacifistes et leaders politiques des pays du Sud ont eux aussi rallié les soutiens à Assange.

Avant l’audition du 11 août, Jeremy Corbyn, l’ancien leader du parti travailliste, s’est adressé aux manifestants rassemblés devant le tribunal. Il a déclaré que de nombreux journalistes risquaient leur propre sécurité pour mettre à jour la corruption publique et les crimes de guerre. Il a rendu hommage à Assange, déclarant qu’il s’inscrivait dans une « grande tradition de journalistes courageux ».

Le combat pour Assange n’est pas terminé. La Haute Cour britannique doit encore rendre sa décision sur l’appel en cours. Mais en donnant la possibilité aux États-Unis de faire appel d’une décision fondée sur un témoignage médical, la justice britannique a ouvert une brèche peut-être décisive, dont il est possible qu’elle conduise en fin de course le Royaume-Uni à livrer le journaliste aux griffes de l’empire américain.

Keir Starmer : le François Hollande britannique ?

Keir Starmer lors d’un débat de la primaire interne pour la direction du Labour Party, en 2020. © Rwendland

Un an après son élection à la tête du Labour, Keir Starmer semble échouer sur tous les fronts. À la peine dans les sondages, il ne parvient pas à capitaliser sur les erreurs de Boris Johnson et apparaît comme un politicien sans vision. Son bilan en matière de gestion interne n’est pas plus brillant : au lieu de réconcilier les différentes factions du parti, il a exacerbé les tensions sans en tirer un quelconque profit. Récit d’une année chaotique pour la gauche d’Outre-Manche.

« Notre mission est de rebâtir la confiance dans notre parti, d’en faire une force positive, une force de changement. » Tel était le cap fixé par Keir Starmer dans son discours de victoire lors de son élection à la tête du Labour Party il y a un an. Élu en plein confinement et quatre mois après une rude défaite de Jeremy Corbyn face à Boris Johnson, le nouveau leader de l’opposition héritait en effet d’une situation difficile. 

Le candidat de l’apaisement

D’abord, il fallait faire oublier que les travaillistes avaient désavoué le verdict des urnes en refusant de soutenir le Brexit. Pour se démarquer des conservateurs défendant un Brexit dur et capter l’électorat pro-européen des grandes métropoles, le parti avait en effet proposé un nouveau référendum aux électeurs en 2019. Un positionnement rejeté par l’électorat populaire, que le parti considérait comme lui étant acquis. Nombre de bastions historiques du Labour dans le Nord de l’Angleterre basculèrent en faveur des conservateurs, menant les travaillistes à leur pire défaite depuis 1935. Par ailleurs, le parti était fracturé entre une aile gauche pro-Corbyn et une frange blairiste, surtout présente dans le groupe parlementaire. Enfin, les controverses, totalement infondées, autour du supposé anti-sémitisme de Jeremy Corbyn avaient entaché l’image du parti.

Après cinq ans de tensions autour de la figure de Corbyn et du Brexit, Keir Starmer se présenta comme le candidat du rassemblement et de l’apaisement. Mettant en avant son image plutôt consensuelle, celle d’un ancien avocat engagé pour les droits de l’homme et d’un opposant à la guerre d’Irak ayant déchiré le parti sous Tony Blair, il n’oubliait pas pour autant d’affirmer son attachement au programme économique « socialiste » de son prédécesseur. Un positionnement plébiscité lors de la primaire avec 56% des voix. Soutenu par les médias dominants trop heureux de remplacer Corbyn par un progressiste tranquille, il parvint au passage à faire oublier sa responsabilité dans l’échec électoral de 2019, en tant que ministre fantôme en charge du Brexit, ou le fait qu’il soit député grâce à un parachutage dans une circonscription imperdable.

Guerre contre l’aile gauche

Mais la confiance des militants travaillistes envers leur nouveau leader s’est vite dissipée. Après avoir forcé Rebecca Long-Bailey, candidate de l’aile gauche durant les primaires, à démissionner de son poste de ministre fantôme, Starmer s’est attaqué à son ancien chef. Une déclaration de Corbyn à propos de l’antisémitisme au sein du Labour, dans laquelle l’ancien dirigeant reconnaissait pleinement le problème tout en ajoutant que son ampleur avait été largement exagérée, fut utilisée pour lui retirer sa carte de membre. Une décision extrêmement brutale, sans doute motivée par la volonté de Starmer d’asseoir son pouvoir et d’envoyer un signal fort aux médias, qui a suscité un tollé chez de nombreux militants et plusieurs syndicats affiliés au parti. Finalement, Corbyn récupéra sa carte de membre grâce au Comité National Exécutif (NEC) et Starmer en sortit humilié. En janvier, ce fut au tour du leader écossais du parti, Richard Leonard, proche de Corbyn, d’être débarqué le lendemain d’une visioconférence où des grands donateurs auraient demandé son départ.

Cette guerre contre l’aile gauche du parti semble lasser une bonne partie des militants. Avant le scandale autour de la suspension de Corbyn, environ 10% des membres n’avaient déjà pas renouvelé leur carte selon des données internes, un chiffre sans doute plus élevé aujourd’hui. Les syndicats, grands soutiens de Corbyn, semblent aussi traîner des pieds : le plus gros d’entre eux, Unite, n’a fait aucun don depuis l’élection de Starmer et a réduit sa contribution annuelle. Pour combler ce manque à gagner, le nouveau dirigeant cible donc des grands donateurs, mais ceux-ci paraissent peu intéressés. Ils semblent en effet avoir plus à gagner en misant sur les Tories, historiquement proches de leurs intérêts, comme l’a rappelé l’étrange attribution de juteux contrats publics liés au COVID à des proches du pouvoir.

Un opposant inaudible

Si les conflits internes ont fragilisé Starmer, il ne semble pas non plus séduire le grand public. Sans charisme, ses interventions à Westminster se sont révélées ennuyeuses et plutôt conciliantes envers les conservateurs, alors que la mauvaise gestion de l’épidémie lui offrait un moyen de se démarquer et de tourner la page du Brexit. Cet automne, les coups de gueule d’Andy Burnham, maire du Grand Manchester et ministre fantôme de la Santé auprès de Starmer, ont montré combien l’exaspération était réelle. Son rejet de nouvelles restrictions sanitaires dans le Nord – pauvre – de l’Angleterre en l’absence de meilleures indemnisations en a fait une icône des provinciaux face à la riche Londres qui décide de tout. De même, le Labour de Starmer a refusé de soutenir les dizaines de milliers d’étudiants qui demandent une baisse des frais de scolarité exorbitants et des loyers des résidences universitaires que nombre d’entre eux ne peuvent plus payer. L’ancien avocat des droits humains a également envoyé un signal incompréhensible en demandant à son parti de s’abstenir sur le « Spy Cops Bill », un texte garantissant l’immunité aux militaires et agents de renseignement s’ils commettent des actes criminels durant leurs missions. La liste pourrait être complétée.

« Au lieu de développer un message clair, Starmer a laissé des focus groups définir sa stratégie, qui consiste à ménager le gouvernement. »

Tom Kibasi, ancien soutien de Keir Starmer, dans The Guardian.

Certes, Starmer avait prévenu : il ne serait pas un opposant dogmatique. Mais pour l’heure, difficile de citer un seul exemple de réelle opposition. Pour Tom Kibasi, ancien soutien de Starmer, « au lieu de développer un message clair, Starmer a laissé des focus groups définir sa stratégie, qui consiste à ménager le gouvernement. » Si ce choix a été utile pour que le Brexit se réalise enfin, pour de nombreux électeurs, la différence entre travaillistes et conservateurs devient difficile à cerner. 

Pendant que que Starmer échoue à proposer une vision cohérente de l’avenir du pays, Boris Johnson tente lui de séduire l’électorat populaire en rompant avec le thatchérisme : après une hausse de 6% du salaire minimum en début de mandat, il a repris une partie de l’agenda promu par Corbyn en renationalisant certaines lignes de train et en annonçant un grand plan de « révolution industrielle verte ». Certes, les conservateurs ne renonceront pas pour autant à leur idéologie libérale et il faudra différencier effets d’annonce et résultats. Pour l’instant, Johnson bénéficie en tout cas d’une belle avance dans les sondages, gonflée par la réussite de la vaccination. Starmer, lui, va devoir se ressaisir. Ses reniements successifs et purges brutales ont détruit son image aux yeux des militants de gauche sans parvenir à prendre des voix au centre. Un scénario qui a conduit le PS français à l’abîme.

Collages féministes : se réapproprier l’espace public

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La pratique du collage est utilisée pour dénoncer les féminicides. ©GrandEscogriffe

D’où vient l’idée audacieuse de concilier féminisme et réappropriation de l’espace public ? Nous vous proposons d’en savoir davantage sur l’histoire de ces femmes qui couvrent nos murs pour donner la parole à celles qui n’en ont plus et pour apostropher les passants des grandes villes. Qui sont les Colleuses ? Le collage a-t-il toujours été l’arme de cette partie de la société, invisible et inaudible ? 


Dans les placards de l’histoire

Dans un article de France Culture, l’historienne spécialiste de l’histoire des femmes, Christine Bard, remonte le temps jusqu’à l’Ancien Régime. À cette période, les femmes ne sont pas nombreuses à placarder nos faubourgs pour se plaindre du supplice de la nage et autres infamies perpétrées par la gent masculine. Durant l’Ancien Régime, les placards, terme original pour les collages, étaient utilisés pour publiciser les avis officiels. Ils pouvaient aussi être utilisés par les opposants au pouvoir.

Il faut attendre la Révolution française pour découvrir un placard signé d’une main féminine. Olympes de Gouges est la première femme à les utiliser pour se présenter comme « défenseur officieux de Louis Capet » lors du procès de Louis XIV en 1792. En voici un extrait : « Je m’offre après le courageux Malesherbes pour être défenseur de Louis. Laissons à part mon sexe, l’héroïsme et la générosité sont aussi le partage des femmes, et la Révolution en offre plus d’un exemple. Mais je suis franche et loyale républicaine, sans tache et sans reproche. Je crois Louis fautif, comme roi ; mais dépouillé de ce titre, proscrit, il cesse d’être coupable aux yeux de la République. »

Finalement, en France, les affiches restent plutôt rares jusqu’à la Commune de Paris où est à l’œuvre l’Union des femmes pour la défense de Paris. Les quelques affiches de la période sont composées de textes denses contrairement à leur pendants modernes qui favorisent des mots percutants et des images vives.

Affiches féministes, so british

Cependant, il suffit de traverser la Manche pour trouver les premières affiches féministes dès la fin du XIXème siècle, en Angleterre. Ces affiches s’inscrivent notamment dans le mouvement d’émancipation vestimentaire lancé à cette époque. L’Aglaia, le journal du “syndicat pour la robe artistique et saine”, arbore alors des illustrations où l’on peut voir des femmes vêtues de robes sans corset.  D’autres mouvements semblables vont voir le jour ailleurs en Europe « pour le port d’une robe différente ». C’est le cas notamment en Allemagne et en Autriche [1].

L’Angleterre ce n’est tout de même pas si loin ! Pourquoi une telle inertie dans l’Hexagone ? La fabrication de telles affiches nécessite des moyens financiers et matériels auxquels seuls les mouvements féministes modérés peuvent prétendre.

Ce sont les suffragettes européennes qui vont être à l’origine d’une deuxième vague dans les collages féministes.

Ce sont les suffragettes européennes qui vont être à l’origine d’une deuxième vague dans les collages féministes. Là encore, nos homologues britanniques se placent en championnes d’après l’historienne. Elles sont à l’origine d’un grand nombre de nouveautés dans le domaine. Cela tient notamment au fait que les suffragettes anglaises disposent de leurs propres ressources qu’elles puisent dans les écoles des Beaux-Arts par exemple. Elles mettent en place un code couleur (vert violet et blanc) et étalent fièrement leurs bannières dans les manifestations, tandis qu’en France, ces mêmes manifestations restent occasionnelles et plutôt modestes.

Genèse des affiches féministes en France

Mais en Europe, l’année 1914, qui marque l’entrée dans la Première guerre mondiale, est un nouveau ralentissement des activités féministes. En France notamment, l’heure est à l’union sacrée. Les thématiques féministes sont passées sous silence, tandis qu’on emprunte plus volontiers le ton de la glorification de la société française et du patriotisme.

Il faut attendre les années 1930 pour que soit durablement perturbée la chape française. Entre 1934 et 1936, les manifestations des suffragettes se multiplient et font parler d’elles. On peut par exemple mentionner l’affiche marquante de la journaliste suffragiste Louise Weiss : “La Française doit voter”. Des lettres rouges sur fond blanc, un beau contraste pour un message succinct, simple et sans équivoque.

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© Ville de Paris / Bibliothèque Marguerite Durand

Plus tard, la Seconde guerre mondiale fera une nouvelle fois taire les courants féministes, quels qu’ils soient, en France occupée et ailleurs. Ce constat fait, une petite précision s’impose. Que dire de l’affiche « We can do it », signée J. Howard Miller, une affiche encore aujourd’hui utilisée par de nombreux mouvements féministes ? Un rappel sur son histoire s’impose, par l’historienne Christine Bard : « Cette affiche, qui connaît actuellement une deuxième vie extraordinaire, sous le signe du féminisme, n’était pas féministe. Elle exaltait l’effort de guerre féminin. La propagande de guerre est trompeuse car elle valorise la force, le courage, la virilité des femmes… dans la mesure où leur contribution est jugée nécessaire, le temps de remporter la victoire ; ensuite, tout doit rentrer dans l’ordre. »

De retour dans la France des années cinquante, c’est l’année 1956 qui marque le début de la Maternité heureuse, devenant en 1960 le Planning familial. Cette création est un moment charnière. Cette association bien structurée se dote des moyens nécessaires pour produire une myriade d’affiches sur les thèmes de l’accès à la contraception et à l’avortement.

La fin des années soixante, c’est aussi l’avènement du Mouvement de libération des femmes (MLF). Ce dernier s’accompagne de l’éclosion d’une multitude de groupes de militantes. Celles-ci, même lorsqu’elles manquent de moyens, s’adonnent à des créations multiples. « Les femmes artistes sont à cette époque de plus en plus nombreuses. Une affiche célèbre est réalisée par exemple par Claire Bretécher. Le graffiti a aussi beaucoup de succès. Il est bien dans l’esprit libertaire du féminisme radical. D’innombrables événements culturels féministes sont annoncés par voie d’affiche : concerts, lectures, théâtre, fêtes… Et bien sûr, les manifestations, en particulier celle du 8 mars. On trouve aussi des revendications féministes ailleurs qu’au MLF, dans les syndicats surtout (CGT, CFDT…) : le monde du travail est un autre champ de luttes pour les femmes, ce dont témoignent des affiches », explique Christine Bard pour France Culture.

Les collages contre les féminicides

Fortes de cet héritage, nous voici en août 2019. Marguerite Stern, ancienne FEMEN lance le mouvement des collages contre les féminicides à Marseille. Progressivement, les collectifs florissent dans chaque grande ville, comme Paris où Marguerite Stern va diriger les opérations durant quelques mois. Sur la base de formations en présentiel et de groupes de discussions sur les réseaux sociaux, les Colleuses s’organisent pour repeindre les murs à leurs couleurs.

À l’aune de la mondialisation du militantisme et des actions d’envergure internationale, on peut se demander : pourquoi les villes et pourquoi la nuit ?

“Nos sangs sur vos murs. Le machisme tue. L’amour ce n’est pas la mort. L’amour ne fait pas de bleus.” En face des pubs McDonalds ou des affiches de luxe, ça déroute autant que ça dérange.

Pour Camille Lextray, membre de l’initiative volontaire CollagesParis interrogée par France Inter, l’objectif est double. Il s’agit à la fois d’interpeller sans risquer de choquer de potentielles victimes ou leurs proches mais aussi de « faire de la pédagogie dans l’espace public », sur les « violences sexuelles, intrafamiliales, sexistes ». Un rapide retour sur le rapport des femmes à l’espace public s’impose, au sujet duquel Melissa Peifer, anciennement étudiante en histoire contemporaine, propose un éclairage dans son article : “Afficher les revendications féministes sur les murs des villes“.

Alors qu’Inès, une jeune colleuse à Paris déclare pour France Inter que sortir la nuit à plusieurs lui donne le “sentiment libérateur de se réapproprier l’espace”, il faut s’interroger : pourquoi cette rue n’est-elle pas autant la nôtre que celle des hommes ?

Dès l’âge antique, une iniquité est instaurée entre l’occupation de la rue par les hommes et par les femmes. Dans la Grèce antique, les hommes occupent l’agora. Celle-ci renvoie d’abord à la réunion de l’ensemble du peuple ou du Conseil d’une cité pour l’exercice de leurs droits politiques. Elle renvoie plus tard à la place publique qui porte le même nom [2]. Les femmes, quant à elles, sont cantonnées à l’oikos, en d’autres termes, l’espace purement privé, le cadre domestique. Plus tard au XVIIIème siècle, Rousseau, dans son Contrat social, exclut les femmes qu’il considère strictement comme des mères et non comme des citoyennes.

Les manuels du XIXème destinés à l’éducation des jeunes filles représentent la ville comme un espace d’insécurité où la prudence et la discrétion sont de mise.

Plus tard, Melissa Peifer nous rapporte que les manuels du XIXème destinés à l’éducation des jeunes filles représentent la ville comme un espace d’insécurité où la prudence, la discrétion et la compagnie d’un homme sont de mise.

N’en déplaise à certains, les choses sont loin d’avoir évolué depuis. Dans les années 2000, des auteurs comme Guy di Méo ou Jacqueline Coutras dénoncent « des mécanismes toujours à l’œuvre qui font des villes […] des espaces profondément inégalitaires » et pointent « les politiques publiques […] pour leur tendance à privilégier les besoins des hommes face à ceux des femmes » [3]. En 2018, l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) estime qu’un quart des femmes interrogées ont au moins une fois renoncé à quitter leur demeure seules, car elles avaient peur.

Ces collages tentent de s’opposer à l’invisibilisation des femmes dans l’espace public. En 2014, une enquête de l’ONG Soroptimist estime que seules 2% des rues françaises sont nommées d’après des femmes. Chaque jour, ces rues que nous traversons, avec plus ou moins d’assurance, nous offrent le récit d’une histoire profondément « androcentrique »[4]. Ainsi d’une part, le collage permettrait de se réapproprier un espace dont on nous a depuis bien longtemps privé.

Les Colleuses ramènent ces « histoires de couple », ces « histoires d’alcool » et ces « drames familiaux » sur la place publique, tentant alors d’en faire une problématique sociale.

D’autre part, les collages permettent de dénoncer les violences perpétrées dans le cadre domestique sur la place publique. En d’autres termes, en exposant à la cité ces « histoires de couple », il s’agirait d’imposer ce phénomène comme une problématique sociale et non pas juste un problème domestique pour lequel l’État n’aurait pas grand-chose à faire. De la même façon que certains interrogent la sécuritisation de nombre d’enjeux sur la scène internationale [5], les Colleuses ramènent ces « histoires de couple », ces « histoires d’alcool » et ces « drames familiaux » sur la place publique, tentant alors d’en faire une problématique sociale face à laquelle les acteurs publics ne peuvent plus se contenter de fermer les yeux. Certains et certaines dénoncent l’aspect dérisoire, presque dérangeant, de ces bouts de papiers. Pourtant, on s’accordera avec Melissa Peifer pour dire que ces lettres noires sur papier blanc A4 ont au moins le mérite d’ouvrir, si ce n’est de forcer, le débat sur une question qu’on rangerait bien sous le tapis. Ensembles, ces lettres noires vous toisent et vous interrogent : combien de Raymonde, combien de Laeticia, combien de nouveaux noms sur vos murs faudra-t-il pour que nous en valions la peine ?


 

[1] https://www.franceculture.fr/oeuvre/lart-du-feminisme-les-images-qui-ont-faconne-le-combat-pour-legalite-1857-2017
[2] Gustave Glotz 1970, p. 30.
[3] Di Méo Guy, « Les femmes et la ville. Pour une géographie sociale du genre », Annales de géographie, 2012/2 (n° 684), p. 107-127. DOI : 10.3917/ag.684.0107. URL : https://www.cairn-int.info/revue-annales-de-geographie-2012-2-page-107.htm
[4] Bourdieu Pierre, la Domination masculine, 1998, Éditions du Seuil, collection Liber
[5] Holbraard Martin et Morten Axel Pedersen, 2012, « Revolutionary Securitization: An Anthropological Extension of Securitization Theory », International Theory, vol. 4, no 2 : 165-197.

Aaron Bastani : « Nous sommes en train de vivre les dernières décennies du capitalisme »

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©Jwslubbock

Aaron Bastani est un des fondateurs de Novara Media, turbulent média qui agite la politique britannique à l’ombre du Labour. Il est aussi l’auteur d’un ouvrage à succès, Fully Automated Luxury Communism, qui a provoqué un débat important sur les nouvelles technologies et la possibilité d’une société post-travail. Nous l’avons rencontré à Brighton, pendant la conférence annuelle du Labour. Traduction par Guillaume Ptak et Nicolas Clément.


LVSL – Vous avez récemment publié un livre intitulé Fully Automated Luxury Communism[1] [ndlr, « communisme de luxe automatisé »]. Cette formule a un caractère provocant, qu’est-ce que vous entendez par-là ? Est-ce que qu’il s’agit d’une vision épique, ou utopique, du futur de l’humanité ? Ou est-ce qu’il s’agit d’un projet à l’ordre du jour pour notre génération ?

Aaron Bastani – Le livre est composé de trois parties. Le premier tiers porte sur la crise dans laquelle nous nous trouvons, qui est une crise de notre modèle économique qui commence en 2009 et qui ne semble pas prête de s’arrêter. Il y en a d’autres, que je présente dans le livre comme des défis existentiels pour le capitalisme : le changement climatique, le vieillissement démographique, l’impact de l’automatisation sur le marché du travail, et la façon dont celle-ci va probablement accroître les inégalités… Cela crée également une multitude de problèmes en lien avec la crise du travail, les maladies qu’elle peut engendrer ou l’épuisement des ressources.

À n’importe quelle autre époque, une seule de ces crises aurait été dramatique, mais le 21ème siècle va en connaître 4 ou 5. Qu’il s’agisse de la France, du Royaume-Uni ou des États-Unis, ce constat est unanimement partagé. Les libéraux au pouvoir, les grands patrons, les conservateurs d’extrême droite et la gauche radicale sont tous d’accord. Ce que j’affirme dans le deuxième tiers du livre, et qui fait un peu plus débat est qu’en parallèle de ces crises nous assistons à l’émergence de ce que Marx aurait appelé un nouveau mode de production. De la même façon que le capitalisme ou le féodalisme sont des modes de production avec un début, un milieu et une fin, j’affirme que nous assistons potentiellement à la fin du capitalisme comme mode de production. Le capitalisme repose sur deux piliers que sont la vente de la force de travail contre un salaire et la production pour le profit. Depuis le début des années 2000, nous assistons de plus en plus à une « démarchandisation » involontaire au sein des marchés, à une rupture du mécanisme des prix, etc. Ce phénomène va se généraliser. Avec l’automatisation et la généralisation de l’intelligence artificielle, le prix obtenu par un travailleur pour sa force de travail chute soudainement.

En plus de ces crises, les contradictions inhérentes au capitalisme nous permettent d’identifier la fin du capitalisme et l’émergence de quelque chose d’autre. Ce n’est pas inévitable, mais je pense que c’est plausible. Cela dépendra des politiques mises en place, et des actions que nous entreprenons, mais c’est possible. Cela exige une politique révolutionnaire, qui est le communisme. Le communisme est clairement différent du capitalisme en cela qu’il ne nécessite pas de vendre sa force de travail contre un salaire, il n’y pas de production pour le profit, et à cause de certaines variables technologiques que je mentionne dans le livre, je pense que c’est l’ensemble des paramètres au sein desquels les progressistes et socialistes doivent constituer leur projet pour le 21ème siècle. En substance, qu’est-ce que cela signifie pour le « communisme de luxe automatisé » ? Est-ce un objectif réalisable pour notre génération ? Pour notre génération, probablement pas. Cela revient à demander si l’économie de marché était réalisable pour la génération d’Adam Smith, sans doute que non. Mais ce qu’Adam Smith a pu faire dans les années 1770, c’était identifier un nouveau mode de production. Je crois que c’est aussi ce que nous pouvons faire au XXIème siècle. À partir de là, nous devons œuvrer pour des politiques adéquates, des relations sociales, des formes de solidarité et un rapport à la nature adapté, qui nous permettront de faire progresser la justice sociale. D’une certaine façon, le « communisme de luxe automatisé » est censé être provocateur, et c’est mon but, mais ce n’est pas juste une formule marketing. Je situe mon analyse dans une perspective marxiste, dans ce que Marx a dit au sujet du communisme qui est distinct du socialisme. Dans le livre, le socialisme est pensé comme un pont vers le communisme, car ce sont des systèmes assez différents. Il s’agit bien d’un véritable état politique que nous pouvons atteindre. À quelle vitesse ? Nous verrons bien. Mais en même temps, je plaide coupable pour l’usage de cette formule pour faire réfléchir les gens, pour changer leurs préjugés.

 

LVSL – Vous avez suggéré qu’une série d’avancées technologiques, dont l’intelligence artificielle, l’automatisation, l’agriculture cellulaire et les manipulations génétiques offrent des leviers pour émanciper l’humanité du travail et de la rareté. Cependant, et en accord avec la loi de Moore, les progrès dans les technologies de l’information ont montré leur compatibilité totale avec de longues journées de travail, un ralentissement de la croissance de la productivité, et des conditions de vie qui stagnent. Pour quelles raisons les transformations technologiques des 50 années à venir seraient-elles plus libératrices ? Est-ce que vous n’exagérez pas le potentiel qu’ont ces innovations technologiques à transformer des relations sociales ?

A.B. – Ce sont trois choses différentes. Au sujet de la productivité, il y a une très bonne citation qui dit « la révolution de l’information est partout, mais la productivité n’est que statistique ». L’argument que je défends dans le livre est que les valeurs d’usage créées par la troisième disruption, par ces nouvelles technologies, ne peuvent être captées. Leur valeur ne peut être appréhendée à travers le modèle traditionnel de la productivité. Alors, qu’est-ce que la productivité ? La productivité est le PIB par personne par heure travaillée. Mais Wikipédia par exemple n’apparaît pas dans les statistiques du PIB. De même pour un groupe Facebook, qui vous permet de coordonner votre projet. Chez Novara [ndlr, le média au sein duquel Aaron Bastani travaille], nous utilisons Whatsapp. Ces outils sont généralement gratuits. Historiquement, ils auraient requis des institutions, ou une sorte de transaction monétaire à travers le mécanisme du prix. À travers notre compréhension obsolète du PIB et donc de la productivité, une grande part de cette valeur n’est pas prise en compte. C’est pourquoi nous devons laisser tomber ce concept de productivité. En revanche, en matière de conditions de vie, de salaires et de durée de travail, la situation s’est dégradée. Cela met en lumière un point très important, dont je parle dans les premiers chapitres du livre : j’y fais la distinction entre John Maynard Keynes et Karl Marx. En 1930, Keynes affirme que dans 100 ans, nous n’aurons besoin de travailler que 6 à 10 heures par semaine. En fait, il dit même que nous n’aurons quasiment pas besoin de travailler, ou du moins juste pour satisfaire notre besoin psychologique de travail. Keynes pense que, grâce à la technologie et à ce qu’il appelle les « intérêts composés », donc grâce aux progrès intrinsèques du capitalisme, nous arriverons à un monde débarrassé du travail et de la pénurie. Keynes, le plus puissant économiste bourgeois du XXème siècle parle donc de post-capitalisme. Il ne parle pas de communisme, qui est une chose différente, mais de post-capitalisme. Dans les années 1860, Marx évoquait un débat assez similaire à travers le progrès technologique et sa signification. Selon Marx, celui-ci n’implique pas nécessairement de meilleures conditions de vie, moins de travail et plus d’avantages pour les travailleurs. Il affirme que les travailleurs les plus qualifiés faisant usage des technologies les plus modernes, s’ils sont assujettis aux relations sociales capitalistes, peuvent avoir une vie plus difficile que les « sauvages ». Par elle-même, la technologie ne permet pas d’améliorer les conditions de vie. Il faut avoir des politiques publiques, la lutte des classes, des formes d’organisation sociale, etc. Marx dirait donc à Keynes qu’il est un « déterministe technologique ». Isolées, ces technologies ne peuvent pas émanciper l’humanité. Elles ne mèneront pas à une société post-travail.

LVSL – Ce qui ne répond pas à la question fondamentale sur les technologies futures…

A.B. – Parce que nous n’avons pas eu les politiques publiques nécessaires, voilà pourquoi. Nous pourrions d’ores et déjà avoir une semaine de 25 heures. Il existe beaucoup d’emplois socialement inutiles. Il y a beaucoup de captation de valeur qui est complètement improductive. L’essentiel de la finance n’aide vraiment pas la production utile et la création de valeur. Si nous parlons de dégradation des conditions de vie et de baisse des salaires, c’est donc en raison de la nature des politiques publiques mises en place. Il faut comprendre qu’après la fin des années 70, nous avons subi une contre-révolution. Moins en France, évidemment, vous avez eu Mitterrand au début des années 80. Mais dans l’ensemble du monde occidental, nous avons assisté à une contre-révolution. Cette contre-révolution est une réponse à une révolution. Les 65 premières années du XXème siècle sont révolutionnaires : elles sont révolutionnaires du point de vue du suffrage universel, des droits des femmes, des droits des LGBT, des luttes anticoloniales, etc. Elles sont aussi révolutionnaires du point de vue technologique. Le fordisme est une forme révolutionnaire du capitalisme en 1900, mais elle est tout à fait normale en 1960. Qu’est-ce que le Fordisme ? C’est l’idée selon laquelle un travailleur peut consommer les produits et services qu’il a lui-même créés, et que la demande induite crée une sorte de stabilité au sein du système. C’est une idée très radicale en 1900, mais tout à fait normale en 1965. Elle se conjugue très bien avec le keynésianisme. Tout cela est très bien : les travailleurs obtiennent une part du gâteau plus importante en 1965 qu’en 1900. Ce sont des gains très graduels.

Si nous avons reculé, c’est donc à cause d’une contre-révolution. Cette contre-révolution a su mettre à profit les technologies que j’évoque dans mon ouvrage. Prenons par exemple la mondialisation : nous assistons à une mondialisation du marché du travail, avec l’apparition de la conteneurisation, de formes globales de communication en temps réel, de formes globales de distribution, de stockage et de livraison. Tout cela dépend de la technologie. Et au lieu de permettre aux travailleurs de travailler moins, d’investir leur énergie dans des activités socialement utiles, ces technologies ont été récupérées par la contre-révolution pour servir les intérêts des 1% les plus riches. Le meilleur exemple est celui du charbon en Grande-Bretagne. Évidemment, le Royaume-Uni devait se débarrasser du charbon et aller vers les énergies renouvelables. C’est en partie ce qui s’est produit avec le thatcherisme, mais pas avec une transition socialement équitable, qui aurait bénéficié aux travailleurs, qui aurait amélioré la qualité de l’air qu’ils respirent et leur aurait donné des bons emplois syndiqués. Cela s’est produit comme un moyen permettant à Thatcher de conduire une guerre de classe. Les technologies en elles-mêmes ne sont pas émancipatrices, elles peuvent même participer à l’asservissement. Elles peuvent tout à fait servir les intérêts des élites. Ce que j’essaie de mettre en lumière dans le livre, c’est que les technologies que nous voyons émerger aujourd’hui, qui permettent une disruption potentielle du projet politique du XXème siècle, si elles ne sont pas accompagnées d’une véritable volonté politique, ne vont pas améliorer les choses. Au contraire, elles vont les empirer. C’est un point très important à mentionner lors de conversations avec les utopistes technologiques dont je ne fais pas partie.

LVSL – L’imposition de la rareté à la société n’est pas seulement le produit des relations sociales du capitalisme, elle découle aussi du rapport de l’être humain à la nature et des limites matérielles de l’environnement à un moment donné. Alors que le changement climatique et d’autres crises environnementales deviennent de plus en plus menaçants, l’humanité ne s’oriente-t-elle pas précisément vers des ressources disponibles plus limitées, une abondance matérielle moindre et donc plus rare ? Comment répondez-vous aux appels des militants écologistes en faveur de la limitation de la consommation individuelle et de l’abandon des mantras du progrès matériel et de la croissance continue ?

A.B. – Je parle d’abondance publique, de luxe public. Qu’est-ce que cela signifie ? De façon très provocatrice, j’affirme que je veux des piscines « illimitées » pour tout le monde. Cela veut-il dire que je souhaite que chaque personne ait une piscine « illimitée » dans son jardin ? Vous avez tout à fait raison, nous n’avons pas les ressources matérielles pour nous le permettre, même si nous le voulions. Ce dont je parle, ce n’est pas d’universaliser le droit de posséder une piscine « illimitée », mais d’universaliser le droit d’accès à une piscine « illimitée ». Cela nécessiterait bien moins de ressources que ce que nous utilisons en ce moment, mais cela sous-entendrait nécessairement une certaine remise en cause des relations de propriété actuelles. Je vais vous donner un exemple. Certains biens ne sont pas rares. L’air par exemple n’est pas un bien sujet à la rareté. L’air est un bien public et non-rival. Je peux respirer autant que je le souhaite, et ça n’impacte pas votre capacité à respirer. Il existe beaucoup de biens qui ne sont pas rivaux. Permettez-moi de vous donner un exemple : Wikipédia. Mon utilisation de Wikipédia ne limite pas la vôtre. Alors qu’avec un livre de bibliothèque, si je l’emprunte, vous ne pouvez pas le lire. C’est une forme de rivalité économique : si j’ai le livre, vous ne pouvez pas le lire, alors que nous pouvons tous les deux lire le même article de Wikipédia, en même temps. De même avec Spotify : nous pouvons tous les deux écouter la même chanson, en même temps. Cela semble un peu puéril, mais ça illustre bien le propos sur la rareté. Auparavant, ces biens étaient rivaux, qu’il s’agissait d’un livre ou d’un CD. Si une personne y avait accès, une autre en était privée. Il y avait donc une rareté. En revanche, avec les biens numériques et notamment les biens informationnels, nous sommes dans une situation de post-rareté. Il y a donc une petite partie de l’économie où la rareté n’existe pas.

Dans le livre, j’affirme que l’information est de plus en plus un facteur central de la production. Ce n’est pas le travail ou la terre comme auparavant. Beaucoup d’économistes bourgeois soutiennent également cette idée. L’information est donc progressivement le facteur central de la production, mais elle est aussi de moins en moins chère et sa reproduction est presque infinie. On se rapproche donc de la post-rareté, mais dans le mode de production capitaliste, cela est de plus en plus le lieu de la création de la valeur. C’est un paradoxe incroyablement difficile à surmonter pour les capitalistes. Je vais vous donner un exemple : nous n’avons pas besoin d’imaginer les industries du futur, prenons l’industrie pharmaceutique. D’où provient la valeur des produits pharmaceutiques ? Elle ne provient pas du travail ou de la terre, mais de l’information. Et comment s’assure-t-on que les produits pharmaceutiques soient profitables ? On utilise l’excluabilité : on impose une rareté artificielle à travers les brevets, les droits de marque, les droits de reproduction, les droits d’auteur, etc. Nous voyons donc déjà des manifestations bien réelles de rareté imposée dans des conditions d’abondance potentielle. Je crois que cette centralité de l’information va se généraliser progressivement dans l’économie. On le voit également dans l’automatisation, dans l’apprentissage automatisé ou dans la manipulation génétique.

Le capitalisme va devoir offrir une réponse similaire à ces évolutions, de la même façon que dans le secteur pharmaceutique. Dans des conditions d’abondance, ils devront imposer une rareté artificielle. Au Royaume-Uni, n’importe quel ouvrage d’économie décrit l’économie comme la distribution de biens et de services dans des conditions de rareté. Mais dans certaines parties de l’économie, ces conditions ne s’appliquent plus. La question de la rareté se décompose donc en deux parties : premièrement, ces conditions ne s’appliquent pas nécessairement à tous les biens. Deuxièmement, quand elles s’appliquent, nous pouvons tout à fait avoir une plus grande abondance pour le plus grand nombre grâce au rôle de l’information. En revanche, il s’agit de droit d’accès, pas de droits de propriété. Tout le monde devrait avoir accès à un logement gratuit, à l’éducation gratuite, aux transports gratuits, et pas nécessairement à leur propriété.

Historiquement, la réponse serait « on ne peut pas payer pour ça ». La meilleure façon de commencer la transition vers le communisme automatisé de luxe est de mettre en place des services de bus gratuits. C’est une bonne méthode pour réduire la pollution carbone et pour améliorer la qualité de l’air. C’est une très bonne politique que le Labour ou la France Insoumise pourraient mettre en place dès demain, et ça ne coûterait pas si cher que ça. La réponse historique serait « on ne peut pas se le permettre ». Mais si vous regardez le rôle central de l’information et la chute des prix, qu’il s’agisse du prix des voitures autonomes, de la production physique du bus, et de la baisse du prix des énergies renouvelables, la réponse est « au contraire, nous pouvons nous le permettre un peu plus chaque année. » La chute spectaculaire du prix de l’information et cette tendance vers la post-rareté devraient donc être une base pour des politiques socialistes très radicales. Les services basiques universels sont donc de plus en plus abordables chaque année, parce que leur prix sont déflationnistes, et c’est quelque chose que nous observons depuis très longtemps.

LVSL – Votre livre s’approprie la conception marxiste du communisme, mais il n’envisage pas une lutte de classes entre le prolétariat et la bourgeoisie comme Karl Marx. Quelle en est la raison ?

A.B. – D’une part, je souscris à l’idée que les sociétés sont divisées en classes. J’adhère aussi à la conception selon laquelle deux classes structurent les sociétés capitalistes, à savoir : celle qui doit vendre sa force de travail pour vivre, et celle pour qui ce n’est pas nécessaire, la classe capitaliste. Je reconnais que même les « bons capitalistes » doivent également reproduire ce schéma. S’ils ne le font pas, leur manque de compétitivité les entrainera vers la prolétarisation. Il y a donc une structure fondamentale qui rend cette division inéluctable. À partir de cela, Marx nous dit qu’il existe un agent révolutionnaire : la classe ouvrière, fossoyeuse de la bourgeoisie. Ce sujet surgit sur la scène de l’Histoire par l’action de la bourgeoisie, qui creuse donc sa propre tombe. D’une certaine manière, je pense que c’est une réalité. Il me semble que la classe ouvrière, soit l’ensemble des individus condamnés à vendre leur force de travail, demeure toujours le sujet révolutionnaire.

Toutefois, je crois qu’il nous faudrait une compréhension plus approfondie de ce que cela signifie. Par exemple : je suis en désaccord avec cette idée des années 1990 et 2000, selon laquelle le précariat ou encore l’hémisphère sud seraient devenus les nouveaux sujets révolutionnaires. À vrai dire, cela me semble absurde. Je pense que le prolétariat industriel de Chine est un sujet révolutionnaire, je pense que les codeurs sous-payés de la Silicon Valley sont de potentiels sujets révolutionnaires, je pense qu’un agent d’entretien de Brighton où nous sommes actuellement est un sujet révolutionnaire. Ce que je défends dans mon livre, c’est que nous devons nous organiser autour du thème de la baisse du niveau de vie entrainée par le néolibéralisme, et nous diriger vers un projet radical de social-démocratie. Tout bien considéré, j’ai l’intuition que la conscience de classe se développera à travers les partis politiques. Je dis cela parce que j’ai la conviction qu’il existe une relative autonomie du politique. Je ne conçois pas le sujet révolutionnaire comme s’incarnant uniquement dans le rapport salarial et au travail. De ce point de vue, je serais probablement en désaccord avec quelqu’un comme Karl Marx. Quoi qu’il en soit, il n’est plus parmi nous et vivait vraisemblablement dans un monde bien différent du nôtre. C’est en tous cas sur ce sujet que j’aurais tendance à prendre mes distances avec certains aspects du marxisme orthodoxe.

En tout état de cause, je crois que cette classe ouvrière élargie est toujours une classe révolutionnaire. La question qui demeure étant : « comment établir un lien entre cette subjectivité révolutionnaire et l’enjeu de l’organisation ? ». C’est la problématique fondamentale à laquelle nous allons tous essayer de répondre collectivement. À mon avis, une partie de la réponse réside dans un socialisme enraciné dans le monde du travail, et une autre dans les mouvements sociaux. Il me semble également que les partis politiques devraient participer aux élections. Par ailleurs, c’est grâce aux gens comme vous qui gérez des médias que les idées bougeront dans les têtes. En tant que socialistes, nous croyons que les gens, sous réserve d’être correctement informés, agissent rationnellement selon leurs intérêts. Hélas, à cause de l’idéologie ou encore de la fausse-conscience, cela n’arrive que très rarement. Pour cette raison, je crois qu’une action politique significative doit être comprise dans ses différents aspects.

LVSL – Vous préconisez une forme populiste de construction politique, à déployer principalement sur le plan électoral. Vous plaidez ainsi pour un « populisme de luxe ». Votre bibliographie cite les écrits de Jacques Rancière sur le populisme, mais ne fait aucune référence à ceux d’Ernesto Laclau. Étant donné les contours flous de cette notion de populisme dans le débat public d’aujourd’hui, pourriez-vous nous expliquer ce qui est spécifique au populisme dont vous vous réclamez, et comment il peut s’agir d’une stratégie viable pour parvenir à un « fully automated luxury communism » ?

A.B. – Le populisme, tout comme les thèses de Rancière et Laclau, font souvent l’objet de vives critiques, n’est-ce pas ? Il me semble que nous projetions d’éditer Laclau, mais nous avons dû abandonner. Malheureusement, cela se produit souvent lorsque l’on travaille dans l’édition. Rancière défend l’idée selon laquelle le mépris du populisme peut être associé à une forme d’antidémocratisme, et qu’il existe différentes formes de populisme. Selon sa théorie, le prérequis nécessaire à toute action politique efficace est l’identification du sujet ou du groupe social qui incarne le peuple. Cette phase est absolument fondamentale et inévitable si l’on est un démocrate. Ainsi, la question est la suivante : qui est le peuple ? Mettons-nous un instant à la place d’un ethno-nationaliste français. Dans ce cas précis, le peuple serait constitué de blancs, parlant le français et étant issus d’un territoire précis. Ce territoire peut un jour se limiter à la simple France, un autre inclure des pans de l’Espagne, peu importe… Paradoxalement, le peuple correspond également à une invention des technocrates libéraux. Selon leur perspective, à quoi ressemble le peuple ? De toute évidence, il est pour eux constitué de tous ceux dont on doit s’assurer qu’ils n’aient aucun contrôle sur quoi que ce soit. Cela peut s’expliquer : le peuple est caricaturé par la doxa libérale et la politique traditionnelle comme « ceux qui sont représentés ». Suivant cette conception, le peuple n’apparait que périodiquement sur la scène de l’histoire, pendant les élections, lorsqu’il vote pour ses représentants. Ainsi, le peuple existe bel et bien dans la conscience libérale, mais seulement momentanément.

Quoi qu’il en soit, le peuple existe encore. Ils ne s’en débarrassent pas, mais le traitent d’une manière bien différente. En tant que populistes de gauche, il nous faut également inventer le peuple. C’est d’ailleurs ici que s’invitent les questions de la nation et de l’internationalisme. Quand nous parlons du peuple, nous parlons de la classe des travailleurs. C’est dans cette classe que réside le peuple, celui qui doit se réapproprier les moyens de productions, entrer sur la scène de l’Histoire et la construire en dehors du cadre qui lui est imposé. Si l’on souhaite disposer d’une stratégie politique efficace et fonctionnelle, il nous faut mobiliser un certain type de population. Il faut « inventer le peuple », dirait Rancière. La gauche devrait s’y atteler, plutôt que de dénoncer la dangerosité du populisme. Quand elle se manifeste, cette posture s’apparente toujours à un glissement vers des tendances antidémocratiques. Comment cela se traduit dans le « communisme de luxe entièrement automatisé » ? Dans cette perspective, on informe le peuple, la classe ouvrière, que notre système économique n’est pas seulement en sous-régime, mais qu’il enlise délibérément son propre développement. Il est tout à fait défendable de dire que le capitalisme a produit des choses détestables durant ces 250 dernières années. À l’inverse, il faut également admettre que ce système a réalisé de bonnes choses. Même le marxisme orthodoxe ne s’y oppose pas. Marx considérait que le capitalisme était un prélude nécessaire au communisme. Il voyait le communisme comme le dernier et le plus haut stade de l’Histoire.

Le réchauffement climatique, le vieillissement de la population et l’autonatisation doivent nous faire prendre conscience que nous sommes en train de vivre les dernières décennies du mode de production capitaliste. Ces éléments rendent aujourd’hui impossible le bon fonctionnement de sa dynamique interne. Le capitalisme a besoin de ressources gratuites, d’une nature gratuite et illimitée. Marx lui-même parlait des « dons de la nature ». Ce système a besoin d’une sécurité sociale gratuite, mais il doit toujours solliciter un nombre croissant de travailleurs sans jamais rémunérer ceux qui les font naitre, qui s’occupent d’eux et qui les élèvent. Avec la chute du taux de natalité, il y a de moins en moins de travailleurs. Toutefois, il y a de plus en plus de personnes âgées en incapacité de travailler, du moins de manière productive, pour qui il faudra payer. Dans la théorie de Rosa Luxembourg, le capitalisme est représenté par une roue. Lorsqu’elle tourne, cette roue crée constamment de la valeur, en générant de l’argent issu de la production de marchandises. Cependant, cette roue ne doit pas être la seule à être prise en compte. Il en existe d’autres qui participent à faire tourner la grande roue du capital, à créer de la valeur : l’argent génère toujours plus d’argent. Ces autres roues sont la reproduction sociale, ainsi que le travail non-rémunéré et historiquement genré : le colonialisme correspond en règle générale à la vision selon laquelle on peut disposer gratuitement des ressources du Sud Global. Concernant la question du climat, on retrouve une conception selon laquelle on peut détruire la planète en toute impunité, sans en souffrir les conséquences. Ces trois petites roues, qui contribuent au mouvement général de la grande roue de la valeur, sont peu à peu en train de s’enrayer.

À vrai dire, ce mouvement de ralentissement a commencé il y a un moment déjà. Je pense qu’il est fondamental d’y réfléchir en prenant en compte la baisse du taux de profit, le déclin du PIB par habitant, la baisse des salaires, etc. Cela nous ramène d’ailleurs à votre première question. Du fait des nouvelles technologies et des nouveaux enjeux que nous devons affronter, je ne crois pas que le paradigme politique actuel soit capable de proposer des perspectives. Il faut que nous vendions notre projet politique au peuple. Nous devons faire comprendre que la lutte contre le vieillissement, le réchauffement climatique et les inégalités nécessite une transformation complète du système. Cependant, il faudra insister sur le fait qu’il ne s’agit pas de faire des sacrifices. En d’autres termes : nous n’aurons pas une vie au rabais parce qu’il faut sauver la planète ou combattre le vieillissement de la population. Fondamentalement, ce qui rend la vie horrible, c’est le capitalisme. Certes, on ne pourra plus prendre l’avion cinq fois par an, il faudra voyager en train et cela prendra deux fois plus de temps. Certains pourraient considérer cela comme un sacrifice. Néanmoins, les problèmes fondamentaux de notre époque viennent du capitalisme. C’est ce type de populisme que je souhaite défendre. Les masses ont des problèmes divers, mais la cause première de leurs maux est le mode de production économique.

LVSL – Que pensez-vous de l’idée selon laquelle le clivage fondamental est désormais entre les métropoles à l’avant-garde du capitalisme et les périphérises délaissées ?

A.B. – Je crois que c’est un clivage fondamental, au sein duquel la France est à l’avant-garde. Elle l’est bien plus que la Grande-Bretagne, bien qu’il soit également visible ici. Les gens parlent souvent de la décomposition de l’Union européenne, n’est-ce pas ? C’est aussi un des clivages auxquels il nous faut réfléchir en Grande-Bretagne. L’Écosse souhaite devenir indépendante, le Pays de Galles s’interroge, l’Irlande va peut-être se réunifier. Même en Ecosse, le vote nationaliste est principalement issu des grandes villes : Glasgow et Dundee. Si on analyse les votes lors du référendum pour le Brexit, on s’aperçoit que les grandes villes telles que Londres, Liverpool et Manchester, ont essentiellement voté pour le « Remain ». Il me semble toutefois que les résultats de Birmingham étaient très serrés. Nous sommes donc face au même problème qu’en France. Les classes populaires qui ne vivent pas dans les métropoles sont en colère contre la mondialisation et l’échec de son système économique. Ils considèrent qu’ils ne partagent pas d’intérêts matériels communs avec ceux qui vivent dans les grandes villes. La gauche a une tâche historique à accomplir : elle doit faire converger ces luttes. Il faut qu’elle articule un projet politique qui dise : « vous partagez un intérêt commun ». Ce défi a marqué la limite de la gauche jusqu’à aujourd’hui. Du moins, cela a été la limite des politiques de la gauche libérale durant des décennies, et cela va également le devenir pour la gauche radicale, comme nous pouvons le constater avec le corbynisme.

Cette convergence est nécessaire. Nous pourrions réunir 52% des suffrages en adoptant une stratégie focalisée sur les grandes villes. Nous aurions le soutien des BAME (noirs, asiatiques et minorités ethniques), des étudiants et des jeunes. Cela pourrait fonctionner, durant une élection ou deux. Dans cette éventualité, nous pourrions en profiter pour effectuer de grandes réformes. Cependant, dans la perspective d’une transformation de la société, cela ne suffirait pas, du fait de la structure du capitalisme moderne. En effet, l’accumulation du capital est aujourd’hui concentrée dans des espaces géographiques restreints. Ces zones s’enrichissent, deviennent de plus en plus productives et les salaires tendent à y augmenter. Si l’on prend l’exemple de Londres durant ces dix dernières années, on s’aperçoit que la productivité de la ville a augmenté, tandis que celle du pays stagnait. Les investissements directs étrangers n’ont certes pas augmenté, mais sont restés tout à fait corrects. De plus, les salaires et le prix du logement étaient toujours supérieurs. Londres bénéficie d’une économie à part. La doxa libérale nous dit : « Londres indépendante ! Londres devrait rester dans l’UE et l’Angleterre devrait partir. L’Angleterre est réactionnaire ». De toute évidence, je suis en désaccord avec ce point de vue. La difficulté de cette tâche ne signifie pas qu’elle n’est pas nécessaire. Une fois de plus, nous sommes face à la grande question qui se pose à gauche depuis le siècle dernier : la question nationale, particulièrement pertinente concernant la situation de la France. Vous disposez d’un projet politique de gauche conséquent, qui parvient à articuler une dimension socialiste dans le cadre de la République française. Il est vrai qu’une partie de la gauche ne le voit pas d’un bon œil. Toutefois, vous faites face à une réalité politique à laquelle vous devriez au moins réfléchir : le fossé entre les classes populaires et les villes. On peut considérer que cette stratégie est mauvaise. Dans ce cas, il faut proposer une alternative. Pour l’instant, je n’en vois nulle part.

Il ne s’agit pas ici d’appeler à l’avènement d’un socialisme organisé autour de l’État-nation. Il est plutôt question de faire remarquer que l’on ne peut pas penser un socialisme qui rassemble les masses laborieuses sans réfléchir à la problématique de la nation. Nous croyons au socialisme et à l’auto-détermination. Mais qui gouverne ? Sont-ce les cités-États ? Pourquoi pas. Je pourrais m’en accommoder, c’est une forme de démocratie tout à fait cohérente. Est-ce l’État-nation ? Est-ce le fédéralisme, auquel cas nous bénéficierions d’un fort pouvoir local ? Il me semble que ce sont des débats que nous devrions avoir. Hélas, en tant que militants de gauche, nous n’y parvenons peut-être pas toujours. En Grande-Bretagne, je crois que notre approche se résume à un économisme par défaut. Nous sommes contre l’austérité et je suis d’accord avec cela. Cependant, nous ne traitons jamais des autres sujets qui n’ont pas vraiment de liens avec l’économie politique de la crise. Nous nous devons avoir une position concernant l’État écossais : en tant que socialiste, quel est ton avis sur l’indépendance de l’Écosse ? On ne peut pas se contenter de répondre : « laissez-les se débrouiller ». C’est une opinion défendable et je la partage. Néanmoins, dans l’absolu, je crois que ce pays, le Royaume-Uni, devrait adopter une politique de fédéralisme radical. Cela n’engage que moi, mais il me semble que cette forme d’auto-détermination est la plus efficace. Nous devons reconquérir les classes populaires avec un programme qui ne se borne pas aux problématiques économiques, mais qui propose également un projet de reconstruction politique. En France, cela pourrait correspondre à la 6ème République. En Grande-Bretagne, cela pourrait prendre la forme d’une convention constitutionnelle, bénéficiant d’une constitution écrite et d’une solution fédérale. La gauche ne peut ignorer ces enjeux et se focaliser uniquement sur l’économie politique. Parfois, il faut également traiter des problèmes relatifs à l’État.

[1]    https://www.versobooks.com/books/2757-fully-automated-luxury-communism. Voir aussi https://www.nytimes.com/2019/06/11/opinion/fully-automated-luxury-communism.html

Royaume-Uni : l’élection du siècle

Jeremy Corbyn et Boris Johnson. © Garry Night et BackBoris2012 via Flickr.

Annoncé au dernier moment, le scrutin du 12 décembre au Royaume-Uni doit permettre de sortir du marasme du Brexit et d’impulser un nouveau cap politique au pays après une décennie d’austérité et deux ans d’inertie parlementaire. Extrêmement imprévisible en raison du mode de scrutin, il opposera les deux grands partis traditionnels aux Libéraux-Démocrates et au Brexit Party, favorisés par le nouveau clivage issu du référendum de 2016. En parallèle, la question de l’indépendance écossaise revient sur la table et pourrait bien booster le Scottish National Party, compliquant encore la formation d’une majorité à Westminster. Seule solution aux blocages actuels, l’élection britannique à venir promet d’être historique. Décryptage.


L’ultime coup de bluff de Boris Johnson

“Les sceptiques, les résignés, les mélancoliques auront tort. Ceux qui ne croient plus en la Grande-Bretagne y perdront leur chemise.” A son arrivée à Downing Street, Boris Johnson promettait d’en finir avec les couacs de l’impopulaire administration May et d’offrir un nouvel élan au pays, en réalisant enfin le Brexit voté 3 ans plus tôt. “Avec ou sans accord, nous sortirons le 31 Octobre. Pas de si, pas de mais” assurait-il. Malgré quelques manœuvres marquantes pour réaffirmer ce cap comme la suspension du Parlement (prévue pour durer 5 semaines mais rapidement retoquée par la Cour Suprême) et l’expulsion des conservateurs anti-Brexit du groupe parlementaire, cette promesse phare s’est évanouie. A peine trois mois plus tard, Johnson se retrouve dans la même situation que sa prédécesseure, c’est-à-dire sans majorité parlementaire, et contraint de convoquer une nouvelle élection. 

A première vue, Johnson a été ridiculisé et sa carrière politique semble brisée. Pourtant, il dispose d’une stratégie solide au regard de l’exaspération et de l’impatience d’une bonne partie des Britanniques : accuser le Parlement, et en particulier ses adversaires travaillistes, de bloquer toute sortie de l’UE et se faire passer pour le représentant légitime de la volonté du peuple exprimée par référendum. Certes, pour un pur produit de l’élite britannique (dont le père était fonctionnaire européen) élu par moins de 100.000 adhérents à son parti, soit 0,13% de la population, c’est un peu gros. Mais l’ancien maire de Londres et Ministre des affaires étrangères est un spécialiste des retournements de veste et semble en passe de réussir son pari à en juger par les sondages, qui lui donnent une avance de plus de 10 points sur Jeremy Corbyn.

Quoique sa gestion du pouvoir ait été très tumultueuse jusqu’à présent, Johnson a très bien ciblé les faiblesses de sa prédécesseure et est déterminé à s’en démarquer. Le Premier Ministre a arraché en trois mois ce que Theresa May a été incapable d’obtenir en deux ans.

Quoique sa gestion du pouvoir ait été très tumultueuse jusqu’à présent, Johnson a très bien ciblé les faiblesses de sa prédécesseure et est déterminé à s’en démarquer. D’abord, il peut au moins se targuer d’avoir réussi à décrocher une nouvelle proposition d’accord de la part de l’UE, qui renonce au très contesté “backstop” en Irlande du Nord. Le nouveau Premier Ministre a ainsi arraché en trois mois ce que Theresa May a été incapable d’obtenir en deux ans, simplement en faisant planer la menace d’une sortie sans accord dont les exportations européennes (allemandes, hollandaises et françaises notamment) auraient souffert. En promettant désormais de sortir seulement selon le nouvel accord, il peut même espérer rallier une partie des “soft Tories” qui s’inquiétaient d’un No Deal, au risque de booster Nigel Farage qui exige une sortie sans accord.

Au-delà du Brexit, Johnson répète en boucle sa volonté d’investir dans les services publics moribonds et cible la police, le National Health Service (service de santé similaire à notre Sécurité Sociale) et le système éducatif. Bien qu’il annonce des chiffres totalement mensongers (par exemple en promettant 40 nouveaux hôpitaux alors qu’il n’y en aurait en réalité que six), cela témoigne de sa volonté de faire oublier les coupes budgétaires très rudes imposées par son parti depuis une décennie. Répondant à la même logique, Johnson a déclenché un petit buzz en annonçant un moratoire sur le gaz de schiste – dont il avait dit par le passé qu’il était une “glorieuse nouvelle pour l’humanité” – comme signal de sa prise en compte de l’inquiétude des électeurs pour l’environnement… avant de se rétracter seulement une semaine plus tard. Ainsi, malgré l’impopularité de sa personne, Johnson a de quoi espérer une victoire, en profitant de la division du bloc anti-Brexit entre Labour et Libéraux-Démocrates et en mettant en avant un discours populiste plus en phase avec l’électorat que celui de David Cameron et Theresa May.

La campagne de la dernière chance pour Corbyn

Pour Jeremy Corbyn, cette élection s’annonce très risquée, alors que la position du Labour sur le Brexit est illisible pour la majorité des électeurs: après avoir garanti que le résultat du vote de 2016 serait respecté, le parti d’opposition défend désormais un nouveau référendum qui proposerait un choix entre une sortie selon les termes d’un accord négocié par le Labour et le maintien dans l’Union Européenne. En refusant de choisir véritablement une option, Corbyn espère maintenir la coalition électorale de son parti, mais risque une hémorragie de voix vers les Libéraux-Démocrates et, dans une moindre mesure, vers le Brexit Party et les Tories. Le leader travailliste, qui a annoncé qu’il démissionnerait s’il était battu, tente de faire de cette faiblesse un atout en assénant à chaque meeting qu’il est temps de réconcilier Brexiteers et Remainers autour d’un renouveau profond de la Grande-Bretagne. Ainsi, ses discours évoquent le Brexit comme un sujet parmi d’autres, au même plan que l’avenir du NHS, les inégalités ou la crise environnementale. Malgré les très bonnes propositions de Corbyn sur la plupart des sujets, il est impossible qu’un nouveau référendum résolve quoi que ce soit, tant le sujet est sensible et la sensation de trahison serait terrible si le résultat venait à être différent. Le débat du 19 novembre, où Corbyn affrontera Johnson en face-à-face, sera crucial : s’il parvient à élargir le débat au-delà du Brexit, il peut encore espérer une remontada.

Alors que le retour au bipartisme traditionnel en 2017 ne semble avoir été qu’une exception, tout l’enjeu pour les travaillistes est donc de perdre moins de voix que les conservateurs au détriment des autres partis, ce qui est mal engagé.

Evolution projetée des transferts de votes en fonction du choix de 2017, enquête Yougov auprès de 11.000 personnes. © Yougov

Aussi risquée qu’elle soit, l’élection du 12 décembre permet au moins au Labour de sortir des calculs parlementaires où l’opposition était constamment étrillée par le gouvernement pour son refus d’accepter l’accord de sortie et par ceux qui considèrent que le Labour doit exiger ni plus ni moins que l’annulation du Brexit. Depuis le début de la campagne, Corbyn jette toutes ses forces dans la bataille (jusqu’à enchaîner trois meetings dans la même journée) et tente de faire de l’élection un référendum sur la gestion du pays par les Tories depuis 2010. Cette stratégie avait très bien fonctionné en 2017 en raison du ciblage des circonscriptions où les conservateurs l’avaient emporté avec une faible marge et grâce à un sursaut de participation, en particulier chez les jeunes. Surtout, Theresa May s’est avérée très mauvaise durant la campagne et le Brexit dominait moins les débats. Alors que le retour au bipartisme traditionnel en 2017 ne semble avoir été qu’une exception, tout l’enjeu pour les travaillistes est donc de perdre moins de voix que les conservateurs au détriment des autres partis, ce qui est mal engagé. Le score du Labour dépendra donc fortement de la participation, notamment dans les marginals (là où ses candidats ont perdu ou gagné de peu la dernière fois) où est concentrée l’énergie des militants. Mais convaincre les électeurs de se déplacer au mois de décembre et faire oublier le rôle du Labour dans la non-réalisation du Brexit ne sera pas facile…

Les Lib-Dems et Farage, gagnants d’un nouveau clivage?

Jouant tous les deux la carte de l’alternative aux partis traditionnels empêtrés dans leurs difficultés sur le Brexit, les Libéraux-Démocrates et le Brexit Party cherchent à profiter de la conjoncture. Toute la question est de savoir combien de sièges cela leur permettra d’obtenir. Nigel Farage, qui a obtenu d’excellents résultats aux européennes dans un contexte très particulier, a vu son socle électoral s’effondrer depuis l’arrivée au pouvoir de Johnson. Face au retour très probable de ses électeurs vers les Tories pour leur donner une majorité, Farage a renoncé à se présenter lui-même et même à présenter des candidats dans les 317 sièges où de conservateurs sortants. Avec un score annoncé aux alentours de 10%, le Brexit Party pourrait bien subir le même destin que l’UKIP, qui n’a jamais réussi à faire élire un député à Westminster en raison du mode de scrutin. En concentrant ses moyens sur les sièges pro-Leave du Nord de l’Angleterre détenus par le Labour et en jouant sur son image personnelle, Farage espère éviter ce scénario. Mais ce pari est incertain : soit les électeurs pro-Brexit de Hartlepool, Bolsover ou Ashfield (les circonscriptions visées par le BP) choisissent le Brexit Party en raison de leur haine contre les conservateurs depuis Thatcher, soit ils préfèrent soutenir les Tories pour donner les pleins pouvoirs à Johnson pour sortir de l’UE.

Quelque soit la vacuité de leur discours, il se pourrait bien que les Whigs réussissent à capturer quelques sièges pro-Remain tenus par les conservateurs ou les travaillistes.

Mais s’il est une formation politique à qui le Brexit aura bénéficié, il s’agit bien des Libéraux-Démocrates. Ce vieux parti honni des électeurs depuis sa participation au gouvernement de coalition de David Cameron connaît un fort regain d’intérêt pour sa promesse de révoquer la sortie de l’UE, surtout de la part des médias. Aux yeux des journalistes et des classes supérieures europhiles, l’éternel troisième parti britannique incarne l’alternative aux populistes de droite pro-Brexit et à la menace marxiste, voire staliniste, qu’incarnerait Corbyn. Sa nouvelle leader, Jo Swinson, se considère l’égale d’Emmanuel Macron ou de Justin Trudeau et se présente comme passionnée par la cause du “progressisme”. Cette “féministe” a pourtant accueilli à bras ouverts l’ancien député conservateur Philip Lee qui a tenu de très nombreux propos homophobes ou l’ex-Labour Rob Flello qui s’opposait au droit à l’avortement. Quant à son logiciel économique, il est le même que celui de Margaret Thatcher, au point d’avoir demandé la création d’un monument dédié à la dame de fer par le passé. Lorsqu’elle était ministre du travail sous Cameron, elle a ainsi encensé les contrats zéro-heure, refusé d’augmenter le salaire minimum et a obligé les travailleurs à payer jusqu’à 1200 livres pour pouvoir aller aux prud’hommes.

Jo Swinson, leader des libéraux-démocrates. © Keith Edkins via Wikimedia Commons

Quelque soit la vacuité de leur discours, il se pourrait bien que les Whigs réussissent à capturer quelques sièges pro-Remain tenus par les conservateurs ou les travaillistes. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, le rôle des libéraux-démocrates dans le système politique d’Outre-Manche est toujours le même : priver le Labour de suffisamment de voix manquantes pour que les Tories l’emportent. En divisant suffisamment le vote Remain, Swinson pourrait bien être la meilleure alliée de Johnson.

Le retour de la question écossaise?

Pour ajouter de l’imprévisibilité à l’élection, voilà qu’après 3 ans de mélodrame politique à Westminster autour du Brexit, la Première Ministre écossaise Nicola Sturgeon considère le moment opportun pour organiser un nouveau référendum d’indépendance. Depuis le vote de 2014, où la cause indépendantiste avait réuni 45% des suffrages, le contexte politique a en effet profondément changé. Dans cette région qui a voté à 62% pour rester dans l’UE, l’incertitude sur les conséquences économiques du Brexit permet de contrer l’argument d’une plus grande prospérité en cas de maintien dans le Royaume-Uni, qui était central dans la campagne Better Together. Sturgeon, qui demeurait absente des mobilisations indépendantistes ces dernières années, l’a bien compris et demande donc l’organisation d’un nouveau vote pour 2020. Soucieuse d’écarter tout scénario d’embrasement similaire à ce qui se passe en Catalogne depuis le référendum illégal organisé en 2017, elle insiste sur le caractère légal et reconnu de ce vote.

Le contexte est favorable aux nationalistes, qui bénéficient à plein de la confusion sur la stratégie du Labour sur le Brexit et de la démission de la leader locale des Tories, Ruth Davidson, qui était populaire auprès des écossais.

Reste qu’il lui faut pour cela l’autorisation du futur Premier Ministre. Or, tous les autres partis s’y opposent. Toutefois, Sturgeon estime qu’elle peut obtenir le soutien du Labour si celui-ci obtient le plus de sièges, mais a besoin d’un apport de voix à Westminster pour être majoritaire, un pari très incertain. Quel que soit le résultat le soir du 12 décembre, le SNP espère que ce soutien appuyé à la cause indépendantiste délaissée dans la période récente lui permettra de répliquer sa performance de 2015, où il avait remporté 56 des 59 sièges de la province. Le contexte est effectivement favorable aux nationalistes, qui bénéficient à plein de la confusion sur la stratégie du Labour sur le Brexit et de la démission de la leader locale des Tories, Ruth Davidson, qui était populaire auprès des écossais. Mais pour gagner, il faudra que le SNP mobilise ses électeurs et se différencie des Lib-Dems, qui défendent aussi le maintien dans l’UE. Ainsi, la revendication soudaine d’un nouveau référendum est sans doute avant tout un appel du pied du SNP à sa base. Au vu de l’imprévisibilité de l’élection, en Ecosse comme ailleurs, chaque voix sera donc décisive et détient le pouvoir de changer la Grande-Bretagne pour des générations entières.

Rob Hopkins : « Les mesures d’austérité ont un effet dévastateur sur l’imagination »

Rob Hopkins

Rob Hopkins est un intellectuel britannique. Il a notamment fondé le mouvement des Villes en transition en 2005. En France, le grand public le connait surtout pour avoir inspiré par son action le documentaire Demain de Cyril Dion, dans lequel il témoigne longuement. Nous avons profité de sa venue dans l’hexagone, à l’occasion de la journée Paris sans voiture, pour l’interroger sur la transition écologique et sociale au niveau municipal, le mouvement des gilets jaunes, Emmanuel Macron, la place de la voiture… mais aussi sur les liens entre imagination et transition écologique, le sujet de son dernier ouvrage. Réalisé par Pierre Gilbert, retranscrit et traduit par Sophie Boulay.


 

LVSL – Pouvez-vous nous raconter l’histoire du mouvement des Villes en transition ? Combien de villes en font désormais partie ?

Rob Hopkins : Tout a commencé en 2005. Nous réfléchissions à une solution à apporter au dérèglement climatique, une solution qui partirait du « bas », c’est-à-dire qui soit à l’initiative des habitants. Nous voulions qu’elle s’appuie sur l’engagement des citoyens et non sur leurs craintes. Nous voulions également proposer une solution qui renforce le lien social et réunisse autour d’un projet commun : repenser notre monde.

Tout a commencé dans ma petite ville d’Angleterre, à Totnes. Difficile de vous dire précisément combien de villes ont désormais rejoint le mouvement et créé un groupe de transition, probablement entre 2000 et 3000, mais nous sommes présents dans une cinquantaine de pays, sur tous les continents. Si je devais décrire Villes en transition, je dirais qu’il s’agit de citoyens qui réinventent et reconstruisent le monde ensemble.

L’imagination joue donc un rôle primordial dans notre mouvement, mais nous mettons également en œuvre des projets très concrets. Ils peuvent aussi bien être de petite envergure, par exemple fermer une rue à la circulation pour la transformer en jardin public, que très ambitieux, par exemple mettre en place la gestion par les citoyens eux-mêmes de projets immobiliers, de fermes, de leur approvisionnement énergétique, etc.

LVSL – Comme vous l’expliquiez, tout a commencé en 2005 à Totnes, en Angleterre. Avec le recul, quels sont les plus grands succès et les plus grandes difficultés que vous ayez rencontrés dans cette première ville ?

RH – Villes en transition est né il y 13 ans désormais. Nous avons lancé environ 50 projets à Totnes et le mouvement a profondément changé la réputation de la ville, au point que de nombreuses personnes viennent la visiter pour en apprendre davantage sur notre transition. La ville est désormais équipée de multiples installations d’énergies renouvelables et a accueilli des projets d’une grande variété. Villes en transition a écrit une nouvelle page de l’histoire de Totnes. De nombreuses entreprises y ont récemment ouvert leurs portes et souhaitent participer à l’aventure. Plusieurs projets sont également en cours de réalisation. Nous travaillons par exemple sur deux projets immobiliers qui permettront la construction de plus de 100 logements et avons créé une compagnie d’énergie citoyenne qui compte déjà de nombreux membres. Notre plus grand défi, c’est que nous dépendons de bénévoles ainsi que du temps et de l’énergie qu’ils peuvent nous consacrer pour mener à bien ces projets. Certains postes au sein du mouvement sont rémunérés, mais ils sont rares. Parfois la fatigue se fait donc sentir, nous connaissons des hauts et des bas, comme dans tous les projets bénévoles. Avec le recul cependant, je trouve que nous avons accompli un travail incroyable.

LVSL – Je vous posais tout à l’heure la question des difficultés rencontrées… Avez-vous dû faire face à des critiques ?

RH – J’imagine que, quel que soit le projet il y a toujours quelqu’un pour s’y opposer, par principe, mais nous avons été plutôt épargnés ! À vrai dire, je ne suis même pas certain que tous les habitants des villes en transition sachent en quoi notre mouvement consiste. Il y a cinq ans, nous avons organisé un grand sondage à Totnes et d’après les résultats, 75 % des habitants avaient entendu parler de Villes en transition, 62 % trouvaient que c’était une bonne idée, 33 % avaient participé d’une manière ou d’une autre aux projets et 2 à 3 % avaient été extrêmement actifs dans le mouvement. Pour nous, ce sont de bons résultats.

Concernant les rares critiques que nous avons reçues, elles sont surtout venues de personnes très engagées dans la lutte contre le réchauffement climatique qui trouvaient que nous n’en faisions « pas assez », ainsi que de climatosceptiques qui jugeaient notre projet complètement inutile. Mais encore une fois, nous avons été plutôt épargnés. Au contraire même, pour de nombreux habitants, le mouvement fait désormais partie de l’identité de la ville et a écrit une nouvelle page de son histoire. C’est bien la preuve que nous avons réussi à faire changer les choses.

LVSL – Justement, vous avez beaucoup travaillé sur les récits et avez écrit un livre à propos de l’imagination. Pouvez-vous nous en dire plus ?

RH – J’ai effectivement écrit un livre intitulé « From what is to what if[1]» qui sera publié très prochainement. J’avais souvent entendu des auteurs que j’admire beaucoup, Naomi Klein et Bill McKibben entre autres, dire que le réchauffement climatique était la conséquence d’un échec de l’imagination humaine. L’idée qu’on puisse, en 2019, menacer la pérennité de la vie sur Terre par manque d’imagination me fascinait, mais aucun de ces auteurs n’avait jamais réellement expliqué le pourquoi du comment.

J’ai donc décidé de m’attaquer à cette question afin de comprendre pourquoi l’imagination nous fait tant défaut, précisément au moment où nous devons réinventer notre monde dans son ensemble. Le livre cherche à apporter une réponse à cette question, à pointer du doigt les causes du problème, mais aussi à proposer des solutions et à envisager les conséquences d’un retour de l’imagination dans nos sociétés. Les interrogations suscitées par l’imagination commencent souvent par « Et si… », et ce livre est en quelque sorte une longue déclaration d’amour à ces deux mots. Imaginez seulement si tous les politiciens les utilisaient dans leurs discours… Bien formulées, les questions en « et si » sont extrêmement puissantes et les citoyens doivent s’en saisir. Ce livre est très dense, il retrace de nombreux récits et contient beaucoup d’informations ­— du moins, je l’espère. Je lui ai consacré deux ans de travail et il a nécessité plus d’une centaine d’entretiens et a occasionné la découverte de très nombreux projets. La traduction française paraîtra aux éditions Actes Sud en avril 2020.

LVSL – Proposez-vous des solutions politiques concrètes dans votre livre, c’est-à-dire des idées pour stimuler l’imagination des citoyens autour de la question du réchauffement climatique ?

RH – Oui, absolument. Je citerai l’exemple de deux villes qui ont mis en place des programmes exceptionnels et que j’ai découvert au fil de mes recherches. La première, c’est Mexico, dont le maire a créé un Ministère de l’imagination. Cela semble tiré du dernier Harry Potter, mais c’est pourtant vrai. La seconde, c’est Bologne, en Italie, où la municipalité a mis en place six Bureaux de l’imagination civique, chacun responsable d’une partie de la ville, et fonctionnant à peu de chose près comme les groupes de transition de notre mouvement. Ces bureaux font le lien entre la municipalité et les habitants, et utilisent des outils créatifs (brainstorming, open space, etc.) pour travailler en partenariat avec les citoyens et faire émerger des idées nouvelles. Pour lancer un projet, la municipalité conclut un pacte avec les citoyens. Elle propose par exemple de mettre à disposition un budget ou des ressources en échange d’heures de travail bénévole. Près de 500 pactes de ce genre ont été conclus au cours de cinq dernières années et les résultats obtenus sont exceptionnels.

Une des préconisations que je formule dans le livre consiste à faire voter par nos parlements nationaux des lois relatives à l’imagination qui obligeraient l’ensemble des organismes publics à mettre en œuvre des programmes pour stimuler l’imagination des personnes avec lesquelles ils interagissent.

À l’occasion de mes recherches, j’ai également appris l’existence d’un petit organe niché au cœur de notre cerveau et essentiel au fonctionnement de notre mémoire et de notre imagination : l’hippocampe. Cet organe est particulièrement sensible au cortisol [ndlr : également appelé « hormone du stress »] et peut rétrécir de près de 20 % en situation de stress, d’anxiété, ou encore à la suite d’un traumatisme. Une telle diminution nous rend incapables d’envisager l’avenir d’une manière positive et optimiste. C’est pourquoi, de mon point de vue, les mesures d’austérité actuellement adoptées par certains gouvernements ont un effet dévastateur sur l’imagination. Il en va de même pour la fermeture des bibliothèques, la suppression des matières artistiques dans les cursus scolaires, etc. Nos dirigeants sont en train de créer des systèmes éducatifs dans lesquels l’imagination et la créativité ne sont absolument plus valorisées, alors qu’il faudrait au contraire qu’ils garantissent notre droit à l’imagination, au même titre que notre droit de réunion, etc. Nous devons créer un environnement propice à l’épanouissement de l’imagination, c’est la condition sine qua non pour permettre une révolution par l’imagination, seule capable de relever le défi climatique.

Rob Hopkins lors de la journée “Paris sans voiture”, le 22 septembre 2019. Photo © Chris Charousset

LVSL – Vous évoquez souvent le concept de municipalisme, pensez-vous qu’il soit universel ? La France, par exemple, est un pays au fonctionnement très centralisé et il arrive que des villes françaises souhaitant s’engager dans la transition, par exemple à Grenoble, subissent des coupes dans les budgets qui leur sont alloués par l’État…

RH – Il n’existe pas de voie toute tracée, la transition change de visage en fonction des contextes et s’adapte aux objectifs à atteindre. Je pense malgré tout qu’il nous faut renoncer aux systèmes très centralisés. Pour moi qui viens d’Angleterre, il est amusant de remarquer que si la France compte parmi les systèmes centralisés, les maires y ont malgré tout beaucoup plus de pouvoir que dans mon pays. Au Royaume-Uni, ils se contentent généralement d’inaugurer des supermarchés et de serrer des mains tandis qu’ici, ils sont à l’initiative de beaucoup des plus belles histoires de transition. Je pense par exemple à Jean-Claude Mersch, maire d’Ungersheim, à Damien Carême, qui mène à bien des projets incroyables à Grande-Synthe, ou encore à Éric Piolle, maire de Grenoble, que j’ai eu la chance de rencontrer et qui fait tout ce qu’il peut pour engager sa ville dans la transition. Selon moi, il faudrait donner davantage de pouvoir aux maires, mais également qu’ils soient soutenus par des gouvernements nationaux conscients de l’urgence climatique et disposés à leur fournir les ressources nécessaires pour répondre à ce défi. Nous avons besoin d’un dialogue national sur ces questions et d’objectifs précis concernant la diminution des émissions de CO2, mais il faut également que les municipalités puissent travailler librement avec les habitants pour permettre une responsabilisation et une implication des citoyens, et ainsi une action à la hauteur de la gravité de la situation.

LVSL – Certes, mais pour donner davantage de pouvoir aux maires, il faudrait transférer des compétences gouvernementales au niveau local, ce qui impliquerait des révisions constitutionnelles, en France en tout cas. Le mouvement des Villes en transition est‑il engagé sur la scène politique nationale ? Êtes-vous soutenus ou bien soutenez-vous un parti politique en particulier ?

RH – L’indépendance vis-à-vis des forces politiques est justement une des caractéristiques de Villes en transition. Il s’agit d’un outil conçu pour fonctionner à l’échelle citoyenne et locale, et il est absolument fondamental que nous conservions une très grande neutralité politique pour en assurer le bon fonctionnement. Certains politiques anglais nous soutiennent, bien sûr ; ils nous proposent leur aide, nous demandent conseil, etc. Par ailleurs, je pense que le Royaume-Uni a rarement connu pire gouvernement que celui qui est actuellement à la tête du pays ; le Brexit est dans toutes les têtes, ce qui est une incroyable perte de temps et d’énergie. Quoi qu’il en soit, nous nous concentrons sur les citoyens et nous tenons à distance de la scène politique, mais je sais que ce n’est pas forcément le cas partout dans l’Union européenne. En Belgique, par exemple, pays particulièrement impliqué dans la lutte contre le réchauffement climatique, la nouvelle Ministre de l’Énergie, de l’Environnement et du Développement durable [ndlr : Mme Marie-Christine Marghem] s’est engagée pour la transition bien avant d’entrer en politique. Il arrive donc parfois que des acteurs de la transition rejoignent les rangs des décideurs, ou encore qu’ils se présentent aux élections municipales de leurs villes et les remportent !

LSVL – Êtes-vous proches du parti travailliste britannique ? De Jeremy Corbyn, par exemple ?

RH – Certains membres du parti travailliste soutiennent notre mouvement, mais je ne crois pas que ce soit le cas de Jeremy Corbyn, malheureusement. Cela dit, je peux me tromper, c’est un homme qui se tient très informé de ce qui se passe dans son pays.

LVSL – Depuis près d’un an, la France traverse une période de crise, celle des gilets jaunes, qui a été déclenchée plus ou moins directement par notre dépendance aux voitures. Que proposez‑vous pour faire sortir les voitures des villes ? Et à la campagne ?

RH – Il faut commencer par rendre l’ensemble des transports publics gratuits et tellement efficaces et propres qu’aucun citadin n’aura plus jamais la moindre raison de monter dans une voiture. J’étais à Paris au moment de la COP 21, le métro était gratuit pendant les 5 jours de la conférence, c’était génial. Je ne comprends pas pourquoi ils n’ont pas prolongé l’expérience ! Ensuite, il faut faire preuve de courage et prendre des mesures pour faire sortir les voitures des villes, comme cela a par exemple été fait à Barcelone. La municipalité a délimité des superquarters dont les rues ont été piétonnisées. Les voitures peuvent toujours circuler autour de ces quartiers, mais ne peuvent plus y pénétrer. L’espace ainsi libéré a été utilisé pour créer de nouvelles aires de jeu, des terrains de sports, des espaces de restauration, etc. C’est un beau modèle à suivre. Une fois les voitures sorties des centres-villes, il faut également définir des zones accessibles uniquement aux véhicules électriques. Je ne veux pas dire par là qu’il faille remplacer toutes les voitures actuellement en circulation par des voitures électriques, cela n’aurait aucun sens ; il faut chercher des alternatives à la voiture et non pas des voitures alternatives. Nous avons besoin de programmes qui permettent d’avancer en ce sens et vite, car le temps presse.

Ce sera plus difficile dans les zones rurales, c’est pour cela qu’il faut commencer par les endroits où les changements peuvent être mis en place facilement. Posséder une voiture quand on habite à Paris ou à Londres est parfaitement insensé ! La seule raison pour laquelle nous en avons encore besoin, c’est parce que nos transports publics fonctionnent mal. À la campagne, il faudra créer des programmes pour aider les habitants à se séparer de leurs voitures et à les remplacer par des véhicules électriques, mais également développer l’autopartage et les transports en commun. Au Royaume-Uni, certaines municipalités ont réussi à diminuer le nombre de voitures dans leurs rues par deux, mais cela ne s’est pas fait tout seul. Pour y parvenir, nous avons besoin de programmes clairement établis et de savoir précisément quels sont nos objectifs. Au-delà de la gratuité des transports, il est également important de garantir la sécurité des cyclistes, de les aider à acquérir des vélos, de leur apprendre à circuler en ville, etc. Encore une fois, avec de la volonté politique, tout est possible.

LVSL – Macron est souvent présenté comme un « défenseur de la planète » dans la presse internationale. Que pensez-vous de ce titre ?

RH – Diplomatiquement parlant, la France peut être fière d’avoir accueilli la COP 21 et permis la signature des Accords de Paris. Bien sûr, les engagements pris pendant la conférence ne sont pas suffisants, mais sans eux, la situation aurait été bien pire encore. En revanche, j’ai trouvé la politique d’Emmanuel Macron particulièrement maladroite depuis : une taxe sur le carburant n’est pas la meilleure manière de venir à bout du réchauffement climatique, entre autres parce qu’une fois de plus, ce sont les plus pauvres qui souffriront de la mesure.

J’aime en revanche beaucoup l’approche adoptée par le maire de Grande‑Synthe, Damien Carême. Tout l’argent que la municipalité économise en mettant en place des technologies ou des stratégies bas carbone est réinvesti pour soutenir les membres de la communauté locale les plus défavorisés. La ville a par exemple remplacé son éclairage public par un système d’éclairage à faible consommation, ce qui lui permet d’économiser près d’un demi-million d’euros chaque année. Cet argent a été redistribué aux familles les plus modestes de la ville sous la forme d’une aide financière. Tous les projets mis en place par la municipalité sont guidés par la volonté d’aider ceux qui sont dans le besoin, qu’il s’agisse de projets de jardins partagés permettant aux habitants de produire une partie de leur nourriture ou encore de projets immobiliers à haut rendement énergétique pour faire baisser leurs factures de chauffage. Les gouvernements devraient adopter la même perspective, c’est-à-dire une stratégie climatique nationale qui soit également une stratégie de justice sociale.

Par ailleurs, il est important que la société dans son ensemble s’engage dans la transition. Il est impensable de demander aux plus pauvres de faire des efforts si d’autres continuent à voyager en jets privés ! N’oublions pas qu’environ 80 % des émissions de carbone sont causées par les 10 % les plus riches, c’est donc à ces 10 % qu’il faut demander le plus d’efforts. Pour quelqu’un comme Emmanuel Macron ce n’est pas chose facile, car les gouvernements n’ont jamais eu pour habitude de demander aux plus riches de se serrer la ceinture, mais plutôt aux plus pauvres. Cependant, la crise climatique actuelle exige un changement de perspective et si Emmanuel Macron souhaite véritablement relever le défi climatique, c’est par là qu’il doit commencer.

[1] From what is to what if. Unleashing the power of imagination to create the future we want. Chelsea Green Publishing. 17 octobre 2019

Laura Parker : « Momentum est une organisation d’origine populaire »

Laura Parker, coordinatrice de Momentum, à la manifestation Stop the coup.

Laura Parker est la coordinatrice de Momentum, le mouvement né dans la foulée de l’arrivée à la tête du Labour par Jeremy Corbyn. Organisation dans l’organisation, le mouvement a bousculé la politique établie à travers des campagnes efficaces qui ont su mobiliser massivement sur tout le territoire britannique. Traversé par des contradictions sur le Brexit, nous avons voulu revenir sur son histoire et son positionnement.


LVSL – Pour commencer, nous aimerions que vous puissiez présenter à nos lecteurs votre organisation Momentum. Outre ses liens avec Corbyn et le Labour party, est-ce que vous pourriez revenir sur ses modalités d’apparition et ses modes d’action ? Quels étaient les réseaux préexistants et constitutifs de l’organisation ?

Laura Parker – L’origine de l’organisation remonte à la campagne de Jeremy Corbyn pour l’élection à la présidence du Labour Party en 2015. La façon dont les élections fonctionnent au sein du Labour pour le leadership fait que tous les candidats ayant reçu suffisamment de nominations de la part du groupe parlementaire travailliste auront accès à toutes les données concernant les membres du Labour. Jeremy Corbyn était donc l’un des quatre candidats en lice et il a mis sur pied une équipe de campagne, puis nous avons téléphoné aux membres du Labour au cours de l’été 2015 pour leur demander s’ils voulaient soutenir Jeremy. Lors de cette opération, nous leur avons également demandé s’ils étaient d’accord pour que nous restions en contact avec eux. Même si l’on raconte souvent que Momentum est une organisation d’origine populaire, ce qui se vérifie à bien des égards, le fait est qu’elle s’est formée à partir d’un nombre important de personnes dont les données étaient déjà enregistrées parce qu’elles étaient membres du parti. Ceci étant, le Labour a modifié ses règles pour permettre d’adhérer à un prix réduit, ce qui a conduit à son développement, et nous avons donc pu accueillir beaucoup de nouveaux adhérents grâce à la campagne en faveur de Jeremy Corbyn. Surtout, nous avons pu bénéficier d’une avance considérable car nous connaissions déjà les coordonnées de tous ces membres du Labour, ce qui nous distingue des nombreux autres mouvements de ce genre qui ont pu voir le jour.

Des milliers de personnes qui ont pu se détourner du Labour – ou comme moi qui n’avais jamais adhéré au parti – voulaient avant tout soutenir le projet politique de Jeremy Corbyn, qui a ensuite été élu en septembre 2015. De nombreux groupes se sont formés dans tout le pays. J’étais dans le quartier de Lambeth dans le sud de Londres et nous avions « Lambeth for Corbyn » : il y avait des groupes comme « Leeds for Jeremy », ou « Bradford supports Jeremy Corbyn for Leader ». Dans tout le pays, de nombreux groupes ont été mis sur pied. Mais ce que Momentum représente aujourd’hui a émergé d’une équipe de bénévoles très réduite d’environ trois personnes. À l’automne 2015, nous avons contacté tous ces soutiens et leur avons demandé de se joindre à un réseau qui est par la suite devenu Momentum. Ainsi, au cours de l’été 2016, lorsque Jeremy a dû revenir aux urnes pour obtenir le leadership du parti et qu’il y a eu une deuxième campagne, Momentum a fait émerger des groupes de militants dans tout le pays formant un réseau suffisamment souple pour qu’ils puissent décider de leurs propres priorités de campagne. Ainsi, à Lambeth, nous étions occupés à mettre fin aux fermetures des bibliothèques, parce que le conseil municipal était sous pression et que nous essayions d’empêcher la réduction des services publics. Dans d’autres régions du pays, différents groupes avaient chacun leurs priorités. En 2016, Momentum a mis son poids dans la balance pour conforter Jeremy Corbyn dans sa position de leader, fournissant ainsi une base de volontaires pour porter sa campagne. Puis nous avons recommencé à nous regrouper pour les élections générales de 2017, lorsque Momentum a pu jouer un rôle clé en mobilisant des activistes dans tout le pays, à l’aide de nouvelles méthodes de campagne inédites pour le Parti. Nous sommes tous des membres du Labour, mais nous sommes tous autour de Jeremy.

Depuis cette élection que nous avons failli remporter, nous avons essentiellement continué à accroître notre force en tant que groupe militant à travers le pays. L’organisation a trois objectifs principaux. Notre objectif global est évidemment de voir un gouvernement socialiste être élu. Au-delà de ça, nous cherchons à remporter des campagnes lors des élections municipales ou lors des élections de l’assemblée du Grand Londres. Nous avons d’ailleurs fait élire récemment un maire dans le nord de Tyne. Notre second objectif est de transformer le Parti travailliste en changeant ses procédures démocratiques et ses méthodes. Enfin, le dernier objectif est de participer à la construction d’un mouvement social plus large – en créant des liens entre le Parti travailliste, le mouvement syndical et les organisations issues de la base qui militent pour les droits des locataires et pour le climat. Récemment, nous avons fait partie de la grande campagne sur « stop the coup » avec d’autres groupes de campagne. Par ailleurs, nous cherchons à faire de l’éducation politique – nous sommes des partenaires proches du festival The World Transformed. Cette initiative a été lancée par les membres de Momentum. Elle permet de donner aux gens l’occasion d’avoir des débats de qualité et de reconstruire un parti doté d’une base idéologique plus solide. C’est ce qui constitue l’essentiel des raisons d’être de Momentum.

 

LVSL – Comment vous est venue l’idée du festival The World Transformed  ? Quel est l’objectif ?

LP – Deux militants de Momentum d’une vingtaine d’années sont à l’origine de la fondation de The World Transformed car ils ont estimé qu’il fallait constituer un espace pour avoir un débat politique digne de ce nom. L’appareil du Labour n’était pas favorable à Jeremy Corbyn, de telle sorte qu’une partie du débat politique que nous voulions avoir n’était pas si facile à obtenir au sein du parti. Ces deux personnes, avec d’autres, dirigeaient une série de débats appelée « Brick Lane Debates » dans le sud de Londres pour enseigner aux gens les principes de l’économie. C’était un groupe de gens qui avaient fait partie de Momentum ou qui gravitaient autour et qui ont tout simplement eu l’idée, probablement assis un soir autour d’un verre. Il y avait un appétit énorme pour le débat, alors que la machine du parti était opposée à Jeremy Corbyn, que cela semblait logique qu’une telle initiative émerge, même si cela représentait une quantité de travail considérable. En tout cas, il y avait un espace politique et une demande parallèle à la conférence du Labour, qui portait majoritairement sur le fonctionnement du parti.

The World Transformed a seulement fourni un espace différent où ceux qui avaient rejoint le Labour et qui étaient enthousiasmés par la victoire de Jeremy Corbyn puissent réellement parler de politique. Maintenant, au fil du temps et au fur et à mesure que la politique de Jeremy s’est enracinée et s’est intégrée au sein de la majorité du Parti, les relations se sont évidemment facilitées. L’autre aspect de cet évènement, c’est qu’il rassemble aussi des gens qui font partie de notre troisième objectif – la construction d’un mouvement social. Donc si vous allez à un événement de The World Transformed, vous rencontrerez beaucoup de gens qui ne font pas partie du Labour. J’ai pris la parole lors d’un événement l’année dernière, il y avait environ 120 personnes dans la salle, et quand j’ai demandé combien étaient adhérents au parti, ils ne représentaient même pas la moitié. Certains d’entre eux appartenaient au parti Vert, d’autres à une tradition anarchiste. Certains n’avaient aucune appartenance partisane voire étaient peut-être même d’anciens adhérents ayant quitté le Labour. The World Transformed est donc un espace pluraliste. Je dirais que nous sommes comme des cousins. C’est presque comme si nous [à Momentum] réalisions l’essentiel du travail concernant le Labour, et qu’ils réalisaient le travail à destination de l’extérieur du parti. Ce lien qui nous unit nous permet de construire ce mouvement social plus large.

LVSL – Depuis sa naissance, Momentum cherche à influencer la ligne politique du Labour, notamment en essayant de promouvoir des profils politiques marqués à gauche contre les députés issus du blairisme. De telle sorte que des figures centristes vous ont régulièrement attaqués et ont pointé votre « entrisme » dans le Labour. Où en est cette « guerre de position » dans le parti ?

LP – C’est une énorme hypocrisie de la part des gens que de laisser entendre que nous faisons de l’entrisme alors qu’il y a déjà eu des exemples de groupes similaires au sein du Labour. Il y a eu un groupe appelé Progress et qui a été fondé par Tony Blair. Il s’agissait davantage d’un groupe de relais avec le Parlement, mais axé autour du parti, de sorte que l’essentiel du pouvoir revenait aux députés. Notre approche relève d’une toute autre forme, visant à donner le pouvoir aux militants. Il a existé d’autres groupes comme Labour First et encore d’autres à différentes époques, et nous ne sommes en rien différents de ceux-ci – excepté que nous ne poursuivons pas un objectif étroit et intéressé, la preuve en est que nous avons fait campagne pour le Labour. En effet, lors des élections de 2017, nous avons fait campagne pour tous les députés travaillistes qui se présentaient partout dans le pays et pas seulement pour ceux qui étaient des soutiens de Corbyn. Malgré tout, beaucoup de gens apprécient vraiment Momentum et qu’ils comprennent que cette énergie militante est positive.

Bien sûr, si vous êtes contre la politique de Corbyn, vous serez contre Momentum. Par ailleurs, nous sommes devenus une cible facile, donc si quelqu’un de Momentum fait quelque chose d’un peu imprudent, un député de l’opposition aura tôt fait de s’exclamer : « Regardez, vous voyez ces gens de Momentum derrière Jeremy Corbyn ; ils mènent de terribles politiques d’intimidation, de haine… », ce genre d’inepties. De toute évidence, les choses se sont un peu calmées. Certes le moment est un peu tendu parce qu’il y a un processus en cours par lequel certains députés pourraient être ou non désignés comme candidats à leur propre réélection. Évidemment, dans certaines régions du pays, les militants du parti ne veulent pas toujours que leurs députés se maintiennent alors que les places sont rares, ce qui suscite évidemment l’inquiétude de ceux qui ne veulent pas perdre leurs sièges. Les choses sont en train de mûrir. Nous sommes invités à participer à un grand nombre d’activités officielles du Labour. Cette semaine, par exemple, je prendrai la parole au cours de sept débats, dont seulement deux d’entre eux sont au World Transformed. Tous les autres sont à la conférence officielle aux côtés des députés travaillistes. Cet après-midi, je m’exprime sur l’importance du vote pour la réforme électorale avec Steven Kinnock, qui est un député d’une aile très différente du Parti. Donc je pense que les gens se sont habituée à notre présence.

LVSL – Nés en 2015, vous avez réussi à fournir un souffle important en faveur de l’engagement politique des jeunes et du soutien à Jeremy Corbyn. La campagne de 2017 a été l’apogée de ce moment. Momentum revendiquait alors le fait de s’engager politiquement dans toutes les sphères de la société, au-delà de l’agenda du Labour. Par exemple, en organisant des crèches populaires pour pallier l’absence de l’État. Aujourd’hui, votre organisation semble s’être institutionnalisée à l’intérieur du parti et jouer avant tout le rôle de groupe d’influence. Partagez-vous cette lecture ?

LP – Au cours des différentes phases de notre courte histoire, nous avons eu diverses priorités. Il est vrai nous sommes moins dans une phase de construction du mouvement. C’est le reflet du travail considérable que nous sommes obligés de faire au sein de l’appareil du Labour afin de garantir que la politique de Corbyn reste mainstream dans les rangs du parti. Après tout, le Labour a un énorme passif institutionnel. La grande majorité des conseillers du Parti a été élue avant que Jeremy Corbyn ne prenne le pouvoir. Certains sont à gauche mais beaucoup d’autres ne le sont pas. Un nombre important de personnes qui travaillent pour le parti au sein de ses déclinaisons territoriales sont là depuis très longtemps. Certains d’entre eux changent de position pour être plus accommodants avec Corbyn, d’autres ne le font pas. Si nous n’exerçons pas d’influence envers les organes institutionnels du parti comme le Comité exécutif national [NEC], le Comité d’organisation de la conférence où les gens décident de ce qui doit être débattu au sein des conférences du Labour et au sein d’autres structures importantes du parti, cela limite notre impact extérieur. Malgré ce travail, nous devons continuer à exercer une pression populaire sur le pouvoir. Or, à certains moments, nous n’avons pas su gérer cet équilibre car nous avons cédé à la tentation immédiate de faire élire des gens dans les organes internes, parce que les élections fournissent un résultat rapide et tangible.

Nous avons mené ces activités dans le sens d’une réflexion sur la construction d’un mouvement externe plus long et plus lent, et c’est une tension constante entre ces deux objectifs. Finalement, la manière dont notre organe dirigeant fonctionnera sera déterminante. Nous avons un organe de direction, le National Coordinating Group et une équipe de bénévoles dont je suis à la tête, ce qui fait en quelque sorte de moi le lien entre ces deux pôles. Cependant, notre organe directeur a estimé dernièrement que nos priorités devaient consister à nous concentrer sur le travail interne au Labour. Pour ma part, j’aimerais que nos objectifs soient construits de façon plus équilibrée. Nous sommes en train de nous restructurer et de développer notre capacité à mener des campagnes externes en investissant davantage vers nos groupes et nos membres. Alors je pense que l’équilibre peut changer un peu, mais, encore une fois, il s’agit d’une tension constante. Je vois cela comme le signe que, depuis 2015, nous prenons à peine la mesure de tout ce qu’il y a à faire pour changer ce parti. Car que le blairisme a régné de 1997 à 2015, ce qui représente près de deux décennies. Renverser la situation prend du temps.

LVSL – Votre position sur la question du Brexit n’est pas évidente. D’une relative position de neutralité, de nombreuses figures de Momentum semblent désormais soutenir explicitement la demande d’un second référendum au cours duquel il faudrait faire campagne pour le Remain. Qu’est-ce qui a conduit à ce changement de ligne ?

LP – Momentum, historiquement, si on peut qualifier d’historique quelque chose qui a commencé il y a 4 ans, n’est pas un organe à caractère législatif. Il soutenait uniquement la politique du leadership du Labour. Personnellement, je dirais surtout que la ligne politique du leadership du parti n’a pas toujours été très claire. Par voie de fait, la position de Momentum n’a pas semblé claire non plus. Fondamentalement, nous avons essayé de soutenir la direction en tant qu’organisation qui avait cette tâche délicate d’équilibre, et tenté d’honorer le résultat du référendum qui, comme chacun sait, était très serré. Ce n’était pas une victoire décisive, ni pour le camp du Leave, ni pour celui du Remain. De toute évidence, au fur et à mesure que les négociations ont été menées par les Tories, ces derniers se sont radicalisés. De la même façon, beaucoup de ceux qui sont du côté du Remain s’accrochent vigoureusement à cette position. Ce que la direction du Labour essaye de faire a été de rester proche d’une position intermédiaire. De notre côté, nous avons, de façon générale, appuyé la direction.

Désormais, les dirigeants disent dans leur majorité qu’on devrait organiser un deuxième référendum. C’est la seule façon de résoudre l’impasse actuelle. Personnellement, j’en suis arrivé à la conclusion que nous aurions probablement dû avoir un deuxième référendum il y a un certain temps déjà. Même si, comme la plupart des gens, je ne suis pas très enthousiaste à l’idée d’assister à un autre référendum dont l’issue pourrait s’avérer terrible. À moins que ce référendum soit très bien tenu, il pourrait être source de division et ne pas nécessairement produire un résultat différent. Mais tant le parti travailliste que Momentum ont fait face à une position complexe parce que, contrairement aux Libdems qui ont juste à soutenir les 48 % de remainers, dans un contexte où le parti conservateurs n’incline plus seulement vers Leave mais désormais vers un Hard Brexit. Le Labour a tenté avec sincérité, sans grand succès, de combler la brèche qui divise les britanniques. Évidemment, les membres du Labour sont majoritairement favorables au Remain, mais les électeurs du parti, comme le reste de la Grande-Bretagne, ont des opinions très différentes. Certains sont focalisés sur l’idée que nous ne pourrons pas gagner une autre élection générale si nous n’occupons pas certains sièges dans le nord de l’Angleterre, qui appartiennent en théorie à la frange Leave du parti.

Dans la pratique, même au sein des circonscriptions traditionnellement travaillistes ayant votés Leave, la grande majorité des électeurs du Labour ont finalement voté Remain, parce que les leavers, qui l’ont emporté, sont des électeurs de l’UKIP, des gens qui n’avaient jamais votés auparavant, et seulement une petite partie de l’électorat du Labour. Mais pour ce qui est de gagner de nouveau ces sièges, il est clair que les dirigeants du Labour craignent que ce ne sera pas le cas s’ils ne maintiennent pas leur position initiale. Je dirais aussi que nous devons être très prudents avec ces régions du pays où le point de vue des leavers est écrasant. En fin de compte, la seule façon de s’en sortir malgré le gâchis actuel est d’organiser ce second référendum. Le Labour, contrairement aux autres grands partis, est doté d’un programme national de réformes massives. Je crois que nombre de nos électeurs qui ont votés Leave sont davantage intéressés par le programme politique national des travaillistes en faveur des services publics, des investissements, des réformes, des transports, de l’éducation, de la santé et du logement.

Nous sommes maintenant proches de la fin de ce qui aura été un processus très complexe et très désordonné. Mais lorsque nous avons sondé nos propres adhérents en 2018 sur la question du Brexit, la majorité des membres du parti et de de Momentum pensaient de façon écrasante (82%) que le Brexit serait nuisible pour nos quartiers, nos amis et nos familles, et ce avant même que n’arrive cet horizon du No-deal. De façon générale, les membres de Momentum sur la même longueur d’onde que la grande majorité des membres du Parti. Mis à part que nous mettons davantage l’accent sur le fait de s’assurer que peu importe la ligne que prendra le parti autour de la question du Brexit cela ne doit pas entraver le maintien de la ligne socialiste Labour. Nous ne voulons vraiment pas être de connivence avec des gens qui figurent à la droite du parti et qui ont utilisé le Brexit comme levier pour attaquer Jeremy Corbyn. Nous ne partageons pas leur ligne politique.

LVSL – Votre slogan « For the many, not the few » trace une démarcation nette entre la minorité privilégiée et la grande majorité du peuple britannique. Cette référence au peuple vous est disputée par Nigel Farage et Boris Johnson, qui pointent le refus des élites d’accepter le verdict du référendum de 2016 sur le Brexit. Votre parti, le Labour, mène actuellement une stratégie de blocage du Brexit au Parlement. N’avez-vous pas peur de renforcer la rhétorique de la droite radicale qui dénonce un complot des élites contre le vote populaire, et les laisser ainsi hégémoniser la référence au peuple ?

LP – Oui, c’est un grand risque et l’un des principaux débats au sein du Parti a été de savoir comment trouver une position concernant le Brexit qui n’encourage pas la droite et ne lui permette pas d’affirmer qu’elle est l’alternative populaire et radicale. Il s’agit d’un véritable combat pour nous du fait de la structure de la propriété des médias dans ce pays. Ces derniers sont détenus à environ 85% par la droite, qui est évidemment très favorable à Boris Johnson. Cependant, toute analyse rigoureuse de ces leaders montre l’imposture totale qu’ils représentent. Boris Johnson, Nigel Farrage et Jacob Rees-Mogg sont tous multimillionnaires. Ce sont eux qui gagneraient de l’argent avec un Hard Brexit.

Leur existence reste un défi pour nous et il y a eu de grandes tensions au sein du parti parce que certains ont préféré soutenir que nous ne devions pas nous éloigner des gens qui ont été tentés de voter pour le Brexit Party mené par Nigel Farage. Selon eux, si nous employions un certain langage trop pro-Remain, nous encouragerions l’extrême droite. L’autre école de pensée, dont je fais partie, estime que nous ne pouvons pas céder un seul pouce à l’extrême droite. Je pense que nous devrions aller dans les quartiers afin d’avoir des échanges avec les gens et de leur expliquer que leurs salaires ne sont pas faibles à cause des migrants mais parce que leur employeur ne les a pas payés : « votre grand-mère n’a pas obtenu sa prothèse de hanche non pas parce qu’un polonais l’aurait eue à sa place, mais à cause des diminutions de l’investissement dans le système de santé national au cours des dix dernières années. Votre salaire stagne depuis dix ans et ça n’a rien à voir avec l’immigré lituanien. » Ces questions ont représenté une source de tensions et de discussion continue sur la façon dont nous devions gérer la situation. HOPE not Hate organise d’ailleurs une conférence à laquelle je vais participer sur la façon de battre le Brexit Party. L’idée que si nous faisons preuve d’une certaine retenue, nous regagnerons des électeurs n’est pas forcément efficace. Vous ne pourrez jamais faire mieux que la droite sur son terrain, mais il s’agit là sans aucun doute d’une question importante sur laquelle il faut débattre.

Retranscription et traduction par Eugène Favier-Baron