La lutte contre l’islamisme et ses obstacles

Le meurtre brutal d’un professeur à Conflans-Sainte-Honorine puis l’attaque d’une basilique à Nice ont recentré l’actualité autour de la question du djihadisme et du terrorisme islamiste. De manière prévisible, ministres et éditorialistes se relaient pour pointer du doigt des coupables et des complices imaginaires, passant sous silence leur propre responsabilité — pourtant non négligeable — dans la progression de ce phénomène. L’extrême droite souffle comme à son habitude sur les braises de la guerre civile, tandis qu’à gauche, certains choisissent la voie inverse et se solidarisent avec des forces religieuses réactionnaires sous couvert de lutte contre les discriminations. Les voix critiques de ces impasses mortifères deviennent inaudibles.


Il n’est pas inutile de rappeler certains faits trop souvent oubliés. Plus que de fantasmagoriques théories universitaires, la situation actuelle est largement due à l’opportunisme de dirigeants qui ont cru pouvoir utiliser à leur avantage l’islam politique. D’autre part, les convergences historiques entre courants réactionnaires concurrents ont accéléré les logiques de guerre sainte.

Mais le point de départ de toute analyse de cette situation devrait être une définition de l’islamisme : qu’entend-on par ce mot ? La diplomatie française vante régulièrement les mérites des régimes en place au Qatar, en Arabie Saoudite ou en Turquie (jusqu’aux récentes tensions), tout en entretenant à domicile des organisations liées à ces mêmes régimes. Comment alors interpréter la surenchère martiale du gouvernement comme des oppositions ? Les fausses naïvetés et le double discours assénés à longueur de journée nécessitent un retour aux fondamentaux pour démêler les fils de ce problème.

Les multiples visages de l’islam fondamentaliste

Rappelons que l’islamisme est une théorie politique considérant que l’islam, c’est-à-dire la religion musulmane, aurait vocation à diriger la société. L’État devrait suivre les principes du Coran, sa loi se fondant sur le droit religieux, la charia.

Le courant de l’islamisme sunnite le plus connu est le salafisme. Eux-mêmes subdivisés en de nombreux sous-courants, les salafistes ont pour objectif de revenir à la pureté des premiers temps de l’islam, les salaf salih, d’où ils tirent leur nom. Cette démarche est par définition profondément réactionnaire et antimoderne. Aujourd’hui, la majeure partie des salafistes en France se rattachent au courant dit « quiétiste ». Ils ne cherchent pas à renverser l’État laïc par la force : selon eux, celui-ci disparaîtra par la volonté de Dieu. Les salafistes considèrent pourtant que la démocratie est un régime idolâtre, remplaçant la volonté divine par celle du peuple.

Une minorité des salafistes (souvent issue du salafisme quiétiste) est djihadiste. Ce courant considère qu’il est du devoir des croyants de prendre les armes contre les mécréants s’adonnant au « culte des idoles », au taghut. Quiétistes et djihadistes entretiennent une concurrence et se traitent mutuellement de khawaridj, de déviants. Les djihadistes contemporains sont également appelés takfiri (ceux qui pratiquent à tort l’excommunication). Ce terme péjoratif désigne les extrémistes considérant toute personne ne partageant pas leur vision du monde et de la religion comme un mécréant à détruire.

Les différents courants du salafisme défendent ainsi des interprétations différentes des textes religieux. Leurs positions s’appuient sur des dalil (une sourate ou un verset du Coran) employés pour légitimer leur action. En cela, le salafisme constitue une aqida, une croyance religieuse unifiée appuyée sur des textes et des références historiques. Cette aqida entre en concurrence avec d’autres croyances — notamment des lectures pacifiques de l’islam — qu’elle tente de supplanter par des efforts de prosélytisme, portés par la propagande, l’organisation et l’action terroriste.

Sans avoir la portée spectaculaire des campagnes de terreur organisées par le salafisme djihadiste, son cousin quiétiste constitue cependant une autre forme de menace. Les différents courants salafistes refusant de recourir aux armes contre les États laïcs étendent leur influence d’autres manières. Leur objectif est de vivre une vie conforme à leur interprétation des premiers temps de l’islam. Ainsi, leur action se concentre sur le social et l’éducation. La stratégie consistant à occuper des terrains délaissés par un État n’assurant plus ou mal ses prérogatives n’est pas particulièrement innovante. Elle fut employée par de nombreuses forces politiques, des mouvements révolutionnaires aux partis chrétiens-démocrates en passant par les divers visages de la social-démocratie ouvrière. Mais les salafistes quiétistes ont acquis une certaine expertise dans le développement de réseaux, légaux ou non. Celle-ci leur permet d’avoir une influence dans divers lieux de culte, associations confessionnelles, groupes de soutien scolaire, ou organisations non gouvernementales assurant des services sociaux.

La récente fermeture administrative de six mois de la grande mosquée de Pantin illustre les liens troubles liant des islamistes opportunistes et des pouvoirs publics complaisants. La page Facebook de la mosquée avait diffusé une vidéo d’un parent d’élève appelant à se mobiliser contre Samuel Paty. Mais le lieu est surtout connu pour sa gestion affairiste tendant la main à la fois aux Frères musulmans et aux édiles locaux. La tolérance comme les subventions dont bénéficient les islamistes s’expliquent souvent moins par la naïveté que par une symbiose cynique : le salafisme quiétiste évite l’agitation sociale, désapprouve souvent les trafics et impose un mode de vie rigoriste compatible avec la paix sociale.

Leurs premières victimes sont les habitants des quartiers où ils sévissent. Les réseaux développés ou inspirés par les Frères musulmans ont notamment occupé une fonction de régulation. Valorisant l’entraide sociale et la probité, ils se présentent comme des hommes pieux, rejetant la société de consommation et ses dérives criminelles, tout en exerçant en retour une fonction répressive, particulièrement au niveau des mœurs, harcelant les personnes refusant leur loi. Les classes populaires sont donc les premières victimes des islamistes : c’est dans les quartiers où elles sont concentrées que leurs réseaux se structurent. Ils profitent ainsi du recul des services publics ainsi que des organisations politiques traditionnelles. Les femmes identifiées comme issues de familles musulmanes subissent une pression particulière. Et le salafisme quiétiste peut constituer un terreau idéologique propice à un basculement vers le djihadisme.

Romantisme du djihad

En France, le djihadisme organisé est bien sûr ultra-minoritaire dans la population : par son aspect criminel et clandestin, il ne peut exister que de manière souterraine. Cela n’a cependant pas d’importance significative pour les djihadistes. La stratégie d’organisations telles que Daesh se déploie à deux niveaux. D’une part, il s’agit de faire immédiatement la promotion de l’organisation en se positionnant en défenseurs de la communauté musulmane, l’Umma, en portant la guerre chez les mécréants. D’autre part, l’objectif à long terme est de créer et d’approfondir la défiance entre musulmans et non-musulmans, pour favoriser la diffusion de son aqida. Les attentats commis par quelques individus ou même par des personnes isolées suffisent à faire avancer cette stratégie, en entraînant une réaction politique disproportionnée par rapport aux très faibles moyens employés. Nombre de djihadistes choisissent de se cacher en pratiquant la taqîya, c’est-à-dire la dissimulation : au quotidien, ceux-ci ne pratiquent pas rigoureusement leur religion pour passer sous les radars, par exemple en évitant la fréquentation de mosquées connues pour être salafistes.

Faute de réseaux développés, la perspective la plus commune pour les djihadistes français se trouve dans l’exil, au moins temporaire. La construction embryonnaire d’un État islamique dans le cadre des guerres d’Irak et de Syrie a permis de donner une réalité aux fantasmes d’un retour aux temps du califat. Les jeunes salafistes qui répondent à l’appel font alors leur hijra, émigrant vers une terre promise et idéalisée.

Daesh propose à ces hommes et à ces femmes un modèle de société certes ultra-violent mais en rupture totale avec ce qu’ils ont pu connaître jusqu’alors, dans les barres d’immeubles et les banlieues pavillonnaires françaises. Certaines de ces recrues viennent de milieux éduqués et ont bénéficié d’une formation religieuse. Cependant, l’intérêt pour la théorie djihadiste vient souvent plus tard. Elle permet de justifier a posteriori un choix dû à des raisons très diverses : mauvaises rencontres, ascension sociale frustrée, dérive idéologique ou tout simplement ennui et recherche d’exotisme. Rompre avec la dunya, la vie terrestre corrompue par le matérialisme, permet en retour de s’approprier une ghanima. Cela désigne le butin pris aux khufars, aux infidèles. Le djihadisme légitime le pillage de pays en guerre.

Sous la rhétorique spirituelle se déploie ainsi un projet réactionnaire pragmatique. Les liens qu’entretiennent les djihadistes syriens avec le régime turc, les accords conclus entre le groupe Lafarge et des responsables de Daesh, comme la tolérance dont bénéficient en France les forces islamistes rattachées aux pays alliés que sont le Qatar et l’Arabie Saoudite illustrent une réalité faite d’alliances opportunistes. Une réalité bien éloignée des discours guerriers et des postures martiales auxquelles nous ont habitués deux décennies de « guerre contre le terrorisme ».

Il est également frappant de retrouver un militant d’extrême droite et informateur de police au profil trouble dans la logistique de l’attentat de l’Hypercasher. Le procès du vendeur d’armes Claude Hermant jette une lumière crue sur les réseaux où se rencontrent nationalistes et djihadistes. Les pratiques de ces derniers continuent d’influencer une mouvance identitaire pré-terroriste souhaitant faire advenir une guerre raciale ou religieuse, partageant en cela les buts à court terme du salafisme djihadiste.

Quand certains courants jouent la surenchère sécuritaire sous prétexte de laïcité, d’autres rattachés à l’antiracisme politique se positionnent à la remorque de réactionnaires islamistes, refusant toute critique de ceux-ci au nom du front contre « l’islamophobie ». Quitte à devenir leurs idiots utiles.

De la guerre froide à la guerre contre le terrorisme

En effet, l’histoire des nationalismes occidentaux est marquée par des relations ambiguës avec le monde musulman, tantôt considéré comme un ennemi civilisationnel, tantôt comme une source d’inspiration. Dès le XIXe siècle, divers penseurs et courants traditionalistes vont chercher dans l’islam une spiritualité porteuse de valeurs guerrières. Les années 1920 voient le rapprochement du salafisme et du wahhabisme, débouchant sur la constitution de courants de pensée antimodernes. En parallèle se développent diverses organisations tentant de régénérer l’islam autour d’un contenu conservateur, anticommuniste, et antilibéral. La plus connue de ces organisations est celle des Frères musulmans. Ce réseau panislamique sunnite fondé en 1928 entretient des liens complexes avec le panarabisme de Nasser et de Sadate, chaque camp tentant de manipuler l’autre à son avantage.

Au cours des années 1980, le triomphe de la Révolution islamique en Iran et le développement de la lutte palestinienne suscitent des rapprochements inattendus, accélérés par l’affaiblissement du bloc de l’Est. Au niveau mondial, l’effondrement du régime soviétique laisse le champ libre à la superpuissance nord-américaine tout en la privant d’un adversaire de référence. Les mouvements nationalistes ou indépendantistes perdent également ce soutien. En France, l’extrême droite reste jusque-là marquée par la décolonisation et ses conséquences. Le rejet des populations nord-africaines venues travailler en Europe s’inscrit encore dans la continuité du combat pour l’Algérie française. Pour contourner les lois interdisant les discours ouvertement racistes, le Front national remplace progressivement le rejet des populations non-européennes par un discours ciblant les musulmans, la religion venant remplacer l’origine ethnique sans que le fond n’évolue.

Nouvelle période, nouvelles convergences

Se faisant discrets, les rapprochements entre islamistes et nationalistes n’en restent pourtant pas là. La contestation du mariage pour tous à partir de 2012 constitue une séquence favorisant le dialogue entre réactionnaires et conservateurs de toutes obédiences religieuses. La participation de responsables du culte musulman et d’associations religieuses aux « manifs pour tous » aux côtés des diverses chapelles de l’extrême droite française n’est pas sans rappeler les combats partagés pour l’éducation confessionnelle. La cause palestinienne est une fois de plus instrumentalisée par divers courants partageant une lecture complotiste du monde. Le Collectif Cheikh Yassine (fondé en 2004 en hommage au père spirituel du Hamas, dissout le 21 octobre dernier en conseil des ministres) rapproche ainsi extrémistes de droite et islamistes autour d’une même obsession. Son dirigeant Abdelhakim Sefrioui a attisé la polémique des caricatures du Prophète s’étant soldée par l’assassinat de Samuel Paty. Également actif dans cette convergence, l’essayiste antisémite Alain Soral plaide pour une convergence des « musulmans patriotes » et du projet frontiste — avec un certain succès dans l’organisation du Jour de Colère en 2014, rapidement hypothéqué par les affrontements interpersonnels propres à cette mouvance.

Moins médiatisées, les menées d’autres groupes tels que les Loups Gris (Bozkurtlar en turc) ne doivent pas être sous-estimées. Ces néofascistes turcs, actifs depuis la fin des années 1960 et responsables de centaines d’opérations terroristes, bénéficient de solides assises en Europe, notamment dans l’Est de la France — particulièrement autour de Strasbourg et de Lyon. Leur fonctionnement à mi-chemin entre une mafia et une mouvance politique leur a permis d’étendre discrètement leur influence par le biais d’associations-écrans. Ce développement s’opère au détriment de la diaspora progressiste turque et des communautés kurdes ou arméniennes, régulièrement ciblées par leurs attaques — comme en octobre à Décines, en banlieue lyonnaise, quand plusieurs centaines de jeunes néofascistes turcs se sont livrés à une chasse aux Arméniens aux cris de « Ya’Allah, Bismillah, Allah akhbar ». Omer Güney se définissait également comme un Loup Gris selon ses proches. Il est considéré comme l’assassin des trois militantes kurdes Fidan Doğan, Sakine Cansız et Leyla Söylemez, crime commis en plein Paris, en janvier 2013 — et dans lequel les services secrets turcs (le MIT) seraient impliqués.

Le soutien actuel apporté par les Loups Gris au gouvernement Erdogan via le Parti d’action nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi, MHP) leur permet de bénéficier en retour d’une couverture institutionnelle inégalée depuis la période de la dictature militaire. En tentant de réaliser une fusion entre l’héritage nationaliste du kémalisme et l’islam politique, présenté comme une composante de l’identité turque, Erdogan a participé à briser les digues séparant traditionnellement l’extrême droite panturquiste et kémaliste des islamistes. Des rapprochements tactiques se sont ainsi opérés à la faveur des conflits au Kurdistan, en Syrie puis au Haut-Karabakh (conflit ayant vu une importante participation des Loups Gris durant les années 1990).

Des partenaires islamiques ?

Le cas turc illustre le soutien qu’apportent divers gouvernements et régimes se revendiquant de l’islamisme (modéré ou plus rigoriste) à des organisations présentes sur le territoire français. Celles-ci participent d’un soft power considérable. L’envoi par la Turquie d’un grand nombre d’imams pour pourvoir les mosquées hexagonales est un moyen de développer son influence tout en gardant un œil sur la diaspora turque sunnite. Avec des moyens et des stratégies différentes, l’Algérie, la Tunisie ou l’Arabie Saoudite en font de même. Les pouvoirs publics se sont longtemps accommodés de cet état de fait. Il leur permettait de déléguer l’encadrement du culte musulman à diverses structures affiliées à des régimes alliés. S’il fallait désigner des responsables de la progression du phénomène islamiste en France depuis plusieurs décennies, ce serait du côté des autorités municipales et nationales qu’il faudrait se tourner en premier lieu.

Le financement de mosquées au niveau municipal constitue bien un épineux problème : faut-il s’en charger pour assurer l’existence de lieux de cultes dignes — et la surveillance de ceux-ci ? Ou faut-il le laisser entièrement aux fidèles, au risque de voir des puissances étrangères subventionner les mosquées comme les imams, s’émancipant ainsi de tout contrôle ? Aujourd’hui, seule une minorité de mosquées bénéficierait de tels financements extérieurs — sans qu’il soit possible d’évaluer ces phénomènes avec précision. Il n’existe en effet pas de recensement exhaustif des lieux de culte musulmans, dont la définition varie.

Une fois de plus, la polémique autour de l’organisation et du modèle économique de l’islam en France s’oriente autour du contrôle des populations. Le but n’est pas tant de faire reculer l’influence des courants fondamentalistes que d’encadrer des groupes sociaux. L’optique clientéliste ayant permis jusqu’ici une convergence entre élus et représentants religieux est loin d’être abandonnée. Les projets de réforme d’une religion particulièrement décentralisée s’inscrivent dans cette logique pour le moins discutable.

Il est vrai que l’exercice d’un soft power ne se fait pas à sens unique. L’énorme marché des armes françaises a connu une expansion récente. En 2018, ce marché représentait 9,1 milliards d’euros. La moitié des ventes sont faites au Proche et au Moyen-Orient, notamment au Qatar et en Arabie Saoudite. Depuis le début de la guerre du Yémen, celles-ci ont atteint de nouveaux sommets, engendrant une polémique nationale sur l’emploi de ces armes. Au-delà des questions éthiques concernant des ventes d’armes à de tels régimes, se pose la question des rapports de dépendance vis-à-vis de tels marchés : il est inévitable que cette manne financière entraîne en retour une capacité d’action accrue en France de régimes défenseurs d’une lecture fondamentaliste de l’islam.

Islamisme et islamophobie, un jeu de dupes

Les campagnes médiatiques faisant de la population musulmane une cinquième colonne et un vivier de terroristes potentiels, ont déclenché des réponses très disparates. Le terme d’ « islamophobie » a ainsi été forgé – au prix d’une confusion certaine – pour désigner le rejet et les discriminations touchant cette partie de la population française particulièrement concentrée dans les quartiers populaires. Avec des usages parfois terriblement opportunistes : quand certains courants jouent la surenchère sécuritaire sous prétexte de laïcité, d’autres rattachés à l’antiracisme politique se positionnent à la remorque de réactionnaires islamistes, refusant toute critique de ceux-ci au nom du front contre l’islamophobie. Quitte à devenir leurs idiots utiles. Réduire les intérêts des Français musulmans à l’agenda politique de minorités réactionnaires conduit à renforcer ces dernières. Pire encore, qu’il s’agisse d’un discours de choc des civilisations ou d’une tentative d’union aveugle contre l’islamophobie, ces réductions sont une trahison de l’intérêt des classes populaires — musulmanes comme non-musulmanes.

En somme, il n’est pas inutile de rappeler que la majeure partie des courants islamistes restent porteurs d’un contenu fondamentalement réactionnaire. Leur rôle dans la répression des mouvements progressistes, leur conservatisme sur le plan des valeurs, comme leur rejet des formes démocratiques les positionnent politiquement. La prétention des islamistes à parler au nom de la population musulmane est cependant largement démentie par les faits. Il est donc d’autant plus tragique de constater que les associations-paravents qu’ils animent servent de références à divers militants, partis et élus, tout en amalgamant toute une partie de la population à un secteur activiste et réactionnaire.

Le maréchal Haftar, l’ancien joker américain bientôt maître d’une Libye en cendres

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Depuis l’éclosion de la seconde guerre civile libyenne en 2014, le maréchal Haftar s’est imposé comme l’homme incontournable du pays. Il ne s’agit pas d’un personnage neuf dans le monde politique libyen. Ancien protégé des États-Unis qui comptaient sur lui pour renverser le régime de Muhammar Kadhafi, il est aujourd’hui porté par des forces géopolitiques multiples et contradictoires. Retour sur un personnage au passé trouble dont le rôle aujourd’hui est bien loin du sauveur providentiel qui lui est assigné.

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Un passé trouble

Khalifa Haftar naît le 7 novembre 1943 à Syrte. Il s’agit d’un membre de la tribu des Ferjani, dont le fief se situe dans la région de sa ville natale, et qui est également la région des Gaddhafa, la tribu de Kadhafi. En Libye, l’appartenance tribale est un élément constitutif de l’identité de l’individu et joue très profondément sur les ressentis et les comportements des Libyens. Ainsi, le fait que Kadhafi et Haftar soient issus de deux tribus qui sont implantées dans le même territoire a un impact profond sur les relations entre les deux hommes.

En 1963, Haftar fait la connaissance de Kadhafi au sein de l’armée royale libyenne (le régime en place est alors une monarchie). Très vite, le jeune militaire rejoint le colonel Kadhafi dans son entreprise de renversement de la monarchie : le 1er Septembre 1969, le roi Idris Ier est renversé et Muhammar Kadhafi prend la tête de l’État. Très vite, Haftar gravit les échelons du régime kadhafiste. Il s’illustre durant la guerre du Kippour (opposant Israël à l’Egypte du 6 au 24 Octobre 1973) à la tête d’un contingent de chars libyens. Quelques années plus tard, il est envoyé en Union Soviétique parfaire sa formation militaire.

Finalement, à l’aube des années 80, Haftar devient l’homme de confiance de Kadhafi. Il est le grand ordonnateur des expéditions militaires de Kadhafi au Tchad, alors que son régime maintient une présence dans la bande d’Aozou. Il s’agit d’une portion de territoire de 100km de long à la frontière libyenne revendiquée par le régime kadhafiste. En 1976, Kadhafi envahit la bande et l’annexe. L’armée libyenne y maintient une présence constante.

Cependant, les ambitions kadhafistes d’une hégémonie libyenne sur son flanc sud se heurte aux français, désireux de maintenir leur domination dans leur ancien espace colonial. La force libyenne est rapidement dépassée par les Tchadiens appuyés par les Français et les Américains, et Haftar est fait prisonnier à N’Djamena en Avril 1987. Prisonnier des tchadiens, Haftar renie son ancienne allégeance à Kadhafi, et organise une « force Haftar », appuyée par ses nouveaux alliés tchadiens et occidentaux, dans le but de renverser Kadhafi. En 1990, Haftar sera chassé du Tchad par un Idriss Déby désireux de ne pas trop froisser son puissant voisin du nord.

Haftar devient, à ce moment, l’un des opposants les plus importants à Kadhafi, et devient lié aux intérêts américains dans la région.

Haftar devient, à ce moment, l’un des opposants les plus importants à Kadhafi, et devient lié aux intérêts américains dans la région. Il est vite extradé aux États-Unis où il réside près de Langley, en Virginie, lieu du siège de la CIA. Il tente bien un coup d’État en 1993 qui avorte rapidement. À partir de là, Haftar n’est plus actif politiquement tandis que les américains le voient comme un joker de réserve prêt à être déployé dès que le moment sera venu.

Le retour d’Haftar

L’éclatement de la guerre civile en 2011 voit le « joker Haftar » revenir dans le jeu libyen avec la bénédiction des Américains. Très vite, il devient l’une des figures emblématiques de la rébellion au niveau militaire. Après la mort de Kadhafi le 20 octobre 2011, Haftar est à deux doigts de devenir chef d’État-major de l’armée, mais il est bloqué par les islamistes qui y voient les intérêts américains propulsés au plus haut sommet de l’armée. Désavoué par le conseil national de transition (CNT), Haftar se retire de toutes ses fonctions militaires, puis, retourne dans sa maison en Virginie. De 2011 à 2013, il reprend donc son rôle de « joker » au service des américains.

En 2014, Haftar revient dans le jeu politique libyen. Devant l’incapacité de l’État à unifier les groupes armés qui sont issus de la première guerre civile, Haftar se donne pour mission de réaliser cette tâche. Le but est clair : il s’agit de détruire les coalitions islamistes qui contrôlent des pans entiers du territoire libyen. L’objectif est de stopper l’élan d’Al Qaida.

Haftar, malgré l’évidence, a toujours nié une tentative de coup d’État, et subordonne ses actions à la nécessité de la lutte contre le terrorisme qu’il utilisera toujours comme un épouvantail afin de justifier toutes ses actions.

Pour arriver à ses fins, Haftar ne lésine devant aucun moyen, quitte à remettre en question la légalité étatique. Le 14 Février 2014, il annonce le gel provisoire des fonctions du gouvernement et de la constitution. Le 18 Mai, ses forces attaquent le parlement de Tripoli tout en menaçant d’une offensive contre les islamistes de Benghazi. Haftar, malgré l’évidence, a toujours nié une tentative de coup d’État, et subordonne ses actions à la nécessité de la lutte contre le terrorisme qu’il utilisera toujours comme un épouvantail afin de justifier toutes ses actions.

À l’été 2014, la situation libyenne a tout d’un chaos inextricable : le gouvernement national d’accord (GNA à Tripoli), et le gouvernement de l’est à Tobrouk s’affrontent pour la direction de la Libye. C’est le début de la seconde guerre civile libyenne. Le sud voit s’affronter des milices Touaregs et Toubous dans une guerre inconnue mais très sanglante, tandis que le groupe Ansar al Sharia lié à Al Qaida annonce la formation d’un émirat islamique en Cyrénaïque. Cette année voit également l’organisation État islamique (OEI) établir une tête de pont à Derna en Cyrénaïque (est du pays).

Dans cette tourmente, Haftar s’impose comme l’une des figures militaires majeures du pays. Son « armée nationale libyenne » (ANL) supporte le gouvernement de l’est à Tobrouk, qui le lui rend bien : il est promu maréchal en septembre 2016. En théorie, il n’est que le chef militaire de la branche armée du Parlement de Tobrouk, l’ANL. En pratique, il se comporte comme un véritable chef d’État, et devient l’interlocuteur principal des acteurs locaux et des puissances étrangères au niveau diplomatique.

La contribution d’Haftar à la lutte contre le terrorisme est réelle bien que limitée. Il a en effet pacifié la Cyrénaïque en libérant Benghazi de l’emprise des islamistes et des djihadistes. De même, la ville de Derna, bastion d’Al Qaida et berceau du djihadisme libyen, passe sous le contrôle de l’ANL après un siège long et difficile. De la même façon, l’irruption de l’armée d’Haftar à l’hiver dernier dans le grand sud libyen lui a permis de décapiter le commandement d’Al Qaida dans la région dont les membres ne se cachaient pas et étaient connus publiquement. Pour autant, ses succès face à Daesh sont bien plus limités. Si Haftar a vaincu des éléments de Daesh coalisés avec d’autres groupes islamistes à Benghazi, il n’est pas à l’origine de la chute du bastion de terroristes à Syrte en décembre 2016. Ce succès revient aux brigades de Misrata, qui soutiennent le gouvernement d’union nationale de Fayez El Sarraj à Tripoli à l’ouest. Les troupes d’Haftar sont incapables d’évincer Daesh du centre du pays où le groupe a trouvé refuge auprès des tribus locales. Elles se montrent incapables de repousser les raids incessants de l’EI en direction des champs pétroliers depuis 2016, et ne trouvent pas de solutions, aujourd’hui, à une insurrection qui prend de l’ampleur dans le sud du pays. Désormais, les troupes de l’EI n’hésitent pas a attaquer les troupes de l’ANL dans le grand sud libyen au sein de leurs bases.

L’armée nationale libyenne, un colosse au pied d’argile

La grande armée d’Haftar, l’armée nationale libyenne (ANL), qui parait si redoutable sur le papier, ne résiste pas au choc de la réalité. Cette milice qui a bien réussi se base autour d’une composante forte, qui est la tribu d’origine d’Haftar, les Ferjani. Ce sont eux qui trustent la plupart des grands postes au sein de l’ANL, et qui tiennent l’armée au nom d’Haftar. D’emblée, nous nous trouvons devant un premier paradoxe : Haftar n’est pas né dans cette Cyrénaïque qui est le bastion de l’ANL, et apparaît comme un étranger aux yeux de la population. Les acteurs libyens de l’est du pays tolèrent donc la présence d’Haftar, tout en lui reconnaissant sa qualité de héros face à la menace djihadiste. Néanmoins, pour être véritablement ancrée dans l’est du pays, l’ANL doit trouver des figures lcales. Abelsallam al-Hassi, général considéré comme le « bras droit » d’Haftar, en est un bon exemple. Né dans l’est du pays, al Hassi s’est fait connaitre des Occidentaux dès 2011 ou il a officié en tant qu’agent de liaison entre l’armée rebelle et l’OTAN dans le cadre des frappes aériennes de l’alliance sur les positions kadhafistes. Il apparaît comme le successeur plébiscité par les occidentaux comme par la grande majorité de l’ANL.

Pour autant, une telle succession laisserait de côté la tribu d’Haftar, les Ferjani. S’ils occupent aujourd’hui des postes à responsabilité et constituent la tête de l’ANL, l’arrivée d’al Hassi au pouvoir va amener les membres de sa tribu, les Hassa, à revendiquer des postes. Il est peu probable que les Ferjani laissent le pouvoir leur échapper des mains. Ils sont emmenés par les fils du maréchal qui sont officiers dans l’armée, conseillers, ou lobbyistes vers l’étranger, tous, au service du clan familial et de sa tribu. Le grand favori des intérêts de la tribu Ferjani est Aoun Ferjani, conseiller proche du vieux maréchal.

Le maréchal Haftar a 75 ans et sa santé est déclinante. En Avril 2018, il a été hospitalisé à Paris après un accident cardiaque assez grave où il serait tombé dans le coma. La succession est donc clairement une affaire pressante au sein de l’armée nationale libyenne, mais peut déboucher sur des événements catastrophiques.

  • Si le clan d’Haftar, les Ferjani, sécurise la succession, les tribus de l’est emmenées par Al Hassi vont être écartées de la direction de l’armée, et donc se rebeller.
  • Si les Hassa passent, ce seront les Ferjani qui seront dans cette position.

Ainsi, la succession, au mieux, débouchera sur un affaiblissement interne de l’ANL qui perdra une partie de ses soutiens. Au pire, cela peut déboucher sur une guerre interne qui fera exploser l’ANL entre les tribus de l’est et du centre du pays.

Ainsi, la succession, au mieux, débouchera sur un affaiblissement interne de l’ANL qui perdra une partie de ses soutiens. Au pire, cela peut déboucher sur une guerre interne qui fera exploser l’ANL entre les tribus de l’est et du centre du pays. Néanmoins, la solution la plus probable serait un compromis momentané, car aucune des deux parties n’a intérêt à faire exploser cette armée. En effet, les tribus du centre du pays autour de la région de Syrte sont encore exposées aux raids de Daesh en provenance du désert libyen. De même, les forces de l’est du pays n’auraient aucun allié pour s’opposer aux makhdalistes, secte salafiste qui prend une importance de plus en plus forte dans la société libyenne.

Qu’Haftar annonce combattre l’islamisme et le djihadisme et s’acoquine avec une secte salafiste pour garantir la paix dans les zones sous son contrôle n’est qu’un des nombreux paradoxes auxquels le conflit libyen nous a habitués.

De même, le maréchal Haftar, s’il est indéniablement populaire en Cyrénaïque, doit composer avec des forces politiques bien définies pour éviter que son règne ne se délite. Les makhdalistes sont un bon exemple. Il s’agit de salafistes qui se sont ralliés à Haftar dans sa guerre contre le djihadisme. Leur ralliement a payé : il s’agit de la seule force salafiste à être véritablement puissante dans la Libye d’Haftar. Les frères musulmans ont été chassés de Cyrénaïque pour trouver refuge à l’ouest dans le gouvernement de Tripoli, tandis qu’Al Qaida et Daesh ont été chassés vers le désert libyen et le sud du pays. Haftar passe donc un accord avec ces salafistes : en échange de la paix sociale, les salafistes ont carte blanche pour développer leur prosélytisme et influer sur le travail législatif. Par exemple, en 2017, une loi a interdit les femmes de moins de 60 ans de prendre l’avion seules. Dans les mosquées, la présence des salafistes est tellement importante que les autres courants de l’islam sont obligés de passer dans la clandestinité. Le soufisme, un courant de l’islam centré sur la mystique, et historiquement très présent en Libye, est ardemment combattu. Qu’Haftar annonce combattre l’islamisme et le djihadisme et s’acoquine avec une secte salafiste pour garantir la paix dans les zones sous son contrôle n’est qu’un des nombreux paradoxes auxquels le conflit libyen nous a habitués.

Nous sommes encore devant une autre ironie de l’histoire : que celui qui ai trahit son mentor et participé à son renversement apparaisse aujourd’hui, pour nombre de kadhafistes, comme son héritier politique.

De même, le maréchal Haftar compte dans ses rangs de nombreux kadhafistes. Les kadhafistes sont encore très nombreux dans le pays. Ils soutiennent un pouvoir fort sur le modèle de la Jamahiriya arabe libyenne de Kadhafi, c’est-à-dire une dictature autoritaire et un État capable de maintenir la cohésion tribale du pays tout en excluant les étrangers du jeu politique interne. Les kadhafistes associés à Haftar voient, aujourd’hui, le vieux maréchal comme l’homme le plus à même de remplir ces critères. Il arrive à maintenir la cohésion tribale à l’intérieur de l’armée, domestique temporairement ses éléments salafistes, et joue des rivalités entre les grandes puissances afin de garder une autonomie relative. Pour autant, les kadhafistes n’oublient pas la trahison d’Haftar à l’égard de Kadhafi à la fin des années 1980, ni sa participation militaire au renversement du guide libyen en 2011. Nous sommes encore devant une autre ironie de l’histoire : que celui qui ai trahit son mentor et participé à son renversement apparaisse aujourd’hui, pour nombre de kadhafistes, comme son héritier politique. L’autre grande figure des kadhafistes, le fils de l’ancien dictateur, Saif al islam Kadhafi, est traité comme un paria par la société internationale et a peu de chances de revenir sans s’attirer les foudres des occidentaux.

Enfin le maréchal Haftar, en dehors de son bastion de l’est, tient les régions qu’il contrôle grâce à l’argent du pétrole. Ainsi, le pétrole de Cyrénaïque sert à acheter les différentes tribus libyennes du centre, qui laissent les forces d’Haftar passer au travers de leurs territoires. Les tentatives de pénétration d’Haftar dans cet espace ne sont pas nouvelles, mais les tribus se sont révélées être des adversaires trop forts pour le maréchal. Le pétrole permet donc ce que la force lui refuse. Néanmoins, cela n’empêche pas certaines de ces tribus d’abriter les éléments de Daesh qui officient depuis ces mêmes zones.
Le pétrole du centre du pays ainsi sécurisé par les troupes d’Haftar sert à alimenter le second niveau des conquêtes du maréchal, c’est-à-dire le sud du pays. Haftar déboule donc dans un espace libyen déjà fragmenté. Les tribus, milices, et organisations locales sont, pour la plupart, ralliées au maréchal. La résistance à l’armée nationale libyenne est donc faible. Néanmoins, les forces d’Haftar n’occupent que les grands axes routiers. Les Toubous (une ethnie à cheval entre le Tchad et le Niger), à l’est, et les Touaregs, à l’ouest, continuent à jouir d’un espace libre. La conquête, même imparfaite, du sud, permet à Haftar de sécuriser des gisements pétroliers. Ce pétrole, à nouveau, sert à paver les prochaines conquêtes. Les milices qui sont sur la route entre le sud du pays et la Tripolitaine sont à nouveau achetées. L’ANL peut donc déboucher directement au sud de Tripoli sans opposition forte.

Un pouvoir fragile

Néanmoins, la force de l’ANL au niveau économique est à mettre en exergue avec sa faiblesse militaire. Haftar n’a pas réussi à battre totalement les Touaregs et les Toubous. Il ne peut pas empêcher les attaques de Daesh sur ses arrières, dont l’insurrection a pris un coup d’accélérateur dans le grand sud libyen. Enfin, débouchant sur Tripoli, il s’est englué dans une guerre de tranchées qui s’éternise avec le gouvernement de Tripoli. On remarque donc que, dans tous les engagements militaires d’envergure, l’armée nationale libyenne n’est pas le rouleau compresseur que l’on croit.

La dimension internationale du conflit est donc un autre facteur de cette guerre civile, qui doit déjà composer avec ce mille-feuille ethnique, religieux, tribal et politique.

Pour le maréchal Haftar, la situation est donc beaucoup plus fragile qu’il n’apparaît. Les acteurs qui le soutiennent aujourd’hui sont soit achetés, soit partenaires dans le cadre d’un accord, soit soumis faute de mieux. Ses partenaires étrangers (France, Egypte, Russie Arabie saoudite, émirats arabes unis) l’appuient sans réserve, et fournissent au maréchal ce dont il a besoin pour maintenir son armée à flot et parachever la conquête du pays. Si le GNA n’était pas appuyé par l’ONU, la Turquie, le Qatar, l’Italie, l’Algérie et la Tunisie, Haftar serait déjà le grand gagnant de la guerre. Les Etats-Unis maintiennent des contacts avec les deux entités, mais penchent davantage du côté d’Haftar. La dimension internationale du conflit est donc un autre facteur de cette guerre civile, qui doit déjà composer avec ce mille-feuille ethnique, religieux, tribal et politique.

Son pouvoir provient donc de la force théorique de son armée, et de sa manne pétrolière, dont les installations en Cyrénaïque sont protégées par des mercenaires tchétchènes. Néanmoins, son armée est tellement faible que des mercenaires soudanais et tchadiens participent aux combats.

Dans ce cadre-là, une confrontation statique entre l’ANL et le GNA est un scénario auquel Haftar est clairement perdant en Libye.

Dans ce cadre-là, une confrontation statique entre l’ANL et le GNA est un scénario auquel Haftar est clairement perdant en Libye. Si l’ANL venait à essuyer une défaite, l’armée perdrait son prestige auprès d’acteurs qui n’auraient aucun intérêt à poursuivre une politique de connivence. Daesh a très vite compris les implications politiques de la guerre statique qui se poursuit au sud de Tripoli, en se posant comme le héraut de l’insurrection dans le grand sud libyen. Une poursuite du statu quo va donc probablement voir le grand sud libyen se détacher de l’ANL et retourner à son niveau antérieur : un espace partagé entre les Touaregs, les Toubous, les tribus, les milices, et – fait nouveau -Daesh.

Il y a donc de grandes chances qu’une poursuite des combats sans gagnants fasse perdre à Haftar la majorité des conquêtes qu’il a réalisées depuis l’hiver dernier, et le renvoie dans son bastion de l’est. Le gouvernement de Tripoli et lui-même le savent, ce qui résulte de combats particulièrement durs sur la ligne du front, avec utilisation de blindés, de l’aviation et de l’artillerie. Dans ce maelstrom, les civils et les migrants sont particulièrement touchés.

Même si Haftar prend Tripoli et devient le dirigeant d’un pays en cendres, la stabilité du pays est loin d’être acquise.

Même si Haftar prend Tripoli et devient le dirigeant d’un pays en cendres, la stabilité du pays est loin d’être acquise. Le maréchal est vieux, et les possibilités d’une guerre interne à l’ANL en cas de décès sont réelles. De même, la question du son rôle politique face aux institutions démocratiques se pose particulièrement. Enfin, l’accaparement des ressources du pays par les occidentaux est un secret de polichinelle, et il apparaît clairement que la Libye d’Haftar verra l’Occident mettre la main sur le pétrole libyen. Enfin, la force de la secte makhdaliste est difficile à contenir et peut devenir hors de contrôle. Bien sûr, dans le grand sud, Haftar n’a pas, et n’aura pas les moyens de faire de cette région autre chose qu’un pays d’occupation. Dans cette optique, Daesh continuera à se développer en l’absence d’État et de futurs pour les habitants de cette région.

Présenté comme un homme providentiel qui pourrait mettre fin à la guerre civile libyenne, Haftar n’en est finalement qu’un facteur d’aggravation.