Télétravail : quand le capitalisme numérique menace les salariés

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Consacré par la pandémie du Covid-19, le recours à l’activité à distance, ou télétravail, interroge quant aux transformations contemporaines du monde du travail. L’engouement autour du télétravail et sa mise en œuvre, renouvelés à l’occasion du reconfinement, témoignent de la numérisation croissante de l’économie et de la société. Dans l’état, en l’absence d’accords individuels et collectifs encadrant juridiquement cette pratique, sa généralisation pourrait menacer les conditions de travail des salariés. De l’individualisation à l’aliénation des travailleurs, en passant par la crainte de la dérive marchande, l’expérimentation du télétravail présage des déboires de l’« accélération du capitalisme numérique » [1], favorisée par la crise sanitaire.


Avec le regain du nombre de contaminations au Covid-19 et le grand retour du confinement général, l’actualité de ces dernières semaines fut marquée par la confrontation autour du rétablissement provisoire de l’activité à distance, opposant Élisabeth Borne, ministre du Travail, aux représentants du patronat. Afin de freiner la seconde vague de l’épidémie, la ministre du Travail a affirmé que « chacun [devait] faire le maximum pour réduire sa présence sur [son] lieu de travail ». Elle a en ce sens exhorté les entreprises françaises à faire en sorte que « 100% des tâches télétravaillables [soient] télétravaillées ». De leur côté, les employeurs se sont montrés beaucoup plus frileux à appliquer les consignes gouvernementales, le non-respect de ces dernières n’étant pas assorti de sanctions. Si une partie du patronat s’est montrée très favorable à une extension du télétravail, la majorité des employeurs affirmait à la mi-novembre s’évertuer à trouver un point d’équilibre entre son rétablissement et le maintien de leur activité économique.

Près de la moitié des salariés pratiquant le télétravail régulièrement le font en dehors de tout accord individuel ou collectif.

Tandis qu’à l’Assemblé nationale, de la droite conservatrice à la gauche libérale, tous s’accordaient sur la nécessité d’encourager massivement le recours au télétravail par les entreprises, les organisations de salariés ont fini par tirer la sonnette d’alarme. Les syndicats s’inquiètent en effet de la généralisation d’une pratique encore trop peu encadrée et réclament des négociations interprofessionnelles sur la question. D’après un rapport de la DARES[2], datant d’octobre 2019, près de la moitié des salariés pratiquant le télétravail régulièrement le font en dehors de tout accord individuel ou collectif[3].

Les attentes et les craintes que peut aujourd’hui susciter le recours au télétravail invitent à porter un autre regard sur un procédé qui bouleverse les pratiques du monde professionnel. Pour le chercheur en sciences humaines et sociales Alexandre Largier, le télétravail doit être analysé à la fois comme un « projet politique », un « projet de mode vie » et un « projet managérial et organisationnel »[4]. Le télétravail, au vu des mutations socio-économiques qu’il induit, doit être abordé sous le prisme de sa capacité à transformer la société dans son ensemble, à modifier « les relations sociales, les échanges économiques, les organisations et les cultures ». Appliqué au monde de l’entreprise, le télétravail constitue un outil pouvant apporter flexibilité, hausse de la productivité et diminution des coûts. En somme, une hausse de la rentabilité et du profit, chère aux dirigeants et aux actionnaires. Dans de telles perspectives, le déploiement du télétravail n’est pas dénué de conséquences sur le réel et requiert une analyse critique de ses potentiels effets, notamment sur les conditions de travail des salariés.

La genèse et le développement du télétravail en France

Le concept de télétravail est un « vieux serpent de mer »[5] de la recherche en sciences humaines et sociales, qui ne fait l’objet d’aucune définition consensuelle. On peut néanmoins relever deux éléments de caractérisation concomitants : la distance géographique par rapport au lieu de travail et l’utilisation des nouvelles technologies d’information et de communication. En ce sens, le télétravail peut revêtir diverses formes organisationnelles, et le travail domicilié, sous un aspect moderne, représente l’une d’entre elles.

Le télétravail émerge dès les années 1950 aux États-Unis avec les travaux de Norbert Wiener sur la cybernétique et se diffuse progressivement à partir des années 1970 dans le sillage de la révolution numérique. Largier montre que l’essor du travail à distance ne représente à l’origine pas un enjeu en soi pour les États occidentaux, dans la mesure où il est davantage perçu comme « un moyen au service d’enjeux économiques nationaux », tels que la crise de l’emploi et les transformations de l’organisation sociospatiale du territoire. Le télétravail parvient à s’imposer au début des années 2000 au niveau européen mais ne fait son entrée dans le code du travail français qu’en 2012, qui le définit comme un travail effectué hors des locaux de l’employeur, « de façon régulière et volontaire » et s’inscrivant « dans le cadre d’un contrat de travail ou d’un avenant à celui-ci ».

L’estimation du pourcentage de télétravailleurs en France reste pourtant difficile. Dans un rapport rendu en septembre 2015 par Bruno Mettling à l’ancienne ministre du Travail, Myriam El Khomri, la part des télétravailleurs est estimée à près de 17%[6]. D’après une étude de l’Observatoire du télétravail, publiée la même année, la proportion de télétravailleurs ne dépasserait pas la barre des 2% si l’on s’en tient à la définition inscrite dans le code du travail, qui n’inclut pas le télétravail « non-formalisé »[7].

Alors que le ministère du Travail a récemment estimé à 30% la part des salariés susceptibles de travailler à distance[8] et que près de 49% d’entre eux se disent aujourd’hui favorables à l’expérimentation du dispositif[9], on peut légitimement s’interroger sur les raisons d’un tel succès, qui dépasse le simple cadre de la pandémie. Le travail à distance est ainsi principalement promu au regard des bénéfices, supposés ou avérés, que pourraient en tirer les travailleurs. On vante ainsi les mérites du télétravail au regard de l’économie de temps, engendrée par la suppression des trajets, et de l’amélioration globale des conditions de vie au travail, permise par une plus grande souplesse dans l’organisation quotidienne des salariés. En découle dès lors une représentation très optimiste, voire utopique du télétravail, comme permettant d’aboutir à « l’épanouissement du travailleur et de sa famille »[10] par une réduction des nuisances inhérentes à la société post-industrielle. Or, il semble impératif de sortir d’une vision si idéaliste du télétravail.

Individualisation, aliénation, dérive marchande : travailleurs en danger ?

Dans son rapport sur le lien entre télétravail et amélioration des conditions de travail des cadres, la DARES conclut que « les télétravailleurs ne sont ni plus ni moins satisfaits de leur travail que leurs collègues ». Elle déconstruit notamment le mythe, pour les travailleurs, d’une « meilleure conciliation avec leur vie personnelle », du fait de leur « tendance à pratiquer des horaires plus longs et atypiques ». La DARES va plus loin encore, en affirmant que les télétravailleurs ressentent « un sentiment d’insécurité économique » et présentent « des risques dépressifs » plus importants que la moyenne des salariés français. Dans ce cadre, comment ne pas prêter attention aux dérives qui pourraient accompagner la généralisation du télétravail ?

« Le télétravail risque de fragiliser le sens du collectif dans la cité », selon Pierre-Olivier Monteil.

La première d’entre elle est l’individualisation des travailleurs. Dans une société dont les réformes successives tendent déjà vers un affaiblissement de la logique syndicale, l’extension du télétravail pourrait venir à son tour saper le sens du collectif, aussi bien au sein de l’entreprise que dans le reste de la société. Pierre-Olivier Monteil, docteur en philosophie politique, analyse pour le média indépendant Philonomist les effets néfastes du télétravail[11]. Cette pratique reposerait selon lui sur le modèle de « l’individualisme connecté », entendu comme forme de sociabilité par écrans interposés, au travers de laquelle les travailleurs ne constitueraient plus qu’une nébuleuse d’individus indépendants, reliés entre eux ponctuellement par l’injonction aux contraintes entrepreneuriales. Basé sur un déni du corporel, des subtilités du langage non-verbal et plus largement des fondements de la sociabilité humaine, un tel modèle aboutirait d’une part à l’isolement du salarié par rapport à sa communauté de travail. « Atomisé », « éclaté »[12], ce dernier ne pourrait plus compter sur la cohésion et la solidarité professionnelle de ses pairs. D’autre part, bien au-delà du cadre de l’entreprise, Monteil craint que ce délitement du lien social n’aboutisse finalement à la destruction du « commun », de ce qui permet de faire société. Il affirme ainsi que : « le télétravail risque de fragiliser le sens du collectif dans la cité ».

Entre intrusion intimiste et phagocytage des moments dits « improductifs », le télétravail présente un risque certain pour le respect du temps de travail et du temps de repos quotidien des travailleurs.

L’autre crainte, c’est celle de l’aliénation des travailleurs. Ce concept est originellement utilisé par Karl Marx afin de décrire la dépossession, pour la classe ouvrière, du résultat de son travail par le patronat. Il s’entend plus largement comme une dénonciation de la dépossession de l’humanité même du travailleur, contraint de vendre son temps, son corps et son esprit. Plus largement, un travail peut être aujourd’hui considéré comme aliénant dès lors qu’il implique pour le salarié un contrôle difficile de ses conditions de travail. En ce sens, le télétravail peut apparaître comme une nouvelle forme d’aliénation dans la mesure où il se traduit par une reconfiguration officieuse et pernicieuse du temps et des conditions de travail, mais aussi qu’il implique une dilution de la séparation entre sphère privée et sphère professionnelle. Alors que l’ère industrielle reposait sur « l’imposition de limites spatiales et temporelles au travail », l’ère du tout numérique a quant à elle banalisé « l’incursion du travail dans l’espace privé »[13]. Entre intrusion intimiste et phagocytage des moments dits « improductifs », le télétravail présente un risque certain pour le respect du temps de travail et du temps de repos quotidien des travailleurs. Les débats que peuvent susciter sa généralisation remettent ainsi sur le devant de la scène l’enjeu du « droit à la déconnexion » pour le salarié. D’aucuns pourraient cependant répondre que le travail à distance renforce l’autonomie et la libre organisation du travailleur, rejetant dès lors la thèse de l’aliénation. Pourtant, quand bien même le télétravailleur parviendrait à échapper à la surveillance de sa hiérarchie, ce dernier aurait déjà suffisamment intériorisé les contraintes entrepreneuriales pour perpétuer sa situation de subordination[14].

Enfin, la généralisation du télétravail laisse craindre une possible dérive marchande de l’activité. Pour Largier, la « possibilité de travailler n’importe où et n’importe quand » ouvre la voie à la capacité de « faire travailler, partout et tout le temps ». Contribuant de fait à l’aliénation des travailleurs par une mise en compétition toujours accrue, cette dérive marchande laisse planer la menace d’une délocalisation à venir de certains emplois qualifiés, hors des frontières françaises et européennes[15].

En phase avec les principes néolibéraux, le télétravail et les menaces que fait peser cette pratique sur les travailleurs nous invitent finalement à prendre garde aux processus de restructuration de la société capitaliste. On notera ainsi que les vices et les vertus de la numérisation ont tendance à se confondre, dès lors qu’ils servent à légitimer le projet néolibéral et les politiques qui en découlent.


[1] « Daniel Cohen : le coronavirus, accélérateur du capitalisme numérique », Alternatives Economiques. URL : https://www.alternatives-economiques.fr/daniel-cohen-coronavirus-accelerateur-capitalisme-numerique/00092478.
[2] Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, rattachée au Ministère du Travail.
[3] DARES, Le télétravail permet‑il d’améliorer les conditions de travail des cadres ?, Insee Références, L’économie et la société à l’ère du numérique, octobre 2019.
[4] Largier Alexandre, « Le télétravail », Réseaux, 2001, no 106, no 2, pp. 201‑229.
[5] Delhaye R., Lobet-Maris C. et Van Bastelaer B., 1996 dans Largier Alexandre, 2001, pp. 201‑229.
[6] Metling Bruno, Transformation numérique et vie au travail, rapport ministériel, septembre 2015.
[7] « Le télétravail ne serait pas de 16% mais de seulement 2% », consulté le 22 novembre 2020, URL :  https://www.20minutes.fr/economie/1773155-20160125-teletravail-16-seulement-2.
[8] « Télétravail: ce qu’en retiennent les entreprises », Le Monde.fr, 17 mai 2020, consulté le 13 novembre 2020, URL : https://www.lemonde.fr/emploi/article/2020/05/17/coronavirus-le-teletravail-nouvel-ideal_6039941_1698637.html.
[9] Boucaud-Victoire Kévin, « Essor du télétravail : vers un éclatement des travailleurs et de la société », 13 mars 2020, consulté le 13 novembre 2020, URL :  https://www.marianne.net/economie/essor-du-teletravail-vers-un-eclatement-des-travailleurs-et-de-la-societe
[10] Largier Alexandre, 2001, pp. 201‑229.
[11] « Du nomade à la monade », consulté le 13 novembre 2020, URL :  https://www.philonomist.com/fr/article/du-nomade-la-monade.
[12] Boucaud-Victoire Kévin, 13 mars 2020.
[13] Rey Claudie et Sitnikoff Françoise, « Télétravail à domicile et nouveaux rapports au travail », Revue Interventions économiques. Papers in Political Economy, 1 juillet 2006, no 34, doi : 10.4000/interventionseconomiques.697.
[14] « Le télétravail : L’aliénation 2.0 ? », consulté le 29 novembre 2020, URL :  https://www.welcometothejungle.com/fr/articles/philo-boulot-teletravail-l-alienetation-2-0.
[15] « « Le télétravail creuse les inégalités entre les travailleurs, entre les sexes, entre les pays » », Le Monde.fr, 12 novembre 2020, consulté le 13 novembre 2020, URL : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/12/le-teletravail-creuse-les-inegalites-entre-les-travailleurs-entre-les-sexes-entre-les-pays_6059428_3232.html.

“L’entreprise privée ne doit plus se considérer comme en dehors de la sphère publique” – Entretien avec Maxime Blondeau

Maxime Blondeau est le fondateur du premier éco-syndicat de France, le Printemps écologique, qui entend faire pénétrer les revendications de l’écologie politique au cœur de l’entreprise. C’est en effet dans l’entreprise que le système productif – fondamentalement facteur de pollution – peut être transformé. L’objet d’un syndicat consiste à « défendre les intérêts matériels et moraux, individuels et collectifs de ses membres ». Le Printemps écologique souhaite élargir les compétences d’un élu syndical pour y inclure de nouveaux sujets : la mobilité, l’alimentation, la comptabilité, les indicateurs d’impact, le climat et la biodiversité – qui peuvent être inclus dans la définition précédente. Nous avons donc voulu approfondir cette démarche, en revenant également sur les impasses auxquelles fait face le monde syndical traditionnel.


 

LVSL Quel est l’intérêt de créer un syndicat écologique ? De quels constats êtes-vous parti pour le lancer ?

Maxime Blondeau – L’idée de construire un éco-syndicat est née en 2019 suite à la rencontre, un petit peu partout sur le territoire français et outre-mer, d’associations, d’ONG, et de salariés dans le secteur public et privé.

Nous sommes partis du constat que le principe même du dérèglement écologique se trouve dans l’appareil productif. C’est le contre-pied de l’idée que ce sont les consommateurs qui détiennent la clé de la transition, en tant qu’individus, par leurs pratiques et leurs comportements, en prenant leur vélo, en économisant l’eau et le carburant. Au contraire, nous pensons que l’individuation des problèmes sociaux et écologiques est une illusion. La responsabilité est collective : l’appareil productif contient dans son propre fonctionnement – sa forme, ses moyens et ses fins – le principe du dérèglement. Nous nous sommes donc concentrés sur une méthode visant à provoquer une transformation de l’appareil productif.

Au bout de plusieurs mois de travail, nous avons réalisé qu’il existait un moyen juridique de le faire : un syndicalisme réinventé, un système de représentation des intérêts des salariés au cœur même du travail. Nous l’avons appelé éco-syndicalisme : l’union des salariés pour accélérer la métamorphose de nos organisations vers un modèle plus résilient et plus juste.

LVSL – Pouvez-vous nous raconter la genèse de la construction du Printemps écologique ? Quel était son point de départ ? Combien étiez-vous à l’origine du projet ?

M.B. – On peut placer le point de départ en novembre 2018. À ce moment-là nous n’étions même pas structurés, nous n’avions pas d’organisations. Avec une dizaine de salarié.es de PME et de grandes entreprises, nous avons lancé une pétition en ligne : « Salariés pour le climat». En une semaine, nous avons reçu six cents réponses. Nous avons alors organisé des rencontres dans des cafés pour discuter, partager les ressentis. C’est à ce moment-là qu’on a pris conscience d’une immense aspiration. Il y a peut-être en France des millions de salariés tiraillés entre conscience professionnelle et responsabilité morale, convaincus de l’importance du problème, mais impuissants dans leur travail. Ces salariés se sentent seuls et ont besoin de se réunir pour chercher des solutions. Tout est parti de là.

Dans mon parcours professionnel, j’ai eu une expérience de responsable des ressources humaines dans une PME de taille moyenne. Fort de ce bagage, j’ai pu constater au bout de quelques semaines de rencontres que nous étions en train de mener une action de type syndicale, mais d’un genre nouveau.

J’ai donc proposé qu’on rassemble nos énergies autour de cette forme syndicale. Une partie de ces premiers salariés engagés et militants n’a pas suivi parce que l’idée du syndicat ne leur plaisait pas. Le terme a d’abord été jugé trop connoté, rattaché à toute une culture un peu désuète ou limitante. L’autre partie en revanche a estimé que les syndicats ont toujours joué un rôle majeur dans les grandes transformations socio-économiques ; leurs pratiques pouvaient être renouvelées, dépoussiérées, élargies, agrandies, renforcées. Avec ces pionniers, nous nous sommes posé la question en ces termes : peut-on intégrer la transition écologique dans le dialogue social ?

Quand nous avons réalisé que le droit nous permettait d’agir efficacement sur les structures, les choses se sont accélérées. On a rencontré des ONG, notamment France Nature Environnement, WWF, Greenpeace, des collectifs comme le Manifeste pour un réveil écologique, des associations de tailles variées, et on a vu que le projet séduisait : l’idée faisait son chemin grâce à la rencontre de salariés avec la société civile.

Juste avant le confinement, nous avons commencé à tenir des réunions publiques à Paris, à Lyon et à Bordeaux, avec une audience de trente, quarante, puis cinquante personnes. Pendant le confinement, nous avons continué à travailler à distance. Les premiers statuts ont été déposés à ce moment, à partir de mai 2020 : les premiers militants se sont dit « moi qui travaille dans la métallurgie, je dépose avec 5 de mes collègues les statuts du premier éco-syndicat dans la métallurgie ». De même dans le domaine du conseil, du commerce en ligne, de la culture et médias, la fonction publique, etc. Les premiers syndicats se sont construits comme cela.

En septembre, nous représentions trois à quatre mille sympathisants. On compte 200 salariés qui cotisent annuellement dans nos premiers syndicats. 60 ONG et associations ont décidé pendant l’été de soutenir notre appel du 8 octobre et de plus en plus de médias s’intéressent à notre initiative. On en est là.

LVSL – Est-ce qu’une personne qui adhère au Printemps écologique dispose, comme dans un syndicat classique, d’un service juridique pour l’épauler sur le volet de la protection sociale et salariale dans l’entreprise, ou laissez-vous celle-ci à d’autres ? Quel est votre champ d’action ?

M.B. – Un syndicat est une forme d’association très spécifique, régie par le Code du travail, dont la prérogative est le monopole de la signature des accords collectifs dans une entreprise : c’est le point central. Les ONG, associations, groupements, collectifs de salariés, n’ont pas la capacité juridique de signer un accord contraignant dans une entreprise.

Plus généralement, l’objet d’un syndicat consiste à « défendre les intérêts matériels et moraux, individuels et collectifs de ses membres ».

La mission du Printemps écologique, en tant qu’union de syndicats, consiste donc à agir sur l’ensemble du spectre des négociations collectives, ce qui inclut les questions de salaires, de protection sociale, de formation professionnelle ou d’assistance juridique. Mais notre projet consiste aussi à élargir les compétences d’un élu syndical pour y inclure de nouveaux sujets : la mobilité, l’alimentation, la comptabilité, les indicateurs d’impact, le climat et la biodiversité. En clair, nous allons non seulement intégrer tout le champ légal de la représentation syndicale dans notre cadre de pensée et d’action, mais en plus, nous allons porter de nouveaux sujets.

LVSL – À terme, d’ici deux ans, quel est votre objectif, idéalement ?

M.B. – Notre prochaine grande étape, ce sera début 2021 : la première assemblée fédérale. Tous les syndicats qui auront réussi à se constituer vont se rassembler en congrès, pour bâtir un socle commun de revendications.

Ce qu’il faut bien comprendre c’est que les élections professionnelles ont lieu en permanence dans les petites et moyennes entreprises, vraiment en permanence : chaque semaine, il y a des élections quelque part. Ce sont des cycles de quatre ans. Nous sommes dans un cycle qui a commencé le 1er janvier 2020, et qui se terminera le 31 décembre 2023, puis un nouveau cycle démarrera.

Notre objectif consiste à devenir représentatif au niveau national, cela veut dire atteindre 8% des scrutins comme les cinq grands syndicats emblématiques. On estime que ce sera très difficile d’atteindre ce niveau de représentativité dans le premier cycle, mais c’est ce qu’on vise pour la fin du deuxième cycle.  Compte tenu de la participation actuelle, il nous faudra recueillir 2 à 3% des voix des 25.5 millions de salariés en France; nous pensons pouvoir le faire.

LVSL – Par rapport à ces grands syndicats nationaux établis, quelle est la plus-value du Printemps écologique ? Quelles sont vos relations avec eux ? On observe que, tant du côté de la CGT que de celui de la CFDT, qui travaille déjà avec Nicolas Hulot, on a aussi des réflexions sur la transition écologique. Comment articulez-vous tout cela ? Quelle place voulez-vous occuper ?

M.B. – Le « Pacte du pouvoir de vivre » s’est lancé en mars 2019 autour de la CFDT, et « Plus jamais ça » s’est lancé en 2020, avec un certain nombre de représentants de la société civile comme Greenpeace, la CGT, Attac et d’autres syndicats importants. Pour nous, ces initiatives sont la preuve qu’un niveau de maturité est maintenant atteint sur la question de l’environnement. La prise de conscience devient suffisante pour que tous les acteurs et toutes les parties prenantes s’emparent de la question. C’est plutôt un très bon signe, et nous soutenons avec toute notre énergie le développement de ces initiatives.

Pour être francs, nous essayons de travailler avec eux : on toque à la porte de la CFDT, de la CGT, de Sud Solidaire et des autres pour se rencontrer et partager des idées. Aujourd’hui, c’est assez compliqué parce que nous sommes embryonnaires, on n’a pas encore suffisamment d’élus pour être reçus en grande pompe par ces syndicats. Mais on commence à discuter avec eux. Notre projet c’est de construire quelque chose ensemble. Dans un monde idéal, tous les syndicats s’uniraient demain et partageraient notre vision et notre projet. Si cela arrivait, ce serait fort !

Mais aujourd’hui, il y a encore une confusion entre environnementalisme et écologie dans les syndicats. Les élus syndicaux CGT, CFDT ou FO ne sont pas tous ouverts à ces sujets. La question écologique est encore traitée comme une externalité, ou au mieux comme un sujet parmi d’autres.  Est-ce que les syndicats historiques s’interrogent vraiment sur le productivisme ?  Oseraient-ils parler de décroissance sélective pour les filières polluantes ? Oseraient-ils anticiper la suppression nécessaire de certains emplois et se concentrer sur l’accompagnement juste des travailleurs vulnérables dans les filières polluantes ? Tous ces points – et il y en a d’autres –, doivent être mis sur la table. La question de l’emploi et de l’avenir de notre industrie est en jeu, et paradoxalement, la posture ultra défensive des syndicats historiques permet aux grands patrons de faire du chantage à l’emploi. Et cela bloque la conversion des modèles. Donc on va passer par des discussions, peut-être des coalitions ponctuelles, peut-être des conflits. Mais ça va se construire.

LVSL – Vous entrez dans la question climatique via l’entreprise, mais vous portez également un discours politique, dans le sens d’une vision de ce que devrait être le rôle de la puissance publique. Qu’est-ce que vous pensez de la Charte d’Amiens et de la séparation entre monde syndical et monde politique ? Est-ce que c’est également votre ambition de faire vivre une vision politique pour le pays au-delà de l’entreprise ?

M.B. – Nous respectons le Code du travail et la façon dont un syndicat se construit, c’est-à-dire indépendamment des partis politiques. Nous maintiendrons cette indépendance, jusqu’à ce qu’un jour, peut-être, cette obligation disparaisse. Peut-être. On verra… En tout cas aujourd’hui, on y est contraint, et cette règle a du bon parce qu’elle permet à un salarié de rester en dehors de la sphère politique tout en agissant au quotidien pour un projet de société.

Oui, nous portons un message politique, au sens large du terme, qui va s’exprimer dans les élections professionnelles. J’assume totalement l’idée qu’il y a un message politique parce qu’on a l’intention de questionner la relation entre l’entreprise privée et l’intérêt général. C’est un séisme juridique d’une certaine manière. L’entreprise privée ne doit plus se considérer comme en dehors de la sphère publique. Cela change tout et c’est une tendance lourde : réforme du code civil en France, B-corp entreprises à missions, etc.

Simplement, le Printemps écologique va beaucoup plus loin : nous représentons les salariés qui engagent la responsabilité collective de leur entreprise. Questionner au travail notre avenir commun, notre alimentation, nos choix technologiques, notre empreinte sociale et environnementale… permet au travailleur de défendre son propre intérêt, mais aussi de replacer son entreprise dans la société. J’assume l’idée qu’on est un syndicat avec une vision politique, une vision de transformation. Ce que l’on propose, c’est un syndicalisme offensif ou contributif. Un syndicalisme de proposition qui vise à transformer les modèles dans une direction qui correspond aux aspirations d’une part grandissante des Français. Cela vient en opposition à un syndicalisme plus défensif qui ne viserait plus qu’à défendre tant bien que mal, les acquis sociaux.

LVSL – Vous allez vous organiser en fédération, au sein de vingt-et-une branches. Cela vous permet de couvrir 96% des travailleurs français. Pour vous, la branche représente-t-elle une bonne échelle pour opérer la transition ? Par exemple, si je suis travailleur d’une centrale pétrochimique et que j’adhère à Printemps écologique, est-ce que vous allez pousser une réflexion au sein de cette branche-là pour la permuter entièrement vers des biocarburants ou autres ?

M.B. – Ce choix structurel s’explique par deux raisons : d’une part, il existe un espace de négociation très important et largement sous-estimé qui s’appelle les conventions collectives. Les branches définissent dans ce texte cosigné par les syndicats patronaux et salariés, les horaires de travail, les congés, etc. Aujourd’hui, ces conventions ne parlent pas du tout des questions écologiques et d’intérêt général, c’est un espace de négociation complètement vierge de ce côté-là, tout comme le Code du travail d’ailleurs.

Deuxièmement, pourquoi des branches ? Parce qu’un syndicat, avant d’avoir deux ans d’ancienneté, ne peut pas créer de section syndicale dans les entreprises. Nous déploierons le niveau « entreprise » d’un seul coup dans deux ans. À ce moment-là, un salarié déjà membre d’un syndicat de branche pourra déployer une section syndicale et se retrouver protégé en tant que RSS (Représentant de section syndicale), par exemple dans l’usine pétrochimique dont vous parlez, ou dans un établissement scolaire, ou dans une boîte du CAC 40. Dans deux ans, l’échelon entreprise se déploiera de façon très rapide, facilité en outre par notre étage « branche » solidement constitué.

Ensuite, je réponds à votre deuxième question : l’action. Comment agir, par exemple, dans une usine pétrochimique ? Vous choisissez là un cas extrême et particulier : une filière très polluante. Ce qui ne correspond pas à la majorité des 1.5 million d’entreprises que nous visons, notamment les petites et moyennes entreprises. Les manières d’agir évoluent avec le secteur et la forme du travail. Pour une usine pétrochimique, il y a un enjeu d’information, on l’a vu récemment avec Lafarge, avec le scandale du déversement de ciment ; on l’a vu aussi avec Orange, sur la 5G. Il y a des salariés dans ces structures-là qui sont venus nous demander comment exprimer leur désaccord, sous couvert d’anonymat. Dans les filières très polluantes, notre première mission consiste donc à accompagner les lanceurs d’alertes. Ça, c’est très important. Ça veut dire les protéger, leur permettre de s’exprimer, mais ne pas les exposer ou les mettre en danger. On voit bien que même sur des sujets comme la 5G, ou le déversement de ciment, ou la pollution de façon plus générale, un climat de peur et de menaces s’installe. Nous, on veut aussi attaquer la question du droit à la protection des lanceurs d’alerte. C’est la première manière d’agir.

La deuxième manière consiste à actionner des mécanismes de transformation par nos élus. Le CSE doit devenir un lieu de rencontre, de dialogue et de concertation. Parfois, nous serons sur un terrain inconnu où il va falloir créer du droit, mais les mécanismes de représentation permettent déjà de signer des accords collectifs. Près de 40.000 accords sont signés en France chaque année entre les employeurs et les salariés. Donc les mécanismes existent, seulement nous jugeons le champ de ces négociations trop étroit.

Prenons la question technologique. Nous estimons qu’elle ne peut se dissocier de la question sociale. Peut-on discuter aujourd’hui des choix technologiques dans l’entreprise ? Non. Pourtant, la question des orientations technologiques, du choix des matériaux, ou des outils dans lesquels on va investir collectivement, c’est une question qui devrait faire l’objet d’un débat interne, d’une représentation, d’une concertation et d’accords entre les employeurs et les salariés. Parce que l’impact des choix technologiques est gigantesque : je pense par exemple au groupe ENGIE qui a fait le choix d’importer du gaz de schiste. Les salariés ne sont pas d’accord avec ce choix stratégique, et ne savent pas comment le dire. On est là sur un champ qui est totalement vierge, celui de la technologie et du dialogue social. Les récentes polémiques « Je suis amish » avec la 5G, etc. nous posent la question de la relation entre la démocratie et la technologie. Comment impliquer les salariés sur ces questions ? Par les mécanismes de représentation.

Pour nous, la question écologique ne peut pas se départir du social et du technologique. Ce que l’on voit c’est qu’on ne peut pas régler la question écologique sans traiter la question de l’emploi et des choix technologiques. Voilà ce qui devrait, à notre avis, nourrir le dialogue social au XXIe siècle et faire l’objet d’accords par le biais des mécanismes existants.

LVSL – Comment fait-on pour rejoindre votre syndicat ?

M.B. – Toute personne qui s’intéresse à notre initiative et souhaite nous aider peut le faire très facilement sur le site www.printemps-ecologique.fr. Il est aussi possible de signer notre appel sur la page http://appel.printemps-ecologique.fr.

Aujourd’hui nous comptons près de 3000 sympathisants dans de nombreux territoires, avec des groupes locaux à Paris, Lyon, Bordeaux, Toulouse, Nantes, en Bretagne, à Marseille, à Nice ou à la Réunion. Nous appelons toutes les catégories socio professionnelles à se mobiliser et à nous rejoindre, non seulement les«» ouvriers et les cadres, mais aussi ceux qui forment près de 60% de la population active : les employés et les professions intermédiaires. Si nous voulons changer le cours de l’histoire en agissant au cœur du travail, c’est ensemble que nous ferons une différence !

Aides ménagères : les héroïnes oubliées

Les aides à domicile : un métier aussi indispensable que mal reconnu.

Les aides à domicile, héroïnes oubliées de la lutte contre le Covid-19, ont obtenu une prime exceptionnelle. Cette annonce vient corriger deux injustices. La première est celle de ne pas avoir été prioritaires dans l’accès au matériel de protection réservé principalement aux soignants. La seconde est de n’avoir pas été intégrées aux bénéficiaires de la prime Covid-19 destinée au personnel médical. Pourtant mobilisées pendant la crise, ces femmes, pour l’essentiel, assurent au quotidien un « métier du lien », en prenant soin de nos aînés. Bien que reposant principalement sur des financements publics, les conditions de travail restent difficiles, tant sur le plan physique que moral. Elles souffrent aussi de leur isolement et d’un manque de reconnaissance. Pourtant des mesures structurelles permettraient d’améliorer le travail de ces héroïnes du quotidien.


Il aura fallu attendre un mois pour que les auxiliaires de vie bénéficient elles-aussi de la prime Covid. Comme au cœur de la crise, celles-ci ont été traitées de façon secondaire, ce qui atteste du manque de considération pour ce métier. En témoigne, la sanction à l’encontre de l’inspecteur du travail qui avait alerté sur ce manque de moyens. Pourtant, celles-ci n’ont pas démérité. Elles ont poursuivi leur activité malgré les difficultés d’accès au matériel de protection et les risques encourus pour elles-mêmes et pour les personnes aidées. Les seules consignent reçues les incitaient à limiter leurs temps d’intervention aux seules tâches d’accompagnement des personnes. Leur mobilisation en pleine crise sanitaire a révélé leur isolement, alors qu’elles ont eu à affronter des situations particulièrement difficiles. Le gouvernement annonçait pourtant mi-juin, la création d’une branche autonomie de la Sécurité Sociale, comme un événement historique. Une occasion manquée d’améliorer le quotidien pour ces métiers qui font tant pour la dignité des autres, avec des mesures structurelles.

Invisibles et isolées dans la lutte contre la solitude

Invisibles. Telles sont les femmes pour l’essentiel1, qui interviennent dans ces métiers du lien. La crise sanitaire les a remises en lumière, ainsi que l’ensemble des métiers « indispensables » . Et pour cause. Depuis le plan Borloo de 2005 le secteur de l’aide à domicile a connu une forte expansion, accompagnant le vieillissement de la population. Tout un symbole de ce manque de reconnaissance, il est difficile d’obtenir une idée précise de leur nombre aujourd’hui, mais il dépasse les 550 000 salariées2. À titre d’illustration, les deux principales associations d’employeurs regroupaient 150 000 employées3, plus que l’essentiel des sociétés du CAC 40. Paradoxalement, il est plus aisé de connaître le nombre de bénéficiaires de leurs services, 767 000 personnes fin 2017. Ceci donne une idée de leur importance dans notre pays, tant pour les familles des salariées que pour celles des aidés. En particulier, ce métier est très prégnant dans les territoires ruraux où il peut représenter l’essentiel de l’emploi.

En réalité, c’est toute une profession qui arrive à maturité. Suscitant de rares vocations, elle reste une activité d’appoint pour des épouses d’indépendants (agriculteurs et artisans) ou bien au chômage et des mères de famille. Ce facteur se traduit par un travail à temps partiel, pour l’essentiel subi. Pourtant, depuis 15 ans, cette solution est devenue durable comme en témoigne leur ancienneté grandissante et une formation accrue. Dans le même temps, contrairement aux apparences, la moitié d’entre elles ont désormais plus de 50 ans. Elles sont plus aguerries, bénéficient de leur expérience, et savent pour l’essentiel qu’il s’agira d’un travail permanent. Ce qui explique des attentes et des revendications plus fortes.

Perception de leur métier par les professionnels du nettoyage – source : DARES

D’autant que le portrait est loin d’être complètement sombre. D’une part, l’expansion de ces métiers a permis à de nombreuses femmes de trouver une autonomie, y compris avec des niveaux qualifications différents. Même si le temps travaillé et les niveaux de salaires permettent difficilement d’assumer les charges de celles qui se trouvent, par la force des choses, cheffes de famille. Par ailleurs, il a permis d’intégrer ces femmes dans l’espace social, en les faisant intervenir auprès de leurs voisins, créant un véritable métier du lien. Elles en ont d’ailleurs bien conscience. Elle déclarent à 86 % percevoir l’utilité de leur rôle social, bien qu’à 50 % elles ne jugent pas leur travail particulièrement plaisant. Un sentiment conforté par les marques de reconnaissance, diverses, des personnes aidées et de leurs familles. C’est peu dire que ce métier tient pour l’essentiel au lien tissé avec les aidés. En ayant à l’esprit que notre pays compte 3,2 millions de retraités pouvant passer une journée entière sans contact. Enfin, compte-tenu de besoins quotidiens, le secteur est l’un des rares à recruter massivement en CDI.

Des conditions de travail qui doivent être améliorées

L’absence de visibilité n’a pas contribué à améliorer leurs conditions de travail. Isolées, dans leurs trajectoires comme dans leur quotidien, elles sont employées par des petites structures souvent associatives. Or ce métier est exigeant tant sur le plan physique que mental. En effet, il s’agit d’accompagner le vieillissement et de voir au quotidien la situation de certaines personnes se dégrader, jusqu’à leur décès dans certains cas. Les contraintes physiques liées au ménage ou aux soins se font de plus en plus sentir à mesure que le personnel avance en âge. Dans le même temps le métier impose de nombreuses contraintes organisationnelles. En effet, le métier a basculé d’aide ménagère à auxiliaire de vie, conduisant à accompagner d’avantage les personnes (préparation des repas, toilette…). Désormais, il leur faut gérer plusieurs niveaux de dépendance, et surtout être à l’écoute sans qu’il s’agisse là de l’essentiel du métier. À ce titre, les aides à domicile finissent par être le dernier maillon de la chaîne de soins, sans le statut médical qui l’accompagne. D’autant qu’intervenir pour s’occuper d’une personne dépendante chez elle peut s’avérer délicat. Par ailleurs, la présence quotidienne auprès des personnes âgées impose une cadence et des trajets récurrents qui sont moins sensibles pour le personnel d’EHPAD par exemple.

En revanche, ce cadencement mêlé à un fort ancrage local du métier, expose les salariées à une grande flexibilité, notamment pour palier le turnover ou l’absentéisme. Ces horaires, variables et non continus, peuvent affecter la vie de famille notamment. En outre, la tension sur les recrutements rend difficile la prise de congés pour le personnel. Ainsi, un meilleur niveau de personnel, et dans certains cas de structuration permettrait d’offrir plus de stabilité dans le temps de travail. Bien qu’à temps partiel, elles peuvent finir par effectuer un nombre important d’heures supplémentaires. Or, celles-ci peuvent être annualisées dans les petites structures. Cette mesure ne permet pas aux salariées d’avoir une bonne vision sur les heures réalisées. Ainsi, ne serait-ce qu’en imposant que ces heures soient bien réglées au fil de l’eau plutôt qu’en régularisation annuelle, les aides à domicile bénéficieraient d’un complément de revenus régulier qui réglerait bien des problèmes du quotidien.

Malgré les contraintes du métier, des changements structurels amélioreraient leur quotidien.

Sous certains aspects, les conditions se sont même dégradées. Ceci est manifeste pour l’autonomie dans le travail. En effet, ces derniers années les dispositifs pour contrôler les heures de travail effectifs se sont multipliées. S’ils ont effectivement permis un meilleur suivi des heures supplémentaires, notamment dans les structures les plus importantes, il a été vécu comme une marque de défiance par le personnel. Cette mesure se fait dans certaines zones par smartphone. Cette innovation a exigé une forte capacité d’adaptation de certaines employées non préparées. Si des abus existaient certainement à la marge, ces mesures de contrôle généralisées apparaissent disproportionnées pour y remédier, là où quelques contrôles ciblés suffisaient. Alors qu’elles déclaraient bénéficier d’un fort degré d’autonomie dans leur travail4 en 2005, ce niveau se situe désormais en deçà de l’essentiel des professions. Ces mécanismes ont également donné le sentiment qu’on priorisait ainsi les actions de nettoyage au détriment de la partie contact du métier. En outre, il s’agit indéniablement d’un facteur de stress supplémentaire.

Dans leur rapport sur les métiers du lien, les députés François Ruffin et Bruno Bonnell font état d’autres difficultés. D’une part, ils reconnaissent que le temps de travail rémunéré ne correspond pas intégralement au temps travaillé. En effet, celui-ci ne prend pas suffisamment en compte les temps de préparation et de trajet. Seuls des barèmes d’indemnisation des frais de transport existent. Dans le plan de relance automobile, le gouvernement aurait aussi pu prévoir des dispositifs ciblés et plus généreux pour ces salariés qui font de nombreux déplacements. Ils pointent une seconde difficulté, lié au resserrement du temps de travail. Dans certains cas le temps d’intervention est réduit à un quart d’heure. Si ce temps est nettement insuffisant, la réduction du temps d’intervention peut s’entendre pour les situations les plus complexes. En effet, ceci permettrait des opérations par binôme pour les personnes les plus dépendantes. Cette solution est certes plus complexe en termes d’organisation. Néanmoins, elle permettrait de soulager la charge physique, pour la toilette des personnes les moins mobiles, et de rompre l’isolement propre à ce métier.

Un financement public qui devrait éviter les injustices

Le financement de l’aide à la dépendance en France. Source CNSA.

Le financement de ce secteur repose principalement sur des financements publics. Particulièrement complexe, ce financement fait intervenir des acteurs multiples : aides directes par les caisses de retraite, contribution centralisée de la CNSA, Aide personnalisée d’autonomie (APA) versée par les départements, crédits d’impôt, exonérations sociales et TVA réduite pour la prise en charge résiduelle. Il est difficile en conséquence d’avoir une évaluation complète du coût de ces financements. À titre d’illustration, la CNSA évaluait à 24 milliards d’euros ses dépenses en faveur des personnes âgées. Quant à la Cour des comptes, elle évaluait le total des exonérations fiscales et sociales à 6,05 milliards d’euros.

Il est nécessaire de réviser ce financement, pour anticiper les besoins à venir. En témoigne le versement de la prime Covid-19, décidée par l’État et dont la moitié du financement est renvoyée aux départements. La revalorisation des salaires apparaît comme une nécessité pour attirer de nouveaux collaborateurs. Or les dernières réformes ont conduit, sur un schéma libéral, à induire des objectifs de performance dans les conventions avec les organismes employeurs. Comme lors du plan Borloo, cette démarche tend à affaiblir les petites structures, en renchérissant leurs coûts d’intervention. Malgré le besoin de structuration, l’intervention de nombreux bénévoles au travers d’associations à but non lucratif permet clairement de limiter les coûts de fonctionnement. En outre, il ne nécessite pas de générer des bénéfices distribuables. Par ailleurs, l’éloignement des centres de décision du terrain contribue à dégrader effectivement la qualité du travail des intervenants.

Le financement public favorise les ménages les plus aisés sans garantir des conditions de travail acceptables.

Aujourd’hui, le mode de financement soulève deux injustices majeures. Tout d’abord, en s’appuyant sur un crédit d’impôt, versé a posteriori, il exclut une partie des ménages les plus fragiles. En effet, il est nécessaire de pré-financer l’aide de l’État ce qui implique de pouvoir fournir cette avance. En outre, les démarches peuvent s’avérer particulièrement complexes pour certaines familles. La seconde repose sur les conditions de travail de ces femmes. En engageant une véritable professionnalisation, l’État aurait dû s’intéresser également à la rémunération et à l’environnement de leur métier. À la place de cela, il laisse reposer la charge sur les structures employeuses. Compte-tenu de leur utilité et des besoins, ce métier du lien mérite mieux.


1 80% des employés – Graphique 3 – https://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/dares_analyses-metiers_du_nettoyage.pdf
2 Représentant 29 % des 1,9 M de salariés du ménage en 2017 – https://dares.travail-emploi.gouv.fr/dares-etudes-et-statistiques/etudes-et-syntheses/dares-analyses-dares-indicateurs-dares-resultats/article/les-metiers-du-nettoyage-quels-types-d-emploi-quelles-conditions-de-travail
3 À savoir l’ADMR (76 900 salariés/392 000 personnes aidées) et l’UNA (75 718 salariés)
4 Le score moyen est compris entre 0 et 4. Il est calculé en comptant un point pour chacun des critères suivants :
– le salarié choisit lui-même la façon d’atteindre les objectifs (plutôt que de recevoir des indications précises) ;
– il n’applique pas strictement les consignes (ou n’en reçoit pas) ;
– il n’a pas de délais, ou peut les modifier ;
– il règle lui-même les incidents, au moins dans certains cas.