« Trump est à la solde de la Russie » : retour sur une théorie conspirationniste à la vie dure

Les théories du complot ont la vie dure, et celle qui prétend que Donald Trump serait contrôlé par Vladimir Poutine continue de polluer la campagne présidentielle américaine, après avoir torpillé la candidature de Bernie Sanders et justifié une tentative de destitution du président américain. Pourtant, des preuves irréfutables montrent que Trump n’a pas conspiré avec la Russie pour sa campagne de 2016, que les services secrets américains eux-mêmes ont alimenté cette théorie, et que rien ne permet d’affirmer que la Russie ait interféré dans les élections américaines de 2016.


Selon le rapport du détective Christopher Steele, ancien espion britannique payé par la campagne d’Hillary Clinton pour déterrer des éléments compromettants sur Donald Trump, le milliardaire aurait requis les services de plusieurs prostituées lors de son passage à Moscou en 2013. Descendant à l’hôtel Ritz-Carlton où avait résidé le couple Obama, il aurait loué la même suite et demandé aux performeuses une golden shower, acte sexuel qui consiste à uriner sur son partenaire, afin de souiller le lit où avait auparavant dormi le couple présidentiel. Problème, les services secrets russes auraient caché des caméras dans la chambre et filmé la scène. Muni de la vidéo, Poutine exercerait un chantage sur Donald Trump, après avoir œuvré à son élection en 2016.

Si ce récit vous semble invraisemblable et digne d’un mauvais roman d’espionnage, vous serez surpris d’entendre que le dossier dont il est extrait a été pris au sérieux par la plupart des médias américains, au point de se retrouver au centre d’une vaste théorie complotiste désignée par le terme « RussiaGate », en référence au scandale du Watergate. Les éléments les plus sulfureux que nous venons d’évoquer ont rapidement été considérés comme peu probables ou faux par la presse américaine. En revanche, d’autres allégations touchant à des liens entre la campagne de Donald Trump, le Kremlin et Wikileaks par exemple, ou encore à la supposition que Trump ait été « cultivé » comme un espion russe depuis des années, sont encore sérieusement considérées par l’essentiel des médias américains et cadres du Parti démocrate, après avoir été utilisés par le FBI pour obtenir l’autorisation d’espionner la campagne de Donald Trump. [1]

Surtout, trois idées installées dans la conscience collective par la presse américaine dès l’élection de Donald Trump restent encore à ce jour au cœur de l’argument démocrate contre le milliardaire. [2] D’abord, Poutine détiendrait des éléments de pressions, financières ou autres, pour faire chanter Donald Trump. Ensuite, le Kremlin aurait fait élire Donald Trump en 2016 avec la coopération de ce dernier. Et enfin, le président américain payerait sa dette en œuvrant pour les intérêts russes. En clair, une accusation de haute trahison doublée de la négation de la légitimité du président Trump. Si elle est vérifiée, il s’agit d’un des plus graves scandales politiques de l’histoire américaine. Idem si elle est fausse, puisqu’elle aura été utilisée pour déstabiliser un président en exercice, au point de motiver une procédure de destitution, avant d’être mobilisée pour torpiller la campagne de Bernie Sanders. [3]

Fiasco politico-médiatique : les origines du RussiaGate

Pour le grand public, le RussiaGate débute avec la publication de courriels du comité national du Parti démocrate par Wikileaks, en juillet 2016. Rapidement, les services secrets américains feront fuiter de manière anonyme leurs suspicions quant à l’identité des pirates informatiques : il s’agirait de hackers russes en lien direct avec le Kremlin. Donald Trump, qui milite pour un rapprochement diplomatique avec Moscou, interpelle, en conférence de presse : « La Russie, si vous m’écoutez, essayez d’obtenir les courriels du serveur d’Hillary Clinton », en référence à l’autre scandale qui rythme la campagne, celui de l’utilisation maladroite d’un serveur privé par sa rivale du temps où elle occupait les fonctions de cheffe de la diplomatie américaine. Au cours des débats présidentiels, Trump refuse d’admettre les conclusions supposées des agences de renseignement américaines, déclarant : « C’est peut-être la Russie, peut-être la Chine, ou d’autres personnes. C’est peut-être un obèse de 200 kilos depuis son lit ». La presse et le camp démocrate voient dans l’attitude du candidat républicain les signes d’une haute trahison. [4]

Le 6 janvier 2017, deux semaines avant la prise de fonction de Donald Trump, la direction du renseignement américain déclassifie un rapport sur les soupçons d’ingérence russe. Sans fournir la moindre preuve, le document met en cause Moscou pour le piratage informatique en alléguant « un haut degré de confiance ». Il évoque également une vaste opération d’influence de l’opinion via les réseaux sociaux et la chaîne d’information Russia Today. Donald Trump et ses collaborateurs ne sont en aucun cas mis en cause. [5]

Le même jour, les directeurs du FBI et de la CIA briefent secrètement Trump et Obama à propos de l’existence du fameux dossier Steele contenant des allégations accablantes pour le président fraîchement élu. Officiellement, il s’agit de prévenir Donald Trump de l’existence du dossier, qui serait déjà aux mains de la presse. Le directeur du FBI admettra par la suite être conscient que la presse cherchait un prétexte pour publier le dossier. La tenue de ces entrevues est fuitée à CNN, qui révèle l’objet de la discussion. Cela fournit un prétexte à Buzzfeed pour publier le fameux dossier dès le 10 janvier, tout en affirmant qu’il contient de nombreuses contre-vérités. Selon Matt Taibbi, journaliste d’investigation à RollingStone, l’affaire n’aurait jamais rencontré un tel écho si la tenue des fameux briefings du FBI et de la CIA, opportunément fuité à CNN, n’avait pas donné du crédit au dossier Steele. [6]

En parallèle, une enquête pour contre-espionnage, ouverte par le FBI dès juillet 2016 pour protéger l’intégrité des élections, poursuit son cours. Le 27 janvier, Georges Papadopoulos, un conseiller de second rang de la campagne de Donald Trump, est entendu à propos des liens possibles entre le président et la Russie. Il sera par la suite inculpé pour parjure, suite à une erreur formulée au sujet de la date d’un évènement. Vient ensuite le tour de Michael Flynn, conseiller spécial à la défense de Donald Trump, d’être débusqué de la Maison-Blanche à cause de ses liens présumés avec des dignitaires russes. Il sera lui aussi inculpé pour avoir menti au FBI sur le contenu d’une conversation téléphonique qu’il aurait eue avec l’ambassadeur russe en décembre 2016 et que le département de la Justice d’Obama avait intercepté et illégalement fuité à la presse. [7]

Dans le contexte postélectoral, alors que Donald Trump choque l’opinion par ses premières décisions et son style grossier, ces éléments viennent renforcer l’idée qu’il n’y a pas de fumée sans feu. En prenant la défense de ses collaborateurs et en niant le rôle de la Russie dans les élections, Trump attise les soupçons. Il va lui être de plus en plus difficile de mettre en place un rapprochement diplomatique avec le Kremlin. La première rencontre avec son homologue russe est couverte par la presse comme une potentielle trahison, dans un contexte où l’ingérence russe supposée est qualifiée « d’acte de guerre » par le sénateur républicain John McCain, « du niveau de Pearl Harbor » selon le démocrate Jerry Nadler et « équivalent à un cyber-11 septembre » pour Hillary Clinton [8]. Le président se voit contraint de renoncer à un tête à tête en huis clos avec Poutine. Selon le Wall Street Journal, certaines informations « secret défense » sont régulièrement cachées au président de peur qu’il ne les transmette à la Russie. [9]

(CC – Flickr – OTA Photos)

Le RussiaGate prend un tournant décisif en mai 2017 lorsque Donald Trump limoge brutalement le directeur du FBI James Comey. Quelques jours plus tard, le président reconnaît naïvement lors d’une interview qu’il a pris cette décision « à cause du problème russe », ce qui laisse entendre qu’il cherche à étouffer l’enquête en cours. Pour résoudre la crise politique qui s’ensuit, l’adjoint au Secrétaire à la Justice de Trump nomme un procureur spécial, Robert Mueller, avec mission d’enquêter sur l’ingérence russe pendant l’élection de 2016 et les éventuelles collusions et obstruction de justice commises par Donald Trump ou ses collaborateurs. Trump déclare alors en privé « Mon Dieu, c’est terrible, c’est la fin de ma présidence, je suis baisé ». [10]

Disposant de pouvoirs quasi illimités et d’une équipe forte de plusieurs dizaines d’agents chevronnés, Mueller va mener une enquête tentaculaire, interrogeant plus de 500 personnes et produisant plusieurs milliers de procès-verbaux. Elle s’étale sur vingt-deux mois, sans qu’en fuite la moindre information à la presse.

Le rapport du procureur spécial Robert Mueller discrédite la théorie du complot russe

Robert Mueller rend finalement son rapport au département de la Justice le 22 mars 2019. Les conclusions de l’ancien directeur du FBI sont dévastatrices pour les partisans du RussiaGate : « L’enquête n’a pas établi que les membres de la campagne Trump aient conspiré avec la Russie pour que celle-ci interfère dans les élections ». Une conclusion semblablement formulée s’applique aux nombreux chapitres évoqués par la presse.

Certains s’accrochent à cette formulation laissant entendre que l’absence de preuve ne blanchit pas nécessairement le président. En réalité, le rapport contient des éléments prouvant son innocence. Page 144, on apprend que  « dès l’annonce de la victoire de Donald Trump, les représentants du gouvernement et hommes d’affaires russes ont commencé à essayer de contacter l’équipe Trump. Il apparaît qu’ils n’avaient pas de contacts préexistants et avaient des difficultés à joindre les responsables proches du nouveau président élu ». Autrement dit, non seulement Poutine et les équipes de Trump n’ont pas conspiré, mais les autorités russes n’avaient aucun moyen de contacter les collaborateurs de Donald Trump.

Cela n’empêche pas les ténors du Parti démocrate et une partie de la presse américaine de continuer d’accuser Trump d’être la marionnette de Poutine. Cette théorie repose désormais sur des liens financiers hypothétiques entre Trump et la Russie. Pourtant, Robert Mueller a enquêté sur cette question, sans rien trouver. Mueller affirme ainsi que Poutine s’est inquiété du risque de nouvelles sanctions américaines visant Alfa bank, l’une des plus grosses institution financière du pays, lors d’un meeting avec cinquante oligarques russes. Au cours de cette réunion, il déplore le fait que ni le gouvernement russe ni les cinquante oligarques présents ne disposent de moyens pour contacter Trump ou ses équipes. La scène se passe après les élections.[11] Mueller a également enquêté sur les liens commerciaux entre Trump et la Russie, en particulier depuis 2013, sans rien trouver. Ni les commissions d’enquête du Congrès ni le New York Times – qui a obtenu les déclarations d’impôts de Donald Trump des vingt dernières années – n’a identifié le moindre lien suspect entre Trump et la Russie. Le journal indique même que ses documents « ne révèlent aucune connexion secrète entre Trump et la Russie ». [12]

Le récent rapport du Sénat, long de mille pages, a été interprété par certains commentateurs comme la démonstration que Trump avait bel et bien conspiré avec la Russie, contrairement à ce qu’affirme Mueller, puisqu’il met en cause Paul Manafort. Mais le Sénat ne disposait pas des moyens d’investigation de Mueller ; le rapport n’apporte aucune preuve supplémentaire, tout en se contredisant à propos de Manafort. Surtout, ce rapport conclut à son tour que « Trump n’a pas conspiré avec la Russie ». [13]

Certes, on ne pourra jamais démontrer avec certitude l’absence de liens cachés entre Donald Trump et la Russie. Mais si de tels liens existaient, utilisés pour contraindre Trump à suivre une politique étrangère favorable à la Russie, cela s’observerait dans les faits. Or, le bilan du président américain témoigne d’une férocité envers Moscou inégalée depuis la fin de la guerre froide.

Tout d’abord, Trump a ignoré les multiples appels du pied de Vladimir Poutine sur la question de la détente nucléaire, préférant engager la plus grave course à l’armement depuis Reagan. Outre la création d’une « Space force » destinée à militariser l’espace, l’augmentation drastique du budget militaire, la rénovation de l’arsenal nucléaire dans une volonté affichée d’abaisser le seuil de recours à l’arme atomique, Trump a refusé de renégocier le traité de non-prolifération START, qui doit expirer en février 2021. Pire, il a retiré unilatéralement les États-Unis du traité de non-prolifération sur les armes à moyenne portée INF ainsi que du traité  « Open Sky », qui permettait aux deux nations de s’espionner mutuellement dans le but de favoriser la transparence et de réduire le risque de conflit. À chaque fois, ces décisions ont été prises contre l’avis de Moscou. Ce qui a poussé le fameux Bulletin of atomic scientist, une ONG créée par les premiers scientifiques resonsables de la bombe nucléaire dans le but d’alerter sur le risque de conflit, à placer leur indicateur de risque au plus haut niveau jamais atteint. [14] Dans la même logique, suite à la décision de Donald Trump d’expulser un nombre important de diplomates russes du sol américain, le Financial Times titrait  « La nouvelle approche de Trump avec la Russie aggrave le risque de conflit ». [15]

Ensuite, Donald Trump a franchi plusieurs lignes rouges tracées par Obama, en livrant des armes à l’Ukraine et en bombardant par deux fois l’armée syrienne en dépit de la présence russe sur le territoire. Or, Bachar n’est pas le seul allié de Poutine a avoir subi des attaques américaines. En assassinant le numéro deux du régime iranien et général vainqueur de l’État islamique Qasem Soleimani, Trump a manqué de peu de provoquer une guerre totale avec ce pays. Surtout, en retirant les États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien, contre l’avis de la Russie et de l’Europe, il a provoqué l’isolement du principal allié de Poutine et imposé des sanctions économiques drastiques. Contre le Venezuela, autre allié de Moscou, la Maison-Blanche de Trump a durci les sanctions économiques, proposé de l’envahir, appuyé la tentative de coup d’État de 2019, puis facilité une opération paramilitaire employant des mercenaires américains pour décapiter le régime de Maduro en 2020. Donald Trump a également refusé de retirer les troupes américaines d’Afghanistan et d’Irak, dans le second cas malgré le vote du parlement irakien. Au Yémen, le président américain a apposé son veto à une résolution votée par le Congrès qui demandait la fin du soutien logistique apporté par les États-Unis à l’Arabie Saoudite, qui combat des alliés de Téhéran. En Syrie, Trump a déployé des troupes en 2018 pour, de son propre aveu, « prendre le pétrole », et a augmenté leurs effectifs en 2020 pour répondre à la présence russe suite à un accrochage entre un véhicule de l’US Army et un blindé russe. [16]

En Europe, outre les nouvelles sanctions économiques contre la Russie, l’administration Trump a augmenté la présence de troupes en Pologne et forcé les pays membres de l’OTAN à augmenter leur budget militaire. Surtout, Trump est parvenu à stopper la construction du gazoduc Nordstream 2, un projet touchant aux intérêts économiques vitaux de Moscou. Le gaz russe destiné à l’Allemagne sera remplacé par du gaz de schiste liquéfié américain, dont le coût écologique est deux fois plus élevé.

Doit-on, dans ces conditions, s’étonner que Vladimir Poutine ait déclaré début octobre 2020 qu’il accueillait positivement la perspective d’une victoire de Joe Biden, en citant en particulier la volonté du candidat démocrate de prolonger le traité de non-prolifération START ? Certes, Poutine pourrait tenir ce genre de discours pour aider Trump, mais cela suppose qu’il a intérêt à sa victoire, ce qui reste à démontrer.

De même, l’implication de la Russie dans l’élection américaine de 2016 demeure une affirmation non étayée qui ne repose sur aucun élément concret.

De sérieux doutes persistent sur l’implication de la Russie dans les élections américaines de 2016

La Russie a été accusée d’avoir interféré dans les élections américaines de deux manières distinctes. D’abord, elle serait à l’origine du piratage des courriels du Parti démocrate. Ensuite, elle aurait utilisé les réseaux sociaux pour diffuser de fausses informations dans le but de manipuler l’opinion. Dans les deux cas, de nombreux points viennent contredire et démentir ces affirmations.

L’accusation de piratage informatique provient de la compagnie Crowdstrike, employée par le Parti démocrate pour assurer sa cybersécurité. Comme l’a confirmé le directeur du FBI James Comey lors de son témoignage sous serment au Sénat en mai 2017, le Parti démocrate a refusé l’accès de ses serveurs au FBI, qui s’est entièrement reposé sur les analyses de Crowdstrike pour affirmer que les auteurs du piratage étaient des hackers russes. [17] L’entreprise est dirigée par Shawn Henry, ancien directeur de la cybersécurité au FBI, qui avait été promu à ce poste par Robert Mueller du temps où le procureur spécial dirigeait le Bureau. Or, Shawn Henry a également été entendu au Congrès sous serment, et à huis clos. La retranscription de cette audition de décembre 2017 a été déclassifiée en avril 2020. Interrogé sur la date du piratage, Shawn Henry concède ne pas avoir été en mesure d’identifier ni le jour ni l’heure où le vol des données a eu lieu. Pire, il admet n’avoir aucune preuve de l’identité de hackers ni même être en mesure de confirmer que les données aient été extraites du serveur par un intrus. [18] Il suggère également que les coupables pourraient appartenir à un autre État que la Russie. En clair, le FBI n’a pas mené sa propre analyse, a fait reposer son enquête sur les affirmations d’un client du Parti démocrate, qui a lui même reconnu ne pas avoir la moindre preuve de l’identité des hackers.

Le rapport Mueller, publié après cette audition, mais avant qu’elle soit déclassifiée, fournit de plus amples détails sur l’identité des coupables. De nombreuses zones d’ombres demeurent pourtant. À propos du piratage lui-même, Mueller emploie le conditionnel, alors que son rapport est majoritairement écrit à l’indicatif : « les officiers du renseignement russes sembleraient avoir volé des milliers de courriels et leurs pièces jointes, qui ont été plus tard transmis à Wikileaks ». Ce genre de qualificatif appelant à la prudence se retrouve à de nombreux endroits du rapport évoquant le piratage. Mueller reconnaît également ne pas savoir comment les emails sont parvenus à Wikileaks [19]. La temporalité qu’il propose ne colle pas avec les déclarations d’Assange, qui a annoncé publiquement être en possession des courriels dix jours avant la date indiquée par Mueller. Cela suggère que le FBI n’a aucune idée de la manière dont les informations sont parvenues à Wikileaks ni de l’identité de la source. Mueller a interrogé plus de cinq cents personnes pour son enquête, mais n’a pas jugé utile de contacter Julian Assange, alors que ce dernier a publiquement affirmé que sa source n’était pas un acteur étatique. [20] La description du piratage détaillé dans l’acte d’inculpation produit par Mueller laisse également perplexe : les hackers auraient laissé de nombreuses traces indiquant leur identité, dont des lignes de codes en cyrilliques, tout en donnant aux sociétés-écrans qu’ils auraient utilisées des noms suggérant qu’ils agissaient pour le compte du gouvernement russe. Autrement dit, si les membres des services secrets russes inculpés par Mueller sont bien les auteurs du piratage, ils sont incroyablement maladroits. C’est ce que conclut le site d’investigation Reflet.info, un média français spécialisé dans les questions de cybersécurité, dans une enquête intitulée « Des espions russes pas très discrets ». Le chapeau explique que « Le dossier d’accusation à l’encontre de 12 agents russes soupçonnés d’avoir participé au piratage de la campagne démocrate de 2016 révèle une quantité de ratés stupéfiante de la part des agents russes ». Tout cela invite à la prudence vis-à-vis des informations rendues publiques par les services secrets américains.[21]

Compte tenu des capacités phénoménales de la NSA, on peut imaginer que la preuve formelle de la culpabilité de Moscou existe. Pourtant, le FBI ne la livre pas. Officiellement, c’est pour éviter de révéler ses propres capacités de contre-espionnage, mais le témoignage de Crowdstrike, du directeur du FBI James Comey, et le rapport Mueller suggèrent que le Bureau n’est pas en possession de cette preuve et a fabriqué une accusation sur la base de simples soupçons. Ce ne serait pas la première fois. En 2019, Crowdstrike a dû rétracter une autre accusation de piratage informatique dirigée contre la Russie, accusée à tort d’avoir hacké l’armée ukrainienne. [22]

L’autre aspect de l’ingérence russe tient aux efforts entrepris pour influencer les électeurs via les réseaux sociaux. Mueller a inculpé treize individus de nationalité russe accusés d’avoir participé à des activités de trolling dans le cadre d’une entreprise spécialisée dans ce domaine, l’Internet Research Agency. Selon Mueller, l’IRA aurait dépensé cent mille dollars en publicité ciblée via Facebook. Un quart de cet effort concerne le territoire américain, et la moitié des postes ont été publiés après les élections, toujours selon Mueller. Facebook a confirmé ces chiffres lors d’une audition au Congrès, en affirmant que les posts avaient généré 126 millions d’impressions sur le réseau social, dont 29 millions aux USA. Or, selon la BBC, ce chiffre représente « une goutte d’eau dans l’océan ». En effet, le nombre d’interactions quotidiennes sur Facebook se chiffre, aux États-Unis, en centaines de millions. De même, la somme de cent mille dollars ne représente que 0.025 % du total des dépenses engagées pour les élections américaines de 2016 par les deux partis principaux. Au cours des primaires démocrates de 2020, le lobby pro-israélien AIPAC a lui-même dépensé plus d’un million de dollars contre Bernie Sanders en l’espace de trois semaines, soit cent fois plus que les supposés trolls russes durant la campagne 2016 américaine.

Surtout, un des accusés s’est présenté au tribunal pour plaider non coupable. Pris de court, Robert Mueller a demandé un délai, que le juge a finalement refusé. [23] Depuis, l’accusation a été abandonnée par le département de Justice. En clair, une des parties prenantes russe, accusée d’avoir commis un acte de guerre pire que Pearl Harbor, a pu se présenter devant la justice américaine et repartir sans être inquiétée, avant de voir les charges retenues contre elles abandonnées. Au cours de son audition au Congrès, Mueller a par ailleurs publiquement reconnu ne pas être en mesure de prouver le lien entre l’IRA et le gouvernement russe, ce qui contredit toujours plus l’accusation.

Tout cela ne prouve pas que la Russie n’est pas intervenue dans l’élection de 2016, ni qu’elle ne souhaitait pas l’élection de Donald Trump. Les principales puissances étatiques interfèrent fréquemment dans les élections des autres nations. Avant le référendum sur le Brexit, Barack Obama avait menacé les Britanniques en affirmant que le Royaume-Uni ne recevrait aucun traitement de faveur pour de futurs accords commerciaux avec les États-Unis. La campagne d’Hillary Clinton a elle même payé Christopher Steele, un ancien espion britannique travaillant avec des Ukrainiens, pour obtenir des informations compromettantes sur Donald Trump. Selon une étude de l’université de Cargie Melon, le gouvernement américain a interféré dans 81 élections étrangères entre 1946 et 2000. Lors des élections russes de 1996, Washington avait dépêché des consultants pour piloter la campagne de Boris Eltsine tout en dépensant des millions de dollars en sa faveur. [24]  Si on ajoute les multiples coups d’État, cela remet la supposée ingérence russe dans un contexte plus global.

Mais après s’être effondrées de manière aussi spectaculaire, les théories complotistes au cœur du RussiaGate soulèvent une autre question. Comment se fait-il qu’elles aient reçu autant de crédit et permis d’accuser un président tout juste élu de haute trahison, pour ensuite perturber son mandat pendant trois ans en dominant l’actualité américaine de la sorte ?

Le RussiaGate, une tentative de coup d’État contre Donald Trump ?

La déclassification progressive de nombreux documents internes à l’administration américaine depuis 2016, et la contre-enquête menée par le département de la Justice à partir de 2018 nous révèlent certains faits troublants qui pointent vers de multiples abus de pouvoir de la part des agences de renseignements américaines, commis dans le but implicite de nuire à Donald Trump.

Aux origines du RussiaGate se trouve le fameux dossier Steele, accrédité aux yeux du public par la manœuvre des directeurs du FBI et de la CIA, comme nous l’avons décrit plus haut. Parmi les allégations contenues dans ce document figurent les fameuses golden showers filmées par les services de Poutine, et le fait que Carter Page, un conseiller de second rang travaillant pour la campagne de Donald Trump, se serait vu offrir 19% du capital du géant gazier Rosneft, soit près de douze milliards de dollars, s’il parvenait à obtenir la levée des sanctions économiques contre la Russie. En dépit du ridicule de ces allégations, le FBI va ouvrir une enquête pour contre-espionnage visant la campagne de Donald Trump dès juillet 2016. Carter Page va faire l’objet d’une requête pour être mis sur écoute, ce qui nécessite d’obtenir un mandat FISA auprès d’un juge fédéral. La commission d’enquête du département de la Justice américaine a établi que le FBI avait commis un total de sept « erreurs et omissions » lors de la demande initiale, et dix supplémentaires lors des trois demandes de renouvellement du mandat. [25] En particulier, le FBI a menti au juge en utilisant des informations qu’il savait fausses, issues du dossier Steele, pour affirmer que Page était un espion russe, tout en cachant des éléments pouvant le disculper, comme le fait que Page travaillait en réalité pour le compte de la CIA ! [26]

L’autre membre de la campagne de Donald Trump qui sera rapidement inquiété se nomme Georges Papadopoulos. On sait désormais que les enquêteurs étaient conscients dès l’été 2016 que cette piste serait vaine. Dans son témoignage au Congrès, récemment déclassifié, le responsable de l’enquête Andrew McCabe déclare que les informations dont il disposait « n’indiquaient pas que Papadopoulos aurait eu des contacts avec les Russes ». [27] Ce qui ne l’a pas empêché de l’interroger en janvier 2017, puis de l’inculper pour s’être trompé de jour au sujet de la date d’un évènement. Papadopoulos s’est ainsi retrouvé propulsé au cœur du RussiaGate, avant d’être blanchi par Mueller.

La troisième personne à avoir vu sa vie détruite par l’enquête du FBI est l’ancien directeur de la Defence Intelligence Agency sous Obama et premier Conseiller spécial à la sécurité des États-Unis de Donald Trump, le général Michael Flynn. Le FBI l’a interrogé sans motif valable à propos d’une conversation dont les enquêteurs avaient déjà obtenu l’enregistrement pour, de l’aveu des agents en charge de l’entrevue, le piéger. Les fuites illégales dans la presse ont contraint Flynn à démissionner de son poste dès le 14 février 2017, avant de se voir inculper par Robert Mueller. Suite à la révélation des manipulations du FBI, la procédure judiciaire entreprise contre Flynn sera abandonnée. Des messages internes au FBI ont depuis été publiés par les avocats de Flynn, montrant que les agents suivant ce dossier s’inquiétaient d’une chasse aux sorcières menée en haut lieu pour nuire à Trump. Depuis, Andrew McCabe a été contraint de démissionner du FBI après avoir menti à des agents conduisant un audit interne. Ironiquement, il pourrait être à son tour inquiété par la justice. [28]

Ces multiples abus de pouvoir amènent à se poser la question des origines du RussiaGate. Pour l’instant, il semblerait que tout soit parti de l’affirmation émanant de Crowdstrike selon laquelle les serveurs du parti démocrate avaient été piratés par la Russie, et du dossier Steele compilé par un collaborateur d’Hillary Clinton. Une investigation du département de la Justice est en cours pour faire la lumière sur les origines précises de l’enquête du FBI visant Trump. Selon le Washington Post, cette enquête interne ne débouchera sur aucune inculpation. Mais des éléments troublants ont déjà été déclassifiés.

Une note interne du FBI, adressée au directeur James Comey et à l’agent Peter Strotz en charge de l’enquête de contre-espionnage débutée en juin 2016, mentionne « la validation par la candidate à l’élection présidentielle Hillary Clinton d’un plan impliquant le candidat à l’élection présidentielle Donald Trump et des hackers russes interférant dans les élections américaines comme un moyen pour détourner l’attention du public de son usage d’un serveur d’email privé ». Une seconde note, rédigée à la main par le directeur de la CIA de l’époque, John Brennan, stipule que ce dernier aurait informé Barack Obama d’une « potentielle validation par Hillary Clinton d’un plan proposé par un de ses conseillers aux relations internationales, dont le but serait de nuire à Donald Trump en fomentant un scandale alléguant des ingérences par les services secrets russes ». Les deux notes datent respectivement de septembre et juillet 2016, et ne sont que partiellement déclassifiées. Interrogé par la commission interne du Sénat en 2020, l’ancien directeur du FBI James Comey, impliqué par les deux notes, déclare « ça ne me rappelle rien », sans aller jusqu’à nier les faits. [29]

Tout cela reste obscur et ne prouve pas qu’Hillary Clinton soit impliquée dans l’enquête visant Donald Trump, mais interroge sur les motifs des différentes agences de renseignements qui ont poursuivi les collaborateurs du président pendant trois ans, sachant qu’ils ne possédaient aucun élément solide pour justifier cette enquête et ont abusé de leur pouvoir pour la mener à terme. D’autant plus que de nombreuses personnes investies dans cette affaire ont fait preuve de mauvaise foi, dans le but apparent de tromper le public et de nuire au président.

De nombreux anciens cadres et dirigeants d’agences de renseignements employés par les chaînes de télévision comme analystes vont alimenter la théorie du complot. L’ancien directeur de la CIA John Brennan affirmera ainsi que « Trump a commis un acte de trahison » que « Mueller va inculper des Américains pour conspiration avec la Russie » et que « Trump est entièrement dans la poche de Poutine ». L’ancien membre de la NSA John Schindler affirmera sur un plateau que « Trump va mourir en prison ». [30] L’ancien directeur du renseignement national (DSI), James Clapper, a caché aux auditeurs de MSNBC que Carter Page faisait l’objet de multiples mandats FISA [31]. Adam Schift, le président démocrate de la Commission sur le renseignement au Congrès a caché au public des faits qui auraient permis de mettre en doute la culpabilité de Papadopoulos et le rôle joué par la Russie dans le piratage informatique. À l’inverse, il a déclaré publiquement être en possession – via les auditions au Congrès qui seront déclassifiés plus tard – de preuves accablantes. [32] De même, alors que d’innombrables fuites anonymes en provenance des agences de renseignement ont alimenté le récit du RussiaGate pendant trois ans, aucun membre passé ou présent de ces agences n’a jugé opportun de fuiter des informations qui aurait permis de saper le RussiaGate, laissant la presse affirmer que Carter Page était à la solde du Kremlin (il était employé par la CIA), que le Congrès avait les preuves irréfutables de l’identité des hackers (le PDG de Crowdstrike avait témoigné à huis clos du contraire, tout comme le directeur du FBI), que Papadopoulos avait des liens avec la Russie (le FBI avait affirmé le contraire au Congrès), que Paul Manafort avait donné des informations à un « agent russe » en Ukraine (en réalité un « allié précieux » des États-Unis travaillant à l’ambassade américaine, selon le rapport du Sénat), et ainsi de suite.

Qu’il s’agisse d’un effort concerté pour nuire à Donald Trump en espérant le pousser à commettre une faute qui justifierait une procédure de destitution, ou du simple jeu de structures étatiques ayant engendré cette série d’effets, le résultat est dévastateur. D’abord, en accusant aussi gravement et grossièrement le président élu d’être un agent russe coupable de haute trahison, cette théorie complotiste a permis à Donald Trump de consolider sa base électorale, ulcérée par cette chasse aux sorcières. Ensuite, les électeurs démocrates convaincus par ces théories ont été encouragés à voter contre Sanders, accusé par le même procédé d’être l’idiot utile de Poutine. En évitant à l’establishment démocrate de faire son autocritique suite à sa défaite de 2016 et en le privant de toute réelle opposition, le RussiaGate a ainsi pavé la voie à Joe Biden. Ce scandale a aussi empêché Trump de procéder à un abaissement des tensions avec la Russie, et profondément abîmé la confiance du pays dans ses médias et sa démocratie. L’Amérique est désormais divisée entre des électeurs conservateurs persuadés que l’État profond et les médias démocrates ont tenté un coup d’État judiciaire contre leur président, et des démocrates convaincus que Trump est un agent russe à la solde de Poutine.

Lors du premier débat présidentiel de 2020, Trump a justifié son refus de promettre une passation de pouvoir non violente en cas de défaite en argumentant qu’il n’avait pas eu le droit à un tel traitement de faveur en 2016, et avait dû faire face à une tentative de coup d’État. Nous sommes prévenus.

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  1. Wall Street Journal : A trail of FBI abuse https://www.wsj.com/articles/a-trail-of-fbi-abuse-11575938300
  2. Lors du premier débat présidentiel, Joe Biden a ainsi accusé Trump d’être « le caniche de Poutine ».
  3. Durant la phase critique des primaires démocrates, selon le même modèle utilisé contre Trump, Sanders a été ciblé par des fuites anonymes en provenance des agences de renseignement américaines diffusées par le Washington Post, et révélant que Sanders aurait été informé par la CIA du risque d’interférence Russe dans la primaire, et que la Russie chercherait à le faire élire pour que Trump ait un adversaire facile à battre ensuite. Une information reprise et exagérée par tous les médias, en dépit du manque de substance de l’article initial. Sanders devra s’en expliquer en plein débat télévisé. Lire à ce sujet The Nation ici et Michael Tracey « Comment le Russiagate a couté la primaire à Bernie Sanders »
  4. https://www.vox.com/2016/7/27/12271042/donald-trump-russia-putin-hack-explained
  5. https://www.truthdig.com/articles/the-real-purpose-of-the-u-s-governments-report-on-alleged-hacking-by-russia/
  6. James Comey, le directeur du FBI, a lui même implicitement reconnu que le but du meeting était de fournir un prétexte à la presse pour publier le dossier Steele, comme le souligne le journaliste Matt Taibbi ici https://taibbi.substack.com/p/russiagate-is-wmd-times-a-million
  7. The Hill : Leaking Flynn’s name to the media was illegal : https://thehill.com/blogs/pundits-blog/the-administration/319955-yes-leaking-flynns-name-to-press-was-illegal-but
  8. https://www.monde-diplomatique.fr/2017/09/HALIMI/57889
  9. https://www.wsj.com/articles/spies-keep-intelligence-from-donald-trump-1487209351
  10. « Oh my god, this is terrible, this is the end of my presidency, I’m fucked”, comme le révèlera le rapport d’enquête de Robert Mueller. https://qz.com/1599067/trumps-response-to-muellers-appointment-im-fucked
  11. Page 146 et 147 du rapport Mueller https://www.justice.gov/storage/report.pdf
  12. https://www.nytimes.com/interactive/2020/09/27/us/donald-trump-taxes.html
  13. Le rapport affirme que le directeur de campagne Paul Manafort aurait partagé des sondages avec un ukrainien, Kilimnik, que le rapport accuse sans la moindre preuve d’être un agent russe. Or le rapport se contredit en décrivant par ailleurs Kilimnik comme un agent « précieux pour les intérêts américains ». Mueller avait quant à lui affirmé aux avocats de Manafort qu’il ne disposait d’aucune preuve selon laquelle Kilimnik aurait transmis les informations de Manafort à une tierce personne, tandis que le FBI a clairement indiqué dans des documents internes déclassifiés qu’il ne le considérait pas comme un agent russe. Enfin, les sondages qui auraient été transmis sont des données quasi-publiques dont la valeur reste plus que limitée. Pour aller au bout de cette question, nous vous recommandons de lire le journaliste Aaron Maté (The Nation, Monde diplomatique) ici et .
  14. https://thebulletin.org/2020/01/press-release-it-is-now-100-seconds-to-midnight/
  15. https://www.ft.com/content/ab127b84-3dd4-11e8-b7e0-52972418fec4
  16. https://www.nytimes.com/2020/09/18/us/politics/us-troops-syria-russia.html
  17. https://thehill.com/policy/national-security/313555-comey-fbi-did-request-access-to-hacked-dnc-servers et le transcript du témoignage au Congrès https://www.govinfo.gov/content/pkg/CHRG-115shrg25890/html/CHRG-115shrg25890.htm
  18. https://intelligence.house.gov/uploadedfiles/sh21.pdf
  19. Page 49 du rapport Mueller
  20. Aaron Maté : https://thegrayzone.com/2020/05/11/bombshell-crowdstrike-admits-no-evidence-russia-stole-emails-from-dnc-server/
  21. https://reflets.info/articles/fancy-bear-du-spearphishing-des-bitcoins-et-beaucoup-de-yolo
  22. https://www.realclearinvestigations.com/articles/2020/05/13/hidden_over_2_years_dem_cyber-firms_sworn_testimony_it_had_no_proof_of_russian_hack_of_dnc_123596.html
  23. https://www.politico.eu/article/judge-rejects-muellers-request-for-delay-in-russian-troll-farm-case/
  24. https://www.monde-diplomatique.fr/2019/03/RICHARD/59641].
  25. https://www.justice.gov/storage/120919-examination.pdf
  26. https://theintercept.com/2019/12/12/the-inspector-generals-report-on-2016-fb-i-spying-reveals-a-scandal-of-historic-magnitude-not-only-for-the-fbi-but-also-the-u-s-media/
  27. Page 13 du rapport de la Commission sur le renseignement de la Chambre des représentants : https://intelligence.house.gov/uploadedfiles/am33.pdf
  28. https://theintercept.com/2020/05/14/new-documents-from-the-sham-prosecution-of-gen-michael-flynn-also-reveal-broad-corruption-in-the-russiagate-investigations/
  29. https://www.foxnews.com/politics/dni-brennan-notes-cia-memo-clinton
  30. Les citations originales viennent de l’article de Matt Taibbi : :https://taibbi.substack.com/p/russiagate-is-wmd-times-a-million
  31. https://www.rollingstone.com/politics/politics-features/how-did-russiagate-start-109092/
  32. https://www.wsj.com/articles/what-are-the-consequences-for-adam-schiffs-lies-11590174358 et https://thegrayzone.com/2020/05/11/bombshell-crowdstrike-admits-no-evidence-russia-stole-emails-from-dnc-server/

Trump et le RussiaGate : l’énorme raté de l’opposition néolibérale

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Donald_Trump_(29496131773).jpg
© Gage Skidmore

Au terme d’une enquête tentaculaire de 22 mois, le procureur spécial Robert Mueller vient d’exonérer Donald Trump de tout soupçon de collusion avec la Russie. Un fiasco monumental pour les médias américains ayant agité le spectre d’un RussiaGate depuis près de deux ans et demi, et un camouflet inquiétant pour l’aile droite démocrate qui avait préféré s’accrocher à ces délires conspirationnistes plutôt que de se livrer à une introspection salutaire suite à la défaite d’Hillary Clinton. Par Politicoboy.


« La plus grave faillite du système médiatique américain depuis la guerre en Irak, un fiasco humiliant, une arnaque dont l’ampleur des conséquences passées et futures nous est encore largement inconnue ». C’est en ces termes fleuris que Glenn Greenwald, prix Pulitzer pour ses révélations de l’affaire Snowden et fondateur du journal d’investigation The Intercept, qualifie le RussiaGate auquel le procureur spécial Robert Mueller vient de mettre fin. Si son rapport n’a pas été rendu public dans sa totalité, ses conclusions sont irréfutables : ni Donald Trump ni ses collaborateurs n’ont conspiré avec la Russie pour influencer les élections présidentielles de 2016. De plus, le document précise que l’enquête n’a pas permis de statuer de manière définitive sur une potentielle obstruction de justice commise par le président.

Depuis la France, difficile d’apprécier à sa juste valeur la signification politique de cette affaire. Aux États-Unis, elle a pourtant dominé l’actualité depuis deux ans et demi, au point d’influencer la politique étrangère de l’administration Trump. Plus de 8500 articles sur l’enquête du procureur Mueller ont été publiés par les quatre principaux médias libéraux du pays, le New York Time, le Washington Post, CNN et MSNBC. Soit plus de dix articles par jours pendant 22 mois. L’affaire fut de loin le sujet le plus couvert par les JT des trois premières chaines nationales (ABC, CBS et NBC) en 2018. Rachel Maddow, vedette de MSNBC, a consacré des centaines d’heures d’antennes à cette affaire, allant jusqu’à accuser Donald Trump d’être un agent russe coupable de haute trahison. Le président des États-Unis a ainsi été taxé de compromission avec une puissance étrangère par des individus et institutions de premier plan, de manière récurrente par la section Opinion du New York Time (qui titrait en novembre : « Trump est à la solde de Poutine »), l’ancien directeur de la CIA John Brennan, le président de la commission parlementaire au Renseignement Adam Schiff et le candidat à la présidentielle de 2020 Beto O’Rourke.

Pour le parti démocrate et les principaux médias de centre gauche, les conclusions de Robert Muller devaient permettre d’engager une procédure de destitution du président. Ces espoirs, servis quotidiennement à un électorat rendu furieux par la politique menée par la Maison-Blanche, reposaient sur des théories conspirationnistes douteuses.

Elles viennent de voler en éclat. Pour Donald Trump, il s’agit d’une victoire politique majeure qui jette un profond discrédit sur les principaux grands médias, le parti démocrate, et les douze autres enquêtes en cours qui le visent pour des soupçons de corruption, conflit d’intérêt et violation des règles de financement de campagne électorale. Pire, Trump sort de cette affaire renforcé, bénéficiant de l’image d’un président démocratiquement élu victime d’un procès médiatique doublé d’une tentative de coup d’État judiciaire. Pour saisir la portée de cette affaire, cet article propose de revenir en détails sur l’enquête, avant d’en explorer les conséquences politiques.

Des soupçons d’ingérence russe à l’enquête du procureur Mueller

Dès juin 2016, des soupçons d’ingérence russe dans la campagne présidentielle sont portés à la connaissance du FBI. Georges Papadopoulos, un conseiller de Donald Trump de second rang, aurait été informé par une source russe d’un piratage informatique dommageable pour le parti démocrate. Une enquête de contre-espionnage est ouverte, dans le but de garantir l’intégrité des élections. Le piratage des serveurs informatiques du parti démocrate et la publication des emails par Wikileaks quelques semaines plus tard placent cette affaire au cœur de la campagne. Donald Trump, qui milite pour un rapprochement diplomatique avec Moscou, déclare sur un ton mi-sérieux « La Russie, si vous m’écoutez, essayez d’obtenir les emails du serveur d’Hillary Clinton », en référence à l’autre scandale qui rythme la campagne, celui de l’utilisation maladroite d’un serveur privé par sa rivale du temps où elle occupait les fonctions de cheffe de la diplomatie américaine.

La presse et le camp démocrate voient déjà dans l’attitude du candidat républicain les signes d’une potentielle trahison. Au cours des débats présidentiels, Trump refuse d’admettre les conclusions des agences de renseignement américaines quant à la culpabilité russe dans le piratage informatique. « C’est peut-être la Russie, peut-être la Chine, ou d’autres personnes. C’est peut-être un type qui pèse 200 kilos depuis son lit ».

Le 6 janvier 2017, deux semaines avant sa prise de fonction, la direction du renseignement américain déclassifie avec fracas un rapport sur les soupçons d’ingérence russe. Sans fournir la moindre preuve, le document met en cause Moscou pour les piratages, et évoque de nombreuses opérations de manipulation d’opinion via les réseaux sociaux et la chaîne d’information Russia Today, avec des erreurs factuelles patentes et un langage plutôt comique. On y apprend que : « les reportages de RT dépeignent souvent les USA comme un État pratiquant la surveillance de masse, ils dénoncent des prétendues atteintes aux libertés civiles, allèguent l’existence de violences policières et l’usage de drones. […] dénoncent le système économique américain et une prétendue « avidité » de Wall Street ».

Trump et ses collaborateurs ne sont en aucun cas mis en cause. Mais dans les jours suivants, les directeurs du FBI et de la CIA briefent Trump et Obama de l’existence d’un dossier contenant des informations compromettantes pour le président fraîchement élu. La tenue de ces meetings est fuitée à la presse, ce qui pousse Buzzfeed à publier le fameux dossier dès le 10 janvier. Il s’agit en réalité d’un document compilé par Christopher Steele, un ancien espion britannique. Cette commande provenait du Parti républicain, qui voulait réunir des éléments contre le milliardaire, et avait ensuite été reprise par le comité électoral démocrate. Parmi les nombreuses supputations, le dossier allègue que le Kremlin serait en possession d’une vidéo montrant Donald Trump dans une chambre d’hôtel de Moscou, en compagnie de deux prostituées russes urinant l’une sur l’autre. Ce scénario digne d’un mauvais film d’espionnage fait la une des journaux télévises et alimente la thèse centrale d’un président soumis au chantage de Moscou et manipulé par Poutine.

En dépit d’innombrables contrevérités contenues dans le dossier, facilement démontables lorsqu’elles ne sont pas simplement risibles, les allégations sont souvent prises pour argent comptant.  Selon Matt Taibbi, journaliste à RollingStone, l’affaire n’aurait jamais rencontré un tel écho médiatique si la tenue des fameux briefings du FBI et de la CIA, opportunément fuitée à CNN puis reprise par toute la presse dès le 12 janvier, n’avait pas renforcé le sérieux du dossier.

Le 27 janvier, le FBI interroge Georges Papadopoulos, qui aurait essayé d’organiser des rencontres entre les cadres de l’équipe de campagne de Donald Trump et des représentants russes. Il sera par la suite inculpé pour mensonge au FBI. Puis c’est au tour de Michael Flynn, général à la retraite et principal soutien de Trump pendant la campagne, promu au poste central de conseiller spécial à la défense, de se faire sortir de la Maison-Blanche à cause de ses liens présumés avec des dignitaires russes. Il sera lui aussi inculpé pour parjure devant le Sénat, ayant caché l’existence d’une conversation téléphonique qu’il avait eue avec l’ambassadeur russe en janvier 2017.

Jusque-là, aucune faute répréhensible ni lien direct avec le nouveau président élu n’est établi. Discuter avec des diplomates russes lorsqu’on conseille le président des États-Unis semble d’une banalité confondante, et les inculpations ne sont provoquées que par les parjures des personnes concernées. Plutôt que d’être interprétées comme de l’incompétence, elles alimentent pourtant la thèse d’une conspiration.

Pour Trump, il va devenir de plus en plus difficile de mettre en place un rapprochement diplomatique avec le Kremlin. La première rencontre avec son homologue russe est couverte par la presse comme une potentielle trahison, dans un contexte où l’ingérence russe est qualifiée « d’acte de guerre » par le sénateur républicain John McCain, « du niveau de Pearl Harbor » selon le démocrate Jerry Nadler et « équivalent à un cyber-11 septembre » pour Hillary Clinton [1]. Le président se voit contraint de renoncer à un tête à tête en huis clos avec Poutine, puis forcé d’appliquer de nouvelles sanctions économiques contre Moscou. Selon le Wall Street Journal, certaines informations « secret défense » sont régulièrement cachées au président de peur qu’il ne les transmette à la Russie.

Lien
Donald Trump et Vladimir Poutine au sommet d’Helsinki. ©Kremlin.ru

En mai 2017, frustré par le refus du directeur du FBI James Comey de lui apporter la garantie qu’il n’est pas lui-même visé par l’enquête de contre-espionnage, Donald Trump limoge brutalement ce dernier. Quelques jours plus tard, le président reconnait au cours d’une interview qu’il a pris cette décision « à cause de la chose russe ». Pour résoudre la crise politique qui s’ensuit, le département de la justice mandate un procureur spécial, Robert Mueller, avec mission d’enquêter sur l’ingérence russe et les éventuelles collusions et obstruction de justice commises par Donald Trump ou ses collaborateurs.

L’enquête de Robert Muller : un puissant débunkage et quelques zones d’ombres

Robert S. Mueller, ancien directeur du FBI et membre du parti républicain connu pour ses enquêtes minutieuses contre des organisations mafieuses, jouit de la solide réputation d’un crack à la probité exemplaire. Disposant de pouvoirs quasi illimités et d’une équipe forte de plusieurs dizaines d’agents chevronnés, il va mener une enquête tentaculaire, interrogeant plus de 500 personnes et produisant plusieurs milliers de procès-verbaux. Elle débouchera sur 5 condamnations à des peines de prison, 7 plaidés-coupables et 37 inculpations.

Pour autant, aucune preuve de collusion n’en ressort. Pire, le rapport final du procureur spécial douche deux autres espoirs du parti démocrate.

Premièrement, Mueller refuse de trancher la question de l’obstruction à la justice, délit qui avait provoqué la démission du président Nixon suite au scandale du Watergate. Le licenciement du directeur du FBI James Comey et les nombreux tweets et propos de Donald Trump, qui pouvaient être interprétés comme des pressions sur témoins, n’ont pas été jugés suffisants. Plus exactement, Mueller a choisi de laisser cette décision à la discrétion du garde des Sceaux, nommé par Trump en janvier dernier et confirmé par un vote au Sénat.

Deuxièmement, l’enquête n’a abouti à aucune inculpation pour corruption ou conflit d’intérêts.  Or le président Trump lui-même avait maladroitement indiqué dans une interview au New York Times que ses affaires personnelles et celles de sa famille constituaient une ligne rouge à ne pas dépasser. Son ancien conseiller Stephen Bannon avait confirmé au journaliste Michael Wolff (auteur du livre Fire and Fury) que si Mueller s’aventurait dans cette voie, Trump et ses proches finiraient au mieux en disgrâce, au pire en prison. Il semblerait que le procureur spécial ait refusé d’élargir le champ de son investigation, douchant les espoirs démocrates.

Pour enquêter, Mueller a appliqué les méthodes utilisées par le FBI contre les organisations mafieuses : inculper une personne de second rang, obtenir sa collaboration contre une remise de peine, et remonter petit à petit la filière. Ici, Georges Papadopoulos, Robert Gates et Michael Flynn ont plaidé coupable, ce qui a permis de condamner à sept ans de prison Paul Manafort (ex-directeur de campagne de Donald Trump) pour blanchiment d’argent et fraude fiscale antérieure à 2016, et l’avocat de Donald Trump Michael Cohen à trois ans, pour parjure devant le sénat et violation des règles de financement de campagne politique. Bien que ces deux individus centraux aient accepté de collaborer avec Robert Muller, ils ne lui ont pas fourni d’éléments supplémentaires permettant d’inculper le président ou ses proches.

L’investigation s’arrête donc à ces deux personnages. Paul Manafort représentait la clé de la théorie de la conspiration, car il avait participé avec le fils de Donald Trump à un meeting organisé en présence d’un avocat russe vaguement lié au Kremlin. La presse avait révélé l’existence de cette réunion après le lancement de l’enquête, et publié la boucle d’emails ayant précédé cette rencontre. On peut y lire la réponse de Donald Junior à la sollicitation d’un intermédiaire sulfureux souhaitant organiser cette rencontre, qui prétend pouvoir le mettre en contact avec des personnes proches du Kremlin détenant des informations compromettantes sur Hillary Clinton, par un désormais célèbre « si c’est ce que je pense, j’adore ça ». Trump Junior sera auditionné sous serment par le Sénat pour répondre de ces faits, sans que cette piste ne débouche sur de nouvelles inculpations.

Michael Cohen, fidèle avocat de Donald Trump depuis plus de dix ans, avait caché au Sénat le fait que Donald Trump explorait la possibilité de construire un hôtel à Moscou durant la campagne présidentielle. Fallait-il y voir le signe d’un lien avec Poutine ? Le 17 janvier 2019, Buzzfeed révèle que Trump aurait demandé à Cohen de mentir au Sénat, ce qui constituerait une obstruction à la justice. Robert Mueller démentira la révélation dès le lendemain. Lors de sa seconde audition sous serment devant le Congrès, Cohen confirmera que Trump n’opère pas de la sorte : « il vous fait comprendre que vous devez agir d’une certaine façon, mais il ne vous dira jamais directement de commettre un délit ».

En clair, malgré la collaboration étroite des principaux suspects, leur condamnation à de lourdes peines de prison et les multiples témoignages sous serment produits devant le Sénat, Mueller n’a pu établir la preuve d’une collusion entre Trump et le Kremlin ni arriver à la conclusion que le président avait commis une obstruction de justice [2].

Par contre, le procureur spécial a inculpé 12 agents russes du GRU pour piratage informatique, et 12 autres citoyens russes suspectés d’avoir contribué à des activités de trolling sur les réseaux sociaux pour le compte d’une entreprise privée, dans le but « d’exacerber les tensions sociales pendant l’élection ». Même si ces faits s’avéraient réels, ils constitueraient un impact dérisoire sur l’élection elle-même, comparé aux sommes phénoménales dépensées par les groupes privés de manière légale, souligne le journaliste américain Aaron Maté dans le Monde diplomatique. Six milliards d’un côté, cent mille dollars pour les trolls russes de l’autre. En matière d’ingérence, l’Arabie saoudite et Israël exercent une influence sur la vie politique américaine incomparablement plus sérieuse. Le Wall Street Journal rapporte que le lobby pro-israélien AIPAC, basé à Washington, dispose d’un budget annuel de plus de 100 millions de dollars. Quant à Benyamin Netanyahou, il se fait inviter au Congrès des USA en 2015 pour prononcer un discours dénonçant la politique étrangère d’Obama, sans prendre le soin d’en informer à l’avance le président des États-Unis.

Si l’enquête du procureur Mueller a permis d’éclairer le rôle de certains personnages évoluant dans l’orbite de Donald Trump, elle vient surtout de dégonfler une série de thèses complotistes fumeuses, que le système politico-médiatique néolibéral avait embrassée de manière hystérique. Pour le camp progressiste, le réveil est brutal, mais salutaire.

Le FBI n’est pas votre ami

Depuis l’audition de James Comey devant le Congrès et la nomination du procureur spécial Robert Mueller, les électeurs démocrates et une partie significative de la gauche américaine ont adopté une posture contre-intuitive qui consiste à placer leurs espoirs dans une institution profondément conservatrice et historiquement réactionnaire. Les mêmes agences de renseignement qui avaient vendu la guerre en Irak, infiltré et durement réprimé les mouvements sociaux, et mis en place une surveillance de masse des citoyens américains devenaient le rempart démocratique contre Donald Trump. [3]

Robert Mueller a longtemps incarné la figure du sauveur miraculeux auprès d’un électorat traumatisé. Vêtus de T-shirt « Mueller is coming » en référence à la série Game of Throne ou de pancartes arborant le slogan « It’s Mueller time » (c’est l’heure de Mueller, un détournement d’une publicité pour la marque de bière Millers), des dizaines de milliers de manifestants ont régulièrement défilé à travers le pays pour exiger la sanctuarisation de l’enquête. Trump avait agité à plusieurs reprises le spectre d’un licenciement du procureur spécial, attaqué ce dernier personnellement à de multiples reprises et dénoncé l’investigation comme une « witch hunt » (chasse aux sorcières). Ce faisant, il exacerbait les espoirs de ses opposants.

À la lumière des conclusions de l’enquête, la colère du président s’explique plus simplement. Le New York Time, le Washington Post, Le Guardian, Buzzfeed, CNN et MSNBC ont publié plus de cinquante articles comportant des fake news en rapport avec le RussiaGate [4].

Certains frisent le comique. Le 31 décembre 2016, le prestigieux Washington Post titre « Des hackeurs russes infiltrent le réseau électrique du Vermont ». Le 2 janvier 2018, « Les hackeurs russes n’ont vraisemblablement pas infiltré le réseau électrique du Vermont ». Fortune Magazine révèle que « Russia Today a piraté la chaine parlementaire CSPAN » sans prendre le temps de confirmer cette information auprès de la victime présumée, qui dément immédiatement. En décembre 2017, CNN et MSNBC dévoilent un scoop explosif, révélant que Donald Trump Junior avait obtenu un accès exclusif aux archives de Wikileaks, pour s’apercevoir quelques heures plus tard qu’il s’agissait de données en accès libre.

Le Monde diplomatique s’est également fendu d’un éditorial dénonçant « l’honneur perdu du Guardian ». Le quotidien britannique avait « révélé » que Paul Manafort aurait rencontré Julian Assange à trois reprises à l’ambassade de l’Équateur, le lieu le plus surveillé de Londres, où il s’est réfugié depuis 2012. En dépit de l’absence de preuve, l’information sera reprise par le NYT, CNN et MSNBC, avant d’être mise au conditionnel, puis démentie.

Ces ratés monumentaux présentent deux points communs : les informations proviennent majoritairement de fuites anonymes issues des services de renseignement américain, lorsqu’elles ne sont pas colportées par d’anciens membres de ces agences désormais employés comme « experts » sur les plateaux télé, et sont relayées par les journalistes peu enclins à s’embarrasser d’un travail de vérification. Ainsi, on aboutit au paradoxe suivant : les mêmes institutions qui avaient été décrédibilisées en vendant la guerre en Irak ont cherché à se racheter auprès de l’opinion en attaquant Donald Trump, ce dangereux président, produisant l’inverse du résultat escompté : Trump est plus que jamais légitimé, et la presse et les agences de renseignement décrédibilisées.

Les causes d’une débâcle médiatique sans précédent

La victoire surprise de Donald Trump a provoqué un véritable traumatisme. Même le principal intéressé jugeait son succès impossible, à en croire de nombreuses sources indépendantes [5]. Pour le camp qui soutenait Hillary Clinton, soit la quasi-totalité des grands médias, l’attitude logique aurait consisté à opérer une profonde introspection. Comment expliquer qu’un novice, raciste, xénophobe et sexiste promettant de renverser le système puisse être élu ? Une sérieuse remise en cause des politiques néolibérales qui déciment la classe moyenne depuis quarante ans et exacerbent les inégalités semblait nécessaire.

Les principaux médias audiovisuels méritaient également de se livrer à un exercice d’autocritique, eux qui avaient offert une tribune gratuite au milliardaire, faisant passer leurs intérêts financiers devant leur rôle d’information du public. Le directeur de CBS concèdera que Donald Trump était « probablement mauvais pour l’Amérique, mais vraiment bon pour nos audiences ».

Le RussiaGate représentait une opportunité de se racheter une image tout en récoltant les bénéfices financiers de la captation d’une audience toujours plus avide d’information. Plus Donald Trump s’engageait dans des comportements outranciers ou des politiques impopulaires, plus les électeurs démocrates espéraient qu’une solution miraculeuse allait mettre un terme à leur cauchemar. Plutôt que de se remettre à faire du journalisme, traiter des causes profondes de la victoire de Donald Trump et parler des sujets qui touchent le quotidien des Américains, les péripéties d’un bon thriller d’espionnage promis par le RussiaGate présentaient une alternative bien plus séduisante. Surtout, remettre en cause le système allait à l’encontre des intérêts particuliers des propriétaires des grands médias et de la petite élite médiatique qui sévit dans les cercles du pouvoir, sur les chaines câblées et dans les pages Opinions de la presse papier.

Donald Trump souhaitait explorer les possibilités d’un rapprochement diplomatique avec la Russie. Il avait qualifié l’OTAN d’organisation obsolète et fustigé l’incompétence des services de renseignement. Ce faisant, il s’est attiré les foudres des hauts fonctionnaires de tous bords. La théorie du complot russe présentait un double avantage :  déstabiliser un président honni par une majeure partie de la classe politique, et recadrer la politique étrangère du nouveau chef d’État vers l’éternel affrontement avec l’ennemi russe.

Les nombreux anciens membres du renseignement américain et généraux à la retraite employés comme lobbyistes par l’industrie de la défense et experts par les chaines de télévision avaient tout intérêt à alimenter la thèse du complot. Les néoconservateurs républicains et les faucons démocrates partisans d’un interventionnisme militaire y trouvaient également leur compte.

Enfin, en embrassant la théorie de la collusion, les démocrates associés au camp Clinton s’évitaient tout examen de conscience trop poussé. Pour expliquer leur défaite humiliante face à Trump, Poutine représentait un coupable idéal [6].

En l’espace de quelques semaines, un curieux alignement d’intérêts divers s’est ainsi opéré. Médias néolibéraux, agences de renseignement, démocrates pro-Clinton et néoconservateurs républicains se sont tous ralliés derrière la théorie frauduleuse de l’existence d’un axe Trump-Poutine [7].

Le parti républicain et l’extrême droite allaient également bénéficier de cette formidable diversion médiatique pour mieux faire passer une suite de réformes particulièrement impopulaires, allant de la suppression des normes de protection environnementale à la dérégulation bancaire, en passant par les fameuses baisses d’impôts concentrées sur les ultra-riches, les tentatives de démantèlement de l’assurance maladie Obamacare, la privatisation d’internet, le retrait des USA de l’accord sur le climat et la suppression des objectifs de réduction de consommation des voitures neuves. Un exemple criant résume cette aubaine : le jour où le Sénat examinait la résolution pour le green new deal d’Alexandria Ocasio-Cortez, les JT ouvraient sur les conséquences de l’après-Mueller.

Des conséquences politiques dramatiques

L’hystérie qui s’est emparée des principaux médias n’a pas seulement accouché d’un raté journalistique sans précédent, elle a également privé les journalistes sérieux d’un temps d’antenne précieux pour exposer les nombreuses décisions catastrophiques prises par l’administration Trump. Au lieu d’attaquer le président sur ses nombreuses promesses rompues, que ce soit en matière de santé, d’emploi ou de lutte contre la corruption, les théories complotistes ont monopolisé l’espace médiatique.

Si le but était de détruire l’image du président pour permettre sa destitution, une focalisation sur ses nombreux conflits d’intérêts aurait produit des résultats bien plus probants, appuyés par des faits incontestables. Celui qui avait fait campagne en promettant d’assécher le marais de Washington dans lequel pourrissent les politiciens corrompus s’est rendu coupable de nombreux abus démontrés par la presse, mais souvent passés inaperçus. Sa famille utilise ses propriétés personnelles pour vendre un accès au président. De nombreuses rencontres diplomatiques sont organisées dans son golf de Mar-A-lago aux frais du contribuable, tandis que la carte de membre de ce golf est vendue à prix d’or. Son administration constitue un repère de lobbyistes nageant dans les conflits d’intérêts. Trump lui-même a récemment levé les sanctions pesant sur l’entreprise chinoise ZTE après avoir obtenu un prêt de 500 millions de dollars auprès d’une banque chinoise pour financer un projet immobilier en Indonésie. Sa fille Ivanka et son gendre Jared Kushner auraient fait pression sur le Qatar, menacé d’une invasion militaire par l’Arabie Saoudite, pour obtenir un financement pour la construction d’un building à Manhattan [8]. La liste semble interminable.

Pourtant, l’américain moyen saturé depuis 22 mois par le RussiaGate n’a pas eu accès à ces informations. Désormais, elles seront balayées d’un simple fake news par un Trump triomphal.

Les rebondissements incessants du RussiaGate ont absorbé une partie non négligeable de l’énergie militante des électeurs démocrates. Au lieu d’être encouragés à s’organiser pour manifester, ils ont été incités à s’assoir devant CNN et MSNBC pour digérer les multiples péripéties du RussiaGate. À quoi bon se mobiliser lorsque le père Mueller tient Donald Trump entre ses mains ? Pourtant, ce sont bien les mobilisations massives contre le décret anti-musulman et pour la défense de l’assurance maladie Obamacare qui ont permis d’affaiblir l’administration Trump et d’arracher des concessions. La victoire démocrate aux midterms doit très peu au procureur Mueller, et beaucoup à la campagne menée par l’aile gauche démocrate sur le thème central de l’assurance maladie [9].

Les répercussions internationales doivent également être soulignées. Glenn Greenwald insiste sur la pertinence de la comparaison avec le fiasco journalistique de la guerre en Irak. En 2002, la majeure partie de la presse américaine avait martelé le mensonge sur la présence d’armes de destruction massive en relayant des fuites orchestrées par les agences de renseignement. Ici, ce sont les mêmes types de fuites qui ont alimenté les théories du complot, au point de faire passer le président américain pour un espion russe. Dans le cas de l’Irak, ces fautes journalistiques ont provoqué la mort de centaines de milliers de personnes et déstabilisé durablement le Moyen-Orient.

Dans le cas du RussiaGate, on sait déjà que cette hystérisation a affaibli la réponse politique au réchauffement climatique, et exacerbé les tensions géopolitiques entre les deux super puissances nucléaires, au point que les membres du prestigieux Bulletin of Atomic Scientist ont mis à jour leur célèbre Doomsday Clock à minuit moins deux, soit le plus haut niveau de risque de conflit nucléaire jamais enregistré.

Loin de servir les intérêts russes, Trump a bombardé les troupes de Bachar en Syrie, retiré les États-Unis du traité de non-prolifération des armes nucléaires de portée intermédiaire (INF), livré des armes lourdes à l’Ukraine (ce qu’Obama s’était interdit de faire), imposé de nouvelles sanctions économiques contre Moscou et déchiré l’accord nucléaire avec l’Iran. Au Venezuela, la Maison-Blanche cherche ouvertement à renverser un régime allié et partenaire économique majeur de la Russie, poussant cette dernière à y déployer des troupes. Les États-Unis font également pression sur l’Allemagne pour qu’elle réduise son importation de gaz russe, s’attaquant ainsi aux intérêts vitaux de Moscou. Trump aurait-il adopté une attitude si belliqueuse s’il n’était pas accusé d’être une marionnette russe depuis 1987, comme le rapportait le très sérieux New York Magazine, sur la seule base du fait qu’il avait visité Moscou à deux reprises cette année-là [10] ?

En France et en Europe, l’hystérie du RussiaGate aura entraîné des répercussions non négligeables. Derrière le Brexit, les troubles en Catalogne et le mouvement des Gilets jaunes, nos médias et gouvernements ont cru reconnaître la main du Kremlin. Ces thèses complotistes réfutées par les services de renseignement français ont néanmoins été sérieusement reprises par Emmanuel Macron. En off, dans sa lettre aux Européens, et jusqu’à l’Assemblée nationale. Elles ont permis de justifier des lois réduisant la liberté de la presse, et d’accroître le pouvoir de censure des GAFAM. Sans compter tous les médias alternatifs, journalistes critiques et opposants politiques ostracisés pour leur « complaisance » avec la Russie.

Donald Trump sera défait par les urnes, pas par les tribunaux

Le RussiaGate n’a pas dit son dernier mot. Le garde des Sceaux William Barr a indiqué qu’il rendra public l’essentiel des 300 pages du rapport d’ici fin avril. Mueller sera probablement auditionné par le Congrès. La presse et l’aile néolibérale du parti démocrate s’accrocheront à certains détails du rapport. Les commissions d’enquête parlementaires et investigations judiciaires visant Trump et ses associés suivront leur cours. La Russie continuera d’être accusée d’interférence dans les élections. Mais il sera de plus en plus difficile, après pareil fiasco, de convaincre les électeurs de la pertinence de ces éléments.

La thèse centrale de la collusion de Donald Trump avec le Kremlin vient d’imploser. Elle portait une accusation gravissime de haute trahison, dans un effort de délégitimer un président démocratiquement élu, voire de le destituer. En meeting dans le Michigan, Trump a résumé le sentiment de ses électeurs en une phrase « La folle tentative du Parti démocrate, des médias mensongers et de l’État profond de changer les résultats de l’élection 2016 viennent d’échouer ».

Évoquer la folie semble particulièrement pertinent tant les conséquences de ce fiasco médiatique risquent de revenir à la figure des néolibéraux. Le simple fait d’imaginer que Trump puisse être au service de Poutine, et que les preuves suffisantes seraient réunies pour convaincre les deux tiers d’un Sénat à majorité républicaine de destituer le président apparaît désormais comme une folle entreprise, conduite majoritairement par les mêmes personnes qui avaient sous-estimé Trump en 2016 et accepté de se laisser prendre à son jeu. Comble de l’ironie, ce sont les médias d’extrême-droite et la chaîne conservatrice Fox News, pourtant généralement affable d’exagération grossières  et de théories complotistes, qui tiennent le beau rôle. Eux qui n’avaient eu de cesse de mettre en doute les rebondissements du RussiaGate jubilent :

La fin de l’enquête du procureur Mueller marque ainsi la fin des espoirs d’une procédure de destitution du président. Pour se débarrasser de Donald Trump, les démocrates devront passer par les urnes. Les conclusions de l’investigation arrivent à temps. Il reste un an et demi à l’opposition pour se recentrer sur la politique, et convaincre les Américains d’élire un nouveau président.

 

Principales sources :

  1. Lire cet article de The Intercept pour un résumé du climat de guerre froide qui règne alors à Washington, ainsi que l’article du Monde diplomatique « Trump débordé par le parti anti-russe » pour une analyse plus globale.
  2. L’article « Ingérence russe, de l’obsession à la paranoïa », signé d’Aaron Maté  (le Monde diplomatique, décembre 2017) explique bien les principaux points de l’enquête, l’hystérie qui a accompagné le scandale et en quoi tout ceci semblait destiné à accoucher d’un flop.
  3. Lire à ce sujet Jacobinmag :  The FBI is not your friend
  4. The Intercept a dressé le top 10 des pires ratés journalistiques, plus une mention honorable pour dix autres articles contenant des erreurs importantes.
  5. En particulier le journaliste Michael Wolff, Steve Bannon (cité par Michael Wolff et ayant confirmé par la suite), le cinéaste Michael Moore et l’avocat Michael Cohen (témoignage sous serment devant le Congrès).
  6. Lire, par exemple, Aaron Maté, « Comment le “RussiaGate” aveugle les démocrates », le Monde diplomatique mai 2018
  7. Serge Halimi, « Trump débordé par le parti anti-russe », Le Monde diplomatique, septembre 2017.
  8. The Intercept et le New York Times rapportent la tenue d’un meeting entre Jared Kushner et le ministre des finances qatari, au cours duquel Kushner aurait cherché à obtenir un prêt de 500 millions de dollars pour rembourser des frais avancés pour l’achat d’un immeuble à Manhattan. Après ce refus, le Qatar sera placé sous embargo saoudien avec la bénédiction de Kushner. Sans les efforts du secrétaire d’État Rex Tillerson, le Qatar aurait été envahi par l’Arabie Saoudite. Finalement, Kushner a obtenu un financement du Qatar, un fonds d’investissement ayant accepté de payer en avance le loyer de l’immeuble pour 99 ans, selon Bloomberg. Dans son livre Kushner.inc, la journaliste Vicky Ward explique comment Jared Kushner et Invanka Trump auraient failli déclencher un conflit au Moyen-Orient pour obtenir ce financement.