« Il y a urgence à s’organiser pour assurer notre sécurité alimentaire » – Entretien avec Arthur Grimonpont

Arthur Grimonpont, ©Killian Martinetti pour LVSL

Arthur Grimonpont est chercheur à l’École Urbaine de Lyon. Il a fondé en 2018 avec Félix Lallemand, docteur en écologie au Muséum national d’histoire naturelle, l’association Les Greniers d’Abondance afin d’étudier la résilience de nos systèmes alimentaires. Ils pilotent notamment le projet de recherche-action ORSAT (Organiser la résilience des systèmes alimentaires territoriaux) et ont rédigé un guide à destination des élus intitulé “Vers la résilience alimentaire – Faire face aux menaces globales à l’échelle des territoires” qui a récemment fait l’objet d’une publication aux éditions Yves Michel. Ce guide passe en revue l’ensemble des menaces qui mettent en danger notre sécurité alimentaire et propose de nombreuses « voies de résilience » qui sont autant de solutions à la refonte de notre système alimentaire. Entretien réalisé par Romane Sauvage et Clément Coulet. Crédits photographiques : Killian Martinetti. 


LVSL – L’association les Greniers d’Abondance a récemment publié aux éditions Yves Michel un guide intitulé Vers la résilience alimentaire. Que recouvre cette notion ? Pourquoi parler davantage de résilience alimentaire que de souveraineté alimentaire ou d’autonomie alimentaire ?

Arthur Grimonpont – La résilience du système alimentaire est sa capacité à être soumis à des situations de crises, à des perturbations, à une dégradation de certaines conditions extérieures tout en continuant à nourrir la population.

Quand on parle de résilience du système alimentaire, on ne parle pas forcément de capacité du système à se maintenir tel qu’il existe aujourd’hui. Notamment, parce qu’il contribue à aggraver les menaces qui le mettent en danger. On parle plutôt de sa capacité à assurer sa fonction essentielle : nourrir suffisamment et sainement la population.

Tout le système alimentaire moderne, notamment le système agro-industriel, dépend aujourd’hui de ressources et d’une certaine stabilité des conditions extérieures que l’on ne connaîtra plus dans les décennies à venir. Il y a une urgence à s’organiser pour assurer notre sécurité alimentaire.

En somme, la résilience du système alimentaire, c’est la capacité du système à maintenir la sécurité alimentaire. La souveraineté alimentaire est la participation démocratique des habitants d’un territoire à ce que doit être le système alimentaire, la possibilité de s’organiser localement selon des projets de politiques agricole et alimentaire construits collectivement. Cette implication est une dimension importante de la résilience du système alimentaire.

LVSL – Dans votre guide, vous décrivez plusieurs « menaces globales » qui pèsent sur nos systèmes alimentaires. La première qui vient à l’esprit est le réchauffement climatique. Quelles sont ses conséquences sur nos systèmes alimentaires ?

A.G. Ce qui motive la fondation de l’association et ses travaux est l’extrême vulnérabilité de notre système alimentaire vis-à-vis d’un certain nombre de menaces. Pour définir ce qu’est la résilience alimentaire, il faut définir à quelles menaces répond la résilience. Il n’y a pas de critères absolus de résilience : on ne peut ériger un indicateur unique et unidimensionnel : ce serait vain face à la diversité des crises.

Ces menaces sont de natures très diverses et ont à chaque fois deux types d’effets : des effets de détérioration sur le temps long, qui sont prévisibles et certains du point de vue scientifique. On sait que l’on va faire face à un assèchement progressif des sols cultivés en France, on sait que l’on fait face à une érosion extrêmement rapide de la biodiversité, que l’on fait face à une hyper-dépendance au pétrole et à une contraction de ces sources d’énergie primaire. Ces menaces occasionnent aussi une augmentation du risque de perturbations ponctuelles, potentiellement catastrophiques, mais difficiles à prévoir.

Le changement climatique est une menace de premier ordre pour la production agricole. Notre vulnérabilité est renforcée par l’homogénéité importante des cultures, la disparition des éléments fixes dans le paysage, la grande simplification des systèmes agraires, la disparition de zones humides, la capacité limitée des écosystèmes à résister à des situations de sécheresse et la dépendance accrue de certaines parties de la production agricole à l’irrigation. Par exemple, le maïs, qui constitue 10% de la SAU (surface agricole utile, ndlr.) française, représente la moitié des capacités d’irrigation, pour finalement nourrir des animaux dans des systèmes agro-industriels. En somme, ce système est fortement consommateur d’eau au regard de sa contribution à l’alimentation humaine.

Au cours d’années comme 2003, toujours année de sécheresse de référence, les rendements à l’échelle nationale ont diminué de 20 à 30% pour les principales cultures. Et quand on se projette dans le futur, d’ici une trentaine d’années, les années normales correspondront aux années exceptionnellement sèches d’aujourd’hui pour de nombreux territoires.

LVSL – Vous alertez également sur le danger que représente l’épuisement des ressources énergétiques et minières. En quoi notre alimentation est-elle soumise à un tel risque ? 

A.G – L’un des problèmes les plus critiques de notre système alimentaire est sa dépendance au pétrole. A l’entrée dans la Seconde Guerre mondiale, les fermes étaient presque autonomes sur le plan énergétique. Le rayon d’approvisionnement et de commercialisation des fermes était encore très territorialisé. Il y avait des réseaux de commerces locaux où l’on pouvait traditionnellement aller faire ses courses à pied.

Désormais, le système alimentaire moderne dépend du pétrole dans chacun de ses maillons. On se questionne uniquement sur la dépendance énergétique de la ferme mais elle se situe bien au-delà. Cette dépendance a lieu dans toute l’agro-industrie qui fournit les fermes en amont. Elle a aussi lieu en aval dans le secteur agroalimentaire. Par exemple, la production d’engrais consomme autant d’énergie que l’ensemble des tracteurs dans les fermes en France.

« L’un des problèmes les plus critiques de notre système alimentaire est sa dépendance au pétrole. »

Le point de dépendance le plus crucial au pétrole est le transport. Chaque jour, ce sont l’équivalent de 30 000 semi-remorques qui traversent la France pour collecter des denrées, approvisionner les marchés de gros ou les usines agroalimentaires et livrer les surfaces de vente. 87 % des ventes de produits alimentaires pour la consommation à domicile sont aujourd’hui réalisées dans les enseignes de la grande distribution et du hard discount.

Il y a aussi la dépendance des consommateurs finaux pour faire leurs courses alimentaires. Des déserts alimentaires se créent un peu partout. Aujourd’hui en France, ce sont sept communes sur dix, correspondant à environ dix millions d’habitants, qui ne disposent d’aucun commerce d’alimentation générale. Un foyer de trois personnes se déplace en moyenne 60 à 80 km par semaine pour ses achats alimentaires.

Cette dépendance est problématique car on s’achemine vers un scénario de contraction globale de l’offre pétrolière. C’est une certitude géologique, nous ne savons juste pas exactement quand cela va commencer à être contraignant. Le directeur de l’Agence internationale de l’énergie pronostique une contraction de l’offre dans la décennie.

LVSL – L’effondrement de la biodiversité sauvage et cultivée est également pointé du doigt. Quelles en sont les causes et pourquoi accroît-il la vulnérabilité de notre agriculture ?      

A.G. – Le terme effondrement est souvent mis en débat, cependant ici on parle d’un effondrement avéré en termes écologiques. Les scientifiques qui s’occupent de ces questions comme les entomologistes parlent d’un rythme d’extinction des espèces cent fois supérieur à la normale.

Cet effondrement touche en particulier des espèces qui sont indispensables pour assurer une certaine stabilité de la production agricole, notamment les arthropodes, groupe auquel appartiennent les insectes pollinisateurs. On assiste à un déclin, selon une étude menée en Allemagne, publiée dans la revue Nature, de deux tiers de la population d’arthropodes en 10 ans. Donc un effondrement brutal. C’est vertigineux.

Les trois quarts des plantes cultivées sur Terre dépendent de la pollinisation. Cela correspond, en volume, à un tiers de la production agricole mondiale. De plus, les insectes fournissent de nombreux autres services écosystémiques, comme la régulation des bio-agresseurs, maladies et parasites. Dans un système qui se simplifie, les agroécosystèmes vont devenir de plus en plus vulnérables face aux menaces extérieures.

Arthur Grimonpont © Killian Martinetti pour LVSL

LVSL – Ayant une vocation opérationnelle, votre guide propose plusieurs « voies de résilience » afin de construire des systèmes alimentaires résilients. L’une d’elle est l’augmentation de la population agricole. Pourquoi est-ce une nécessité absolue et que recommandez-vous ?

A.G. – Depuis que l’humanité s’est constituée agricultrice au Néolithique, l’état « normal » était qu’une écrasante majorité de la population participe à la production agricole. Puis, les révolutions agricoles successives, et notamment la révolution verte, ont permis de démultiplier la productivité et de développer d’autres secteurs économiques : une industrie et un secteur tertiaire.

L’objectif n’est pas de retourner à l’époque où tout le monde était dans les champs : c’est un travail physique qui ne convient pas à tous, et c’est une bonne chose que la productivité par travailleur ait augmenté. Néanmoins on arrive à une situation exceptionnelle : on a complètement inversé les ratios, en France, une personne sur cent est agriculteur. Or, moins on est nombreux à cultiver des terres agricoles, plus l’on cultive des surfaces immenses. Ainsi le foncier se concentre dans les mains d’une poignée d’agriculteurs. Cela pousse à l’hyperspécialisation, à une hyper mécanisation et à une dépendance aux intrants extérieurs diminuant l’autonomie des fermes.

Par ailleurs, cela simplifie massivement les paysages en créant des « déserts » agricoles, au sens humain et écologique. Les conséquences sont nombreuses : perte en diversité cultivée entraînant la propagation de maladies plus facilement, disparition d’espaces pour accueillir les espèces sauvages… La façon de remédier à cela est donc d’installer massivement des agriculteurs qui pourront participer à la complexification des agroécosystèmes et améliorer l’autonomie du système en produisant eux-mêmes des intrants.

LVSL – Le foncier fait l’objet d’une certaine attention dans votre guide. En France, on estime que l’équivalent d’un département est artificialisé tous les dix ans. Les terres agricoles sont-elles suffisamment protégées dans notre pays ? 

A.G. – Non, pas du tout, du moins trop peu. La France est un des pays d’Europe qui bétonne le plus rapidement. Le nombre d’hectares artificialisés par habitant est l’un des plus élevés d’Europe.

Cette artificialisation se fait notamment par le phénomène d’étalement urbain. Les villes sont historiquement implantées dans des espaces très fertiles, dans les zones alluviales des rivières. En bétonnant, on annihile de manière irréversible leur potentiel de production. On aurait intérêt à sauvegarder un maximum les espaces de production agricole, notamment quand ils sont à proximité des villes, débouchés immédiats.

LVSL – Vous proposez également de développer l’autonomie technique et énergétique des fermes. Pourquoi une telle recommandation ? Notre souveraineté alimentaire est-elle dépendante de notre souveraineté énergétique et industrielle ? 

A.G. – À la chute du bloc soviétique, Cuba, alors sous embargo pétrolier, s’est retrouvé brutalement privé d’une grosse partie du pétrole que le pays importait d’URSS. Subitement, leurs tracteurs sont devenus inutiles. Ils ont également perdu une grande partie de leurs intrants phytosanitaires. Cela s’est traduit par une chute libre des rendements agricoles. L’apport calorique moyen de la population a été réduit d’un tiers en l’espace de trois ans. Ce n’était pas une famine, mais la sécurité alimentaire du pays était gravement affectée. Je pense qu’on a un niveau de dépendance au pétrole bien supérieur à Cuba à l’époque.

Les fermes, pendant la seconde guerre mondiale, fonctionnaient encore de façon autonome, essentiellement en polyculture élevage. Une grande partie de l’énergie mécanique de la ferme était fournie par des animaux de trait qui consommaient ce qu’on faisait pousser sur la ferme. Plusieurs témoignages de familles paysannes ayant traversé́ la seconde guerre mondiale relatent la capacité d’adaptation de leur ferme dans un contexte économique et social pourtant radicalement transformé : crise économique, perte de main d’œuvre masculine, réquisitions, pillages, généralisation du troc et du marché́ noir. Ces fermes assuraient aussi directement l’autonomie alimentaire de leurs habitants, à une époque où la population agricole représentait encore le quart de la population totale.

Aujourd’hui, on dit que les agriculteurs nous nourrissent mais c’est un abus de langage : ils ne sont qu’un maillon inséré dans une longue chaîne industrielle. Ils sont entièrement dépendants d’industries qui se situent en amont, qui leur fournissent les intrants nécessaires à leur production, et sont totalement dépendants d’industries situées en aval pour la transformation, le stockage et la distribution. C’est un système qui n’est absolument pas modulaire. Les éléments ne sont pas capables de fonctionner indépendamment les uns des autres.

LVSL – Vous souhaitez le développement d’une agriculture nourricière. Que voulez-vous dire?

A.G. – La fonction du système agro-alimentaire n’est pas d’assurer la sécurité alimentaire de la population. La principale logique qui motive son organisation actuelle, c’est la maximisation des profits d’un faible nombre d’acteurs (firmes transnationales de l’agroalimentaire et de la grande distribution) qui disposent d’un pouvoir disproportionné dans la fixation des prix, le choix des normes sociales et environnementales de production, et l’orientation de l’offre alimentaire.

Le système alimentaire d’aujourd’hui a une forme de sablier. Dans le vase supérieur de ce sablier se situent 800 000 travailleurs agricoles qui alimentent 300 groupes agroalimentaires qui font 85% du marché de la transformation. Ensuite, en dessous, au centre de ce sablier, se trouvent six centrales d’achat (Auchan, Carrefour, Casino, Intermarché, Leclerc, Système U) qui contrôlent 92% des parts de marché. La partie inférieure du sablier est composée des 67 millions de consommateurs.

Les groupes privés au centre du sablier, comme n’importe quel acteur privé, ont intérêt à augmenter leurs profits. Ce n’est pas un jugement éthique, c’est ce que fait n’importe quel acteur privé. Il cherche à minimiser ses charges et à augmenter ses ventes. De ce fait, ils achètent extrêmement peu cher des produits agricoles, indépendamment des conditions de ressources des agriculteurs. D’autre part, ils ont pour motivation immédiate de vendre le plus possible, indépendamment des qualités nutritionnelles de ce qu’ils vendent, tant que c’est légal. Or, il est légal de vendre énormément de choses non favorables au maintien d’une bonne santé publique.

« Aujourd’hui, on dit que les agriculteurs nous nourrissent mais c’est un abus de langage : ils ne sont qu’un maillon inséré dans une longue chaîne industrielle. »

Cela explique en grande partie la pandémie mondiale d’obésité. Par exemple, en France, 40% de la population adulte est en surpoids et 17% est obèse. Le taux a presque triplé en l’espace d’une vingtaine d’années, c’est extrêmement rapide. Or, cela pèse de façon considérable sur la qualité de vie de millions de personnes et sur le système de soins qui peut finir par être débordé par des cancers, des maladies cardio-vasculaires, du diabète…

On est donc aux antipodes d’une agriculture nourricière qui aurait pour vocation de partir des besoins de la population pour adapter ce qui est produit. Aujourd’hui, les agriculteurs produisent ce pourquoi ils arrivent à trouver des débouchés et le produisent massivement parce qu’on leur achète trop peu cher.

LVSL – Vous vous intéressez surtout à l’échelle locale et notamment aux intercommunalités. Pourquoi cette échelle ? Quel rôle pour les échelles nationales et supranationales dans la construction de la résilience alimentaire ?

A.G. – On s’est d’abord intéressé à l’échelle territoriale parce qu’on pense que c’est une échelle négligée aujourd’hui, malgré des leviers d’action assez importants.

Historiquement, les collectivités territoriales avaient comme prérogative d’assurer la sécurité alimentaire de la population. Nous nous nommons « les Greniers d’Abondance » en référence au « grenier d’abondance », un bâtiment situé sur les quais de la Saône à Lyon. Il en existait des similaires un peu partout dans les grandes villes de France. C’est le symbole d’un temps où les pouvoirs publics locaux se préoccupaient de la sécurité alimentaire de la population et bâtissaient des bâtiments publics pour constituer des stocks de grains.

Tout se passe aujourd’hui comme si l’alimentation n’avait pas d’utilité à être encadrée par les pouvoirs publics locaux. Le secteur a été entièrement délégué de façon informelle au monde privé. On préconise donc aux pouvoirs publics, notamment à une échelle locale, de se préoccuper de la sécurité alimentaire de leur population de la même façon qu’ils leur fournissent des services qui correspondent à leurs besoins essentiels comme l’assainissement, l’adduction d’eau potable ou le traitement des déchets

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A l’échelle territoriale, les collectivités ont déjà des compétences légales qui leur permettent d’intervenir dans plusieurs maillons du système alimentaire. Elles peuvent par exemple agir sur l’aménagement du territoire et donc la préservation du foncier agricole, sur les zones de captage d’eau potable pour les convertir à l’agriculture biologique, sur le traitement des déchets. Les collectivités territoriales peuvent également s’investir par le développement économique local en ciblant particulièrement des infrastructures et des outils industriels clés dans la production alimentaire. Plus généralement, elles disposent d’une clause de compétence générale qui leur permet d’intervenir dans n’importe quel secteur jugé d’intérêt public à l’échelle locale.

À l’échelle nationale, il y a énormément de choses qui peuvent être faites et qui auraient une force de frappe bien plus importante qu’à l’échelle d’une collectivité. Néanmoins, il y a des inerties très importantes, des freins à l’action énormes, une influence des lobbies agro-industriels qui rend les changements très compliqués à mettre en œuvre.

LVSL – Le système alimentaire est parsemé de nombreux « verrous sociotechniques » qui orientent la trajectoire d’innovation et rendent difficile la généralisation d’alternatives.  Ces verrouillages sont le fait d’un ensemble d’acteurs, de normes, de pratiques, de représentations, de modèles économiques et de solutions techniques qui s’auto-entretiennent. La réintroduction des néonicotinoïdes peut être interprétée comme la difficulté à briser ces verrous. Comment aller outre ces verrous afin de transformer notre système alimentaire et agricole vers plus de résilience ? 

A.G. – Il s’agit d’une autre raison pour laquelle on s’adresse à l’échelle locale. On voit qu’avec un certain nombre d’habitants et d’élus motivés à une échelle locale, on peut vraiment changer les lignes. A l’échelle nationale, cela demande de trouver un accord à beaucoup plus nombreux et de faire face à des intérêts établis très organisés, très puissants.

Je pense que, comme dans n’importe quel autre secteur économique, ces verrous sont très puissants, très compliqués à contourner. Cependant, on voit que la société civile a su s’organiser à différents moments de l’Histoire pour contourner des logiques d’intérêts privés établies. Par exemple, avec l’industrie du tabac on observe des effets de seuil. Aujourd’hui, il est impossible d’allumer une cigarette dans un lieu public fermé, et personne ne perçoit plus cela comme une contrainte.

On pourrait imaginer des effets de basculement où subitement on se rendrait compte que laisser uniquement à des intérêts privés le choix de ce que vont manger 67 millions de personnes n’est pas la chose la plus judicieuse à faire, en particulier à la vue de la détérioration de la santé publique incroyable que cela génère. Plus globalement, on voit que l’intérêt des consommateurs pour la question augmente rapidement, en témoigne la croissance très rapide de la production bio.

LVSL – Quelle place donner aux grandes villes ? Par exemple, Paris ne pourra jamais être en autonomie alimentaire. 

A.G. – Le but d’une ville n’a jamais été d’être autonome alimentairement. Historiquement, le but d’une ville est d’échanger les surplus. Même quand on a été des sociétés principalement agraires, la ville n’était pas le lieu de production agricole. Éventuellement, dans les périphéries urbaines, on faisait pousser des produits qui étaient coûteux à être transportés et qui se conservaient mal. Il s’agissait majoritairement de produits du maraîchage.

« Le but d’une ville n’a jamais été d’être autonome alimentairement. »

Le problème d’une grosse ville est que sa capacité à alimenter tous ses habitants dépend de sa capacité à drainer des produits alimentaires sur un territoire de plus en plus vastes à mesure que cette ville grandit. Je pense en effet que le phénomène de métropolisation qui tend à la concentration des richesses, des emplois et des habitants dans des centres urbains, a peu de chances de se maintenir dans un monde en décroissance énergétique.

On peut cependant imaginer des scénarios très noirs où la sécurité alimentaire des villes se maintient au détriment des campagnes. Plus il y a de gens dans les villes, moins il y a de gens susceptibles de participer à la production agricole. Ainsi, dans un objectif d’augmentation de la population agricole et de reterritorialisation des systèmes alimentaires, il y a un intérêt à rééquilibrer, à mieux répartir la population du territoire.

LVSL – Pendant la Première et la Seconde Guerre mondiales, face aux difficultés d’approvisionnement alimentaire, plusieurs pays dont les États-Unis et la Grande-Bretagne ont encouragé leurs citoyens à monter des « Jardins de la Victoire ». Il s’agissait de potagers cultivés au sein des jardins publics et des résidences privées. Leur objectif premier était d’augmenter une autonomie alimentaire alors mise à mal. De plus, ils permettaient « à l’arrière » de se sentir utile à l’effort de guerre. Aujourd’hui, peut-on imaginer une politique publique volontariste du potager alors que les initiatives d’agriculture urbaine et de jardins partagés se développent ?

A.G. – Il est certain qu’il peut y avoir une politique publique, notamment à l’échelle des collectivités, pour accompagner fortement le développement de jardins potagers, de jardins ouvriers, de jardins pour la production alimentaire à proximité des villes et de manière générale, pour l’implication d’une plus grande partie de la population dans la production agricole.

On cite souvent les Victory Garden. Il y a un autre exemple intéressant : celui des jardins russes qui propose un modèle d’aménagement accordant une importance énorme à la production décentralisée de nourriture. Dans la plupart des grandes villes russes, 40 à 50% des habitants possèdent une parcelle de terre qu’ils vont, selon la saison, régulièrement cultiver. Cela participe à une production alimentaire assez considérable dans le pays. Elle n’est plus aussi importante aujourd’hui que ce qu’elle a été il y a 10 ou 20 ans. Lors de la chute du bloc soviétique, ces jardins collectifs, qui peuvent réunir des dizaines de milliers de parcelles sur un seul et même grand ensemble, se sont mis à jouer un rôle important dans la production alimentaire du pays. Jusqu’à 30% de la production agricole du pays était assurée par ces jardins. Donc, cela confère une capacité de résilience très importante au système puisqu’il suffit que les gens se mettent à cultiver plus intensément pour amortir les effets d’une crise qui concerne l’agriculture professionnelle.

La question est : en serait-on capable en France ? Aurait-on la volonté de s’organiser ? Est-ce que plus d’une personne sur dix en ville serait partante pour passer une grande partie de ses week-ends à cultiver la terre ? Ce n’est pas une évidence. Quand on est citadin et vraiment coupé de la nature, on a souvent des envies de jardinage. Mais lorsqu’on s’y colle vraiment, la terre est basse, on ne produit pas énormément les premières années et on manque de compétences. Ce qui a motivé la constitution de ces réseaux de jardins urbains en Russie, c’était précisément un manque de sécurité alimentaire, des fermes d’État qui étaient défaillantes, des produits frais qui étaient souvent indisponibles. Sans faire face à ce genre de difficultés, il n’est pas évident de faire naître une mobilisation massive !

LVSL – L’ensemble de ces mesures – relocalisation de l’agriculture et de l’alimentation, autonomisation des fermes, multiplication des centres de transformation et de distributions, etc – ne risque-il pas d’augmenter le prix de la nourriture alors même que la précarité alimentaire ne cesse de croître dans notre pays ?

A.G. – On entend souvent que le coût de l’alimentation est bas aujourd’hui, mais, il n’a probablement jamais été aussi élevé. Simplement, ce n’est pas le consommateur final qui en supporte le prix, mais l’ensemble de la société avec ses impôts. Le coût pour la santé publique est absolument colossal et suffirait à lui seul à justifier une transition agricole massive vers des produits moins transformés et plus sains. Et les coûts environnementaux sont eux aussi extrêmement élevés.

Ce coût dérisoire du produit alimentaire en bout de chaîne vient aussi du fait qu’on assigne un coût presque nul à l’énergie consommée dans le système. On dit souvent que l’essence est chère, mais elle est quasiment gratuite aujourd’hui. Cependant, elle ne le sera vraisemblablement plus dans les prochaines décennies. C’est de l’or noir, ayant une valeur absolument inouïe du point de vue énergétique. Il y a une densité énergétique incroyable dans un litre de pétrole.

Arthur Grimonpont © Killian Martinetti pour LVSL

Le coût observé dans les rayons de supermarchés est un coût issu d’une machine à externaliser qui essaye autant que possible de sortir de son bilan tout ce qui peut lui coûter cher comme les dégradations de l’environnement, de la santé publique et de la consommation d’un capital commun de départ que sont les ressources naturelles. Ces entreprises ont un intérêt de court terme à externaliser absolument tous ces coûts, à les faire peser sur la société et à s’arroger des profits. L’alimentation n’a donc jamais été aussi peu chère pour le consommateur final, mais n’a jamais été aussi chère pour la société dans son ensemble. Les produits locaux et les produits bio sont plus chers pour le consommateur final probablement parce que ce sont des filières qui intègrent mieux, justement, les coûts portés traditionnellement par le reste de la société.

Ce n’est pas un problème de nature physique mais un problème lié à la répartition des ressources et notamment des ressources économiques. En termes agronomiques, on est largement capables de produire suffisamment d’aliments sains et d’en approvisionner toute la population. Donc, le problème ne devrait pas se situer sur le plan économique pur.

« On entend souvent que le coût de l’alimentation est bas aujourd’hui, mais, il n’a probablement jamais été aussi élevé. »

Toutes ces personnes qui sont en état de précarité alimentaire ont accès heureusement, comme le reste de la population, à un système de sécurité sociale qui permet de prendre en charge leurs soins médicaux de base. Or, si on analysait la santé comme quelque chose de plus global, avec des déterminants évidents à la santé que sont l’activité physique et l’accès à des produits alimentaires sains, on arriverait probablement à diminuer très fortement le coût de ce système de santé pour la société et à améliorer la qualité de vie de millions de personnes.

Pour ce qui relève de la précarité alimentaire, il y a un nombre préoccupant de Français qui ont recours à l’aide alimentaire institutionnalisée en France, avec notamment une explosion liée à la crise sanitaire et à la perte d’emploi. Ce qui pose problème est l’utilisation d’outils de gestion de crise et leur généralisation pour faire face à un problème complètement structurel. On ne risque pas de résoudre ce problème, symptôme d’un système alimentaire défaillant, en mettant des pansements, c’est-à-dire en distribuant de l’aide alimentaire qui vient principalement des circuits conventionnels.

LVSL – Avec d’autres associations et collectifs, vous militez pour la mise en œuvre d’une sécurité sociale de l’alimentation. En quoi cela consiste-il ? 

A.G. – L’idée consiste à sortir une partie du système alimentaire de la logique purement privée, de cette structure « en sablier ». Les organisations suggérant la création de la Sécurité sociale alimentaire proposent de lever une cotisation sur la valeur ajoutée. Il y a différentes façons de le faire. L’objectif serait de prélever en moyenne 150 euros par personne puis de redistribuer 150 euros par personne. Il y aurait une péréquation qui permettrait de prélever moins aux pauvres et plus aux riches.

Le sujet principal n’est cependant pas de faire de la redistribution, mais de faire en sorte que chaque citoyen ait 150 euros de budget fléché uniquement vers l’alimentation. Des commissions locales conventionneraient des produits à travers la rédaction d’un cahier des charges. Ce dernier inclurait des normes sociales et environnementales de production, des types de produits conventionnés ou des types de réseau de distribution.

Avec une telle proposition, on corrigerait de nombreux problèmes à la fois. Premièrement, l’accès équitable à la ressource vitale qu’est l’alimentation. Cela résoudrait aussi une partie des principaux dysfonctionnements du système alimentaire contemporain en agissant sur tous les maillons de la chaîne. Cette mesure créerait notamment une énorme bouffée d’air en termes d’argent alloués à l’alimentation et donc à l’agriculture avec une répartition plus juste de la valeur ajoutée.  Elle permettrait également d’évoluer vers des systèmes agroécologiques beaucoup plus extensifs et diversifiés, et vers une population agricole plus nombreuse.

 

Pour une Sécurité sociale de l’alimentation

La crise du COVID-19 et les réponses apportées par de nombreux gouvernements de la planète à cette dernière ouvrent des perspectives politiques importantes, notamment pour imaginer l’après-crise. « Penser l’après-COVID » suppose de proposer des projets de société mobilisateurs. La mise en place d’une Sécurité sociale de l’alimentation en est un. L’idée est simple : il s’agit de verser, chaque mois, à chaque personne, une somme – 100€ dans notre scénario – exclusivement dédiée à l’alimentation. Ce projet permettrait de lutter efficacement contre la précarité alimentaire tout en dynamisant la transition écologique de notre agriculture, renforcerait notre souveraineté alimentaire tout en confortant la place de la France comme une grande nation de la gastronomie. Par Clara Souvy et Clément Coulet


« Ce que révèle d’ores et déjà cette pandémie, c’est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État-providence, ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. »[1] Dans son adresse à la nation prononcée le jeudi 12 mars, Emmanuel Macron, à rebours de la politique qu’il défend depuis le début de son mandat, semble soudainement se rappeler que notre modèle social est précieux, et ce, particulièrement en période de crise.

Imaginée lors d’une autre crise majeure – en pleine Seconde Guerre mondiale – la Sécurité sociale se révèle être aujourd’hui l’un des meilleurs remparts dans cette « guerre sanitaire ».  En effet, nos concitoyens victimes du virus bénéficient, grâce au système mis en place en sortie de guerre notamment par Ambroise Croizat, d’un accès gratuit aux soins. La situation est très différente dans d’autres pays où les logiques néolibérales se sont emparées d’un bien commun : la santé. C’est le cas des États-Unis où une femme, non-assurée – comme plus de 27 millions d’Américains – a reçu une facture des urgences d’un montant de 35 000 dollars après avoir été testée positive au Covid-19[2]. Plus globalement, c’est l’ensemble de notre modèle universel de protection sociale qui a été salué, début mars, par le New York Times comme le meilleur vaccin contre le Covid-19[3].

Un modèle imaginé lors d’une crise précédente se révèle donc être aujourd’hui un atout précieux que même Emmanuel Macron se met à défendre. Il poursuit ainsi son adresse : « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie. Nous devons en reprendre le contrôle ». Ainsi, plus étonnant, le président de la République ne limite pas simplement son plaidoyer à la santé mais l’élargit également à « l’alimentation », dont nous devrions « reprendre le contrôle » et la « placer en dehors des lois du marché ». La Sécurité sociale a été pensée par le Conseil national de la Résistance (CNR) alors que la guerre n’était pas encore terminée. Aujourd’hui, la « guerre contre le coronavirus » est loin d’être achevée, mais cela ne doit pas nous empêcher de penser les grands projets qui feront la société de demain. Ce projet solidaire sera une arme pour mener la plus importante des batailles : celle contre le réchauffement climatique et la pauvreté.

“En 1946, on a décrété la santé comme bien commun, en 2020, faisons de même pour l’alimentation.”

La proposition faite dans cet article est donc de reproduire le système de la Sécurité sociale de santé existant en créant « une Sécurité sociale alimentaire ». Cette proposition nous semble d’autant plus d’actualité que la crise sanitaire actuelle risque de déboucher sur une crise économique très violente, paupérisant encore davantage les populations et les rendant incapables de se nourrir convenablement. En 1946, on a décrété la santé comme bien commun ; en 2020, faisons de même pour l’alimentation.

La Sécurité sociale de l’alimentation : 100€ par mois et par personne pour se nourrir décemment.

Plusieurs collectifs défendent l’idée d’une Sécurité sociale de l’alimentation (SSA). Le groupe Agricultures et Souveraineté Alimentaire (AgriSTA) de l’association Ingénieurs sans frontières propose ainsi un scénario de SSA à 150€ par mois et financé par cotisations. [4]. Le réseau Salariat animé notamment par l’économiste Bernard Friot travaille sur une proposition proche. [5] Cet article ne vise pas à critiquer les travaux de SSA proposés par ces collectifs mais bien d’enrichir le débat autour de cette idée ambitieuse. Il s’agit ici de proposer un scénario alternatif, davantage orienté vers une extension de l’Etat-Providence par l’alimentation, là où les projets cités précédemment vont au-delà en cherchant à construire un cadre permettant l’épanouissement d’une démocratie alimentaire.

Par ailleurs, de la même manière que la Sécurité sociale n’a pas empêché une certaine forme de privatisation de la santé et n’a pas permis de faire totalement disparaître les inégalités d’accès aux soins, une Sécurité sociale de l’alimentation ne résoudra pas toutes les difficultés et les enjeux qui se posent aujourd’hui au monde agricole. Il ne s’agit pas d’idéaliser la SSA comme une solution magique – d’autant plus que notre proposition demeure largement perfectible – et encore moins de mettre au placard toutes les autres propositions qui pourraient accélérer la transition écologique et sociale de notre modèle agricole et garantir un droit à l’alimentation à tous et toutes : revalorisation des métiers de l’agriculture, encadrement réglementaire de la filière pour une meilleure redistribution de la valeur ajoutée en faveur des producteurs, reconstruction de système alimentaires locaux, protectionnisme, soutien aux productions et à l’achat de produits bio, cantines gratuites…

Notre proposition de Sécurité sociale alimentaire consisterait en un versement mensuel – sur une « carte de sécurité sociale alimentaire » – de 100€. Ces derniers ne pourraient être dépensés qu’auprès de professionnels de l’alimentation conventionnés ou pour l’achat de certains produits. Ces derniers  seraient sélectionnés à l’échelle nationale via des critères de conventionnement environnementaux et éthiques (production locale, bio, de saison, bien-être animal …). Universel, tous les citoyens bénéficieraient de cette allocation alimentaire. Néanmoins, dans une logique d’équité, il peut être envisageable de la moduler en fonction du lieu de vie. Ainsi, le prix moyen du panier sur les produits de consommation courante est 66 % plus élevé en outre-mer que dans l’Hexagone[6].

Exemple d’une « carte alimentaire » dans le cadre d’une Sécurité sociale alimentaire. © Anna Béaime

En outre, un bras de fer sera peut-être nécessaire avec l’Union européenne qui peut voir, à travers une telle mesure, une forme de distorsion de la concurrence. Si tel est le cas, il s’agira de désobéir à l’Union, la santé et l’environnement passant avant le respect de traités et de règlements au service d’une concurrence toujours plus accrue entre les peuples et les territoires.

Une SSA à 100€ par mois et par personne coûterait annuellement 80,4 milliards d’euros[7] – somme à laquelle il faut ajouter les frais de fonctionnement – contre 198,3 milliards pour la branche maladie de la Sécurité sociale[8]. A l’image de la Sécurité sociale aujourd’hui, son financement serait multiple. Une part d’abord proviendrait d’une « cotisation sociale alimentaire » prélevée et redistribuée de façon similaire à celle de l’assurance maladie. Une cotisation de 5% sur les revenus mixtes et salaires constants pourrait financer plus de la moitié du dispositif. Il peut aussi être envisagé, à partir de 2024, de rediriger les recettes de la CRDS vers le financement de la SSA. En effet, à cette date, la CADES aura terminé de rembourser sa dette et ce seront ainsi 9 milliards d’euros par an qui seront disponibles, soit environ 11% du budget prévu de la SSA[9].

“Une SSA à 100€ par mois et par personne coûterait annuellement 80,4 milliards – somme à laquelle il faut ajouter les frais de fonctionnement – contre 198,3 milliards pour la branche maladie de la Sécurité sociale.”

Le reste serait financé par l’État qui augmenterait la fiscalité de ceux qui peuvent payer, c’est-à-dire les plus riches en taxant davantage les revenus du capital. Rappelons, sur la base des travaux de Thomas Piketty, que le taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu était, aux États-Unis et au Royaume-Uni, en sortie de Seconde Guerre mondiale et jusqu’aux années 1960, à plus de 90%[11]. Le taux marginal de l’impôt sur les successions atteignait, lui, près de 80% dans ces deux pays[12].  En sortie de guerre, les plus riches de ces pays payaient ainsi beaucoup plus d’impôts. Aujourd’hui, face à la crise sanitaire que traverse notre pays, Emmanuel Macron a appelé à l’union et à la solidarité nationale. Ainsi, en sortie de crise sanitaire, un acte fort serait de faire contribuer les « premiers de cordée » en revenant – a minima – sur les mesures accordées depuis le début du quinquennat aux 1% les plus riches. Plus largement, il s’agit de taxer davantage le capital à l’heure où la France est le pays européen qui verse le plus de dividendes : 51 milliards d’euros en 2018 soit une augmentation de 2% par rapport à l’année précédente.[13]

Enfin, une lutte accrue devra être menée contre l’évasion et l’optimisation fiscale, notamment celles organisées par des multinationales de la restauration rapide comme McDonald’s. Ces firmes se soustraient en effet à l’impôt en bénéficiant d’un droit européen très accommodant. Ainsi, le géant américain du big mac est accusé d’avoir échappé à plus de 700 millions d’euros d’impôts en France entre 2009 et 2013[14].

La Sécurité sociale alimentaire : une idée simple au service du droit à l’alimentation

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Le Déjeuner des canotiers – Pierre-Auguste Renoir – 1880-1881

L’instauration d’une sécurité sociale de l’alimentation viserait à garantir un « droit à l’alimentation ». Le droit à l’alimentation est issu du droit international et notamment de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 pour qui tout individu a le droit à « un niveau de vie suffisant […] notamment pour l’alimentation ». Mais c’est le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1976 qui le consacre à travers son article 11[15]. Néanmoins, comme le souligne Dominique Paturel de l’INRA Montpellier, malgré le fait que la France soit signataire de ce pacte, elle ne garantit pas le droit à l’alimentation. En effet, selon elle, la France « confond aide alimentaire et droit à l’alimentation : l’assistance à être nourri d’une part et l’accès autonome à l’alimentation d’autre part »[16]. Ainsi, le projet de SSA vise bel et bien à instaurer un droit à l’alimentation puisqu’il s’inscrit dans cette démarche d’accès autonome et non pas simplement d’assistance. La FAO a d’ailleurs classé la France dans la catégorie des pays « moyens » en ce qui concerne le degré de protection constitutionnelle du droit à l’alimentation[17]. Actuellement, le droit à l’alimentation n’est pas cité dans la constitution française. Ainsi, une reconnaissance constitutionnelle de ce droit serait un acte symbolique fort accompagnant la mise en place d’une Sécurité sociale de l’alimentation.

“La France « confond aide alimentaire et droit à l’alimentation : l’assistance à être nourri d’une part et l’accès autonome à l’alimentation d’autre part » D. Paturel.”

Par ailleurs, il est nécessaire de rappeler que la politique publique d’aide alimentaire en France repose essentiellement sur des associations et des bénévoles. L’État fuit sa responsabilité dans ce domaine dont dépend une part croissante de la population. La déclaration du secrétaire d’État Gabriel Attal en octobre 2019 lors d’une commission parlementaire où il se félicite que l’action des Restos du Cœur soit « des coûts évités pour l’État »[18] illustre parfaitement cela.

La Sécurité sociale de l’alimentation : une mesure d’écologie populaire « pour les champs et pour les gens »

Chute dramatique de la biodiversité, appauvrissement des sols, pollution des eaux, importantes émissions de gaz à effets de serre… Notre système agricole doit, de toute urgence, mener sa transition écologique. Le projet de sécurité sociale de l’alimentation serait un puissant outil y contribuant. En effet, la somme distribuée ne pourrait être dépensée qu’auprès de professionnels de l’agriculture, de l’alimentation et de la restauration conventionnées. Ces derniers pourront donc être choisis en fonction de critères écologiques : faible utilisation de pesticides, gestion économe de l’eau, bien-être animal… Ainsi, c’est l’ensemble de notre agriculture qui serait très fortement incitée à rompre avec un modèle intensif et productiviste.

Par ailleurs, une telle mesure permettrait de soulager un monde agricole en grande difficulté : 1 agriculteur sur 4 vivait en 2017 sous le seuil de pauvreté[19] et le risque de se suicider y était de 12% plus élevé que dans le reste de la population[20].

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Vélo de course Peugeot devant une botte de foin. ©JPC24M

Ce système de SSA favoriserait de plus une relocalisation de notre agriculture. Depuis 2000, dopées notamment par la signature d’accords de libre-échange, les importations de produits agricoles et alimentaires ont augmenté en France de 87%[21]. Aujourd’hui, un fruit et légume sur deux consommé dans notre pays est d’origine étrangère contre 44% en 2000. Par ailleurs, entre 10% et 25% des produits importés en France ne respecteraient pas les normes minimales imposées, exerçant donc une concurrence déloyale vis-à-vis des agriculteurs français et mettant en danger la sécurité sanitaire de nos concitoyens[22]. Or, la proximité entre lieux de production et bassins de consommation pourrait être un critère de conventionnement. Il est à noter que, dans le cadre de la crise sanitaire actuelle, les enseignes de grande distribution se sont engagées, à se fournir, pour les fruits et légumes, seulement auprès de producteurs français[23]. Outre l’importance écologique, la relocalisation de notre agriculture s’avère aussi être vitale afin de renforcer la souveraineté alimentaire de notre pays et accroître la résilience de nos territoires face aux crises.

Si la SSA dynamiserait la transition écologique de notre agriculture, elle n’en demeure pas moins avant tout une mesure de justice sociale et de santé publique, les deux étant fortement liées. La SSA constituerait un moyen de lutte contre la malbouffe et les produits ultra-transformés issus de l’agro-industrie et vecteurs de nombreuses pathologies. Comme le rappelle Mathieu Dalmais, « actuellement la majorité de la population sait ce que bien manger veut dire. Manger sainement, de manière équilibrée. » Ce qui fait défaut, c’est le choix laissé aux populations pour manger. Il met en avant le fait que « ce projet n’a pas de visée hygiéniste. Aujourd’hui environ 40% de la population française n’a pas le choix de son alimentation, 20% des ménages est en situation d’alimentation de contrainte, ils sont dépendants d’un point de vue budgétaire de produits de basse qualité ». Il existe en France ce que AgriSTA appelle « un apartheid alimentaire » avec d’un côté, ceux qui peuvent se permettre d’acheter des produits de qualité, et ceux qui ne le peuvent pas.

“Plus largement, c’est 8 millions de personnes qui seraient en situation de précarité alimentaire pour raisons financières dans notre pays.”

L’alimentation représente en effet une variable d’ajustement dans le budget des ménages les plus pauvres. Pour faire face aux dépenses contraintes comme l’énergie ou le logement, les Français se voient dans l’obligation de rogner de plus en plus sur le budget consacré à l’alimentation tant quantitativement (portions réduites, saut de repas…) que qualitativement (moins de produits frais, moins de diversité…). Ainsi, en 2018, 21% des Français déclarent avoir eu des difficultés à se procurer une alimentation saine pour assurer trois repas par jour[24]. Entre 2009 et 2017, le nombre de bénéficiaires de l’aide alimentaire a ainsi plus que doublé passant de 2,6 millions de bénéficiaires à 5,5 millions. Plus largement, c’est 8 millions de personnes qui seraient en situation de précarité alimentaire pour raisons financières dans notre pays.[25]

Cette précarité alimentaire se traduit par l’incapacité pour des millions de Français de se nourrir avec des produits de qualité tant gustativement que sanitairement. L’obésité est ainsi très marquée socialement. En France, les obèses sont quatre fois plus nombreux chez les enfants d’ouvriers que de cadres[26].  Avec un faible pouvoir d’achat, les ménages les plus modestes ont tendance à se tourner vers des aliments à haute teneur calorique. L’alimentation est perçue comme un des rares moyens de se faire plaisir et de faire plaisir à ses enfants, le choix de la junk food est alors favorisé car moins cher et apportant une satisfaction directe. « Une personne accaparée par les difficultés du quotidien aurait peu de place pour gérer ses choix alimentaires et un accès plus difficile à une alimentation saine et variée », explique Anne-Juliette Serry, responsable de l’unité nutrition à Santé Publique France[27]. Les régions les plus touchées par l’obésité sont celles qui sont aussi les plus meurtries économiquement : avec 25,4% de la population en surpoids dans le département du Nord contre 10,7% à Paris. Par ailleurs la Direction Générale du Trésor, chiffrait, en 2012, le coût de la surcharge pondérale à 20 milliards d’euros.[28]

La Sécurité sociale alimentaire : pour faire de la France une grande Nation de gastronomie

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Carte gastronomique de la France – Alain Bourguignon – 1929 – BNF

Enfin, l’instauration d’une Sécurité sociale de l’alimentation serait aussi une mesure culturelle forte de promotion de notre patrimoine alimentaire. Du cassoulet à la bouillabaisse, des bouchons lyonnais à la fondue savoyarde, des galettes bretonnes à la choucroute, notre pays bénéficie d’une cuisine extrêmement diversifiée et qui s’enrichit par l’influence de cuisines étrangères. Nous comptons en France plus de 100 AOP, preuve du savoir-faire et de l’excellence de notre terroir. Néanmoins, acheter de tels produits est de plus en plus inaccessible pour une majorité de Français. Manger à des tables étoilées l’est davantage. Une SSA permettrait donc de démocratiser notre patrimoine alimentaire et le rendre accessible à tous. Pour que la France soit à la hauteur de sa réputation, il ne faut pas que sa gastronomie soit réservée à une élite, aux plus riches, mais bel et bien à la population tout entière.

“Ce n’est pas l’excellence de nos chefs étoilés et de leurs recettes qui a ici été récompensée, mais bel et bien notre manière de manger à tous et toutes, « l’héritage commun des plaisirs de la table que partagent les Français ».”

En 2010 l’Unesco a d’ailleurs inscrit le repas gastronomique français sur la liste du patrimoine culturel immatériel. Néanmoins, ce n’est pas l’excellence de nos chefs étoilés et de leurs recettes qui a ici été récompensée, mais bel et bien notre manière de manger à tous et toutes, « l’héritage commun des plaisirs de la table que partagent les Français »[29]. Avec 2 heures et 11 minutes par jour, nous sommes le pays qui passe le plus de temps à table selon l’OCDE[30]. Nous possédons une culture du repas qui est chez nous un véritable rituel social institutionnalisé et partagé en famille, entre amis et entre collègues. Ainsi, une enquête de 2019 montre que pour 65% des Français le repas partagé à table est « essentiel » et 97% des Français pensent que notre cuisine est un facteur de rayonnement de notre pays[31]. Une autre enquête affirme que pour 98,7% des Français le repas est un élément de notre patrimoine culturel et de notre identité qu’il faut sauvegarder et transmettre aux générations futures.[32]

Ces dernières années, la question de la sécurité était surtout considérée sous le prisme de la délinquance et du terrorisme. L’actualité est venue nous rappeler brutalement que la sécurité est aussi et surtout une question de santé. Ainsi, l’état d’urgence est devenu sanitaire. Néanmoins, cela ne doit pas nous faire oublier un autre élément essentiel de la sécurité, si ce n’est le plus important. Un élément situé à la base de la pyramide de Maslow : la sécurité alimentaire. Puisqu’elle est essentielle, rendons là alors sociale, faisons une sécurité sociale alimentaire.

 

[1] Emmanuel Macron, Adresse aux Français, 12 mars 2020, https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/03/12/adresse-aux-francais

[2] The Time, “Total Cost of Her COVID-19 Treatment : $34 927.43”, Abigail Abrams, 19 mars 2020, https://time.com/5806312/coronavirus-treatment-cost/

[3] The New York Times, “Paid to Stay Home: Europe’s Safety Net Could Ease Toll of Coronavirus”, Liz Alderman, 6 mars 2020, https://www.nytimes.com/2020/03/06/business/europe-coronavirus-labor-help.html

[4] Ingénieur Sans Frontière – Agrista, « Pour une sécurité sociale alimentaire », 24/06/2019, https://www.isf-france.org/sites/default/files/2019.06.25_pour_une_securite_sociale_alimentaire_0.pdf

[5] Là-bas si j’y suis, « Bernard Friot : Pour une Sécurité Sociale de l’alimentation », 15 avril 2019, https://la-bas.org/la-bas-magazine/entretiens/bernard-friot-pour-une-securite-sociale-de-l-alimentation

[6] France info – Outre-mer, « Faire ses courses en Outre-mer coûte en moyenne 66% plus cher », 22 février 2019, https://la1ere.francetvinfo.fr/faire-ses-courses-outre-mer-coute-moyenne-66-plus-cher-682927.html

[7] La France comptant environ 67 millions d’habitants (67M x 12 x 100).

[8] Direction de la Sécurité sociale, « Les chiffres clef de la sécurité sociale 2018 », édition 2019, page 12, https://www.securite-sociale.fr/files/live/sites/SSFR/files/medias/DSS/2019/CHIFFRES%20CLES%202019.pdf

[9] La contribution sociale pour le remboursement de la dette sociale (CRDS) est un impôt créé en 1996 dans le but de résorber l’endettement de la Sécurité sociale qui a été transféré au sein de la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES). En 2018, Jean-Louis Rey, alors président de la CADES, estimait que la dette qui a été transférée dans cette caisse aura été totalement remboursée en 2024.

[10] La France comptant environ 67 millions d’habitants (67M x 12 x 100).

[11] Le Monde, « De l’inégalité en Amérique », Le blog de Thomas Piketty, 18 février 2016, https://www.lemonde.fr/blog/piketty/2016/02/18/de-linegalite-en-amerique/

[12] Ibid.

[13] Le Figaro, « En 2018, les dividendes versées par les sociétés du CAC40 ont atteint un record », 20 juin 2019, https://www.lefigaro.fr/conjoncture/en-2018-les-dividendes-verses-par-les-societes-du-cac-40-ont-atteint-un-record-20190620

[14] Le Figaro, « McDonald’s accusé de grande évasion fiscale en Europe », Mathilde Golla, 26 février 2015, https://www.lefigaro.fr/societes/2015/02/26/20005-20150226ARTFIG00041-mcdonald-s-accuse-d-avoir-prive-l-europe-d-un-milliard-d-euros-de-recettes-fiscales.php

[15] HCDH, « Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels », 3 janvier 1976, article 11, https://www.ohchr.org/FR/ProfessionalInterest/Pages/CESCR.aspx

[16] Dominique Paturel, « Le droit à l’alimentation, un droit en friche », Chaire UNESCO, Alimentations du monde, juin 2019, https://www.chaireunesco-adm.com/Le-droit-a-l-alimentation-un-droit-en-friche

[17] Flore Del Corso, Dominique Paturel, « Droit à l’alimentation », 2013, http://www1.montpellier.inra.fr/aide-alimentaire/images/Droit_a_lalimentation/Le_droit_a_l_alimentation_notions_generales.pdf

[18] HuffingtonPost.fr « Gabriel Attal voit dans les Restos du cœur des « coûts évités » à l’État », Pierre Tremblay, 31 octobre 2019, https://www.huffingtonpost.fr/entry/pour-gabriel-attal-les-restos-du-coeur-sont-des-couts-evites-par-letat_fr_5dbae014e4b0bb1ea375e918

[19] INSEE, « Les niveaux de vie en 2015 », n°1665, septembre 2017, http://www.lafranceagricole.fr/r/Publie/FA/p1/Infographies/Web/2017-09-14/insee%202015.pdf

[20] Le Figaro, « Agriculture, élevage : les chiffres d’une « surmortalité par suicide », 18 septembre 2019, https://www.lefigaro.fr/flash-eco/agriculture-elevage-les-chiffres-d-une-surmortalite-par-suicide-20190918

[21] Sénat, « La France, un champion agricole mondial : pour combien de temps ? », rapport d’information n°528 de M. Laurent Duplomb, 28 mai 2019,  http://www.senat.fr/rap/r18-528/r18-528_mono.html#toc43

[22] Ibid.

[23] Les Echos, « Les supermarchés basculent vers 100% de fruits et légumes français », Philippe Bertrand, 24 mars 2020, https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/les-supermarches-basculent-vers-100-de-fruits-et-legumes-francais-1188359

[24] « Baromètre Ipsos – SPF 2018, une intensification de la pauvreté », Fabienne Chiche, 11 septembre 2018, https://www.secourspopulaire.fr/barometre-ipsos-spf-2018

[25] Sénat, « Aide alimentaire : un dispositif vital, un financement menacé ? un modèle associatif fondé sur le bénévolat à préserver », rapport d’information n°34 de MM Arnaud Bazin et Eric Bocquet, déposé le 10 octobre 2018, http://www.senat.fr/rap/r18-034/r18-034_mono.html#toc59

[26] Le Monde, « L’obésité, maladie de pauvres », Pascale Santi, 13 juin 2017, https://www.lemonde.fr/sante/article/2017/06/13/la-pauvrete-un-facteur-aggravant-de-l-obesite_5143425_1651302.html

[27] Ibid.

[28] Direction Générale du Trésor, « Trésor-Eco n°179 – Obésité : quelles conséquences pour l’économie et comment les limiter », 6 septembre 2016, https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2016/09/06/tresor-eco-n-179-obesite-quelles-consequences-pour-l-economie-et-comment-les-limiter

[29] Site officiel dédié au repas gastronomique français à l’UNESCO https://repasgastronomiqueunesco.wpcomstaging.com/quest-ce-que-le-rgf/le-repas-gastronomique-des-francais-au-pci/le-rgf-a-lunesco/

[30] OCDE, « Time spent eating & drinking », 2015,  http://www.oecd.org/gender/balancing-paid-work-unpaid-work-and-leisure.htm

[31] CSA Research pour La Table Française, « Intérêt porté par les Français à la gastronomie française », Emilie Chignier, Marion Dubois, https://www.gni-hcr.fr/IMG/pdf/sondage_-_table_franc_aise_janvier_2019_compressed_compressed.pdf

[32] UNESCO, « Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel et immatériel », Dossier de candidature n°00437 pour l’inscription sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel, https://repasgastronomiqueunesco.wpcomstaging.com/wp-content/uploads/2017/12/RGDFNairobi.pdf