Inflation tirée par les profits : quand les rapports de force s’invitent dans la hausse des prix

Inflation-profits- Le Vent Se Lève
© Éd. Joseph Édouard pour LVSL

Depuis quelques mois, les principales institutions internationales, BCE et FMI en tête, sont forcées de reconnaître que l’inflation est en partie tirée par une hausse des taux de profits des entreprises en situation de force. Cette augmentation des prix se fait au détriment du pouvoir d’achat des salariés, auxquels nombre d’acteurs gouvernementaux et médiatiques répondent que l’augmentation des salaires constituerait le principal risque de maintien d’une inflation forte. Sous couvert de pragmatisme, ce discours masque un énième déplacement du partage de la valeur ajoutée au bénéfice du capital, ainsi que la perte de pouvoir de négociation salariales pour les travailleurs entamée depuis plusieurs décennies – signe que la « courbe de Phillips » s’est aplatie. Une évolution que reconnaissent la plupart des institutions internationales… sans changer pour autant d’orientation politique.

Le 5 juin, dans une célèbre émission en prime time, le ministre de l’économie affirmait : « avant la fin du mois de juin, je publierai la liste de tous les industriels de l’agroalimentaire qui ont joué le jeu et (de ceux …) qui n’ont pas voulu faire baisser les prix de détail alors que les prix de gros baissent ». Chacun sera libre d’évaluer le degré d’exécution de cette mesure. Relevons tout de même qu’elle faisait indirectement référence à un élément d’actualité habituellement très peu mis en avant par le gouvernement : une part non négligeable de l’importance de l’augmentation des prix est purement imputable à celle des profits, une fois les causes « externes » prises en compte – reprise post-Covid, conflit ukrainien, ou encore phénomènes géologiques.

En effet, la BCE, suivie du FMI, a récemment reconnu que l’inflation était en partie tirée par une augmentation des taux de marge des entreprises, non justifiée par la « part incompressible » liée à l’augmentation des coûts de production. Cette observation détonne avec une crainte mise en avant par nombre d’acteurs politiques et médiatiques : l’inflation risquerait d’être prolongée par les revalorisation des salaires exigée par nombre de salariés et de syndicats, pour faire face à l’augmentation des prix. Face à ces demandes, les entreprises n’auraient en effet pas d’autre choix que d’augmenter les prix, provoquant donc une spirale prix-salaire. Le constat d’un mécanisme inverse, une inflation tirée par les profits, doit éclairer les nouvelles formes que prend le conflit autour du partage des richesses créées.

La mise en route des mécanismes inflationnistes

L’inflation est, à tort, souvent réduite au résultat d’une utilisation excessive de la « planche à billet ». Pour comprendre l’inflation présente, il faut examiner – cela paraît évident – le comportement des entreprises et ses causes dans cette hausse des prix. En général, une entreprise cherche a minima à couvrir ses coûts de production1. Elle y ajoute ensuite un markup, autrement dit une marge bénéficiaire, le profit, qui sert à financer les investissements internes, à accumuler une trésorerie de sécurité, mais également à rémunérer les propriétaires du capital (dividendes). C’est d’ailleurs le cœur de l’affectio societatis, la raison juridique de constitution d’une entreprise par des associés dans le Code civil : partager les bénéfices. On peut donc réduire la hausse des prix à trois causes au sein de l’entreprise : faire face à une hausse des coûts de production, produire moins que la demande, et augmenter la marge bénéficiaire, donc la profitabilité.

les salaires réels ont malgré tout diminué, avec une baisse de 2 % en 2022 et de 2,7 % aux deux premiers trimestres de 2023. L’augmentation des prix n’a pas été compensée par celle des salaires.

Qu’en est-il de l’ inflation qui touche depuis deux ans les pays développés ? Dans un premier temps, l’on trouve un ensemble de contraintes géophysiques sur la production, dépassant le seul conflit russo-ukrainien. En effet, le retour de l’inflation, et notamment celle de l’énergie, a commencé avant même le début du conflit, comme l’illustre l’augmentation des coûts des intrants, en particulier les matières premières et l’énergie. La hausse du prix de l’énergie a été de 56 % entre fin 2019 et février 2022. Concernant le pétrole brut, son prix mondial a doublé entre juin 2020 et février 2022. Le prix mondial du charbon, lui, a triplé entre juin 2020 et septembre 2021. Mais le plus flagrant réside dans la situation du gaz : en Europe, il a été multiplié par 12 entre mai 2020 et décembre 2021, contre 2,6 pour le gaz américain. Cette hausse n’est pas liée comme en 2009 à la spéculation financière, comme elle n’est pas uniquement liée à la guerre en Ukraine et à la gestion du gazoduc Nord Stream 2.

Elle est d’abord le produit du phénomène qu’est l’effondrement tendanciel des taux de retour sur l’investissement énergétique (EROI, pour Energy Return Over Investment)2 : pour dire la chose simplement, il faut désormais de plus en plus d’énergie pour extraire la même quantité de ressources fossiles, les rendant de moins en moins rentables3. Ajoutons à ces contraintes géologiques différents incidents majeurs tels que le blocage du canal du Suez en mars 2021, l’incendie dans une usine gazière en Sibérie à l’été 2021, l’ouragan Ida dans les régions productrices de pétrole du golfe du Mexique à la fin de l’été 2021, aux côtés de la reprise économique post-Covid. Tout cela parallèlement à des goulets d’étranglement suite à la sortie du Covid et des confinements, les chaînes d’approvisionnement internationales étant alors encore bien déstabilisées. Bien sûr, le conflit russo-ukrainien a largement amplifié cet état de fait.

Il faut noter que l’inflation n’a pas touché de manière uniforme les différentes catégories de la population. En cela, sa mesure par l’IPC (indice des prix à la consommation), soit le prix d’un panier de biens et de services censé être représentatif d’une consommation moyenne, est foncièrement réductrice. Cet indicateur ne permet pas d’étudier les inégalités que l’inflation génère entre les individus, produits de structures de consommation différentes : on notera notamment que les ménages les plus pauvres, pour lesquels l’énergie et l’alimentation représentent une proportion plus conséquente du budget, ont été relativement plus touchés4, une inflation moyenne de 5 % pouvant cacher une inflation alimentaire et énergétique de 13 %.

Face à cette baisse du pouvoir d’achat, nombre d’organisations syndicales réclament le retour de « l’échelle mobile », c’est-à-dire de l’indexation des salaires sur l’inflation. Quid, alors, de l’évolution des salaires dans le contexte inflationniste 5?

La spirale prix-salaire : spectre ou épouvantail ?

Depuis le début de la période inflationniste, une musique récurrente se fait entendre : alléger le poids de l’inflation en indexant les salaires sur la hausse des prix provoquerait un cercle vicieux, une spirale inflationniste nommée « spirale prix-salaire »6. Autrement dit, l’augmentation des salaires induirait aussi une hausse des coûts de production, ce qui forcerait mécaniquement les entreprises à augmenter du même montant leurs prix, provoquant un nouveau cycle de négociation. Selon l’expression du gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, en mai 2022, le supplément de salaire est alors « bouffé dans les mois qui suivent ».

Et d’ajouter que les augmentations généralisées de salaires avaient « toujours provoqué des spirales prix-salaires », notamment dans les années 1970. L’inflation due jusqu’ici à des causes exogènes et importées deviendrait alors « sous-jacente », inhérente aux comportements des agents (core inflation, en anglais). Résister à la tentation de l’indexation des salaires serait donc nécessaire afin d’empêcher l’amplification d’une inflation devenue hors de contrôle. Selon ses détracteurs, l’indexation, en plus d’être déstabilisatrice d’un point de vue macroéconomique, en deviendrait presque une mesure indubitablement antisociale. Certains, comme le gouverneur de la Banque d’Angleterre ou le ministre allemand des finances sont même allés jusqu’à appeler à « une restriction dans les négociations salariales ».

C’est donc cette musique, souvent mobilisée pour justifier des politiques de modération salariale7, qui est reprise par le gouvernement dans le cadre actuel et souvent accompagnée d’un discours sur la compétitivité des entreprises françaises. Bruno Le Maire expliquait ainsi en novembre 2022, à l’ouverture des débats au Sénat sur la loi de programmation budgétaire, qu’il était primordial d’« éviter la spirale inflationniste qui avait été provoquée dans les années 1970 par une augmentation générale et automatique des salaires totalement découplée de la productivité du travail ». Paroles surprenantes, quand on connaît le décrochage que la rémunération du facteur travail par rapport à l’augmentation de sa productivité a connu depuis les années 1980. En l’espèce, le gouvernement n’a pas choisi d’aller dans le sens du rattrapage des salaires.

Evolution de la productivité moyenne, du SMIC et du salaire moyen, en base 100 en France de 1980 à 2010 (Sources : Insee et OCDE, graphique par Factsory)

Que se passe-t-il donc au niveau des salaires français ? Il est vrai que les négociations salariales sont effectivement de retour depuis 2021. Les revalorisations du SMIC, ayant eu lieu 10 fois depuis 2021 avec un taux de croissance sur 2022 de 6,6 %, ont donné l’illusion d’un rattrapage des salaires sur l’inflation, pourtant sans répercussion sur le reste des salaires et provoquant même un tassement par le bas des faibles salaires (même ces revalorisations sont remises en cause car elles risqueraient de pousser à rediscuter les minima de branches au détriment de la productivité…).

l’érosion syndicale, la désindustrialisation, les délocalisations (…) ont profondément abîmé les capacités de négociation salariale des travailleurs, au point que la courbe de Phillips est empiriquement considérée comme « aplatie »

Pourtant, même si les salaires nominaux ont augmenté, ce sont des hausses seulement d’1,5 % en 2021, 3,2 % en 2022 et 2,4 % aux deux premiers trimestres de 2023. S’il y a donc bien eu une réaction des salaires, celle-ci n’a pas été suffisante pour faire face à l’inflation, et cette hausse est par ailleurs gonflée par la sortie massive du chômage partiel. Or, en moyenne annuelle, l’inflation a atteint 5,2 % en 2022 et reste relativement stable les deux premiers trimestres, avec une légère baisse en juin. Le résultat est que les salaires réels, qui représentent le pouvoir d’achat, ont malgré tout diminué, avec une baisse de 2 % en 2022 et de 2,7 % aux deux premiers trimestres de 2023. L’augmentation des prix n’a pas été compensée par celle des salaires. Ainsi, même si les négociations salariales prennent plus de temps que l’ajustement des prix des entreprises, la spirale prix-salaire tant évoquée semble pour l’instant inexistante – des mécanismes comme le versement de la « Prime de partage de la valeur » (PPV), en moyenne de 900€/an, ayant par ailleurs réduit ce risque.

Plus largement, et cela hormis pour les États-Unis qui sont concernés par des tensions très fortes sur le marché du travail, le risque de spirale prix-salaire est très modéré dans les économies développées comme le montrent deux études de la Banque des règlements internationaux (BRI)8 du fait d’un réel changement de régime dans les capacités de négociation salariale ces dernières décennies9. En effet, la théorie néo-classique et plus généralement l’économie mainstream postulent l’existence d’une capacité de négociation salariale forte pour les travailleurs, liée aux tensions sur le marché du travail et aux anticipations d’inflation. C’est la courbe dite de « Phillips ».

Sommairement, si le chômage est faible et/ou les travailleurs anticipent une baisse de leur pouvoir d’achat, ces derniers peuvent négocier de meilleurs salaires. Si cette relation était plus ou moins vérifiée empiriquement dans une grande partie du XXème siècle, l’érosion syndicale, la désindustrialisation, les délocalisations et la mise en concurrence des travailleurs dans la mondialisation des chaînes de valeur, le détricotage des Codes du travail et des protections de l’emploi10, la flexibilisation du marché du travail, le développement des contrats à durée déterminée, des mi-temps anglais ou des « jobs à 1 euro » allemands depuis la fin des années 1970 ont profondément abîmé les capacités de négociation salariale des travailleurs, au point que la courbe de Phillips est empiriquement considérée comme « aplatie » dans la plupart des pays développés11, comme le montre une récente étude de la Réserve Fédérale américaine, justement intitulée « Who Killed the Phillips Curve? A Murder Mystery ».

La stagnation des salaires réels suite à la crise de 2008 en parallèle d’une hausse des profits conforte cette tendance. Et ce, alors même que le chômage est aujourd’hui relativement faible et pourrait justifier des pressions salariales vers le haut12. Plus largement, le discours autour de la prévalence historique des spirales prix-salaire semble davantage constituer un épouvantail qu’autre chose.

Une étude du FMI de 2022 n’a identifié au niveau mondial que 79 épisodes depuis 1960, dont une minorité dépassant deux ans. Il s’agit donc d’un phénomène économique très rare. Plus spécifiquement, les discours invoquant la spirale prix-salaire font souvent référence à la période 1970 de « stagflation » (stagnation économique couplée à inflation) faisant suite aux chocs pétroliers, où les travailleurs auraient maintenu et renforcé l’inflation issue de ce choc d’offre par la négociation continue de meilleurs salaires. Cela alors même que l’inflation était de 23 % au Royaume-Uni, 14 % aux USA, 13,5 % en France, situation incomparable avec celle qui prévaut aujourd’hui. Or, cette étude infirme même cet épisode.

Par exemple, l’épisode américain de 1973 suite au premier embargo pétrolier de l’OPEP a vu l’inflation des prix s’envoler pendant cinq trimestres supplémentaires avant de commencer à diminuer en 1975. Cependant, la croissance des salaires nominaux n’a pas augmenté, ce qui a entraîné une baisse de la croissance des salaires réels. Il n’y a pas eu d’effet de rattrapage.

Pourtant, c’est cette théorie qui a servi de fondement au Volcker’s shock, la politique de remontée drastique des taux d’intérêts par la Réserve Fédérale américaine sous la présidence de Paul Volcker, qui a bien participé à réduire l’inflation sur la décennie 1980 aux côtés d’autres facteurs, au prix de la destruction partielle de l’économie américaine et d’une multiplication par deux du taux de chômage. C’est un remède à la façon de Molière : tuez le malade, au moins il meurt en bonne santé.

Néanmoins, rien ne dit que si l’on indexait les salaires, la spirale serait ne déclencherait pas. Mais si elle se déclenchait, ce ne serait pas forcément parce que les entreprises monteraient leurs prix pour ne pas couler, mais aussi parce qu’elles voudraient conserver leurs taux de marge, donc in fine leurs profits.

Le silence autour du rôle des taux de profit

La question de la capacité de négociation salariale des travailleurs invisibilise la capacité des entreprises à gonfler leurs marges en augmentant les prix. Si ce sont elles qui sont en position de force, elles peuvent imposer une augmentation des prix, sans que les travailleurs ne réussissent à imposer une augmentation des salaires en réponse.

Là devrait être le vrai point de vigilance : l’alimentation de l’inflation par la hausse des taux de marge d’entreprises, généralement les plus grandes et puissantes, utilisant les récents chocs comme opportunités pour gonfler les prix.

Face à la situation inflationniste, les entreprises sont elles aussi incitées à protéger leurs marges bénéficiaires en augmentant leurs prix, et même à augmenter leurs marges au-delà de l’impact négatif lié au renchérissement des intrants, cela pour plusieurs raisons : tentative de rattrapage des pertes de revenus réels liés aux chocs des trois dernières années (crise sanitaire, confinements, inflation énergétique importée), volonté de renforcer leur trésorerie dans un environnement hautement incertain, ou tout simplement dans une logique de maximisation des profits pour versement en dividendes – ce qui impliquerait une inflation influencée par les hausses des marges.

Précisons que même le maintien d’un taux de marge constant n’est pas innocent : si des entreprises doivent naturellement augmenter leurs prix pour ne pas faire faillite ou licencier face à ces chocs exogènes, celles qui les augmentent pour maintenir leur taux de marge alors qu’une compression de ce dernier ne les mettrait pas pour autant en danger démontrent leur pouvoir de fixation des prix.

Il s’avère que l’existence d’une inflation tirée par les profits – surnommée greedflation dans le monde anglo-saxon – est devenue aujourd’hui évidente pour un ensemble d’acteurs institutionnels. Des institutions faisant usuellement appel exclusivement à une théorie économique que d’aucuns qualifieraient de mainstream ont opéré un changement de discours concernant les causes actuelles de l’inflation. Ainsi, le chef économiste du FMI ne se disait pas inquiet quant à l’apparition d’une boucle prix-salaire qui impacterait la croissance cette année, et plaidait même pour une augmentation des salaires13.

Les banques centrales ont également été obligées de se rendre à l’évidence : la présidente de la BCE, Christine Lagarde, a déploré lors d’une conférence de presse sur les causes de l’inflation le 16 mars dernier le fait que « beaucoup d’entreprises ont pu accroître leurs marges dans des secteurs ayant subi les restrictions de l’offre et la résurgence de la demande », et a mis en garde contre le risque de poursuite de l’inflation. On notera enfin que même les travaux menés par nombre d’instituts de recherche du secteur privé financier ont reconnu que l’inflation était désormais alimentée au moins à moitié par une augmentation des profits (à l’instar de Natixis ou d’Unicredit).

En l’espèce, la France est concernée selon l’Insee. Les entreprises ont récemment connu une croissance significative du taux de marge, en plus d’avoir globalement répercuté le renchérissement des intrants sur les prix de vente. Après un record historique mi-2021 avec un taux de 36 % (il faut remonter à 1949 pour une telle valeur) suite à la reprise post-Covid et aux aides publiques, puis une dégradation suite aux problèmes d’accès aux ressources et à la guerre en Ukraine, le taux de marge global a augmenté nettement à partir de fin 2022 et au premier semestre 2023, avec un taux à la fin du deuxième trimestre qui s’établirait à 33,5 %, soit deux points de plus que son niveau moyen de 2018, pré-Covid.

Taux de marge des sociétés non-financières (SNF) en % de la valeur ajoutée (Source : Insee, 2023).

Il y a évidemment de fortes variations selon les secteurs. Plus spécifiquement, pour l’industrie agroalimentaire, après une forte diminution en 2021, son taux de marge a connu un important redressement en particulier au second semestre 2022 dépassant les valeurs moyennes, ainsi qu’au premier semestre 2023, pour atteindre un record de 48 % de marge14.

Ainsi, l’augmentation des taux de marge a bien contribué à l’inflation en 2022 et 2023. En termes de contribution, cette hausse des profits représente 41 % de la hausse des prix de production agro-alimentaires au dernier trimestre 2022, et 61 % pour les produits non-agricoles. Reste à savoir si cela est juste une relation comptable agrégée, ou découle de l’action intentionnelle d’entreprises. Il est vrai que la réduction des impôts de production et le contrecoup de l’arrêt du versement des PPV à la fin 2022 gonflent par eux-mêmes les taux de marge sans aucune action des entreprises.

Mais la hausse est si élevée, de par ces niveaux records, qu’elle ne peut être réduite à cela. Si la compression des taux de marge en 2021 suite au renchérissement des intrants a permis d’atténuer l’inflation et son impact sur les consommateurs, la hausse actuelle des taux n’est pas seulement un effet de rattrapage « entendable » suite à cette compression et à l’impact de la crise sanitaire, mais constitue un réel dépassement par rapport à 2018, laissant supposer que des entreprises profitent abusivement du signal-prix brouillé.

Là devrait être le vrai point de vigilance : l’alimentation de l’inflation par la hausse des taux de marge d’entreprises, généralement les plus grandes et puissantes, utilisant les récents chocs comme opportunités pour gonfler les prix. Face à cela, ce ne sont pas seulement les ménages qui sont touchés : de plus en plus de petites entreprises, PME comme TPE, font faillite car ne pouvant plus payer les frais fixes et n’étant pas en capacité de rembourser les prêts de relance économique (PRE) du « quoi qu’il en coût », et les autres dettes : jusqu’ici, 2023 enregistre le plus grand nombre de faillites depuis 2016.

Et cette situation semble être généralisée en Europe et dans un grand nombre de secteurs15, dépassant le simple secteur de l’énergie qui voit ses taux de marge exploser. Le FMI a mené en juin dernier un important travail de décomposition des facteurs de l’inflation, montrant qu’au niveau de la zone euro, la hausse des profits est responsable de près de la moitié de l’inflation en 2022 et première moitié de 2023 – comme on l’observe sur le graphique qui suit.

Ces pratiques vont des supermarchés aux concessionnaires automobiles, du transport maritime à l’industrie agroalimentaire, utilisant guerre, sécheresse et résurgence de la demande post-pandémique pour maximiser leurs profits. Les déclarations des entreprises elles-mêmes le confirment. Dans une enquête de mars 2022, 56 % des détaillants américains ont déclaré que l’inflation leur avait permis d’augmenter leurs prix au-delà de ce qui était nécessaire pour compenser l’augmentation des coûts, et 63 % des grandes entreprises ont indiqué qu’elles utilisaient l’inflation pour augmenter leurs bénéfices. Notons que Michel-Edouard Leclerc, pourtant dirigeant d’une des plus importantes enseignes de grande distribution française, a appelé lors d’une interview donnée le 30 juin 2022 à BFMTV à l’ouverture d’une commission d’enquête sur les origines de l’inflation », car selon lui « la moitié des hausses de prix demandées par les industriels ne sont pas transparentes mais au contraire suspectes ».

D’autres chefs d’entreprises abondent en ce sens, mais en se vantant de leur capacité à récupérer du profit. Dans le Financial Times, le directeur financier de Mercedes-Benz annonçait dès fin 2021 : « nous allons sciemment sous-approvisionner la demande, quand celui de BMW déclarait que la compagnie avait « connu une amélioration significative de son pouvoir de pricing au cours des 24 derniers mois », expliquant qu’ils comptaient « clairement poursuivre … la façon dont nous gérons l’offre pour maintenir notre pouvoir de fixation des prix au niveau d’aujourd’hui ».

Ce phénomène est ainsi visible dans toute la chaîne de production mondiale. Les quatre géants mondiaux de l’agroalimentaire, ABCD (ADM, Bunge, Cargill et Louis Dreyfus) ont vu leurs bénéfices grimper de 255 % (total de 10,4 milliards de dollars) entre 2019 et 202116. Plus étonnamment, cela s’est produit sur différents types de marchés : dans des monopoles autorisés par l’État, dans des industries dominées par des cartels, mais aussi sur des marchés « concurrentiels », alors même que la théorie néo-classique voudrait que la concurrence empêche cette hausse des marges généralisée, les entreprises qui essaieraient étant balayées par les autres et le mouvement des consommateurs17. Tout cela démontre un problème systémique : ce ne sont pas juste quelques déviations de passagers clandestins, mais une évolution structurelle qui risque de s’installer pour durer.

Inflation is conflict

La focalisation sur la spirale prix-salaire face au rôle des profits n’est pas sans rapport avec l’invisibilisation d’un autre phénomène : la modification progressive du partage de la valeur ajoutée, des salaires vers les profits. S’il est commun dans l’économie orthodoxe de considérer que la part du travail et la part du capital dans la distribution du revenu est historiquement fixe (elle l’était dans la première moitié du XXème siècle, Keynes en parlait comme « a bit of a miracle ») la réalité empirique des dernières décennies est tout autre.

On peut observer trois faits stylisés. Premièrement, une baisse tendancielle et structurelle de la part des salaires, au bénéfice de la part des profits, passant de 66,1 % à 61,7 % en moyenne dans la majorité des pays de l’OCDE entre 1990 et la fin des années 200018. Ces analyses empiriques sont partagées par la Commission européenne19, le FMI20, le BIT21 ou encore la BRI22.

Evolution de la part des salaires dans le PIB, en France, depuis 1975 (données EUROSTAT, coût des facteurs en prix courant).

Néanmoins, malgré ce partage primaire, l’existence de profits n’implique pas nécessairement leur redistribution en dividendes. Ils peuvent (et doivent) également être retenus pour servir à financer les investissements de l’entreprise, et permettre la croissance, et ainsi des embauches, ou une hausse des salaires, selon le fameux « théorème » de l’ancien chancelier allemand Schmidt : « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». Malheureusement, le second fait stylisé infirme ce théorème, de par la stagnation des taux d’investissement ces dernières décennies, en France comme en Europe, malgré la hausse généralisée.

Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’inflation par les profits est un phénomène peu discuté dans le discours public dominant. C’est un phénomène distributif découlant de rapports de force

Cela implique que les nouveaux profits sont versés en dividendes23. Cette stratégie court-termiste de satisfaction des actionnaires a pu mettre des entreprises en danger, en ne faisant pas les investissements nécessaires à leur survie. ENGIE en est un exemple, accumulant plus de 784 millions d’euros de pertes entre 2011 et 2021, tandis qu’elle versait à ses actionnaires la somme considérable de 23,6 milliards d’euros au cours de cette période comme le notait Oxfam France24. Une partie des profits a également alimenté un rachat massif d’actions (en 2011 en France, cela représentait 12 % des paiements aux actionnaires et ce chiffre est passé à près d’un tiers en 2021), constituant donc également une forme de rémunération pour les actionnaires. Ainsi, l’argument de la modération salariale de court terme au service des salariés à long terme ne tient pas, les taux de marge augmentant mais pas le taux d’investissement, ni en Europe, ni aux États-Unis (exception faite de nos amis danois).

Ces deux faits convergent en toute logique vers le troisième : une redistribution massive du revenu national, des salaires vers les dividendes versés25. Ainsi, entre 2011 et 2021, dans les 100 premières entreprises françaises cotées, la dépense par salarié n’a augmenté que de 22 %, tandis que les versements aux actionnaires ont augmenté de 57 %. Or, une des propositions essentielles de la théorie néo-classique et plus largement de l’économie mainstream – encore au coeur des modèles macroéconomiques utilisés à Bercy ou à la Commission européenne – est que la rémunération des facteurs de production (travail et capital) ne dépend que de leur productivité marginale, et donc des propriétés technologiques du système productif.

Si le capital devient plus efficace, alors les gains de productivité augmentent le rendement du capital. Idem pour le travail. Or, cela pose deux problèmes. D’une part, la répartition de la valeur découlerait de facteurs purement techniques, pas des dynamiques socio-politiques ou des rapports de force (ce qui a été de nombreuses fois empiriquement réfuté). D’autre part, si le travail devient plus productif, les salaires devraient absorber ses gains. Pourtant, on l’a vu plus haut, on ne peut que constater un décrochage entre productivité et salaires.

La situation actuelle ne fait que confirmer la prédation du capital au sein du conflit dans la distribution de la valeur, et cela depuis des décennies – désormais reconnue même chez Bloomberg. Il est aujourd’hui en plus doublé d’un conflit sur la répartition du poids de l’inflation entre travail et capital. Il s’agit là d’une actualisation de ce qu’il faut bien appeler lutte des classes. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’inflation par les profits est un phénomène peu discuté dans le discours public dominant. C’est un phénomène distributif découlant de ces rapports de force – une idée que l’on retrouve au cœur des travaux de l’économiste post-keynésien et marxiste Michał Kalecki, à la fois allié de Keynes et adversaire plus radical que ce dernier26.

L’inflation peut donc être vue comme un produit des rapports de force au sein de l’appareil productif : pour Kalecki, si les salariés sont en situation de rapport de force, ils sont susceptibles d’être à l’origine d’une hausse de salaire provoquant de l’inflation. Si ce sont les « capitalistes » qui le sont, ils peuvent se permettre d’augmenter leur marge, et donc des prix, sans augmentation des salaires. Ainsi, le discours autour du risque d’une spirale prix-salaire apparaît comme un moyen commode de faire oublier que le rapport de force est en défaveur des salariés.

Quelles mesures contre l’inflation face à la nouvelle forme du conflit autour de la valeur ajoutée ?

Quelles politiques publiques sont donc possibles face à cette inflation tirée par les profits ? Tout est ici un arbitrage entre salaire et profit : pour ramener les salaires réels à leur niveau pré-pandémie pour la fin de l’année 2024 tout en faisant décroître l’inflation jusqu’à son taux cible de 2 %, ils devraient croître de 5,5 %, et surtout, la part des bénéfices devrait tomber à son niveau le plus bas depuis le milieu des années 1990 (à productivité constante) – encore une fois une question de répartition. Sans action politique pour mettre fin à cette logique, le retour à la cible de 2 % d’inflation mise en avant par les institutions européennes deviendrait irréalisable en plus de modifier les anticipations des agents.

Au-delà du problème des sources de l’inflation, c’est bien l’obsession pour la stabilisation de l’inflation qui permet de maintenir un discours contre les politiques de hausses de salaires. Obsession qui est au cœur des politiques monétaires, au détriment d’autres enjeux comme l’emploi, et malgré le piège d’une crise déflationniste qu’une trop faible inflation pourrait provoquer.

Volcker, tout juste nommé à la tête de la Réserve fédérale n’avait ainsi pas hésité à déclarer au Congrès que pour se débarrasser de l’inflation, « le niveau de vie de l’Américain moyen [devait] baisser », assumant parfaitement le coût social de la politique monétaire, son fameux « choc », qu’il allait mener. La logique de la montée actuelle des taux par les banques centrales est similaire, malgré leurs digressions sur la promesse d’« une désinflation sans récession »27. Il est d’autant plus cocasse de relever que la hausse des profits ralentit l’impact désinflationniste desdites politiques monétaires, car offrant aux entreprises un airbag de trésorerie pour y résister plus longtemps.

Moins que le contrôle des prix, qui risque en effet d’affaiblir les entreprises réellement touchées par la hausse des coûts de production, notamment les PME, le contrôle des taux de marge semble donc être une possibilité intéressante. Une telle mesure a été mise en place par l’administration Roosevelt durant la Seconde Guerre mondiale, à travers l’établissement de l’Office of Price Administration en 1941, contrôlant prix à la consommation comme loyers.

De la même manière, il y a déjà un mécanisme relativement similaire en France dans les Outre-Mer à travers le Bouclier Qualité Prix, réunissant Préfet, associations de consommateurs et entreprises de manière coopérative. Quelques décennies plus tôt, le ministre des finances Raymond Barre – tout sauf marxiste – avait mis en œuvre un contrôle similaire des prix. Aujourd’hui, un tel dispositif ne permettrait pas de faire disparaître l’inflation incompressible induite par la hausse du coût d’extraction des énergies fossiles, mais au moins d’en limiter significativement les effets, en s’attaquant aux bénéfices des « profiteurs de guerre ».

Enfin, l’usage des profits eux-mêmes pourrait être questionné. Plutôt que d’alimenter des dividendes croissants, ils pourraient être réalloués pour financer des investissements, nécessaires dans le cadre du changement climatique, et qui permettraient de mettre en place une transition énergétique, seule politique permettant de résoudre la part de l’inflation causée par les matières premières et notre dépendance à l’importation de ces dernières28. Cela impliquerait un grand retour de l’instrument fiscal.

Des solutions politiques à disposition de Bercy existent donc, en alternative aux supplications du ministre de l’économie face aux entreprises. Mais une fois les causes de l’inflation comprises, lutter contre implique de s’attaquer à la racine du problème, en s’opposant à un système favorisant la rémunération du capital, au détriment des salariés et des investissements. Au vu de certaines urgences, climatiques par exemple, le « pragmatisme économique » appartient-il vraiment au camp qui s’en revendique ?

Notes :

1 Comprenant les salaires, les consommations intermédiaires comme l’énergie et les matières premières, mais aussi les intérêts des prêts etc.

2 Court, V. and Fizaine, F. (2017). “Long-Term Estimates of the Energy-Return-on-Investment (EROI) of Coal, Oil, and Gas Global Productions”, Ecological Economics 138: 145-159.

3 C’est l’effet « reine rouge », comme dans Alice au pays des merveilles : il faut courir de plus en plus vite pour ne serait-ce que faire du surplace. D’où la distinction fondamentale entre ressources fossiles (l’ensemble des quantités de matières fossiles présentes sur Terre) et réserves (le sous-ensemble des ressources qui est à la fois technologiquement et économiquement exploitable).

4 Insee (2022). “Focus – Depending on their energy and food expenditure, some household categories are exposed to apparent inflation that may differ by more than one point from the average”, in Insee, (2022). Economic outlook – June 2022.

5 L’Institut Rousseau (septembre 2022) et l’Institut La Boétie (décembre 2022), lié à la France Insoumise, font des propositions allant d’une indexation des seuls faibles salaires à une indexation généralisée.

6 Les sources sont nombreuses, mais l’on pourra par exemple la déclaration de Christine Lagarde sur le blog de la BCE en juillet 2022, “Maintenir la stabilité des prix”.

7 Ainsi, en 2007, le gouverneur de la BCE Jean-Claude Trichet expliquait à la Confédération européenne des syndicats à Séville que les accords salariaux générés ne devaient surtout pas générer de hausse l’inflation, alertant sur la baisse du pouvoir d’achat des salariés qui adviendrait, et donc sur le risque de spirale prix salaires.

8 Borio, C., Lombardi, M.J., Yetman, J. and Zakrajsek, E. (2023) “The two-regime view of inflation,” BIS Papers, Bank for International Settlements (Basel), number 133.

9 Boissay, F., De Fiore, F., Igan, D., Pierres-Tejada, A. and Rees, D. (2022). “Are major advanced economies on the verge of a wage-price spiral?”, BIS Bulletin N°53, Bank for International Settlements, Basel.

10 Une analyse de la concentration du marché du travail amène l’OCDE, dans son rapport sur l’emploi de 2022, à conclure qu’au moins un travailleur sur six est employé dans un marché monopsone, dans lequel les employeurs bénéficient d’un pouvoir quasi unilatéral pour fixer les salaires et les conditions de travail. Cela se traduit par des taux d’emploi et des salaires bas, ainsi que par une baisse de la qualité de l’emploi.

OCDE (2022). Employment outlook 2022 : Building Back More Inclusive Labour Markets. OCDE (Paris).

11 Par exemple, pour les USA, voir l’étude de la Réserve fédérale, et pour l’Italie, voir Lombardi et al. (2023).

12 Il est piquant de constater que l’OCDE, institution pourtant souvent qualifiée de néolibérale, appelait déjà les gouvernements de l’OCDE dans son même rapport de 2022 cité supra à renforcer le pouvoir de négociation collective des travailleurs et à soutenir les syndicats (incluant leur extension en taille).

13 Blog du FMI: “Europe’s Inflation Outlook Depends on How Corporate Profits Absorb Wage Gains”, Niels-Jakob Hansen, Frederik Toscani, Jing Zhou, 26 juin 2023.

14 Précisons pour le secteur agro-alimentaire qu’il y a tout de même toujours un effet de décalage, car les intrants sont achetés en amont par contrats à terme, faisant que leur production doit être écoulée au prix fort même en cas de réduction présente des prix des intrants. Enfin, dans les secteurs particulièrement touchés par la hausse du prix des intrants, des firmes ont préféré réduire leur taux de marge, que perdre en compétitivité.

15 Par exemple, dans le cas du pays européen le plus susceptible d’être victime d’une spirale prix-salaire, le Royaume-Uni, le principal syndicat britannique du secteur privé, Unite, a analysé les 350 premières entreprises cotées à la Bourse de Londres (FTSE 350), et identifié que les marges bénéficiaires moyennes sont passées de 5,7 % au premier semestre 2019 à 10,7 % au premier semestre 2022, un taux strictement supérieur à celui pré-crise sanitaire.

16 De même, les dix premiers fabricants mondiaux de semi-conducteurs ont réalisé 55 milliards de dollars sur la période, soit 96 % de plus.

17 De même, la concentration du marché dans certains secteurs (grande distribution, transports…) et l’existence de monopoles permis par l’Etat (énergie, distribution d’électricité…) renforcent le pouvoir de pricing. Enfin, le fait que toutes les entreprises soient théoriquement impactées par l’inflation importée des ressources sans en être responsables leur permet d’augmenter simultanément leur prix par collusion implicite, c’est un effet d’aubaine (la fixation du prix sur un marché même concurrentiel est finalement centralisé en termes de norme « sociale »).

18 OCDE (2012). Employment Outlook, 2012 (Paris).

19 European Commission (2007). “The labour income share in the European Union”, in Employment in Europe 2007, Directorate-General for Employment, Social Affairs and Equal Opportunities (Brussels), pp. 237–72.

20 IMF (2007). “The globalization of labor”, in World Economic Outlook, April 2007: Spillovers and cycles in the world economy (Washington, DC), pp. 161–92.

21 ILO (2012). Global Wage Report 2012/13: Wages and equitable growth (Geneva).

22 Bank for International Settlements (BIS). 2006. 76th Annual Report (Basel).

23 Lié au phénomène de financiarisation, depuis les années 1980: l’un des impacts de la financiarisation a ainsi été une refonte du partage de la valeur ajoutée, au bénéfice des dividendes, au détriment des salaires (ce qui fournit d’ailleurs l’une des explications du décrochage des salaires par rapport à l’augmentation de la productivité), mais aussi des investissements productifs. C’est l’une des conséquences du changement de doctrine d’entreprises durant les années 1970 aux États-Unis, faisant passer d’une doctrine « retain and reinvest » à « downside and distribute », comme expliqué par William Lazonick et Mary O’Sullivan dans “Maximizing shareholder value: a new ideology for corporate governance” (2000, Economy and Society). Concernant le fait que ce phénomène se fait en effet au détriment de l’investissement, on citera l’étude de Engelbert Stockhammer, “Financialisation and the slowdown of accumulation” (2004, Cambridge Journal of Economics).

24 Oxfam France (2023). Top 100 des Entreprises : L’Inflation des Dividendes, Oxfam France (Paris).

25 On relèvera au passage qu’hormis Eurostat, aucune institution ne publie de tables de données sur la distribution de la valeur entre salaires, investissement et dividendes, mais seulement quelques rapports épars, montrant leur déconnexion des réalités socio-économiques.

26 Position défendue il n’en reste par des économistes également du privé, comme l’économiste en chef de Natixis Patrick Artus.

27 En effet, loin du « ratio de sacrifice » qui renvoie au prix à payer en termes de chômage et de croissance pour réduire l’inflation, les théories macro-monétaires dominantes à la Lucas (Nobel 1995) et Sergent (Nobel 2011) considèrent que, si la banque centrale est crédible, il suffirait pour elle de s’engager à une politique désinflationniste, et la désinflation serait immédiate et sans récession car les agents réduiraient leurs anticipations d’inflation en conséquence au niveau ciblé, la ramenant à ce niveau sans impact sur le reste de l’économie. Les banquiers centraux aimeraient que les politiques monétaires soient si simples à mener…

28 Plusieurs propositions ont été faites à ce sujet. Voir le rapport de l’Institut Rousseau, “2 % pour 2°C ! Les investissements publics et privés nécessaires pour atteindre la neutralité carbone de la France en 2050”.

Baisse du chômage : la fausse victoire d’Emmanuel Macron

© Aitana Pérez pour LVSL

Si le chômage a récemment diminué, cela s’est fait en contrepartie d’une précarisation croissante de l’emploi. L’intérim, l’auto-entrepreneuriat uberisé et l’apprentissage sont en effet les domaines qui recrutent le plus. Pour les partisans d’Emmanuel Macron, les politiques de libéralisation du monde du travail doivent être poursuivies durant un nouveau quinquennat, comme en témoignent les annonces sur l’assurance chômage et le conditionnement du RSA. Le développement de l’apprentissage, qui a joué un rôle essentiel dans la réduction du chômage risque par ailleurs de prendre fin dès l’année prochaine. Au « quoi qu’il en coûte » succédera l’austérité, qui mettra en danger les fragiles avancées obtenues en la matière. Concilier plein-emploi et protection des salariés est pourtant possible, à condition de lancer des politiques keynésiennes et d’instaurer une garantie d’emploi.

« Le taux de chômage atteint son plus bas niveau depuis quinze ans » a déclaré Emmanuel Macron lors de la présentation de son programme le 17 mars dernier. Depuis, cet élément de langage est depuis constamment repris par les membres de la majorité en brandissant le chiffre de 7,4% calculé par l’INSEE, afin de présenter le bilan économique du quinquennat comme un succès. Après des décennies marquées par le chômage de masse et l’échec de François Hollande à « inverser la courbe », les récents résultats semblent en effet de bonne augure pour celui qui brigue un nouveau mandat.

Une baisse en trompe-l’oeil

Si les indicateurs sont à première vue plutôt bons, avec un taux d’emploi des 15-64 ans historiquement haut (67,5%) et une chute importante du chômage des jeunes (15,9% chez les 15-24 ans), d’autres statistiques dessinent un tableau bien moins reluisant. D’abord, les statistiques de l’INSEE et celles de Pôle Emploi divergent de plus en plus depuis 2010, conduisant le pouvoir en place à toujours choisir le chiffre qui l’arrange le plus. De même, les chiffres mensuels du chômage évoqués dans les médias se limitent généralement à évoquer la catégorie A, qui concerne les personnes qui n’ont aucun emploi. Or, si le nombre de personnes dans cette case a baissé de 15% depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, la baisse n’est que de 6% si l’on prend en compte les catégories B et C, qui recensent ceux qui ont un peu travaillé mais souhaitent davantage d’heures de travail. De plus, le « halo du chômage », c’est-à-dire les personnes qui recherchent un emploi mais ne sont pas immédiatement disponibles – pour des raisons très diverses – continue de s’étendre et concerne désormais 1,9 million de personnes. Il faut également mentionner le cas des chômeurs radiés par Pôle Emploi, c’est-à-dire qui ne bénéficient plus d’aides, mais sont toujours sans emploi.

La France suit de plus en plus les pays anglo-saxons, où le chômage a été réduit au prix d’une forte précarité.

En outre, si la baisse récente inverse la tendance à la hausse observée depuis la crise de 2008, elle est largement obtenue au prix d’une précarisation accrue de l’emploi. Ainsi, l’INSEE révèle que les deux tiers des 107.000 créations d’emplois du dernier trimestre 2021 ont eu lieu dans l’intérim, où les contrats ont une durée moyenne de deux semaines. Si l’intérim apporte certes du travail, celui-ci n’est donc pas toujours synonyme de retour pérenne vers l’emploi. De même, le gouvernement s’est largement félicité du nombre historique de créations d’entreprises, qui a atteint un million en 2021. Mais près des deux tiers de ces créations sont le fait des auto-entrepreneurs, dont la rémunération moyenne est de 590 euros par mois et dont la protection sociale est très faible. La France suit donc de plus en plus les pays anglo-saxons, où le chômage a été réduit au prix d’une forte précarité.

Enfin et surtout, le recul du chômage semble reposer très fortement sur la montée en puissance de l’apprentissage : entre fin 2019 et fin 2021, le nombre de contrats en question a presque doublé, passant de 480.000 à 900.000 ! Un chiffre qui expliquerait à lui seul les deux tiers de la hausse de l’emploi salarié… Or, les salaires et les cotisations sociales des apprentis sont quasi-intégralement payés par l’État. Si un tel dispositif a des mérites, notamment en matière de formation, il n’est donc pas certain que les apprentis seront ensuite embauchés, surtout si l’employeur peut, presque gratuitement, les remplacer par de nouveaux apprentis. L’explosion de l’apprentissage depuis deux ans paraît en outre fortement dictée par une logique électoraliste : ces nouveaux contrats sont largement issus des milliards déployés dans le cadre du plan France Relance, à travers le dispositif « 1 jeune, 1 solution ». Mais ce plan de relance ne s’étend que jusqu’à la fin 2022 et le budget consacré à l’apprentissage aurait déjà été dépassé de quatre milliards selon l’Observatoire Français des Conjonctures Économiques (OFCE), qui qualifie la situation de « difficilement soutenable ». Qu’arrivera-t-il une fois que le plan de relance aura pris fin et que les élections seront passées ?

Tout pour les entreprises, rien pour les salariés

On l’a vu, la baisse du chômage mise en avant par le gouvernement est donc fragile et obtenue par la création d’emplois low cost. Mais qu’importe, pour Emmanuel Macron et ses soutiens, cette inversion de la courbe du chômage justifie les politiques antisociales mises en place depuis cinq ans, qui se déclinent en trois parties. D’abord, la doctrine de LREM en matière d’emploi s’articule autour de la fameuse flexibilité des contrats de travail, afin d’offrir le plus de liberté possible aux employeurs, au détriment des salariés. La première loi travail, sous François Hollande, puis les ordonnances Pénicaud dès 2017 ont donc considérablement affaibli le code du travail, notamment en simplifiant les licenciements et en inversant la « hiérarchie des normes », pour instaurer le rapport de forces à l’échelle de l’entreprise, c’est-à-dire là où les salariés sont les plus faibles. Ensuite, les « marcheurs » ont encore accentué la « politique de l’offre », qui consiste à multiplier les cadeaux aux entreprises pour espérer susciter des embauches. Leur action en ce sens a été particulièrement forte : pérennisation du CICE – pourtant très peu efficace en matière de création d’emplois -, baisse des impôts de production, loi PACTE, flat tax ou encore baisse de l’impôt sur les sociétés (de 33,3% à 25% entre 2017 et 2022)…

Enfin, il s’agit « d’encourager le retour vers l’emploi » des chômeurs, considérés comme des fainéants ayant besoin d’être mis au pied du mur pour se lancer dans la recherche d’un travail. La récente réforme de l’assurance chômage, qui a profondément durci les conditions d’indemnisation et leurs montants, va pleinement dans ce sens. En cas de réélection, Macron prévoit de poursuivre cette chasse aux chômeurs, via une nouvelle réforme et la transformation de Pôle Emploi en « France Travail, annoncée comme un « changement profond ». En outre, en conditionnant le RSA à 15 à 20 heures de travail hebdomadaire, le chef de l’Etat entend étendre la logique du workfare, c’est-à-dire du travail obligatoire en échange d’allocations. Une logique qui rappelle les « jobs à un euro » d’Outre-Rhin, mis en place par le gouvernement SPD-Verts de Gerhard Schröder dans les années 2000, et dont le bilan social est déplorable. Un tel changement conduirait en effet à accroître le dumping social, puisque les personnes concernées seraient moins payées que les smicards à mi-temps. Quant à ceux qui refuseraient ces heures de travail, ils risquent de basculer encore davantage dans la pauvreté, alors que le RMI, l’ancêtre du RSA, visait au contraire à assurer un revenu minimal aux plus en difficulté.

La focalisation sur la supposée mauvaise volonté des chômeurs occulte les autres raisons expliquant que certains emplois ne soient pas pourvus

Pour justifier cette chasse aux chômeurs, les soutiens du chef de l’Etat ne cessent de mentionner les emplois non pourvus et de reprendre les témoignages de chefs d’entreprise ayant du mal à recruter. En somme, comme l’a résumé crûment Emmanuel Macron face à un chômeur en 2018, il suffirait de « traverser la rue » pour trouver un emploi. Si cette petite phrase est évidemment empreinte de mépris de classe, elle symbolise finalement bien la mauvaise foi du discours macroniste autour du travail. Les emplois non pourvus, estimés à environ 300.000, sont bien trop peu nombreux pour employer les 3,2 millions de demandeurs d’emplois de catégorie A recensés par Pôle Emploi. Ce dernier chiffre est d’ailleurs amené à augmenter à nouveau en cas de réélection du Président sortant, puisque repousser l’âge de départ à la retraite à 65 ans conduira mécaniquement de nombreux seniors au chômage plutôt qu’à la retraite. 

La focalisation sur la supposée mauvaise volonté des chômeurs occulte par ailleurs les autres raisons expliquant que certains emplois ne soient pas pourvus. En effet, si certains secteurs ont indiscutablement des difficultés à recruter, les employeurs ont parfois une part de responsabilité : les conditions de travail, la rémunération, les trajets, les horaires, les possibilités d’évolution ou les diplômes demandés peuvent ne pas convenir aux salariés potentiels. Ce phénomène est par exemple particulièrement visible dans les « métiers du lien », où les salariés gagnent souvent bien moins que le SMIC malgré un dévouement considérable et des horaires à rallonge. Le secteur de l’hôtellerie-restauration connaît une situation similaire, le chômage forcé durant la crise sanitaire ayant conduit de nombreux employés à l’introspection sur leur travail et à plus d’exigences en matière de salaires et de conditions de travail lors de la reprise.

Allier plein emploi et protection des travailleurs

Faut-il en conclure que le plein-emploi est donc nécessairement inatteignable ? Ou que celui-ci ne pourrait se faire qu’en tordant le bras aux chômeurs pour les forcer à accepter n’importe quel emploi ? Non. Certes, la création d’emplois bas de gamme parvient à réduire le niveau d’inactivité. Mais elle a aussi pour conséquence de faire baisser le pouvoir d’achat – et donc la demande -, d’encourager le travail mal fait ou encore d’augmenter le nombre de maladies et d’accidents liés au travail, ce qui a des coûts importants pour la Sécurité sociale. Un tel scénario n’est donc pas souhaitable. Bien sûr, une adéquation parfaite entre les besoins des patrons et les souhaits des demandeurs d’emploi est impossible. Mais l’histoire économique nous rappelle que le chômage et la précarité de l’emploi n’ont rien d’une fatalité.

Le vivier d’emplois dans la reconstruction écologique et le renforcement des services publics est considérable.

Ainsi, face à un chômage de masse et à l’appauvrissement de la population américaine suite à la crise de 1929, le Président Franklin Delano Roosevelt (FDR) mit en place une protection sociale minimale et lança de grands projets pour relancer l’économie. Ce « New Deal » comportait bien sûr une vaste programme de construction d’infrastructures essentielles pour l’avenir du pays, telles que des routes, des barrages ou des réseaux électriques. Étant donné l’impréparation de nos sociétés face au changement climatique, de plus en plus violent, un programme similaire devrait aujourd’hui être une priorité. Concrètement, ce « Green New Deal » proposé par la gauche anglo-saxonne depuis quelques années consisterait à employer des millions de personnes pour isoler les bâtiments, améliorer les transports en commun, réparer les dégâts infligés à l’environnement ou encore préparer nos réseaux (électricité, eau, gaz, internet) aux impacts d’une météo de plus en plus folle. Le vivier d’emplois est donc considérable. Si la reconstruction écologique et le renforcement des services publics doivent être le cœur d’un nouveau « New Deal », d’autres professions y auraient également leur place. Par exemple, le monde artistique, très sévèrement affecté par la crise, fut fortement soutenu par FDR, via le Federal Arts Project. Concrètement, l’État employa directement 10.000 artistes, qui enseignèrent leurs savoirs dans les écoles et réalisèrent plus de 200.000 œuvres pour des bâtiments publics. Ici encore, un tel programme serait sans doute bien préférable au régime d’intermittent du spectacle.

Un autre aspect du New Deal mérite également l’intérêt : la garantie d’emploi. Mis en place aux Etats-Unis par le biais du Civilian Conservation Corps, ce dispositif a aussi été déployé en Argentine en pleine crise financière au début des années 2000 ou en Inde dans des régions rurales défavorisées. L’idée est simple : tout chômeur souhaitant travailler – c’est-à-dire l’écrasante majorité – se voit proposer un emploi. Pour définir le poste de travail, des réunions sont organisées au niveau local avec les employeurs, les chômeurs, les collectivités, les habitants et les syndicats pour définir les besoins non pourvus et voir comment les chômeurs pourraient y remédier. Loin d’être une forme de travail forcé et mal payé, comme le prévoit Emmanuel Macron pour les bénéficiaires du RSA, les personnes sous le régime de l’emploi garanti sont payées au salaire minimum, avec des cotisations.

La garantie d’emploi est de surcroît relativement simple à financer, grâce aux économies en matière d’indemnisations et pour les autres branches de la Sécurité sociale, ainsi qu’en supprimant les dispositifs tels que le CICE. Si une telle mesure soulève de vastes questions, elle permettrait néanmoins de briser la spirale destructrice du chômage et de répondre à de nombreux besoins inassouvis. Enfin, en établissant une garantie d’emploi, le chantage des employeurs au licenciement ferait beaucoup moins peur. Dès lors, un cercle vertueux de plein emploi et d’amélioration des conditions de travail pourrait se mettre en place. Tout le contraire, en somme, du dilemme entre exploitation et misère que promettent Emmanuel Macron et ses alliés.

Aides ménagères : les héroïnes oubliées

Les aides à domicile : un métier aussi indispensable que mal reconnu.

Les aides à domicile, héroïnes oubliées de la lutte contre le Covid-19, ont obtenu une prime exceptionnelle. Cette annonce vient corriger deux injustices. La première est celle de ne pas avoir été prioritaires dans l’accès au matériel de protection réservé principalement aux soignants. La seconde est de n’avoir pas été intégrées aux bénéficiaires de la prime Covid-19 destinée au personnel médical. Pourtant mobilisées pendant la crise, ces femmes, pour l’essentiel, assurent au quotidien un « métier du lien », en prenant soin de nos aînés. Bien que reposant principalement sur des financements publics, les conditions de travail restent difficiles, tant sur le plan physique que moral. Elles souffrent aussi de leur isolement et d’un manque de reconnaissance. Pourtant des mesures structurelles permettraient d’améliorer le travail de ces héroïnes du quotidien.


Il aura fallu attendre un mois pour que les auxiliaires de vie bénéficient elles-aussi de la prime Covid. Comme au cœur de la crise, celles-ci ont été traitées de façon secondaire, ce qui atteste du manque de considération pour ce métier. En témoigne, la sanction à l’encontre de l’inspecteur du travail qui avait alerté sur ce manque de moyens. Pourtant, celles-ci n’ont pas démérité. Elles ont poursuivi leur activité malgré les difficultés d’accès au matériel de protection et les risques encourus pour elles-mêmes et pour les personnes aidées. Les seules consignent reçues les incitaient à limiter leurs temps d’intervention aux seules tâches d’accompagnement des personnes. Leur mobilisation en pleine crise sanitaire a révélé leur isolement, alors qu’elles ont eu à affronter des situations particulièrement difficiles. Le gouvernement annonçait pourtant mi-juin, la création d’une branche autonomie de la Sécurité Sociale, comme un événement historique. Une occasion manquée d’améliorer le quotidien pour ces métiers qui font tant pour la dignité des autres, avec des mesures structurelles.

Invisibles et isolées dans la lutte contre la solitude

Invisibles. Telles sont les femmes pour l’essentiel1, qui interviennent dans ces métiers du lien. La crise sanitaire les a remises en lumière, ainsi que l’ensemble des métiers « indispensables » . Et pour cause. Depuis le plan Borloo de 2005 le secteur de l’aide à domicile a connu une forte expansion, accompagnant le vieillissement de la population. Tout un symbole de ce manque de reconnaissance, il est difficile d’obtenir une idée précise de leur nombre aujourd’hui, mais il dépasse les 550 000 salariées2. À titre d’illustration, les deux principales associations d’employeurs regroupaient 150 000 employées3, plus que l’essentiel des sociétés du CAC 40. Paradoxalement, il est plus aisé de connaître le nombre de bénéficiaires de leurs services, 767 000 personnes fin 2017. Ceci donne une idée de leur importance dans notre pays, tant pour les familles des salariées que pour celles des aidés. En particulier, ce métier est très prégnant dans les territoires ruraux où il peut représenter l’essentiel de l’emploi.

En réalité, c’est toute une profession qui arrive à maturité. Suscitant de rares vocations, elle reste une activité d’appoint pour des épouses d’indépendants (agriculteurs et artisans) ou bien au chômage et des mères de famille. Ce facteur se traduit par un travail à temps partiel, pour l’essentiel subi. Pourtant, depuis 15 ans, cette solution est devenue durable comme en témoigne leur ancienneté grandissante et une formation accrue. Dans le même temps, contrairement aux apparences, la moitié d’entre elles ont désormais plus de 50 ans. Elles sont plus aguerries, bénéficient de leur expérience, et savent pour l’essentiel qu’il s’agira d’un travail permanent. Ce qui explique des attentes et des revendications plus fortes.

Perception de leur métier par les professionnels du nettoyage – source : DARES

D’autant que le portrait est loin d’être complètement sombre. D’une part, l’expansion de ces métiers a permis à de nombreuses femmes de trouver une autonomie, y compris avec des niveaux qualifications différents. Même si le temps travaillé et les niveaux de salaires permettent difficilement d’assumer les charges de celles qui se trouvent, par la force des choses, cheffes de famille. Par ailleurs, il a permis d’intégrer ces femmes dans l’espace social, en les faisant intervenir auprès de leurs voisins, créant un véritable métier du lien. Elles en ont d’ailleurs bien conscience. Elle déclarent à 86 % percevoir l’utilité de leur rôle social, bien qu’à 50 % elles ne jugent pas leur travail particulièrement plaisant. Un sentiment conforté par les marques de reconnaissance, diverses, des personnes aidées et de leurs familles. C’est peu dire que ce métier tient pour l’essentiel au lien tissé avec les aidés. En ayant à l’esprit que notre pays compte 3,2 millions de retraités pouvant passer une journée entière sans contact. Enfin, compte-tenu de besoins quotidiens, le secteur est l’un des rares à recruter massivement en CDI.

Des conditions de travail qui doivent être améliorées

L’absence de visibilité n’a pas contribué à améliorer leurs conditions de travail. Isolées, dans leurs trajectoires comme dans leur quotidien, elles sont employées par des petites structures souvent associatives. Or ce métier est exigeant tant sur le plan physique que mental. En effet, il s’agit d’accompagner le vieillissement et de voir au quotidien la situation de certaines personnes se dégrader, jusqu’à leur décès dans certains cas. Les contraintes physiques liées au ménage ou aux soins se font de plus en plus sentir à mesure que le personnel avance en âge. Dans le même temps le métier impose de nombreuses contraintes organisationnelles. En effet, le métier a basculé d’aide ménagère à auxiliaire de vie, conduisant à accompagner d’avantage les personnes (préparation des repas, toilette…). Désormais, il leur faut gérer plusieurs niveaux de dépendance, et surtout être à l’écoute sans qu’il s’agisse là de l’essentiel du métier. À ce titre, les aides à domicile finissent par être le dernier maillon de la chaîne de soins, sans le statut médical qui l’accompagne. D’autant qu’intervenir pour s’occuper d’une personne dépendante chez elle peut s’avérer délicat. Par ailleurs, la présence quotidienne auprès des personnes âgées impose une cadence et des trajets récurrents qui sont moins sensibles pour le personnel d’EHPAD par exemple.

En revanche, ce cadencement mêlé à un fort ancrage local du métier, expose les salariées à une grande flexibilité, notamment pour palier le turnover ou l’absentéisme. Ces horaires, variables et non continus, peuvent affecter la vie de famille notamment. En outre, la tension sur les recrutements rend difficile la prise de congés pour le personnel. Ainsi, un meilleur niveau de personnel, et dans certains cas de structuration permettrait d’offrir plus de stabilité dans le temps de travail. Bien qu’à temps partiel, elles peuvent finir par effectuer un nombre important d’heures supplémentaires. Or, celles-ci peuvent être annualisées dans les petites structures. Cette mesure ne permet pas aux salariées d’avoir une bonne vision sur les heures réalisées. Ainsi, ne serait-ce qu’en imposant que ces heures soient bien réglées au fil de l’eau plutôt qu’en régularisation annuelle, les aides à domicile bénéficieraient d’un complément de revenus régulier qui réglerait bien des problèmes du quotidien.

Malgré les contraintes du métier, des changements structurels amélioreraient leur quotidien.

Sous certains aspects, les conditions se sont même dégradées. Ceci est manifeste pour l’autonomie dans le travail. En effet, ces derniers années les dispositifs pour contrôler les heures de travail effectifs se sont multipliées. S’ils ont effectivement permis un meilleur suivi des heures supplémentaires, notamment dans les structures les plus importantes, il a été vécu comme une marque de défiance par le personnel. Cette mesure se fait dans certaines zones par smartphone. Cette innovation a exigé une forte capacité d’adaptation de certaines employées non préparées. Si des abus existaient certainement à la marge, ces mesures de contrôle généralisées apparaissent disproportionnées pour y remédier, là où quelques contrôles ciblés suffisaient. Alors qu’elles déclaraient bénéficier d’un fort degré d’autonomie dans leur travail4 en 2005, ce niveau se situe désormais en deçà de l’essentiel des professions. Ces mécanismes ont également donné le sentiment qu’on priorisait ainsi les actions de nettoyage au détriment de la partie contact du métier. En outre, il s’agit indéniablement d’un facteur de stress supplémentaire.

Dans leur rapport sur les métiers du lien, les députés François Ruffin et Bruno Bonnell font état d’autres difficultés. D’une part, ils reconnaissent que le temps de travail rémunéré ne correspond pas intégralement au temps travaillé. En effet, celui-ci ne prend pas suffisamment en compte les temps de préparation et de trajet. Seuls des barèmes d’indemnisation des frais de transport existent. Dans le plan de relance automobile, le gouvernement aurait aussi pu prévoir des dispositifs ciblés et plus généreux pour ces salariés qui font de nombreux déplacements. Ils pointent une seconde difficulté, lié au resserrement du temps de travail. Dans certains cas le temps d’intervention est réduit à un quart d’heure. Si ce temps est nettement insuffisant, la réduction du temps d’intervention peut s’entendre pour les situations les plus complexes. En effet, ceci permettrait des opérations par binôme pour les personnes les plus dépendantes. Cette solution est certes plus complexe en termes d’organisation. Néanmoins, elle permettrait de soulager la charge physique, pour la toilette des personnes les moins mobiles, et de rompre l’isolement propre à ce métier.

Un financement public qui devrait éviter les injustices

Le financement de l’aide à la dépendance en France. Source CNSA.

Le financement de ce secteur repose principalement sur des financements publics. Particulièrement complexe, ce financement fait intervenir des acteurs multiples : aides directes par les caisses de retraite, contribution centralisée de la CNSA, Aide personnalisée d’autonomie (APA) versée par les départements, crédits d’impôt, exonérations sociales et TVA réduite pour la prise en charge résiduelle. Il est difficile en conséquence d’avoir une évaluation complète du coût de ces financements. À titre d’illustration, la CNSA évaluait à 24 milliards d’euros ses dépenses en faveur des personnes âgées. Quant à la Cour des comptes, elle évaluait le total des exonérations fiscales et sociales à 6,05 milliards d’euros.

Il est nécessaire de réviser ce financement, pour anticiper les besoins à venir. En témoigne le versement de la prime Covid-19, décidée par l’État et dont la moitié du financement est renvoyée aux départements. La revalorisation des salaires apparaît comme une nécessité pour attirer de nouveaux collaborateurs. Or les dernières réformes ont conduit, sur un schéma libéral, à induire des objectifs de performance dans les conventions avec les organismes employeurs. Comme lors du plan Borloo, cette démarche tend à affaiblir les petites structures, en renchérissant leurs coûts d’intervention. Malgré le besoin de structuration, l’intervention de nombreux bénévoles au travers d’associations à but non lucratif permet clairement de limiter les coûts de fonctionnement. En outre, il ne nécessite pas de générer des bénéfices distribuables. Par ailleurs, l’éloignement des centres de décision du terrain contribue à dégrader effectivement la qualité du travail des intervenants.

Le financement public favorise les ménages les plus aisés sans garantir des conditions de travail acceptables.

Aujourd’hui, le mode de financement soulève deux injustices majeures. Tout d’abord, en s’appuyant sur un crédit d’impôt, versé a posteriori, il exclut une partie des ménages les plus fragiles. En effet, il est nécessaire de pré-financer l’aide de l’État ce qui implique de pouvoir fournir cette avance. En outre, les démarches peuvent s’avérer particulièrement complexes pour certaines familles. La seconde repose sur les conditions de travail de ces femmes. En engageant une véritable professionnalisation, l’État aurait dû s’intéresser également à la rémunération et à l’environnement de leur métier. À la place de cela, il laisse reposer la charge sur les structures employeuses. Compte-tenu de leur utilité et des besoins, ce métier du lien mérite mieux.


1 80% des employés – Graphique 3 – https://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/dares_analyses-metiers_du_nettoyage.pdf
2 Représentant 29 % des 1,9 M de salariés du ménage en 2017 – https://dares.travail-emploi.gouv.fr/dares-etudes-et-statistiques/etudes-et-syntheses/dares-analyses-dares-indicateurs-dares-resultats/article/les-metiers-du-nettoyage-quels-types-d-emploi-quelles-conditions-de-travail
3 À savoir l’ADMR (76 900 salariés/392 000 personnes aidées) et l’UNA (75 718 salariés)
4 Le score moyen est compris entre 0 et 4. Il est calculé en comptant un point pour chacun des critères suivants :
– le salarié choisit lui-même la façon d’atteindre les objectifs (plutôt que de recevoir des indications précises) ;
– il n’applique pas strictement les consignes (ou n’en reçoit pas) ;
– il n’a pas de délais, ou peut les modifier ;
– il règle lui-même les incidents, au moins dans certains cas.

La « loi de l’offre et de la demande » sert surtout à justifier les inégalités – Entretien avec David Cayla

Respecter la “loi de l’offre et de la demande”, “faire triompher la concurrence libre et non faussée”, “favoriser l’innovation”… Ces expressions sont désormais familières à tout un chacun, tant elles sont ressassées en boucle par des légions d’économistes et d’éditorialistes sur les chaînes de télévision. Elles sont constitutives de la vision du monde qui domine la sphère politico-médiatique : le néolibéralisme. Dans son nouveau livre, L’économie du réel face aux modèles trompeurs, David Cayla – Maître de conférences à l’Université d’Angers – s’attache à l’analyse et la déconstruction de ces concepts qui sont présentés comme des évidences incontestables. Il expose les fondements économiques, mais aussi anthropologiques et philosophiques du néolibéralisme, et la manière dont cette déclinaison du libéralisme s’est imposée comme la pensée dominante… jusqu’à exclure, comme non-scientifiques, toutes les conceptions divergentes de l’économie.


LVSL – Votre livre est consacré à la réfutation de la prétendue « loi de l’offre et de la demande ». Pouvez-vous rappeler à nos lecteurs en quoi consiste cette loi ?

David Cayla – Il faut d’abord rappeler que lorsqu’on évoque « la loi de l’offre et de la demande », personne ne sait exactement de quoi on parle. C’est le vrai problème de cette « loi » : on l’emploie sans arrêt, pour dire des choses qui sont souvent contradictoires. En fait, il n’y a pas « une » loi de l’offre et de la demande mais trois.

  • Il y a la loi de la demande : lorsque les prix augmentent, la demande diminue, et inversement.

  • Il y a la loi de l’offre, qui postule l’inverse : quand les prix augmentent, l’offre augmente, et inversement.

  • Il y a enfin la « loi de l’offre et de la demande » qui exprime la manière dont les prix varient. Selon cette troisième loi, lorsque l’offre est supérieure à la demande, les prix doivent baisser, et inversement les prix augmentent lorsque la demande est supérieure à l’offre.

On a donc deux lois qui décrivent les changements des quantités offertes et demandées, et une loi qui décrit la variation des prix. Le problème, c’est qu’en fonction des circonstances, on peut utiliser une loi ou l’autre. Imaginons que le prix des oranges augmente alors que la demande baisse ; les néoclassiques diront que la demande baisse parce que le prix des oranges augmente et estimeront que la loi de la demande est respectée. Mais si le prix des oranges avait baissé, et que la demande des oranges avait également baissé, alors les mêmes économistes auraient pu dire que le prix baisse parce que la demande a baissé. Autrement dit, quelles que soient les évolutions des prix et des quantités, ils ont toujours raison. La « loi de l’offre et de la demande » ne peut pas être invalidée par fait. C’est une loi qui, finalement, ne dit absolument rien. Cette loi ne parvient ni à décrire le réel, ni à prévoir ce qui arrivera. Je me suis amusé dans le livre à tenter de prédire la variation des prix des fruits et légumes d’après la « loi de l’offre et de la demande ». Bilan : c’est strictement impossible.

LVSL – En quoi est-ce important ? En quoi la croyance en cette loi est liée à la mise en place des politiques néolibérales ?

Pourquoi cette loi est-elle importante ? Il faut bien comprendre que derrière les prix, il y a les revenus. Le coeur des problèmes que l’on connaît actuellement, c’est celui du pouvoir d’achat et des inégalités considérables que l’on observe entre les professions. Entre l’intérimaire et le footballeur du PSG, il y a des rapports salariaux de 1 à 2000. Comment justifie-t-on ces écarts effarants de revenus ? Avec la loi du marché. Telle profession, tel footballeur est très demandé ; tel autre l’est moins. « Ceux qui ont réussi et ceux qui ne sont rien » pour emprunter une formule de notre président.

Les bas salaires sont le produit d’un marché du travail qui organise la concurrence et hiérarchise la valeur des uns et des autres. De même, la faillite d’un petit entrepreneur sera justifiée par son incapacité à vendre ses produits au « bon » prix. La « loi de l’offre et de la demande » permet de fixer un prix, que l’on désigne comme le prix « normal », le prix du marché. Cette normalité qui émane d’un marché impersonnel et immanent sert surtout à justifier les écarts de revenus entre les personnes. Car tous les prix sont à la fois des coûts et des revenus. Il en va de même pour le salaire qui n’est que le prix du travail. Dans cette représentation, nous sommes tous acheteurs et vendeurs. Aussi, la « loi de l’offre et de la demande » ne sert pas tant à expliquer quoi que ce soit, qu’à justifier les équilibres du système économique. C’est le marché et non l’État qui décide de la distribution des revenus. Pour les néolibéraux, laisser au marché le soin de déterminer la hiérarchie économique et sociale c’est rassurant. Pour beaucoup de gens, c’est effrayant.

LVSL – La “concurrence” est un concept largement mobilisé dans le discours économique et la théorie économique qui dominent. Vous jugez pourtant que c’est un concept flou, mal défini, et en dernière instance contradictoire. Pouvez-vous rappeler les principales apories auxquelles se heurtent ce concept ?

David Cayla – Les économistes utilisent depuis longtemps le concept de « concurrence » dans des acceptions parfois très différentes voire contradictoires.

Il y a d’abord la concurrence vue comme une structure du marché. Dans cette conception, on considère la concurrence comme parfaite lorsque les offreurs et demandeurs n’ont aucun pouvoir sur les prix. Les produits sont homogènes, l’information est parfaite, les modes de production sont les mêmes, les offreurs et les demandeurs sont très nombreux et n’ont aucune influence sur le marché. Dans le même temps, le discours dominant fait de la concurrence le moteur de l’économie – c’est une grande idée de Schumpeter –, dans la mesure où la concurrence favorise l’innovation, le dynamisme des entreprises, etc… Mais s’il y a de l’innovation, cela veut dire que les entreprises vendent des produits différents ; cela veut dire qu’elles ont des brevets ; or le brevet implique un monopole sur l’usage du produit. Le dynamisme de l’économie est donc lié à un pouvoir de marché, et donc à un certain pouvoir de monopole de la part des producteurs, qui décident donc de leurs prix. On voit bien qu’Apple décide de ses prix, et c’est en cela qu’elle est innovante. Cette seconde conception de la concurrence considère que la concurrence émane non de la structure du marché mais des comportements des entreprises et des entrepreneurs.

Or, ces conceptions de la concurrence sont donc contradictoires. La première théorie postule que la concurrence est parfaite lorsque les producteurs n’ont aucun pouvoir sur le marché ; l’autre que la concurrence émane des producteurs… ce qui implique un certain pouvoir de monopole et un certain contrôle du marché par les entreprises. Des économistes distingués comme Jean Tirole mélangent allègrement ces deux acceptions de la concurrence : pour eux, la concurrence favorise à la fois la baisse des prix, qui seraient fixés par le marché, et l’innovation… qui implique un pouvoir de marché, et donc un pouvoir de décider au moins en partie des prix. Autrement dit, on ne peut affirmer à la fois que la concurrence favorise l’innovation et fait baisser les prix. Si on veut être cohérent, c’est soit l’un, soit l’autre.

LVSL – Vous mentionnez à plusieurs reprises le rôle joué par les institutions européennes dans la promotion d’une économie néolibérale. Dans quelle mesure peut-on dire que l’Union Européenne est le produit de ce système de pensée que vous analysez ?

David Cayla – Les textes de lois de l’Union Européenne se donnent pour objectif de garantir la liberté des marchés, et de promouvoir à cette fin une « économie sociale de marché » (c’est l’expression consacrée). L’Union Européenne a entièrement intériorisé le paradigme ordolibéral, selon lequel le marché doit être renforcé via des politiques menées par les autorités indépendantes. Il y a d’ailleurs aujourd’hui une multitude d’institutions indépendantes régulatrices du marché, dont les plus puissantes sont les autorités chargées de veiller au respect de la concurrence. À l’échelle européenne, une administration entière y est consacrée sous l’égide de la danoise Margrethe Vestager, commissaire à la concurrence, dont la tâche est d’organiser le marché en condamnant Apple, par exemple, dont on a estimé qu’elle avait porté atteinte à la libre concurrence en bénéficiant d’une fiscalité trop faible.

L’ordolibéralisme n’est pas une théorie au sens d’une science économique ; c’est une construction intellectuelle visant à établir ce que doit être une bonne politique économique. Il y a une époque où l’on considérait que l’État devait se faire stratège, qu’il devait planifier et contrôler en partie la production, posséder des entreprises publiques, aider les filières privées à se développer… On était alors dans le cadre de l’État-planificateur qui se substituait au marché, car on considérait que ce dernier n’allait pas, de lui-même, allouer les ressources là où elles devaient l’être.

Aujourd’hui, dans le cadre de l’Union Européenne, toutes les aides d’État sont interdites et toutes les politiques étatiques de mise en œuvre d’une stratégie économique sont, de fait, interdites. On estime que c’est le libre marché qui doit déterminer où les ressources doivent être allouées. Le seul rôle de l’UE sera donc de veiller à ce que le marché se cantonne à son rôle d’allocation optimale des ressources. On interdit donc à l’État d’intervenir ex-post, mais on demande à des autorités indépendantes du pouvoir politique de créer les conditions de l’épanouissement du libre-marché.

LVSL – Compte-tenu de cela, une rupture avec le néolibéralisme est-elle possible sans rupture avec l’Union Européenne ?

David Cayla – Ma réponse sera courte ! Les textes fondateurs de l’Union Européenne sont profondément imbibés d’ordolibéralisme. On ne pourra pas transformer l’Union Européene en réécrivant ces textes fondateurs – surtout avec la règle qui prescrit que l’unanimité des États est nécessaire pour faire évoluer les traités européens.

J’irais plus loin. L’enjeu le plus important n’est pas de sortir de l’Union Européenne, c’est aussi de prendre conscience que le marché n’est pas toujours efficace, que d’autres instruments économiques sont possibles. Sans prise de conscience de ces éléments, sortir de l’Union Européenne ne sert à rien. Mener les mêmes politiques ordolibérales à échelle française ne mènerait à rien. La bataille que je mène est idéologique. Si on retrouve une souveraineté (monétaire, budgétaire, etc…), à quelles fins l’utilise-t-on ? Il faut donc d’abord délégitimer le discours néolibéral, qui veut que l’offre et la demande, autrement dit les forces du marché, doivent être le moteur unique de toute organisation sociale ; une fois que cette bataille sera remportée, le moyen de rompre avec cette économie sera effectivement la rupture avec l’Union Européenne.

LVSL – Vous en appelez justement, à la fin du livre, au refus de l’hégémonie néolibérale. Il y a, depuis une décennie en Europe, une nébuleuse que l’on qualifie de “populiste”, et qui porte en elle une rationalité qui est, dans une certaine mesure, anti-néolibérale. Le populisme (tel que l’entendent Mouffe et Laclau par exemple) et l’imaginaire qu’il mobilise (un imaginaire de suprématie du collectif sur l’individu, de mobilisation du peuple contre les élites, de conflictualité politique) peuvent-ils selon vous constituer la matrice d’un mouvement de résistance au néolibéralisme ?

David Cayla – Je pense que le populisme se nourrit de la frustration démocratique de nos sociétés. Cette frustration vient du fait que les élites proclament le droit des peuples à la souveraineté démocratique, mais excluent les questions économiques du champ de la délibération politique en raison de la philosophie néolibérale qui est la leur. On dit aux citoyens qu’ils sont libres et souverains mais qu’ils doivent accepter la marchandisation du travail, la mise en compétition avec le monde entier, les méthodes les plus déshumanisantes du nouveau management…

« Populisme » est un mot-valise, mais il y a une caractéristique qui les englobe tous : la promotion du volontarisme politique. C’est le cas en Italie, en Hongrie, en Espagne – « Podemos » veut dire « nous pouvons » en espagnol. Ces mouvements entendent rompre avec la doxa néolibérale caractérisée par l’axiome de Margaret Thatcher « il n’y a pas d’alternative » [There is no alternative, souvent contracté sous la forme TINA]. C’est cela qui explique le succès des populismes. Je pense que c’est une première étape ; la prise de conscience de la capacité du politique à exercer un contrôle sur l’économie est la grande question de notre temps. Mais la résolution de cette question ouvre une foule de questions nouvelles : lorsqu’on a compris qu’on peut faire, que fait-on, et que veut-on faire ? C’est pour moi la limite du populisme dans ses multiples formes actuelles : ceux qui votent Podemos, Orbán, Salvini ou M5S ne sont absolument pas d’accord entre eux quant aux objectifs politiques. Ils veulent tous renverser la table, mais ne s’accordent pas sur ce qu’il y a à reconstruire derrière.

LVSL – Vous évoquez la différence entre l’ancien libéralisme, celui du XIXème siècle, qui ne jure que par la liberté absolue du marché et la défiance à l’égard du politique, et le nouveau libéralisme, qui s’appuie au contraire sur le politique pour faire advenir des mécanismes de marché (et notamment la libre concurrence), qui seraient imparfaits sans cette intervention du pouvoir politique. Dardot et Laval (La nouvelle raison du monde) en font même un point de rupture fondamental entre l’ancien et le nouveau libéralisme. Pensez-vous qu’il est faux, pour cette raison, de parler d’un “retour au XIXème siècle” lorsqu’on tente de décrire la situation actuelle ?

David Cayla – En réalité, il y a trois libéralismes.

Le libéralisme classique, celui d’Adam Smith et du siècle des Lumières, mêle l’économie et le politique. Il prend à bras-le-corps la question de l’émancipation individuelle, et, pour cette raison, n’écarte absolument pas l’idée d’un interventionnisme dans l’économie : émanciper l’individu implique, par exemple, de l’éduquer. Adam Smith était un libéral selon cette acception : il n’était pas opposé à l’intervention de l’État, pour peu qu’elle soit émancipatrice.

L’ultralibéralisme est une seconde forme de libéralisme. Libertarienne, issue de l’école autrichienne [l’école autrichienne d’économie, dite « école de Vienne », compte notamment Friedrich Hayek et Ludwig von Mises parmi ses représentants], cette forme de libéralisme considère que l’intervention étatique est nuisible. Dans mon livre, je cite Milton Friedman, qui est l’un des nombreux héritiers de cette école (avec quelques nuances… sur le plan académique il adopte une méthodologie néoclassique). Friedman considère que la société n’existe pas, que seul l’individu constitue une réalité tangible. Cette forme de libéralisme extrait donc l’individu de la société, et prescrit donc de ne lui imposer aucune contrainte extérieure, car cela équivaut à une forme d’oppression.

Il y a un troisième libéralisme, l’ordolibéralisme, qui est à mon sens représenté aujourd’hui par Jean Tirole (même si lui-même ne se définit pas comme tel). Tirole estime qu’un système purement libéral, sans aucune intervention étatique, ne peut pas subsister ; la concurrence, en particulier, finit par disparaître, car les grandes entreprises écrasent les petites et imposent leur monopole. De même, il existe une imperfection de l’information qui peut conduire certains acteurs à détourner à leur profit les allocations du marché. Celui-ci doit donc être régulé… mais seulement en amont : les partisans de ce libéralisme excluent toute intervention ex-post, pour se cantonner à des inteventions ex-ante. Il faut donc confier à des autorités indépendantes le soin de réguler le capitalisme de marché pour faire en sorte qu’il fonctionne. Ces autorités hautement techniques – technocratiques, pourrait-on dire – sont indépendantes du suffrage universel. C’est typiquement l’idéologie qui domine l’Union Européenne, et qui vient de l’ordolibéralisme allemand. C’est aussi la vision du monde de Jean Tirole, qui est à mon sens l’héritier des ordolibéraux : il pense un marché qui ne fonctionne que lorsqu’il est encadré par un ensemble de règles pré-établies, décidées par des autorités indépendantes, et dans lesquelles l’État n’intervient jamais.

LVSL – Vous critiquez l’approche de l’économie qui est celle d’une majorité de néolibéraux, à savoir une approche “normative”, alors qu’elle devrait être, selon vous, “scientifique”. Vous qualifiez l’approche normative de l’économie “d’aveugle”, puisqu’elle consiste à plaquer une grille de lecture sur le réel, alors que l’approche scientifique devrait étudier le fait économique en lui-même. Mais est-il possible d’étudier le fait économique sans une grille de lecture qui structure notre perception ? Est-ce qu’une approche qui ne serait que scientifique sans être normative est concevable ?

David Cayla – Non. L’économie est une science normative par nature. On ne peut demander aux économistes de se comporter comme des physiciens, c’est-à-dire d’avoir une approche purement positive, de décrire les mécanismes du chômage sans en même temps tenter de proposer une solution. Mais tout ne peut pas être normatif, notamment dans une discipline comme l’économie. L’économie pose des questions fondamentales (comment augmente-t-on la richesse, comment la répartit-on?) auxquelles il faut bien apporter des réponses concrètes qui permettent de changer le quotidien des gens. À ce titre, l’économie ressemble à une science de l’ingénieur. L’ingénieur essaie de trouver des solutions, il est donc normatif ; pour autant il reste un scientifique. Là où cela devient problématique, c’est lorsqu’on devient tellement normatif que cela crée un biais dans les observations et les analyses. On finit par avoir des idées préconçues que l’on garde, même lorsqu’elles ne collent pas à la réalité. C’est le normatif qui mange le positif. Tout le problème est là : comment gère-t-on ces deux aspects, qui sont tous deux consubstantiels à l’économie. Il faut avoir une démarche normative à un certain stade, lorsqu’on pose les problèmes, mais elle doit toujours s’appuyer sur une analyse qui revient sans cesse à la description. C’est cette dimension que l’on a tendance à oublier : on finit par réinterpréter les faits à l’aune d’une approche normative à travers laquelle on considère la réalité ; à la fin, on ne sait même plus de quelle réalité on parle : s’agit-il d’une réalité imaginée, qui est interprétée et réinterprétée, ou d’une réalité factuelle?

L’autre problème en économie est que les faits sont très difficiles à caractériser. Prenons la question de l’offre et de la demande, par exemple : il est quasiment impossible de les quantifier clairement. D’où d’ailleurs la difficulté de « prouver » empiriquement la loi de l’offre et de la demande.

LVSL – On entend beaucoup parler de “gouvernance” dans le discours politico-médiatique dominant. Vous évoquez dans votre livre l’œuvre d’Alain Supiot, qui analyse ce glissement du “gouvernement” à la “gouvernance”. Pouvez-vous revenir sur la signification de cette mutation ?

David Cayla – Alain Supiot étudie la philosophie du droit et la manière dont celui-ci a évolué sous l’empire de la société néolibérale. Il constate qu’avant la société du tout-marché, le droit est un instrument régalien qui sert à commander les gens, à leur dire ce qu’ils doivent faire au nom de valeurs supérieures ; dans le cadre de ces sociétés organiques, les individus étaient sujets de droit. On est passé aujourd’hui à un système où le droit doit être efficace, et se soumettre à la loi du marché : le droit cesse d’être le grand ordonnateur pour s’intégrer à une logique économique. C’est dans ce contexte qu’apparaît la gouvernance, c’est-à-dire un droit qui va chercher à piloter les gens en construisant des systèmes incitatifs, et non plus à en faire des sujets. Le droit est donc soumis à un impératif de compétitivité : d’un pays à l’autre, on trouve des systèmes législatifs que l’on met en concurrence les uns avec les autres.

On passe d’un système vertical à un système plat : il n’y a plus de principe supérieur qui organise les choses selon un idéal de société. Dans le système du droit contemporain il n’y a plus d’autorité suprême ; tout le monde est confronté à un environnement marchand, et le but du droit est donc d’instaurer la compétitivité et la performance plutôt que d’instaurer une société idéale.

On en arrive à la « gouvernance par les nombres ». Les nombres deviennent des indicateurs de performance, qui vont justifier les règles de droit et leurs évolutions. Au lieu de considérer les règles de droit comme des moyens de faire advenir une société meilleure, on les met au service d’un impératif, celui du « Marché total », selon la formule d’Alain Supiot.