Le néolibéralisme, maladie incurable de l’Italie ?

Le Premier Ministre italien Guiseppe Conte au Parlement Européen en 2019. CC-BY-4.0: © European Union 2019 – Source: EP

Le coronavirus frappe un pays affaibli par des réformes structurelles qui ont organisé l’économie et la société italiennes sur la base des principes néolibéraux. Le débat politique esquive ce thème, tout comme la question européenne. Pourtant, l’Italie ne sortira pas de la crise sans rompre avec la logique néolibérale. Par Stefano Palombarini, maître de conférence à l’université Paris 8 et auteur, avec Bruno Amable, de L’illusion du bloc bourgeois (Raisons d’agir, 2017).


Printemps 2020 : le coronavirus qui sévit dans le monde entier, frappe avec une violence particulière l’Italie, avec des conséquences sur l’économie et la structure productive du pays impossibles à mesurer pour l’instant, mais sans doute catastrophiques. L’opinion publique se retourne massivement contre l’UE. Dans un sondage qui date de la fin mars 2020 [1], seulement 49% des interviewés se disent « européistes », contre 64% avant le début de l’épidémie ; 72% considèrent que l’Union n’a apporté aucune aide face à la crise, et 77% pensent que le rapport entre Italie et UE est destiné à rester conflictuel. Le 26 mars, le premier ministre Conte refuse de signer les conclusions du Conseil européen réuni pour élaborer une réponse commune aux difficultés économiques engendrées par la crise sanitaire.

Malgré l’annonce d’un plan de soutien européen de 500 milliards d’euros le 9 avril, l’Union européenne est toujours à la recherche de moyens supplémentaires permettant de faire face aux dépenses engendrées par la crise économique qui démarre. On peut se demander ce qui se passe en Italie, un pays qui compte parmi les six signataires du Traité de Rome et qui, il y a quelques années encore, était unanimement favorable, ou presque, à la construction européenne.

De la formation du bloc bourgeois à sa défaite

Pour comprendre, il faut d’abord revenir à un jour de l’été 2011, le 5 août précisément. A cette date, le président de la BCE (Jean-Claude Trichet) et son successeur désigné (Mario Draghi) signent ensemble une lettre à l’adresse du gouvernement italien, qui lui dicte la politique économique à suivre s’il veut bénéficier d’une politique monétaire accommodante, nécessaire pour éviter l’envolée des taux d’intérêt sur la dette publique. La lettre énumère une série de « réformes structurelles » portant sur la flexibilisation du marché du travail, la libéralisation des services publics, la réduction de la protection sociale. Elle entre en résonance avec le projet d’une partie des classes dirigeantes italiennes, qui depuis longtemps déjà souhaitent se débarrasser du « vieux clivage » entre la droite et la gauche, et réunir dans une seule alliance tous les acteurs responsables et raisonnables: c’est-à-dire, tous les acteurs favorables à la poursuite des réformes néolibérales. Le 23 octobre de la même année, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy affichent ouvertement, dans une conférence de presse devenue célèbre, leur manque de confiance sur la capacité du gouvernement Berlusconi de mener à bien ces réformes et de réduire la dette publique ; le 12 novembre, Berlusconi présente sa démission et seulement quatre jours après Mario Monti prend sa place, à la tête d’un exécutif technique qui a comme programme… les mesures demandées par la lettre de Trichet et Draghi. Le bloc bourgeois est né, et ce sera l’alliance au pouvoir de 2011 jusqu’aux élections de mars 2018 avec les gouvernements menés successivement par Monti, Letta, Renzi et Gentiloni.

Nous avions appelé cette nouvelle alliance « bloc bourgeois »[2] car elle avait l’ambition de réunir les classes moyennes et hautes auparavant séparées par le clivage droite/gauche. Les classes populaires étaient exclues par choix programmatique, si l’on peut dire, de l’échange politique entre soutien et politiques publiques. Mais les classes moyennes ont été précarisées et fragilisées par l’action du bloc bourgeois, dont le périmètre s’est progressivement réduit aux seuls groupes privilégiés. On évoque le plus souvent, pour expliquer cette dynamique, l’austérité demandée par Bruxelles qui s’est effectivement traduite dans une série de mesures socialement très lourdes. C’est en larmes que la ministre Fornero avait présenté le « sacrifice nécessaire » de la réforme des retraites qu’elle venait de signer, en décembre 2011. Mais il serait erroné de réduire l’action du bloc bourgeois à une politique austéritaire visant la réduction de la dette publique. Les changements apportés au Code du travail, et notamment le Jobs Act, mesure-phare du gouvernement Renzi, qui visaient une plus grande « flexibilité » du rapport salarial, ne peuvent s’expliquer par des considérations budgétaires et sont révélateurs de la véritable stratégie du bloc bourgeois : l’austérité a été un instrument au service d’un projet plus ambitieux, c’est-à-dire l’achèvement de la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral. Une transition déjà fort bien entamée par les gouvernements de droite et de « centre-gauche » qui se sont alternés au pouvoir depuis les années 1990, mais que le bloc bourgeois a porté à son accomplissement final.

L’austérité a été un instrument au service d’un projet plus ambitieux, l’achèvement de la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral.

L’action « réformatrice » des gouvernements de la période 2011-2018 a fortement pénalisé les classes populaires, mais elle a aussi produit une paupérisation et une précarisation grandissantes des classes moyennes, qui ont fait défaut au bloc bourgeois provoquant son effondrement. Il n’est pas nécessaire de détailler l’ensemble des résultats électoraux pour mesurer la violence de la chute : il suffit d’évoquer le destin des quatre premiers ministres exprimés par cette alliance sociale. Mario Monti avait fondé en 2013 un parti, Scelta Civica, qui a cessé d’exister après avoir chuté à moins de 1% des voix et ne pas avoir obtenu un seul élu aux législatives de 2018. Son successeur à la tête du gouvernement, Enrico Letta, s’est retiré (provisoirement ?) de la vie politique, et enseigne à Sciences Po Paris. Matteo Renzi, qui avait évincé Letta du gouvernement pour en prendre la place, n’est plus, comme à l’époque, le dominus d’un Parti Démocrate qu’il a quitté après s’être retrouvé en position minoritaire ; le mouvement qu’il a formé, Italia Viva, est crédité aujourd’hui d’environ 2% des voix par les sondages. Paolo Gentiloni, de son côté, a été nommé commissaire européen et s’est donc relativement éloigné du combat politique italien.

La Lega et les 5 Etoiles : adversaires du bloc bourgeois, mais pas du néolibéralisme

L’effondrement du bloc bourgeois a profité aux deux seuls mouvements qui s’y étaient opposés. Les 5 étoiles, qui auparavant ne s’étaient jamais présentés à des élections nationales, ont obtenu 23% des voix en 2013, pour s’affirmer comme le principal parti italien en 2018 (32,7%). La Ligue, de son côté, est passée de 4% en 2013 à 17% en 2018, pour atteindre 34% lors des européennes de l’année suivante.

Pour avoir une idée plus précise du paysage politique italien, il est important de souligner que ces deux partis ont combattu le bloc bourgeois, mais sans faire des réformes néolibérales la raison principale de leur opposition. Cela est surtout vrai pour la Ligue, héritière d’un électorat de centre-droit auparavant séduit par Berlusconi et ses promesses d’un enrichissement individuel à la portée de tout le monde dans une société débarrassée du fardeau de l’intervention étatique. Dans une situation d’appauvrissement généralisé des classes populaires et moyennes, Salvini s’est surtout appliqué à expliquer que, si les promesses du libre marché n’ont pas été tenues, c’est à cause d’un ennemi extérieur dont l’identité a d’ailleurs changé au cours du temps [3] : la finance mondialisée, la bureaucratie bruxelloise, les migrants (et oui, surtout et souvent les migrants), et désormais l’Allemagne. Les spectaculaires revirements de Salvini sur des thèmes pourtant fondamentaux comme l’adhésion de l’Italie à l’Union européenne et à l’euro (sur lesquels, en l’espace de trois ans, il a affiché pratiquement toutes les positions possibles) ne cachent pas, aux yeux de son électorat, la cohérence d’une position qui attribue à un ennemi extérieur l’entière responsabilité des difficultés italiennes : le « souverainisme » de la Ligue n’est rien d’autre que la déclamation répétée de la nécessité d’une défense nationale contre cet ennemi, changeant et parfois totalement imaginaire. Le même Salvini affiche d’ailleurs une foi inébranlable dans la théorie du ruissellement (les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et le travail d’après-demain), et au cœur du programme de la Ligue il y a encore aujourd’hui, en pleine crise économique et sociale, la flat tax, c’est-à-dire le renoncement à toute fonction redistributive de la fiscalité et à tout financement par l’impôt de nouvelles dépenses publiques.

Lorsqu’ils ont gouverné ensemble, de juin 2018 à septembre 2019, la Ligue et les 5 étoiles ne sont revenus sur aucune des réformes néolibérales de la période précédente.

Sur les réformes néolibérales, la position des 5 étoiles est à vrai dire plus ambiguë. La volonté de défendre les services publics et la lutte contre la précarisation du travail étaient très présents dans les premières années d’existence du mouvement, en même temps cependant d’une thématique anti-élites qui s’est vite confondue avec une attitude anti- étatique. Ni de droite ni de gauche, hostiles à la logique marchande mais aussi aux interventions publiques dans l’économie, les 5 étoiles ont été en réalité incapables d’élaborer une véritable stratégie : lors du gouvernement jaune/vert qui les voyaient en alliance avec la Ligue, c’est Salvini qui a su faire preuve, et sans trop de difficulté, d’hégémonie.

C’est ainsi que lorsqu’ils ont gouverné ensemble, de juin 2018 à septembre 2019, la Ligue et les 5 étoiles ne sont revenus sur aucune des réformes néolibérales de la période précédente. Même la loi Fornero sur les retraites et le Jobs Act de Renzi, c’est-à-dire les mesures les plus contestées du bloc bourgeois, n’ont été amendées que très marginalement.

La dette : une obsession qui empêche de penser

L’épidémie de coronavirus s’abat donc sur un pays qui est dans une situation paradoxale. Le capitalisme italien est désormais intégralement organisé selon la logique néolibérale, ce qui réduit considérablement les capacités de réagir à la crise. Les coupes aux dépenses de santé, 37 milliards dans les dix dernières années [4], ainsi que la forte réduction du rôle de l’hôpital public en faveur du secteur privé, font obstacle à la capacité de prendre en charge les malades. La diffusion du précariat, et la faiblesse du système d’allocation-chômage, exposent très directement le monde du travail aux conséquences de la crise. Le déclin de la grande industrie en faveur de petites et moyennes entreprises multiplie la possibilité des faillites. Les privatisations massives qui ont eu lieu au cours des trente dernières années empêchent une véritable politique industrielle qui viserait le soutien de la production. Le coronavirus est en train, douloureusement, de montrer à quel point les réformes néolibérales affaiblissent la société italienne. Mais, et c’est là le paradoxe, encore aujourd’hui ces réformes restent en arrière-plan du débat politique, qui est entièrement centré sur les modalités de financement des dépenses publiques que la crise rend indispensables. Bien évidemment, des problèmes d’ordre financier et monétaire se poseront avec urgence à l’Italie ; mais c’est tout de même impressionnant de constater à quel point la relation salariale, la protection sociale, les services publics, la possibilité d’une politique industrielle, autant de sphères institutionnelles qui joueront un rôle décisif dans la crise, restent absents du débat. Et cela pour une raison simple : sur ces thèmes, les principaux partis italiens, de gouvernement comme d’opposition, n’ont aucune proposition claire à avancer. Le Parti démocrate, après la scission de Renzi, hésite à entamer un vrai bilan critique de la période du bloc bourgeois, et garde en son sein une composante importante qui revendique le bien fondé des réformes néolibérales. Les 5 étoiles, qui depuis septembre 2019 forment avec le Parti démocrate la coalition de gouvernement, affichent toujours une ligne ni droite ni gauche qui se traduit concrètement dans l’absence absolue de vision stratégique. Et la Ligue, qui reste profondément ancrée à l’idéologie néolibérale, a tout intérêt à structurer le conflit politique sur d’autres thèmes.

Le débat italien tourne ainsi autour d’un seul thème : le financement d’une dette destinée à grimper de plusieurs dizaines de points de PIB. Bien évidemment, il s’agit d’un problème très important et très urgent. Mais même quand elles abordent ce thème, la politique et la société italiennes semblent davantage conditionnées par les traumatismes du passé que par une vision stratégique pour le futur. Prenons d’abord la mesure du problème. Une baisse de l’activité qu’on peut estimer, sans catastrophisme, autour de 10% du PIB, impliquerait mécaniquement une chute des recettes pour l’Etat d’environ 90 milliards d’euros. Avant la crise, le déficit programmé était de 20 milliards ; et il faut considérer aussi les mesures fiscales que la crise rendra nécessaires. Début avril, le gouvernement italien avait déjà mobilisé 50 milliards, mais il s’agit tout juste des premières mesures d’extrême urgence. S’il est évidemment trop tôt pour avancer une estimation précise, on peut donc imaginer qu’il s’agit de trouver des nouveaux financements pour un montant compris entre 200 et 300 milliards d’euros. À cela s’ajoute la nécessité de renouveler les titres arrivant à échéances d’une dette publique qui, avant la crise, dépassait les 2400 milliards d’euros ; et ce renouvellement pourrait poser problème pour un pays en pleine récession.

Sans la BCE, point de salut ?

Le financement de la dette risque donc de devenir un véritable problème. Parmi les solutions envisageables, il faut évoquer la mutualisation des dettes publiques au sein de l’Union européenne, rêve récurrent des européistes les plus convaincus car elle impliquerait un saut décisif vers une véritable union politique : mais on ne trouve rien, ni dans l’histoire passée de l’UE ni dans la dynamique politique présente des pays du nord, qui laisse imaginer qu’un tel scénario solution puisse avoir une chance de se traduire en réalité.

La deuxième possibilité, c’est un prêt européen soumis à des conditionnalités qui se traduiraient, une fois la crise passée, dans des politiques publiques répondant davantage aux intérêts des créanciers qu’aux attentes sociales italiennes. On sait par exemple que le Mécanisme européen de stabilité (MES) a la possibilité de lever des fonds jusqu’au montant théorique de 700 milliards, mais d’autres mécanismes institutionnels sont aussi envisageables pour arriver au même résultat. Une telle hypothèse suscite cependant des résistances très vives dans un pays marqué par les années du bloc bourgeois. Seule la fraction du Parti démocrate qui revendique comme positive l’expérience des gouvernements Monti, Letta, Renzi et Gentiloni, serait prête à appuyer une solution qui consisterait à prolonger la dynamique politique des dix dernières années. Pour la même raison, les 5 étoiles et la Ligue, qui ont construit leur socle électoral en s’opposant à une action publique répondant aux « exigences » européennes, y sont totalement opposés. Et surtout, une grande partie des classes moyennes et populaires italiennes vivraient un programme d’ajustement macroéconomique et de changement institutionnel dicté par les institutions européennes, comme le prolongement d’un cauchemar qu’elles pensaient tout juste terminé.

Le caractère hautement improbable de la première solution, et le très large rejet de la deuxième, expliquent le quasi-consensus engendré par une troisième possibilité : celle d’une dette publique largement financée par la création monétaire de la BCE. Une solution qui comporte des avantages évidents, surtout dans l’absence de limites d’un financement à faible taux d’intérêt, mais aussi des inconvénients que bizarrement personne, de l’extrême droite à ce qui reste de la gauche radicale, n’évoque en Italie. Ces inconvénients sont de deux ordres.

Premièrement, comme on le sait, la BCE peut acheter des titres de la dette publique seulement sur le marché secondaire. Il est vrai que, du point de vue de l’impact sur le spread qui pèse sur les taux d’intérêt, ce type d’intervention est pratiquement équivalent à un achat de titres à l’émission. Il reste que la liquidité émise par la BCE est récupérée directement par les agents privés qui détiennent les titres, c’est-à-dire pour l’essentiel les banques et les fonds d’investissement, qui figurent certainement parmi les grands gagnants de l’opération et qui n’ont aucune obligation d’utiliser toute la nouvelle liquidité pour acheter de nouveaux titres. Au contraire, l’expérience enseigne qu’une partie de la liquidité créée par la BCE sera utilisée pour des placements boursiers qui risquent fort de soutenir artificiellement des cours pénalisés par la chute de l’activité au niveau mondial, en alimentant ainsi des bulles spéculatives et en augmentant le risque de crises financières à venir.

Un financement de la dette italienne par la création monétaire de la BCE implique l’impossibilité pour n’importe quel futur gouvernement italien de s’écarter de la route fixée par la BCE, sous peine de fermeture du robinet monétaire et d’explosion des taux d’intérêt.

Le deuxième type d’inconvénient engendré par un financement de la BCE touche plus directement l’Italie. Un prêt soumis à des conditionnalités, comme celui qui pourrait venir du MES, rencontre de très larges et très compréhensibles résistances dans la politique et dans la société italienne. Mais une dette publique largement dans les mains de la BCE devrait susciter le même type de réaction, alors que, bizarrement, ce n’est pas du tout le cas dans le débat italien. Bien sûr, on peut toujours espérer que la BCE reste dans son rôle institutionnel et ne fasse jamais valoir l’énorme pouvoir politique que lui conférerait le rôle de créancier principal de l’État italien ; mais là encore, l’expérience dit le contraire.

Les Italiens auraient-ils oublié que la lettre citée plus haut, et qui a ouvert les portes du gouvernement au bloc bourgeois, n’était signée ni par la Commission européenne, ni par des premiers ministres du nord de l’Europe, mais par deux directeurs de la Banque centrale ? Un financement de la dette italienne par la création monétaire de la BCE implique que, dans le futur, il sera impossible pour n’importe quel gouvernement italien de s’écarter de la route fixée par la BCE, sous peine de fermeture du robinet monétaire et d’explosion des taux d’intérêt. Cette conditionnalité est implicite, et donc politiquement plus facile à accepter d’une liste de conditions posées explicitement ; mais justement parce que implicite, elle échappe complètement à tout contrôle démocratique et à tout processus de négociation. Plus simple à valider politiquement, et plus immédiatement accessible, la solution d’un financement par la BCE pose à bien regarder le même type de contraintes qu’un prêt octroyé par d’autres pays européens par l’intermédiaire du MES ou d’autres institutions communautaires. Les choses seraient évidemment différentes si la BCE, au lieu de jouir de la plus totale indépendance, était soumise au contrôle politique d’un hypothétique gouvernement européen ; mais on rentre là, et plus encore que pour la mutualisation des dettes, dans un scénario qui relève plus de la science-fiction que de la réalité.

Sortir de l’euro, mais comment ?

Les solutions communautaires au problème de financement de la dette étant insatisfaisantes, il reste à évoquer la possibilité pour l’Italie de sortir de l’euro en récupérant sa souveraineté monétaire. Mais force est de constater qu’aucune force politique italienne n’a travaillé sérieusement jusqu’ici dans une telle direction. La Ligue a pour habitude d’évoquer cette hypothèse quand des échéances électorales approchent, pour basculer dans des positions très différentes dès qu’il s’agit de gouverner. On rappellera qu’après la formation du gouvernement jaune-vert en 2018, Salvini, qui avait mené campagne sur l’Italexit, a déclaré à plusieurs reprises avoir « changé d’avis » sur l’euro. Et aujourd’hui, pour réagir à la crise, sa disponibilité à participer à un gouvernement d’unité nationale qui pourrait être dirigé par… Mario Draghi est manifeste. Il est vrai que, par moments, la Ligue aime évoquer le scénario d’une souveraineté monétaire qui permettrait une baisse généralisée des impôts et le retour à la croissance, ce qui correspond au rêve le plus profond d’une partie de sa base électorale : renouer avec les promesses d’une concurrence libre et non faussée porteuse d’enrichissement individuel. Mais dans le bloc social représenté par la Ligue, la petite et moyenne entreprise du nord du pays occupe une position absolument centrale ; fortement intégrée avec la zone économique allemande, elle rejette toute hypothèse de rupture par crainte de rétorsions commerciales. Les 5 étoiles ont été aussi par le passé favorables à une sortie de l’euro : mais, tout comme la Ligue, ils espèrent désormais pouvoir « changer l’UE de l’intérieur ». Un objectif partagé par le Parti démocrate, le plus européiste des partis italiens, ce qui produit une convergence assez forte et qui rend improbable une sortie délibérée de l’euro.

Quand l’économie va bien, sortir de l’euro serait plus simple, mais personne n’y pense. quand l’économie va mal, les bénéfices de la souveraineté monétaire apparaissent plus clairement, mais sortir devient beaucoup plus compliqué.

Il faut ajouter aussi qu’une sortie en pleine récession aurait des conséquences économiques très lourdes. Dans l’hypothèse d’une souveraineté monétaire retrouvée, la monétisation massive de la dette publique qui se rendrait nécessaire pour faire face à la crise impliquerait une forte dévaluation de la nouvelle monnaie. Le risque d’une telle dévaluation serait intégré dans les taux d’intérêt, engendrant ainsi un cercle vicieux entre hausse des taux, nécessité de monétiser ultérieurement la dette, dévaluation supplémentaire, que seule une restructuration de la dette pourrait arrêter. Mais aucun acteur politique italien n’ose évoquer l’utilité d’une restructuration de la dette, et de la nationalisation du secteur bancaire qui devrait nécessairement l’accompagner.

La confiance des investisseurs sur la soutenabilité de la dette italienne, et donc la possibilité de gérer de façon ordonnée une sortie de l’euro, seraient plus fortes en période de croissance, mais c’est là ce qu’on pourrait appeler le paradoxe de l’euro : quand l’économie se porte bien, en sortir serait plus simple, mais personne n’y pense ; quand l’économie se porte mal, les effets bénéfiques de la souveraineté monétaire apparaissent plus clairement, mais sortir devient beaucoup plus compliqué.

Le rôle de la gauche italienne, s’il y en avait une

Aucun des scénarios envisageables ne semble ainsi représenter une solution à la fois réaliste et politiquement viable pour l’Italie. Certaines hypothèses, comme la mutualisation des dettes publiques ou la mise sous contrôle démocratique de la BCE, supposent des réformes institutionnelles qui ne semblent vraiment pas à l’horizon. Le financement par un prêt européen est destiné à susciter rapidement des réactions politiques hostiles et très fortes ; des réactions qui se manifesteront aussi, dans un terme à peine plus éloigné, dès que la BCE décidera de faire valoir le pouvoir politique qu’elle est en train d’accumuler grâce au financement de la dette par création monétaire. Pour ces raisons, il n’est pas trop risqué de prévoir que le sentiment de désenchantement vis-à-vis de l’UE, déjà très répandu, se diffusera encore davantage en Italie dans la période à venir.

Dans cette conjoncture politique compliquée, la tâche de la gauche devrait être de recentrer le débat sur la question des réformes structurelles qui ont marqué le pays au cours des dernières décennies, et qui sont la cause profonde des difficultés actuelles. C’est dans cette direction qu’il faudrait orienter un sentiment d’hostilité vers l’UE destiné de toute façon à grandir, en soulignant le rôle que la construction européenne a joué dans la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral. Une telle position amènerait inéluctablement la gauche à défendre le retour à la souveraineté monétaire, qui prendrait une signification spécifique dans le cadre d’un programme plus général de rupture avec le néolibéralisme. Un tel programme marquerait très nettement la distance par rapport à la droite nationaliste qui risque d’être la grande gagnante de la période à venir. La droite nationaliste présentera (et présente déjà) la maîtrise de la création monétaire comme l’instrument qui permettra de sortir de la crise en continuant à baisser les impôts sur le capital et à réduire la fonction redistributive de la fiscalité, tout en préservant la flexibilité du marché du travail. Pour la gauche, la souveraineté monétaire doit être mise au service d’objectifs strictement opposés : aucune ambiguïté, aucune sympathie, et encore moins aucun front commun n’est possible avec la droite nationaliste, destinée à remplacer le bloc bourgeois dans le rôle de soutien politique principal du néolibéralisme. Espérons simplement qu’une gauche de ce type puisse de nouveau exister dans le paysage politique italien.

[1] « Il sondaggio: fiducia in Ue crolla anche fra europeisti », AdnKronos, 29/3/2020

[2] Amable, Guillaud, Palombarini, L’Économie politique du néolibéralisme. Le cas de la France et de l’Italie, Editions Rue d’Ulm, Paris, 2012

[3] Palombarini, « Il liberismo autoritario », Jacobin Italia, 25/7/2019

[4] « Il definanziamento 2010-2019 del Servizio Sanitario Nazionale », Report Osservatorio GIMBE, n. 7/2019

Pourquoi la crise du coronavirus impose de faire le procès de l’Union européenne

© Léo Balg

Chaque nouvelle crise déchire les voiles pudiquement jetés, en temps normaux, sur les rapports de force. Dominants et dominés, empires du centre et régions de la périphérie, réapparaissent alors sans fard dans le jeu à somme nulle de la mondialisation. Les structures de pouvoir se départissent en un éclair de leurs atours humanitaires, et la loi d’airain de la souveraineté, que l’on avait crue un instant disparue, s’impose à nouveau comme une évidence. L’Union européenne, dont les dirigeants ne cessent depuis 1992 d’entretenir l’illusion d’une possible réforme, agit en conformité avec l’esprit de ses institutions. À l’heure de la plus grave crise du XXIe siècle ses traités deviennent des carcans, les liens qu’elle a tissés se muent en chaînes, et la « solidarité » européenne, tant vantée par ses thuriféraires, prend tout son sens étymologique : celle d’une dépendance de ses populations à l’égard d’institutions technocratiques principalement au service des intérêts allemands. Par Eugène Favier-Baron, Pablo Rotelli et Vincent Ortiz.


Les pays du Sud, et en particulier l’Italie, affichent une défiance historique à l’égard des institutions européennes. À gauche, les condamnations de l’« égoïsme national » de l’Allemagne ou des Pays-Bas – qui refusent toute mutualisation des dettes ou des budgets – se sont multipliées, ainsi que les appels à une intégration européenne accrue, présentée comme le moyen de forcer les États les plus riches à contribuer à l’effort commun. Au point parfois d’en oublier le rôle déterminant des institutions européennes, Commission et Banque centrale européenne (BCE) au premier chef, dans l’affaiblissement des systèmes sanitaires des pays les plus fragiles, par l’imposition de décennies d’austérité et leur responsabilité dans la crise actuelle.

Faut-il mettre en cause la trop grande importance de l’intégration européenne ou au contraire la persistance des « égoïsmes nationaux » ? En réalité, ces deux phénomènes ne sont aucunement contradictoires – « intégration » n’étant pas synonyme d’entraide, et « égoïsme national » ne signifiant aucunement autarcie.

Les systèmes de santé sacrifiés sur l’autel de l’austérité budgétaire imposée par l’Union européenne

La crise sanitaire n’a pas commencé avec la pandémie. Celle-ci en a moins été le catalyseur que le révélateur. Le coronavirus aura eu pour effet de forcer les gouvernements, restés sourds pendant des années aux cris d’alarmes du personnel soignant, à jeter un regard sur les conséquences désastreuses des coupes budgétaires.

Ce sont les pays placés sous la tutelle de la « Troïka » qui ont été les plus exposés aux coupes budgétaires. En Grèce, le budget alloué à la santé a été divisé par deux entre 2008 et 2014. La mortalité infantile a progressé de 35 %.

En France, ce sont 13 % des lits d’hôpitaux qui ont été supprimés entre 2003 et 2016, tandis que le nombre de prises en charge annuel aux urgences doublait, passant de 10 à 20 millions1. Une situation qui paraîtrait enviable à l’Italie, qui a subi une diminution de 31 % de son effectif sur la même échelle temporelle, et se retrouve aujourd’hui avec à peine plus de 3 lits pour 1,000 habitants, contre plus de 9 en 1980.

Sans surprise, ce sont les pays du Sud de l’Europe, ainsi que ceux qui ont été placés sous la tutelle de la Troïka (BCE, Commission européenne et Fonds monétaire international), qui ont été les plus exposés aux coupes budgétaires. En Grèce, le budget alloué à la santé a été divisé par deux entre 2008 et 2014, passant de 9,9 % du PIB à 4,7%. Les gouvernements grecs successifs ont été contraints de remercier 25 000 fonctionnaires travaillant dans le domaine de la santé publique. Les indicateurs sanitaires attestent de la détérioration provoquée par ces économies budgétaires, que n’a pas remis en cause le gouvernement de gauche radicale mené par Alexis Tsipras. Un rapport de la Banque de Grèce notait une augmentation de 24 % des maladies chroniques entre 2010 et 2016. La mortalité infantile, quant à elle, a progressé de 35 % de 2008 à 2016.

Une étude du journal médical The Lancet constatait en 2016 une hausse spectaculaire du taux de mortalité global en Grèce : 128 000 morts annuels en 2016 contre 112 000 en 2010. Les auteurs, sans parvenir à établir un lien de cause à effet évident, s’interrogent : dans quelle mesure les économies budgétaires dans le domaine de la santé ont-elles contribué à cette hausse si prononcée de la mortalité globale des Grecs ?

Certains ne verront dans tout cela qu’un rapport lointain avec l’Union européenne. L’impératif de contraction du budget alloué à la santé, telle une tâche aveugle, n’apparaît en effet nulle part dans les textes constitutionnels européens, desquels il découle pourtant logiquement. Semblable en cela au narrateur de Flaubert, présent partout et visible nulle part, il n’est que rarement mentionné dans les discours des dirigeants européens. On parlera de « rationalisation », de « réorientation », « d’optimisation », ou « d’ajustement » des ressources, mais de « coupes », de « contractions » ou « d’économies » dans la santé, point.

Il est pourtant impossible de comprendre pourquoi ces économies budgétaires ont été mises en place sans prendre en compte les contraintes qu’impose le cadre européen. L’indépendance de la BCE a été constitutionnalisée par le Traité de Maastricht, qui lui a conféré un monopole de fait sur la politique monétaire des États membres. Les critères de convergence de ce même traité limitent à 3 % le déficit public annuel autorisé, avec une série de mesures de rétorsion à la clef pour les gouvernements qui les dépasseraient. Le Pacte budgétaire européen (TSCG), entré en vigueur en 2013, signé par le président Hollande malgré ses promesses de renégociation, durcit encore les contraintes imposées aux États déficitaires ; le traité est explicite : « rappelant (…) la nécessité d’inciter, et au besoin de contraindre les États-membres en déficit excessif », il systématise l’usage de sanctions contre les pays dont le déficit structurel excède les 0,5 % après l’aval de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).

Cet arsenal juridique pèse-t-il réellement comme une épée de Damoclès sur les gouvernements de la zone euro ? Il faut bien sûr éviter de pêcher par juridisme : nombreuses sont les entorses faites aux traités européens, souvent en toute impunité. L’expérience de SYRIZA au pouvoir a cependant révélé toute la puissance disciplinaire de ces textes dont elle a tenté de s’affranchir. Ce cas-limite, qui a vu la BCE interdire purement et simplement à la Grèce d’accéder à des liquidités, a montré que les institutions européennes veillent à ce qu’aucun changement de paradigme politique ne puisse advenir dans l’Union. Si l’arme du droit ne suffit pas, celle de la monnaie vient à la rescousse.

Les principaux déterminants de l’austérité budgétaire ne sont cependant pas nécessairement juridiques ou monétaires. C’est sans doute moins dans le marbre des traités ou dans les flux de la BCE qu’il faut les chercher, mais dans le simple agencement des économies européennes. L’Union européenne a poussé à son paroxysme le principe d’abolition de toute frontière économique, dopant les revenus des puissances exportatrices et grevant l’équilibre des autres. L’Allemagne détient le record mondial de l’excédent commercial : il se chiffrait à 232 milliards d’euros en 2018.

La même année, la France enregistrait un déficit commercial de 76 milliards d’euros, le Portugal de 17 milliards d’euros, la Grèce de 20 milliards d’euros et l’Espagne de 36 milliards d’euros – les 100 milliards d’euros ont été dépassés plusieurs fois dans les années 2000. L’inscription des « quatre libertés » (circulation des biens, des services, des capitaux et des travailleurs) dans les traités européens, ainsi que le passage à l’euro, ont encouragé l’apparition de tels déséquilibres. La monnaie unique empêche en effet toute dévaluation, laquelle consistait en une forme de protectionnisme monétaire, permettant autrefois aux pays en déficit commercial de jouer sur les taux de change pour le contrecarrer.

Les pays du nord considèrent qu’ils n’ont pas à payer pour les pays du sud – qui financent pourtant les excédents des premiers avec leurs déficits commerciaux

En l’absence de ces mécanismes protecteurs, les pays déficitaires sont mécaniquement poussés à s’endetter, tandis que les pays excédentaires sont conduits à prêter. C’est ainsi que l’on retrouve, sans surprise, l’Allemagne en position de créancière face à l’Espagne, l’Italie ou la Grèce – doublant son excédent commercial considérable par un excédent financier plus que confortable.

Une politique de relance minimaliste de la BCE

S’il restait encore un doute sur l’inexistence de coopération entre les États de la zone euro, l’échec de la mise en place des coronabonds a le mérite de l’écarter. Impulsée par les États du sud, dont la France, l’idée d’émettre une euro-obligation souveraine au niveau de la zone euro dans son ensemble – un titre dont la nationalité de l’émetteur est inconnue – implique de mutualiser les risques liés à ces obligations et par conséquent d’y associer un taux d’intérêt commun.

Comme on pouvait s’y attendre, plusieurs États du Nord, notamment l’Allemagne et les Pays-Bas, ont balayé cette initiative d’un revers de la main, avec à peu de choses près, les mêmes arguments qu’après la crise de la dette de 2010-2011. En effet, les pays du Nord considèrent qu’ils n’ont pas à payer pour les pays du Sud – qui financent pourtant les excédents des premiers avec leurs déficits commerciaux – jugés moins « responsables » au niveau de leurs politiques budgétaires.

Autrefois contrebalancés par l’appréciation du mark, les excédents commerciaux allemands ne rencontrent plus aucune régulation par le taux de change dans une zone euro taillée à leur mesure. Cela libère bien entendu des marges budgétaires associées à une rente d’exportation, accrue par les réformes Hartz : en flexibilisant le marché du travail, celles-ci ont contribué à la stagnation des salaires allemands, ont fait chuter la consommation populaire de l’Allemagne et, par conséquent, ses importations. L’hypocrisie atteint son paroxysme lorsqu’on réalise que si les pays du sud réduisaient leurs déficits à l’allemande, c’est-à-dire en prenant les parts de marché des pays du Nord dans les productions où ils sont spécialisés, cela se ferait au détriment des excédents allemands. Autrement dit, si tout le monde copie le modèle allemand, il n’y a plus de modèle allemand.

Face à ce manque de coopération et au vu la magnitude de la crise actuelle, la BCE tente de prendre le relais en matière de financement des déficits. L’organisme annonce plusieurs plans de rachats massifs des dettes souveraines et d’obligations de grands groupes européens sur le marché secondaire. Annoncé comme un bazooka, le dernier d’entre eux suppose d’injecter 750 milliards d’euros sur les marchés afin d’y pallier le manque de liquidités mais aussi de financer indirectement les États. Si cette somme, véritable camouflet pour la mortifère orthodoxie budgétaire prônée par l’Europe du Nord, peut paraître colossale, elle ne représente en réalité que 6% du PIB de la zone euro.

Surtout, le périmètre de cette intervention monétaire, un Quantitative easing (QE) élargi, apparaît comme beaucoup trop réduit par rapport aux enjeux actuels. En comparaison, de l’autre côté de l’Atlantique, la Federal Reserve Bank (Fed) et le Trésor américain se coordonnent pour mettre en place un plan de relance d’un volontarisme inimaginable en Europe. D’une part, la Fed annonce qu’elle ne met plus aucune limite au rachat de bons du Trésor ou de titres hypothécaires et s’apprête aussi à intervenir pour d’autres obligations publiques et privées. Les États-Unis font le constat qu’une injection illimitée de liquidités sur les marchés financiers ne suffit pas et se préparent à aller bien au-delà. Le Sénat et la Maison Blanche tablent sur un accord qui permettrait de mettre en place un plan de relance d’environ 2000 milliards de dollars – presque un dixième du PIB américain, soit la quasi-totalité du PIB français – qui inclut 500 milliards de dollars d’aide directe aux ménages sans contreparties.

Morcelés par des traités trop contraignants, piégés dans des logiques concurrentielles et inscrits dans des institutions où leur souveraineté se dilue, les États membres de la zone euro sont bien incapables de se préparer correctement au tsunami qui arrive.

Le mirage de la solidarité européenne et la marche vers l’implosion

La solidarité européenne résonne désormais comme un mantra creux, une opération de communication qui ne trompe plus grand monde. L’Italie, troisième économie de la zone euro, déjà abandonnée sur la crise migratoire, en a de nouveau fait l’expérience lorsque la Lombardie a été décrétée premier foyer épidémique du coronavirus en Europe. La sainte règle de la discipline budgétaire s’est vue assouplie pour laisser Rome respirer, mais quasiment aucune assistance médicale n’a été envoyée à tel point que le pays a dû se tourner vers Cuba, le Vénézuela, la Chine ou encore la Russie pour recevoir des masques et du personnel médical.

Les propos du « gouverneur faucon de la Banque centrale autrichienne, Robert Holzmann », sont effarants à ce sujet : la « destruction créatrice schumpeterienne », qui serait à l’œuvre, aurait ses avantages. « Chaque crise économique est une purification. On peut l’exploiter pour en sortir plus fort ».

La détresse des Italiens, durement touchés par cette épidémie se heurte à l’inertie de ses partenaires, entre le refus allemand d’activer le mécanisme européen de stabilité de façon inconditionnelle, leur hostilité à la mise en place d’euro-obligations, et les commentaires de Christine Lagarde, qui n’estime pas du devoir de la BCE d’harmoniser les taux allemands et italiens – autant de réactions qui auront probablement de lourdes conséquences sur le projet européen.

Pire encore, lorsqu’il ne s’agit pas d’inaction ou de mépris teinté du stéréotype de l’italien indiscipliné, on apprend qu’un des stocks de masques chinois à destination de l’Italie aurait été intercepté et confisqué par la République Tchèque, autre pays membre. Ailleurs, le président Serbe pourtant habituellement féru d’Union européenne, n’avait pas de mots assez sévères pour qualifier l’inaction européenne :  « Je ne tirerai pas de conclusions politiques maintenant, mais nous avons réalisé qu’il n’y a pas de solidarité internationale ou européenne, tout cela n’étant que contes de fées ». Luigi Di Maio a quant à lui réagi avec des propos comparables : « Nous attendons de la part de nos partenaires européens de la loyauté, nous attendons que l’Europe fasse sa part, parce que les belles paroles, on ne sait pas quoi en faire ».

Plus largement, cette pandémie recouvre tous les symptômes du malaise européen. L’épidémie, dont la croissance rapide, un temps attribuée à la mauvaise gestion sanitaire italienne ou à son système de santé, n’inquiète d’abord pas outre mesure, ni ne suscite d’empathie particulière. Le virus sous-estimé finit pourtant bien par se propager et n’entraîne de réaction proportionnée de la part des autres pays que lorsqu’il s’avère être déjà présent sur leur territoire. Tout arrive trop tard, comme si la résilience à ne pas entraver la circulation, de biens ou de personnes était plus forte que la volonté de limiter les dommages sanitaires.

Il faut dire que les mesures restrictives qu’impose cette pandémie représentent des violations à la pelle des règles européennes : entre la suspension de Schengen, la souplesse budgétaire ou encore l’entrave aux quatre libertés de l’Union, ce sont les principes mêmes de l’Europe maastrichienne qui sont reniés. Ce défi sanitaire qui, pour peu qu’on le prenne au sérieux, nécessiterait mutualisation de la dette, euro-obligations, et autres réponses ambitieuses, créatives, représente autant de choses que l’Union européenne semble incapable soit de produire, soit même de concevoir en son carcan étriqué.

Ce chacun pour soi révèle aussi l’écart qui existe entre les pays membres pour mobiliser des ressources et faire face à cette crise : « ceux qui ont des munitions les utilisent mais d’autres ne peuvent pas et les mesures européennes sont très limitées », a déclaré à ce sujet Lorenzo Codogno, conseiller en macroéconomie. L’Allemagne, plus souveraine que jamais, a pris des mesures nationales pour ses entreprises : 550 milliards de prêts accordés et garanties par l’État ; un plan que bien des pays de la zone euro, ne bénéficiant pas d’excédents comparables à ceux de l’Allemagne, ne peuvent pas se permettre. Bien moins dispendieuse lorsqu’il s’agit de se tourner vers les européens, Angela Merkel est apparue dans une interlocution télévisée inédite dans laquelle comme le signale Marianne, le mot « Europe » n’apparaît pas une seule fois.

Monitor Italia (Tecné) a publié un sondage récent dans lequel 88% des Italiens estimaient que l’Union européenne n’avait pas assez agi pour aider l’Italie, et dans lequel 67 % des gens interrogés pensaient que l’appartenance à l’Union européenne était un désavantage pour leur pays, contre 47 % en novembre 2019. Du côté des autorités italiennes, le strict encadrement des mesures qui sont envisagées comme des concessions à l’Italie pour absorber le choc, augurent d’une thérapie austéritaire. À cet égard, le Corriere della Sera est allé jusqu’à accuser l’Allemagne de vouloir faire payer un plan de sauvetage au prix fort en imposant les fameuses réformes structurelles voulues de longue date par Berlin. Les propos recueillis par Der Standard et relayés par The Telegraph du « gouverneur faucon de la BCE autrichienne, Robert Holzmann » sont effarants à ce sujet. Pour Holzmann, la « destruction créatrice schumpeterienne » qui serait à l’œuvre, aurait ses avantages. « Chaque crise économique est une purification. On peut l’exploiter pour en sortir plus fort ».

Faut-il blâmer les « égoïsmes nationaux » ? Ou plutôt en arriver à la conclusion qu’en vertu des règles de la mondialisation néolibérale, dont l’UE est la manifestation institutionnelle la plus aboutie, de telles réactions sont inscrites dans l’ordre des choses ?

La situation est telle pour l’Union européenne que même certains irréductibles centristes s’en détachent, désabusés par l’impossibilité pour les institutions européennes de réaliser l’effort que nécessite cette crise d’ampleur inédite pour son destin : « le Covid-19 a montré à quel point il est peu important d’être européen en temps de crise. L’Europe doit changer rapidement et fondamentalement », a déclaré Guy Verhofstadt. Bruno Le Maire affirme quant à lui que  « si nous ne sommes pas capables de nous rassembler, c’est le projet politique européen qui sera emporté par cette crise » – sans rien préconiser de plus précis. En parallèle et à mesure que l’inaction européenne se fait chaque jour plus outrageuse, les Italiens semblent se rapprocher dans cette crise qui provoque une « immense émotion collective ». De quoi envisager prochainement un Italexit ?

Une issue est-elle possible dans le cadre européen ?

En conduisant l’Allemagne à refuser ouvertement le principe d’une mutualisation des dettes souveraines, la crise du coronavirus l’aura fait apparaître comme le principal facteur de désunion européenne. La vieille ligne de fracture entre nations pro-européennes et anti-européennes s’effrite ; les frissons sacrés de l’exaltation du fédéralisme européen sont brutalement plongés dans les eaux glacées de l’intérêt national bien compris.

En 1871, Bismarck déclarait avec ironie : « J’ai toujours trouvé le mot Europe dans la bouche des politiciens qui tentaient d’obtenir des concessions d’une puissance étrangère sans oser les demander en leur propre nom »2. La construction européenne a-t-elle jamais fonctionné sur un autre principe ? Que l’Allemagne et les Pays-Bas, dont le ratio dette/PIB est respectivement de 62 % et de 49,3 %, soient hostiles à la mutualisation des dettes européennes que demandent la Grèce (180 % d’endettement public par rapport au PIB), l’Italie (130 %) ou le Portugal (122 %), n’a rien de surprenant. À l’inverse, que cette hostilité à une intégration européenne par la dette fasse place à des déclarations passionnées en faveur du libre-échange et de l’euro – et à une vertueuse condamnation des velléités de protectionnisme – n’a pas non plus de quoi surprendre lorsqu’on garde les yeux rivés sur l’excédent commercial record de l’Allemagne (232 milliards d’euros en 2018) ou sur celui, confortable, des Pays-Bas (67 milliards d’euros).

Faut-il donc blâmer les égoïsmes nationaux, regretter que populations et gouvernements refusent de se départir de leurs avantages structurels pour les partager avec ceux qui en sont dépourvus ? Ou plutôt en arriver à la conclusion qu’en vertu des règles de la mondialisation néolibérale, dont l’Union européenne est la manifestation institutionnelle la plus aboutie, de telles réactions sont inscrites dans l’ordre des choses ?

Dans l’immense zone de libre-échange que constitue l’Union européenne, les gains des uns (que l’on parle d’excédents commerciaux ou de créances) constituent nécessairement les pertes des autres (que l’on parle de déficits commerciaux ou de dettes). En instituant un tel jeu à somme nulle, le cadre européen a intimement lié la prospérité des populations allemande et hollandaise au respect le plus strict de l’orthodoxie des traités.

Les travailleurs d’Allemagne subissent pourtant de plein fouet la concurrence induite par les quatre libertés : au cœur de l’empire économique européen, entre 16 et 17 % des Allemands sont victimes de pauvreté – contre 12,5 % en 2000. Selon les chiffres d’Eurostat, les chômeurs Allemands sont en outre les plus exposés au risque de pauvreté (70 %) de tout le continent. La flexibilisation du droit du travail et des aides sociales, mise en place pour faire face à la concurrence des travailleurs d’Europe de l’Est, n’y est pas pour rien. Une étude publiée par le Bureau international du travail tend à établir que le dumping induit par le cadre européen a provoqué une décélération des salaires de 10 % entre 2002 et 20123. L’extension de l’Union européenne dans les Balkans occidentaux, où les salaires minimaux se situent entre 210 et 300 €, ne fera qu’accroître cette logique.

Paradoxalement, cette souffrance sociale pourrait contribuer à expliquer l’attachement des Allemands à l’Union européenne. Toute perspective de revalorisation salariale soutenue ayant été abandonnée depuis trois décennies, il n’apparaît donc pas surprenant que bien des Allemands souhaitent compenser les pertes que l’Union européenne leur impose par la défense de leurs excédents que celle-ci permet en retour – synonyme d’une domination économique accrue sur le reste de la zone, seule marge de manœuvre que leur laisse le cadre actuel.

Le juriste Louis Franck, évoquant la construction européenne, écrivait en 1967 : « Le concurrentialisme se substitue au libéralisme d’autrefois. C’est l’idée de base du néolibéralisme contemporain »4. Ce cadre étant posé, que vaut un jugement moral porté sur l’égoïsme national de tel ou tel dirigeant ou population ? Blâmer les acteurs politiques et ignorer les cadres qui les agencent – de même que, dans d’autres circonstances, blâmer les individus en ignorant les structures qui les déterminent – semble ici constituer la démarche antipolitique par excellence. La gauche morale, qui n’a pas de mots assez durs contre « l’égoïsme » financier allemand, ne reproduit-elle pas les erreurs de celle qui blâmait hier « l’égoïsme » commercial britannique, ou encore « l’irresponsabilité » budgétaire italienne, sans mettre en question les institutions européennes ?

En 2002, l’universitaire Erik Jones écrivait : « La probabilité pour qu’un jour, des groupes au sein de l’Europe identifient l’Union économique et monétaire comme la source de leurs difficultés économiques ou qu’ils se mobilisent directement contre celle-ci est très faible »5. Ce jour est-il venu ?

 

Notes :

[1] Frédéric Pierru et Pierre-André Juven, La casse du siècle, 2019, Raisons d’agir.

[2] Cité dans Coralie Delaume et David Cayla, La fin de l’Union européenne, 2017, Michalon.

[3] Citée dans Coralie Delaume et David Cayla, La fin de l’Union européenne, 2017, Michalon.

[4] Cité dans Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, 2009, La découverte.

[5] Cité dans Frédéric Lordon, La malfaçon – monnaie européenne et souveraineté démocratique, 2014, Les liens qui libèrent.

 

Usine Luxfer à Gerzat : l’impérative réouverture face à la crise du COVID-19

L’entrée du site de l’usine de Luxfer à Gerzat dans le Puy-de-Dôme © Axel Peronczyk

La reprise de l’activité sur le site de l’entreprise multinationale Luxfer Gas Cylinders à Gerzat (63), dans l’agglomération de Clermont-Ferrand, pourrait bien s’avérer vitale dans le contexte de la crise sanitaire que nous traversons. Les salariés de cette usine fabriquaient en effet des bouteilles d’oxygène médical pour les hôpitaux, ainsi que des bonbonnes de gaz pour les pompiers. Mais ce savoir-faire indispensable a été abandonné au profit de la rentabilité par la multinationale anglaise. Retour sur l’histoire récente d’une aberration qui nous coûte aujourd’hui des vies face à l’épidémie de coronavirus. 


L’urgence d’agir pour sauver des vies

À l’heure où nos hôpitaux manquent cruellement de moyens humains et matériels pour assurer la continuité de ce service public vital, les bonbonnes d’oxygène fabriquées par Luxfer sur le site de Gerzat seraient tout sauf accessoires. L’usine de Gerzat, c’est d’abord 136 vies de salariés chamboulées par autant de licenciements après une lutte acharnée de plus de 15 mois pour la préservation des emplois locaux et la défense de l’intérêt général. Mais, devant la vitesse de propagation du virus Covid-19, le nombre de vies en danger pourrait encore augmenter si cette usine ne reprenait pas son activité.

Les bouteilles d’oxygène fabriquées sur le site de Luxfer à Gerzat sont indispensables pour les patients hospitalisés. Si des malades du Covid-19 sont à l’hôpital et bénéficient de l’assistance d’un respirateur sur place, cet appareil électronique est branché à un réseau d’air oxygéné qui se trouve aussi sur place. Dans ce cas, pas besoin de bouteilles d’oxygène médical. En revanche, au moindre déplacement d’un patient, d’un service à un autre, ou bien d’un hôpital à un autre (comme c’est le cas dans les hôpitaux où il y a saturation), il faut obligatoirement que celui-ci soit équipé d’une bouteille, car il n’est plus raccordé au réseau d’air oxygéné lors du déplacement. Sans cette bouteille, le patient ne peut plus respirer correctement, voire même ne plus respirer du tout. À noter : les bouteilles de Luxfer sont aussi utilisables pour l’oxygénothérapie, une pratique à laquelle il y a de fortes chances que beaucoup de patients recourent, du fait des séquelles qui nécessiteront un traitement, à vie ou provisoire selon les cas, après avoir été touchés par le Covid-19. Il s’agit de petites bouteilles portatives que l’usine Luxfer était seule à fabriquer en Europe.

Les bouteilles d’oxygène médical peuvent se remplir et se vider. Toutefois, s’il y a trop peu de bouteilles par service hospitalier, les bouteilles disponibles doivent être remplies plus fréquemment, ce qui constitue une perte de temps précieux. Cela peut créer des difficultés supplémentaires. Dans le cas où il faudrait, par exemple, déplacer 50 patients d’un coup vers un hôpital militaire, et où l’on ne disposerait que de 20 bouteilles, il faudrait faire des choix : soit effectuer plusieurs trajets (deux et demi dans cette hypothèse), ou bien choisir quel patient fera le trajet avec une bouteille.

Le Ministère de l’économie et des finances, lors d’une rencontre avec les ex-salariés de Luxfer à Gerzat, a été incapable de décrire l’état du stock de bouteilles d’oxygène médical, ni même d’indiquer si ce stock pouvait permettre de faire face à l’épidémie. En revanche, Axel Peronczyk, délégué du personnel CGT du site de Gerzat, est certain d’une chose : la direction de Luxfer a créé volontairement une pénurie de bouteilles d’oxygène médical pour pouvoir vendre des produits de plus basse qualité et augmenter ses prix de 12 %, à tel point que l’entreprise a pris 18 mois de retard dans la vente de bouteilles aux hôpitaux. Air Liquide, l’entreprise intermédiaire qui remplit les bouteilles que Luxfer produit, a dit dans un communiqué qu’elle « [travaille] en étroite collaboration avec les autorités pour accroître la production d’appareils d’assistance respiratoire », qui sera multipliée par deux en mars, et pourra être quadruplée d’ici juin si nécessaire. Cependant, il est impossible de savoir si Air Liquide pourra produire suffisamment, vu que la production des bouteilles ne dépend pas d’elle. Désormais, depuis que l’usine de Gerzat a fermé ses portes et que ses salariés ont été licenciés, elle dépend d’autres fournisseurs. Seulement trois entreprises fournissent l’Europe, sans compter Luxfer : la compagnie turque MES Cylinders, la société américaine Catalina Cylinders, et AMS Composite Cylinders, une firme taïwanaise. Il est cependant impossible de savoir si ces entreprises seront en mesure de continuer à assurer la production durant cette période de crise sanitaire.

Bouteilles d’oxygène médical de tailles diverses à destination des hôpitaux © Axel Peronczyk

L’ARRÊT DE L’ACTIVITÉ ET LES LICENCIEMENTS : UNE ABERRATION ÉCONOMIQUE AUX CONSÉQUENCES DÉSASTREUSES

L’usine de Gerzat est à l’arrêt depuis mai 2019. Le motif économique des licenciements apparaissait alors injustifié car l’entreprise était très rentable : ses bénéfices étaient même en augmentation de 55 %. À cette injustice s’ajoute celle des conséquences sur l’emploi : la multinationale n’ayant pas respecté ses obligations d’accompagnement des personnes licenciées, ce sont à peine 15 % des 126 salariés licenciés dans un premier temps (sur 136 au total) qui ont retrouvé un emploi, la moitié de ceux-ci étant précaires et, pour la plupart, situés à plus de 30 kilomètres du domicile des ex-salariés. Les dix salariés qui restaient alors, représentants syndicaux dont les licenciements avaient été auparavant interdits par l’Inspection du Travail, ont finalement reçu un courrier daté du 6 février 2020 de la part du Ministère du Travail qui a décidé d’annuler la décision et d’autoriser leur licenciement.

LA MENACE DE DESTRUCTION DE L’USINE PAR LA DIRECTION

Face à la résistance des salariés, l’entreprise Luxfer a voulu détruire l’outil de production, pourtant encore opérationnel, et ce malgré un carnet de commandes plein. En réaction, les salariés ont décidé d’occuper nuit et jour leur usine pour faire valoir leurs droits et sauver leur outil de travail. La destruction n’a pas eu lieu grâce aux salariés qui l’ont dénoncée, car en plus de condamner les vies des salariés, cette destruction aurait pu menacer celles des habitants à proximité. Comme le rappelait Axel Peronczyk, délégué du personnel CGT, lors d’une manifestation le 31 janvier dernier, la destruction aurait pu provoquer une crise sanitaire comparable à l’incendie de Lubrizol. En effet, l’usine est pleine de produits inflammables, d’huile, d’amiante, sans oublier qu’elle se situe à proximité d’un cours d’eau. Les conséquences environnementales et sanitaires auraient pu être désastreuses.

Axel Peronczyk, délégué du personnel CGT, à Gerzat lors d’une manifestation le 31 janvier, qui alerte sur l’éventuelle destruction de l’usine par la direction de Luxfer et le risque de crise sanitaire © Romain Lacroze

Finalement, une inspection de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) a confirmé le risque sanitaire que les salariés avaient dénoncé. Par ailleurs, une procédure a été initiée contre la multinationale devant la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des Fraudes (DGCCRF) pour abus de position dominante.

LA REPRISE DE L’ACTIVITÉ, SEULE ISSUE RAISONNABLE

Malgré des bénéfices records et l’argent du CICE (Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi) que l’entreprise touchera même après les licenciements, les dirigeants anglais de Luxfer ont justifié les licenciements économiques sous prétexte de compétitivité, une disposition prévue par la « Loi travail » de 2016.

De leur côté, afin de garder des emplois sur place, les salariés ont dû se mettre à la recherche d’un moyen pour reprendre l’activité : ils ont proposé un projet de reprise en SCOP (société coopérative et participative) à leur direction, lequel aurait permis de commencer avec dix emplois, et de monter progressivement à 55, de conserver l’activité originelle tout en se diversifiant, mais la direction l’a balayé d’un revers de la main sans s’y intéresser.

Les ex-salariés de Luxfer à Gerzat lors d’une manifestation le 31 janvier portant une banderole où il est écrit « Luxfer, l’État complice » © Romain Lacroze

L’État, de son côté, n’a encore rien fait de concret dans le sens de la reprise d’activité, sauf un début de recherche de repreneur via la structure Business France, mais cela n’a encore donné aucun résultat.

En tout cas, une chose est sûre : aujourd’hui l’usine est toujours à l’arrêt, l’outil de travail et les salariés sont prêts, le savoir-faire intact et indispensable dans cette crise sanitaire pour sauver des vies. Les ex-salariés demandent la « nationalisation définitive de l’usine pour un redémarrage immédiat », dans une pétition du 20 mars sur le site Change.org adressée au président de la République, Emmanuel Macron, et au ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire.

Le doux rêve d’une « défense européenne » indépendante de l’OTAN

ABC News (Crédits)

Par sa déclaration faite à The Economist selon laquelle l’OTAN serait en état de « mort cérébrale », Macron espérait-il provoquer chez les nations européennes un sursaut destiné à les libérer du protectorat américain ? La solution proposée par le président – la constitution d’une défense européenne – permet d’en douter. Il continue d’entretenir l’illusion d’une défense qui pourrait être instituée dans le cadre de l’Union européenne, elle-même supposément autonome de l’OTAN ; il fait fi de l’état de dépendance économique et géostratégique dans lequel se trouve la construction européenne à l’égard du grand frère américain. Les récentes sanctions des États-Unis contre l’embryonnaire gazoduc Nord-Stream 2, reliant l’Allemagne à la Russie, ont pourtant rappelé la permanence de la tutelle américaine…


En déclarant que l’OTAN est « en état de mort cérébrale » – un postulat déjà discutable –, Emmanuel Macron a au moins le mérite de poser la question de la fonction et de la légitimité de l’organisation. En filigrane, c’est bien le constat que l’OTAN sert avant tout les intérêts américains qui transparaît. Ce dont le président n’a cependant pas encore pris conscience, c’est la domination latente de « l’Europe, qui demeure mentalement sous tutelle américaine », comme l’expliquait Caroline Galactéros dans une interview accordée à Marianne (2).

L’illusion de l’autonomie de la défense européenne

En réalité, au-delà de la simple constatation, le président Emmanuel Macron tente de réactiver le projet de la « Défense européenne » qu’il appelle de ses vœux depuis le début de son quinquennat. En ce sens, il avait ainsi déclaré, le 6 novembre 2018 sur Europe 1 : « On ne protégera pas les Européens si on ne décide pas d’avoir une vraie armée européenne ». Cela impliquerait de sortir de la dépendance à l’égard du bouclier de protection des États-Unis dans laquelle la majorité des États membres de l’Union européenne est plongée. Celle-ci n’en a pas réellement la volonté. Les mots employés par le président français concernant « l’état de mort cérébrale » de l’OTAN ont été commentés de manière peu amène par d’autres dirigeants européens. En Allemagne, Angela Merkel a qualifié ladite déclaration d’Emmanuel Macron « d’intempestive », quand le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a estimé qu’elle était « dangereuse » et qu’en se comportant ainsi, le chef d’État français était « irresponsable ». Il a ajouté, dans une interview accordée au quotidien britannique Financial Times, que l’OTAN était « l’alliance la plus importante du monde en matière de protection de la liberté et de la paix ».

Les États de l’Union européenne se trouvent en effet, depuis sa fondation, dans l’incapacité de définir une menace prioritaire partagée par l’ensemble de ses membres, et d’établir une stratégie commune. Le terrorisme islamique, considéré par certains comme un ennemi commun à toute l’Europe et à même d’en unir ses membres, ne saurait à lui seule définir une géopolitique – l’antiterrorisme relevant du constabulaire plutôt que du militaire.

Philippe Leymarie qualifie l’Europe de la défense « d’armée de papier », qui se limite à une « une coordination des forces nationales et non à une stratégie de défense et de protection du continent européen », ne disposant pas « d’une force d’intervention tous azimuts, ni d’un commandement militaire opérationnel » (6). L’idée qu’il existerait une solidarité entre les membres de l’Union européenne est totalement fictive. Aucune préférence européenne n’est mise en place quant à l’achat de matériels militaires. La Belgique a ainsi décidé d’acheter des F35 américains plutôt que des Rafales français, l’Eurofighter ou le Gripen et la Pologne entend bien faire de même. Plus récemment, la Pologne a officialisé l’achat de 32 avions de combat américains.

La Cour des comptes souligne que l’Union européenne manque cruellement de « capacités réelles, clairement aptes à décourager toute menace éventuelle ». La France est le seul pays de l’UE possédant une armée opérationnelle capable de mener des opérations extérieures. La mise en place d’une défense européenne impliquerait un investissement de fonds que l’Allemagne, première puissance économique de l’Union, n’est pas prête à assumer. L’état déplorable de son armée a été révélé par un rapport parlementaire publié le 20 février 2019, dans lequel le rapporteur Hans-Peter Bartels souligne les « déficiences opérationnelles » de la Bundeswehr (4). Il a notamment révélé que ses quatorze avions de transport militaire, durant une certaine période, n’ont pas été en état de voler.

L’Union a certes pris des mesures visant à augmenter le budget de la défense européenne, le Parlement européen ayant en ce sens validé la création du Fonds européen de la défense doté de 13 milliards d’euros ; il existe aussi un fonds pour améliorer la mobilité militaire qui représente 6,5 milliards d’euros et d’autres projets. Néanmoins, comme le souligne Philippe Leymarie dans son article publié dans le Monde diplomatique, « la plupart de ces projets n’existent encore que sur le papier ». La Cour des comptes de l’Union européenne estime qu’une armée européenne nécessiterait la réunion de plusieurs éléments décisifs (des forces permanentes financées par un budget commun, une chaîne de commandement…), ce qui impliquerait « transférer des droits souverains du niveau national à celui, supranational, de l’UE, ce à quoi s’opposent plusieurs États membres ».

S’il est facile de déclarer que l’OTAN est en état de « mort cérébral », il est moins aisé d’expliquer comment remplacer le soutien logistique qu’apporte l’organisation à l’armée française dans ses opérations extérieures. Emmanuel Macron affiche volontiers une posture gaullienne, mais le général De Gaulle, à la différence du marcheur, n’a eu de cesse de tout mettre en oeuvre pour que la France ne soit pas en situation de dépendance vis-à-vis des États-Unis – dotant l’armée française des moyens nécessaires pour mener des opérations sans le soutien des États-Unis. Aujourd’hui, le budget de la défense de la France est insuffisant et nécessiterait une augmentation importante à hauteur de 3 % ou 4 % du PIB pour être indépendant du complexe militaro-industriel américain.

Les Européens n’étant pas prêts à revenir sur le protectorat américain, l’Europe de la défense ne pourrait qu’être un supplétif de l’OTAN.

L’OTAN comme instrument du protectorat américain

L’OTAN sert principalement à maintenir le continent européen dans un état de dépendance vis-à-vis des États-Unis. L’Allemagne et d’autres États membres de l’Union européenne excluent expressément l’idée d’abandonner l’OTAN qui est une pierre angulaire dans la politique de sécurité et de défense de l’Union. L’article 42 du traité sur l’Union européenne subordonne la politique étrangère et de sécurité européenne à l’organisation atlantique, et la majorité des États membres ne sont pas prêts à renoncer à la protection américaine et craignent un désengagement américain du contient européen, en particulier les pays baltes qui voient la Russie comme une menace imminente.

Ainsi, l’Europe de la défense ne saurait être autre chose qu’une filiale européenne intégrée dans l’OTAN. Pour Caroline Galactéros, l’Europe « a peur de devoir penser et plus encore se penser par elle-même », Pascal Boniface poussant l’analyse jusqu’au maintien d’une « dépendance heureuse » de l’Union européenne vis-à-vis des États-Unis. En effet, comme le souligne le rapport des sénateurs Ronan Le Gleut et Hélène Conway-Mouret, « le rôle de l’UE dans le domaine de la défense a donc été conçu dès le départ comme complémentaire et, pourrait-on même dire, subsidiaire de celui de l’OTAN, afin d’éviter les duplications inutiles ».

Déjà, dans les années 1950, la CED avait révélé « l’incapacité des États d’Europe occidentale à concevoir un système de défense indépendant des États-Unis », confiait Robert Marjolin dans ses mémoires. Le lien transatlantique constitue un pilier de l’élaboration de la défense européenne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ; les États-Unis, via l’OTAN, ont été les principaux acteurs de la sécurité et de la paix sur le continent. Les États européens se retrouvent aujourd’hui enfermés dans une double dépendance, une première économique et une autre géostratégique. Du fait de la prédominance des États-Unis sur la scène économique mondiale permise par la suprématie du dollar et l’extraterritorialité de leur droit, les Européens sont contraints de s’aligner sur les décisions géopolitiques américaines ; ce fut le cas avec l’embargo iranien et l’échec de la mise en place de l’Instex par les Européens afin de le contourner.

Cet état de subordination a été gravé dans le marbre d’accords commerciaux, qui ont modelé la géoéconomie européenne en fonction de l’agenda géostratégique américain. L’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan), ouvert en 2005 et visant à acheminer le pétrole de la mer Caspienne à la mer Méditerranée, en passant par l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie, en est un exemple paradigmatique. Derrière ce projet d’oléoduc, au-delà de garantir la sécurité énergétique du continent, se cache la volonté américaine d’isoler encore davantage la Russie. Il vise à contourner le territoire russe et, par la même occasion, le territoire iranien, tout deux étant les mieux situés pour faire transiter le pétrole de la mer Caspienne. Le tracé de l’oléoduc BTC aurait pu passer par l’Arménie, mais cet État est relativement proche de la Russie. De ce fait, la solution a été de le faire passer par la Géorgie, hostile à Moscou et allié des américains. Les pipelines représentent des projets stratégiques qui sont essentiels aux intérêts de sécurité nationale des États-Unis. Cette perspective est liée à la situation géostratégique du Caucase du Sud. Le contrôle de cette région relève d’une importance stratégique : elle est un passage entre l’Union européenne, la Russie, l’Asie centrale et le Moyen-Orient.

Il s’agit également d’un couloir unique reliant le bassin de la Caspienne à la mer Noire, et sert de voie de transport clé pour l’approvisionnement énergétique de la Caspienne vers les marchés occidentaux. La région offre la possibilité d’un accès direct pour le déploiement des forces occidentales au Moyen-Orient et en Asie centrale. À cet égard, les projets de pipelines ont ouvert de nouvelles perspectives pour une implication accrue des États-Unis dans la région, tandis que l’OTAN est devenue le principal garant de la sécurité des pipelines. L’oléduc BTC, matérialisation de l’obsession antirusse, est symptomatique du modelage de l’architecture économique et énergétique européenne en fonction des réquisits américains. Les États-Unis veillent à ce que jamais les impératifs énergétiques européens ne contrecarrent cet alignement. Le projet de gazoduc Nord-Stream 2, gigantesque pipeline qui aurait alimenté l’Allemagne en gaz à partir de la Russie, constituait un défi à cet ordre des choses ; le gouvernement américain a tôt fait de répliquer, déployant un arsenal de sanctions menaçant de tuer le projet dans l’oeuf.

Pour le président Donald Trump et les États-Unis, l’OTAN représente un marché économique formidable, l’organisation servant alors d’intermédiaire pour la vente de matériel américain aux membres de l’Alliance. Quand Donald Trump demande aux membres de l’Alliance atlantique le partage du fardeau par l’augmentation de leur contribution au budget de l’OTAN, il leur enjoint en réalité d’acheter de l’équipement et des armes américains. Les calibres 7.62 (7.62 x 51) et 5.56 (5.56 x 45), qui correspondent aux normes balistiques des pays membres de l’Alliance atlantique (résolution STANAG 2310 et STANAG 4172), sont à l’origine américains et ont été imposés par les États-Unis afin qu’ils puissent s’imposer comme le leader mondial du marché de l’armement léger et de permettre à leur complexe militaro-industriel d’écouler la production de ses usines sur le marché européen. Comme le résume Pierre Conesa, « les Européens ne pèsent plus rien » au sein de l’OTAN (8), leur marge de manoeuvre étant réduite à néant et leur poids dans les décisions américaines proche de l’inexistant. Les capacités de l’OTAN sont principalement américaines ; les Européens ne diffusant aucun savoir-faire opérationnel au sein de l’Alliance, ils servent principalement de vache à lait.

En quête d’un nouvel ennemi, l’Alliance atlantique, dans sa déclaration finale du sommet qui s’est tenu le 3 et 4 décembre derniers, se dit prêt à « relever le défi chinois » et la « menace » que représenteraient « les actions agressives » de la Russie. L’Alliance sert alors à maintenir un glacis aux bases américaines en cas de conflit avec la Russie, scénario militairement désastreux, où la France et les autres États européens seront entraînés bon gré mal gré par ce tropisme antirusse. De surcroît, suite à l’escalade irano-américaine qui a entraîné la mort du général iranien Qassem Soleimani, Donald Trump appelle l’OTAN à « contribuer davantage » à la stabilité du Moyen-Orient. Au lieu de dénoncer cet assassinat extraterritorial et la violation du droit international, Emmanuel Macron a appellé l’Iran à éviter toute « escalade militaire susceptible d’aggraver » l’instabilité régionale, réaffirmant « son entière solidarité avec les alliés » et, ce faisant, continuant comme ses prédécesseurs à s’aligner sur la diplomatie américaine.

Emmanuel Macron, en déclarant l’OTAN en état de mort cérébrale, ouvre un débat crucial ; il le referme aussitôt en posant la constitution d’une défense européenne comme seule alternative. Refusant de mettre sur la table la question d’une sortie de l’OTAN ou de son commandement intégré, il démontre que son opposition à l’ordre géopolitique dominé par les États-Unis ne s’étend pas au-delà de ses déclarations publiques.

 

 

1 : Pascal Boniface, Requiem pour le monde occidental, Editions EYROLLES, 2019

2 : Macron et l’OTAN : “L’Europe demeure mentalement sous tutelle américaine”, par Caroline Galactéros : https://www.marianne.net/debattons/entretiens/macron-et-l-otan-l-europe-demeure-mentalement-sous-tutelle-americaine 

3 : Réflexions sur l’Europe puissance, Lionel Larqué et Julien Lusson :   https://www.cairn.info/revue-mouvements-2006-5-page-209.htm

3 :  L’armée allemande est dans un état déplorable, selon un rapport, François d’Alançon : https://www.la-croix.com/Monde/Europe/Larmee-allemande-etat-deplorable-selon-rapport-2018-02-21-1200915493:

4 : Rapport de la Cour des comptes de l’Union européenne sur la défense européenne : https://www.eca.europa.eu/Lists/ECADocuments/REW19_09/REW_EU-defence_FR.pdf

5: Europe de la défense, une armée de papier par Philippe Leymarie : https://www.monde-diplomatique.fr/2019/07/LEYMARIE/60026 :

6 : Défense européenne : le défi de l’autonomie stratégique, par les sénateurs Le Gleut et Conway-Mouret   : http://www.senat.fr/rap/r18-626/r18-626_mono.html

7: “Mort cérébrale” de l’OTAN selon Macron : “Les Européens n’y pèsent plus rien”, confirme Pierre Conesa : https://www.marianne.net/monde/mort-cerebrale-de-l-otan-selon-macron-les-europeens-n-y-pesent-plus-rien-confirme-pierre

Crédits de l’image d’en-tête : ABC News

 

 

Au Mali, le trafic de drogue prospère sur la faillite de l’État

© Maghreb-Sahel News

Avant de rencontrer les contraintes qu’elle connaît aujourd’hui, dues au trafic et à la contrebande de cannabis venant essentiellement du Maroc, la région sahélo-saharienne a de tout temps été une terre d’échanges. Depuis le début des années 2000 cependant, l’Afrique de l’Ouest est devenue une plaque tournante du trafic de drogue, ce phénomène se conjuguant à des rébellions armées et au terrorisme. Ainsi, aujourd’hui les liens entre le trafic de drogue et le terrorisme international se posent avec d’autant plus d’acuité que les conséquences perverses sur la stabilité de l’État, la sécurité et le développement des pays sahéliens en dépendent. Ceux-ci semblent s’être embourbés dans un cercle vicieux : si ces trafics minent la pérennité des constructions étatiques d’Afrique de l’Ouest, elles sont aussi la conséquence de leur inachèvement, et prospèrent sur la défaillance des États. Par Lamine Savané et Fassory Sangaré.


Le continent africain est confronté depuis ces trente dernières décennies à une hausse du niveau de la corruption et à la fragilisation de ses États. Indubitablement, le développement de l’économie de la drogue, notamment dans le septentrion, et les mécanismes de corruption affectant les rouages de l’économie nationale ont fragilisé de manière spécifique l’État malien. Son cas n’est cependant pas isolé puisque vingt-deux États sur un total de quarante-huit États en Afrique Subsaharienne sont répertoriés par la Banque Mondiale comme étant « fragiles ».

Par État « fragile », on entend un État qui « s’avère incapable d’exercer les missions qui sont les siennes, tant dans les domaines régaliens (contrôle du territoire, sécurité des biens et des personnes, exercice de la justice), que dans ceux de la délivrance des services économiques et sociaux à la population ». Dans le cas précis du Mali, l’État est mis à mal par des rébellions armées aux revendications diverses et par les organisations terroristes. De plus, comme dans bien des zones d’Afrique de l’Ouest, le pays est devenu un haut lieu de transit pour la drogue, les migrants, pour la contrebande de cigarettes et d’armes en provenance de Libye, d’Algérie ainsi que d’Amérique Latine (Colombie). La perte du « monopole de la violence légitime » par l’État malien a eu pour conséquence le développement d’une économie informelle de la drogue, de la contrebande, faisant de cette question un enjeu géopolitique qui dépasse largement le seul cadre du Mali pour s’étendre à la zone sahélo-saharienne dans son ensemble.

La fragilité persistante de l’État malien ces cinquante dernières années est corrélée à un degré élevé de corruption. Celle-ci réduit les marges de manœuvre de l’Etat, surtout quand elle est associée à l’essor du trafic de drogue et à l’éclatement des conflits armés impliquant divers belligérants (groupes djihadistes, indépendantistes, narcotrafiquants, forces multinationales et armée nationale). 

L’État malien entre inefficacité et instabilité : le (néo) patrimonialisme versus l’impersonnalisation du pouvoir

L’article de Jean-François Médard « Le ‘Big Man’ en Afrique : esquisse du politicien entrepreneur », publié en 1992, reste encore aujourd’hui pertinent. Les notions « d’État-sous développé », « d’État mou», qu’il développe alors, rendant compte de l’instabilité et de l’inefficacité de la gestion publique, des problèmes de violence et de dépendance, s’appliquent avec toujours autant d’acuité à la situation actuelle. Par ailleurs, la notion de « patrimonialisme » au sens wébérien résume bien la faible distinction entre le secteur privé et public au Mali. Ce système de patrimonialisme est observé dans un cadre étatique moderne, d’où la création d’une expression ad hoc permettant de désigner ce phénomène, le néo-patrimonialisme. Le néo-patrimonialisme serait le fruit des interactions entre les sociétés traditionnelles locales et les États modernes étrangers. Ainsi, si la façade extérieure est moderne, étatique (droit écrit, constitution, administration), la logique de fonctionnement à l’intérieur reste patrimoniale.

Le néo-patrimonialisme qui a comme dénominateur commun des pratiques telles que « le népotisme, le clanisme, le tribalisme, le régionalisme, le clientélisme, le copinage, le patronage, le prébendisme, la corruption, la prédation, le factionnalisme » caractérise en particulier l’État post-colonial, mixte des traits traditionnels et modernes. Se juxtapose la question du rôle des décideurs politiques dans la désintégration de l’État malien. En effet, l’analyse des relations entre État et acteurs a été à la bifurcation des diverses traditions de recherche que ce soit en sociologie, en science politique et même en histoire.

Dans les sociétés occidentales, le pouvoir étant fortement institutionnalisé, les gouvernants regroupent les individus qui occupent des positions dans les directions hiérarchiques stratégiques. « Cette configuration élitaire particulière est alors qualifiée de moniste ou encore d’élitiste […] elle constitue un groupe de status (au sens anglo-saxon) modelé par des règles tacites ou proclamées, par l’éducation, par les rôles professionnels intériorisés qui confèrent alors à ce groupe une aptitude à diriger sans égal » (W. Genieys, 2011, p. 9). Dans une optique comparative et socio-historique, M. Mann (1993) a montré l’intérêt de différencier pouvoir despotique et pouvoir infrastructurel de l’État. Le pouvoir despotique désigne « l’ensemble des actions que les élites d’État peuvent entreprendre sans négociation routinisée avec les groupes membres de la société civile » (ibid). Le pouvoir infrastructurel, quant à lui, renvoie « aux capacités institutionnelles de l’État de pénétrer son territoire et de faire appliquer ses décisions ». En Afrique subsaharienne, a contrario, le pouvoir est faiblement institutionnalisé. La légitimité des gouvernants politiques demande donc une réflexion sur les représentations culturelles et les pratiques sociales traditionnelles qui en sont l’expression. « L’étude des [sociétés africaines] constitue une dimension nécessaire et incontournable des processus de stratification politique et de stratification économique et sociale qu’il faut penser simultanément et par conséquent se trouve au cœur de la dynamique de la formation de l’État  » (ibid).

Le trafic de drogue : des implications au sommet de l’État ?

Le nord du Mali est une région désertique plus grande que la France, et donc difficilement contrôlable par les autorités maliennes. Les attaques répétées des rébellions autonomistes depuis les années 1990 conjuguées à l’absence criante d’intervention étatique, vont faire le lit des trafiquants de drogue, de cigarettes ou d’armes. Si ces Katibas – unité ou bataillons formés de combattants qui se déplacent fréquemment dans la zone sahélo-saharienne – sont à l’origine issus d’entrelacs algériens, il faut aussi noter la présence croissante de djihadistes ressortissants de l’Afrique de l’Ouest qui vont former le gros du contingent du MUJAO (Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest). Parmi ces mouvements islamiques armés, on note en premier AQMI, dont l’origine remonte à la guerre civile en Algérie durant la décennie sanglante (1988-1998), décennie au cours de laquelle plus de 200.000 personnes ont trouvé la mort.

En se liant aux notabilités de la zone nord du Mali par le mariage, en prenant pour épouses les filles de notables pour faciliter leur implantation locale, les responsables de ces Katibas vont très vite mettre leur expertise militaire aux profits des trafiquants locaux d’armes, de drogues ou de voitures. Ainsi, en estimant « que cette jonction avec les filières du crime organisé en provenance d’Amérique Centrale, serait plus porteuse si elle se paraît des oripeaux de la lutte contre l’Occident, ces mêmes chefs du GSPC ont fait allégeance à Oussama Ben Laden en janvier 2007, proclamant la création d’AQMI ».

A partir de ce moment, la région nord du Mali va devenir « un territoire refuge et sanctuarisé de cette jonction tactique entre banditisme et fanatisme religieux, (…) l’une des plaques tournantes intercontinentales des narcotrafiquants ». 

Le « gouvernement de consensus », un « système de gestion collégiale » sans opposition réelle instauré par Amadou Toumani Touré, président du Mali de 2002 à 2012, s’est très vite transformé en un système d’impunité et de corruption qui a aussi servi de socle aux trafiquants de drogue. Pour Johanna Siméant, « cette image d’un Mali consensuel et pacifique a été renforcée par les usages politiques du consensus. Le terme ne se résume pas au consensus pratiqué et revendiqué sous la présidence d’Amadou Toumani Touré, et qui consista à digérer presque la totalité de l’opposition par l’extension de la rente clientélaire » (J. Siméant, 2014, p. 20). La corruption, le clientélisme, le népotisme et l’impunité avaient ainsi droit de cité sur Bamako. Ces mêmes pratiques au sommet de l’État, se retrouvaient dans les zones sahélo-sahariennes du nord où l’irrédentisme touareg croisait la route de contrebandiers (trafiquants de drogue pour la plupart). Certains de ces groupes armés vont très rapidement embrasser l’idéologie politique religieuse de l’islamisme radical pour justifier leurs engagements. L’absence criante de l’État a fait le lit d’une redistribution de la rente clientélaire sur une base clanique, à laquelle les grandes notabilités Touaregs du nord étaient associées. 

En l’absence de représentation officielle malienne, l’occupation du nord du Mali par les groupes narcotrafiquants et terroristes (d’avril 2012 à janvier 2013) a eu pour conséquence de renforcer le trafic de drogue. Le bénéfice colossal de ce  trafic va engendrer et renforcer l’entente tacite entre les narcotrafiquants et les groupes terroristes tels que Al-Qaïda Maghreb Islamique (AQMI), Mouvement pour l’Unicité du Djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), Ansar Dine (Les défenseurs de la foi). En plus de toutes sortes de trafic auxquels ces groupes se livraient (drogues, armes, cigarettes, rançon des otages), s’ajoute le blanchiment d’argent, autre facette de ce démentiel commerce illicite. 

Depuis l’opération « Serval » remplacée tout récemment par l’opération « Barkhane », l’État-major français à Gao n’informe plus les autorités maliennes de ses éventuelles opérations. De possibles liens entre Bamako et des membres d’AQMI en seraient la cause. En effet, une des raisons de la perpétuation du « système ATT » était de rechercher la paix à tout prix en ayant à la fois des liens avec les rebelles Touaregs et les mouvements criminels du nord-Mali. Cela explique la facilité avec laquelle le président ATT arrivait à libérer les otages occidentaux, par l’intermédiaire d’un certain Iyad Ag Ghali à l’époque consul du Mali en Arabie Saoudite. Ce laxisme aurait permis à AQMI d’élargir son cercle d’influence, y compris au sein des rouages forts de l’État malien (Défense, Affaires étrangères). Mais l’implication des hauts dirigeants maliens ne se limitaient pas à ce trafic de « prise d’otages ». Le trafic de drogue occupait une place prépondérante dans les relations étroites qui se sont tissées entre hauts dirigeants de l’institution étatique et trafiquants de drogue et groupes criminels du nord Mali. Cette faiblesse étatique qui a conditionné l’intervention française, permet à l’État français de se « substituer » à l’État malien et donc d’imposer ses volontés politiques aux dirigeants maliens qui voient leur marge de manœuvre très réduite, de par l’absence de l’État au sens wébérien du terme. 

La sanctuarisation de la zone sahélo-Saharienne comme épicentre du trafic de drogue

Les groupes rebelles font du trafic de drogue un moyen de financement de leurs entreprises guerrières à des degrés différents.

Au Mali, l’alliance jihadiste, composée des membres de l’AQMI du MUJAO et du groupe jihadiste touareg d’Iyad Ag Ghaly, privilégie le contrôle des routes transsahariennes de la drogue pour rendre durable le financement de leurs activités terroristes et de déstabilisation de l’État Malien en sus des prises d’otages principalement d’occidentaux. 

Dans le nord Malien en particulier, l’Al-Qaïda au Maghreb Islamique a toujours cherché à prendre le contrôle de la zone Saharo-Sahélienne via la main mise sur le commerce illicite de l’économie de la drogue et des activités de contrebande. Leur objectif principal étant de faire de cette partie du monde un califat original reposant essentiellement sur les fondements du salafisme

Prétextant la volonté de faire régner ce fondamentalisme religieux, ces groupes développent sans cesse de nouveaux trafics, avec en ligne de mire la montée des profits. Ainsi, la drogue prend de la valeur à chaque fois qu’elle se déplace d’une zone géographique à une autre (production-transformation-commercialisation et consommation). Le but ultime étant d’assurer l’achat des armes et d’entretenir les troupes combattantes.

Si de nombreux déterminants expliquent cette progression du trafic de drogue en Afrique de l’Ouest, c’est surtout la corruption prégnante dans certains cercles de l’exécutif, de la justice, des forces de l’ordre, le chômage de masse et le faible rendement des activités économiques licites qui ont favorisé l’essor de l’économie de la drogue. 

Globalement, en Afrique de l’Ouest ce constat est partageable en raison d’un recul de la saisie des drogues constaté par l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime dans son rapport de 2009. Le tonnage des saisies des produits stupéfiants est passé de 5,5 tonnes en 2007 à 2,6 tonnes à 2008, puis à moins d’une tonne en 2009. Cette contre-performance est la résultante d’un regain de l’activité des acteurs du trafic de drogue, caractérisé par l’escalade des profits. C’est ainsi que le trafic de la cocaïne s’est consolidé avec un gain d’environ 800 millions de dollars USD, soit l’équivalent de 0,2% du Produit Intérieur Brut des pays d’Afrique Occidentale et Centrale. L’Europe est devenue la cible des trafiquants à cause de la vigueur de son marché de la drogue, de la valeur élevée de l’Euro et de la baisse de la demande de cocaïne sur le marché états-unien et d’Amérique latine. Le prix du détail (de revente) d’un gramme de cocaïne était de 76 euros (92 dollars) en 2007, soit 76 000 euros (92 000 dollars) le kilogramme. En comparaison, en Colombie durant la même période, le prix se rapprocherait de 2 000 euros (1 650 dollars), ce qui représente une marge bénéficiaire de 74 350 euros (90 000 dollars) par Kilo, soit 440%. Cette marge phénoménale met en lumière le fort degré d’attraction de cette activité illicite et de son ancrage en Afrique de l’Ouest comme zone de transit préférée des narcotrafiquants Sud Américains et Latino-Américains, en raison, entre autres, du renforcement des contrôles dans les aéroports occidentaux.

Les défaillances de l’État malien à lutter contre l’économie de la drogue

La retentissante affaire d’Air cocaïne illustre à elle seule les difficultés des pouvoirs publics à lutter efficacement contre l’ancrage du trafic de drogue dans le nord du Mali. Le repli forcé, voire organisé vers le sud, des autorités militaires et judiciaires, suite à l’application des clauses des Accords de Paix d’Alger de 2006, a été suivi par une occupation des vastes territoires désertiques du nord par les trafiquants de drogue, les islamistes et les forces rebelles hostiles à l’unité, à la laïcité et au maintien de la forme républicaine de l’Etat. 

Ainsi, il a été découvert en novembre 2009 à Tarkint (Gao) dans le désert malien, la carcasse brûlée d’un avion de marque et type Boeing 727 ayant indubitablement acheminé des tonnes de cocaïne. A l’issue de la livraison, il a été détruit par les narcotrafiquants. L’avion a décollé du Venezuela, non loin de la frontière colombienne et avait pour destination officielle la ville de Praia (Cap-Vert). Cette rocambolesque livraison laisse penser que les trafiquants ont changé de modus operandi pour atteindre le marché lucratif européen. Elle fut suivie par d’autres acheminements en 2010 dans la région de Tombouctou (Mali), et un autre non loin de la frontière mauritanienne.

Mais c’est surtout la livraison de quatre tonnes de cocaïne dans la région de Kayes (non loin de la frontière guinéenne) qui a rendu manifeste le dépassement du gouvernement face à la situation. Pire, certains élus locaux et officiers ont facilité par endroits l’atterrissage et le transfert des matières incriminées.

De nos jours, certains narcotrafiquants utilisent les voies routières désertiques maliennes et marocaines pour acheminer de la drogue en Europe, en particulier en Espagne par la mer ou par voie aérienne. En 2010 par exemple, 34 individus ont été interpellés au Maroc en raison de leur lien avec un réseau de trafic international de drogue. Ils avaient effectué plusieurs allers-retours entre le Mali et le Maroc (en l’occurrence Tanger) en transportant 600 kilogrammes de cocaïne.

Le démantèlement de ce réseau a permis l’arrestation d’un Ukrainien, d’un Portugais, d’un Espagnol et d’un Vénézuélien qui animaient ce trafic en misant sur le savoir-faire des réseaux de l’AQMI et de certains membres du Polisario qui vivent du trafic de drogue. Ce même groupe avait crée une société-écran dans la capitale malienne pour dissimuler leur activité illicite « un consortium Espagnol d’investissement » en vue de blanchir les profits issus exclusivement de l’économie de la drogue. Sur ce plan aussi, l’État central semble être en butte face à l’existence des méthodes sophistiquées de blanchiment d’argent.  

D’une manière générale, le pouvoir central semble confronté à l’explosion de ce trafic, exacerbé par une corruption diffuse dans la chaîne du pouvoir judiciaire et militaire à l’instar d’autres États de la sous région.

L’accroissement de la quantité de drogue produite ou en circulation est, comme on le voit, la cause et la conséquence d’une grande vulnérabilité des États de la sous région. Or, les plans d’ajustements structurels appliqués par le FMI et la Banque mondiale depuis les années 1980 ont fortement miné la création d’un État unitaire au Mali. État unitaire qui demanderait des dépenses budgétaires conséquentes, condition nécessaire pour lutter efficacement contre la corruption. De la même manière, le maintien de relations néo-coloniales avec la France est un autre facteur qui empêche le Mali de parvenir à la stabilité institutionnelle qui lui permettrait de lutter efficacement contre ce fléau. La lutte contre le trafic de drogue nécessiterait donc un changement complet de paradigme, à l’heure où la mondialisation semble avoir banalisé la corruption dans l’imaginaire populaire.

 

Pour aller plus loin : 

Abderrahmane A., « Terrorismes et trafic de drogues au Sahel », Le Monde, 19/07/2012.

Amselle J.-L., « La corruption et le clientélisme au Mali et en Europe de l’Est : quelques points de comparaison », Cahiers d’études africaines, Vol 32, n°128, 1992, pp. 629-630.

Bauchard D., « Introduction », Politique étrangère, n°1, 2011.

Baudais V., Chauzal G., « Les partis politiques et l’”indépendance partisane” d’Amadou Toumani Touré », Politique africaine, n°104, 2006, p. 61-80.

Bayart J-F, Ellis S, Hibou B., La criminalisation de l’Etat en Afrique, Bruxelles, Complexe, 1997.

Bayart J.-F., L’État en Afrique, Paris, Fayard, 1989.

Berghezan G., « La corruption au cœur de l’effondrement de l’État malien » in Sahel. Éclairer le passé pour mieux  dessiner l’avenir, Bruxelles, Éditions GRIP, 2013, p. 53. 

Badie B., L’Etat importé, Paris, Fayard, 1992.

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Chabal P., Daloz J.-P., L’Afrique est Partie ! Du désordre comme instrument politique, Paris, Economica, 1999.

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L’État d’exception selon Giorgio Agamben

https://www.flickr.com/photos/freire-pintor/5096939917
Giorgio Agamben peint. ©Alfons Preire

Alors que la menace terroriste plonge le monde occidental dans une pratique normalisée de l’état d’urgence (comme on le nomme en France), il est fondamental de ressortir de nos bibliothèques un livre publié il y a seize ans. En 2003, Giorgio Agamben sort le deuxième tome de sa série Homo Sacer, intitulé « État d’exception ». Dans un essai complexe et engagé traduit de l’italien par Joel Gayraud, Agamben cherche à repenser le sens même de l’état d’exception en explorant ses origines dans le droit romain, son histoire dans les démocraties modernes occidentales, et la définition que lui a donné Carl Schmitt.


Au recto de la première page, on peut lire « Quare siletis juristae in munere vestro ? » (Juristes, Pourquoi êtes-vous silencieux sur ce qui vous concerne ?). Une invitation à l’action qui peut nous rappeler la citation de Karl Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde ; il faut désormais le transformer. »

Comment Pétain, Hitler, ou Mussolini arrivent-ils au pouvoir ? Agamben retrace l’histoire de l’état d’exception dans les démocraties occidentales modernes pour nous aider à comprendre le passé, ainsi que les transformations gouvernementales et juridiques que l’on observe actuellement dans les pays occidentaux.

Pour le philosophe italien, l’origine de l’état d’exception se trouve dans la Révolution française. Le 8 juillet 1791, l’Assemblée Constituante française vote un décret qui établit « l’état de siège », qui permet le transfert de l’autorité juridique au commandement militaire si la République est en danger. Appliqué dans une certaine mesure dans les années qui suivirent la révolution, l’état de siège est utilisé maintes fois par Napoléon, autant dans la guerre prussienne que contre la commune de Paris. Au moment de la Première guerre mondiale, c’est toutes les nouvelles républiques européennes qui basculent dans des formes variées d’État d’exception, et mettent dans la main de l’exécutif le contrôle du législatif. La France n’y échappe pas. En 1924, comme en 1935, les gouvernements français respectifs utilisent les pleins pouvoirs ou les décrets afin de contrôler la stabilité du franc. Contesté à l’époque comme une « pratique fasciste » par le Front populaire, l’auteur ne manque pas de nous rappeler que Léon Blum demanda lui-même les pleins pouvoirs en 1937 pour dévaluer le franc et lever de nouveaux impôts, ce qui ne lui sera pas accordé. L’Assemblée donna, par la suite, le droit de diriger par décret à Daladier en 1938 pour faire face la menace allemande, droit renouvelé en 1939 suite au début de la guerre. Pour Agamben, « Quand le maréchal Pétain prit le pouvoir, le parlement français était désormais l’ombre de lui-même ». Contrairement à une croyance populaire qui verrait l’accord des pleins pouvoirs à Pétain comme une rupture radicale avec l’ordre démocratique, Agamben rappelle la continuité des évènements qui ont mené à cette réalité.

Il suit le même raisonnement en retraçant l’histoire de l’état d’exception en Allemagne. L’état d’exception allemand trouve son origine dans l’article 68 de la constitution bismarckienne, qui attribuait à l’empereur la faculté de définir les modalités du droit en cas de guerre. Dans le contexte tumultueux de l’après-guerre, les députés introduisent dans la constitution de la République de Weimar de 1918 l’article 48, qui permet au président du Reich de suspendre les droits fondamentaux dans le but de « rétablir la sécurité et l’ordre public » si ceux-ci venaient à être perturbés ou menacés. On qualifie alors la République de Weimar de « dictature présidentielle », formule qui nous rappellera inéluctablement un terme souvent utilisé pour désigner la République française actuelle mise en place par De Gaulle. En 1925, Carl Schmitt, qui soutiendra pourtant le régime nazi sept ans plus tard, écrit que « aucune autre constitution au monde que celle de Weimar n’avais si facilement légalisé un coup d’État » (Schmitt 4, 25). Les gouvernements de la République de Weimar utilisent l’article 48 presque continuellement, notamment pour emprisonner des militants communistes et les faire juger par des tribunaux spéciaux qui permettent la peine capitale. En 1930, le gouvernement Brüning, mis en minorité par le Reichstag, a recours à l’article 48 pour dissoudre le Parlement, qui se réunira seulement sept fois en trois mois. Le 4 juin 1932, le Reichstag est dissout, et ne se réunira plus jusqu’à l’arrivée de Hitler au pouvoir. Le 20 juillet, l’état d’exception est déclaré sur le territoire prussien afin d’en prendre le contrôle exécutif. Hitler, devenu chancelier 1 mois plus tôt, promulgue le 28 février 1933 un « décret pour la protection du peuple et de l’État » qui suspend la constitution de la République de Weimar. À l’image de Pétain 7 ans plus tard, le parlement allemand est alors déjà mort (juridiquement ainsi que symboliquement dans les flammes de l’incendie).

D’après Agamben, la pratique de l’état d’exception aux États-Unis n’est pas nouvelle non plus, et fut même utilisé par les gouvernements successifs autant pour des raisons économiques que militaires. Agamben nous montre un fait méconnu de la posture purement dictatoriale d’Abraham Lincoln lors de la guerre de sécession entre 1861 et 1865, qui s’était justifié en expliquant que la nécessité et l’exigence populaire dominait le droit. Il a par exemple violé la constitution américaine en enrôlant 75 000 hommes, décision qui revient normalement au Sénat. À la fin de la guerre, il déclare l’état d’exception sur tout le territoire américain de manière à pouvoir passer en cour martiale tout insurgé ou rebelle. En 1917, Wilson obtient le contrôle complet de l’administration dans le cadre de la Première Guerre mondiale. En 1933, Roosevelt obtient les pleins pouvoirs pour faire face à la Grande dépression. L’état d’exception s’inscrit alors durablement dans le paysage politique et juridique américain. Cela se révèle lors de la Deuxième Guerre mondiale, lors de laquelle l’état d’urgence nationale est déclaré en 1939, menant 3 ans plus tard à la déportation de de 70 000 citoyens américains d’origine japonaise et 40 000 japonais.

Depuis, comment ces situations ont-elles évolué ? Agamben propose une comparaison osée, qui renvoie directement au titre de sa série : « Homo Sacer ». Dans le droit romain, l’Homo Sacer était un citoyen romain exclu du droit, pouvant ainsi être tué par n’importe qui. Agamben réutilise ce terme pour désigner des individus sortis du droit, mais paradoxalement, sortis par l’action du droit lui-même. En l’excluant du droit, le droit donne en effet à l’individu un statut juridique « hors du droit ». C’est la situation juridique dans laquelle se trouvent les juifs dans les Lagers nazis, ayant pour seule identité légale la caractéristique de « juif ». Agamben tente alors une comparaison : le statut des detainees, ces talibans capturés par les États-Unis en Afghanistan, est le même que les juifs dans les Lagers. En effet, suite à l’USA Patriot act voté par le Sénat après le 11 septembre 2001, le président Bush édicte un military order qui permet la détention indéfinie, ainsi que de juger ces détenus devant des « commissions militaires » (et non pas des tribunaux militaires). Les detainees ne jouissent pas du statut de prisonnier de guerre selon la convention de Genève, mais pas non plus de celui d’inculpé selon les lois américaines. Leur seule identité juridique est donc ce statut de detainee, comme en Allemagne nazie. Comparaison indécente jugeraient certains, elle interroge cependant sur les limites de l’état d’exception et la pente glissante dans lequel celui-ci nous entraine.

Pour construire une nouvelle théorie de l’état d’exception, Agamben déconstruit celle de Carl Schmitt, qu’il nous faut donc comprendre. Dans La Dictature (1921) et Théologie Politique (1922), Schmitt défini deux concepts : la dictature de commissaire et la dictature souveraine. Dans le premier cas, la dictature a pour but de restaurer la constitution en vigueur (en utilisant donc l’état d’exception), tandis que la dictature souveraine vise à changer la constitution en profondeur, la « révolutionner ». La volonté de Carl Schmitt, c’est d’inscrire l’état d’exception dans le droit, « être en dehors tout en appartenant » à celui-ci. Le souverain selon Schmitt est celui qui peut décider de l’état d’exception. Il a donc un rôle juridique. Son pouvoir consiste à annuler la norme, et créer un espace entre « hors du droit » et « dans le droit ». Le souverain se trouve donc « en dehors de l’ordre juridique normalement valide et cependant lui appartient, parce qu’il est responsable de la décision de savoir si la constitution peut être suspendue in toto ». Pour Schmitt, ce rôle juridique en dehors du droit de l’état d’exception ne provient pas du souverain, mais c’est bien le souverain qui tire cette place de l’état d’exception.

Agamben se replonge dans l’histoire pour répondre à Carl Schmitt. Il revient au droit et au fait politique romain. Lorsqu’il y avait un « tumultus » (guerre, insurrection), le Sénat proclamait un « justitium » (suspension du droit). Cette action produit donc un vide juridique. Le Justitium ne crée pas de nouvelle constitution et ne peut donc pas être analysé sous le prisme de la dictature tel que le veut Carl Schmitt. Pourtant c’est là pour Agamben qu’est l’origine de l’état d’exception. Le « pouvoir illimité dont jouissent les magistrats » ne provient pas de pouvoirs spéciaux qu’on leur accorderait, mais de l’absence de droit leur empêchant l’action. Pour Agamben, Carl Schmitt confond état d’exception et dictature, une erreur intéressée de l’auteur. Celui-ci souhaitait absolument inscrire l’état d’exception (qu’il soutenait) dans la tradition des grandes dictatures romaines, plutôt que d’accepter ce qu’il est vraiment : un justitium, un vide, un arrêt du droit. Agamben en arrive à une conclusion qui pourra surprendre ceux qui utilisent ces termes dans leur sens politique commun : on ne peut décrire Hitler et Mussolini comme des dictateurs puisqu’ils sont légalement arrivés au pouvoir et n’ont jamais aboli la constitution, l’ayant seulement suspendu pour créer une juridiction parallèle. L’opposition dictature/démocratie ne permet donc pas de caractériser ces régimes, et l’état d’exception n’est donc pas une dictature, ni de commissaire, ni souveraine, mais bien un espace « anomique vide de droit ».

Pour continuer à construire la définition de l’état d’exception, le philosophe revient sur la définition de « force de loi ». Alors que le terme désignait à l’origine la « capacité à obliger », il devient lors de la Révolution française un terme qui désigne « l’intangibilité de la loi, y compris devant le souverain, qui ne peut ni l’abroger ni la modifier » (Article 6 de la constitution de 1791). Il faut comprendre la séparation entre efficacité de la loi (effet juridique) et force de loi (position de la loi par rapport aux autres actes juridiques supérieurs tel que la constitution, ou inférieurs tel les décrets et règlements exécutifs). Dans l’État d’exception, la loi n’a pas « force de loi ». Il y a donc un « État de la loi » où « la norme est en vigueur mais ne s’applique pas (n’a pas de force) » et « des actes qui n’ont pas valeur de loi en acquièrent la force ».

L’état d’exception est donc un « espace anomique » où il y a « force de loi sans loi », ce que l’auteur illustre par le concept visuel « force de loi ». L’auteur rajoutera qu’un des caractères élémentaires de l’état d’exception est la confusion entre actes du pouvoir exécutif et pouvoir législatif. En reprenant la définition de la force de loi, on comprend alors encore mieux cette phrase de Eichmann : « les paroles du Führer ont force de loi ». En effet, en tant que chef de l’exécutif qui a absorbé le législatif, rien ne sépare la parole du Führer de la loi.

Dans un rapprochement, accordons-nous là-dessus, un peu cynique, Agamben « met d’accord » Hannah Arendt avec le philosophe nazi Carl Schmitt sur leur critique du manque de tradition de la théorie de l’état moderne qui mène à mêler autorité avec tyrannie, laissant ainsi peu de place pour réfléchir à l’autorité en soi. Dans la Rome antique s’antagonisent l’auctoritas (autorité) et la potestas (pouvoir). Le Sénat romain peut être invalidé par la potestas des magistrats, mais l’auctoritas du Sénat peut suspendre le droit et ainsi les magistrats. L’auctoritas du Sénat est donc ce qui reste du droit si on le suspend intégralement.

Agamben en conclut que le système juridique occidental se divise entre l’élément normatif et juridique qu’est la potestas, et l’élément anomique et métajuridique qu’est l’auctoritas. La potestas a besoin de l’élément anomique pour s’appliquer, tandis que l’auctoritas ne s’affirme qu’à travers l’application où la suspension de la potestas. L’état d’exception est l’élément qui permet la liaison des deux, en se basant sur la fiction que l’anomie est en relation avec l’ordre juridique. La dialectique entre les deux éléments peut fonctionner, mais si l’état d’exception devient permanent, on bascule alors dans une « machine de mort ». Cet « État d’exception permanent », nous l’avons vu en Allemagne, où Hitler n’a jamais aboli la constitution, et a fait vivre l’état d’exception pendant 12 ans, ou aux États-Unis où le USA Patriot act et la détention indéfinie sont encore partie intégrante de la juridiction américaine. Pire encore, l’administration Obama a confirmé avec l’accord du Sénat que la détention indéfinie (qui viole pourtant absolument les principes de la constitution américaine) peut s’appliquer aux citoyens américains (qui se retrouveraient alors sortis de leurs citoyenneté).

En 2015, 12 ans après la sortie du livre, la France met en place l’état d’urgence pour faire face à la vague d’attentats terroristes qui a frappé le pays. Renouvelé cinq fois, l’état d’urgence finit par être incorporé dans le droit commun par Emmanuel Macron en 2017, plongeant la France dans l’état d’exception permanent décrit par Agamben. En 2018, lors d’une conférence en Italie, Agamben ose une comparaison provocatrice : la France actuelle serait l’archétype juridique et étatique de l’Allemagne des années 30. Comparaison glaçante pour toute personne ayant déjà ouvert un livre d’histoire.

À ce problème, Giorgio Agamben propose une solution anarchisante. Pour lui, impossible de « revenir à un état de droit », puisque par la réflexion qu’il propose, les concepts même d’État et de droit sont remis en cause. La politique aurait été « contaminée par le droit », et au lieu d’être un simple pouvoir constituant (« violence qui pose le droit »), elle devrait occuper l’espace qui s’ouvre dans la non-relation entre le droit et la vie. Le droit devient un pur outil : « Un jour, l’humanité jouera avec le droit comme les enfants jouent avec les objets hors d’usage, non pour les rendre à leur usage canonique, mais pour les en libérer définitivement. »

Agamben conclut : il y aura alors un « droit pur », et une « parole non contraignante, qui ne commande et n’interdit rien » (l’opposition absolue des paroles du Führer qui ont force de loi), « mais se dit seulement elle-même, sans relation à un but. Et entre les deux, non pas un État originaire perdu, mais l’usage et la pratique humaine dont les puissances du droit et du mythe avaient tenté de s’emparer dans l’état d’exception. »

La responsabilité de Tsipras dans le désastre grec

© Λεωνίδας Καμμένος

Il se trouve peu de monde pour défendre le bilan d’Alexis Tsipras au sommet de l’État grec. Les dernières élections sonnent comme une sanction pour le chef de file de SYRIZA, le retour du bâton d’un électorat floué et déboussolé. Il y a à peine quatre ans, pourtant, la simple mention de son nom provoquait l’enthousiasme de la gauche européenne. Alexis Tsipras apparaissait comme le point de jonction entre les aspirations à la justice sociale de la population grecque, et la fibre pro-européenne dominante à gauche. Il se trouvait alors peu de voix pour critiquer une stratégie européenne dont l’échec était pourtant prévisible… Par Alexandros Alexandropoulos et Zoé Miaoulis. Traduction Valentine Ello.


Un taux de chômage qui touche encore un Grec sur cinq, un taux de pauvreté et de risque de pauvreté qui frappe actuellement 35% de la population grecque selon l’institut eurostat, une dette souveraine équivalente à 180 % du PIB qui, ramenée à chaque individu, coûterait 40,000€ par citoyen grec… les promesses d’amélioration des conditions de vie des plus modestes, portées par Alexis Tsipras avant son élection, semblent bien loin.

Les défenseurs du gouvernement SYRIZA mettent en avant la baisse du chômage, qui s’élève aujourd’hui à 18%, alors qu’il atteignait 28% en 2013. Ils passent sous silence le fait que la majorité des nouveaux emplois créés (55% des nouveaux emplois de l’année 2017) sont des emplois à mi-temps, qui ne permettent la plupart du temps aux travailleurs grecs que de percevoir un salaire de survie.

Ils omettent également de signaler que l’émigration de près de 500,000 Grecs depuis le début de la crise a pu contribuer à réduire significativement le taux de chômage. De la même manière, le taux de croissance annuel qui oscille entre 1 et 2% par an depuis l’élection de Tsipras est présenté comme une avancée significative de la part de ses partisans ; on voit mal sa signification, alors que le PIB grec a été amputé de près d’un quart entre 2008 et 2015.

La population grecque subit les conséquence d’une décennie de coupes budgétaires dans les services publics, de baisse des salaires et des retraites et de hausse de taxes sur les plus pauvres. Le gouvernement Tsipras (janvier 2015 – juillet 2019) s’est rapidement inscrit dans la continuité de son prédécesseur conservateur Antonis Samaras (2012 – 2015) et du social-démocrate Giorgios Papandréou (2009 – 2011). Après avoir brièvement tenté de résister à l’agenda de la « Troïka » (Banque centrale européenne, Commission européenne, Fonds monétaire international), il a appliqué la grande majorité des réformes exigées par celle-ci.

La cure d’austérité sous la coupe de l’Union européenne

Entre 2015 et 2019, on estime à 15 milliards d’euros la valeur totale des économies dégagées par les mesures d’austérité. Un agenda qui a valu à SYRIZA les félicitations du FMI et des mouvements conservateurs européens. Les défenseurs de Tsipras font remarquer que le gouvernement SYRIZA a limité l’ampleur des coupes budgétaires dans certains domaines, comme celui des retraites – où le montant des coupes ne s’élève qu’à 2,4 milliards d’euros, tandis qu’elles ont atteint 45 milliards d’euros entre 2010 et 2014 ; mais en 2010, les citoyens grecs n’avaient pas encore été paupérisés par les plans d’austérité successifs… En fin 2018, le gouvernement SYRIZA annonçait céder aux réquisits des créanciers en effectuant une nouvelle coupe de 18% dans le système de retraite… avant de l’ajourner, à quelques mois des élections de mai 2019.

Les partisans de SYRIZA mettent également en avant la mise en place de mesures sociales par le gouvernement Tsipras au début de l’année 2019 – dont les opposants dénoncent le caractère électoraliste et clientéliste, à quelques mois d’élections décisives : légères réductions de la TVA et de l’impôt foncier, coup de pouce donné aux petites retraites, hausse du salaire minimum grec de 11 %. Celles-ci semblent insuffisantes en regard de la baisse spectaculaire de 23% du salaire minimum grec de 2010 à 2018, initiée par le gouvernement Papandréou et continuée par ses successeurs Samaras et Tsipras lui-même. Il faut aussi inclure les diverses réformes du marché du travail votées sous le gouvernement Tsipras dans le bilan de celui-ci ; entre autres, une loi restreignant considérablement le droit de grève, puisqu’elle impose aux syndicats d’obtenir le soutien de 50% de leurs adhérents dans une entreprise pour enclencher une grève qui ne soit pas illégale – on devine que cette mesure ne va pas favoriser les travailleurs au sein des entreprises dans leurs revendications salariales.

De la même manière, les baisses de la TVA impulsées par Tsipras en 2019 compensent à peine la hausse de ce même impôt, mise en place par le même Tsipras fin 2015, sous la pression de la « Troïka » ; il faut aussi prendre en compte le fait que cette baisse de TVA a été financée sur la base de l’excédent budgétaire primaire – la différence entre les recettes et les dépenses – de l’année 2018, exceptionnellement élevé, lui-même obtenu à partir de mesures d’austérité. Il y a fort à parier que le nouveau gouvernement conservateur grec reviendra sur ces mesures sociales, qui n’ont été consenties par les créanciers de la Grèce qu’en raison de la temporalité électorale de l’année 2019.

C’est que la Grèce ne s’est en rien libérée de la contrainte que les créanciers et l’Union européenne font peser sur son budget et sa politique économique. Officiellement, la Grèce est sortie des mémorandums – agendas de réformes structurelles rédigées par la « Troïka » – honnis par la population grecque, comme Alexis Tsipras l’a récemment annoncé sur l’île hautement symbolique d’Ithaque. En réalité, la Grèce a simplement échelonné le remboursement de sa dette sur quarante ans, avec obligation de faire valider son budget tous les quatre mois par la Commission européenne jusqu’en 2059 ; cette obligation inclut également le dégagement d’un excédent budgétaire primaire annuel d’au moins 2,2 % – un horizon de rigueur budgétaire que Tsipras dénonçait comme ayant pour effet « d’étrangler l’économie grecque » avant son élection. On voit donc mal la différence avec les mémorandums du passé, au-delà du changement de dénomination.

Si sur la question des salaires et des impôts, le gouvernement Tsipras a fait preuve de davantage de combativité face aux réquisits de la « Troïka » que ses prédécesseurs, il est d’autres dossiers sur lesquels on peine à voir la moindre différence – quand le gouvernement SYRIZA ne s’est pas montré plus conciliant encore à l’égard de la « Troïka ». Entre autres, celui des privatisations. Depuis 2015, ce sont des compagnies de chemin de fer helléniques, une dizaine de ports et d’aéroports et des centaines d’îles qui ont été vendues à des compagnies privées et des fonds d’investissements étrangers. On compte bien sûr des firmes allemandes – notamment le groupe Fraport, qui a obtenu une part importante dans le rachat des aéroports grecs – mais aussi des entreprises d’État chinoises, comme la société Cosco qui a racheté le port du Pirée, ou encore des investisseurs qataris sur plusieurs îles grecques privatisées.

Autre thématique sur laquelle les opposants à Tsipras se montrent intraitable : celle du logement. Les gouvernements Papandréou et Samaras avaient déjà fragilisé la situation des Grecs les plus endettés et menacés d’expulsion. Une loi votée en 2017 par une majorité de députés SYRIZA systématise la vente aux enchères des biens immobiliers et des logements des Grecs les plus endettés ; ce sont actuellement 200,000 logements grecs qui sont concernés par cette procédure, ou en voie de l’être.

« Trahison » de Tsipras ou refus d’affronter l’Union européenne ?

Il y a loin du Tsipras qui arrive au pouvoir en 2015, vent debout contre « les élites et les oligarques », à celui de l’année 2019, qui justifie au Financial Times les « réformes » imposées à la Grèce avec une phraséologie qu’Emmanuel Macron ne renierait pas.

En 2015, lorsque le jeune Alexis Tsipras arrive au pouvoir, il est vivement soutenu par des partis, politiciens et intellectuels de gauche à travers le monde entier. Les voix qui, en Grèce, s’inquiétant de la nature réelle du projet de SYRIZA, questionnaient son refus de rompre avec l’Union européenne, étaient balayées d’un revers de main et catégorisées comme « sectaires ». Une étrange industrie de tourisme révolutionnaire a émergé, et l’on a vu nombre de philosophes, universitaires et politiciens progressistes se rendre à Athènes pour une photo de circonstance. De Žižek à Negri et d’Iglesias à Corbyn, tous voyaient dans la victoire de SYRIZA un moyen de donner à leurs idées un regain de crédibilité.

L’histoire de la trahison de SYRIZA vis-à-vis de la lutte contre la dette grecque est désormais bien documentée. Peu après l’arrivée du parti au pouvoir, Tsipras s’est engagé dans une série de négociations controversées au sein de sa base. La promesse de s’affranchir du programme du FMI et d’effacer la dette, initialement avancée, a été remplacée par un but bien plus modeste dès les premières heures de l’accession du parti au pouvoir. SYRIZA s’est alors mis à évoquer des « renégociations » honnêtes, un modeste dégrèvement pour le remboursement de dette, et un ralentissement relatif du programme d’austérité.

La tragédie trouve son épilogue à l’été 2015, quand SYRIZA en appelle à un référendum, demandant aux citoyens s’ils acceptaient la continuation du programme d’austérité, tandis que planait au-dessus des Grecs la perspective d’une expulsion de l’Union européenne et de la zone euro. Malgré les menace de pénuries de médicaments, de produits alimentaires, de banques fermées et d’une éjection de l’Union européenne, les Grecs ont voté à 61% contre la poursuite des mesures d’austérité. Yanis Varoufakis décrivit plus tard l’atmosphère endeuillée qui régnait dans le bureau du leader de SYRIZA qui, selon ses dires, espérait que le « Oui » l’emporte au référendum. Refuser le plan d’austérité aurait en effet poussé la Grèce à une sortie de la zone euro et de l’Union européenne, solution à laquelle Tsipras était résolument hostile.

Quelques heures avant les résultats du référendum, Alexis Tsipras embrassait Jean-Claude Juncker et échangeait des plaisanteries avec Angela Merkel. Quelques jours plus tard, il faisait voter au Parlement un plan d’austérité que son prédécesseur conservateur, Antonis Samaras, n’avait pas voulu accepter. La grande majorité des politiciens, intellectuels et journalistes qui avaient apporté leur appui à SYRIZA depuis son élection, n’ont pas remis en cause leur soutien. Ceux qui ont critiqué la « capitulation » de Tsipras, à l’instar d’Alain Badiou, n’ont jamais questionné leur soutien originel apporté à Tsipras au moment de son élection – comme si sa « capitulation » était une simple erreur commise par l’individu Tsipras, et non le fruit d’une absence de réflexion sérieuse vis-à-vis de l’Union européenne de la gauche grecque dans son ensemble.

Le journaliste britannique Paul Mason a réalisé un documentaire sur le référendum grec baptisé This is a coup, qui consistait en grande partie à éluder la responsabilité de SYRIZA, de Yanis Varoufakis et bien sûr d’Alexis Tsipras. Slavoj Žižek défendit ouvertement SYRIZA et continua à soutenir le parti, pendant que son collègue de l’Université de Birkbeck à Londres, le philosophe de gauche Costas Douzinas, participait à l’élection pour le secrétariat général de SYRIZA et fut élu. Dès lors, il vota toute les mesures d’austérité que le parti avait introduites au Parlement. Judith Butler, de manière plus discrète mais sans équivoque, continua à défendre le mouvement en participant aux événements qu’il organisait. Podemos, l’allié espagnol de SYRIZA, était clairement embarrassé par le tournant austéritaire du parti mais a fini par en justifier la nécessité. Le Parti travailliste britannique n’a pas eu de mots assez durs contre les créanciers et la Troïka, mais ont toujours ouvert leurs portes aux principaux représentants de SYRIZA.

Cette logique de soutien inconditionnel témoigne d’une tâche aveugle de la gauche européenne, dont elle a encore du mal à se départir aujourd’hui : son incapacité à accepter la perspective d’une rupture avec l’Union européenne.

« Un peuple qui souhaite recouvrer sa souveraineté doit procéder à une rupture franche avec l’UE » – Entretien avec Coralie Delaume et David Cayla

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David Cayla et Coralie Delaume © Margot L’Hermite

À l’approche des élections européennes, Coralie Delaume et David Cayla, co-auteurs en 2017 de La fin de l’Union européenne, publient un nouveau livre intitulé 10 (+1) questions sur l’Union européenne. Cet ouvrage de vulgarisation revient sur les questions essentielles qui touchent au fonctionnement et à l’actualité de l’Union européenne : ses mécanismes institutionnels, sa contestation, le libéralisme économique qu’elle promeut, le coût d’une sortie de l’euro… Entretien réalisé par Eugène Favier Baron et Vincent Ortiz.


LVSL – À la lecture de votre livre, les pouvoirs du Parlement européen apparaissent sinon quasiment inexistants, du moins très faibles. Quel est donc l’enjeu de ces élections européennes ? Un hypothétique changement de majorité aurait-il un impact sur les grandes orientations des politiques européennes ?

À strictement parler, l’enjeu politique des élections au Parlement européen est dérisoire et ceci pour plusieurs raisons. La première c’est que le vote aux européennes ne procède pas d’un corps électoral homogène, mais de 27 élections nationales. En général, dans un pays, lorsqu’il y a des élections nationales ou locales, on constate une synchronisation politique des électeurs, ce qui permet de dégager des messages politiques et de faire basculer les majorités dans un sens ou dans l’autre. Rien de tel ne se produit lors des élections européennes. Les comportements électoraux des peuples sont « désynchronisés ». Ainsi, dans un pays, on votera majoritairement à gauche, dans un autre majoritairement à droite, en fonction de circonstances locales et du message que les électeurs souhaitent envoyer à leurs gouvernements.

Cette logique a pour conséquence de supprimer toute chance de changement de majorité. Il est donc certain qu’à l’issue des élections européennes de 2019, on retrouvera le même résultat qu’en 2014, qu’en 2009, qu’en 2004 ou qu’en 1999… une domination du Parlement européen par les conservateurs du PPE. Seule nouveauté attendue, le PPE qui dirigeait le Parlement européen en coalition avec les socialistes du PSE pourraient se tourner vers les libéraux (ALDE) ou établir une grande coalition PPE-ADLE-PSE. Mais ce qu’il faut comprendre c’est que, quoi qu’il arrive, la majorité au Parlement européen ne changera pas car les basculements politiques nationaux d’un côté ou de l’autre se compensent et s’annulent.

La deuxième raison qui explique la faiblesse des enjeux des élections européennes est que le poids institutionnel du Parlement est lui-même très faible. La législation européenne est le fruit d’une architecture extrêmement complexe qui implique de nombreuses parties prenantes. Le Parlement européen n’est en réalité que co-législateur. Il partage cette tâche avec le Conseil des ministres européens, sachant que l’initiative de la législation est laissée à la Commission européenne. Les directives sont ainsi le résultat de délicats arbitrages politiques et diplomatiques entre toutes ces institutions.

Enfin, il existe une troisième raison bien plus fondamentale à la faiblesse institutionnelle du Parlement européen qui est en général passée sous silence. La politique européenne procède moins des directives (les « lois » européennes) que des traités. Autrement dit, les trois pouvoirs législatifs européens que sont la Commission, le Conseil et le Parlement sont eux-mêmes soumis à un ordre juridique supérieur, celui des traités, dont l’interprétation relève de la Cour de justice de l’Union européenne. Or, c’est dans ces traités qu’est inscrit l’ADN néolibéral de l’Union européenne et ces derniers ne sont pas modifiables dans le cadre d’une procédure législative qui impliquerait le Parlement européen. En somme, les élus européens ne peuvent concevoir des directives que dans le cadre très restrictif des traités qui déterminent déjà les principales politiques économiques.

Il ne faut pas forcément déduire de ce qui précède qu’il faudrait s’abstenir aux élections européennes. Ces élections sont importantes pour se faire entendre à l’échelle nationale, pour permettre à certains partis de s’implanter durablement dans la vie politique nationale, pour avoir des élus compétents qui pourront participer à des débats subsidiaires et à des réformes mineures, mais utiles, comme par exemple la récente interdiction du plastique pour les objets à usage unique d’ici 2021.

LVSL – Vous consacrez un chapitre de votre ouvrage à ce que certains juristes nomment la constitutionnalisation du droit européen – à la manière dont, au fil des décennies, le droit européen tel qu’il est produit par la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a été érigé au sommet de la pyramide des normes. Mais quels sont les effets concrets de cette constitutionnalisation du droit européen ? Les États sont-ils réellement obligés d’inscrire dans leur droit national le droit européen ?

Comme nous venons de le souligner, la CJUE a un rôle méconnu mais déterminant dans l’architecture juridique des États membres. À la suite d’une série de jurisprudences européennes et nationales, le droit européen inscrit dans les traités est désormais reconnu comme un droit de niveau supérieur au droit national. Concrètement, et c’est ce qui est le plus pernicieux, cela ne signifie pas que les États doivent explicitement transcrire le droit des traités dans leur droit national. Cela signifie en fait que les traités européens s’appliquent pour tout État membre, y compris lorsque la législation nationale est contraire à ce droit. Autrement dit, les pays membres de l’UE ne peuvent légiférer « contre » les traités européens. Toute loi nouvelle contraire aux traités ne serait simplement pas applicable. Par exemple, si l’Assemblée nationale votait une loi pour favoriser le made in France en privilégiant les fournisseurs locaux par rapport à d’autres fournisseurs européens, cette loi serait soit cassée par le Conseil constitutionnel, soit empêchée d’application par le Conseil d’État. De même, une loi qui viserait à rétablir un monopole public pour la fourniture d’électricité serait également jugée contraire aux textes européens et invalidée. C’est au nom des traités et du respect du droit européen que par exemple on prévoit, à partir de 2024, de démanteler le monopole de la RATP dans le transport urbain francilien. La loi française ne peut qu’accompagner ce démantèlement, elle ne peut pas s’y opposer car le principe de marchés concurrentiels est inscrit dans les traités.

Le cas des directives est un peu différent. Contrairement aux traités européens qui s’appliquent sans conditions et sans qu’il soit nécessaire de les transcrire dans le droit national, les directives doivent être transcrites. Néanmoins, là encore, la CJUE veille et peut annuler une transcription non conforme à l’esprit originel de la directive.

LVSL – Dans son dernier livre (l’Europe fantôme), Régis Debray écrit : « “Europe” reste un mot faible qui n’implique que faiblement ceux qui l’utilisent parce qu’elle ne suscite chez ses administrés aucun vibratio affectif. Orwell ne supportait pas l’idée qu’un anglais puisse écouter le God Save the Queen sans se mettre au garde-à-vous. Nous craindrions, nous, pour la santé mentale d’un passant se figeant sur le trottoir à l’écoute de L’Hymne à la joie ». Dans votre ouvrage, vous soulignez une contradiction intrinsèque au projet européen, qui aspire à fédérer une communauté européenne, via des moyens froidement technocratico-juridiques. Mais n’est-ce pas justement ce qui fait la force de l’Union européenne ? Cette logique d’intégration par le haut, ce pouvoir diffus dont les populations n’aperçoivent aucun centre, cette absence flagrante de symboles ou d’imaginaire européen, ne permettent-ils justement pas à la construction européenne de s’étendre de façon invisible, dans le dos des peuples ?

Il est clair que le projet européen s’est construit par le « haut », sans susciter forcément ni grand enthousiasme ni grand rejet de la part des populations, peu impliquées. Contrairement aux nations européennes qui se sont souvent construites en mêlant ferveur populaire et action déterminée des classes dirigeantes – et souvent par la violence, qu’on pense aux révolutions françaises et anglaises ou aux unifications allemandes et italiennes – l’intégration européenne s’est construite dans le cadre d’un processus pacifique dont peu de gens comprennent la logique et les implications.

On présente souvent l’Union européenne comme un projet qui vise à organiser un partage de souveraineté entre des États volontaires dans un ensemble limité de domaines. Cette vision théorique n’est cependant pas exacte en pratique. Du côté des États, on a bien un abandon de souveraineté. Ainsi, les politiques commerciales et monétaires sont du ressort exclusif des autorités européennes et échappent donc entièrement aux échelons nationaux. De même, les politiques budgétaires des États sont très strictement encadrées par les institutions européennes en vertu des traités, notamment du dernier en date, le traité budgétaire, qui oblige les États non seulement à respecter la barre des 3 %, mais aussi à aller vers l’équilibre budgétaire et la diminution des dettes publiques. Mais le problème est que, du côté européen, il n’y a pas de gain de souveraineté pour les populations car il n’y a pas d’architecture démocratique à l’échelle européenne. Il n’y a donc pas de « partage » de souveraineté, mais un abandon pur et simple de la souveraineté populaire au profit d’un système de décisions opaques et technocratiques encadré par un ensemble de règles rigides et non modifiables.

Rappelons que la souveraineté implique non pas que le peuple ait raison mais qu’il décide. Cela implique le droit, notamment, de changer d’avis. Une souveraineté européenne signifierait donc que les règles qui encadrent l’action politique doivent être modifiables. Mais elles ne le sont pas. C’est la raison pour laquelle la « souveraineté européenne » défendue par Emmanuel Macron ne peut être qu’une parfaite illusion. Pour qu’il y ait souveraineté, il faut qu’il y ait pouvoir de décision du peuple. Or, le Parlement européen n’est justement pas un Parlement souverain. De plus, son élection n’est pas le produit d’un peuple conscient de lui-même puisqu’il n’y a pas de débat démocratique qui s’organise à l’échelle européenne, ni un minimum d’homogénéité entre les peuples nationaux pour permettre de le faire exister. L’architecture européenne ne laisse en réalité qu’un seul choix à un peuple souhaitant recouvrer sa souveraineté, celui de procéder à une rupture franche avec les règles des traités, c’est-à-dire à une rupture avec l’UE.

Certains fédéralistes européens croient, parfois sincèrement, qu’il est possible de construire une souveraineté européenne en renforçant progressivement le pouvoir du Parlement et qu’un peuple européen émergera spontanément de ce processus institutionnel. Cette vision est au mieux naïve, au pire dangereuse. Les pays de l’Union ne tiennent ensemble que parce que justement il n’existe pas d’autorité politique clairement identifiée qui pourrait les contraindre à des politiques qu’ils refusent. Ainsi, si un Parlement européen véritablement souverain imposait la création d’un véritable budget européen qui permettrait d’organiser des transferts financiers des pays du cœur de l’UE vers les pays périphériques (comme cela se fait dans tout grand pays fédéral), qui peut croire que l’Allemagne ne quitterait pas immédiatement l’UE ? L’Union européenne existe non pas en dépit d’une insuffisance démocratique mais justement parce qu’elle est a-démocratique et qu’elle parvient à s’émanciper de la souveraineté populaire.

LVSL – Vous défendez – dans un chapitre dédié à cette question – l’idée selon laquelle la zone euro demeure largement vulnérable aux risques spéculatifs externes. Envisagez-vous le scénario d’une sortie de l’euro par effondrement de celui-ci en cas d’une nouvelle crise financière d’ampleur mondial ? La politisation de la Banque centrale européenne sous le mandat de Mario Draghi et ses pratiques hétérodoxes (Quantitative easing, etc.) ne montre-t-elle pas au contraire une certaine souplesse, une certaine capacité de résilience de la monnaie unique ?

De manière générale, l’Union européenne souffre d’un excès de rigidité dans la mise en œuvre de ses politiques économiques. Cette rigidité est en réalité constitutive du projet européen, très marqué par une conception ordolibérale de l’économie. L’ordolibéralisme est une forme de néolibéralisme dont la doctrine consiste à vouloir organiser l’économie à partir de marchés concurrentiels dont le cadre devrait être soutenu et renforcé par les institutions publiques. Autrement dit, on permet au pouvoir politique d’agir sur le cadre mais on lui interdit d’être un acteur à part entière, notamment de prendre des mesures discrétionnaires fondées sur des objectifs politiques. L’ordolibéralisme souhaite une séparation claire des sphères politiques et économiques dans le but – évidemment illusoire – de créer un système économique détaché de toute influence politique.

C’est cette doctrine qui est au cœur à la fois du marché unique fondé sur une concurrence « libre et non faussée » et de la gestion de la monnaie unique qu’on souhaite non inflationniste et contrôlée par une banque centrale indépendante de toute influence politique. Il ne faudrait d’ailleurs pas que l’arbre de l’euro cache la forêt du marché unique car l’essentiel du carcan économique infligé aux États est d’abord celui de la concurrence et des traités de libre-échange.

Reste que la monnaie unique participe elle aussi à cette conception rigide de l’économie. On entend parfois que, pour sauver l’euro, la Banque centrale européenne (BCE) se serait affranchie des textes des traités. C’est inexact. Elle a certes pris quelques libertés dans l’interprétation des règles mais elle ne les a pas formellement transgressées. Par exemple, dans le cadre du Quantitative easing, elle s’est refusée à financer directement les États. Lorsque les taux d’intérêt des pays d’Europe du sud ont trop augmentés au point de menacer la zone euro d’un effondrement financier, elle est intervenue pour acheter des obligations publiques déjà émises, ce qui ne constitue pas un financement des États même si cela a contribué à faire baisser les taux d’intérêt. D’ailleurs, cette politique de la BCE a dû faire face à de nombreuses oppositions, en particulier des ordolibéraux allemands. Mais la CJUE a tranché en droit et a validé l’interprétation extensive que Mario Draghi a fait du texte des traités.

En somme, la crise de l’euro a permis de tirer deux enseignements intéressants. Le premier c’est que l’existence de l’euro ne protège par l’Union européenne des crises financières. En réalité, l’Union européenne a été davantage touchée par la crise que les États-Unis eux-mêmes, ce qui est pour le moins paradoxal pour une crise venant d’outre Atlantique !

Le second enseignement est que la conception ordolibérale de l’économie ne fonctionne pas en pratique. L’idée que l’économie pourrait se réguler elle-même, par le simple jeu d’une concurrence encadrée, sans intervention politique, est un leurre. Car qu’a fait Mario Draghi pour sauver l’euro ? Il a fait de la politique en renonçant au dogmatisme initial qui fait de la BCE un garant « neutre » du système économique. Le problème est qu’il n’a pas pu aller au-delà d’une certaine limite. Même avec toute la créativité du monde, les règles européennes ont été conçue comme un carcan pour limiter l’influence politique. Elles ne permettront donc pas une interprétation extensive à l’infini. En cas de crise financière grave, la philosophie ordolibérale de l’euro risque d’atteindre assez rapidement ses limites.

LVSL – Vous consacrez un chapitre à la manière dont une éventuelle sortie de l’euro pourrait être concrétisée ; vous soulignez le fait que pour limiter la fuite des capitaux et les effets spéculatifs, elle devra être menée d’une manière rapide, à l’issue d’une préparation à huis clos. Pourrait-on dire que sur la question de la sortie de l’euro, la doctrine en la matière devrait être « y penser toujours, n’en parler jamais » ?

La sortie de l’euro d’un pays comme la France est étudiée dans le livre comme un cas d’école et non comme une hypothèse réaliste. En effet, si la France devait sortir de l’euro, cela entraînerait des conséquences cataclysmiques qui feraient sans aucun doute disparaître l’ensemble de l’édifice européen. Il serait donc un peu étrange d’envisager, pour la France, de vouloir quitter l’euro tout en restant dans l’Union européenne.

Pour un petit pays tel que la Grèce, un départ de la zone euro serait éventuellement envisageable sans effet cataclysmique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle un tel départ a été sérieusement envisagé par les autorités grecques et par certains responsables allemands, notamment l’ancien ministre des finances Wolfgang Schäuble. Dans le cas de la Grèce, la doctrine a effectivement été d’y penser depuis le début ou presque et de n’en point parler. En parler, c’est précipiter le chaos économique et politique et perdre la main sur le processus de sortie.

Un tel processus de sortie est en effet complexe, non pas pour des raisons pratiques puisqu’on peut envisager de simplement tamponner les billets en euro pour créer une nouvelle devise. Le principal problème d’un changement monétaire est le traitement des dettes. Lors de la disparition du franc, toutes les dettes contractées en francs se sont immédiatement transformées en dettes en euros. Cela ne posait pas de problème aux créanciers car le franc, de toute façon, disparaissait. Un retour au franc n’aurait pas les mêmes implications dans la mesure où l’euro, lui, continuera d’exister. Les créanciers pourront donc exiger d’être remboursés en euro. Il sera alors nécessaire de contraindre ces créanciers à accepter un remboursement en francs là où ils avaient prêté des euros, ce qui risque d’entraîner des procédures judiciaires complexes, notamment vis-à-vis des créanciers étrangers, mais aussi des problèmes diplomatiques avec les pays où vivent ces créanciers, lesquels peuvent être de grandes et puissantes institutions financières.

L’autre difficulté est celle que vous évoquez. Toute décision de rupture avec la monnaie unique risque d’entraîner une fuite des capitaux, les résidents cherchant à protéger leur épargne d’une éventuelle dévaluation. Le problème est qu’on ne peut pas « juste » interdire les mouvements de capitaux car cela entraînerait l’impossibilité de procéder à des paiements à l’étranger. Pour un pays comme la France, ça serait très problématique. Il faudra donc à la fois préserver l’épargne nationale en l’empêchant de fuir vers des cieux plus propices, condition pour pouvoir continuer de financer les dépenses nationales d’investissement, et en même temps permettre aux résidents qui le souhaitent de payer des transactions avec des pays tiers. Cette double exigence sera en réalité très compliquée à mettre en œuvre et nécessitera de faire exploser l’ensemble du cadre juridique européen. Voilà pourquoi il serait illusoire pour un pays comme la France d’espérer quitter l’euro tout en restant dans l’Union.

Quoi qu’il en soit, il est clair que sortir de la monnaie unique impliquerait une longue et minutieuse préparation juridique et technique pour permettre une sortie ordonnée, c’est-à-dire qui ne pose pas davantage de problèmes qu’elle est censée en résoudre.

LVSL – Les récentes velléités séparatistes de certaines régions bien intégrées dans l’espace européen, comme la Catalogne ou la Flandre ont souvent été commentées comme relevant d’une menace pour l’Union européenne. Néanmoins, il semble que ce soit parfois le produit d’une volonté pro-européenne, à l’image du parti flamand NVA, qui souhaite l’indépendance de la Flandre, mais comme pour mieux se fondre dans l’Union européenne en tant qu’espace culturellement homogène. Après le niveau européen, le niveau régional sur le modèle fédéraliste est-il le prochain niveau de compétence visé par l’UE pour démanteler les Etats ? Le régionalisme est-il un rempart ou une aubaine pour l’Union européenne ?

Le régionalisme peut être vu comme une aubaine si l’on considère que l’Union européenne cherche à démanteler le pouvoir des États pour asseoir son propre pouvoir. On peut d’ailleurs souligner que la régionalisation des États doit beaucoup aux politiques de l’UE qui cherchent justement à traiter directement avec les régions, notamment dans le cadre des fonds structurels. Certains régionalistes peuvent aussi estimer que l’Union européenne serait un cadre préférable au cadre national pour mener les politiques qu’ils souhaitent. À ce titre, il n’est sans doute pas étonnant que les plus attachés au maintien du Royaume-Uni dans l’UE soient justement les écossais.

Néanmoins, on peut aussi penser qu’exacerber les identités régionales sera un mauvais calcul à terme. Comme nous le soulignons dans nos livres, l’Union européenne est menacée par les forces qui la font diverger économiquement et socialement. Pour contrecarrer ces forces, il faudrait en théorie renforcer le sentiment de solidarité entre les pays et les régions. Or, le régionalisme actuel se nourrit justement de la philosophie ultra-compétitive qui prévaut en Europe. Les indépendantistes catalans et flamands ont le sentiment d’être plus compétitifs, plus efficaces, que leurs voisins, et refusent au nom de cette « performance » d’être solidaires de régions plus pauvres. C’est exactement la même chose qui se passe en Europe et qui nourrit l’hégémonie allemande. Or, on ne peut pas en même temps vouloir construire « une union toujours plus étroite » et promouvoir un modèle économique qui exacerbe les rivalités régionales et nationales.

L’Europe ne sera unie que sur le principe de peuples égaux en droits et en dignité. Aussi, plutôt que de poursuivre la chimère d’un peuple européen qui se réaliserait sur le démantèlement des peuples nationaux, les dirigeants européens feraient mieux d’abandonner la doctrine de la concurrence et de développer de véritables outils de coopération intergouvernementaux comme ils ont su le faire par le passé.

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© Margot L’Hermite

“Le franc CFA est issu du système esclavagiste et de la colonisation” – Kako Nubukpo

Kako Nubukpo © Visuel JF

Le jeudi 21 février, le Cercle LVSL de Paris organisait une conférence à l’École Normale Supérieure intitulée : « Euro, franc CFA, dollar : l’ère de la servitude monétaire ? ». Kako Nubukpo, ex-ministre de la Prospective au Togo, licencié pour ses prises de position anti-franc CFA, est l’une des figures de proue de la critique de cette monnaie. Dans cette intervention, il revient sur la genèse du Franc CFA, les raisons pour lesquelles il est demeuré en place malgré la décolonisation, et les conséquences de cette monnaie sur les pays qui l’utilisent.


Quel modèle de souveraineté populaire pour une politique d’émancipation ?

Tout le monde parle aujourd’hui de « souveraineté du peuple ». Du Rassemblement National à la France Insoumise, chacun invoque le retour au peuple souverain comme remède aux crises politiques que traversent les nations européennes. Marine le Pen avait pour slogan « au nom du peuple » et Jean-Luc Mélenchon « la force du peuple ». Tandis que le populisme de droite se veut être « le cri des peuples européens qui ne veulent pas mourir » et se constitue de manière identitaire et xénophobe, le populisme de gauche construit sa frontière en faisant jouer le « peuple » contre les « élites » et en revendiquant les principes démocratiques d’égalité et de souveraineté du peuple.

Force est de constater que populisme de droite et populisme de gauche charrient un même présupposé : l’évidence que les crises démocratiques trouvent leur solution au moins partielle dans le retour à un sujet, le peuple souverain. Ce retour à la souveraineté populaire serait une condition nécessaire, quoique non forcément suffisante, pour dépasser cet état de marasme politique. Il est toujours bon d’interroger ses préjugés. Quelle est, précisément, cette souveraineté du peuple que nous invoquons incessamment ?

Souveraineté orthodoxe, souveraineté hétérodoxe : rappel de l’histoire des idées

Les historiens de la philosophie et du droit s’accordent en général pour considérer les Six livres de la république de Jean Bodin comme la première théorie moderne de la souveraineté. Le concept de souveraineté a trois racines théoriques : la tradition politique juive, le droit romain et le droit médiéval.

D’un point de vue historique le concept de souveraineté se développe en accompagnant le processus de construction de l’État. D’un point de vue politique, il sert à légitimer l’indépendance du roi de France par rapport à l’autorité papale (souveraineté externe) ainsi qu’à lui procurer juridiquement un pouvoir absolu et suprême sur l’ensemble du territoire du royaume de France (souveraineté interne). Publiés quatre ans après la Saint-Barthélemy, les Six livres de la République (1576) ont vocation à définir le meilleur régime politique possible et à poser les conditions formelles d’une société stable afin de conjurer le spectre des guerres civiles. La souveraineté y est définie par la capacité qu’a le prince de « faire et casser la loy ».

De Jean Bodin à Carl Schmitt en passant par Thomas Hobbes et Jean-Jacques Rousseau, le concept de souveraineté gardera sa dimension volontariste et le prisme d’un pouvoir surplombant et extérieur à la société. Bien qu’il existe de profondes différences entre Bodin, Hobbes et Rousseau, et que l’interprétation que Carl Schmitt a de ces auteurs pour formuler sa propre théorie de la souveraineté est hautement contestable et contestée, nous pouvons considérer ces différentes conceptions comme participant du courant classique de la théorie politique. Selon la célèbre formule schmittienne, le souverain est « celui qui décide de l’état d’exception ». C’est une ré-interprétation propre au contexte politique turbulent de la République de Weimar. Si Carl Schmitt, avant et pendant son débat avec le grand juriste Hans Kelsen, théorise la souveraineté en exacerbant sa dimension décisionniste pour la détacher de sa filiation évidente avec le positivisme juridique, l’élément principal du volontarisme demeure — la souveraineté s’incarne dans la capacité à faire et suspendre la loi. C’est ce que nous appellerons la « souveraineté orthodoxe ».

Il existe pourtant une autre conception de la souveraineté que nous qualifierons d’ « hétérodoxe », dans la mesure où elle n’a pas ou très peu retenu l’attention des théoriciens postérieurs. Elle a été élaborée dans la Politica methodice digesta, ouvrage du philosophe et juriste Johannes Althusius, rédigé dans le contexte politique du Saint Empire romain germanique en 1603, soit un peu moins de trois décennies après la parution des Six livres de la République. Johannes Althusius soutient que Jean Bodin confond définition politique et définition juridique de la souveraineté et répond de la même manière à deux questions différentes : 1) De quels droits le souverain dispose-t-il (légalité) ? 2) De quel droit le souverain oblige-t-il (légitimité) ?

Pour Althusius, le droit s’occupe de la première question, la politique de la seconde. Jean Bodin donne la définition suivante : « République est un droit gouvernement de plusieurs ménages, et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine ».  La question juridique ou formelle du « droit gouvernement » prime la question politique de la nature réelle de la République. Dans les Six livres de la République, la question politique est dérivée d’une théorie juridique de la puissance souveraine. La souveraineté chez Jean Bodin est d’abord et avant tout une souveraineté législative. Jean Bodin part du droit pour arriver à la politique ; tandis que la démarche d’Althusius est inverse : il part de la politique pour ensuite arriver au droit.

Soutenant que la politique se définit comme « l’art d’établir, de cultiver et de conserver entre les hommes la vie sociale qui doit les unir », Althusius soutient que la souveraineté revient au peuple et non au prince. En partant de la vie sociale comme objet propre de la politique, Althusius va localiser le principe de souveraineté dans le peuple organisé, c’est-à-dire dans une collectivité déjà stratifiée socialement en divers échelons. La politique doit s’attacher à chercher la nature réelle, et non formelle, de la république, ce qui fait sa vitalité : tels sont les droits de souveraineté, qui reviennent non au prince mais aux différents groupes sociaux qui constituent le peuple et sans lesquels il n’y aurait de vie commune. Si la souveraineté est entièrement détenue par le prince, note Althusius, la république dépérit et meurt ; car le principe de sa vitalité réside dans le peuple et non dans le prince, qui est son obligé.

Voilà pourquoi la souveraineté doit être distribuée au peuple sous forme de droits politiques à l’auto-organisation. La science juridique s’occupe non pas de localiser ces droits de souveraineté, qui doivent résider dans les diverses corporations, mais d’organiser leur distribution conformément au contrat entre le prince et le peuple. Contre l’absolutisme monarchiste de Jean Bodin, pour qui le peuple et la société sont des instances passives qui ne tirent leur existence et leur unité que de l’unicité d’un pouvoir  juridique suprême, Johannes Althusius redéfinit la souveraineté comme droits des différents groupes sociaux à l’autogestion. Deux logiques opposées donc :  celle d’un pouvoir transcendant — le prince à l’image de Dieu — où l’Etat surplombe la société ; celle d’un pouvoir immanent — la société sécrétant elle-même le pouvoir qui la gouverne en retour. Transposée abruptement aujourd’hui, la divergence théorique entre Jean Bodin et Johannes Althusius peut laisser présager deux manières antagoniques de penser la souveraineté du peuple.

Trois principes de souveraineté : retour sur le débat contemporain

Le débat contemporain sur la place et la fonction de la souveraineté du peuple est complexe en cela qu’il réunit différents plans d’analyse. Essayons de distinguer trois éléments principaux afin de mieux pouvoir les ré-articuler. En simplifiant, on peut discerner :
1) Le principe juridique de souveraineté nationale, comme participant des fondements du droit public, du droit international et de l’organisation des pouvoirs.
2) Le principe politique (ou idéologique) de souveraineté populaire comme mode de légitimation du pouvoir.
3) Le principe sociologique de souveraineté étatique, comme mode d’organisation des rapports économico-sociaux sur le territoire de l’État-Nation.

Cette distinction est bien sûr schématique. De manière concrète, les choses ne sont évidement pas si simples. Il est toutefois bon de garder en tête cette distinction pour ne pas tomber dans des paralogismes dus à des glissements sémantiques. Historiquement, la notion de « souveraineté nationale » a été invoquée contre le principe monarchique qui fait fusionner le corps de la Nation et le corps du Roi. Dans un discours célèbre du 3 mars 1766 au Parlement de Paris, Louis XV déclarait :

«  Les droits et les intérêts de la Nation, dont on ose faire un corps séparé du monarque, sont nécessairement unis avec les miens et ne reposent qu’en mes mains ; je ne souffrirai pas qu’il s’introduise un corps imaginaire qui ne pourrait qu’en troubler l’harmonie ».

Quelques décennies plus tard, les révolutionnaires ont osé. Ils ont fait jouer contre le corps du roi, censé incarner la Nation, le principe de souveraineté nationale. Ils ont brandi l’autonomie du corps de la Nation contre le corps du roi. De manière similaire, contre l’idée que le pouvoir du monarque proviendrait de Dieu, le principe politique de souveraineté populaire affirme que tout pouvoir provient du peuple et se trouve donc soumis aux exigences de la communauté politique.

Ces deux principes là débouchaient sur une réorganisation de l’ensemble des pouvoirs politiques et  du système juridique. Réorganisation qui avait pour infrastructure le processus historique de mutation des rapports de classes, le passage d’un régime de production de type féodal à un autre de type capitaliste et la consolidation de l’État-Nation. On voit qu’historiquement ces trois principes sont inextricablement liés. Mais les trois souverainetés distinguées ne se déterminent pas de la même manière. C’est d’abord l’infrastructure qui détermine la superstructure. Il y a bien sûr une autonomie de la superstructure qui permet à celle-ci de peser en retour sur l’infrastructure (contre un déterminisme vulgaire). C’est la relative indépendance de la politique. Mais il est évident d’un point de vue historique que c’est d’abord parce qu’il y a des transformations sociales et économiques qu’il y a une mutation du système politique, afin que ce dernier soit de nouveau apte à les mieux encadrer. Le principe juridique de souveraineté nationale qui participe de la théorie de l’organisation des pouvoirs a donc pour base le principe sociologique de l’État-Nation. Le principe de souveraineté populaire vient quant à lui justifier l’autorité des pouvoirs, produire de la légitimité politique, soit, pour ceux qui subissent le pouvoir plus qu’ils ne l’exercent, du consentement. Il vient, en quelque sorte, « envelopper » le principe sociologique de souveraineté étatique et le principe juridique de souveraineté nationale d’un voile idéologique.

On voit donc la limite de cantonner l’expression « souveraineté du peuple » au seul plan idéologique ou politique, sans faire référence ni à des études sociologiques ni à des travaux juridiques. Sans s’engager, a fortiori, dans une analyse structurelle du capitalisme contemporain. C’est en cela que pèchent les théories populistes. Sans une alliance entre d’une part une analyse juridique du système formel de l’organisation du pouvoir et des institutions, et d’autre part une analyse socio-économique des mutations des rapports de classes et des possibilités de ré-appropriation de la production par le salariat dans les sociétés modernes, revendiquer la souveraineté du peuple ne saurait être qu’un flatus vocis, un simple bruit de la bouche. Car en effet, faute de ces analyses scientifiques, la souveraineté du peuple ne saurait être qu’une notion drastiquement sous-déterminée, qu’un signifiant sans signifié. L’appel à la souveraineté populaire ne ferait qu’invoquer une idée sans nous dire comment peut s’organiser de manière institutionnelle cette souveraineté et quelles classes sociales sont susceptibles de se l’accaparer et d’en détourner l’usage. Si les idées sont certes importantes en politique, une véritable hégémonie idéologique ne peut s’établir et se pérenniser qu’en ayant pour base des structures sociales solides. Parler de souveraineté populaire d’un point de vue exclusivement politique ou philosophique, c’est sombrer dans l’idéalisme.

Critique de la souveraineté orthodoxe

Revenons-en maintenant à ce que nous avions distingué comme la souveraineté « orthodoxe ». Celle-ci contient deux présupposés problématiques.

Premièrement une conception pauvre de la décision collective. La décision collective y est pensée sous un modèle simpliste de la volonté individuelle : un pur « je veux » alors que depuis Freud nous savons que la volonté individuelle est travaillée par différentes forces et qu’elle est loin d’être simple. Mais de toute manière penser la volonté collective avec pour modèle la volonté individuelle constitue une faute méthodologique. Reste que la souveraineté orthodoxe du peuple ne s’embarrasse aucunement du mode de production de la décision collective. C’est pourquoi elle se satisfait volontiers du référendum, censé représenter exemplairement la volonté du peuple. Force est de constater que le peuple n’a pas son mot à dire dans la formulation même de la question à laquelle il se voit sommé de répondre. Cela contribue à une production de la décision collective très limitée. Le référendum est soit une acclamation soit un rejet, mais dans chaque cas il ne s’inscrit pas dans une véritable réflexion d’un meilleur mode de production de la décision collective.
De plus, les citoyens qui y participent sont généralement dépourvus de la signification politique accordée à leur vote. Une décision politique qui ne saurait être le fruit d’une authentique délibération collective est démocratiquement pauvre. Contre cela pourtant certaines alternatives se font jours : tirages au sort, assemblées sociales délibératives, etc.

Deuxièmement, la souveraineté orthodoxe suppose un sujet politique donné, le « Peuple ».
Il est difficile de voir ce que pourrait précisément dénoter l’actuelle « souveraineté du Peuple » du point de vue sociologique, étant donné que le « Peuple » contemporain est une entité abstraite. Il n’est en effet ni l’ensemble des votants (quid, en fonction des lieux et des époques, des femmes et des mineurs, des personnes privés de droit et aujourd’hui des abstentionnistes), ni l’ensemble des citoyens (quid des sans-papiers qui se voient exclus de la politique) ni même la masse indifférenciée de personnes qui vivent sur un même territoire (quid de nos concitoyens d’outre-mer et des nombreux citoyens français vivant à l’étranger qui votent, et par là, expriment la « souveraineté » du peuple). On s’en doute bien, le « Peuple » devient vite une notion fourre-tout voire attrape-nigaud, malléable à souhait et pouvant épouser n’importe quel paralogisme, ce dont de nombreux historiens nous ont alerté. Comme l’avait vu Hans Kelsen, l’unité du peuple n’est pas réelle, elle est nominale : « le peuple n’apparaît un, en un sens quelque peu précis, que du seul point de vue juridique : son unité – normative – résulte au fond d’une donnée juridique : la soumission de tous ses membres au même ordre étatique »

Dans une veine critique, qu’elle soit d’inspiration marxienne, foucaldienne ou bourdieusienne, l’exercice du pouvoir est toujours accaparé par un particulier (leader, bourgeoisie, bureaucratie), est transversal à l’Etat et constitue un rapport de domination. L’asymétrie principielle entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent fait apparaître alors le mythe démocratique de l’auto-législation et de la souveraineté du peuple sous un nouveau jour : comme un mensonge idéologique. Un mensonge destiné à accréditer ceux qui nous gouvernent en les dotant d’une caution de légitimité qu’ils ne devraient avoir sous aucun prétexte — tout particulièrement lorsque le faste symbolique de la fonction tombe et que se révèle leur nature toujours plus avérée de larbin du Capital.

Déconstruire le mythe de la délégation de la souveraineté du peuple que véhicule la souveraineté orthodoxe, d’une souveraineté nationale exclusivement exercée, et ainsi captée, par des représentants en vue d’un « bien commun » — alors que le pouvoir est essentiellement dirigé par des intérêts particuliers —, loin d’inaugurer un pessimisme ambiant ouvre une lucidité politique accrue. C’est là que pourrait se développer une authentique souveraineté populaire, non au sens du peuple abstrait, mais du menu peuple, des « gens de peu ». Une souveraineté populaire arrachée au mode de production orthodoxe du consentement politique. Cette souveraineté nouvelle n’est donc pas une chose déjà-là qui serait la condition de résolution de la crise économique et politique que les sociétés néolibérales traversent. Cette souveraineté hétérodoxe du peuple constitue moins une solution qu’un problème. Car elle est tout le problème politique actuel. Le problème des sociétés démocratiques contemporaines rongées de l’intérieur par la logique néolibérale et cédant de plus en plus à une pente autoritaire. En fonction de quoi, cette souveraineté nouvelle n’est aucunement acquise, elle doit au contraire être conquise, puisqu’elle est indissociable de la lutte des différents groupes sociaux contre l’hégémonie du capital. En somme, il s’agit moins de souhaiter changer la société que de vouloir changer de société.

Un tel programme ne peut s’amorcer d’aucune façon avec les forces répertoriées de droite. Leur souveraineté gouvernementale, jamais séparée du mythe paternaliste du « grand homme » ou du « chef », ne vise qu’à redonner aux gouvernants des marges de manoeuvre accrues sans remettre en question les causes de notre crise actuelle, qui sont à chercher dans les structures socio-économiques et politiques du capitalisme contemporain. La droite, extrême ou non, n’a jamais eu pour ennemi réel, pour adversaire principal le Capital. C’est pourtant lui au premier chef qui bride les virtualités plus égalitaires de la démocratie. Tout rêve d’union entre « souverainistes » de droite et de gauche en vue de sortir de la crise actuelle est une fiction ; mais une fiction aux conséquences dangereuses sur la réalité qu’elle prétend éclairer.

Pour aller plus loin

Gérard Mairet, Le principe de souveraineté, Folio essais, Gallimard.
Gaëlle Demelemestre, Les deux souverainetés et leur destin, Cerf.
Jacques Sapir, Souveraineté Démocratie Laïcité, Michalon.
Frédéric Lordon,  Imperium, La Fabrique.
Catherine Colliot-Hélène, La démocratie sans « démos », PUF.
Dominique Rousseau, Radicaliser la démocratie, Essais, Points.
Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée, Folio histoire.
Bernard Friot, Puissances du salariat, La dispute.
Bruno Amable et Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois, Raisons d’agir.