Crise foncière et immobilière : les impensés de la théorie dominante

© Nik Shuliahin

Les crises foncières et du logement actuelles prospèrent sur une mauvaise compréhension des déterminants de la croissance économique. L’importance de la terre, en tant que facteur de production, a été largement niée par la théorie économique dominante, et ce depuis deux siècles. En considérant le foncier comme un capital parmi d’autres, elle ignore ses caractéristiques distinctives qui le rendent sujet à l’accaparement et en font un instrument de constitution de rentes.

Les prix fonciers et immobiliers découlent-ils de simples fluctuations de l’offre et de la demande sur les marchés, comme ceux des biens de consommation courante ? Ou masquent-ils également des rapports de force plus profonds et systémiques, notamment entre propriétaires et locataires de la terre urbaine ? Intuitivement, on est tenté de donner la seconde réponse. Et pourtant, à la lecture des travaux des économistes les plus lus de notre époque, on serait presque amené à douter.

Du Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty au Grand retour de la terre dans les patrimoines d’Alain Trannoy et Étienne Wasmer, l’équation R > G s’invite en effet à tous les débats actuels sur les causes de l’évolution des inégalités patrimoniales dans nos sociétés. Selon une telle équation, le rendement du capital (r), saisi comme la valeur totale et indifférenciée des patrimoines privés (financiers, professionnels nets de dettes, mais aussi immobiliers et fonciers) exprimée en années de revenu national, serait supérieur au taux de croissance économique (g) sur le long terme. L’évolution de l’accumulation du capital et celle des prix immobiliers serait endogène, déterminée par cette fameuse formule intégrant une composante spéculative ou « bullière », dépendant des anticipations de revente de l’acquéreur du bien. Elle expliquerait pourquoi les valeurs immobilières croissent à un rythme plus soutenu que les revenus des ménages.

Or malgré sa popularisation par l’ouvrage de Piketty, son omniprésence dans la théorie économique actuelle et sa stylisation efficace des conséquences des crises foncières et immobilières actuelles, R > G demeure largement insuffisante pour en expliquer les causes. En effet, son cadre conceptuel subsume la terre sous le capital. Il passe ainsi sous silence les caractéristiques spécifiques de ce facteur de production. En éclairant uniquement les comportements individuels et l’utilité des agents économiques et en renonçant à prendre en compte les caractéristiques propres d’un facteur de production comme la terre, il faillit à saisir leur nature inhérente.

Dans leurs ouvrages, c’est en fait le modèle de la croissance exogène développé par Robert Solow que Piketty ou Wasmer et Trannoy utilisent pour bâtir leurs réflexions. Et aujourd’hui, le cadre conceptuel de Solow est devenu hégémonique, malgré ses apories. Pour comprendre pourquoi, il est nécessaire de retracer la généalogie des idées développées par la théorie néoclassique sur la question foncière.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les économistes dits « marginalistes », à l’instar de Léon Walras et John Bates Clark, ont fondé l’école néoclassique. Prenant comme point de départ les choix individuels et les lois (supposément universelles) de l’offre et de la demande qui en découlent, elle se libère de toute appréciation objective des relations de dépendance économique liant les individus aux institutions et à leur environnement matériel et spatial – une rupture nette avec les théories précédentes, qu’elles soient d’inspiration classiques ou marxistes.

Les propriétés spécifiques de certains facteurs de production y sont minorées. Ainsi, la terre, en tant que facteur de production aux caractéristiques uniques et distinctes des autres biens constitutifs du capital, a été intégrée dans un seul et même agrégat (K). Là où les économistes physiocrates ou les classiques (de Smith à Ricardo) décrivaient la richesse comme produit de trois facteurs (terre, travail, capital), l’école néoclassique les réduit à deux (travail, capital). Cet agrégat « K » indifférencié est aujourd’hui universellement repris par la plupart des économistes pour calculer les rendements du capital foncier dans nos économies contemporaines.

Quatre-vingt ans avant Robert Solow, Léon Walras, cité par Wasmer et Trannoy comme l’un des porte-voix de la question foncière, fait paraître Éléments d’économie politique pure (1874). Dans cet ouvrage, il considère qu’« on peut, dans la confection de produits et capitaux neufs, faire entrer des quantités de plus en plus faibles de terres, à condition d’y faire entrer des quantités de plus en plus élevées de capitaux. De là, la possibilité d’un progrès indéfini ».

À la fin du XIXe siècle, dans un contexte d’industrialisation et d’urbanisation rapides des sociétés occidentales, Walras avait certes pressenti avec justesse l’une des lois fondamentales de l’économie urbaine : lorsque la production industrielle ou de services croît au sein d’une économie en voie d’urbanisation où les économies d’agglomération sont considérables, la quantité de terre nécessaire à la production de valeur devient infinitésimale par rapport aux économies agricoles. Sous le coup d’une telle loi, les régimes de féodalité classiques, fondés sur la dépendance économique aux propriétaires terriens, sont voués à disparaître.

Cependant, Walras n’envisage aucunement que la productivité démultipliée et de plus en plus spatialement concentrée de la terre urbaine puisse justement engendrer des « néo-féodalismes urbains », pour reprendre l’expression de Joel Kotkin, du fait de l’explosion des inégalités de valeurs vénales et productives relatives de la terre urbaine et des rentes pouvant en découler. Or nous vivons précisément sous de tels régimes. La capacité de certaines économies urbaines à produire de la valeur, notamment dans le secteur de l’économie du savoir (ou du « capitalisme cognitif ») est sans précédent dans l’histoire. Or l’accès aux marchés de l’emploi et de l’immobilier donnant accès à ces territoires sélectifs étant rare et donc exclusif car limité dans l’espace, il devient concurrentiel, fonctionnant à la manière d’un marché d’enchères, et coûte de plus en plus cher.

Vingt ans après Walras, John Bates Clark va encore plus loin dans le déni. Il réduit la terre à un simple « capital parmi d’autres ». Dans Distribution of Wealth, paru en 1899, Clark conçoit la théorie dite de la « répartition néoclassique ». Selon une telle théorie, la rétribution d’un agent économique serait à la fois égale à la productivité marginale d’un capital (K) indifférencié et au prix d’équilibre déterminé sur le marché. Comme Josh Ryan-Collins le rappelle, Clark élabore la notion obscure de « capital pur » (pure capital, alternativement appelé sum of value ou fund of value) dont les caractéristiques seraient homogènes, pour justifier une telle indifférenciation1.

Les schémas de pensée de Walras et la typologie de Clark ont servi de base théorique au courant néoclassique, et notamment à la conceptualisation des modèles de croissance à deux facteurs (modèle de Solow-Swan, fonction de Cobb-Douglas) aujourd’hui enseignés dans les manuels scolaires et universitaires d’économie du monde entier. Et de fait, même des économistes de gauche comme Thomas Piketty et Gabriel Zucman les reprennent. On les voit par exemple clairement apparaître dans leur article « Capital is back: Wealth-income ratios in rich countries 1700-2010 »2.

Après Solow, la théorie foncière néoclassique a continué de se sophistiquer. Déclarant s’appuyer sur l’« analyse néoclassique des années 1960 à 1980 » dans leur ouvrage, Wasmer et Trannoy font par exemple référence au modèle « d’Alonso-Muth-Mills », formulé par William Alonso en 1964 et complété par Edwin Mills en 1967 et Richard Muth en 1969, ainsi qu’au modèle de Rosen et Roback dit d’ « équilibre spatial », formulé par Sherwin Rosen en 1979 et complété par Jennifer Roback en 1982. Ces modèles sont aujourd’hui considérés comme les plus significatifs au sein de la théorie néoclassique par des économistes faisant autorité mondiale, comme Edward Glaeser3.

En résumé, le modèle d’Alonso-Muth-Mills s’intéresse à une zone métropolitaine et suppose que les revenus et aménités y seraient constants. Cette hypothèse, certes stylisée mais d’entrée de jeu biaisée, insinue que le coût du logement et les coûts de transport seraient constants dans l’espace. Ainsi, les coûts du logement diminueraient à mesure que ceux de transport augmenteraient avec la distance au centre-ville. Le modèle de « Rosen et Roback » complexifie certes un peu l’analyse d’Alonso-Muth-Mills, faisant varier les revenus et aménités dans l’espace, mais compense cette complexité en traitant chaque zone métropolitaine comme une entité homogène, de sorte que tous les habitants de ladite zone seraient confrontés aux mêmes coûts de logement et de transport. Ce second modèle est pourtant censé permettre d’étudier l’impact de ces paramètres sur les migrations interurbaines et interterritoriales.

Là encore, ces modèles, s’ils contribuent à intégrer sommairement la terre comme facteur d’arbitrage économique chez les ménages, minorent l’importance et l’hétérogénéité de sa valeur. Ils ne font aucune analyse de ses caractéristiques distinctives. On pourra certes arguer que ce n’est pas leur objectif. Mais surtout, en intégrant la terre comme paramètre d’arbitrage périphérique au concept d’équilibre économique, ils contribuent à rendre ce facteur de production très subsidiaire.

Ainsi, parce que la théorie de la répartition néoclassique ne s’intéresse guère plus qu’à la perspective individuelle de l’agent et à la valeur marginale des biens échangés, elle renverse le raisonnement déductif des précédentes théories économiques. À l’inverse des théories physiocratiques et classiques (notamment de la loi des rendements décroissants ricardienne et malthusienne) qui s’intéressaient aux conditions objectives de production et considéraient que le prix de tout bien devait découler de sa valeur (déterminée par les facteurs de production), la loi de la répartition néoclassique ne s’intéresse plus qu’aux conditions subjectives de l’offre et de la demande4.

Parce que le prix « révélerait » la valeur et non plus l’inverse – c’est-à-dire la valeur objective d’un bien, sa nécessité à l’économie ou la société, ou juste la somme de travail nécessaire qui fixerait son prix –, la question des conditions de production est totalement ignorée5. Plus grave encore, les conditions d’accès aux facteurs de productions comme la terre, et notamment les conflits sociaux et politiques qui en découlent, sont systématiquement passés sous silence6. La répartition des fruits de la production ne constitue d’ailleurs elle-même plus tellement une question en soi car à l’optimum, la rémunération des facteurs de production est censée être déterminée par leurs productivités marginales.

vision qui s’inscrit à contre-courant de nombreux travaux classiques, marxistes, institutionnalistes ou post-keynésiens, qui établissent à quel point cette répartition ne résulte pas tant de leur productivité objective que des rapports de force en présence qui déterminent leur allocation – et notamment du conflit redistributif entre le travail et les diverses formes de capital. Plus récemment, des économistes et géographes contemporains spécialistes du foncier et du logement (Christine Whitehead, Bernard Vorms, Brett Christophers, Renaud Le Goix ou encore Thibault Le Corre) ont également illustré les dynamiques d’accaparement ou d’éviction du foncier et leurs conséquences sur le fonctionnement des marchés immobiliers ou plus généralement sur les rapports de force au sein d’une société.

À vrai dire, les classiques et les marxistes s’étaient même déjà mis d’accord sur le sujet ! Et notamment sur le fait que, dans un régime de propriété privée de la terre, les propriétaires fonciers engloutissent une part croissante de la production via l’extraction de rentes qui augmentent dans le temps et que cette dynamique conduit invariablement à une répression des salaires et des investissements nécessaires à l’amélioration de la productivité globale d’une économie et de l’innovation au sein d’une société.

Dans La richesse des nations, Adam Smith déclare lui-même que « la rente foncière, considérée comme prix payé pour l’usage de la terre, constitue naturellement un prix de monopole. Elle n’est pas du tout proportionnée à ce que le propriétaire peut avoir dépensé pour l’amélioration objective de la terre, mais à ce que l’agriculteur peut bien se permettre de débourser ». Smith poursuit en déclarant que « dès lors que la terre d’un pays devient propriété privée, les propriétaires aiment à récolter là où ils n’ont jamais semé, exigeant une rente pour ses produits naturels ». Deux cent cinquante ans plus tôt, tout n’avait-il pas déjà été dit sur la nature des rentes foncières urbaines ?

Notes :

1 Josh Ryan-Collins, « How land disappeared from economic theory », Evonomics, 4 avril 2017. https://evonomics.com/josh-ryan-collins-land-economic-theory/

2 Thomas Piketty et Gabriel Zucman, « Capital is back: Wealth-income ratios in rich countries 1700–2010 », The Quarterly journal of economics, 2014, vol. 129, no 3, p. 1255-1310.

3 Edward Glaeser, The economics approach to cities. NBER Working Papers, n°13696, 2007. https://www.nber.org/papers/w13696

4 Mariana Mazzucato, « What is economic value, and who creates it? », TED Talk, 10 janvier 2020. https://www.youtube.com/watch?v=uXrCeiQxWyc

5 Ibid.

6 Kari Polanyi-Levitt, From the Great Transformation to the Great Financialization. On Karl Polanyi and Other Essays. Bloomsbury Publishing, 2013.

« Valeur travail » : sortir des pièges

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« Valeur travail ». Cette notion est partout. Les jeunes sont-ils devenus fainéants ? Faut-il plutôt arrêter de travailler pour sauver la planète ? Ce débat, essentiellement moral, laisse de côté l’héritage de l’économie classique. C’est en effet sur la « valeur travail » qu’Adam Smith et surtout Karl Marx ont fondé leur théorie. Loin de constituer un instrument de stigmatisation à l’égard des chômeurs, elle permettait de penser l’économie en termes de classes sociales – et d’antagonismes entre ces classes. Une telle prise de recul permet de mieux penser les enjeux relatifs au travail contemporain, et les transformations qu’il nécessite.

La séquence sociale contre la réforme des retraites a remis la question du travail dans l’actualité. Deux ouvrages récents montrent qu’il recouvre plusieurs réalités qui peuvent, ou non, se combiner. Ils établissent l’inanité de la posture moralisatrice qui domine aujourd’hui.

Quand la morale voile la dimension politique

Dans le débat public, le travail tient une place singulièrement rabougrie. Comment interpréter les récentes adjurations morales de Gérald Darmanin à propos de ceux qui « n’aiment pas le travail » ? Elles ne sont pas nouvelles : il prend la suite de son mentor Nicolas Sarkozy. Elles sont cohérentes avec le discours et la politique du gouvernement Macron.

Ces petites phrases participent d’une moralisation du débat public qui est triplement préjudiciable, comme le défend la chercheuse en philosophie Céline Marty[1]. D’abord, parce que le ton moralisateur élude la dimension politique de la question.

Ensuite, parce que cette morale productiviste « est muette sur les limites du travail ». Elle ne dit jamais « à quel moment on a bien travaillé et on peut passer à autre chose ». Elle ne permet pas non plus d’interroger le contenu du travail. Il faut travailler tout court, peu importe à quoi. Travailler dur est toujours présenté comme positif, quelles qu’en soient les conséquences physiques ou psychiques (usure du corps, maladies professionnelles, burn-out…). L’expression inverse de travailler « pas trop dur », ce n’est pas un hasard, n’existe même pas dans l’usage.

Au niveau politique, cette morale centre le débat autour de la question du niveau de l’emploi. Cela ne permet pas de débattre collectivement de la qualité et de la nature de ces emplois. Tout ce que l’on autorise, dans la discussion, a généralement trait à l’ouverture ou à la fermeture d’un entrepôt sur un « territoire ». Le travail y est souvent dur et on ne connaît rien de la nature des biens vendus, mais il faudrait se positionner pour ou contre la « création d’emplois ». La catastrophe écologique en cours démontre pourtant le besoin urgent de poser des limites à l’activité humaine, qu’une défense inconditionnelle de la valeur travail empêche de penser.

La « valeur travail » : avant Gérald Darmanin, Karl Marx

La mobilisation de cette expression par Nicolas Sarkozy ou Emmanuel Macron ferait oublier qu’il s’agit d’un concept analytique issu de l’économie classique, utilisé par Smith, Ricardo et Marx. Pour le comprendre, un peu de théorie est nécessaire. En économie, les marchandises sont produites par l’association des deux facteurs de production que sont le capital et le travail. Elles sont ensuite échangées. Mais d’où vient leur valeur relative d’échange ? Toutes les écoles de pensée économique ont planché sur ce problème. Marx et les classiques affirment que la valeur des marchandises est proportionnelle à la quantité de travail qui socialement nécessaire pour les produire. Marx affirme donc que la création de valeur ne provient que du travail humain et que le capital n’y contribue pas. Il est celui des classiques qui a consacré les développements les plus denses à sa théorie de valeur travail, car il cherchait à construire sur ses fondements une théorie de l’évolution historique des sociétés.

Sur le plan purement analytique, ce choix pose des problèmes difficiles. Il a reçu plusieurs critiques. Les économistes keynésiens notamment, Joan Robinson la première[2], sont arrivés à la conclusion que cette théorie était contradictoire avec d’autres hypothèses analytiques de Marx. En revanche, sur le plan politique, Robinson remarque elle-même que la théorie de Marx lui permet de penser le système économique comme étant traversé par un antagonisme fondamental entre capital et travail.

En posant que tout valeur provient du travail, Marx offre un argument puissant en faveur de la socialisation des moyens de production sous la tutelle des travailleurs. En effet, si toute valeur est issue des travailleurs, à quoi servent les détenteurs des capitaux (aujourd’hui les actionnaires) ? Ainsi, dans son acception marxiste, la valeur travail signifie défendre le travail… face au capital.

On comprend ainsi pourquoi le discours d’un Darmanin sur la « valeur travail » est paradoxalement encore porteur aujourd’hui. Il fait appel à une fierté ouvrière du travail bien fait, rappelle Céline Marty. Lors de la naissance du mouvement ouvrier, les travailleurs se définissaient par le fait que leur subsistance ne dépendait pas de la propriété d’un capital, mais de leur travail. Ce fait nouveau s’imposait à eux. Mais il leur a aussi permis de s’affirmer face aux « oisifs » d’Ancien Régime, leurs anciens oppresseurs. Ainsi, cet « honneur des travailleurs » reste présent dans l’imaginaire populaire aujourd’hui, jusqu’à la chanson des gilets jaunes.

En quoi consiste alors cet usage usurpé de la valeur travail ? Emmanuel Macron utilise l’expression pour faire passer ses réformes successives du marché de l’emploi et de l’assurance chômage. En limitant les conditions d’accès et en baissant le niveau des allocations, ces réformes ont pour effet d’inciter les travailleurs privés d’emploi à en reprendre un le plus vite possible, qu’il soit adapté ou non à leur situation. Romaric Godin, journaliste économique de Médiapart, avait lui aussi fait une analyse précise de cette stratégie d’Emmanuel Macron. Sa conclusion est limpide : « dans la vision macroniste de l’économie, le capital est plus important que le travail et le travail doit suivre le capital. ». Pour lui, ce renversement du sens originel de la valeur travail est logique dans la mesure où « la seule vraie conséquence de la valeur travail est, en réalité, le socialisme. »

Politiquement il peut donc exister à gauche un besoin de recadrage du discours sur le travail. Notre rédaction l’avait perçu après la séquence électorale de l’an passé, en faisant débattre Sophie Binet, à l’époque secrétaire générale de l’UGICT-CGT, et le député insoumis François Ruffin. Ce dernier met en avant le sujet politique du travail afin d’emporter l’adhésion des classes populaires, y compris rurales. À l’encontre d’un Fabien Roussel, il ne considère pas qu’il faille parler n’importe comment de n’importe quel travail. Il s’agit plutôt « d’héroïser » les travailleurs indispensables au bon fonctionnement de la société, ceux-là même qui avaient été désignés comme essentiels lors de la crise du COVID. C’était sa démarche pour les auxiliaires de vie sociale dans son film Debout les femmes, co-réalisé avec Gilles Perret.

Activité pénible, utilité sociale, emploi… de quoi le travail est-il le nom aujourd’hui ?

Ces rappels historiques étant posés, de quoi parle-t-on lorsqu’on évoque le travail aujourd’hui ? Ce mot a une longue histoire, que retrace Marie-Anne Dujarier dans Troubles dans le travail. Sociologie d’une catégorie de pensée[3]. Dans la première partie, la sociologue décrit comment le mot est arrivé à ses trois sens actuels : « l’activité, la peine que l’on se donne pour faire quelque chose ; le résultat de cette activité, l’ouvrage ; enfin l’emploi. Le « travail » sert à désigner aujourd’hui l’une de ces trois dimensions, ou leur combinaison.» (p. 365).

Que disent les travailleurs lorsqu’ils évoquent l’absence de sens au travail ? Thomas Coutrot et Coralie Perez se sont penchés sur cette question en épluchant les enquêtes de conditions de travail de la DARES[4]. Pour les auteurs, le sens au travail repose sur trois piliers. Ils les définissent comme l’utilité sociale, la cohérence éthique et l’accomplissement de soi. La cohérence éthique ou « travail empêché » est la possibilité de bien faire son travail. L’accomplissement de soi relève de l’expérience que l’on peut acquérir (« je sors grandi de l’épreuve »).

Si les deux livres étudient le travail selon trois dimensions, ils ne les définissent donc pas de la même façon. Coutrot et Perez se restreignent à l’emploi et en particulier aux questions présentes dans les enquêtes de la DARES. Marie-Anne Dujarier mène un travail plus complet en étudiant aussi les autres significations du travail.

La polysémie du travail est précisément ce qui rend possible ce que l’autrice nomme un « jeu de bonneteau avec ses trois principales significations : dans un mouvement créant de la confusion, au nom de l’une d’entre elles et des valeurs qui lui sont accolées, les deux autres sont embarquées et déplacées. Dans ces usages stratégiques, la polysémie n’est alors pas un problème, mais une arme » (p. 349). Arme que les gouvernements conservateurs ont l’habitude d’utiliser, comme on l’a vu précédemment.

Frontières troubles du travail

Ces diverses définitions du travail peuvent se combiner comme exister séparément. Marie-Anne Dujarier défend que ces situations de travail incomplet engendrent de la souffrance chez les travailleurs. Ainsi « s’accumulent des situations dans lesquelles l’activité, l’utilité sociale et économique, l’emploi et le revenu sont désarticulés, ouvrant sur des conflits sociaux et psychiques au moment de savoir qui travaille et quand. » (p. 367).

Elle évoque tout d’abord les « emplois nocifs et inutiles ». Il s’agit des bullshit jobs repérés par David Graeber, anthropologue américain décédé du Covid en 2020. Leur existence repose implicitement (ou explicitement) sur l’idée que n’importe quel emploi est préférable à l’absence d’emploi, et qu’il faut « plutôt faire n’importe quoi que de rien faire ».

Inversement, « nombre de pratiques classées comme n’étant pas du travail, elles, sont vitales » (p. 367). Ce sont des activités non rémunérées, bien que pénibles et utiles voire indispensables. Il s’agit bien évidemment du travail domestique, mis en avant notamment par les féministes matérialistes des années 1970. Mais les pratiques de care s’étendent aujourd’hui au-delà du foyer. Elles peuvent être sociales (par exemple personnes aidantes pour des proches dépendants) comme écologiques. Le bénévolat sous diverses formes (associative, dans les partis politiques, pour les JO, etc.) en fait aussi partie. Il concerne aussi une catégorie souvent oubliée, les « femmes de » : femmes de commerçant qui aident au magasin, et qui ne sont pourtant pas juridiquement employées, femmes de chercheur, d’écrivain, etc.

Enfin il faut ajouter que la rémunération d’un emploi n’est presque jamais corrélée à la peine donnée au travail, ni à son utilité sociale. C’est même la corrélation inverse qui prévaut. Cela a été démontré très clairement par un rapport cité par François Ruffin et analysé dans nos colonnes.

Concluons avec l’exemple de ce qui est appelé en recherche le « hope labor » (p. 295). Ce type de travail recouvre les stages non rémunérés et autres formes de production bénévoles destinées à décrocher un emploi. Là encore, le débat sur la légitimité de ces formes lacunaire de travail est refermé par des postures morales condescendantes.

Aucun indicateur ne rend compte à lui tout seul de la question du sens au travail

Thomas Coutrot et Coralie Perez ouvrent également leur livre en citant le concept des Bullshit jobs de David Graeber. Pourtant, leur définition du sens au travail s’éloigne de la sienne. David Graeber n’avait lui qu’une seule question à poser aux travailleurs : votre travail apporte-t-il quelque chose au monde ?[5] Et il n’avait pas pour objet une évaluation économétrique précise de la prévalence du phénomène. Il s’agit peut-être d’une des raisons du succès du livre de l’auteur américain. Sa définition des bullshit jobs a immédiatement parlé à des millions de travailleurs, bien qu’ils fussent dans des situations concrètes différentes.

Une limite de la démarche de Coutrot et Perez est d’amalgamer les trois facteurs du sens au travail (étudiés via les réponses à neuf questions en tout) dans une seule moyenne. Cette moyennisation de neuf questions en trois, puis en un chiffre, les conduit à des énoncés lénifiants voire déroutants. Ainsi, leur résultat le plus général consiste à donner la liste des 15 métiers à plus faible, et respectivement à plus fort, sens du travail. Or ces deux listes regroupent des situations très différentes. Et des métiers semblant proches sont à la fois parmi ceux ayant le plus ou le moins de sens.

Autre exemple, la présence d’élus du personnel a un impact négatif sur le sens au travail. Elle produit une baisse de 73 à 67% des réponses sur l’utilité sociale, et une baisse de 72 à 62% de celles sur la capacité à bien faire son travail. Comme le notent les auteurs, « tout se passe comme si l’existence d’une représentation collective favorisait une prise de conscience critique concernant le sens du travail » (p. 29). C’est un résultat finalement plutôt évident, mais énoncé de manière curieuse lorsqu’on parle uniquement du sens (unique) du travail : le syndicalisme diminue le sens au travail.

Le livre des deux économistes contient néanmoins des éléments pertinents à verser au débat. Il montre que la question du sens au travail touche aussi bien les ouvriers que les cadres. En effet, la DARES étudie les conditions de travail de tous les salariés. La dégradation du sens au travail engendre des affections psychiques (dépression, épuisement professionnel) chez tous (p. 42). De même, les conséquences environnementales du travail sont scrutées à la fois par des jeunes diplômés qualifiés que par des ouvriers, notamment dans les industries polluantes.

Ce résultat est assez peu étonnant car au sein du rapport de production, les cadres sont des travailleurs au même titre que les ouvriers. Comme eux et à l’opposé des capitalistes, ils ne décident pas de ce qui est produit, ni de comment cela est produit. Il est donc sensé de constater qu’ils sont soumis aux mêmes questionnements sur le sens de leur travail que les ouvriers. À l’inverse, on n’a jamais entendu un commerçant ou un entrepreneur se plaindre du sens de son travail.

Coutrot, Perez et Dujarier montrent finalement que les politiques publiques du travail des dernières décennies sont les responsables de la dégradation de son sens au sens large. Il s’agit des changements permanents dans les organisations de travail, de la multiplication de la sous-traitance, et des objectifs chiffrés fondés sur des indicateurs de performance. Ces méthodes délétères d’abord appliquées à l’industrie le sont maintenant dans les services aux entreprises et même dans les services à la personne.

Les réponses patronales à la crise du sens au travail n’y changent rien

Ces problèmes ne sont donc pas nouveaux. Ils ont perduré aussi à cause de la capacité du capitalisme à absorber les critiques qui lui sont faites. Ce fut le cas lors la crise du modèle fordiste dans les années 1980. Les capitalistes ont alors promis aux travailleurs de leur rendre une part de l’autonomie décisionnelle que le taylorisme leur avait enlevée. En effet, le « toyotisme » ou lean management était censé permettre aux employés de corriger les procédures de travail lorsque celles-ci ne correspondaient pas à leur activité réelle (le travail réel n’étant jamais réductible au travail prescrit, selon les mots de Christophe Dejours).

Ces manœuvres patronales ont été analysées de manière critique à de nombreuses reprises, notamment par Frédéric Lordon et Danièle Linhart. Pour eux, « la mise en avant d’un pseudo-sens du travail ne serait qu’un subterfuge pour légitimer l’intériorisation des finalités patronales et masquer l’exploitation » (Coutrot et Perez, ibid. p. 43). En effet, pour reprendre les mots de Frédéric Lordon, ce sont les capitalistes qui donnent à la production le sens qu’ils désirent. Ils s’efforcent ensuite d’aligner le désir des travailleurs dans la même direction. Le type d’initiatives managériales visant à redonner la parole aux travailleurs tient donc le plus souvent du simulacre, car les détenteurs de capitaux demeurent, en dernière instance, les décisionnaires.

Pour Thomas Coutrot et Coralie Perez, c’est précisément ce qui rend ces initiatives intéressantes. Ainsi, « les managers sont contraints de reconnaître que le travail ne peut être réduit à une série de consignes et de gestes prédéfinis, […] parce qu’au cœur de l’activité de travail se loge un pouvoir d’agir qui, en dépit des tentatives répétées du management, n’est pas entièrement éliminable » (p. 44).

Enfin, Coutrot et Perez passent au crible des chiffres d’autres propositions patronales contemporaines. De nombreuses entreprises mettent en place des projets dits de « responsabilité sociale et environnementale ». Les enquêtes établissent que la présence ou non de ce type d’initiative dans une organisation donnée n’a d’impact sur aucune des trois dimensions du sens au travail. C’est par exemple le cas des entreprises dites à mission. La « codétermination » améliore quant à elle les capacités de développement des travailleurs, mais n’influe pas sur le contenu même de la production de l’entreprise. Enfin, les entreprises « libérées » le sont par leur chef, dans des conditions déterminées par lui et sachant qu’il peut les réenfermer à tout moment…

L’organisation du travail doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes

Les auteurs arrivent au terme de leur démonstration à la conclusion énoncée par Alain Supiot dans ses ouvrages que « le mouvement ouvrier a évacué le contenu et le sens du travail de la notion de justice sociale (p. 140), et qu’il doit maintenant les y remettre. Les travaux des universitaires, articulés par les politiques et les syndicats, le démontrent. Les Françaises et les Français, qu’ils soient qualifiés ou non, attendent un grand plan de transformation écologique et sociale du travail. Le travail ne va pas disparaître, mais il doit considérablement changer.

Ce plan doit passer par l’arrêt des activités inutiles ou nocives et par la bifurcation de millions de personnes vers des activités de préservation sociale et écologique. Tout en réduisant le temps de travail et en redressant la distribution des richesses, il doit aussi permettre à chacun de participer à la décision de ce que l’on produit, et de comment on le produit. Après tout, à qui d’autre faire confiance pour le faire ? Comme le déclarait Sophie Binet, « nous sommes tous et toutes les micro-experts de notre travail ».

Notes :

[1] Les citations de ce paragraphe sont issues de l’entretien de Céline Marty avec Paloma Moritz sur le média audiovisuel indépendant Blast, Youtube, 13 mars 2023.

[2] Joan Robinson, Essai sur l’économie de Marx, 1942. Nouvelle édition française : 2022, Les éditions sociales.

[3] Marie-Anne Dujarier, Troubles dans le travail. Généalogie d’une catégorie de pensée, PUF, septembre 2021

[4] Thomas Coutrot, Coralie Perez, Redonner du sens au travail, Seuil, septembre 2022. La DARES est la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques. C’est une autorité ministérielle indépendante qui produit des statistiques à l’usage du ministère du travail.

[5] « Do you think that your job is or is not making a meaningful contribution to the world? ». Pour une discussion sur l’évaluation statistique internationale possible de cette question, voir Soffia, M., Wood, A. J., & Burchell, B. (2022). Alienation Is Not ‘Bullshit’: An Empirical Critique of Graeber’s Theory of BS Jobs. Work, Employment and Society, 36(5), 816–840.