Quand les grévistes mettaient les réquisitions en échec

Extrait du Drapeau Rouge. « Vers la grève générale de tous les mineurs ». 1924

Des réquisitions sont régulièrement imposées lors des conflits sociaux. Si elles portent généralement atteinte au succès du mouvement, ce ne fut pas toujours le cas. En 1963, une telle procédure est utilisée à l’encontre d’une grève de mineurs, mais ne parvient pas à les faire plier. Le Général de Gaulle, qui déclarait quelques années plus tôt que la grève apparaissait « inutile, voire anachronique », est contraint de céder. Et avec cette victoire, les grévistes ouvrent même « une brèche dans la digue antisociale de la Vème République », analyse l’historien Michel Pigenet.

En 1963, les mineurs français accusent un retard salarial – que la Confédération générale du travail (CGT) chiffre à 11% – par rapport à la moyenne nationale. À cette insécurité économique s’ajoute un malaise social quant à l’avenir de la profession. Si le charbon est encore dominant, sa part dans la consommation d’énergie primaire est passée de 58,3% en 1960 à 50,3% deux ans plus tard. Cette baisse est entérinée par le plan Jeanneney qui organise la diminution de la production de charbon en France. Des grèves ont déjà éclaté en 1961 et 1962 dans l’Aveyron pour contester la fermeture de l’exploitation de certains puits.

« La réquisition est une arme puissante mais, cette fois-ci, elle ne fonctionne pas et se retourne contre le pouvoir. »

Michel Pigenet

Une telle situation explosive ne tarde pas à favoriser les mécontentements. En 1962, Force Ouvrière (FO) propose l’idée d’une grève des rendements pour demander une hausse de salaire des mineurs. La Confédération Française des Travailleurs Chrétiens (CFTC, ancêtre de la CFDT) propose une grève illimitée que refuse la CGT, qui préfère les grèves perlées. Il faut dire que la grève de 1948, durement réprimée par le socialiste Jules Moch, est encore dans toutes les mémoires. Par ailleurs, Benoît Frachon, alors secrétaire général de la centrale, estime qu’il est primordial de s’assurer le soutien de l’opinion publique. Il est dès lors délicat de décider d’une grève illimitée alors qu’un hiver particulièrement froid frappe l’Hexagone.

Une réquisition mise en échec

Le ministre de l’Industrie Michel Maurice-Bokanowski organise une rencontre avec les « partenaires sociaux » le 27 février à qui il envoie une fin de non-recevoir. La fermeté du pouvoir n’est pas inattendue : depuis 1950, le gouvernement use de nombreuses fois des réquisitions qui permettent souvent de faire plier les grèves. « En 1959, les cheminots veulent faire grève et le gouvernement annonce une réquisition. La CFTC et FO se retirent, la CGT abandonne » rappelle Michel Pigenet – qui a dirigé avec Danielle Tartakowsky une Histoire des mouvements sociaux en France (La Découverte, 2014).

Confiant, le gouvernement adopte alors une posture d’extrême fermeté. Les syndicats appellent à la grève le 1er mars tandis que le Général de Gaulle signe un décret de réquisition de grévistes fondé sur « les besoins généraux de la Nation » le 3 mars. Le Journal officiel est publié un dimanche pour permettre la réquisition le lendemain. Le Général table alors sur la division du mouvement syndical : le lundi étant férié dans le Nord-Pas-de-Calais, les arrêtés de réquisitions ne frappent le premier jour que les bassins lorrains, réputés être peu enclins à la révolte. Contre toute attente, l’ordre de réquisition n’est pas respecté par les mineurs lorrains. Et le mardi, c’est le Nord-Pas-de-Calais qui entre en grève.

« C’est l’attitude qu’il ne fallait pas avoir : le gouvernement pensait être en position de force » explique Michel Pigenet. Selon le chercheur, « le refus de négocier se retourne très tôt contre le gouvernement ».

L’ordre de réquisition est rapidement mis en échec : on compte 178 000 grévistes pour 197 000 mineurs, soit un taux de 90 %. Le gouvernement convoque en avril une « commission des sages ». Cette dernière, présidée par le Commissaire général au Plan Pierre Massé, reconnaît le retard accusé par les mineurs, recommande de réduire leur temps de travail et de leur accorder des congés supplémentaires. Elle permet au gouvernement de « ne pas perdre la face tout en donnant satisfaction aux mineurs : le gouvernement cède sur l’essentiel » note Michel Pigenet. « La réquisition est une arme puissante mais, cette fois-ci, elle ne fonctionne pas et se retourne contre le pouvoir », ajoute savoir l’historien. La grève est telle que, contrairement aux réquisitions de 1953, aucune poursuite n’est engagée à l’encontre des grévistes.

Une solidarité qui assure le succès de la grève

Une telle réussite n’était pourtant pas assurée. « La guerre d’Algérie a étouffé les mobilisations sociales entre 1955 en 1962, année qui marque une double victoire électorale gaulliste » note Michel Pigenet. Le mouvement social apparaît divisé et affaibli. Deux ans auparavant, lors de la grève des mineurs de Decazeville, Charles de Gaulle n’a-t-il pas déclaré à la télévision que « la grève paraît inutile, voire anachronique » ?

Pourtant, l’opinion publique semble favorable aux grévistes. Un sondage estime alors que près de 80 % de la population soutient le mouvement. Il faut dire que la communication du gouvernement n’a pas été parfaitement maîtrisée : les interventions à la télévision du premier ministre Pompidou et du ministre de l’information Peyrefitte ne convainquent pas.

Des mécanismes de solidarité financière se mettent alors en place : des collectes sont organisées un peu partout en France pour venir en aide aux mineurs tandis que les enfants des grévistes sont accueillis dans des familles volontaires. Le mouvement peut également compter sur la solidarité d’autres bassins miniers et de diverses professions. « Il y a des manifestations de solidarité, des gaziers et électriciens débraient, des dockers refusent de décharger du charbon qui vient de l’étranger, des caisses de grève sont mises en place » explique Michel Pigenet. Johnny Hallyday organise même un concert au profit des mineurs tandis que des évêques se distinguent par des déclarations de compréhension et de sympathie pour le mouvement, note l’historien.

Ce succès se traduit par la première mise en échec du Général sur le plan social, dont le taux d’approbation dans les sondages dégringole. Certains des acquis arrachés par les mineurs, notamment l’obtention d’une quatrième semaine de congés payés, profitent par ailleurs à une large partie de la population. Michel Pigenet estime également que « les mineurs ont ouvert une brèche dans la digue antisociale de la Vème république. C’est le début d’un cycle de contestations sociales qui aboutit avec 1968 ». Néanmoins, la victoire des mineurs n’est pas totale sur tous les points : les fermetures de mines ne seront pas remises en cause par ces grèves, « mais sont plutôt accélérées » note Michel Pigenet.

La déroute du gouvernement limite à l’avenir les réquisitions fondées sur « les besoins généraux de la Nation ». Inventive, l’administration met néanmoins en place d’autres procédures pour restreindre le droit de grève…

Dérapage et rapt de Sarkozy, le roman déjanté de David Desgouilles

Le second roman de David Desgouilles, Dérapage, vient de paraître aux Editions du Rocher. Petit compte-rendu d’une lecture vive et bien ficelée.

Le deuxième livre de l’auteur franc-comtois, drôle et crédible, est une réussite

Avec Dérapage, David Desgouilles signe un roman de politique-fiction prenant et réjouissant. Il réussit avec brio le pari d’accrocher le lecteur et de lui faire lire le roman d’une traite, le plongeant dans une histoire… pas si improbable. S’y entrecroisent deux événements a priori sans rapport : l’enlèvement de Nicolas Sarkozy par un commando libyen et la descente aux enfers d’un journaliste qui a commis le “dérapage” de trop. L’auteur réussit à nous tenir en haleine tout le roman, alors qu’on attend dès les premières pages le moment auquel les deux histoires vont se croiser.

David Desgouilles met en lumière un des maux du système médiatique actuel : la rapidité de propagation des informations, vérifiées ou non. Dans Dérapage, les journalistes sont menés en bateau par les ravisseurs de Nicolas Sarkozy, et les experts déblatèrent du vide sur les plateaux. Avec le personnage de Stéphane Letourneur, on observe la capacité formidable des médias à la création artificielle de polémiques, qui, telles des bulles financières, partent de si peu, s’emballent, et vont jusqu’à briser la vie d’individus que ce système portait aux nues quelques jours auparavant. Chroniqueur à succès d’une certaine gauche bien-pensante, Letourneur ne manque pas de nous rappeler un certain nombre d’éditorialistes contemporains.

Les circonstances l’amènent à se lier d’amitié avec Pauline Bland-Meunier, jeune journaliste de Valeurs Actuelles, représentant, légèrement en décalage avec la ligne de son journal, une droite conservatrice mais non populiste. En les suivant, l’auteur insuffle une part d’humanité à ces visages tout droit sortis des plateaux de chaînes d’info.

Si, à l’exception de Nicolas Sarkozy, les personnages principaux sont fictifs, le roman s’inscrit en plein cœur du système médiatico-politique actuel. David Desgouilles en profite pour y placer quelques piques bien senties, mais aussi pour y introduire avec bienveillance certains de ses amis.

Dépaysant

David Desgouilles est un commentateur aux partis-pris critiquables, mais qu’il est toujours bon de lire. Il n’est pas du sérail des commentateurs politiques parisiano-centrés. Bien qu’une partie de son roman s’y déroule, l’auteur nous rappelle avec brio que ce milieu est pleinement déconnecté du reste du pays, en nous plongeant au cœur de la méconnue Franche-Comté.

L’auteur ne cherche pas à écrire le roman du siècle, mais réussit parfaitement une fiction entraînante, qui ne manque pas de provoquer sourires et réflexions chez son lecteur. Un défi réussi, d’autant plus que, comme l’affirme l’auteur lui-même, la réalité lui fournit sans cesse une concurrence déloyale. Ceux qui découvrent David Desgouilles avec Dérapage pourront se plonger ensuite dans son premier roman, Le bruit de la douche, uchronie dans laquelle la carrière de Dominique Strauss-Kahn n’aurait pas basculé au Sofitel de New York…

Conseil Constitutionnel : Pour une cour élue par le peuple, pour une cour démocratique !

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Le Conseil Constitutionnel vérifie la constitutionnalité des lois a priori, c’est-à-dire avant leur promulgation, et a posteriori, dans le cadre d’un procès si une question prioritaire de constitutionnalité est invoquée (QPC). Il est le gardien de la Constitution. Mais qui garde le gardien ? Personne.

À sa création en 1958, le Conseil Constitutionnel avait pour unique vocation de contrôler la conformité des lois avec le texte constitutionnel, mais il a depuis élargi ce contrôle dans une décision de 1971 dite “Liberté d’association” élargissant ce contrôle au “bloc de constitutionnalité” c’est-à-dire à la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen, mais également au préambule de la Constitution de 1946, et à la Charte de l’environnement depuis 2005. Il a effectué une profonde redéfinition de son rôle.

La seule cour suprême c’est le peuple” – De Gaulle

Le Conseil Constitutionnel prend des décisions politiques

Cet élargissement est loin d’être anodin puisque les textes de lois ne sont plus uniquement examinés au regard de l’organisation des pouvoirs, mais aussi au regard de valeurs générales comme la liberté, l’égalité, la sûreté, mais aussi de principes intensément politiques comme le droit de propriété par exemple (cité dans l’article 2 de la Déclaration de 1789). Quelle légitimité est celle du Conseil Constitutionnel pour prendre des décisions politiques ?

Elle est très faible. Les membres du Conseil (ils sont 9, sans compter les anciens présidents de la République) étant nommés par le Président de la République, le président de l’Assemblée Nationale et celui du Sénat . Il n’y a aucun contrôle populaire sur leur nomination et les décisions qu’ils prennent.

Sièyes en 1795 avait proposé un modèle de jury constitutionnaire1 dont les membres, exerçant une fonction de tribunal constitutionnel auraient été élus. De manière indirecte (en partie par l’Assemblée et la Convention) mais élus. Et pourquoi pas ? Pourquoi pas une élection des membres du Conseil ? Ce serait la légitime contrepartie de l’augmentation conséquente de ses prérogatives, dont la teneur politique est indéniable. Pour comprendre cette teneur, il faut comprendre la nature des liens entre droit et politique, le droit étant la branche technique des décisions de l’arbre politique. Le droit n’est qu’une formulation neutre de décisions politiques.

Il faut comprendre ces liens entre droit et politique, mais également le rôle du juge. Le juge interprète la norme qui lui est soumise et ce faisant, il crée la norme. Comme le disent les américains : The Constitution is what the Supreme Court says it is !. Un exemple illustre parfaitement cet état de fait : les lois sociales de Roosevelt du New Deal étaient systématiquement refusées par la Cour Suprême américaine au nom des amendements 5 et 14, qui consacrent notamment le droit de propriété. Après de multiples rapports de force, y compris la menace de Roosevelt d’augmenter le nombre de membres de la Cour pour les mettre en minorité, les juges ont finalement changé d’avis sur leur interprétation, considérant que ces lois étaient tout à fait compatibles avec la Constitution américaine. De quoi relativiser le prétendu caractère neutre, immuable, et naturel des principes juridiques… C’est la leçon du positivisme : l’interprète crée dans un certain ordre de contrainte la norme qu’il interprète.

Pour prendre un exemple plus récent, les membres de la Cour Constitutionnelle ont considéré compatible avec la Constitution le Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance, en 2012, alors qu’il prévoit une amende de plusieurs milliards d’euros en cas de non respect des 3% de déficit. Etrange quand on sait que l’article 14 de la Déclaration de 1789 prévoit la libre fixation de la quotité et de l’assiette de la contribution publique, c’est-à-dire de l’impôt, par les citoyens. C’est une interprétation qu’on peut clairement considérer comme contre-intuitive, ou contra-legem (contre le sens de la loi) pour ceux qui estiment qu’une loi a un sens en elle-même.

Quelle liberté a-t-on quand on est soumis à la pression de la Cour de Justice de l’Union Européenne et à la menace de sanctions financières pour décider de l’impôt ? Cette interprétation du Conseil a permis de faire accepter ce traité anti-social et antidémocratique, qui met le parlement français sous la tutelle d’une cour d’oligarques européens non-élus et enferme à jamais dans un carcan juridique les politiques d’austérité dont on voit les ravages dans toute l’Europe.

Absurdité et honte supplémentaires : Sarkozy, qui avait négocié le TSCG avec Angela Merkel, était alors membre de droit du Conseil en tant qu’ancien président de la République au moment de cette décision ! On imagine mal qu’il allait lutter contre l’adoption d’un traité qu’il avait lui-même négocié.

Les membres du Conseil Constitutionnel doivent être élus par le peuple constituant

Faire élire les membres du Conseil, ce n’est donc pas politiser la Constitution, c’est la logique et nécessaire conséquence de la politisation de ses prérogatives. Et c’est finalement revenir au principe même du pouvoir constituant : il doit être issu de la volonté du peuple souverain, du peuple constituant, qui doit décider des règles d’organisation du pouvoir qu’il fixe et auquel il se soumet.

Certains discours, notamment celui de Pierre Rosanvallon dans l’OBS du 1er Décembre 20162, définissent la Cour comme une seule “mémoire de la volonté des principes fondateurs” et s’inscrit dans cette logique de contrôle de la volonté générale par un contrôle constitutionnel “garde-fou du populisme.”

Ce discours dépolitisant et tarte à la crème dissimule mal cette réalité, que les cours constitutionnelles ne sont pas des “garde-fous du populisme” (encore faudrait-il définir le populisme, un concept ultraflou servant à qualifier Marine Le Pen, Macron et Mélenchon, devant naturellement inspirer de la méfiance), mais exercent aujourd’hui une véritable fonction oligarchique et populophobe. C’est en effet la crainte de voir “les classes dangereuses” définir elles-mêmes les règles de la politique qui pousse nombre de politiques, de juristes, et d’universitaires en tout genre à vouer un culte absurde et dangereux à un contrôle constitutionnel antidémocratique.

En gros, pour ces gens-là, la loi, c’est l’expression de la volonté générale… si les 9 anciens ministres, hauts fonctionnaires et autres vieux croûtons qui finissent leur carrière au 2 rue de Montpensier (siège du Conseil) sont d’accord.

Alors que l’idée d’une VIe République revient dans le débat politique, les institutions de la République doivent être dotées d’un contrôle constitutionnel digne du nom de démocratie.

La Cour Constitutionnelle, qui décide de ce qu’est la Constitution, doit être élue par les citoyens francais. Car qui, en dernière instance, est le juge politique en démocratie ? C’est le peuple.

Crédits : ©Mbzt, licence : GNU Free Documentation License

Sources :

1https://ahrf.revues.org/11225

2http://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20161201.OBS2020/pierre-rosanvallon-il-y-a-une-grande-detresse-democratique.html