Travail : derrière les chiffres, précarité ou émancipation ?

© Benjamin Wedemeyer

Le travail, tel qu’il se déroule en France, est traversé par des fractures profondes, que l’on peut résumer en trois contradictions. La première est d’ordre statistique, entre d’une part une augmentation officielle de l’accès à l’emploi et d’autre part une hausse de la précarité qui touche plus d’un quart des actifs. La deuxième contradiction oppose la dimension supposée émancipatrice du travail et le caractère dégradé de ses conditions matérielles concrètes de réalisation. Enfin, la troisième contradiction résulte de la divergence entre l’utilité concrète du travail pour la société et la manière dont il est valorisé monétairement et socialement. Ces contradictions revêtent chacune une forte dimension inégalitaire et s’appliquent avec d’autant plus de vigueur sur les plus modestes et sur les classes populaires. Plongée statistique au cœur du monde du travail français au 21ème siècle.

Droit à la paresse ou valeur travail ? Transformer le travail ou diminuer sa durée ? Travailleurs appelant à une revalorisation de leurs salaires, cadres en quête de sens dans leur métier, étudiants de grandes écoles qui bifurquent… La question du travail cristallise actuellement les débats dans la société, tout particulièrement à gauche (voir notamment le débat organisé par notre rédaction en présence de François Ruffin et Sophie Binet). Tandis que certains souhaitent diminuer sa durée ainsi que la place qu’il prend dans notre vie, d’autres insistent sur sa centralité dans notre existence comme lieu de socialisation et d’émancipation. A l’heure où un grand nombre de métiers semblent se précariser et se dévaloriser davantage, et où la place centrale du travail comme vecteur d’accomplissement semble profondément remise en cause, des propositions diverses émergent dans le débat public. Toutefois, nombre d’entre elles reposent sur une vision erronée de ce qu’est le travail et la manière dont il se réalise de nos jours, les rendant parfois inadéquates.

Comment le travail passe-t-il d’un vecteur de socialisation à un lieu de précarité, où l’on se sent exploité, insuffisamment reconnu, traité de manière inéquitable, où l’on perd sa santé ? Éclairer ce débat nécessite de s’intéresser plus finement à la réalité du travail aujourd’hui. Cela passe par un examen un rigoureux des statistiques de ce qui touche au travail, fréquemment brandies pour attaquer ou défendre des politiques publiques. Mais quantifier le social n’est jamais neutre, et les statistiques du travail sont particulièrement sensibles à la manipulation politique. Il convient donc de se les réapproprier dans un cadre de lutte idéologique. Comme le rapellait le sociologue Alain Desrosières, « la statistique est historiquement un outil de libération lorsqu’elle permet à des classes (ou fractions de classes) dominées de faire émerger des critères de justice qui fournissent des arguments contre la domination injustifiée de classes dominantes antérieures ».

La part capital-travail, la forêt qui cache les arbres

Parler du rapport de force entre capital et travail, c’est, le plus souvent et en premier lieu, parler de l’évolution de leurs parts respectives dans la valeur ajoutée. Brandie comme un totem, la part du capital, le « travail volé » pour le révolutionnaire Auguste Blanqui, revêt une forte dimension symbolique tant elle semble exprimer directement la part du gâteau extorquée aux travailleurs. Pourtant, l’utilisation de cet indicateur est sujette à de nombreuses controverses. Définir le gâteau est difficile et son partage peut varier énormément selon la date choisie comme référence ou les secteurs que l’on inclut.

Sur la période récente (les 25 dernières années), la part du travail est soit restée stable, soit a légèrement augmenté selon les façons de la définir (cf. DG Trésor, 2019, Cette et al. 2020, WIL, 2022). Selon que l’on se réfère au PIB ou non, que l’on inclut ou pas les entreprises de l’immobilier ou encore l’agriculture, que l’on tienne compte ou non de l’emploi non-salarié, elle se situe entre 60% et 70% en 2015. On peut certes faire valoir que la chute de la part du travail à partir des années 1980 provient de choix politiques (fin de l’indexation des salaires sur l’inflation de 1983 par exemple), mais ces fluctuations de quelques points masquent d’autres mutations en termes de précarité de l’emploi ou de conditions de travail qui sont au moins aussi pertinentes pour comprendre les attitudes face au travail dans notre société.

Figure 1: Part des revenus du travail dans la valeur ajoutée selon périmètre. Source: Cette et al. (2020)

Cette enquête plus fine doit se faire en deux étapes. D’abord comprendre la réalité matérielle du travail aujourd’hui : qui accède au travail et dans quelles conditions ? Puis penser à partir des aspirations et des frustrations générées par la manière dont il se réalise actuellement ce que serait un travail émancipé, digne de récupérer la place qui devrait être la sienne pour surmonter les contradictions dont il est actuellement l’objet.

Le travail, une sphère dont sont exclus de vastes pans de la société

La plupart des chiffres communiqués sur l’emploi en France proviennent de l’enquête Emploi réalisée par l’INSEE, en cohérence avec les normes définies par le Bureau international du travail (BIT) à des fins de comparaison. Or cette définition du chômage est particulièrement restrictive, c’est un fait bien établi. Pour être comptabilisé, il faut non seulement n’avoir travaillé aucune heure au cours du dernier mois, mais également avoir cherché activement tout en étant disponible au cours des deux dernières semaines. En ce sens, le taux de chômage n’est que la partie émergée de l’iceberg de la privation d’emploi.

« Le taux de chômage n’est que la partie émergée de l’iceberg de la privation d’emploi. »

Pour mieux recenser les personnes totalement privées d’emploi mais souhaitant travailler, la notion de halo autour du chômage inclut ces inactifs au sens du BIT. En ramenant le chômage et son halo à la «population active élargie » (c’est-à-dire en emploi, au chômage au sens du BIT ou dans le halo autour du chômage), on obtient le « taux de non-emploi contraint » (Insee Références, 2021:129).

Figure 2 : Personnes privées d’emplois et microentrepreneurs. Traitement auteurs à partir des données Enquête Emploi INSEE et Pôle Emploi.

Cette mesure du taux d’emploi contraint ne rend toujours pas visibles les personnes -majoritairement des femmes (75%) et des employé.es (>50% )- travaillant à temps partiel, souvent de manière involontaire. Pour corriger cette lacune, l’INSEE les prend ingénieusement en compte via le « sous-emploi » qui correspond aux personnes ayant un emploi à temps-partiel, souhaitant travailler davantage et qui sont disponibles pour le faire. Ainsi, 40% des personnes en temps partiel contraint souhaiteraient travailler plus, sans toutefois trouver. En ajoutant cette catégorie aux deux précédentes, on obtient le nombre de personnes « contraintes dans leur offre de travail1, qui lui se porte plutôt bien.

Figure 3 – Part du temps partiel dans l’emploi, INSEE, Enquête emploi

Quid encore des contrats peu stables, en CDD ou en intérim, qui connaissent une croissance regrettable depuis plusieurs décennies? Leur part dans l’emploi a doublé depuis 1982 et concerne aujourd’hui 12% des salariés alors que seul un tiers des individus ont choisi ce type de contrat (chiffre 2019 de l’Enquête Emploi 2020)2. De plus, la part des CDD de moins d’un mois est passée de 50 à 85% sur les dernières décennies, signe que le CDD n’est plus la porte vers un CDI mais une variable d’ajustement des cycles de production.

Que dire également de celles et ceux, de plus en plus nombreux, qui ont choisi l’illusion micro-entrepreneuriale pour échapper au chômage, sans que cela ne constitue une activité stable ou rémunératrice ? Le travail de Sarah Abdelnour (2014) montre que ce statut constitue le plus souvent une « gestion individuelle » du non-emploi, dans le but de meubler le chômage plutôt que de quitter le salariat. Car parmi ces entrepreneurs faisant grimper les statistiques de créations d’entreprise, 40 % étaient au chômage ou « sans activité professionnelle » juste avant de démarrer3 et la moitié ont un revenu inférieur à 290 euros par mois4. Pour leur rendre justice, on peut s’essayer à la construction d’une mesure large du « précariat » en France faute de meilleur terme. Celle-ci ajouterait aux « personnes contraintes » évoquées plus haut les CDD contraints et les micro-entrepreneurs à faible revenus (ou en sortie de chômage). L’important étant de ne pas considérer ces catégories d’emplois précaires comme disjointes de celles du sous-emploi mais de les reconnaître comme victimes des mêmes logiques d’exploitation et de libéralisation du travail. Selon la définition choisie, cela concernerait alors plus d’une personne « souhaitant travailler » sur quatre, un chiffre en augmentation, contrairement au taux de chômage au sens du BIT.

Figure 4 : Du chômage BIT au précariat, calcul des auteurs à partir des données INSEE.

Enfin il est bon de se rappeler que l’Enquête Emploi, dont l’essentiel de ces statistiques sont tirées, n’est réalisée qu’auprès des personnes vivant dans un logement « ordinaire ». Ainsi celles vivant en foyer et les SDF sont totalement exclus du tableau de l’emploi. La fondation Abbé Pierre (2022:14) estime le nombre de personnes SDF en France à 300,000 en 2020.

Le travail, c’est la santé ?

L’intensification du travail et le grignotage des contre-pouvoirs des salariés peuvent avoir des conséquences terribles voire irréversibles. Bien que les statistiques de morts au travail doivent être manipulées avec précaution vu le manque d’homogénéisation dans la manière de compter, la situation en France est alarmante. Avec 790 morts au travail par an, elle est dernière au classement de l’UE (3,5 morts pour 100,000 salariés contre 1,7 en moyenne) (Alternatives Economiques, 2022). La France est également l’un des trois seuls pays où ce chiffre augmente.

La situation est fortement différente selon les CSP. Chez les ouvriers, le nombre de morts au travail est environ 2 à 4 fois plus élevé que chez les employés et les professions intermédiaires supérieures. De manière plus générale, des conditions de travail souvent plus éprouvantes et des rémunérations plus faibles, aboutissent à de fortes inégalités en termes d’espérance de vie selon les CSP.

Figure 5 – Espérance de vie à 35 ans par sexe pour les ouvriers et les cadres, INSEE

De plus, des données, certes un peu anciennes (2003), montrent que chez les hommes la différence en matière d’espérance de vie entre les cadres et les ouvriers est plus importante si on tient compte des incapacités. La proportion est similaire chez les femmes.

Figure 6 – Espérance de vie en bonne santé à 35 chez les hommes (données de 2003 , INED)

Ces différences d’espérance de vie en bonne santé reflètent en partie l’inégalité face à la pénibilité, conséquence notamment de l’intensification du travail lié à l’automatisation (Carbonnell, 2022), ainsi que des attaques répétées contre le Code du travail.

« En 2017, ce sont au total 13 500 000 de personnes, soit 60,9% des salariés, qui ont été exposées à un ou plusieurs facteurs de pénibilité lors de la semaine précédant leur visite médicale. »

Par pénibilité, la législation reconnaît toute une série de critères qui font peser des risques à court et long-terme sur la santé des travailleurs, que ce soit des risques accidentels, physiques ou psychiques. L’enquête SUMER à partir des visite de la médecine du travail recense trois grandes familles de critères de pénibilités : les « contraintes physiques marquées » (postures pénibles, port de charges lourdes, vibrations mécaniques, etc.), un « environnement physique agressif » (bruits, températures, agents chimiques) et des « rythmes de travail atypiques » (3×8, travail de nuit, travail à la chaîne). En 2017, ce sont au total 13 500 000 de personnes, soit 60,9% des salariés, qui ont été exposées à un ou plusieurs facteurs de pénibilité lors de la semaine précédant leur visite médicale. 48,4% d’entre elles étaient soumises à des contraintes physiques marquées, 18% à un environnement physique agressif et 21% occupaient des emplois avec des rythmes de travail atypiques (travail de nuit régulier, travail posté, travail répétitif). Ces chiffres des pénibilités sont stables depuis 20 ans, alors même que la France s’est grandement désindustrialisée sur cette période, détruisant des emplois réputés dangereux et pénibles.

Nous sommes loin d’être entrés dans une société de services où les emplois les plus durs auraient disparu, leurs titulaires ayant été supplantés par des machines. Le travail, tel qu’il est pratiqué en France, reste encore en moyenne difficile et use les corps, une réalité qui touche d’autant plus les salariés que leurs revenus sont modestes.

Figure 7 – Exposition des salariés aux facteurs de pénibilités, DARES, Enquête conditions de travail

Le travail, un graal ?

La route menant à un travail stable est longue et semée d’embûches. Une fois ce but atteint, certain.es y laisseront leur santé. Dans ces conditions tout individu peut s’interroger. A quoi bon tout cela ? Que va me rapporter mon travail aujourd’hui? En vivrai-je et y trouverai-je de quoi donner un sens à ma vie ?

Rimbaud disait que « la vie fleurit par le travail ». En effet, le travail est le médium par lequel l’Homme interagit avec son environnement et le transforme afin de répondre à ses besoins. En travaillant, en façonnant son environnement, il extériorise son être et se sent exister. Le travail, au sens philosophique, donne son sens à l’existence humaine. Pourtant, la notion de travail est intrinsèquement liée dans notre société à l’idée de production et de rémunération. Le travail, c’est produire un effort et percevoir une rémunération en échange. Ainsi, lui sont souvent associées les notions de fierté et de reconnaissance sociale.

« Une enquête menée par le sondeur Cluster17 en septembre indiquait ainsi que pour une majorité de Français (56%), le travail était “une valeur essentielle permettant aux individus de s’épanouir”. »

Une enquête menée par le sondeur Cluster17 en septembre indiquait ainsi que pour une majorité de Français (56%), le travail était « une valeur essentielle permettant aux individus de s’épanouir ». Cette proportion était sensiblement plus forte chez les électeurs de droite. Parmi les deux principales motivations évoquées par les Français s’agissant du travail, alors que le salaire arrivait en premier (36%), il était suivi de très près par le sentiment d’utilité (32%), les conditions de travail (29%) et la passion (27%). Réciproquement, parmi les raisons d’insatisfaction vis-à-vis du travail, ce sont les salaires trop bas (41%), la charge de travail (26%) et la perte de sens (25%) qui ressortent.

Ainsi, il semble exister un décalage, une déconnexion, entre d’une part ce que la majorité de la population attend du travail et d’autre part l’utilité, le sens et la manière dont le travail se réalise concrètement. Un élément particulièrement intéressant dans cette perspective est la prédominance des conflits de valeur liés au travail. D’après une étude récente de la DARES, 60% des Français seraient exposés à des conflits de valeur, soit en raison de conflits éthiques (18%), par manque de moyens de bien faire son travail (12%), d’absence d’utilité (11%), de contradiction avec ses valeurs (11%) ou d’absence de sens et de qualité du travail (8%).

Figure 8 – DARES, Exposition aux conflits de valeurs des actifs, 2016

Cette contradiction au travail se manifeste aussi à travers le niveau de maîtrise des conditions de production par ceux qui travaillent. En effet, l’émancipation par le travail créateur est profondément attaquée lorsque ceux qui le pratiquent n’ont plus la maîtrise ni de la manière dont il est réalisé, ni de son but et de son utilité. Ce sentiment est exacerbé d’autant plus lorsque le travailleur ne possède pas de vue d’ensemble sur le processus de production, notamment lorsque le travail parcellaire, à la tâche, se déploie. Ce qui tue le sens du travail, c’est la répétition, l’absence d’autonomie, l’absence de marge de décisions ou de reconnaissance. Selon l’enquête de la DARES sur les conditions de travail, 43% des salariés réalisent un travail répétitif et 30% n’ont pas le droit ou ne sont pas en mesure de régler les problèmes eux-mêmes, un fait limitant drastiquement leur autonomie. Par ailleurs, peu ont une maîtrise temporelle de leur travail : 45% doivent se dépêcher et 65% s’interrompre pour effectuer une tâche imprévue. Même si ces phénomènes sont inhérents en partie aux aléas du processus de production, ils sont accrus par les nouvelles pratiques micro-managériales du néolibéralisme. Il suffit de penser au cariste de chez Amazon, coaché à chaque instant par un logiciel qui lui indique ce qu’il doit faire et le temps dont il dispose.

Une déconnexion complète entre utilité du travail et rémunération salariale

Enfin, ce qui ressort comme étant peut-être la principale contradiction du travail tel qu’il est pratiqué dans la société actuelle, c’est bien la déconnexion complète entre utilité du travail, coût de la vie et rémunération salariale. Revenons au sondage de Cluster17 : 93% des Français estiment que le travail ne paie pas assez.

Première dimension de cette contradiction, le fossé entre le caractère essentiel d’un travail et la manière dont la société le valorise. Un rapport édifiant sur les travailleurs de la « seconde ligne » est sorti en 2021, commandé par la DARES. Ce travail a étudié les conditions de travail et de rémunération de tous ceux, au-delà du personnel soignant, qui ont continué à travailler pendant la crise du Covid, car leur travail était indispensable pour que les services essentiels fonctionnent. Caristes et conducteurs qui ont continué à manipuler et à transporter les marchandises vitales pour nos besoins, caissières et caissiers, agents d’entretien ou encore aides à domicile ; ce sont 4,6 millions de salariés du secteur privé répartis dans 17 professions qui sont essentiels. Les conclusions du rapport sont sans appel : « En moyenne, ces travailleurs sont deux fois plus souvent en contrats courts que l’ensemble des salariés du privé, perçoivent des salaires inférieurs de 30 % environ, (…), connaissent plus souvent le chômage (…). Ils travaillent dans des conditions difficiles, sont exposés plus fréquemment à des risques professionnels et ont deux fois plus de risques d’accident (…). »

« Ce qui ressort comme étant peut-être la principale contradiction du travail tel qu’il est pratiqué dans la société actuelle, c’est bien la déconnexion complète entre utilité du travail, coût de la vie et rémunération salariale. »

Et pourtant, les travailleurs de ces métiers essentiels se distinguent par un « fort sentiment d’utilité de leur travail, même avant la crise sanitaire. » L’analyse plus précise de leurs rémunérations est une illustration criante de la disjonction entre l’utilité du travail et sa valorisation. En moyenne, ces 4,6 millions de salariés touchent moins de 1000 euros et se retrouvent donc en-dessous du seuil de pauvreté (1102 €), alors même que sans eux, la société s’effondrerait. Parmi ces métiers, les plus maltraités et exploités sont ceux des agents d’entretien et des aides à domicile, professions employant très majoritairement des femmes ou des personnes issues de l’immigration.

Figure 9 – Rémunération moyenne des salariés de seconde ligne, DARES, 2021

Rémunération moyenne des salariés de seconde ligne, DARES, 2021

Figure 10 : Source : CGT 2022, Baromètre économique – Revenus et inégalités

Cette contradiction entre utilité et rémunération est d’autant plus visible lorsque l’on regarde l’ensemble du spectre des métiers. Plus on monte dans l’échelle des salaires, moins les métiers essentiels sont présents. La maltraitance de nombreux métiers essentiels, auxquels on pourrait aussi ajouter le personnel hospitalier ou les enseignants, n’est que le reflet d’une distribution des salaires dont le caractère inégalitaire augmente régulièrement, avec notamment un décrochage fort de hauts salaires bien moins « essentiels ».

Des rémunérations (très) inégales

Les statistiques les plus diffusées en la matière, celles de l’INSEE, sont particulièrement inadaptées pour appréhender l’inégalité salariale. L’indicateur phare de l’INSEE est l’écart interdécile qui mesure le rapport entre le revenu seuil au-delà duquel se situent les 10 % des revenus les plus élevés et celui en-deça duquel se trouvent les 10 % les plus faibles. Or deux deux phénomènes majeurs sont alors totalement masqués : la prévalence des très bas salaires dus au temps partiel, particulièrement prévalent chez les femmes et les jeunes (Angeloff, 1999; Sénat, 2008) ; et l’explosion des très hauts revenus.

Or plusieurs signes montrent que ces questions méritent d’êtres suivies attentivement. Les 10% des salariés les moins bien payés touchent 2800 euros par an en France (3300 chez les hommes et 2400 chez les femmes). En moyenne au sein des 10% du bas de l’échelle, la somme des revenus salariaux et des allocations chômage n’a augmenté que de 500 euros entre 1996 et 2019 contre 6200 euros pour les 10% du haut (et 9000 euros pour les 5%). Une évolution inverse de celle de l’écart interdécile qui est passé de 25 à 20 dans le privé donc. La part des très hauts salaires regroupant les 1% des salariés les mieux payés (sans prendre en compte les rémunérations complémentaires liées au capital dont l’intéressement ou l’actionnariat) est repartie à la hausse depuis 20 ans, pour atteindre 8% de masse salariale soit son niveau d’avant mai 68 !

« La part des très hauts salaires regroupant les 1% des salariés les mieux payés (sans prendre en compte les rémunérations complémentaires liées au capital dont l’intéressement ou l’actionnariat) est repartie à la hausse depuis 20 ans, pour atteindre 8% de masse salariale soit son niveau d’avant mai 68 ! »

Phénomène plus marquant encore et particulièrement frustrant quand les salaires « normaux » stagnent ou bougent si peu, le salaire moyen des patrons du CAC 40 qui était de 2,25M d’euros en moyenne en 2002, soit 177 fois le salaire d’un ouvrier non qualifié de l’industrie (OFCE, 2004), s’est élevé à 8,7M d’euros en 2021. En 2022, il devrait être de 7,4M euros (BFM, TV) !

Figure 11 – Inégalités de revenus en France entre déciles, INSEE références 2022

La souveraineté sur le travail comme solution ?

Le travail, tel qu’il se déroule en France, est traversé par de nombreuses questions et enjeux, qu’il est possible de résumer en trois grandes contradictions.

La première est d’ordre statistique avec une contradiction entre d’une part une augmentation officielle de l’accès à l’emploi via la baisse, tout officielle, du chômage depuis 10 ans et d’autre part une hausse de la précarité qui touche plus d’un quart des actifs. Ainsi, le travail en lui-même, surtout s’il est précaire, ne suffit plus pour vivre correctement.

La deuxième contradiction oppose d’un côté la dimension supposée émancipatrice du travail du fait de la fierté qu’il apporterait à ses acteurs et de son rôle d’instance centrale de socialisation dans la vie des Français et de l’autre le caractère dégradé de ses conditions matérielles concrètes de réalisation. Tandis que les Français.es pensent en majorité que le travail ne sert pas uniquement à gagner sa vie et que 4 Français.es sur 10 vivent avec une autre personne rencontrée sur leur lieu de travail, les conditions de travail restent difficiles pour de nombreux salariés. L’usine, l’atelier ou le bureau demeurent pour 63% des Français.es corrélés à des facteurs de pénibilités. La maladie ou même la mort dues aux conditions de travail guettent encore une partie de la population, en particulier les classes populaires.

Enfin, la troisième contradiction résulte de la divergence entre l’utilité concrète du travail pour la société et la manière dont il est valorisé monétairement et socialement. Il existe nettement une relation inverse entre le caractère crucial d’un emploi et sa rémunération, et cette contradiction devient à chaque crise un peu plus visible. Les métiers essentiels sont pillés et maltraités dans un système économique dont l’antagonisme avec notre capacité à faire société se fait toujours plus net.

Ces contradictions revêtent chacune une forte dimension inégalitaire et s’appliquent avec d’autant plus de vigueur sur les plus modestes et sur les classes populaires.

L’évolution dialectique, les unes par rapport aux autres, de ces contradictions est susceptible d’introduire des changements profonds et structurels dans l’organisation de la société. Quelles réponses pourraient leur être apportées pour les dépasser ? A cet égard, une proposition ou tout du moins une formule semble offrir un horizon digne d’intérêt, celle d’un retour de la « souveraineté populaire sur le travail ». Cette proposition, décrite notamment lors d’un entretien avec le sociologue Bernard Friot paru dans nos colonnes, part du principe qu’un travail émancipé doit être sorti de sa pratique capitaliste pour qu’à chaque instant, les salariés puissent fixer de manière collective les conditions de la production ainsi que d’en déterminer l’objectif afin de répondre à des besoins identifiés collectivement. Cette nouvelle souveraineté sur le travail pourrait permettre de lui redonner du sens, de le rendre éthiquement cohérent et de l’inscrire dans une logique démocratique. Cette proposition s’inscrit au sein d’une large palette de solutions permettant aux salariés de regagner effectivement du pouvoir sur leur lieu de travail : cogestion avec une augmentation des parts décisionnelles pour les salariés, structures coopératives de partage du capital ou encore salaire à vie, rattachant tout salaire non à un emploi mais à une qualification. Travail vient du mot latin Tripalium qui était un objet de torture reposant sur trois pieux. Il serait enfin temps que les rythmes imposés, les conditions sanitaires et les salaires versés cessent d’être trois piliers de la misère sociale.

Bibliographie :

Abdelnour, Sarah. L’auto-entrepreneuriat : une gestion individuelle du sous-emploi. Nouvelle Revue du travail, 2014, 5. Accessible via: https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01511924

Cette, G. Koehl, L., Philippon, T. Labor share. Economics Letters, 2020,188.

Disparités d’exposition aux facteurs de pénibilité en milieu professionnel et inégalités sociales de santé, DARES, août 2022

Emploi, chômage, revenus du travail. Insee Références, Édition 2022. Accessible via: https://www.insee.fr/fr/statistiques/6453776

Enquête sur les conditions de travail (DARES-DREES), 2019.

Indicateurs économiques et sociaux de la CGT – Baromètre 2022. Accessible via: https://analyses-propositions.cgt.fr/barometre-eco-indicateurs-economiques-et-sociaux-2022

Juan Sebastián Carbonell, Le futur du travail, Paris, Amsterdam éditions, 2022, 192 p

La « double peine» des ouvriers : plus d’années d’incapacité au sein d’une vie plus courte, Populations et sociétés, 2008

Mouhanna, Christian. Entretien avec Alain Desrosières. Sociologies pratiques, 2011, 1. Accessible via: https://www.cairn.info/revue-sociologies-pratiques-2011-1-page-15.htm

Rapport d’information fait au nom de la mission commune d’information sur les politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion, Sénat, 2008.

Pouvoir d’achat : pourquoi les primes sont une arnaque

Manifestation de la CGT contre la réforme des retraites en janvier 2020. © Jeanne Menjoulet

Chèque inflation, prime carburant, « prime Macron »… Face à la diminution du pouvoir d’achat, les primes en tout genre se multiplient. Si un coup de pouce financier ponctuel est évidemment un bon moyen d’aider les plus démunis à court terme, l’inefficacité des petits chèques est désormais manifeste. Mais si les gouvernements successifs les apprécient tant, c’est d’abord car les primes ne constituent pas un salaire. Dès lors, bien que de plus en plus courantes, elles n’augmentent pas les revenus de manière pérenne et surtout ne comportent pas de cotisations sociales. Une focalisation excessive sur le pouvoir d’achat conduit ainsi souvent à nier l’importance du salaire comme vecteur de progrès social.

Alors que l’inflation atteint des niveaux non observés depuis des décennies et que les salaires stagnent, les Français s’inquiètent de plus en plus pour leur pouvoir d’achat. A l’approche des élections législatives, et alors que l’alliance de gauche promet de porter immédiatemment le SMIC à 1500 euros nets, le gouvernement évoque une future « loi pouvoir d’achat » afin d’attirer les suffrages. Si le texte n’est pas encore abouti, les mesures phares devraient être le versement d’un chèque alimentaire par l’Etat pouvant atteindre 60€ pour les foyers très modestes, la prolongation de la remise de 18 centimes par litre de carburant ou encore le triplement de la « prime Macron », défiscalisée et exonérée de cotisations patronales.

Ce type d’outils n’est pas nouveau : depuis le début des années 2000, les primes dont la vocation première est de lutter contre la diminution du pouvoir d’achat se sont multipliées. La première est créée sous le gouvernement de Lionel Jospin, en mai 2001 : la prime pour l’emploi. L’article unique de cette loi disposait ainsi : « Afin d’inciter au retour à l’emploi ou au maintien de l’activité, il est institué un droit à récupération fiscale, dénommé prime pour l’emploi ». Bien qu’issue d’un gouvernement de gauche, cette mesure pose plusieurs questions : d’abord, en excluant les chômeurs, le dispositif est conçu comme un moyen de creuser l’écart entre les prestations sociales et les revenus du travail. Ensuite, si ces derniers sont augmentés, cela se fait sans toucher au salaire minimum [2]. Enfin, la prime est originellement pensée comme étant un crédit d’impôt, et non un versement monétaire direct [3].

L’acharnement dans une voie inefficace

D’emblée, la mesure séduit jusque dans les rangs des plus libéraux ; Alain Madelin, par exemple, y est grandement favorable. Les gouvernements successifs de Jean-Pierre Raffarin (2003) puis de Dominique de Villepin (2006), décident tour à tour d’augmenter le montant de cette prime [4]. Pourtant, face à son efficacité toute relative, le dispositif fusionne finalement avec le RSA activité en 2015 pour donner naissance à la prime d’activité, encore en vigueur aujourd’hui.

De manière assez prévisible, Emmanuel Macron et le gouvernement d’Edouard Philippe ont prolongé cette série de primes pour le pouvoir d’achat au moment du soulèvement des Gilets Jaunes, dans l’espoir de calmer la colère. A l’automne dernier, face à l’augmentation forte des prix du carburant, c’est à nouveau une prime, de 100 euros, que le gouvernement a décidé d’instaurer. La future « loi pouvoir d’achat » n’invente donc rien.

La seule multiplication de toutes ces primes devrait faire figure de preuve par l’exemple qu’elles ne sont pas assez efficaces.

La seule multiplication et succession de toutes ces primes devraient a minima interpeller ou, mieux, faire figure de preuve par l’exemple qu’elles ne sont pas assez efficaces. Il ne semble en être rien dans les rangs de la droite. Pourtant, ces dispositifs présentent des défauts criants, à-mêmes de les disqualifier pour de bon.

Les primes contre le salaire

En premier lieu, ces primes sont pensées comme étant ponctuelles, alors même que l’aspect multifactoriel de l’inflation et de la pauvreté, dont elles aspirent à juguler les conséquences, tend à rappeler que le problème n’est pas uniquement conjoncturel. Des mesures simples et pérennes, comme la simple augmentation du SMIC, seraient ainsi autrement plus efficaces. C’est par exemple le point de vue de Noé Gauchard, qui affronte Elisabeth Borne pour la députation dans la sixième circonscription du Calvados, sous les couleurs de la NUPES. Pour lui, le constat est sans appel : « Toutes ces mesures sont évidemment nécessaires dans l’urgence, mais elles sont utilisées par l’exécutif actuel pour faire diversion. En refusant de porter le SMIC à 1500€, l’actuel gouvernement se rend coupable de ne pas permettre durablement à tous les travailleurs de remplir dignement leur frigo ».

Des mesures simples et pérennes, comme l’augmentation du SMIC, seraient autrement plus efficaces.

Par ailleurs, le caractère temporaire de ces primes maintient en permanence ses bénéficiaires dans l’insécurité. Gauchard estime ainsi que « l’imprévisibilité de tous ces dispositifs successifs et illisibles empêche les bénéficiaires de se projeter durablement et sereinement ». L’exemple de la prime Covid des personnels soignants est à ce titre éloquent : nombre de travailleuses et travailleurs ne savaient pas, jusqu’au dernier moment, s’ils toucheraient cette fameuse prime. La déception fut grande pour bon nombre d’entre elles et eux, en atteste le documentaire Debout les femmes.

Ensuite, ces dispositifs sont non seulement illisibles, mais également complexes – et donc coûteux – à mettre en œuvre. Les nombreux critères à prendre en compte, très stricts et techniques, génèrent une activité compliquée à gérer pour les administrations, alors qu’une simple augmentation du salaire minimum ne présenterait pas cet inconvénient.

En outre, ces primes, exclusivement orientées pour répondre au thème du pouvoir d’achat, sont orientées. Si la première prime pour l’emploi consistait en un crédit d’impôt, ses plus récentes déclinaisons sont bien des versements, mais le plus souvent sous forme de chèques à un usage pré-affecté. En effet, comme le rappelle le sociologue Denis Colombi, auteur de Où va l’argent des pauvres (Payot, 2020), le regard de la société sur la façon dont les plus modestes gèrent leur argent est souvent très moralisateur. Dans cette vision, les pauvres seraient avant tout des personnes incapables de bien gérer leur budget, comme l’illustrent les polémiques annuelles autour de l’allocation de rentrée scolaire. Ainsi, les aides financières apportées aux plus démunis ont de plus en plus tendance à être fléchées vers un poste de consommation.

Surtout, les primes, en plus de n’être que ponctuelles, sont aussi isolées et déconnectées de tout autre droit. Le salaire, au contraire, en tant que fruit d’une importante lutte syndicale, est le socle de beaucoup d’autres droits. La focalisation des discours libéraux sur le pouvoir d’achat tend ainsi à éclipser un constat autrement plus lourd de sens et de conséquences : le seul travail ne paie plus. Un constat corroboré par les chiffres de l’INSEE : en 2019, avant même les conséquences néfastes de la pandémie, dont on peine encore à mesurer toute la portée, 6,8% des salariés étaient pauvres, de même que 17,6% des travailleurs indépendants, c’est-à-dire plus que la moyenne de la population générale (14,6%).

C’est pourtant là le nœud de bien des problèmes sociaux : ces primes, temporaires et complexes à mettre en œuvre, ne peuvent prétendre les prendre à bras-le-corps dès lors qu’elles se focalisent sur le seul besoin traduit par le pouvoir d’achat et n’épousent pas une vision globale et sociale plus émancipatrice, tournée sur les salaires. Au-delà du pouvoir d’achat, la question qui se pose en creux est celle du pouvoir sur le travail.

Le salaire brut, foyer de droits impensés

Mais quand il est question de salaire, nombreux sont ceux à opposer salaire net et salaire brut. Le discours dominant se satisfait de la vision selon laquelle la part de salaire brut, à laquelle il faut soustraire les cotisations sociales (qui ne sont pas des impôts) pour obtenir le net, représente un coût – celui du travail, paraît-il. Toutefois le travail n’est un coût que pour celui qui l’exploite et partant, cette vision s’avère d’emblée biaisée et insusceptible d’apporter une réponse pertinente car ratant l’essentiel. D’Eric Zemmour à François Hollande en passant par Emmanuel Macron et Valérie Pécresse, les promesses d’augmentation du niveau de vie se fondant sur le rapprochement du salaire net vers le salaire brut, une obsession au moins relie tous ceux à qui le mot socialisation fait peur : la lutte contre les cotisations sociales.

Augmenter le salaire net en diminuant le brut est un cadeau empoisonné.

C’est pourtant ce salaire brut qui permet de financer le régime général de Sécurité sociale, c’est-à-dire de financer les allocations chômage et famille, les APL, les pensions de retraites ou l’hôpital public et d’alimenter nos cartes vitales. Bien peu lucide serait donc quiconque refuserait de voir le lien évident entre politique de baisse des cotisations d’un côté et destruction du système hospitalier aboutissant à la fermeture de toujours plus de maternités ou de lits d’hôpitaux de l’autre. En réalité, le salaire brut est le vecteur privilégié d’au moins deux éléments décisifs pour l’amélioration des conditions de vie et la rémunération du travail.

D’une part, le salaire brut fait partie intégrante du salaire. Au moment de payer avec la carte Vitale, c’est bien grâce au salaire socialisé par la cotisation au régime général que chacun de nous est solvabilisé en tant qu’usager du système de soins conventionnés. En supprimant ou allégeant les cotisations (c’est-à-dire en faisant triompher le net sur le brut), peut-être le salaire net s’en trouverait augmenté. Il n’en demeure pas moins qu’à chaque rendez-vous chez le médecin ou passage à la pharmacie, le coût en serait automatiquement renchéri. Dans ce sens, toute augmentation du salaire net serait mécaniquement contre-productive, car la mutuelle à laquelle il faudrait souscrire représenterait un coût plus important que la part de brut. Le programme défendu par les candidats de la NUPES s’inscrit ainsi à rebours de cette logique de destruction du système de protection sociale, en proposant au contraire d’instaurer un système de prise en charge intégrale des soins prescrits, en intégrant donc dans la Sécurité sociale les complémentaires santé qui renchérissent le coût des prestations, aujourd’hui non remboursées.

Augmenter le salaire net en diminuant le brut est un cadeau empoisonné et aurait pour première conséquence de supprimer ce qui fait l’hôpital public et ce qui le finance.

D’autre part, s’il ressort donc que le salaire brut est bien du salaire qui nous permet à chacune et chacun d’avoir accès à des prestations autrement souvent inaccessibles, le salaire brut permet surtout de générer du travail. C’est le cas du système hospitalier qui, financé par les cotisations, ne fonctionne que grâce à l’avance monétaire permise par le subventionnement des caisses du régime général à partir des années 1950-1960. Augmenter le salaire net en diminuant le brut est un cadeau empoisonné et aurait pour première conséquence de supprimer ce qui fait l’hôpital public et ce qui le finance. Si cette position constitue une proposition ultra-libérale, il est nécessaire d’insister sur un enchaînement qui ne peut être aisément démenti : défendre la diminution des cotisations en même temps que l’amélioration de l’hôpital public est un non-sens.

Travail contre capital : l’histoire de rémunérations rivales

Les défendeurs des projets libéraux se drapent souvent des meilleures intentions pour défendre ce qui relèverait d’une hypothétique « valeur travail ». Souvent partisans d’un dialogue « apaisé » et « raisonné », ils aspirent à contenter à la fois le syndicat patronal et les syndicats des salariés. C’est, là encore, commettre une erreur rédhibitoire relativement à la rémunération du travail.

L’augmentation pure et simple du salaire n’est pas la redistribution d’un impôt collecté, mais impose au contraire une nouvelle répartition primaire de la valeur dans l’entreprise.

En vérité, la valeur ajoutée produite par toute entreprise [5] est répartie entre les différentes parties prenantes. Ainsi, au-delà de l’autofinancement ou des taxes, la valeur ajoutée est notamment répartie entre les salaires à verser et les dividendes à distribuer. Les premiers rémunèrent le travail, les seconds le capital. Dès lors, il s’agit d’un jeu à somme nulle : défendre une meilleure rémunération du travail sans remettre en cause celle du capital est tout simplement impossible.

Finalement, l’augmentation du salaire minimum (et de tous les salaires en conséquence) permet donc de mieux rémunérer le travail, durablement, sans se contenter de primes subordonnées à la volonté imprévisible d’un exécutif par ailleurs réticent à accéder aux demandes du camp du travail. Surtout, les primes dites de pouvoir d’achat et versées par l’Etat présentent enfin le fâcheux inconvénient d’être financées par les contribuables eux-mêmes ! Au contraire, l’augmentation pure et simple du salaire, en plus de permettre l’augmentation de la cotisation donc l’amélioration de la protection sociale, n’est pas la redistribution d’un impôt collecté, mais impose une nouvelle répartition primaire de la valeur dans l’entreprise. C’est là un tout autre projet, véritablement social et émancipateur.

Notes :

[1] Le seuil de pauvreté correspond à 60% du niveau de vie médian.

[2] Se trouve ici illustré le mythe selon lequel les bénéficiaires des minimas sociaux, confortablement installés avec leurs quelques centaines d’euros mensuelles, préféreraient cette situation à celle de l’emploi.

[3] Toutefois, le IV de l’article unique de la loi du 31 mai 2000 prévoit que « si l’impôt sur le revenu n’est pas dû ou si son montant est inférieur à celui de la prime, la différence est versée aux intéressés ».

[4] Voir « Prime contre salaire. Histoire et sous-entendu d’une lutte menée au nom du pouvoir d’achat », article paru dans La vie des idées, mars 2022.

[5] Etant néanmoins entendu ici que l’entreprise lucrative n’est pas la seule entité productive où le travail est et doit être rémunéré. Ne doivent ainsi pas être oubliées les associations, les coopératives ou encore la fonction publique.

Et si on revenait sur les exonérations de cotisations sociales ?

En 2013, Pierre Gattaz, alors président du MEDEF, promet un million d’emplois en contrepartie d’allègements de cotisations sociales. Hollande offre le CICE, mais les emplois promis ne voient jamais le jour. © Aymeric Chouquet pour LVSL

Les premières exonérations de cotisations sur les bas salaires sont apparues il y a près de trente ans. Destinées à soutenir l’emploi, celles-ci se sont généralisées au point où une entreprise ne paye presque plus de cotisations patronales sur un salaire au niveau du Smic, ce qui coûte la bagatelle de 66 milliards d’euros pour les finances publiques. Est-ce à l’État de payer cette facture ? Ne serait-il pas temps de revenir sur ces exonérations en exigeant que les entreprises garantissent collectivement l’ensemble des cotisations et ce, sans effet négatif sur l’emploi ? C’est possible en établissant une Sécurité économique, complémentaire de la Sécurité sociale, qui mettrait hors-marché une partie de la production privée pour garantir un socle de revenus, cotisations sociales inclues, à celles et ceux qui la réalisent.

Depuis l’établissement de la Sécurité sociale en 1946, les cotisations sociales ont toujours été considérées par le syndicalisme comme une partie intégrante du salaire destinée, entre autres, à assurer des revenus hors emploi. Pourtant, depuis presque trente ans, des exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires ont été instaurées au nom de la protection de l’emploi. Si une partie de la gauche a toujours dénoncé ces exonérations, leur remise en cause ne fait cependant pas partie des programmes.

Toujours plus d’exonérations

Les exonérations de cotisations sociales autour des bas salaires sont apparues dès 1993 lorsque le gouvernement Balladur décrète l’exonération totale des cotisations sociales de la branche « famille » sur les salaires jusqu’à 1,1 Smic et de 50 % jusqu’à 1,2 Smic. À partir de 1995, les dispositifs « Juppé » ont combiné les exonérations des cotisations « famille » avec celles d’assurance maladie jusqu’à 1,3 fois le Smic. La gauche gouvernementale a pris le relais avec les lois Aubry sur la réduction du temps de travail qui ont étendu ces exonérations à 1,8 fois le Smic. Les lois Fillon réduiront ce seuil à 1,6 fois le Smic tout en augmentant les exonérations sous ce seuil.

Un très fort coup de pouce à cette tendance a été donné sous la présidence Hollande avec l’instauration du Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) entré en vigueur en 2013. Ce crédit d’impôt s’établissait à 4 %, puis 6 % de la masse salariale en dessous de 2,5 Smic. S’il ne s’agissait officiellement pas de réductions de cotisations sociales sur les bas salaires, cela y ressemblait fort à tel point qu’en 2019, sous la présidence Macron, ce crédit d’impôt a été transformé en baisse pérenne de cotisations. La situation est telle qu’aujourd’hui, pour un emploi au Smic, une entreprise ne paye quasiment plus de cotisations patronales. Malgré cela, certains candidats à la présidentielle, tels Eric Zemmour et Valérie Pécresse, propose de baisser encore davantage les cotisations, au nom du pouvoir d’achat.

Jusqu’à présent toutefois, la justification de ces baisses de cotisations sociales a surtout été l’emploi : il s’agit de diminuer le coût du travail pour les entreprises à faible valeur ajoutée par salarié. Ceci se comprend aisément et sans celles-ci, on pourrait s’attendre à ce qu’un chômage largement plus important se soit développé ces dernières années. Mais à quel prix ?

Les trois défauts des exonérations de cotisations sociales

Le CICE a coûté 19 milliards d’euros en 2018. Lors de sa mise en œuvre en 2013, Pierre Gattaz, président du Medef à l’époque, annonçait fièrement que cela devait créer un million d’emplois. Après quatre années de mise en œuvre, l’Insee a chiffré l’impact du CICE : 160 000 emplois créés ou sauvegardés entre 2013 et 2016. Coût annuel de chaque emploi privé pour l’État : 118 750 euros. Un peu cher, non ? Pourtant, un simple calcul nous montre que pour 19 milliards d’euros, l’État aurait pu embaucher environ un million de personnes au Smic, exactement le million d’emplois que le Medef promettait de la part du secteur privé. Sauf que cela ne s’est pas produit parce que ces exonérations de cotisations sur les bas salaires profitent à toutes les entreprises, que celles-ci aient les moyens de payer ou pas. L’effet d’aubaine, qui constitue le premier défaut de ces exonérations, explique ce décalage entre le million d’emplois qu’on aurait pu en attendre et les 160 000 emplois évalués.

Le second défaut est le coût de ces exonérations sur les budgets publics. Le rapport 2019 des comptes de la Sécurité sociale indiquait que le total des exonérations a atteint 66 milliards d’euros en 2019 dont une grande partie a été compensée par l’État. En comparaison, l’impôt sur les sociétés rapporte environ 35 milliards d’euros. Cet impôt ne compense donc même pas les exonérations de cotisations sociales accordées aux entreprises. Pour le dire autrement, si ces exonérations avaient été conçues comme des crédits d’impôt, à l’instar de ce que fut le CICE en son temps, le produit de l’impôt sur les sociétés aurait alors été négatif : l’État paye les entreprises pour fonctionner !

Ces exonérations de cotisations sociales créent une trappe à bas salaires.

Le troisième défaut de ces exonérations de cotisations sociales est la formation d’une trappe à bas salaires. Les taux de cotisations sociales ont toujours été conçus comme proportionnels : si une entreprise augmente un salarié, le coût total augmente dans la même proportion. Avec ces exonérations, les entreprises sont fortement dissuadées d’augmenter les salariés puisque que le coût total progressera proportionnellement plus que l’augmentation des salaires nets et bruts. C’est sans doute en partie ce qui explique que 13 % des salariés sont aujourd’hui bloqués au niveau du Smic.

Ces trois défauts majeurs prêchent pour un abandon définitif de ces exonérations. Si la gauche « de gouvernement » a participé à leur mise en place, la gauche de transformation sociale les a régulièrement dénoncé. Et pourtant, au moment des élections, aucun candidat ne prévoit de revenir sur celles-ci. Ceci se comprend aisément : restaurer des cotisations sociales au niveau du Smic reviendrait à passer d’un montant total du salaire minimum, avec l’ensemble des cotisations sociales, d’environ 1600 euros à 2400 euros, soit une augmentation de 50 % sans augmentation du salaire net. En dépit de quelques études qui cherchent à démontrer que le niveau du salaire minimum n’est pas un frein à l’emploi, on comprend aisément que de nombreuses entreprises, notamment dans le cadre de l’économie solidaire, seraient incapables d’encaisser une telle hausse, ce qui produirait des licenciements en série. L’expérience des territoires zéro chômeurs de longue durée nous montre même l’inverse : c’est le mécanisme de la subvention de l’emploi qui permet d’éradiquer le chômage sur un territoire donné. Comment pourrions-nous donc revenir sur ces exonérations de cotisations sociales sans dommage pour l’emploi ?

Pour sauvegarder l’emploi, mettons les entreprises riches à contribution

Supposons maintenant que nous rétablissions l’intégralité des cotisations sociales sur les bas salaires. Si nous voulons annuler l’effet négatif que cela pourrait avoir sur l’emploi, il faudrait alors compenser cette hausse par une subvention mensuelle. Mais plutôt que de faire appel à l’État, ne serait-ce pas aux entreprises dans leur ensemble d’assurer cette subvention de façon à ce que le rétablissement des cotisations patronales n’ait aucun effet sur l’emploi ? Ceci pourrait se faire par un double mouvement. Toutes les entreprises recevront une allocation mensuelle et fixe par emploi mesuré en équivalent temps plein et, pour financer un tel budget, elles seront prélevées d’un pourcentage donné de leur richesse produite. Cette richesse produite sera mesurée par les Flux de trésorerie d’activité (FTA), qui se définissent comme la différence entre les encaissements de ventes et de subventions moins les paiements de fournisseurs et d’impôts.

Si nous voulons que la fin des exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires n’ait aucun effet sur l’emploi, il faut donc que l’entreprise qui n’était en mesure de payer qu’un salaire total de 1600 euros puisse demain payer la somme de 2400 euros pour une personne au Smic. Il lui faut donc obtenir 800 euros supplémentaires. Comme il ne s’agit plus d’une subvention de l’État mais d’une allocation payée par l’ensemble des entreprises, cette entreprise sera aussi prélevée d’un pourcentage uniforme de sa richesse produite pour obtenir une allocation, de façon telle que le solde net des deux opérations soit de 800 euros. Sur la base d’un calcul sur les données 2019 de l’INSEE, il nous faudra établir une allocation d’environ 1300 euros par personne en équivalent temps plein, ce qui nécessite de prélever en contrepartie 30 % de ces flux de trésorerie d’activité (calcul : 1300 + 1600×30 %, soit un petit peu plus de 800 euros).

Un tel système pourrait fonctionner sur la base de l’auto-déclaration/liquidation. À la fin de chaque mois, chaque entreprise évalue ses flux de trésorerie d’activité, et devra 30 % de ceux-ci. En contrepartie, elle a droit à une allocation de 1300 euros par emploi en équivalent temps plein. Comme le budget est équilibré – les recettes égalent les dépenses – certaines entreprises seront bénéficiaires du système alors que d’autres seront contributrices, ce qui nécessite l’établissement d’un régime obligatoire, à l’image de la Sécurité sociale.

Seule cette approche permettra de revenir sur les exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires, sans dommage pour l’emploi, en exigeant que le surplus soit pris en charge collectivement par l’ensemble des entreprises. Ce régime obligatoire réalisera donc des transferts des entreprises riches, qui généralement réalisent d’énormes profits, vers des entreprises qui ont tout juste la possibilité de payer des salaires au Smic exonérés de cotisations sociales patronales.

Ce sont donc 66 milliards d’euros de plus pour les budgets publics, évidemment tempérés par un produit moindre de l’Impôt sur les sociétés. Mais ceci rompt définitivement avec l’idée que le rôle de l’État serait de palier les déficiences du secteur privé. Il institue une obligation collective pour les entreprises de respecter le paiement des cotisations sociales.

La Sécurité économique, un prolongement de la Sécurité sociale

30 % environ de mutualisation permettent de restaurer les cotisations sociales sur les bas salaires sans aucun effet sur l’emploi. Mais il est possible d’aller plus loin de façon à obtenir un effet positif sur celui-ci. Si nous mutualisons 54% de la richesse produite, nous serions alors capable d’assurer une allocation de 2400 euros mensuelle par personne en équivalent temps plein, ce qui permet d’assurer la totalité du Smic avec ses cotisations patronales rétablies.

Ceci signifierait que toute personne qui s’établit comme indépendant touchera d’office le Smic, plus 46 % de ce qu’il a produit. C’est une situation largement plus favorable que la situation actuelle dans laquelle nombre d’entre eux, notamment les agriculteurs et les travailleurs ubérisés, peinent à obtenir le Smic. C’est, pour toute personne qui souhaite entreprendre, la possibilité de le faire en toute sécurité. La démocratisation de l’entrepreneuriat se profile avec, à la clé, une fantastique opportunité de développement de l’économie sociale et solidaire.

Mais c’est aussi, pour toute entreprise traditionnelle, une formidable opportunité d’embaucher sachant que la partie du salaire inférieure au Smic est garantie par l’ensemble des entreprises. Et devant la profusion d’emplois qui pourraient être proposés, outre la perspective du plein emploi, la possibilité pour les individus de pouvoir réellement choisir leur entreprise.

Le montant de l’allocation – et le pourcentage de mutualisation afférent – sera un paramètre de délibération politique. Mais la mise en place d’une telle mutualisation interentreprises ouvre la perspective d’une Sécurité économique pour tout emploi dans la mesure où une partie de la rémunération du travailleur ou de la travailleuse est garantie par l’ensemble des entreprises indépendamment du comportement économique de l’unité de production. C’est la perspective de vaincre définitivement la pauvreté dans nos sociétés, car cette Sécurité économique pose comme principe que toute personne qui souhaite occuper un emploi – indépendant comme salarié – se verra garantir un socle de revenu avec l’ensemble de la protection sociale afférente.

C’est une mise hors-marché d’une partie de la production privée qui s’effectue, avec une répartition égalitaire de celle-ci entre celles et ceux qui l’ont réalisée. En tant que régime obligatoire interentreprises, cette Sécurité économique permettrait de préserver la Sécurité sociale en rétablissant la logique, toujours aussi pertinente, de la cotisation sociale.

De l’urgence d’un revenu étudiant

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© Martin Argyroglo / Des étudiants dans un amphithéâtre.

Défendue cet été à l’Assemblée nationale par des élus de La France Insoumise et du Parti Communiste, l’idée d’un revenu étudiant est depuis la rentrée 2020 au cœur d’une campagne menée par les militants de l’Union des Étudiants Communistes. Soutenue par d’autres étudiants, elle incite à reconsidérer le regard porté sur le travail pour étendre sa définition.


Un étudiant sur cinq en dessous du seuil de pauvreté

En exacerbant les difficultés financières des étudiants, en les rendant plus criantes, peut-être plus visibles, les conséquences socio-économiques de la crise du coronavirus ont créé un contexte politique permettant le retour au sein du débat public de l’idée d’un revenu étudiant. Pour autant, aussi forte soit-elle, la précarité étudiante n’est pas un phénomène nouveau. En 2015 déjà, l’Inspection Générale des Affaires Sociales publiait un rapport révélant qu’un cinquième des étudiants vivaient sous le seuil de pauvreté, soit avec moins de 987€ par mois. En 2016, l’Observatoire national de la vie étudiante publiait une enquête [1] dans le même sens indiquant que 22% des étudiants déclaraient « avoir été confrontés à d’importantes difficultés financières au cours de l’année ». Cette précarité étudiante s’explique par tout un faisceau de facteurs : la hausse continue du prix des logements et des dépenses courantes, la baisse des budgets du CROUS [2], et des réformes libéralisant l’enseignement supérieur…

Pour pallier ce manque de revenu, 46% des étudiants travaillent en parallèle de leur formation [3], ce qui a un impact direct sur leur réussite puisque chaque année, 90 000 d’entre eux arrêtent leurs études en raison de difficultés financières [4]. La mise en place d’un revenu étudiant apparaît donc comme une réponse plus que nécessaire pour leur permettre d’accéder à une sécurité financière et à une stabilité qui les aiderait à s’investir au mieux dans leurs études. Pour autant, ce n’est pas cette logique – répondre aux « nécessiteux » par une sorte d’aide – qui sous-tend la proposition d’un revenu étudiant. Cette idée s’inscrit dans une démarche plus large de revalorisation du statut étudiant et d’une redéfinition de la notion de travail.

L’étudiant, un travailleur comme un autre

Les débats de 1951 à l’Assemblée nationale sur le revenu étudiant, proposition qui avait alors le vent en poupe et qui était soutenue par un large spectre politique, allant des syndicats étudiants et des communistes aux chrétiens-démocrates en passant par les socialistes, illustrent parfaitement la logique profonde d’un tel revenu. Ainsi dans le rapport de la commission de l’Éducation nationale revenant régulièrement dans les débats, il est précisé que : « C’est l’étudiant en tant que tel, par la valeur présente de son travail, qui mérite de recevoir non pas une aide, non pas une allocation, ni un salaire, terme trop économique, mais une sorte de consécration matérielle de l’importance et de la dignité de sa condition ». Ce qui est en jeu avec le revenu étudiant ce n’est pas de reconnaître que l’étudiant a des besoins auxquels il faut subvenir ; il s’agit au contraire de sortir de cette logique, laquelle existe déjà avec le système imparfait et inefficace des bourses, de façon à reconnaître l’étudiant comme un travailleur, comme un individu producteur de richesse.

C’est l’étudiant en tant que tel, par la valeur présente de son travail, qui mérite une rémunération.

Reconnaître ce statut à l’étudiant implique une redéfinition du concept de travail, c’est donc un thème de société qui transcende les simples problématiques étudiantes. Le travail, comme la richesse, peuvent-ils réellement se définir uniquement par le critère marchand ? Le travail se réduit-il uniquement à la force déployée par le travailleur pour produire des biens et services échangés sur le marché économique ? Lorsque les étudiants échangent entre eux, lorsqu’ils apprennent, réalisent des devoirs, des mémoires, des thèses, ne participent-ils pas directement à la production et la diffusion de connaissances au sein de la société ? Ne créent-ils pas, par là même, une forme de richesse servant aussi bien le secteur économique que la société dans son ensemble ?

Le revenu étudiant : des mesures concrètes et réalistes

Si cette idée d’un revenu étudiant est souvent balayée d’un revers de la main par ses détracteurs qui la qualifient d’utopiste ou d’irréaliste, la campagne Étudier c’est travailler [5], présente pourtant des réponses concrètes à la mise en place de ce projet. Ce revenu, à hauteur du SMIC lors de l’entrée dans l’enseignement supérieur et indexé sur le niveau de qualification, serait géré et financé par une nouvelle branche de la sécurité sociale, c’est-à-dire par les travailleurs eux-mêmes. En d’autres termes c’est « une part supplémentaire de la richesse produite par les travailleur·se·s de notre pays qui serait mise en commun » [6]. Coût de cette mesure : 20 milliards d’euros, du moins à son lancement. Le dispositif devrait ensuite s’auto-alimenter, du moins en partie, grâce aux cotisations prélevées sur ce revenu.

Débloquer 20 milliards d’euros est possible, c’est une question de choix politique. À titre d’exemples, il est proposé dans cette campagne de supprimer les exonérations de cotisations patronales, représentant un manque à gagner de 66 milliards d’euros en 2019, de taxer les prélèvements financiers au même taux que les cotisations patronales, ou encore de mettre en place une égalité salariale réelle entre les sexes, qui permettrait de dégager 24,4 milliards d’euros grâce à la hausse des cotisations sociales ainsi engendrées par l’augmentation du salaire des femmes.

Le revenu étudiant, un facteur de justice sociale

Quels seraient les effets concrets d’une telle mesure ? Premièrement, elle représenterait un outil d’égalisation des chances permettant de gommer certaines des inégalités sociales face aux études. En effet, elle devrait encourager les étudiants les plus défavorisés à entrer plus massivement, et pour un parcours plus long, dans l’enseignement supérieur. Car même si les ressources financières ne sont pas le seul facteur explicatif de la sous-représentation des classes populaires dans les études supérieures, elles restent indéniablement un élément déterminant la trajectoire scolaire et étudiante. Le calcul coût-avantage des études, calcul qui pousse souvent les jeunes des classes les plus populaires à opter pour de plus courtes études afin d’entrer rapidement sur le marché du travail dans le but d’obtenir un revenu le plus tôt possible, serait ainsi fondamentalement modifié par l’introduction d’un revenu étudiant, qui aiderait à pencher en faveur de la poursuite des études.

Une redistribution des revenus permettrait de démocratiser l’enseignement supérieur.

Il faut malgré tout garder en tête que ce revenu ne permettrait évidemment pas d’effacer toutes les inégalités sociales face au système éducatif ; il serait même probablement reversé en sa plus grande partie aux étudiants issus des milieux sociaux les plus favorisés puisque ceux-ci sont sur-représentés dans les études supérieures [7]. Néanmoins, en opérant une redistribution des revenus primaires vers des catégories de population particulièrement précarisées, le revenu étudiant resterait tout de même un formidable vecteur de justice sociale et de démocratisation de l’enseignement supérieur. Pour autant, un tel projet ne saurait se réduire aux questions, pourtant essentielles, de redistribution économique ; il permettrait également une revalorisation de la société dans son ensemble, en fournissant au marché de l’emploi des travailleurs mieux formés, donc plus qualifiés et plus compétents.

Un premier pas vers un nouveau modèle de société

La question du revenu étudiant est donc un enjeu sociétal permettant la refonte d’un modèle de formation ainsi dégagé des impératifs économiques et réorienté vers les besoins vitaux de la société. Dans la dynamique capitaliste actuelle, l’étudiant est pensé comme un investisseur [8]. Il investit de l’argent au cours de ses études pour pouvoir le récupérer plus tard, une fois engagé sur le marché du travail. Ainsi la logique d’investissement s’accompagne nécessairement d’une logique de rentabilité, l’étudiant oriente ses études et sa formation vers les secteurs d’activité économique les plus lucratifs et pas nécessairement les plus utiles socialement, ni forcément en fonction de ceux qui l’intéressent le plus. En sortant de cet impératif de rentabilité des études, l’étudiant aura la possibilité d’orienter sa formation vers des emplois soit avec une plus grande utilité sociale, ou soit plus proches de ses centres intérêts réels. Si à l’heure actuelle les formations orientées vers les domaines écologiques où l’action sociale ne sont que peu développées, c’est aussi parce que ce sont des secteurs considérés – encore – comme peu rentables.

Dans la dynamique capitaliste actuelle, l’étudiant est pensé comme un investisseur.

Le revenu étudiant doit ainsi s’accompagner de réformes de l’enseignement supérieur, octroyant plus de ressources aux universités, développant des parcours de formation tournés vers l’environnement, les soins, l’éducation, la recherche… Il s’agit d’une question d’intérêt général. C’est un projet global qui permettrait de subvertir certaines dynamiques inhérentes au capitalisme pour se diriger vers une société plus juste, plus égalitaire, plus écologique et plus inclusive. On peut également retrouver ces enjeux et perspectives dans les propositions et les initiatives en faveur d’un salaire à vie. Si celui-ci n’est pas au programme de la campagne Étudier c’est travailler, il reste au cœur des discussions entre militants, et pourrait, à l’avenir, faire l’objet de nouvelles luttes et de nouveaux engagements.

1 Observatoire national de la Vie Etudiante, Enquête nationale des conditions de vie étudiant.e.s 2016, Situation économique et finanière des étudiant.e.s.

2« En 2019, le gouvernement supprime 35 millions d’euros du budget de la vie étudiante | Public Senat». Consulté le 29 septembre 2020. https://www.publicsenat.fr/article/parlementaire/en-2019-le-gouvernement-supprime-35-millions-d-euros-du-budget-de-la-vie.

3 Observatoire national de la Vie Etudiante, Enquête nationale des conditions de vie étudiant.e.s 2016, l’activité rémunérée des étudiant.e.s http://www.ove-national.education.fr/wp-content/uploads/2018/11/Fiche_activite_remuneree_CdV_2016.pdf

4« Proposition de résolution no 2751 invitant le Gouvernement à la mise en place d’un revenu étudiant ». Assemblée nationale. Consulté le 29 septembre 2020. http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b2751_proposition-resolution.

5Campagne lancée par l’Union de Etudiants Communistes le 2 Septembre 2020 dans le but de receuillir 10 000 signatures à la pétition pour un revenu étudiant.

6« Comment mettre en place un tel revenu  ? – Étudier c’est travailler ». Consulté le 29 septembre 2020. https://etudier-cest-travailler.fr/index.php/comment-mettre-en-place-un- tel-revenu/

7Observatoire des inégalités. « Les milieux populaires largement sous-représentés dans l’enseignement supérieur ». Consulté le 29 septembre 2020. https://www.inegalites.fr/les-milieux-populaires-largement-sous-representes-dans-l-enseignement-superieur.

8Voir les travaux d’Aurélien Casta : CASTA Aurélien, Un salaire étudiant : Financement et démocratisation des études, Paris, La Dispute, Travail et salariat, 2017, 155 p.

La cotisation, puissant mécanisme d’émancipation

Des ouvriers travaillant ensemble.

Les mêmes arguments continuent d’agiter le paysage politique. Une partie de la gauche proteste contre les cadeaux fiscaux et la réduction des services publics. Une partie de la droite explique qu’il en va de l’attractivité et de la compétitivité de notre économie. S’il n’aura échappé à personne que depuis trente ans les discours se répètent des deux côtés, les observateurs attentifs auront noté que la distinction entre impôt et cotisation sociale n’est jamais faite : tous deux sont mis dans le même sac des « charges ». Cette absence de distinction doit nous interpeller. L’enjeu de cette dichotomie est pourtant crucial : la cotisation est, contrairement à l’impôt, un mécanisme intrinsèquement émancipateur.


Redistribuer ou répartir mieux ?

Pour beaucoup de celles et ceux qui aspirent à un monde plus juste, la redistribution que permet l’impôt est une arme qu’il faut revendiquer et défendre. Certes, l’impôt présente des avantages, mais il présente des défauts qui ne peuvent pas demeurer impensés, alors même que concevoir des solutions alternatives est un enjeu central dans tout projet émancipateur.

D’abord, si l’impôt permet de redistribuer le niveau de valeur économique qui ne lui échappe pas à travers l’évasion, la fraude ou les niches fiscales, il légitime du même coup le profit puisque c’est lui, en grande partie, qui le finance. Ainsi, « l’impôt prend acte de l’existence du capital et le taxe »  : il n’émancipe jamais véritablement les bénéficiaires de la redistribution fiscale car il tend structurellement à légitimer la première répartition des ressources, celle-là même à l’origine du besoin de redistribution en raison des profondes inégalités créées.

L’enjeu n’est pas d’abandonner totalement l’impôt mais de l’améliorer en le rendant plus progressif ou en supprimant les niches néfastes écologiquement et socialement. Cependant, l’impôt ne peut pas tout, notamment parce qu’il est contourné, mais aussi parce que son fonctionnement même ne permet pas d’agir en amont des inégalités primaires, lesquelles découlent de ce système que légitime la fiscalité. Il convient alors logiquement de réfléchir à d’autres moyens. 

Cotisons : décidons

Il existe justement un mécanisme bien plus émancipateur qui socialise une part de la valeur économique pour qu’elle soit gérée par les travailleurs qui l’ont produite : la cotisation sociale.

La cotisation opère un renversement radical par rapport à l’impôt. Là où ce dernier intervient après la première répartition des ressources, la cotisation agit en amont : elle fait partie intégrante de la distribution primaire. De ce fait, il n’y a pas, dans la cotisation, au contraire de l’impôt, de prélèvement qui puisse être objectivement présenté comme relevant de la confiscation : la socialisation du salaire a lieu lors de la première distribution. Elle correspond à une partie de la valeur créée par les travailleurs, est gérée par ceux-ci, et échappe aux logiques capitalistes d’allocation de ressources. 

« L’impôt place la répartition de la richesse au cœur du débat, la cotisation y place sa production. »

C’est d’ailleurs cette idée qui fonde le régime général de la Sécurité Sociale mis en place à partir de 1946 : les Caisses d’Assurance Maladie sont alimentées par les cotisations sociales et, jusqu’à la fin des années 1960, ce sont des travailleurs élus par leurs pairs qui les dirigent. Le système de protection sociale « à la française » renferme ainsi originellement des principes de démocratie économique et sociale d’une ampleur inouïe, qu’il convient à présent de réactualiser. Car non seulement les cotisations rendent possible un accès universel à la protection sociale, mais leur gestion par les travailleurs élus a pour conséquence inestimable de responsabiliser ces derniers et de leur octroyer le pouvoir – légitime – de gérer une partie de la valeur produite (environ un tiers du PIB) notamment en matière d’investissement et de salaires socialisés à verser.

Changer la définition du travail

Comme l’énonce l’économiste et sociologue Bernard Friot, « l’impôt place la répartition de la richesse au cœur du débat, la cotisation y place sa production ». C’est bien cette distinction qui permet de comprendre pourquoi le régime général de Sécurité Sociale est si précieux : il nous permet de gérer en partie la production de richesse. Cette socialisation par les cotisations ouvre la voie à un mode de production libéré de la logiques capitaliste. 

Ce mécanisme permet en effet de financer un certain nombre de salaires en outrepassant le marché. C’est d’abord le cas du salaire des soignants, qui travaille dans l’hôpital public sans alimenter aucun capital par des profits, bien que des processus inspirés du management entrepreneurial y soient désormais appliqués. La cotisation permet de reconnaître leur travail dans une logique alternative au capitalisme, et de ce fait commence à changer la définition du travail. En effet, le travail n’est pas une notion naturelle ou immuable : elle varie avec le temps et les institutions. Il faut par ailleurs distinguer l’activité du travail. La première représente à peu près toute action que nous entreprenons, à la différence du travail qui est la part de notre activité reconnue par une institution légitime comme contribuant à la création de valeur économique. Dans le système de production capitaliste, ce qui transforme notre activité en travail c’est le fait qu’elle mette en valeur du capital. En octroyant aux soignants un salaire (grâce à la cotisation) alors même qu’ils ne mettent pas en valeur de capital dans un hôpital public qui n’appartient à aucun actionnaire, le régime général les reconnaît comme contribuant à la création de valeur économique, et commence à subvertir la définition capitaliste du travail.

Les caisses du régime général financent également d’autres rémunérations : celle des chômeurs, des retraités et même des parents, via la CAF. Trois ministres communistes, Maurice Thorez, Marcel Paul et Ambroise Croizat, épaulés par la CGT, ont mis ce système en place dès 1946. Ici, le salaire a d’émancipateur le fait qu’il reconnaît une qualification à des personnes indépendamment de l’occupation ou non d’un poste de travail. La qualification devient l’abstraction qui permet de mesurer la capacité d’un travailleur à produire de la valeur économique. Dans le secteur privé – et grâce à une conquête centrale de la lutte des classes au XXème siècle – la qualification est rattachée au poste de travail. La conquête reste cependant partielle car les propriétaires lucratifs conservent le pouvoir sur le poste. Dans le système public, les fonctionnaires d’Etat sont titulaires de leur grade – donc de leur qualification – et le salaire leur est attribué peu importe le poste de travail qu’ils occupent : le support de leur qualification (dont dépend leur salaire) n’est pas leur poste, mais leur personne même.

Ambroise Croizat, syndicaliste et personnalité politique (PCF). Il est ministre du travail sous différents gouvernements entre 1945 et 1947 et crée la Sécurité Sociale © Rouge Production

Les pensions versées aux retraités, aux chômeurs ou aux parents imitent ce système. Le fondement de l’allocation familiale n’est pas la reconnaissance du coût d’un enfant, mais bien la reconnaissance que l’élever implique une qualification, rattachée aux parents indépendamment d’un poste de travail. Il en va de même pour les retraites. Le ministre de la production industrielle Marcel Paul parle de « salaire d’inactivité de service » pour les électriciens-gaziers retraités. Le versement de la pension par les caisses de retraite est donc à envisager comme le droit à une continuité de salaire pour les retraités, lesquels restent les titulaires reconnus de leur qualification, dans une logique libérée du marché du travail. On est bien loin de la vision libérale-capitaliste de la retraite comme simple « différé des cotisations » qui passerait par une collection de points dont dépendraient nos droits.

Enfin, les caisses du régime général permettent de financer une autre forme de salaire socialisé, grâce aux prestations en nature. Les travailleurs, qui sont les seuls à produire la valeur économique dont une part est socialisée à travers la cotisation, décident collectivement des critères de conventionnement. Il est ensuite possible à chacun de dépenser ce salaire socialisé – sous forme de prestation en nature –  auprès de professionnels conventionnés. Là encore, on pourrait réactualiser ce mécanisme et l’étendre à d’autres secteurs. Partant par exemple du principe qu’une alimentation saine est un besoin vital, lequel serait rencontré en transformant l’agriculture industrielle en agriculture paysanne, il serait dès lors envisageable de bâtir une sécurité sociale de l’alimentation.

Marginaliser la propriété lucrative de l’outil de travail

Par ailleurs, la cotisation se révèle encore plus émancipatrice quand elle permet aux caisses qu’elle alimente de financer l’investissement nécessaire à l’activité économique par subvention. Autrement dit, la subvention boycotte les crédits bancaires et les marchés de capitaux.

Si la plupart des investissements implique bien une avance, qui permettra de dégager plus de travail, et donc plus de valeur économique, la cotisation ouvre la voie à un autre mode de financement de l’activité économique. Au lieu que l’avance nécessaire à l’investissement provienne du crédit ou des marchés de capitaux qui achètent des titres de propriété et nous posent comme étrangers au travail [1], la cotisation permet de réaliser cette avance grâce à la part de valeur social  isée que gèrent les directeurs et directrices de caisses élus. Ainsi, la cotisation nous dispense purement et simplement des prêteurs et de la dette d’investissement.

“La subvention boycotte les crédits bancaires et les marchés de capitaux.”

Un des meilleurs exemples pour illustrer ce concept est la vague d’investissements subventionnés par les Caisses d’Assurance Maladie à partir des années 1950 en vue de construire des hôpitaux et CHU en France : les caisses de l’Assurance Maladie ont subventionné l’investissement et personne ne s’est endetté. Ce mécanisme permet donc de marginaliser la propriété lucrative de l’outil de travail : ainsi financé, l’hôpital n’appartient à aucun propriétaire cherchant à s’accaparer une part de la valeur produite par le travail du personnel hospitalier. Cette copropriété d’usage gagnerait à être étendue à bien d’autres secteurs.

Le sabotage du régime général de la Sécurité Sociale

Certes, on peut discuter des modalités de versement des cotisations. Mais cela ne leur ôterait en rien leur caractère révolutionnaire qui permet non seulement d’agir en amont de la première distribution et de ne pas légitimer le profit, mais d’ouvrir en plus la voie à des perspectives bien plus radicales car portant en elles les germes d’institutions macroéconomiques alternatives au capitalisme.

Rappelons en effet que lorsque les caisses sont gérées par les salariés, elles ne dépendent pas de l’Etat. Mais la bourgeoisie capitaliste qui colonise la sphère publique ne cesse d’œuvrer pour une reprise en main par l’Etat d’un tel creuset producteur de richesse. Battu en brèche, le régime général de la Sécurité Sociale est de plus en plus financé par l’impôt et de moins en moins par la cotisation [2]. Il s’agit là d’un enjeu de classe de premier ordre : dès lors que c’est l’impôt qui alimente les caisses de la Sécurité Sociale, leur gestion devient affaire de l’Etat, non plus de celles et ceux qui en produisent la valeur.

Confondre les impôts et les cotisations est un formidable cadeau à la bourgeoisie capitaliste, qui conserve ainsi son hégémonie sur le travail et l’investissement. Le régime général est un outil de premier ordre pour marginaliser la définition capitaliste du travail, qui ne vise que le profit. Mais en le présentant comme un mécanisme de solidarité nationale et intergénérationnelle, la bourgeoise en nie le caractère révolutionnaire.

En fait, le régime général de la Sécurité Sociale permet de reconnaître une multitude de personnes comme travaillant, donc exerçant une activité qui a une valeur économique, en leur attribuant un salaire financé par les cotisations, qui dépend d’une qualification rattachée à leur personne. Sans le régime général, qui subvertit les logiques capitalistes, les soignants ne seraient pas reconnus comme contribuant à la création de valeur économique : ils seraient cantonnés à la valeur d’usage et on exalterait leur utilité sociale. Dans ce sens, le régime général amorce bien un changement dans la définition du travail. Mais il a aussi pour objet central de responsabiliser les travailleurs et de leur donner un droit et un pouvoir économiques considérables : gérer la part de la valeur socialisée. Dès lors, l’origine du financement de la Sécurité Sociale, entre impôt et cotisation sociale, est une bataille idéologique fondamentale et non un simple problème comptable.

Réarmer les travailleurs, ne plus les définir négativement comme de simples vaincus, leur redonner le pouvoir de décider de l’usage d’une part des richesses produites, ouvrir la voie à des modes de production non capitalistes, changer la définition du travail ou encore solvabiliser – grâce à la cotisation – un type de demande conventionnée : autant d’horizons enthousiastes que la cotisation nous permet d’atteindre. L’annulation de cotisations sociales en sortie de Covid doit nous faire réagir : il s’agit de saboter encore davantage l’hôpital public, ni plus ni moins. Mais pour toutes les raisons évoquées ici, il est nécessaire d’aller au-delà de l’opposition aux allègements de charges : il est temps de rendre aux salariés l’important pouvoir qu’ils ont conquis, notamment grâce à des combats syndicaux et à l’expérience ministérielle d’Ambroise Croizat. 

[1] C’est également un enjeu sémantique de parler d’insertion dans le marché du travail, comme si le travail, devenu marchandise, était fatalement extérieur aux travailleurs, alors même que c’est eux qui produisent la valeur.

[2] L’un des plus puissants vecteurs de cette contre-révolution est l’instauration, en 1991 par le gouvernement Rocard, de la Contribution Sociale Généralisée (CSG), qui ouvre ensuite la voie, à partir de 1996, aux Lois de Financement de la Sécurité Sociale, qui évincent purement et simplement les salariés de la gestion de leur régime général et rompt avec les logiques de démocratie économique et sociale.

 

Participation : la mesure sociale trompeuse de Darmanin

Darmanin
Le ministre de l’action et des Comptes publics Gérald Darmanin. © Jacques Paquier – Wikimedia Commons

Une idée pour le monde d’après qui sent bon le gaullisme. Gérald Darmanin, en campagne pour Matignon, a trouvé la parade en ressuscitant la participation, un dispositif permettant de redistribuer aux salariés une partie des bénéfices réalisés par leur entreprise. Pensée à l’origine comme une troisième voie entre capitalisme et communisme, l’idée présente l’avantage de renvoyer dos à dos droite et gauche. Il ne faut pas s’y tromper : non seulement la philosophie du projet est très discutable, mais ses modalités pratiques de mise en œuvre sont également complexes. Ceux qui espèrent un virage social du quinquennat risquent d’être déçus.


Le rêve inabouti d’une troisième voie

La participation est une vieille idée. Dès son origine elle est conçue comme un modèle intermédiaire entre le capitalisme et le communisme. Inspiré par le distributionnisme, modèle porté par les catholiques sociaux, l’idée est de répartir au maximum la propriété des moyens de production entre les salariés. Il s’agit de cette façon de préserver la propriété privée, mais en la diffusant, ce qui permet de répondre à la question du partage des richesses. Pour y parvenir, cette doctrine préconise de distribuer les bénéfices de l’entreprise aux salariés sous forme de participation au capital, assurant en douceur et sans spoliation le partage du capital par dilution des actionnaires historiques.

Il n’en fallait pas plus pour séduire les partisans du nouveau monde, en recherche d’une solution permettant de calmer la crise sociale liée à la hausse des inégalités sans peser sur la « compétitivité » des entreprises. Le tout sans coût pour les finances publiques. Cette solution est donc apparue comme une martingale pour LREM, au bénéfice de son promoteur. Cette hypothèse présente également l’avantage d’achever ce qu’il reste de la droite et la gauche. Les premiers auront peine à s’opposer à une mesure directement inspirée par le Général. Les seconds ne pourront pas dire non à un projet censé profiter aux salariés.

Ce projet correspondait en effet parfaitement au goût gaullien des équilibres. Méfiant à l’égard du patronat mais soucieux d’affaiblir les communistes, ce projet représentait une pierre angulaire de la pensée gaulliste. Paradoxalement, c’est ce dernier projet qui finira par l’éloigner à jamais du pouvoir. Face aux réticences des possédants à partager le capital, le gaullisme ne réussira que péniblement à faire aboutir ce projet.

Or, force est de constater que cette vision d’équilibre est restée à l’état de chimère. Le référendum de 1969 fut un échec, d’abord celui du gaullisme, mais également d’un texte très technique et même obscur. Depuis aucun pays ne s’est sérieusement engagé dans cette voie de dispersion du capital au plus grand nombre, y compris en France, où elle est devenue obligatoire à partir de 1967 pour les entreprises de plus de 100 salariés. Mais avec une ambiguïté fondamentale : il s’agit d’une participation aux bénéfices et non plus d’une participation au capital des salariés.

Hormis son ambition originelle, fondée sur la situation globale de l’entreprise, ce dispositif se rapproche de l’intéressement : versement annuel, exonéré d’impôt en cas de placement sur le PEE (Plan Epargne Entreprise, ndlr), et bloqué pendant 5 ans. Il a constitué depuis un complément de rémunération sans changer significativement la face du capitalisme français. En 20171 ce dispositif ne profitait plus qu’à 35 % des salariés, et les montants distribués se limitaient à 1,46 % de la masse salariale. Plus encore, sur les 10 dernières années, la participation apparaît en perte de vitesse régulière. Le nombre de bénéficiaire a ainsi reculé de 100.000 en 10 ans.

Un piège politique

Le charme a fait effet. Les réactions se sont avérées peu nombreuses de la part des autres partis politiques, signe d’une gêne. Et pourtant, ce projet apparaît discutable jusque dans ses fondements.

Cette mesure intervient à contre-temps. La principale critique retenue jusqu’à présent se porte sur le fait qu’il sera difficile de partager des bénéfices tant qu’il n’y aura pas de bénéfices à distribuer. En effet, d’ici à la fin de l’année de nombreuses entreprises vont devoir faire le constat d’une perte de rentabilité. Au manque à gagner lié au confinement s’ajoute désormais les frais requis par le déconfinement. Qui plus est, il s’agit d’un projet propre à la société industrielle. Sont donc d’office exclus du dispositif les chômeurs, dont le nombre explose, les indépendants mais également les travailleurs ubérisés qui ne disposent plus d’un contrat de travail en bonne et due forme. Un nombre qui a atteint les 3 millions de personnes en 2018. On a peine donc à envisager sous cette forme une mesure de soutien au pouvoir d’achat pour toute la population.

En offrant aux salariés une épargne défiscalisée, la participation affaiblit encore un peu plus les finances publiques.

Par ailleurs, les analystes ont voulu voir dans cette proposition un symbole du « tournant social » maintes fois annoncé du quinquennat. Il n’en est rien. Dans sa philosophie, la participation s’intègre parfaitement à un cadre de pensée libéral. D’abord, en offrant aux salariés une épargne défiscalisée, elle affaiblit encore un peu plus les finances publiques. Le pari reste le même : les individus rationnels feront toujours meilleur usage de ces sommes que l’État. Par ailleurs, l’épargne est encouragée à être mise au service de l’investissement des entreprises, via des fonds financiers. Plus encore, ce dispositif de placement sur le plan épargne entreprise (PEE)2 permet de bénéficier d’une exonération d’impôt sur le revenu, au profit des salariés déjà les plus aisés, et qui n’ont pas des sommes immédiatement. À titre d’illustration, la part des foyers disposant d’un PEE est en effet deux fois plus élevée que la moyenne quand le patrimoine financier dépasse les 50 000€.

Elle constitue par ailleurs une réponse satisfaisante aux éventuelles poussées sociales du moment, au point d’avoir reçu le soutien du patron du MEDEF3. En effet, il s’agit d’une mesure ponctuelle, sur laquelle il sera bon de revenir dès que possible. Pour le patronat, elle est donc en tout point préférable à des augmentations de salaires.

Une mise en œuvre complexe et injuste

Par ailleurs, la mise en œuvre opérationnelle d’une relance de la participation s’annonce être un véritable casse-tête. Tout d’abord, elle risque de créer une inégalité forte entre petites et grandes entreprises. Alors que les grandes entreprises disposent déjà du cadre législatif pour proposer une telle mesure, ce n’est pas le cas des entreprises de moins de 50 salariés, qui rassemblent tout de même la moitié des salariés. Ensuite, les grandes entreprises auront beaucoup plus de facilité que les petites à négocier le montant des frais de gestion, à leur charge, à verser aux gestionnaires.

La formule de calcul va accentuer les disparités entre entreprises et entre salariés.

La formule de calcul permettant de déterminer le bénéfice à distribuer demeure opaque. Difficile pour les salariés de comprendre ce montant. Plus encore, en liant différent agrégats comptables, elle va accentuer les différences de traitement entre les salariés de différents secteurs. Et permettront aux comptables aguerris de réduire à la portion congrue ce montant à coup d’optimisation. Par construction, la formule favorisera les salariés des entreprises disposant de peu de capitaux (C) et dont les salaires représentent une part significative de la valeur ajoutée (S/VA élevé). Elle favorise donc les salariés des secteurs les moins capitalisés. À bénéfice égal, les salariés d’un consultant toucheront donc plus que les ouvriers d’usine. Par ailleurs, le fait de faire reposer en grande partie ce montant sur le bénéfice ne correspond plus hélas à une donnée suffisante. Les GAFAM devraient ainsi pouvoir moduler comme bon leur semble ce montant, par leur habileté à diminuer leurs bénéfices. En effet, les transferts de charges entre leurs différentes filiales internationales permettent de réduire d’autant le bénéfice en France à coup de rémunération de licences et brevets. 

Formule de la réserve spéciale de participation - source : URSSAF
Source : URSSAF

Enfin, en l’état actuel, la participation se résume à un complément de revenu dirigé vers les placements financiers. Il n’y aura donc pas de « révolution » dans l’organisation de l’entreprise tant que les salariés ne seront pas davantage impliqués dans les décisions stratégiques, ce qui assurerait une meilleure stabilité de la gouvernance.

Pire encore, bien qu’illégale, au gré de la crise et de l’encouragement du gouvernement, certaines entreprises pourraient être tentées de substituer de la participation aux salaires effectifs. En effet, alors que des baisses de salaires sont en discussion, celles-ci feront mécaniquement augmenter le bénéfices. Et par conséquent les montants à distribuer au titre de la participation. Or ces derniers sont exonérés de cotisations retraites, l’opération ne sera donc pas neutre pour l’employeur malveillant. En tout cas, avec cette hausse, les salariés sont incités à privilégier le moyen terme, et les investissements financiers, au long terme, en nuisant un peu plus au financement de la Sécurité sociale.

Les grands gagnants d’une hausse de la participation sont en revanche tout désignés. Les gestionnaires d’actifs, qui perçoivent des frais proportionnels aux montants investis. En effet, ceux-ci bénéficient grâce à cet avantage fiscal de fonds relativement stables (avec la limite de 5 ans pour être non imposable), rémunérés faiblement et sur lesquels des frais sont prélevés. Ce seront eux qui tireront les principaux bénéfices de ce “tournant social”.

1 Enquête Acemo-Pipa de la Dares – calcul de l’auteur

2 Le plan épargne entreprise est un compte titre ouvert par l’entreprise au nom du salarié à sa demande. L’entreprise prend en charge les frais de gestion. Les salariés peuvent y placer les éléments de rémunération variable : la participation (prime indexée sur les bénéfices) et l’intéressement (prime sur la réalisation d’objectifs). Il peut également effectuer des versements volontaires. Les sommes versées sont bloquées pendant 5 ans minimum mais en contrepartie sont exonérées d’impôt sur le revenu. Les sommes versées sont complétées selon l’accord d’entreprise par l’employeur (abondement).

3 Canard enchaîné du 27 mai 2020