Risque de pénurie énergétique : la France est-elle prête ?

© Fré Sonnevald

Après des mois de déni, le gouvernement français a fini par reconnaître que la perspective d’une pénurie énergétique, et notamment d’électricité, cet hiver était bien réelle. Dans l’urgence, une centrale à charbon a été rouverte et un plan de sobriété est en train d’être bricolé. Le manque probable d’énergie avait pourtant été anticipé depuis des années, durant lesquelles tous les choix ont été reportés sine die. À court terme, plusieurs options de sobriété peuvent être mises en place pour pallier le pire. Mais à moyen terme, une véritable planification énergétique et une sortie des mécanismes européens qui ont ruiné et affaibli EDF est indispensable.

Le 25 juin dernier, une tribune des patrons des trois grands énergéticiens – EDF, Engie et Total – faisait l’actualité. Face à la flambée des prix de l’énergie et aux risques de pénuries pour l’hiver prochain, les trois entreprises appelaient à mettre en œuvre un « plan d’urgence de sobriété » au regard d’une situation qui « menace notre cohésion ». Une annonce qui venait contredire le discours officiel du gouvernement, qui évoquait alors une situation énergétique contrôlée et maîtrisée. Ainsi, deux jours plus tôt, Matignon affirmait que « nous sommes dans une situation plus favorable que d’autres pays européens pour assurer notre sécurité d’approvisionnement ». La veille, le gouvernement annonçait pourtant discrètement le prolongement de l’utilisation de la centrale à charbon (une énergie 250 fois plus polluante que le nucléaire ou 70 fois plus que l’éolien) Emile Huchet de St-Avold, près de Metz, afin de répondre aux risques de pénurie.

Depuis, le ton a changé : le 10 juillet dernier, Bruno Le Maire reconnaissait être face à des “choix compliqués” et déclarait que “nous ne pourrons pas continuer à nous chauffer et à nous déplacer comme si de rien n’était”. Quatre jours avant, Elisabeth Borne annonçait quant à elle la renationalisation d’EDF, qui fait face à de grandes difficultés financières. Enfin, le 14 juillet, Emmanuel Macron a évoqué un objectif de 10% d’économie d’énergie d’ici deux ans. La tribune des PDG a donc certainement contribué à faire bouger le gouvernement, qui, sans doute par électoralisme, a refusé pendant des mois de reconnaître l’ampleur du problème, préférant mentir et infantiliser les Français, en leur faisant croire que tout allait bien. Notons ici l’ironie de la situation. Ce sont bien des patrons d’entreprises, dont le business consiste à vendre de l’énergie qui appellent à mettre en œuvre une sobriété d’urgence ! Comment en sommes-nous arrivés là ?

Un problème constamment reporté

Si la France est aujourd’hui menacée par une pénurie d’énergie, cette dernière était évitable. La situation actuelle s’explique en effet par l’impréparation complète des politiques publiques depuis une quinzaine d’année pour assurer l’autonomie énergétique française. Les risques de pénurie portent à la fois sur les énergies fossiles, et notamment le gaz, mais aussi sur l’électricité. Pour chaque énergie, les causes de potentielles pénuries ne sont pas exactement les mêmes. Mais tandis qu’en matière de pétrole et de gaz, les causes sont d’origine géopolitique, en particulier en lien avec la crise en Ukraine, la situation préoccupante en matière d’électricité possède des explications directement liées aux politiques publiques françaises et à l’impréparation gouvernementale en matière de mix électrique. Celles-ci sont de trois ordres : conséquence de la crise en Ukraine et des tensions sur le marché du gaz, dysfonctionnements importants du parc nucléaire de l’Hexagone et retards de développement des énergies renouvelables.

RTE, Bilan électrique 2021

Pour mémoire, l’électricité représentait environ 25% des consommations énergétiques en France en 2021, principalement produite par le nucléaire (environ 70%), les renouvelables (22%) et les centrales thermiques à gaz, charbon et fioul (8%). La diminution forte des importations de gaz liée à la guerre en Ukraine a une incidence relativement modérée sur le niveau de production. Les centrales à gaz représentent 6% de l’électricité produite en France et moins d’un cinquième du gaz provient de Russie. Toutefois, et de manière très défavorable pour la France, le marché européen aligne le prix de l’électricité sur celui du gaz, qui est généralement utilisé dans la dernière centrale appelée pour répondre à la demande. Ainsi, la guerre a surtout une incidence sur le coût de l’électricité, plus que sur le niveau de production absolu.

La tension sur l’approvisionnement électrique est la conséquence d’une forte diminution des marges du système électrique pour répondre aux pics de consommation.

La tension sur l’approvisionnement électrique est surtout la conséquence d’une forte diminution depuis une décennie des marges du système électrique pour répondre aux pics de consommation : fermeture de plusieurs centrales à charbon, arrêt anticipé de Fessenheim, retards sur l’EPR de Flamanville. Ces fermetures n’ont été que très insuffisamment compensées par de nouvelles capacités renouvelables. Cette marge est donc actuellement réduite à presque rien en raison des fortes secousses que connait le parc nucléaire. Alors que celui-ci garantit historiquement une marge de sécurité importante au pays, il connaît un taux de disponibilité particulièrement bas, et ce pour deux raisons.

D’une part, toute une série d’arrêts pour maintenance, prévus pendant le Covid, ont été repoussés et ont lieu maintenant. D’autre part, le parc fait face à l’événement redouté par les stratèges de la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), celui des défauts dé série. En effet, en fin d’année dernière, un défaut de corrosion sur le circuit secondaire, le circuit de refroidissement du réacteur a été détecté sur les centrales de Penly, Chooz et Civaux, obligeant à les arrêter pour organiser des contrôles. Par la suite, ce sont tous les réacteurs d’un même palier, c’est-à-dire construits à la même période et correspondant à la même technologie, qui vont devoir être arrêtés rapidement pour maintenance et vérification, faisant fortement baisser le nombre de réacteurs disponibles. A l’heure où nous parlons, 27 des 56 réacteurs sont à l’arrêt pour des travaux prévus ou non, soit presque la moitié du parc hexagonal. Cet état de fait est probablement la conséquence des nombreuses années de sous-investissement dont a souffert le parc nucléaire au tournant des années 2000, ainsi qu’à la forte hausse du niveau de sûreté post-Fukushima.

Enfin, le dernier élément expliquant la forte tension en matière de production électrique est le retard conséquent pris en matière de développement des énergies renouvelables (EnR) depuis dix ans en France. En cumulé, la France accuse déjà un retard de près de 20% par rapport à ses objectifs : en 2020, les EnR constituaient 19,1% de l’électricité produite, alors que les objectifs prévoyaient d’atteindre 23%. L’absence de planification et de leadership fort pour soutenir leur développement explique en partie ce retard. A l’heure actuelle, alors que nous possédons la plus grande façade maritime européenne, aucun parc éolien en mer n’est encore raccordé, en raison notamment de retard au niveau des autorisations ! Par ailleurs, la production renouvelable a légèrement reculé (-5% par rapport à 2020), conséquence d’une situation météorologique défavorable qui a vu les barrages être moins productifs et le vent des éoliennes plus faible.

Alors que nous possédons la plus grande façade maritime européenne, aucun parc éolien en mer n’est encore raccordé !

Toutefois de manière plus globale, le retard pris en matière d’éolien et de solaire est aussi la conséquence d’une absence de planification et de construction de filières de production françaises. Là encore, les règles européennes sont largement en cause : en rendant obligatoires les appels d’offre pour la création d’EnR, elles ont encouragé l’achat de matériel étranger moins cher, notamment d’origine chinoise. Par exemple, la société Photowatt, qui produit des panneaux photovoltaïques bas-carbone en France, ne reçoit aucune commande de son propriétaire, EDF, qui souhaite s’en séparer ! En matière d’hydroélectricité, si le potentiel de la France est déjà largement exploité, les investissements dans les barrages demeurent insuffisants. En effet, la menace d’une ouverture à la concurrence exigée par l’UE conduit EDF à retarder les grands travaux : pourquoi améliorer des outils de production qui risquent de se retrouver aux mains des concurrents ? Enfin, l’absence de planification et de portage politique mène à une acceptabilité plus faible, notamment en ce qui concerne l’éolien, donnant un pouvoir démesuré à des intérêts très localisés.

Objectifs et développement des EnR, Observatoire climat-énergie 2021

Globalement, cette situation est le reflet d’une impréparation forte de l’Etat français depuis plusieurs années et de l’absence de stratégie claire. Notre parc électrique se trouve à un tournant déterminant, et nécessite des choix clairs de la part des pouvoirs publics. Quel que soit l’avenir du futur mix électrique, 100% renouvelable ou bien avec une relance du nucléaire, des options doivent être prises pour assurer le fonctionnement de notre production électrique. Pour reprendre les mots de l’étude structurante de RTE : « Quel que soit le scénario choisi, il y a urgence à se mobiliser ». Alors que les centrales du programme de nouveau nucléaire voulu par Macron ne seraient raccordées qu’au plus tôt en 2035, il faut lancer une stratégie de développement du renouvelable très rapide et avec un fort soutien de l’Etat. Pour cela, des investissements conséquents doivent être consentis. Selon le scénario, ces investissements devraient s’élever entre 20 et 25 milliards d’euros par an. Pour l’heure actuelle, ils s’élèvent à environ 13 milliards par an, auxquels il faudrait donc ajouter de 7 à 12 milliards supplémentaires.

Dépenses d’investissements dans le système électrique sur les 40 prochaines années (18 à 25 Md€ par an), RTE, “Futurs énergétiques”

L’urgence d’un plan de sobriété énergétique

Pour faire face à l’urgence qui vient, et en attendant que de nouveaux moyens de production décarbonés ne soient raccordés, il est vital de décréter un plan d’urgence nationale en matière de sobriété énergétique. Qu’entend-on d’ailleurs par cette notion de sobriété ? Il existe en réalité plusieurs types de sobriété : la sobriété d’usage consistant à réduire l’usage de certains équipements ou diminuer certaines activités particulièrement énergivores, la sobriété de substitution consistant à remplacer un appareil énergivore par un autre, plus performant, ou prendre le vélo ou les transports en commun plutôt que la voiture, la sobriété dimensionnelle consistant à ajuster les appareils aux besoins et enfin la sobriété collaborative, consistant à mutualiser des équipements à plusieurs. Chacune de ces dimensions permet de faire des économies d’énergie sans réduire considérablement le confort de nos vies. Elles relèvent à la fois de comportements individuels et de comportements collectifs.

Afin de redonner de la marge de sécurité à notre réseau et à nos approvisionnements, RTE liste dans son étude « Futurs énergétiques » toute une série de comportements et de mesures qui pourraient être mis en œuvre à court ou moyen terme. Autant de propositions utiles pour baisser la consommation lors des pics de froid du prochain hiver. Un plan de sobriété efficace permettrait de baisser la consommation de l’ordre de 5 à 10% dès cet hiver.

En cas de tension sur le réseau électrique, plusieurs mesures permettent d’empêcher les coupures chez les citoyens. Tout d’abord, un certain nombre d’industries, fortement consommatrices, s’engagent chaque année à arrêter leur production. On dit qu’elles « effacent leurs consommations » en échange d’une rémunération fixée par contrat en amont. Dans un deuxième temps, RTE peut baisser légèrement la puissance électrique transmise à l’ensemble des consommateurs, sans que ce soit réellement perceptible pour chaque consommateur. Enfin, il est ensuite possible de procéder à du lissage intelligent de la consommation, en diminuant dans chaque foyer ou entreprise les consommations qui peuvent être repoussées ou diminuées. Ce n’est qu’en dernier recours que RTE procède à des délestages tournants, consistant à couper pendant quelques heures des groupes importants de foyers ou de bâtiments. Les choix de priorisation sont fixé par décret préfectoral avec une seule règle : “tout le monde est délestable”, sans réelle stratégie ni protection prévue des ménages les plus précaires.

La tribune des patrons énergéticiens, ainsi que différents signaux d’alarme, laissent toutefois entendre que sans réel plan de sobriété, nous pourrions en arriver cet hiver à cette dernière extrémité. Pour y échapper, il est donc intéressant d’étudier le scénario de sobriété accrue proposé par RTE dans son scénario. Plusieurs mesures pourraient être mises en place très rapidement en cas de pointe de consommation trop importante. Parmi celles proposées par RTE et permettant de diminuer la consommation d’électricité, notons notamment la réduction des panneaux publicitaires qui pourraient par ailleurs être coupés en priorité (0,5 TWh, -0,1% sur l’année ), la baisse volontaire de la température de consigne de chauffage de 1°C (4 TWh, -0,8% sur l’année), la limitation et la réduction des consommations et du chauffage du tertiaire, et la réduction de leur surface, notamment pour les grands centre commerciaux : jusqu’à 2,9 TWh (2,9 TWh, -0,6% sur l’année) ou encore une hausse du recours au télétravail (jusqu’à 9,1 TWh en moins, soit -1,8%).

Par ailleurs, il est nécessaire en amont d’identifier toutes les industries qui peuvent être arrêtées sans mettre en danger l’économie du pays et les productions essentielles. L’industrie représente en effet 17% des consommations électriques. Enfin, toute une série de mesures à la fois symboliques mais offrant un potentiel non négligeable lorsqu’additionnées, peuvent être mises en place : extinction complète des lumières du tertiaire et des commerces la nuit, interdiction de laisser ouvert alors que la climatisation ou le chauffage est à fond, etc. Bref, il existe de nombreuses mesures rapidement transposables pour baisser la consommation et éviter de relancer des moyens de production fortement carbonés comme les centrales thermiques ou avoir recours à des importations d’électricité tout aussi carbonées. Bien évidemment, toute cette logique s’applique aussi pour ce qui concerne les consommations de gaz, afin de limiter notre dépendance extérieure, qu’elle soit russe, américaine ou qatari.

Gisements de sobriété, RTE, Futurs énergétiques 2021

Rebâtir un système électrique fonctionnel

A moyen terme, afin d’éviter ce genre de situations, il est nécessaire de mettre en œuvre une réelle planification de l’énergie en France, au-delà des documents stratégiques. Il n’y a pas de solution miracle. Garantir notre souveraineté énergétique et éviter les coupures passe tout d’abord par un niveau d’investissement à la hauteur des enjeux, soit entre 7 à 12 milliards d’euros supplémentaires selon RTE. Ces fonds doivent être débloqués dès aujourd’hui pour adapter le réseau électrique au développement d’énergies renouvelables intermittentes et décentralisées, construire ces nouveaux moyens de production décarbonés et garantir l’entretien du nucléaire existant.

Evidemment, rien de cela ne pourra se faire sans EDF. Or, suite à un enchaînement de très mauvaises décisions depuis une quinzaine d’années, l’entreprise est désormais très mal en point. Ainsi, la renationalisation d’EDF (déjà possédée à 87% par l’Etat) annoncée dans le discours de politique générale d’Elisabeth Borne doit se lire à l’aune de la situation financière de la firme : en 2022, sa dette pourrait passer de 48 milliards d’euros à 70 milliards ! Certes, des mauvais choix stratégiques sur le nucléaire, comme la construction de l’EPR d’Hinkley Point au Royaume-Uni ou le rachat au prix fort des turbines d’Alstom qui n’auraient jamais dues être vendues, sont en cause. Mais le principal problème reste celui du marché européen de l’électricité, qui a fait exploser les tarifs pour le consommateur (+45% en dix ans, alors que les coûts de production ont augmenté de seulement 4%) pour le seul bénéfice des spéculateurs. L’ouverture à la concurrence et la vente à perte de près d’un tiers du volume de production d’EDF à ses concurrents dans le cadre de l’ARENH ont ainsi ruiné l’entreprise. Le fait que l’Espagne soit récemment sortie de ce système témoigne de l’impasse absolue qu’il représente.

En outre, si le principe de la renationalisation fait consensus à l’Assemblée nationale, celle-ci pourrait bien être un piège. Le gouvernement n’a en effet donné aucune indication précise sur le périmètre de celle-ci, ce qui fait craindre aux syndicats qu’il ne s’agisse d’un moyen détourné de remettre sur la table le “projet Hercule”, qui visait à étatiser les activités déficitaires (notamment le nucléaire, éventuellement l’hydraulique) et à privatiser celles qui sont bénéficiaires, notamment les EnR. Les propos de Bruno Le Maire, qui a déclaré qu'”il n’y aura pas de débat parlementaire sur la prise de contrôle de l’intégralité du capital d’EDF” laissent planer le doute. En outre, aucun changement de statut n’est prévu : EDF resterait une société anonyme, avec pour mission le profit, et non un EPIC (établissement public industriel et commercial). Ainsi, si sans débat parlementaire sur l’avenir de l’entreprise, la remise en cause des choix désastreux des dernières années et du système européen qui a détruit l’entreprise a peu de chances d’advenir.

Garantir notre souveraineté énergétique et éviter les coupures passe tout d’abord par un niveau d’investissement à la hauteur des enjeux, soit entre 7 à 12 milliards d’euros supplémentaires.

En parallèle, outre la mise en place d’un plan de sobriété d’urgence dès cet hiver, il faut aussi proposer une réelle stratégie s’appuyant sur le diptyque sobriété-efficacité sur le moyen terme. Cela passe en premier lieu par l’isolation des logements et la rénovation des bâtiments publics et privés. Or, en la matière, encore une fois, le gouvernement est défaillant. Très axé sur le remplacement des chaudières ou des fenêtres, le dispositif d’aide à la rénovation MaPrimRénov n’aurait permis de sortir que 2 500 logements du statut de passoire thermique, très loin des 80 000 prévues initialement. A l’heure actuelle, le niveau d’investissements pour la rénovation est de 3,9 milliards d’euros/an (France Stratégie), alors qu’il faudrait ajouter 9,1 milliards d’argent public en plus et garantir un niveau de rénovation équivalent au label bâtiments basse consommation (BBC).

Encore une fois, les instruments de marché (taxes, aides) promulgués par la logique néolibérale montrent leurs limites et leur incapacité à atteindre des objectifs, car ils sont incapables de remettre en cause la logique première du profit. Les incitations économiques et les logiques de marché ne suffiront donc pas. La transition écologique ne pourra faire l’impasse sur une approche qui combine une orientation étatique via l’outil de la planification, une approche réglementaire qui fixe des objectifs clairs et une volonté politique qui porte des politiques publiques ambitieuses et en phase avec la crise écologique et sociale que nous traversons.

Pour en savoir plus sur les pistes de reconstruction d’un service public de l’électricité, lire la note d’Intérêt Général « Planifier l’avenir de notre système électrique »

Écologie et économie : l’impossible conciliation ?

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La pandémie de la COVID a engendré une profonde crise économique dont les effets commencent seulement à se faire sentir. Ils viennent s’ajouter à ceux, de plus en plus flagrants, de la crise climatique. Si bien que c’est une évidence pour tous : concilier écologie et économie est un impératif absolu ; les opposer serait devenu totalement incongru. Pourtant, derrière l’unanimisme de façade de ce nouveau mantra se cachent des divergences d’approches dont il serait temps de prendre conscience. Cela permettrait de comprendre pourquoi l’État français ne pouvait qu’être condamné dans l’Affaire du siècle ou pourquoi le gouvernement, dans son projet de loi, a tant vidé de leur substance les propositions de la Convention Citoyenne pour le Climat. En clair, pourquoi une certaine forme d’économie et l’écologie sont irréconciliables.

À l’automne dernier, devant une centaine d’entrepreneurs de la « French Tech » le président Macron a fustigé les tenants du modèle amish, ceux qui veulent « revenir à la lampe à huile ». Peu de temps avant, 70 élus avaient en effet eu l’idée iconoclaste de demander un moratoire et un débat démocratique préalable à l’introduction de la 5G, nouvelle technologie aux apports discutables. Il ne faut pas être dupe de la dimension tactique de ces dérapages contrôlés du président – discrédit sur les nouveaux maires écologistes ; pierre jetée dans le jardin des citoyens de la Convention pour le climat ; garanties données aux start-up du numérique…

Mais il faut aussi prendre au sérieux ce que révèle de fondamental cette posture présidentielle : « l’écologie ne nous rassemble pas, elle nous divise » comme l’affirme Pierre Charbonnier « parce que nous devons identifier avec qui et contre qui nous sommes dans cette bataille […], quels attachements et quels assemblages entre institutions, machines, pouvoirs, milieux, nous voulons »Le rappel de cette réalité, y compris au moyen d’une outrance caricaturale est salutaire par maints aspects, tant les repères finissent par être brouillés et les mots vidés de leur sens : Jean Castex nous décrète « tous écologistes », les grands pollueurs français appellent à « mettre l’environnement au cœur de la reprise » ; tout le monde le jure, des maires écologistes nouvellement élus déclarant « l’état d’urgence climatique » au ministre de l’agriculture ré-introducteur de l’usage des néonicotinoïdes : « Il ne faut pas opposer écologie et économie. »

Pourtant, c’est bien notre rapport à l’économie, à la production, à la création et à la répartition des richesses, qu’une approche écologique conséquente doit transformer radicalement. À commencer, notamment, par notre aversion viscérale, au moins depuis les chocs pétroliers des années 70, de tout ce qui peut, de près ou de loin, s’apparenter à une tendance récessive. Toutefois, si l’on prend le temps de s’arrêter sur la définition que donne l’INSEE d’une récession (« période de recul temporaire de l’activité économique d’un pays [caractérisée le plus souvent par] un recul du Produit Intérieur Brut (PIB) sur au moins deux trimestres consécutifs »), une telle hypothèse, si tant est qu’elle soit planifiée, ne devrait pas susciter de grands débats, et ce pour trois raisons principales.

La première, pragmatique, est qu’une période de récession fait mécaniquement baisser les émissions de gaz à effet de serre. Le confinement du printemps 2020 et le coup d’arrêt économique qui s’en est suivi a permis, peu ou prou, d’atteindre l’objectif annuel de baisse. Cette diminution, dans des proportions rarement observées depuis le début de l’ère industrielle, aurait ainsi été comprise entre 3 et 7%, performance à reproduire de manière cumulative, chaque année pendant 10 ans… C’est dire l’ampleur de l’effort à concéder, ordre de grandeur dont les décideurs pourraient s’imprègner.

La deuxième raison est fondée sur l’anticipation des difficultés : l’entrelacement des diverses crises, sanitaire, climatique et écologique que nous traversons ne nous laisse que peu d’options. Elles causeront, l’une après l’autre, une spirale récessive. C’est bien sûr, de manière spectaculaire, le cas de la COVID-19. Mais ça sera aussi le cas dans un monde impacté par les conséquences d’un climat déréglé. On commence à le constater, par exemple, dans le sillage des méga-feux qui ont frappé l’Australie en 2020 : ils ont eu un impact tel qu’ils ont entrainé l’économie vers une récession inédite avec « un effet négatif sur la productivité pour toute la côte est australienne […]. » Si la contraction de l’économie va, au gré des crises, s’imposer de manière récurrente, autant l’anticiper pour qu’elle soit démocratique et apaisée plutôt que subie et conflictuelle. Et que, ce faisant, cela nous permette d’en prévenir les causes profondes.

De ces constats découle la 3ème raison, lucide : nous n’avons pas d’autre choix. Ce retournement du There is no alternative thatchérien s’appuie sur un état de fait. Certes, l’intensité énergétique du PIB et l’intensité carbone de l’énergie diminuent régulièrement, mais de manière beaucoup trop anecdotique pour envisager à court terme un découplage absolu croissance/émission de CO2. Nous sommes trop loin d’un saut technologique hypothétique pour faire le pari d’une perpétuation de notre modèle de croissance subitement devenue verte. Oui, la décarbonation de notre économie est nécessaire et on constate de-ci de-là des découplages ponctuels, temporaires, localisés. Mais ce que supposent les tenants de la « croissance verte », c’est que nous n’aurions besoin de ne rien changer d’autre, voire de de penser que « notre mode de vie est non négociable », comme l’affirmait déjà George Bush père en 1992 à Rio. Il suffirait simplement de l’alimenter progressivement avec des énergies non fossiles. C’est se bercer d’illusions. Le découplage entre croissance et CO2, si tant est qu’il se vérifie, ne sera pas suffisamment universel et rapide. Comme le précise Jean-Marc Jancovici, « si nous devons baisser les émissions de 6% par an, mais que le gain sur les émissions [de GES] par euro de PIB plafonne à 1,5% par an, cela signifie… un PIB qui baisse de 4,5% par an en moyenne ».

La conclusion est implacable. Respecter les accords de Paris, c’est, au moins à court terme, assumer ouvertement ce qui est la suite implicite et logique du constat d’urgence climatique, mais qui ne peut que trop rarement être admis tant cela vient percuter nos croyances les plus intimes dans le progrès : les politiques économiques doivent organiser démocratiquement une récession volontaire et faire diminuer le PIB. On appellera cela, selon sa grammaire inquiète : ralentissement, atterrissage, décroissance … ou récession. Bref : un recul temporaire de l’activité économique.

Immédiatement, on perçoit ce que ce constat peut avoir de violent pour celles et ceux qui sont directement impactés par les crises. Intérimaires subitement sans contrat, étudiants précaires sans débouchés, territoires en décrochage, ouvriers en chômage partiel ou tout simplement licenciés faute de marchés solvables pour leur employeur : nous ne sommes pas égaux face aux chocs économiques. Mettre un coup de frein aux émissions de CO2, donc à la croissance, ne peut s’envisager, pour que cela soit socialement acceptable, qu’avec une intervention forte et coordonnée des pouvoirs publics. 

À rebours des plans de relance qui volent à leur secours sans discernement ni éco-conditionnalité, il faut ainsi organiser le démantèlement, au moins partiel, des secteurs les plus polluants et leur substitution par une économie plus vertueuse. Le volontarisme du gouvernement espagnol qui organise la fermeture de ses usines à charbon en limitant la casse sociale est à ce titre un exemple inspirant – replacement du personnels dans des énergies renouvelables, garanties pour les sous-traitants, ou encore mise aux enchères de l’accès au réseau électrique considéré comme un actif qui appartient au territoire.

De nombreuses études, comme celle de l’Organisation internationale du travail de 2018, soulignent le solde largement positif en faveur de la transition écologique (4 créations d’emploi pour une suppression, pour un total de 24 millions d’ici 2030). Mais ce que cache cette vision macro, c’est le hiatus temporel et géographique inévitable lors de la mise en œuvre. La transition ne se fera pas sans frottements et il faudra les lisser. En créant des parcours professionnels de reconversion vers des secteurs en tension, comme l’envisage Aéropers, le syndicat suisse des pilotes d’avions, prêt à reconvertir ses adhérents dans la conduite de trains. En inventant de nouveaux modes de rémunération des activités productives favorables à la réorientation de l’économie, comme le dispositif de revenu de transition écologique défendue par la fondation Zoein ou la campagne actuellement en cours pour promouvoir un « emploi vert pour tous », inspirée de l’expérimentation Territoire Zéro Chômeur de longue durée. En partageant le travail, en incitant, par exemple, à la semaine de 4 jours comme le soutient la 1ère Ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern. En suivant Oxfam et le Secours catholique pour une fiscalité carbone écologiquement incitative et socialement juste. Bref, en pilotant concrètement la transition écologique, très loin des outils du laisser-faire néo-libéral.

Ça n’est qu’au prix de cette régulation qu’on pourra associer écologie et prospérité, mais, il y a fort à parier, une prospérité sans croissance, c’est-à-dire sans augmentation du PIB. Qu’à cela ne tienne, tant le PIB n’est pas un indicateur pertinent du bonheur. On peut en approcher la réalité en reprenant l’exemple cité par B. Latour dans son texte sur les gestes-barrière contre le retour à la production d’avant crise et la nécessité de s’interroger sur nos propres attachements : abandonner la production des fleurs hollandaises plantées hors sol dans de gigantesques hangars et livrées par avion à travers le monde, ça n’est pas renoncer aux plaisirs de faire pousser des fleurs et de les offrir. Mais si une production locale et saisonnière peut être pourvoyeuses de plus d’emplois, elle contribuera moins, à coup sûr, au PIB mondial : la chaîne de valeurs hyper-optimisée et dopée à la technologie et aux énergies qui soutient la production concentrée et industrialisée sera infiniment plus créatrice de richesses monétaires que les mêmes fleurs en circuit court. Que pèse, en unité de PIB, le salaire d’un ouvrier agricole, son arrosoir et les bénévoles de son AMAP face à l’ingénierie de l’agrobusiness, à l’industrie de l’aviation, aux majors du pétrole et du BTP, à la chaine logistique des transporteurs, à la puissance commerciale des détaillants, tous ces acteurs qui se cachent derrière nos tulipes bataves mondialisées ?

Finalement, la contraction de l’économie qui en résultera inévitablement n’est pas la finalité du processus de transition comme font mine de le croire les contempteurs de la décroissance, mais la scorie inévitable de l’abandon progressif d’une économie hyper-productive, fonctionnant à flux tendus, optimisant chaque unité de matière consommée, au profit d’une économie résiliente, c’est-à-dire robuste, low-tech, réparable et circulaire.

Et rendre cette transition possible, passer à un système économique infiniment moins producteur de marchandises et donc moins prédateur de nos écosystèmes, implique de mettre en cohérence nos besoins, de décoloniser nos esprits de la quête d’une abondance absolue qui, à l’image de l’horizon, recule à mesure qu’elle se déploie sous nos yeux. Un système productif résilient ne peut s’épanouir qu’en miroir d’une consommation fondée sur la sobriété, c’est-à-dire une consommation qui intègre les limites planétaires comme un plafond indépassable.

On le sait, nous surexploitons la planète et épuisons ses ressources dans des proportions intenables. Cette nécessité de sobriété a été maintes fois affirmée. Elle est relative, puisqu’elle se réfère non pas à une quête ascétique d’absolu, mais à des limites physiques concrètes, celles de l’écosystème terrestre : ces dernières sont malgré tout suffisantes pour permettre à tout un chacun de – bien ! – vivre sur cette planète. Mais elle est radicale car elle ne pourra pas se limiter à des ajustements cosmétiques, bien qu’indispensables. Les ordres de grandeurs de la transition nécessaire ne seront pas atteints en éteignant la lumière en sortant d’une pièce, en limitant sa consommation de fraises en hiver ou en économisant l’eau sous la douche. Faudra-t-il, entre autres mesures radicales, aller jusqu’à des quotas individuels énergie/matière comme proposés dans le Manifeste Retour sur terre initié par Dominique Bourg ? Pourquoi pas. Rationner la consommation de viande de chacun ou instaurer un couvre-feu thermique ? Possible. En tout cas, il faudra débattre démocratiquement des mesures que collectivement nous souhaitons mettre en œuvre. Car ne serait-ce qu’évoquer un dixième de toutes ces restrictions drastiques – aux effets pourtant nécessaires pour s’aligner sur le respect des accords de Paris – fera ressortir inévitablement le spectre de l’écologie punitive, cette écologie castratrice qui viendrait rogner nos libertés fondamentales en nous contraignant à changer nos modes de vie.

Il faudra sortir de cette impasse cognitive où, au nom d’une écologie, joyeuse cette fois, on reproche à l’écologie radicale des solutions qui ne sont, au final, que la conséquence logique des constats initiaux qu’on prétend partager avec elle, en marchant sur nos deux jambes : à celle de la sobriété souvent mentionnée, il convient, pour trouver le bon équilibre, d’adjoindre celle de la satiété. La société capitaliste hyper-productive, comme le rappelle R. Keuchayan, a besoin pour écouler ses marchandises, de susciter en nous l’émergence de besoins artificiels. L’épidémie mondiale d’obésité est-elle vraiment sans rapport avec l’agressivité commerciale de l’industrie agro-alimentaire ? Vanter les mérites d’une voiture en la décrivant comme « suréquipée » a-t-il une véritable valeur d’usage ? Est-il indispensable de passer l’intégralité de son trajet en transport en commun les yeux rivés sur les clips musicaux HD de son tout nouveau smartphone ? Faut-il succomber aux sirènes de la fast fashion à chaque solde ?

Finalement, si la sobriété propose à la société de consommation d’intégrer dans son extraction des ressources les limites de la planète, son pendant individuel, la satiété, vise, quant à elle, à intégrer dans nos besoins les limites personnelles, niées jusqu’à l’absurde par la pression consumériste : on peut posséder quarante paires de chaussure, on n’a jamais, au plus, que deux pieds. 

Que nous apporte, dès lors, de coupler ces deux approches ? Cela doit nous conduire, comme le préconise Keuchayan, à conquérir contre la société marchande une structure de nos besoins authentiques, écologiquement supportables. Une éthique de la satiété permet ainsi de dépasser, dans une approche dialectique, la contradiction apparente entre sobriété nécessaire et liberté inconditionnelle. Consommer au-delà de ses besoins authentiques, ça n’est pas la manifestation d’une puissance sans entrave, mais l’expression de sa propre aliénation à des besoins artificiels imposés par la société consumériste.

En outre, s’interroger sur cette saturation de nos besoins, c’est aussi clarifier sur qui doivent porter les efforts de la transition vers plus de sobriété. Les catégories sociales aisées dont le mode de vie essore les écosystèmes et dérègle le climat, celles qui ont les moyens de consommer sans compter, sont celles qui devraient le plus interroger la pertinence de leurs attentes, quand les ménages modestes sont parfois contraints de quêter la simple satisfaction de besoins essentiels dont l’accès leur est interdit par leur situation matérielle.

Enfin, introduire au cœur de la critique de l’économie cette notion de satiété permet de comprendre pourquoi les injonctions à la sobriété restent le plus souvent lettres mortes. Ce n’est pas dû à la faiblesse morale des agents qui n’auraient pas pris conscience des enjeux, mais plutôt au fait qu’arrêter de consommer quand on n’en a plus besoin, c’est tout simplement mortel pour le capitalisme qui met toute ses forces dans la bataille pour nous rendre boulimique. Le consumérisme sans limite, comme la croissance infinie, sont les deux moteurs indispensables du processus d’accumulation au fondement du capitalisme néo-libéral. Sans eux, c’est une certaine économie qui s’effondre, celle que défendent le président Macron et les tenants d’un simple verdissement – inatteignable – de la croissance. Sans eux, c’est aussi une nouvelle manière, proprement révolutionnaire, de concilier écologie et économie qui émerge, remettant radicalement en question notre rapport à la production et à la consommation.

Cette critique de l’économie dominante est au cœur d’approches alternatives : de l’économie du donut qui encadre l’activité entre un plancher social et un plafond environnemental à l’économie de la fonctionnalité qui met l’accent sur les usages plus que sur la possession ; de l’économie symbiotique qui mime les écosystèmes et leur circularité à l’économie des communs qui tracent une voie alternative à la propriété individuelle et lance des passerelles vers le champ de la gratuité… Autant d’approches économiques qui pensent différemment le lien entre prospérité et environnement.

Alors, en effet, il ne faut pas opposer écologie et économie, mais alors, non pas une économie qui perpétue une accumulation de toujours plus de marchandises et de richesses, mais une économie sobre et résiliente qui s’interroge sur ce que c’est, pour chacun, d’en avoir assez.