Contre les féodalités du médicament, nationalisons Sanofi !

© Joseph Edouard pour LVSL

Obsédé par sa performance en bourse, Sanofi va vendre sa filiale Opella, qui produit notamment le Doliprane, à un fonds d’investissement américain. Une opération financière qui s’ajoute à une longue liste de fermetures de sites de production et de recherche en France, ainsi que d’abandon de certains médicaments pour favoriser d’autres traitements plus rentables. Alors que l’entreprise bénéficie pleinement de l’argent public via la Sécurité sociale et le Crédit impôt recherche et a un rôle stratégique pour la souveraineté sanitaire française, le gouvernement laisse faire. Le député France insoumise – NFP Hadrien Clouet propose au contraire de nationaliser Sanofi, afin de créer un pôle public du médicament répondant aux besoins des Français. Tribune.

Avant de devenir cette société de chimie financiarisée que nous connaissons, Sanofi est une véritable entreprise de production et de recherche. Créée en 1973 par la société nationale publique d’extraction pétrolière ELF sous le nom d’Omnium Financier Aquitaine pour l’Hygiène et la Santé, Sanofi est le résultat de décennies d’investissement public et de profits pétroliers, désormais orientés vers une diversification en direction du pharmaceutique. Si elle ne compte alors qu’une poignée de salariés, la filiale Sanofi consiste en une « structure d’accueil à fins de concentration » [1] qui rachète tous azimuts, du laboratoire Michel Robilliart ou Choay, jusqu’à Roger & Gallet et Ceva, en passant par Clin-Midy Industries ou un tiers de l’Institut Pasteur [2]. Pas moins de 120 sociétés sont ainsi regroupées en 1980. Il s’agit alors de concevoir un pôle public industriel puissant, notamment autour des vaccins produits par l’Institut Pasteur, financé par des subventions, des donations et des souscriptions publiques, où un pôle lucratif finance les activités non-lucratives. Le chiffre d’affaires passe d’1,5 milliard de francs à 16 milliards en une décennie, de 1976 à 1986. Cette accumulation primitive a reposé sur la création de nombreux emplois, passant de 10 postes à 16.000, et une dynamique de recherche atteignant 20% des ventes pharmaceutiques.

Depuis la privatisation, des activités abandonnées pour gonfler les profits

Lors de la privatisation de 1994, la logique de recherche est abandonnée au profit d’une triple dynamique de croissance, d’acquisitions financières et d’internationalisation de l’activité. Dans les années suivantes, Sanofi disloque ses départements de recherche et développement précoce (consacré aux molécules innovantes) en ciblant successivement le diabète, le cardiovasculaire et l’oncologie. Bilan : 3000 emplois supprimés depuis 2006. Et ce, au seul profit des études cliniques en phase avancée et des maladies lucratives, seule préoccupation sérieuse de « Sanofi Pasteur ». Conséquence professionnelle : une chercheuse spécialisée dans les maladies infectieuses sera transférée vers le département… chargé de compiler les événements indésirables dans les cas de cancer. Les qualifications constituent la variable d’ajustement.

D’où le délaissement de certaines percées internes au profit de l’association avec un laboratoire concurrent visant le marché mondial, à l’instar du vaccin contre les infections à pneumocoque (pneumonie, méningite…) conduit avec le laboratoire sud-coréen SK Chemicals. Quoiqu’il en soit, on arrive alors à une contradiction insurmontable : si l’on abandonne l’étape de la recherche précoce, on sacrifie la diversité des molécules à placer sur le marché, d’où la seule option viable de la financiarisation et des opérations d’achat-vente. Dès lors, les financiers remplacent les entrepreneurs dans le conseil d’administration.

Lors de la privatisation de 1994, la logique de recherche est abandonnée au profit d’une triple dynamique de croissance, d’acquisitions financières et d’internationalisation de l’activité.

En conséquence, comme la plupart des industries pharmaceutiques, Sanofi a entamé la grande transhumance actionnariale, en abandonnant les génériques et les médicaments sans ordonnance pour ne plus se consacrer qu’aux spécialités ultra-lucratives sous brevet pendant plusieurs décennies. Ils tiennent les manettes de l’inflation pharmaceutique, sauf quand un gouvernement leur tient tête et mobilise la licence d’office, au risque de rétorsions vigoureuses devant les tribunaux ou d’embargo informel sur le marché national. Car dans le marché actuel, les laboratoires « d’innovation » déclarent 10% d’excédent brut d’exploitation, contre moitié moins chez les génériqueurs. Opella, filiale produisant notamment le Doliprane, est la queue de comète de ce processus, et la preuve que l’égalisation des taux de profit (ceux qui placent du capital vont là où la rentabilité est élevée, ce qui la fait baisser par la demande excessive, conduisant à rendre un concurrent plus attractif) est incapable d’assurer la fabrication rationnelle des molécules les plus demandées par la pharmacopée et se solde par des pénuries chroniques.

Sanofi fait désormais partie des 10 plus grands laboratoires pharmaceutiques du monde. Avec un bénéfice net important de 5,4 milliards d’euros en 2023… dont 80% sont redistribués (ou plutôt gaspillés) auprès des actionnaires. Le dividende a doublé depuis 2007 (avec 4 milliards d’euros versés en plein Covid-19 !), tandis que le PDG perçoit 112 fois le salaire moyen du personnel. Cette explosion du revenu des actionnaires et des dirigeants choque même l’ex-PDG Jean-François Dehecq, en témoigne son intervention dans l’émission Cash Investigation diffusée le 3 mars 2015 sur France 2. Les producteurs de médicaments rêvent aujourd’hui de faire côter l’entreprise à la bourse de New York.

Une société sous perfusion d’argent français mais tournée vers les Etats-Unis

Or, ce fonctionnement nous coûte désormais très cher. Cette entreprise a bénéficié durant de nombreuses années du financement initial de l’Etat. Ensuite, l’absence de transparence dans les prix des médicaments lui permet de dissimuler le coût réel de la production et de la R&D : les prix sont gonflés, mais l’assurance maladie rembourse… Ces deux coûts peuvent en outre être très largement surestimés par les sociétés. Dans une première hypothèse, le coût de production est artificiellement relevé. Par exemple, un principe actif conçu en France et livré pour conditionnement à une usine en France… peut être acheté à la branche suisse de Sanofi pour un prix élevé, donc refacturé à la Sécurité sociale en l’intégrant au coût de développement déclaré du produit, en plus de déclarer fiscalement sur place [3]. Dans une seconde hypothèse, la recherche et le développement sur le principe actif ont été effectués par des entreprises publiques (à l’instar de l’Inserm), mais sans intégrer ces aides au prix de vente. Non content de ces bénéfices records à moindre coût, le géant pharmaceutique a été récemment condamné pour avoir mis en place des mécanismes visant à discréditer le générique de leur médicament phare, le Plavix.

S’y ajoutent les subventions opaques et discrétionnaires. Prenons le Crédit impôt recherche (CIR), inventé en 1983, stabilisé en 2004 et étendu en dépit de la dénonciation régulière des abus auquel il donne prise. Concrètement, le CIR autorise les entreprises à déduire fiscalement une partie de leurs dépenses de R&D (30% sous la barre des 100 millions d’euros, 5% au-dessus). Mais les rapports se suivent et se ressemblent : cette dépense de 6 milliards d’euros par an est totalement indépendante de l’investissement des entreprises bénéficiaires dans la recherche [4]. Elle s’apparente à un pur effet d’aubaine, dans la mesure où les bénéficiaires auraient de toute façon investi dans la recherche et n’accroissent pas leur investissement en rapport avec ce versement. Sanofi est un cas d’école, puisque le CIR lui octroie 150 millions d’euros par an, soit 7% de prise en charge publique de sa R&D totale… qui est pourtant démantelée ! Outre les 3000 postes supprimés déjà mentionnés, on peut se rappeler de cette pantalonnade du vaccin contre la Covid-19 : incapable de produire son propre vaccin en interne, ou d’identifier des partenaires solides dans l’écosystème des start-ups, Sanofi avait même le projet de réserver la primeur du vaccin aux Etats-Unis… qui avaient financé les essais précliniques avec de l’argent public.

Cette société présentée comme française est devenue anglo-saxonne dans ses marchés et son territoire d’activité, en particulier depuis septembre 2019, avec l’accession à sa tête du PDG britannique Paul Hudson, dont le recrutement était justifié par sa connaissance du marché étasunien.

Car cette société présentée comme française est devenue anglo-saxonne dans ses marchés et son territoire d’activité, en particulier depuis septembre 2019, avec l’accession à sa tête du PDG britannique Paul Hudson, dont le recrutement était seulement justifié par sa connaissance du marché étasunien (son CV comprend notamment les groupes AstraZeneca ou Novartis), témoignant d’une stratégie d’extraversion accentuée. Un mois plus tard, Sanofi inaugure sa première usine digitale… à Boston. Un choix consistant à s’inscrire dans un écosystème de recherche étasunien sous l’ombre de son acquisition Genzyme et à deux pas du MIT ou d’Harvard. Mais, surtout, Sanofi se détourne de la conception et de l’alimentation d’un tel écosystème en France, traditionnellement plutôt inscrit à Lyon et Paris au milieu des pôles universitaires [5]. Au lieu d’amplifier les dépenses publiques en R&D, elle s’en détourne. L’inverse de ce que pratiquent les pays à fort investissement dans le domaine, comme l’Autriche ou les pays scandinaves.

Un tel tournant culmine avec le passage d’Opella sous pavillon étasunien, avec la bénédiction du conseil d’administration et au terme d’arrangements douteux avec le fonds capitalistique CD&R – qui verse 200 millions de dollars à la directrice sabordant sa société et s’est adjoint les services d’un membre du CA de Sanofi pour conduire l’opération. Loin de relever d’une lubie immédiate, la séparation d’Opella est un vieux projet, qui remonte à 2019 – toujours l’arrivée de Paul Hudson – lorsque la maison-mère Sanofi lance une restructuration interne de la filiale. Elle est séparée de la maison-mère et perd la moitié des sites de production, pour se concentrer exclusivement en France, au Japon, au Brésil, en Hongrie et aux Etats-Unis. Afin d’accroître la valeur strictement boursière, le groupe achète et lui adjoint Qunol, une société étasunienne positionnée sur le marché qui connaît la plus vive croissance aux Etats-Unis, soit la gamme des vitamines, minéraux et suppléments.

La liquidation d’Opella, après EuroAPI, vise ainsi à éliminer toute la chimie de synthèse, soit 95% de la production médicamenteuse. Bien sûr que ces sites sont rentables, mais ils empêchent d’atteindre la cible de 30% de rentabilité ! Les gagnants principaux, en dehors des actionnaires d’Opella ? Les banques d’affaires, qui sont 29 à prendre leur part aux opérations, certaines dans le conseil, d’autres pour financer le plus gros LBO (rachat par effet de levier, opération de rachat reposant principalement sur l’emprunt, ndlr) de l’année en France.

La nécessité d’une nationalisation

En somme, on ne peut pas continuer à dilapider l’argent public et tolérer des décisions irrationnelles et coûteuses pour le plus grand nombre. Puisque la direction se moque des contreparties au nom d’une gestion court-termiste de ses actifs rivée sur les cours boursiers, prendre le contrôle n’est qu’un retour sur investissement – on le sait bien chez moi, à Toulouse, où le centre de recherche a été sabordé et liquidé par la direction. Des licenciements aux regroupements, des restructurations aux fermetures, des ventes de fleurons aux investissements dictés par la rentabilité, il est clair que seule la puissance publique est en capacité d’imposer une planification sérieuse de la production de médicaments, en partant des besoins.

Seule la puissance publique est en capacité d’imposer une planification sérieuse de la production de médicaments, en partant des besoins.

Car les collectifs de travailleurs à Sanofi ont des capacités immenses, actuellement freinées ou sabotées par la direction. D’où l’importance de leur donner une voix directe sur les grands choix de l’entreprise. Ils savent produire, connaissent les délais réels des projets et leurs syndicats travaillent en lien étroit avec les associations et les collectifs de malades. Ne sont-ils pas mieux placés pour hiérarchiser les priorités et allouer les moyens, qu’un PDG qui est prêt à sacrifier la production de dizaines de médicaments efficaces, des milliers de postes et des branches entières de sa filiale pour quelques milliards de dollars ? Bien sûr, ce PDG est doué pour gonfler la valeur actionnariale. Mais les malades doivent passer avant les actionnaires – et beaucoup d’actionnaires tomberont un jour malade, donc ils pourraient soutenir la nationalisation par strict égoïsme glacé !

Hadrien Clouet, député France insoumise -NFP de la 1ère circonscription de Haute-Garonne. © Gérald Garitan

Dès lors, appuyée sur la puissance publique, Sanofi sera en capacité de retrouver le temps long. Aujourd’hui, pour trancher entre deux projets, le board de Sanofi se contente du taux de profit prévisionnel du produit et de sa durée avant commercialisation. Exemple : avec son projet baptisé “Play to win”, Sanofi a abandonné la recherche et la production de médicaments contre certaines pathologies cardiovasculaires, neurologiques (dont la maladie d’Alzheimer qui touche près d’un million de personnes en France) mais aussi les anti-infectieux pour des raisons de rentabilité financière. La puissance publique, elle, est en capacité de raisonner sur les coûts à l’échelle d’un pays entier, réalisant que les superprofits de Sanofi sont les déficits de la Sécurité sociale, ce qui la débarrasse de l’obsession de la marge nette de l’entreprise.

Le marché est ainsi en échec total sur le sujet du médicament. En juin 2023, Emmanuel Macron avait annoncé un plan de relocalisation de 450 médicaments, suite aux ruptures d’approvisionnement de l’hiver précédent. Celles-ci ont-elles disparu ? Pas le moins du monde. Le Praluent, médicament de Sanofi contre les problèmes de cholestérol, est en tension et l’Icatibant contre les oedèmes de Quinck vient juste de passer en rupture de stock. Pourtant, à chaque fois que l’opportunité advient de constituer un pôle public du médicament, le gouvernement fait des sauts périlleux arrière pour empêcher cette solution immédiate. Il préfère se livrer au marché… alors que le marché n’en veut pas. Car le bilan de ces relocalisations de médicaments est nul et non avenu. Sur les 531 projets de relocalisation, seuls 15 concernent des principes actifs de santé (pilule contraceptive, actifs naturels…) et moins de 10 des médicaments [6]. Il a même fallu passer outre les notations négatives de BPIFrance pour donner suite ! Seuls les dispositifs médicaux attirent du capital privé (pour des aiguilles chirurgicales, des aérosols ou des filtres à poche de transfusion). Allons-nous rester les bras ballants, à brûler des cierges en espérant qu’un capitaliste relocalise accidentellement nos boîtes de médicaments ?

La propriété publique de la production médicamenteuse sonnerait la fin du racket généralisé.

En outre, la propriété publique de la production de médicaments résout l’hostilité farouche du secteur à toute transparence. La chaîne de valeur sera enfin connue ! Avantage de taille, qui permettra de négocier chiffres à la main les prix publics des médicaments à partir des coûts réels de ces lignes de production. C’est la fin du racket généralisé. Prenons le cas du Lantus, un produit essentiel de Sanofi, qui lui a rapporté plus de 50 milliards d’euros de chiffre d’affaires depuis 2004, pour un stylo injectable à 5 cartouches vendu 38€. A quel titre ? Combien a investi Sanofi en recherche ou en frais de production ? On n’en saura rien… mais on sait que le stylo est une découverte de la recherche publique étasunienne, et que l’insuline des cartouches a été payée 1€ symbolique à ses découvreurs qui l’ont offerte à l’humanité. Où vont donc les 38€ ? La propriété publique nous le dira.

On entend déjà hurler certains fondés de pouvoir des conseils d’administration (aussi appelés « députés macronistes ») quant au prix de l’opération. Bien sûr, on peut discuter des modalités précises du contrôle… tout cela est de la tuyauterie terminale. L’enjeu est la prise de pouvoir collectif sur le producteur pharmaceutique principal du pays. La capitalisation boursière de la société dépasse effectivement les 100 milliards d’euros. Mais ce prix fictif est largement modulable au cours des débats parlementaires, en fonction de l’ampleur de la montée au capital, du périmètre finalement conservé, du rythme des acquisitions (veut-on construire autour d’une ou deux entités pour ensuite monter sur le reste ?). Mais quoiqu’il en soit, la rentabilité de l’entreprise jointe aux dépenses publiques économisées rembourserait en quelques années le prix même de la nationalisation ! Si nous en arrivons à ce niveau de discussion, c’est que nous avons déjà gagné les consciences.

Notes :

[1] François Chesnais, « L’industrie pharmaceutique dans la crise », Revue d’économie industrielle, 1985, vol. 31, p. 95.

[2] L’affaire Labaz, Courrier hebdomadaire du CRISP, 21/12/1979.

[3] Olivier Gros, « Médicaments, trou de la sécu et loi du marché ». Revue Projet, 2016/2 N° 351, 2016. p.83-89.

[4] « Évaluation du crédit d’impôt recherche », avis de la Commission nationale d’évaluation des politiques d’innovation, France Stratégie, Paris, juin 2021.

[5] Jacques Bonnet, “De Rhône-Poulenc à Sanofi-Aventis : intérêts régionaux et logiques mondiales”, L’Information Géographique, 69-2, 2005, p. 117-131.

[6] Cour des comptes, Le dispositif de relocalisations sectorielles du plan de relance, S-2023-1160.


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Vaccins : la faillite des industriels et laboratoires privés

Vaccin contre le COVID-19. © Daniel Schludi – Unsplash

Un mois après les premières vaccinations, l’objectif d’un million de vaccinations (et non de vaccinés puisque la vaccination comporte deux injections) a été atteint. Pourtant, l’ambiance, au gouvernement comme dans la population, n’est pas aux réjouissances. Face à la pénurie et aux risques des variants émergents, les industriels peinent à réaliser leurs promesses. Le moment ne serait-il pas venu pour les gouvernants de privilégier la santé publique au profit privé ?

Inutile de revenir trop longuement sur les échecs successifs qui ont rythmé la gestion de la crise sanitaire en France, concernant les masques, les tests, et le traçage. On peut maintenant y ajouter les vaccins. Certes, et comme aime à le faire Jean Castex, on pourrait se rassurer en rappelant que nous ne sommes pas les mauvais élèves de l’Europe en terme de mortalité. Mais ce serait oublier que l’Europe souffre avant tout de la comparaison avec les pays d’Asie. Au rebours des leaders européens, les dirigeants asiatiques, marqués par l’épidémie de SARS au début des années 2000, ont choisi dès le début de la pandémie une stratégie « zéro covid » agressive. Au 1er février 2021, la France compte plus de 70 000 morts, pour 1424 en Corée du Sud, 909 en Australie, 77 en Thaïlande, 35 au Vietnam. En application de cette stratégie, l’Australie n’a pas peur de déclarer un confinement de trois jours au moindre cas de Covid-19.

Faute de volonté politique, de planification, de moyens techniques et humains, mais aussi par dogmatisme en refusant jusqu’à peu de contrôler les entrées aux frontières, l’Europe a donc échoué depuis le printemps à endiguer la pandémie. Aujourd’hui, en l’absence de traitement, et avec une immunité naturelle comprise entre 10 et 20% en France (que les variants peuvent remettre en cause), la seule porte de sortie pour le vieux continent demeure la vaccination.

Par chance, les premiers vaccins à ARN des laboratoires Pfizer/BioNTech et Moderna se sont révélés remarquablement efficaces et sûrs : ils empêchent 95% des vaccinés de tomber malades et empêchent les 5% restant de contracter une forme grave de la maladie. Malgré les contraintes logistiques réelles liées à ces vaccins (conservation à -80 et -20°C respectivement), ils restent aujourd’hui les meilleurs choix pour se prémunir de l’infection et envisager un hypothétique « retour à la normale » cette année.

Quoi qu’en disent les vaccinosceptiques, prompts à caricaturer les résultats de recherche, les vaccins apportent deux bienfaits essentiels : ils réduisent la prévalence de formes graves chez les personnes infectées et freinent la propagation du virus. Plusieurs études sur des primates ainsi que les premières données en provenance d’Israël, montrent ainsi un effet significatif de réduction de la transmission. Le Royaume-Uni a lancé dernièrement une étude qui tentera de chiffrer précisément dans quelle mesure les différents vaccins empêchent la transmission.

Malheureusement, alors que les nouveaux variants compliquent sérieusement la gestion déjà laborieuse de cette pandémie, les trois laboratoires qui font la course en tête et dont les vaccins ont été approuvés par l’agence Européenne du Médicament, Pfizer/BioNTech, Moderna et Oxford/AstraZeneca, ont chacun annoncés des retards plus ou moins significatifs dans la production de leurs vaccins. Après d’âpres négociations avec la Commission Européenne, AstraZeneca a finalement annoncé une livraison de 40 millions de doses au lieu des 80 millions initialement promises pour le premier trimestre. Soit une perte de plus de 5 millions de doses pour la France. Ce sont donc 2,5 millions de Français qui ne seront pas vaccinés ce trimestre.

Alors que l’objectif de vacciner 70% des adultes d’ici la fin de l’été apparaît déjà difficilement atteignable, les variants plus contagieux, et en partie résistants aux vaccins, véritable « épidémie dans l’épidémie », font craindre de nouvelles vagues plus mortelles. Tout cela alors que la patience des français fond comme neige au soleil.

Face à cette menace, l’heure n’est plus aux atermoiements : la campagne de vaccination doit s’accélérer. À part attendre, bras croisés, les doses que produisent la petite douzaine d’usines européennes, que pouvons-nous faire ?

Bien que les accords de sous-traitance entre laboratoires se multiplient, ils risquent à terme de ne pas suffire pour sortir d’une situation de pénurie durable qui frappe le monde entier. Le vieux – mais riche – continent n’est toutefois pas le plus à plaindre dans cette course effrénée à la vaccination. Sur les 29 pays les plus pauvres, seule la Guinée a reçue des doses de vaccins, qui ont servi à vacciner en priorité… les membres du gouvernement.

Renouer avec la planification

Pourtant, il existe un outil qui permettrait de décupler la production industrielle de ces vaccins, si ce n’est dans les prochains mois, du moins dans la seconde moitié de l’année : la licence obligatoire, ou licence d’office.

Une licence obligatoire, ou licence d’office, permettrait à d’autres laboratoires ou États, qui ne possèdent pas le brevet de fabrication d’un produit sans le consentement du titulaire du brevet, d’en produire en cas d’urgence nationale. Ces deux dispositifs sont reconnus par l’Organisation Mondiale du Commerce. Cette provision a d’ailleurs été créée spécifiquement pour les produits médicamenteux. Ces dispositifs font aussi partie de la loi française, à l’article L.613-16 et L.613-18 du Code de la propriété intellectuelle pour la licence d’office, et à l’article L.613-15 pour la licence obligatoire. Dans les deux cas, des dédommagements financiers sont prévus pour le détenteur du brevet.

Dans un appel à Emmanuel Macron, largement repris à gauche comme à droite, Axel Khan, généticien et président de la ligue contre le cancer, demande au président français d’organiser la production mondiale de vaccins à ARN (donc la formule de Pfizer ou Moderna), sous l’égide de l’ONU et de l’OMS. Selon lui, seule cette ouverture des brevets permettrait de vacciner assez rapidement les pays du Sud, laissés pour compte de la guerre vaccinale. Le septuagénaire fièrement vacciné se fait au passage l’écho des recommandations de l’OMS : les retards de vaccination font courir un risque sanitaire à tous les continents, même ceux ayant complété leurs campagnes de vaccination. Il ne pourra pas y avoir de victoire nationale face à un virus dont les capacités à muter continueront à nous menacer durant plusieurs années. Par ailleurs, les États les plus riches n’ont-t-ils pas l’obligation morale de soutenir les campagnes de vaccination dans les pays qui n’ont pas les même moyens techniques et financiers ?

Comme le rappelle Libération, la licence obligatoire a déjà été utilisée plusieurs fois, notamment pour produire des traitements contre le VIH en Thaïlande. Il est à noter qu’en représailles, le laboratoire Abbot, détenteur du brevet, a cessé de vendre certains médicaments en Thaïlande. Toutefois, l’Europe n’est pas la Thaïlande. Deuxième puissance économique mondiale, forte de ses champions pharmaceutiques et de leurs capacités industrielles, elle a devant elle une occasion unique de s’illustrer, en prenant l’initiative d’ouvrir les brevets, de coordonner la montée en puissance de la production et de soutenir les unités de production dans les pays du Sud.

La pétition, qui a déjà reçu près de 60 000 signatures, est à signer sur le site de la commission européenne.

La campagne européenne « pas de profits sur la pandémie », à laquelle s’associent par exemple le Parti Communiste Français, le Parti Socialiste et la France Insoumise, se fait l’écho de cet impératif d’une production mondiale libérée de l’entrave des brevets. La France Insoumise va même plus loin, puisqu’elle propose depuis plusieurs années la nationalisation de Sanofi et la création d’un pôle public du médicament.

Les usines fantômes de Sanofi

Quoi que l’on en pense, cette proposition radicale a au moins le mérite de pointer du doigt les choix stratégiques douteux du « champion » pharmaceutique français. La multinationale, confrontée à des résultats d’efficacité décevants, a été contrainte d’abandonner l’idée de produire son propre vaccin avant la fin de l’année. Autant dire une éternité. Un échec malheureusement prévisible tant l’entreprise a sacrifié ses effectifs de chercheurs : en dix ans, ces derniers ont diminué de 9 % dans le monde, et de près de 23 % en France. Dernièrement, Sanofi a de nouveau annoncé la suppression de 400 autres emplois de chercheurs. Le groupe a pourtant touché plus d’un milliard d’euros de subventions publiques en 10 ans et a versé des dividendes records de près de 4 milliards d’euros à ses actionnaires l’année dernière.

Sanofi produit habituellement près d’un milliard de doses de vaccins par an à travers le monde, et possède trois sites de production en France, à Val-de-Reuil, Marcy-l’Etoile, et le site flambant neuf de Neuville-sur-Saône. Dès le début de la pandémie, l’entreprise a annoncé le doublement de ses capacités de production en prévision de la production de son vaccin contre le Covid-19. En janvier 2020, les usines sont prêtes à tourner. Des centaines d’embauches ont été réalisées. Cerise sur le gâteau, l’usine de Neuville-sur-Saône, financé en grande partie par le contribuable français, devrait être capable de produire plusieurs types de vaccin.

Les investissements de recherche de Sanofi, comme ceux des autres laboratoires, ont été massivement soutenus par les pouvoirs publics, qu’il s’agisse de l’État français, de la Commission Européenne, ou des États-Unis. Le premier a injecté plus de 200 millions d’euros pour soutenir son champion dès juin dernier. La commission européenne a débloquée 2,7 milliards d’euros pour soutenir les différents projets de vaccins, dont celui de Sanofi. Le contrat passé entre Sanofi et l’UE prévoit le versement d’acomptes qui pourraient être récupérés si le groupe ne parvient pas à remplir ses obligations. Mais les détails des contrats entre l’UE et les laboratoires restent aujourd’hui secrets. Finalement, l’agence américaine DARPA (Agence pour les projets de recherche avancée de défense), a débloqué la modique somme de deux milliards d’euros pour soutenir le vaccin Sanofi/GSK, en échange d’une centaine de million de doses.

Malgré les contraintes industrielles et logistiques, la course à la vaccination est également freinée par une confiance aveugle dans les entreprises privées et le système de brevets.

Sanofi pourrait donc produire 1 milliard de doses de vaccins contre le Covid-19 en 2021. Faute d’avoir trouvé un vaccin qui fonctionne, aucun vaccin contre le COVID-19 ne devrait sortir des chaines de production de Sanofi avant fin 2021 au mieux, l’accord avec Pfizer ne concernant que la mise en bouteille.

Bien sûr, les chaines de production ne sont pas interchangeables, en particulier entre vaccin à ARN et vaccin classique, mais ne peut-on pas imaginer une meilleure solution qu’un milliard de doses perdues ? Quel sera le bénéfice pour la santé publique d’un vaccin Sanofi, disponible en décembre 2021, très probablement moins efficace que les vaccins à ARN messager, et moins facilement « amendable » ? Pour la CGT Sanofi, il est donc aujourd’hui nécessaire de réquisitionner les usines de la multinationale.

Ainsi, malgré les contraintes industrielles et logistiques, la course à la vaccination est également freinée par une confiance aveugle dans les entreprises privées et le système de brevets. Au lieu de se déchirer avec d’autres pays pour obtenir plus de vaccins tout en faisant monter les prix, l’Europe et la France devraient en faire des biens publics mondiaux et aider les pays du Sud à en obtenir. Quant à la réquisition des capacités de production sous-utilisées de Sanofi, elle apparaît simplement comme une mesure de justice, étant donné combien l’entreprise se préoccupe davantage de ses actionnaires que de ses salariés et de la santé publique.


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De Jaurès à Sanofi, la solution coopérative

Construction d’une grange par la communauté Amish aux Etats-Unis. @randyfath

À la suite de la crise du Covid, les appels à changer l’organisation générale de notre économie arrivent de toutes parts. Ces appels se divisent en deux catégories : soit ils préconisent le retour d’un État fort, soit ils se contentent de mesures cosmétiques sans s’attaquer à la racine du problème de l’entreprise, qui n’est autre que la recherche du profit à tout prix. Pourtant, tout attendre de l’État n’est pas la seule alternative possible. Comme le fit Jean Jaurès en son temps, on peut s’appuyer sur les coopératives pour instaurer une rupture majeure : la démocratie plutôt que le profit.


Nous faisons face à une triple crise. Une crise sociale, dont on se demande comment sortir : les inégalités sont exacerbées, les salariés précarisés, les entreprises délocalisées. Une crise sanitaire, dont l’idée d’une deuxième vague nous fait frémir : les médicaments sont importés, les soignants exténués, les hôpitaux délabrés. Une crise environnementale, dont les premiers effets se font déjà sentir : la nature est surexploitée, la biodiversité menacée, le climat déréglé.

Pourquoi ? Car toute action est jugée selon une même finalité : la rentabilité. Tant que cela rapporte davantage ou coûte moins cher, les conséquences sociales et environnementales ne comptent guère. D’où vient cette logique du profit à tout prix ? On en attribue généralement l’origine au « monde de l’entreprise ». Quoi de plus logique puisque les entreprises sont au cœur de nos sociétés ? La majorité des salariés y travaillent, les consommateurs achètent leurs produits et la fonction publique n’en finit pas de copier leurs méthodes.

L’entreprise : un concept économique, divers modèles juridiques

Ici, il est cependant nécessaire de faire une distinction entre l’économie et le droit. En économie, le concept d’entreprise désigne une organisation réalisant une activité économique de production d’un bien ou d’un service. En droit, l’entreprise n’existe pas en tant que telle [1]. Pour exister juridiquement, l’entreprise doit adopter l’un des multiples modèles juridiques reconnus par la loi : association, mutuelle, société civile d’exploitation agricole… pour une propriété privée ; société d’économie mixte, société publique locale, établissement public à caractère industriel et commercial… pour une propriété publique.

Pourtant, quand on pense au monde de l’entreprise, on le réduit généralement à un seul des modèles juridiques existants : la société de capitaux (Sanofi, Total, LVMH… pour les plus connues). En son sein, le pouvoir est aux mains de celles et ceux qui apportent des capitaux. Ce sont donc les actionnaires ou associés qui prennent les décisions stratégiques et élisent les dirigeants, selon le principe capitaliste « une action = une voix ». Puisque ces actionnaires attendent un retour sur investissement, les dirigeants sont élus d’après leurs capacités à rentabiliser les capitaux investis : l’activité, les salariés, les ressources naturelles ou encore le territoire d’implantation ne sont que des variables d’ajustement au service de la logique du profit. Du point de vue des salariés, la démocratie s’arrête donc aux portes de la société de capitaux. Jean Jaurès le formula d’ailleurs en ces termes : « La Révolution a fait du Français un roi dans la société et l’a laissé serf dans l’entreprise ».

Or, ce modèle juridique étant le modèle d’entreprise le plus répandu, il est le cœur de notre système économique. On comprend donc mieux pourquoi cette logique du profit s’est diffusée jusque dans les moindres recoins de notre société, au détriment de la démocratie. Pour transformer la société en profondeur, il est donc indispensable de remplacer ce cœur par un modèle productif alternatif. Pour identifier cette alternative, un petit détour par la pensée de Jaurès peut justement s’avérer utile. Ce dernier ne se limita pas à une simple critique de la société de capitaux, et défendit abondamment un modèle bien particulier : la coopérative.

La démocratisation par la coopération, pilier de la transformation pour Jaurès

Dès la fin du XIXe siècle, Jaurès s’impliqua dans plusieurs initiatives coopératives : la verrerie ouvrière d’Albi, la Boulangerie socialiste de Paris, la Bourse des coopératives socialistes…[2] A partir de ces expériences, il en déduisit que « le socialisme ne peut, sans danger, ou tout au moins sans dommage, négliger la coopération qui peut ajouter au bien-être immédiat des prolétaires, exercer leurs facultés d’organisation et d’administration et fournir, dans la société capitaliste elle-même, des ébauches de production collective » [3].

Jaurès finit même par reconnaître la coopérative comme étant l’un des piliers de la transformation de la société, au même titre que le syndicat et le parti : « Lorsque trois actions sont aussi essentielles que le sont l’action syndicale, l’action coopérative et l’action politique, il est vain de régler entre elles un ordre de cérémonie, il faut les utiliser toutes les trois au maximum » [4]. Dès lors, dans sa vision de la démocratie économique, Jaurès associait les travailleurs, mais aussi d’autres parties prenantes ayant un lien avec l’activité, actionnaires exceptés. La confrontation de ces points de vue divergents ne devait pas se limiter à une simple consultation, mais bien à l’implication de chacun dans la prise de décision.

La nécessaire confrontation de points de vue divergents

Ainsi, lorsqu’il prôna l’intervention directe de l’Etat, comme en 1912 à l’issue d’une nouvelle augmentation du cours du prix des céréales, il précisa : « Bien entendu, il ne faudra pas que ce pouvoir nouveau de l’État s’exerce bureaucratiquement. Des délégués des groupes de producteurs paysans et des consommateurs ouvriers interviendront dans la gestion, à côté des représentants directs de la nation tout entière et des hommes de science les plus qualifiés » [5]. Plutôt que d’imposer par en haut le prix des céréales, avec le risque qu’il soit déconnecté de la réalité, Jaurès concevait la confrontation de ces points de vue divergents dans un intérêt commun : la définition d’un prix juste, suffisamment rémunérateur pour les producteurs et relativement modéré pour les consommateurs, avec expertise scientifique à l’appui.

La confrontation de ces points de vue divergents avait enfin pour but d’éviter la concentration de pouvoirs dans les seules mains des dirigeants politiques. Car Jaurès était bien conscient des dangers inhérents au fait de « donner à quelques hommes une puissance auprès de laquelle celle des despotes d’Asie n’est rien » [6]. Or, encore aujourd’hui, on peut suivre Jaurès en s’inspirant du mouvement coopératif contemporain. Et ainsi instaurer de véritables ruptures dans l’organisation générale de la production et faire primer la démocratie sur la logique du profit.

En SCOP, la démocratie n’est pas une faiblesse, elle est une force

Prenons d’abord les 2300 Sociétés Coopératives et Participatives (SCOP) que compte notre pays [7]. La SCOP n’est pas une société de capitaux, mais une société de personnes. En son sein, le pouvoir est aux mains de celles et ceux qui apportent leur force de travail. Ce sont donc les salariés qui prennent les décisions stratégiques et élisent les dirigeants, selon le principe démocratique « une personne = une voix » [8]. La logique de l’entreprise s’en trouve redéfinie : le profit n’est plus une fin en soi, mais un moyen au service de l’activité et des emplois [9].

La pérennité des SCOP n’est plus à prouver : leur taux de survie à 5 ans est de 70%, contre 60% pour les sociétés de capitaux.

Serait-ce un non-sens économique ? Un modèle non soutenable ? Une fragile utopie ? Au contraire : d’une part, comme toute société commerciale, les SCOP sont soumises à l’impératif de viabilité économique. A l’inverse de nombreuses associations, c’est un gage de leur indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics. D’autre part, les salariés de SCOP sont amenés à devenir associés de l’entreprise, afin de détenir au minimum 51% du capital. A l’inverse de nombreuses sociétés de capitaux, c’est un gage de leur indépendance vis-à-vis des pouvoirs financiers. Surtout, la pérennité des SCOP n’est plus à prouver : leur taux de survie à 5 ans est de 70%, contre 60% pour les sociétés de capitaux [10].

Quelle est la source de cette résilience ? « La démocratie n’est pas une faiblesse, elle est une force » nous dit François Ruffin à propos des institutions politiques au temps de la crise du Covid [11]. Or, ce qui est vrai à propos de l’Etat l’est tout autant pour l’entreprise, même si les SCOP sont généralement plus proches de la démocratie représentative que de l’idéal autogestionnaire [12].

Cette démocratie est une force : elle favorise l’efficacité des décisions qui sont prises. En effet, puisque les dirigeants sont élus par les salariés, leurs décisions bénéficient d’une plus grande légitimité [13]. De plus, comme toute personne élue, ils doivent rendre des comptes auprès de leurs électeurs. Du point de vue des salariés, cette transparence facilite les échanges et la compréhension des enjeux associés à chaque décision [14]. Enfin, qui connaît mieux l’outil de travail que les salariés eux-mêmes ? La gouvernance partagée renforce donc la pertinence de décisions prises par rapport aux besoins et atouts de l’entreprise.

La démocratie est une force : elle favorise l’engagement des salariés. Boris Couilleau, dirigeant de Titi-Floris, une SCOP de plus de 1000 salariés spécialisée dans le transport de personnes en situation de handicap, le résume en ces termes « Quand on est locataire d’un logement, on n’en prend pas autant soin que lorsqu’on en est propriétaire. C’est le même mécanisme avec l’entreprise : quand on devient salarié associé d’une coopérative, on fait plus attention à son outil de travail, on s’implique davantage » [15]. Aussi, quand des difficultés économiques se présentent, les coopératrices et coopérateurs sont d’autant plus prêts à faire des efforts, pouvant aller jusqu’à une augmentation ou une baisse du temps de travail, une réduction des rémunérations, une réorganisation de l’activité… puisqu’ils savent que cela servira avant tout à maintenir à flot leur coopérative et leur emploi, et non à remplir les poches d’un actionnaire extérieur [16].

L’un des véhicules adaptés de la SCOP Titi-Floris. © Titi-Floris

La démocratie est une force : elle favorise la prudence en matière de gestion financière. Ainsi, les SCOP affectent en moyenne 45% des bénéfices réalisés à leurs réserves, 43% en participation à leurs salariés, contre seulement 12% en dividendes [17]. Cette répartition équilibrée du résultat est peu banale dans le monde de l’entreprise. Elle permet à ces coopératives de disposer de fonds propres importants, que ce soit pour faire face aux difficultés économiques ou pour investir sur le long terme. A titre de comparaison, Oxfam nous rappelle que les sociétés du CAC 40 affectent en moyenne à peine 27% des bénéfices en réinvestissement, seulement 5% aux salariés, contre 67% aux actionnaires [18].

La SCIC, modèle de démocratie sanitaire ?

La SCOP n’est pas l’unique forme juridique que peut prendre une coopérative. Les 900 Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif (SCIC) que compte notre pays sont, comme les SCOP, des sociétés de personnes. En leur sein, le pouvoir est aux mains de celles et ceux qui participent de diverses manières à l’activité. Ce sont donc les salariés mais aussi des usagers, des bénévoles, des collectivités locales, des organisations du même secteur ou encore des représentants de l’Etat, qui peuvent coopérer au sein d’une gouvernance partagée [19]. La démocratie est toujours une force, puisque la confrontation de ces points de vue divergents, chère à Jaurès, se retrouve bel et bien au service d’un intérêt commun.

On peut prendre comme exemple le centre de santé parisien Richerand, sous forme de SCIC depuis 2018. Issu du syndicalisme des industries électriques et gazières, anciennement EDF-GDF, ce centre était initialement géré par la seule caisse des œuvres sociales des électriciens et gaziers (Ccas) [20]. Le modèle coopératif a alors rendu possible l’implication dans la prise de décisions des salariés (médecins, dentistes, infirmiers, employés…), de groupes hospitaliers partenaires (AP-HP, Fondation Ophtalmologique Rothschild, Diaconesses Croix Saint-Simon), de professionnels du secteur médico-social (Institut de victimologie, association Parcours d’exil), de la ville de Paris, mais aussi des patients, ce qui constitue l’innovation majeure de ce type de coopérative. En outre, comme pour une grande partie des SCIC existantes, la coopérative Richerand a fait le choix de placer l’intégralité de ses bénéfices en réserve, au profit du projet de santé et de sa pérennité [21].

Ce modèle de démocratie sanitaire devrait-il être reproduit ? C’est en tout cas la volonté qu’a récemment exprimée une grande diversité d’acteurs : à Grenoble, un collectif de salariés, d’usagers et de syndicats souhaitaient reprendre un groupe hospitalier en cours de privatisation en SCIC [22] ; dans les Côtes d’Armor, d’anciens salariés de l’une des dernières usines françaises de masques, fermée fin 2018, viennent de relancer leur activité sous forme de SCIC, avec le soutien de syndicats et de collectivités locales [23] ; dans Le Monde, une tribune prône la constitution d’un réseau de SCIC pour produire en France les principes actifs et médicaments nécessaires à notre souveraineté sanitaire [24] ; dans son dernier manifeste, Attac se demande même « Pourquoi ne pas transformer Air France, Renault et Airbus, et même la SNCF, EDF ou la Poste, en SCIC nationales ? » [25].

De Sanofi à l’hôpital public, une solution pertinente

Que ce soit en SCOP ou en SCIC, la coopération incarne donc une rupture avec la logique de la recherche illimitée du profit pour les actionnaires.

Imaginons alors une généralisation de cette rupture, qui ferait probablement la une des journaux : « A partir de 2021, le géant pharmaceutique Sanofi, comme l’ensemble des entreprises du CAC40, sera soumise à un contrôle démocratique de sa stratégie. Ce contrôle sera réalisé par des représentants de salariés mais aussi d’usagers, de professionnels de la santé, d’associations environnementales, de l’Etat… » Qui sait ce qui pourrait alors être décidé, par exemple à propos de la répartition des milliards de bénéfices que Sanofi réalise chaque année : Augmenter sensiblement la rémunération de ses salariés ? Investir massivement dans la recherche contre le coronavirus ? Dédommager décemment les victimes de la Dépakine [26] ou des rejets toxiques de son site de Mourenx [27] ?

Une généralisation du modèle de « la démocratie plutôt que le profit » répondrait à un besoin crucial pour l’hôpital public : mettre fin à la vision de l’hôpital-entreprise, dont la priorité n’est plus l’utilité sociale mais la rentabilité.

Car jusqu’à maintenant, la réalité fut bien différente : entre 2009 et 2016, 95% des 37 milliards d’euros de profit réalisé par Sanofi ont été versés aux actionnaires [28]. Et même en pleine crise du coronavirus, l’entreprise n’a pas eu trop de scrupules à annoncer qu’elle distribuerait encore plus de dividendes en 2020 qu’en 2019, pour un montant total de près de 4 milliards d’euros [29]. Ou encore qu’elle vendrait son vaccin contre le COVID-19 au pays le plus offrant, alors que 80% de son chiffre d’affaires est issu du remboursement des médicaments par la Sécurité Sociale française et qu’elle bénéficie chaque année de centaines de millions d’euros de subventions publiques, notamment à travers le Crédit d’impôt recherche et le CICE [30].

Par ailleurs, une généralisation du modèle de « la démocratie plutôt que le profit » répondrait à un besoin crucial pour l’hôpital public : mettre fin à la vision de l’hôpital-entreprise, dont la priorité n’est plus l’utilité sociale mais la rentabilité. De l’avis du personnel soignant, cette rupture passerait par un changement du mode de gouvernance actuel : remettre l’humain au cœur de la décision, comme ce fut le cas au plus fort de la crise du COVID-19 [31]. Concrètement, le pouvoir ne doit plus être aux mains des managers et administratifs comme c’est le cas depuis 2009, mais des personnels médicaux, paramédicaux et des usagers.

La coopération : une solution non suffisante mais plus qu’inspirante

Revenons-en au mouvement coopératif. Bien sûr, lui non plus n’est pas parfait et sa seule généralisation ne sera pas suffisante pour résoudre tous les maux de notre société. D’abord, derrière les modèles coopératifs se cachent une large diversité de pratiques et de progrès à réaliser pour nombre de coopératives : accélérer leur virage écologique, approfondir leur démocratie interne, s’éloigner des méthodes de management néolibérales… Ensuite, l’extension des principes coopératifs doit être complétée par d’autres mesures indispensables à la transition écologique : protectionnisme solidaire et écologique, contrôle démocratique du crédit, réduction de la consommation et du temps de travail… Enfin, il ne faut pas négliger les actions spécifiques à mener contre toutes les formes d’oppressions, liées au genre, à l’orientation sexuelle, à l’origine… qui ne se résoudront pas magiquement lorsque les questions économiques et écologiques auront été traitées.

Néanmoins, il est d’ores et déjà possible de s’inspirer des succès de la coopération pour transformer la société. Et ce, sans se limiter au secteur de la santé, puisque les SCOP et SCIC sont présentes dans tous les secteurs d’activité. Parmi tant d’autres, on peut citer les services avec le Groupe Up (SCOP), l’alimentation avec Grap (SCIC), la presse avec Alternatives Economiques (SCOP), l’énergie avec Enercoop (SCIC), l’industrie avec Acome (SCOP) ou encore le sport avec le club de foot du SC Bastia (SCIC).

Car sinon, quoi d’autre ?

Car sinon, quoi d’autre ? L’imitation de la cogestion à l’allemande ? Certes, la cogestion vise à instituer la parité dans la prise de décision entre actionnaires et salariés. Mais, à quoi bon impliquer les salariés si la logique du profit continue d’avoir un rôle clé ? Les coopératives prouvent qu’il est pourtant possible de subordonner intégralement cette logique à la pérennité de l’activité et d’intégrer à la gouvernance d’autres parties prenantes.

Le retour à une planification autoritaire et aux nationalisations ? Certes, la planification vise à fixer un cap ambitieux de transformation sociale. Mais, à quoi bon virer les actionnaires si les travailleurs et les citoyens restent soumis à une soi-disant élite éclairée ? Les coopératives prouvent qu’il est pourtant possible de changer la société de manière démocratique et au plus près des besoins, des aspirations et de la créativité de chacun.

Bref, les germes d’une nouvelle société, plus juste, soutenable et démocratique, ne demandent ni à être copiés depuis l’étranger, ni à être ressuscités depuis un modèle dépassé. Les germes coopératifs sont déjà présents et ne demandent qu’à être développés massivement.

[1] FAVEREAU, Olivier et EUVÉ, François. Réformer l’entreprise. Etudes, Août 2018

[2] DRAPERI, Jean-François. La république coopérative: théories et pratiques coopératives aux XIXe et XXe siècles. Larcier, 2012

[3] JAURES, Jean. Coopération et socialisme. La Dépêche de Toulouse, 24 juillet 1900, cité dans DUVERGER, Timothée. Jean Jaurès, apôtre de la coopération : l’économie sociale, une économie socialiste? La République de l’ESS, Juillet 2017 : https://ess.hypotheses.org/391

[4] GAUMONT, Jean. Au confluent de deux grandes idées, Jaurès coopérateur. F.N.C.C, 1959, cité dans DRAPERI (op. cit. 2012)

[5] CHATRIOT, Alain et FONTAINE, Marion. Contre la vie chère. Cahiers Jaurès. Société d’études jaurésiennes, Décembre 2008, Vol. N° 187-188

[6] DUVERGER (op. cit. 2017)

[7] CG SCOP. Chiffres clés 2019 : https://www.les-scop.coop/sites/fr/les-chiffres-cles/

[8] CG SCOP. Qu’est-ce qu’une Scop ? : https://www.les-scop.coop/sites/fr/les-scop/qu-est-ce-qu-une-scop.html

[9] CHARMETTANT Hervé, JUBAN Jean-Yves, MAGNE Nathalie et RENOU Yvan. La « sécuflexibilité » : au-delà des tensions entre flexibilité et sécurité de l’emploi, les sociétés coopératives et participatives (Scop)‪. Formation emploi, 2016, vol. 134

[10] Le service des études de la CG SCOP. Bilan chiffré 2019 : une progression régulière. Participer, Le magazine des Sociétés coopératives. Scopedit. Mai 2020

[11] RUFFIN, François. Leur folie, nos vies: la bataille de l’après. Les Liens qui Libèrent, 2020

[12] CHARMETTANT Hervé. Les Scop à « direction forte » : quelle place pour la démocratie ?. Centre de recherche en économie de Grenoble, HAL, 2017

[13] CHARMETTANT et al. (op cit, 2016)

[14] CHARMETTANT (op cit, 2017)

[15] Entretien réalisé par téléphone le 28 février 2019

[16] CHARMETTANT et al (op cit, 2016)

[17] Le service des études de la CG SCOP (op. cit. 2020)

[18] Oxfam France et Le Basic, CAC 40 : des profits sans partage, comment les grandes entreprises françaises alimentent la spirale des inégalités. [Rapport], 2018

[19] CG SCOP. Qu’est-ce qu’une Scic ? : http://www.les-scic.coop/sites/fr/les-scic/les-scic/qu-est-ce-qu-une-scic.html

[20] MILESY, Jean-Philippe. La santé pour tous et par tous. Economie sociale, le nouvel élan solidaire. Hors-série Politis, Mars 2019

[21] Le projet de santé de la Coopérative – La Coopérative de Santé Richerand : http://richerand.fr/le-projet-de-sante/

[22] Clinique mutualiste : Éric Piolle appelle à reporter la vente. Place Gre’net : https://www.placegrenet.fr/2020/04/22/crise-sanitaire-eric-piolle-appelle-a-reporter-la-vente-de-la-clinique-mutualiste/291787

[23] Usine de masques dans les Côtes-d’Armor : où en est le projet porté par la Région ?  France 3 Bretagne : https://france3-regions.francetvinfo.fr/bretagne/cotes-d-armor/guingamp/usine-masques-cotes-armor-est-projet-porte-region-1845160.html

[24] « Créons un réseau de sociétés coopératives d’intérêt collectif pour produire les médicaments ». Le Monde : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/06/10/creons-un-reseau-de-societes-cooperatives-d-interet-collectif-pour-produire-les-medicaments_6042341_3232.html

[25] ATTAC. Ce qui dépend de nous, manifeste pour une relocalisation écologique et solidaire. Les Liens qui Libèrent, 24 juin 2020

[26] Dépakine: Sanofi refuse d’indemniser les victimes. L’Express : https://www.lexpress.fr/actualite/societe/sante/depakine-sanofi-refuse-d-indemniser-les-victimes_2057667.html

[27] Sanofi ferme son usine à la pollution record. Politis.fr : http://www.politis.fr/articles/2018/07/sanofi-ferme-son-usine-a-la-pollution-record-39137/

[28] Oxfam (op. cit. 2018)

[29] Sanofi distribuera cette année un dividende un peu supérieur à l’an dernier. Boursorama : https://www.boursorama.com/bourse/actualites/sanofi-distribuera-cette-annee-un-dividende-un-peu-superieur-a-l-an-dernier-dea6baa9688fc6c117808079430dfa96

[30] Des élus français s’indignent que le vaccin à l’étude de Sanofi serve prioritairement les États-Unis. BFMTV : https://www.bfmtv.com/politique/des-elus-francais-s-indignent-que-le-vaccin-a-l-etude-de-sanofi-serve-prioritairement-les-etats-unis_AV-202005140061.html

[31] NAEBEL, Rachel. Comment transformer l’hôpital en bien commun, géré par les soignants et les usagers, non par les financiers. Basta ! : https://www.bastamag.net/Manif-soignants-hopital-Olivier-Veran-salaire-segur-de-la-sante-fermeture-de-lits


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