Usine Luxfer à Gerzat : l’impérative réouverture face à la crise du COVID-19

L’entrée du site de l’usine de Luxfer à Gerzat dans le Puy-de-Dôme © Axel Peronczyk

La reprise de l’activité sur le site de l’entreprise multinationale Luxfer Gas Cylinders à Gerzat (63), dans l’agglomération de Clermont-Ferrand, pourrait bien s’avérer vitale dans le contexte de la crise sanitaire que nous traversons. Les salariés de cette usine fabriquaient en effet des bouteilles d’oxygène médical pour les hôpitaux, ainsi que des bonbonnes de gaz pour les pompiers. Mais ce savoir-faire indispensable a été abandonné au profit de la rentabilité par la multinationale anglaise. Retour sur l’histoire récente d’une aberration qui nous coûte aujourd’hui des vies face à l’épidémie de coronavirus. 


L’urgence d’agir pour sauver des vies

À l’heure où nos hôpitaux manquent cruellement de moyens humains et matériels pour assurer la continuité de ce service public vital, les bonbonnes d’oxygène fabriquées par Luxfer sur le site de Gerzat seraient tout sauf accessoires. L’usine de Gerzat, c’est d’abord 136 vies de salariés chamboulées par autant de licenciements après une lutte acharnée de plus de 15 mois pour la préservation des emplois locaux et la défense de l’intérêt général. Mais, devant la vitesse de propagation du virus Covid-19, le nombre de vies en danger pourrait encore augmenter si cette usine ne reprenait pas son activité.

Les bouteilles d’oxygène fabriquées sur le site de Luxfer à Gerzat sont indispensables pour les patients hospitalisés. Si des malades du Covid-19 sont à l’hôpital et bénéficient de l’assistance d’un respirateur sur place, cet appareil électronique est branché à un réseau d’air oxygéné qui se trouve aussi sur place. Dans ce cas, pas besoin de bouteilles d’oxygène médical. En revanche, au moindre déplacement d’un patient, d’un service à un autre, ou bien d’un hôpital à un autre (comme c’est le cas dans les hôpitaux où il y a saturation), il faut obligatoirement que celui-ci soit équipé d’une bouteille, car il n’est plus raccordé au réseau d’air oxygéné lors du déplacement. Sans cette bouteille, le patient ne peut plus respirer correctement, voire même ne plus respirer du tout. À noter : les bouteilles de Luxfer sont aussi utilisables pour l’oxygénothérapie, une pratique à laquelle il y a de fortes chances que beaucoup de patients recourent, du fait des séquelles qui nécessiteront un traitement, à vie ou provisoire selon les cas, après avoir été touchés par le Covid-19. Il s’agit de petites bouteilles portatives que l’usine Luxfer était seule à fabriquer en Europe.

Les bouteilles d’oxygène médical peuvent se remplir et se vider. Toutefois, s’il y a trop peu de bouteilles par service hospitalier, les bouteilles disponibles doivent être remplies plus fréquemment, ce qui constitue une perte de temps précieux. Cela peut créer des difficultés supplémentaires. Dans le cas où il faudrait, par exemple, déplacer 50 patients d’un coup vers un hôpital militaire, et où l’on ne disposerait que de 20 bouteilles, il faudrait faire des choix : soit effectuer plusieurs trajets (deux et demi dans cette hypothèse), ou bien choisir quel patient fera le trajet avec une bouteille.

Le Ministère de l’économie et des finances, lors d’une rencontre avec les ex-salariés de Luxfer à Gerzat, a été incapable de décrire l’état du stock de bouteilles d’oxygène médical, ni même d’indiquer si ce stock pouvait permettre de faire face à l’épidémie. En revanche, Axel Peronczyk, délégué du personnel CGT du site de Gerzat, est certain d’une chose : la direction de Luxfer a créé volontairement une pénurie de bouteilles d’oxygène médical pour pouvoir vendre des produits de plus basse qualité et augmenter ses prix de 12 %, à tel point que l’entreprise a pris 18 mois de retard dans la vente de bouteilles aux hôpitaux. Air Liquide, l’entreprise intermédiaire qui remplit les bouteilles que Luxfer produit, a dit dans un communiqué qu’elle « [travaille] en étroite collaboration avec les autorités pour accroître la production d’appareils d’assistance respiratoire », qui sera multipliée par deux en mars, et pourra être quadruplée d’ici juin si nécessaire. Cependant, il est impossible de savoir si Air Liquide pourra produire suffisamment, vu que la production des bouteilles ne dépend pas d’elle. Désormais, depuis que l’usine de Gerzat a fermé ses portes et que ses salariés ont été licenciés, elle dépend d’autres fournisseurs. Seulement trois entreprises fournissent l’Europe, sans compter Luxfer : la compagnie turque MES Cylinders, la société américaine Catalina Cylinders, et AMS Composite Cylinders, une firme taïwanaise. Il est cependant impossible de savoir si ces entreprises seront en mesure de continuer à assurer la production durant cette période de crise sanitaire.

Bouteilles d’oxygène médical de tailles diverses à destination des hôpitaux © Axel Peronczyk

L’ARRÊT DE L’ACTIVITÉ ET LES LICENCIEMENTS : UNE ABERRATION ÉCONOMIQUE AUX CONSÉQUENCES DÉSASTREUSES

L’usine de Gerzat est à l’arrêt depuis mai 2019. Le motif économique des licenciements apparaissait alors injustifié car l’entreprise était très rentable : ses bénéfices étaient même en augmentation de 55 %. À cette injustice s’ajoute celle des conséquences sur l’emploi : la multinationale n’ayant pas respecté ses obligations d’accompagnement des personnes licenciées, ce sont à peine 15 % des 126 salariés licenciés dans un premier temps (sur 136 au total) qui ont retrouvé un emploi, la moitié de ceux-ci étant précaires et, pour la plupart, situés à plus de 30 kilomètres du domicile des ex-salariés. Les dix salariés qui restaient alors, représentants syndicaux dont les licenciements avaient été auparavant interdits par l’Inspection du Travail, ont finalement reçu un courrier daté du 6 février 2020 de la part du Ministère du Travail qui a décidé d’annuler la décision et d’autoriser leur licenciement.

LA MENACE DE DESTRUCTION DE L’USINE PAR LA DIRECTION

Face à la résistance des salariés, l’entreprise Luxfer a voulu détruire l’outil de production, pourtant encore opérationnel, et ce malgré un carnet de commandes plein. En réaction, les salariés ont décidé d’occuper nuit et jour leur usine pour faire valoir leurs droits et sauver leur outil de travail. La destruction n’a pas eu lieu grâce aux salariés qui l’ont dénoncée, car en plus de condamner les vies des salariés, cette destruction aurait pu menacer celles des habitants à proximité. Comme le rappelait Axel Peronczyk, délégué du personnel CGT, lors d’une manifestation le 31 janvier dernier, la destruction aurait pu provoquer une crise sanitaire comparable à l’incendie de Lubrizol. En effet, l’usine est pleine de produits inflammables, d’huile, d’amiante, sans oublier qu’elle se situe à proximité d’un cours d’eau. Les conséquences environnementales et sanitaires auraient pu être désastreuses.

Axel Peronczyk, délégué du personnel CGT, à Gerzat lors d’une manifestation le 31 janvier, qui alerte sur l’éventuelle destruction de l’usine par la direction de Luxfer et le risque de crise sanitaire © Romain Lacroze

Finalement, une inspection de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) a confirmé le risque sanitaire que les salariés avaient dénoncé. Par ailleurs, une procédure a été initiée contre la multinationale devant la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des Fraudes (DGCCRF) pour abus de position dominante.

LA REPRISE DE L’ACTIVITÉ, SEULE ISSUE RAISONNABLE

Malgré des bénéfices records et l’argent du CICE (Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi) que l’entreprise touchera même après les licenciements, les dirigeants anglais de Luxfer ont justifié les licenciements économiques sous prétexte de compétitivité, une disposition prévue par la « Loi travail » de 2016.

De leur côté, afin de garder des emplois sur place, les salariés ont dû se mettre à la recherche d’un moyen pour reprendre l’activité : ils ont proposé un projet de reprise en SCOP (société coopérative et participative) à leur direction, lequel aurait permis de commencer avec dix emplois, et de monter progressivement à 55, de conserver l’activité originelle tout en se diversifiant, mais la direction l’a balayé d’un revers de la main sans s’y intéresser.

Les ex-salariés de Luxfer à Gerzat lors d’une manifestation le 31 janvier portant une banderole où il est écrit « Luxfer, l’État complice » © Romain Lacroze

L’État, de son côté, n’a encore rien fait de concret dans le sens de la reprise d’activité, sauf un début de recherche de repreneur via la structure Business France, mais cela n’a encore donné aucun résultat.

En tout cas, une chose est sûre : aujourd’hui l’usine est toujours à l’arrêt, l’outil de travail et les salariés sont prêts, le savoir-faire intact et indispensable dans cette crise sanitaire pour sauver des vies. Les ex-salariés demandent la « nationalisation définitive de l’usine pour un redémarrage immédiat », dans une pétition du 20 mars sur le site Change.org adressée au président de la République, Emmanuel Macron, et au ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire.

Le doux rêve d’une « défense européenne » indépendante de l’OTAN

ABC News (Crédits)

Par sa déclaration faite à The Economist selon laquelle l’OTAN serait en état de « mort cérébrale », Macron espérait-il provoquer chez les nations européennes un sursaut destiné à les libérer du protectorat américain ? La solution proposée par le président – la constitution d’une défense européenne – permet d’en douter. Il continue d’entretenir l’illusion d’une défense qui pourrait être instituée dans le cadre de l’Union européenne, elle-même supposément autonome de l’OTAN ; il fait fi de l’état de dépendance économique et géostratégique dans lequel se trouve la construction européenne à l’égard du grand frère américain. Les récentes sanctions des États-Unis contre l’embryonnaire gazoduc Nord-Stream 2, reliant l’Allemagne à la Russie, ont pourtant rappelé la permanence de la tutelle américaine…


En déclarant que l’OTAN est « en état de mort cérébrale » – un postulat déjà discutable –, Emmanuel Macron a au moins le mérite de poser la question de la fonction et de la légitimité de l’organisation. En filigrane, c’est bien le constat que l’OTAN sert avant tout les intérêts américains qui transparaît. Ce dont le président n’a cependant pas encore pris conscience, c’est la domination latente de « l’Europe, qui demeure mentalement sous tutelle américaine », comme l’expliquait Caroline Galactéros dans une interview accordée à Marianne (2).

L’illusion de l’autonomie de la défense européenne

En réalité, au-delà de la simple constatation, le président Emmanuel Macron tente de réactiver le projet de la « Défense européenne » qu’il appelle de ses vœux depuis le début de son quinquennat. En ce sens, il avait ainsi déclaré, le 6 novembre 2018 sur Europe 1 : « On ne protégera pas les Européens si on ne décide pas d’avoir une vraie armée européenne ». Cela impliquerait de sortir de la dépendance à l’égard du bouclier de protection des États-Unis dans laquelle la majorité des États membres de l’Union européenne est plongée. Celle-ci n’en a pas réellement la volonté. Les mots employés par le président français concernant « l’état de mort cérébrale » de l’OTAN ont été commentés de manière peu amène par d’autres dirigeants européens. En Allemagne, Angela Merkel a qualifié ladite déclaration d’Emmanuel Macron « d’intempestive », quand le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a estimé qu’elle était « dangereuse » et qu’en se comportant ainsi, le chef d’État français était « irresponsable ». Il a ajouté, dans une interview accordée au quotidien britannique Financial Times, que l’OTAN était « l’alliance la plus importante du monde en matière de protection de la liberté et de la paix ».

Les États de l’Union européenne se trouvent en effet, depuis sa fondation, dans l’incapacité de définir une menace prioritaire partagée par l’ensemble de ses membres, et d’établir une stratégie commune. Le terrorisme islamique, considéré par certains comme un ennemi commun à toute l’Europe et à même d’en unir ses membres, ne saurait à lui seule définir une géopolitique – l’antiterrorisme relevant du constabulaire plutôt que du militaire.

Philippe Leymarie qualifie l’Europe de la défense « d’armée de papier », qui se limite à une « une coordination des forces nationales et non à une stratégie de défense et de protection du continent européen », ne disposant pas « d’une force d’intervention tous azimuts, ni d’un commandement militaire opérationnel » (6). L’idée qu’il existerait une solidarité entre les membres de l’Union européenne est totalement fictive. Aucune préférence européenne n’est mise en place quant à l’achat de matériels militaires. La Belgique a ainsi décidé d’acheter des F35 américains plutôt que des Rafales français, l’Eurofighter ou le Gripen et la Pologne entend bien faire de même. Plus récemment, la Pologne a officialisé l’achat de 32 avions de combat américains.

La Cour des comptes souligne que l’Union européenne manque cruellement de « capacités réelles, clairement aptes à décourager toute menace éventuelle ». La France est le seul pays de l’UE possédant une armée opérationnelle capable de mener des opérations extérieures. La mise en place d’une défense européenne impliquerait un investissement de fonds que l’Allemagne, première puissance économique de l’Union, n’est pas prête à assumer. L’état déplorable de son armée a été révélé par un rapport parlementaire publié le 20 février 2019, dans lequel le rapporteur Hans-Peter Bartels souligne les « déficiences opérationnelles » de la Bundeswehr (4). Il a notamment révélé que ses quatorze avions de transport militaire, durant une certaine période, n’ont pas été en état de voler.

L’Union a certes pris des mesures visant à augmenter le budget de la défense européenne, le Parlement européen ayant en ce sens validé la création du Fonds européen de la défense doté de 13 milliards d’euros ; il existe aussi un fonds pour améliorer la mobilité militaire qui représente 6,5 milliards d’euros et d’autres projets. Néanmoins, comme le souligne Philippe Leymarie dans son article publié dans le Monde diplomatique, « la plupart de ces projets n’existent encore que sur le papier ». La Cour des comptes de l’Union européenne estime qu’une armée européenne nécessiterait la réunion de plusieurs éléments décisifs (des forces permanentes financées par un budget commun, une chaîne de commandement…), ce qui impliquerait « transférer des droits souverains du niveau national à celui, supranational, de l’UE, ce à quoi s’opposent plusieurs États membres ».

S’il est facile de déclarer que l’OTAN est en état de « mort cérébral », il est moins aisé d’expliquer comment remplacer le soutien logistique qu’apporte l’organisation à l’armée française dans ses opérations extérieures. Emmanuel Macron affiche volontiers une posture gaullienne, mais le général De Gaulle, à la différence du marcheur, n’a eu de cesse de tout mettre en oeuvre pour que la France ne soit pas en situation de dépendance vis-à-vis des États-Unis – dotant l’armée française des moyens nécessaires pour mener des opérations sans le soutien des États-Unis. Aujourd’hui, le budget de la défense de la France est insuffisant et nécessiterait une augmentation importante à hauteur de 3 % ou 4 % du PIB pour être indépendant du complexe militaro-industriel américain.

Les Européens n’étant pas prêts à revenir sur le protectorat américain, l’Europe de la défense ne pourrait qu’être un supplétif de l’OTAN.

L’OTAN comme instrument du protectorat américain

L’OTAN sert principalement à maintenir le continent européen dans un état de dépendance vis-à-vis des États-Unis. L’Allemagne et d’autres États membres de l’Union européenne excluent expressément l’idée d’abandonner l’OTAN qui est une pierre angulaire dans la politique de sécurité et de défense de l’Union. L’article 42 du traité sur l’Union européenne subordonne la politique étrangère et de sécurité européenne à l’organisation atlantique, et la majorité des États membres ne sont pas prêts à renoncer à la protection américaine et craignent un désengagement américain du contient européen, en particulier les pays baltes qui voient la Russie comme une menace imminente.

Ainsi, l’Europe de la défense ne saurait être autre chose qu’une filiale européenne intégrée dans l’OTAN. Pour Caroline Galactéros, l’Europe « a peur de devoir penser et plus encore se penser par elle-même », Pascal Boniface poussant l’analyse jusqu’au maintien d’une « dépendance heureuse » de l’Union européenne vis-à-vis des États-Unis. En effet, comme le souligne le rapport des sénateurs Ronan Le Gleut et Hélène Conway-Mouret, « le rôle de l’UE dans le domaine de la défense a donc été conçu dès le départ comme complémentaire et, pourrait-on même dire, subsidiaire de celui de l’OTAN, afin d’éviter les duplications inutiles ».

Déjà, dans les années 1950, la CED avait révélé « l’incapacité des États d’Europe occidentale à concevoir un système de défense indépendant des États-Unis », confiait Robert Marjolin dans ses mémoires. Le lien transatlantique constitue un pilier de l’élaboration de la défense européenne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ; les États-Unis, via l’OTAN, ont été les principaux acteurs de la sécurité et de la paix sur le continent. Les États européens se retrouvent aujourd’hui enfermés dans une double dépendance, une première économique et une autre géostratégique. Du fait de la prédominance des États-Unis sur la scène économique mondiale permise par la suprématie du dollar et l’extraterritorialité de leur droit, les Européens sont contraints de s’aligner sur les décisions géopolitiques américaines ; ce fut le cas avec l’embargo iranien et l’échec de la mise en place de l’Instex par les Européens afin de le contourner.

Cet état de subordination a été gravé dans le marbre d’accords commerciaux, qui ont modelé la géoéconomie européenne en fonction de l’agenda géostratégique américain. L’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan), ouvert en 2005 et visant à acheminer le pétrole de la mer Caspienne à la mer Méditerranée, en passant par l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie, en est un exemple paradigmatique. Derrière ce projet d’oléoduc, au-delà de garantir la sécurité énergétique du continent, se cache la volonté américaine d’isoler encore davantage la Russie. Il vise à contourner le territoire russe et, par la même occasion, le territoire iranien, tout deux étant les mieux situés pour faire transiter le pétrole de la mer Caspienne. Le tracé de l’oléoduc BTC aurait pu passer par l’Arménie, mais cet État est relativement proche de la Russie. De ce fait, la solution a été de le faire passer par la Géorgie, hostile à Moscou et allié des américains. Les pipelines représentent des projets stratégiques qui sont essentiels aux intérêts de sécurité nationale des États-Unis. Cette perspective est liée à la situation géostratégique du Caucase du Sud. Le contrôle de cette région relève d’une importance stratégique : elle est un passage entre l’Union européenne, la Russie, l’Asie centrale et le Moyen-Orient.

Il s’agit également d’un couloir unique reliant le bassin de la Caspienne à la mer Noire, et sert de voie de transport clé pour l’approvisionnement énergétique de la Caspienne vers les marchés occidentaux. La région offre la possibilité d’un accès direct pour le déploiement des forces occidentales au Moyen-Orient et en Asie centrale. À cet égard, les projets de pipelines ont ouvert de nouvelles perspectives pour une implication accrue des États-Unis dans la région, tandis que l’OTAN est devenue le principal garant de la sécurité des pipelines. L’oléduc BTC, matérialisation de l’obsession antirusse, est symptomatique du modelage de l’architecture économique et énergétique européenne en fonction des réquisits américains. Les États-Unis veillent à ce que jamais les impératifs énergétiques européens ne contrecarrent cet alignement. Le projet de gazoduc Nord-Stream 2, gigantesque pipeline qui aurait alimenté l’Allemagne en gaz à partir de la Russie, constituait un défi à cet ordre des choses ; le gouvernement américain a tôt fait de répliquer, déployant un arsenal de sanctions menaçant de tuer le projet dans l’oeuf.

Pour le président Donald Trump et les États-Unis, l’OTAN représente un marché économique formidable, l’organisation servant alors d’intermédiaire pour la vente de matériel américain aux membres de l’Alliance. Quand Donald Trump demande aux membres de l’Alliance atlantique le partage du fardeau par l’augmentation de leur contribution au budget de l’OTAN, il leur enjoint en réalité d’acheter de l’équipement et des armes américains. Les calibres 7.62 (7.62 x 51) et 5.56 (5.56 x 45), qui correspondent aux normes balistiques des pays membres de l’Alliance atlantique (résolution STANAG 2310 et STANAG 4172), sont à l’origine américains et ont été imposés par les États-Unis afin qu’ils puissent s’imposer comme le leader mondial du marché de l’armement léger et de permettre à leur complexe militaro-industriel d’écouler la production de ses usines sur le marché européen. Comme le résume Pierre Conesa, « les Européens ne pèsent plus rien » au sein de l’OTAN (8), leur marge de manoeuvre étant réduite à néant et leur poids dans les décisions américaines proche de l’inexistant. Les capacités de l’OTAN sont principalement américaines ; les Européens ne diffusant aucun savoir-faire opérationnel au sein de l’Alliance, ils servent principalement de vache à lait.

En quête d’un nouvel ennemi, l’Alliance atlantique, dans sa déclaration finale du sommet qui s’est tenu le 3 et 4 décembre derniers, se dit prêt à « relever le défi chinois » et la « menace » que représenteraient « les actions agressives » de la Russie. L’Alliance sert alors à maintenir un glacis aux bases américaines en cas de conflit avec la Russie, scénario militairement désastreux, où la France et les autres États européens seront entraînés bon gré mal gré par ce tropisme antirusse. De surcroît, suite à l’escalade irano-américaine qui a entraîné la mort du général iranien Qassem Soleimani, Donald Trump appelle l’OTAN à « contribuer davantage » à la stabilité du Moyen-Orient. Au lieu de dénoncer cet assassinat extraterritorial et la violation du droit international, Emmanuel Macron a appellé l’Iran à éviter toute « escalade militaire susceptible d’aggraver » l’instabilité régionale, réaffirmant « son entière solidarité avec les alliés » et, ce faisant, continuant comme ses prédécesseurs à s’aligner sur la diplomatie américaine.

Emmanuel Macron, en déclarant l’OTAN en état de mort cérébrale, ouvre un débat crucial ; il le referme aussitôt en posant la constitution d’une défense européenne comme seule alternative. Refusant de mettre sur la table la question d’une sortie de l’OTAN ou de son commandement intégré, il démontre que son opposition à l’ordre géopolitique dominé par les États-Unis ne s’étend pas au-delà de ses déclarations publiques.

 

 

1 : Pascal Boniface, Requiem pour le monde occidental, Editions EYROLLES, 2019

2 : Macron et l’OTAN : “L’Europe demeure mentalement sous tutelle américaine”, par Caroline Galactéros : https://www.marianne.net/debattons/entretiens/macron-et-l-otan-l-europe-demeure-mentalement-sous-tutelle-americaine 

3 : Réflexions sur l’Europe puissance, Lionel Larqué et Julien Lusson :   https://www.cairn.info/revue-mouvements-2006-5-page-209.htm

3 :  L’armée allemande est dans un état déplorable, selon un rapport, François d’Alançon : https://www.la-croix.com/Monde/Europe/Larmee-allemande-etat-deplorable-selon-rapport-2018-02-21-1200915493:

4 : Rapport de la Cour des comptes de l’Union européenne sur la défense européenne : https://www.eca.europa.eu/Lists/ECADocuments/REW19_09/REW_EU-defence_FR.pdf

5: Europe de la défense, une armée de papier par Philippe Leymarie : https://www.monde-diplomatique.fr/2019/07/LEYMARIE/60026 :

6 : Défense européenne : le défi de l’autonomie stratégique, par les sénateurs Le Gleut et Conway-Mouret   : http://www.senat.fr/rap/r18-626/r18-626_mono.html

7: “Mort cérébrale” de l’OTAN selon Macron : “Les Européens n’y pèsent plus rien”, confirme Pierre Conesa : https://www.marianne.net/monde/mort-cerebrale-de-l-otan-selon-macron-les-europeens-n-y-pesent-plus-rien-confirme-pierre

Crédits de l’image d’en-tête : ABC News

 

 

Au Mali, le trafic de drogue prospère sur la faillite de l’État

© Maghreb-Sahel News

Avant de rencontrer les contraintes qu’elle connaît aujourd’hui, dues au trafic et à la contrebande de cannabis venant essentiellement du Maroc, la région sahélo-saharienne a de tout temps été une terre d’échanges. Depuis le début des années 2000 cependant, l’Afrique de l’Ouest est devenue une plaque tournante du trafic de drogue, ce phénomène se conjuguant à des rébellions armées et au terrorisme. Ainsi, aujourd’hui les liens entre le trafic de drogue et le terrorisme international se posent avec d’autant plus d’acuité que les conséquences perverses sur la stabilité de l’État, la sécurité et le développement des pays sahéliens en dépendent. Ceux-ci semblent s’être embourbés dans un cercle vicieux : si ces trafics minent la pérennité des constructions étatiques d’Afrique de l’Ouest, elles sont aussi la conséquence de leur inachèvement, et prospèrent sur la défaillance des États. Par Lamine Savané et Fassory Sangaré.


Le continent africain est confronté depuis ces trente dernières décennies à une hausse du niveau de la corruption et à la fragilisation de ses États. Indubitablement, le développement de l’économie de la drogue, notamment dans le septentrion, et les mécanismes de corruption affectant les rouages de l’économie nationale ont fragilisé de manière spécifique l’État malien. Son cas n’est cependant pas isolé puisque vingt-deux États sur un total de quarante-huit États en Afrique Subsaharienne sont répertoriés par la Banque Mondiale comme étant « fragiles ».

Par État « fragile », on entend un État qui « s’avère incapable d’exercer les missions qui sont les siennes, tant dans les domaines régaliens (contrôle du territoire, sécurité des biens et des personnes, exercice de la justice), que dans ceux de la délivrance des services économiques et sociaux à la population ». Dans le cas précis du Mali, l’État est mis à mal par des rébellions armées aux revendications diverses et par les organisations terroristes. De plus, comme dans bien des zones d’Afrique de l’Ouest, le pays est devenu un haut lieu de transit pour la drogue, les migrants, pour la contrebande de cigarettes et d’armes en provenance de Libye, d’Algérie ainsi que d’Amérique Latine (Colombie). La perte du « monopole de la violence légitime » par l’État malien a eu pour conséquence le développement d’une économie informelle de la drogue, de la contrebande, faisant de cette question un enjeu géopolitique qui dépasse largement le seul cadre du Mali pour s’étendre à la zone sahélo-saharienne dans son ensemble.

La fragilité persistante de l’État malien ces cinquante dernières années est corrélée à un degré élevé de corruption. Celle-ci réduit les marges de manœuvre de l’Etat, surtout quand elle est associée à l’essor du trafic de drogue et à l’éclatement des conflits armés impliquant divers belligérants (groupes djihadistes, indépendantistes, narcotrafiquants, forces multinationales et armée nationale). 

L’État malien entre inefficacité et instabilité : le (néo) patrimonialisme versus l’impersonnalisation du pouvoir

L’article de Jean-François Médard « Le ‘Big Man’ en Afrique : esquisse du politicien entrepreneur », publié en 1992, reste encore aujourd’hui pertinent. Les notions « d’État-sous développé », « d’État mou», qu’il développe alors, rendant compte de l’instabilité et de l’inefficacité de la gestion publique, des problèmes de violence et de dépendance, s’appliquent avec toujours autant d’acuité à la situation actuelle. Par ailleurs, la notion de « patrimonialisme » au sens wébérien résume bien la faible distinction entre le secteur privé et public au Mali. Ce système de patrimonialisme est observé dans un cadre étatique moderne, d’où la création d’une expression ad hoc permettant de désigner ce phénomène, le néo-patrimonialisme. Le néo-patrimonialisme serait le fruit des interactions entre les sociétés traditionnelles locales et les États modernes étrangers. Ainsi, si la façade extérieure est moderne, étatique (droit écrit, constitution, administration), la logique de fonctionnement à l’intérieur reste patrimoniale.

Le néo-patrimonialisme qui a comme dénominateur commun des pratiques telles que « le népotisme, le clanisme, le tribalisme, le régionalisme, le clientélisme, le copinage, le patronage, le prébendisme, la corruption, la prédation, le factionnalisme » caractérise en particulier l’État post-colonial, mixte des traits traditionnels et modernes. Se juxtapose la question du rôle des décideurs politiques dans la désintégration de l’État malien. En effet, l’analyse des relations entre État et acteurs a été à la bifurcation des diverses traditions de recherche que ce soit en sociologie, en science politique et même en histoire.

Dans les sociétés occidentales, le pouvoir étant fortement institutionnalisé, les gouvernants regroupent les individus qui occupent des positions dans les directions hiérarchiques stratégiques. « Cette configuration élitaire particulière est alors qualifiée de moniste ou encore d’élitiste […] elle constitue un groupe de status (au sens anglo-saxon) modelé par des règles tacites ou proclamées, par l’éducation, par les rôles professionnels intériorisés qui confèrent alors à ce groupe une aptitude à diriger sans égal » (W. Genieys, 2011, p. 9). Dans une optique comparative et socio-historique, M. Mann (1993) a montré l’intérêt de différencier pouvoir despotique et pouvoir infrastructurel de l’État. Le pouvoir despotique désigne « l’ensemble des actions que les élites d’État peuvent entreprendre sans négociation routinisée avec les groupes membres de la société civile » (ibid). Le pouvoir infrastructurel, quant à lui, renvoie « aux capacités institutionnelles de l’État de pénétrer son territoire et de faire appliquer ses décisions ». En Afrique subsaharienne, a contrario, le pouvoir est faiblement institutionnalisé. La légitimité des gouvernants politiques demande donc une réflexion sur les représentations culturelles et les pratiques sociales traditionnelles qui en sont l’expression. « L’étude des [sociétés africaines] constitue une dimension nécessaire et incontournable des processus de stratification politique et de stratification économique et sociale qu’il faut penser simultanément et par conséquent se trouve au cœur de la dynamique de la formation de l’État  » (ibid).

Le trafic de drogue : des implications au sommet de l’État ?

Le nord du Mali est une région désertique plus grande que la France, et donc difficilement contrôlable par les autorités maliennes. Les attaques répétées des rébellions autonomistes depuis les années 1990 conjuguées à l’absence criante d’intervention étatique, vont faire le lit des trafiquants de drogue, de cigarettes ou d’armes. Si ces Katibas – unité ou bataillons formés de combattants qui se déplacent fréquemment dans la zone sahélo-saharienne – sont à l’origine issus d’entrelacs algériens, il faut aussi noter la présence croissante de djihadistes ressortissants de l’Afrique de l’Ouest qui vont former le gros du contingent du MUJAO (Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest). Parmi ces mouvements islamiques armés, on note en premier AQMI, dont l’origine remonte à la guerre civile en Algérie durant la décennie sanglante (1988-1998), décennie au cours de laquelle plus de 200.000 personnes ont trouvé la mort.

En se liant aux notabilités de la zone nord du Mali par le mariage, en prenant pour épouses les filles de notables pour faciliter leur implantation locale, les responsables de ces Katibas vont très vite mettre leur expertise militaire aux profits des trafiquants locaux d’armes, de drogues ou de voitures. Ainsi, en estimant « que cette jonction avec les filières du crime organisé en provenance d’Amérique Centrale, serait plus porteuse si elle se paraît des oripeaux de la lutte contre l’Occident, ces mêmes chefs du GSPC ont fait allégeance à Oussama Ben Laden en janvier 2007, proclamant la création d’AQMI ».

A partir de ce moment, la région nord du Mali va devenir « un territoire refuge et sanctuarisé de cette jonction tactique entre banditisme et fanatisme religieux, (…) l’une des plaques tournantes intercontinentales des narcotrafiquants ». 

Le « gouvernement de consensus », un « système de gestion collégiale » sans opposition réelle instauré par Amadou Toumani Touré, président du Mali de 2002 à 2012, s’est très vite transformé en un système d’impunité et de corruption qui a aussi servi de socle aux trafiquants de drogue. Pour Johanna Siméant, « cette image d’un Mali consensuel et pacifique a été renforcée par les usages politiques du consensus. Le terme ne se résume pas au consensus pratiqué et revendiqué sous la présidence d’Amadou Toumani Touré, et qui consista à digérer presque la totalité de l’opposition par l’extension de la rente clientélaire » (J. Siméant, 2014, p. 20). La corruption, le clientélisme, le népotisme et l’impunité avaient ainsi droit de cité sur Bamako. Ces mêmes pratiques au sommet de l’État, se retrouvaient dans les zones sahélo-sahariennes du nord où l’irrédentisme touareg croisait la route de contrebandiers (trafiquants de drogue pour la plupart). Certains de ces groupes armés vont très rapidement embrasser l’idéologie politique religieuse de l’islamisme radical pour justifier leurs engagements. L’absence criante de l’État a fait le lit d’une redistribution de la rente clientélaire sur une base clanique, à laquelle les grandes notabilités Touaregs du nord étaient associées. 

En l’absence de représentation officielle malienne, l’occupation du nord du Mali par les groupes narcotrafiquants et terroristes (d’avril 2012 à janvier 2013) a eu pour conséquence de renforcer le trafic de drogue. Le bénéfice colossal de ce  trafic va engendrer et renforcer l’entente tacite entre les narcotrafiquants et les groupes terroristes tels que Al-Qaïda Maghreb Islamique (AQMI), Mouvement pour l’Unicité du Djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), Ansar Dine (Les défenseurs de la foi). En plus de toutes sortes de trafic auxquels ces groupes se livraient (drogues, armes, cigarettes, rançon des otages), s’ajoute le blanchiment d’argent, autre facette de ce démentiel commerce illicite. 

Depuis l’opération « Serval » remplacée tout récemment par l’opération « Barkhane », l’État-major français à Gao n’informe plus les autorités maliennes de ses éventuelles opérations. De possibles liens entre Bamako et des membres d’AQMI en seraient la cause. En effet, une des raisons de la perpétuation du « système ATT » était de rechercher la paix à tout prix en ayant à la fois des liens avec les rebelles Touaregs et les mouvements criminels du nord-Mali. Cela explique la facilité avec laquelle le président ATT arrivait à libérer les otages occidentaux, par l’intermédiaire d’un certain Iyad Ag Ghali à l’époque consul du Mali en Arabie Saoudite. Ce laxisme aurait permis à AQMI d’élargir son cercle d’influence, y compris au sein des rouages forts de l’État malien (Défense, Affaires étrangères). Mais l’implication des hauts dirigeants maliens ne se limitaient pas à ce trafic de « prise d’otages ». Le trafic de drogue occupait une place prépondérante dans les relations étroites qui se sont tissées entre hauts dirigeants de l’institution étatique et trafiquants de drogue et groupes criminels du nord Mali. Cette faiblesse étatique qui a conditionné l’intervention française, permet à l’État français de se « substituer » à l’État malien et donc d’imposer ses volontés politiques aux dirigeants maliens qui voient leur marge de manœuvre très réduite, de par l’absence de l’État au sens wébérien du terme. 

La sanctuarisation de la zone sahélo-Saharienne comme épicentre du trafic de drogue

Les groupes rebelles font du trafic de drogue un moyen de financement de leurs entreprises guerrières à des degrés différents.

Au Mali, l’alliance jihadiste, composée des membres de l’AQMI du MUJAO et du groupe jihadiste touareg d’Iyad Ag Ghaly, privilégie le contrôle des routes transsahariennes de la drogue pour rendre durable le financement de leurs activités terroristes et de déstabilisation de l’État Malien en sus des prises d’otages principalement d’occidentaux. 

Dans le nord Malien en particulier, l’Al-Qaïda au Maghreb Islamique a toujours cherché à prendre le contrôle de la zone Saharo-Sahélienne via la main mise sur le commerce illicite de l’économie de la drogue et des activités de contrebande. Leur objectif principal étant de faire de cette partie du monde un califat original reposant essentiellement sur les fondements du salafisme

Prétextant la volonté de faire régner ce fondamentalisme religieux, ces groupes développent sans cesse de nouveaux trafics, avec en ligne de mire la montée des profits. Ainsi, la drogue prend de la valeur à chaque fois qu’elle se déplace d’une zone géographique à une autre (production-transformation-commercialisation et consommation). Le but ultime étant d’assurer l’achat des armes et d’entretenir les troupes combattantes.

Si de nombreux déterminants expliquent cette progression du trafic de drogue en Afrique de l’Ouest, c’est surtout la corruption prégnante dans certains cercles de l’exécutif, de la justice, des forces de l’ordre, le chômage de masse et le faible rendement des activités économiques licites qui ont favorisé l’essor de l’économie de la drogue. 

Globalement, en Afrique de l’Ouest ce constat est partageable en raison d’un recul de la saisie des drogues constaté par l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime dans son rapport de 2009. Le tonnage des saisies des produits stupéfiants est passé de 5,5 tonnes en 2007 à 2,6 tonnes à 2008, puis à moins d’une tonne en 2009. Cette contre-performance est la résultante d’un regain de l’activité des acteurs du trafic de drogue, caractérisé par l’escalade des profits. C’est ainsi que le trafic de la cocaïne s’est consolidé avec un gain d’environ 800 millions de dollars USD, soit l’équivalent de 0,2% du Produit Intérieur Brut des pays d’Afrique Occidentale et Centrale. L’Europe est devenue la cible des trafiquants à cause de la vigueur de son marché de la drogue, de la valeur élevée de l’Euro et de la baisse de la demande de cocaïne sur le marché états-unien et d’Amérique latine. Le prix du détail (de revente) d’un gramme de cocaïne était de 76 euros (92 dollars) en 2007, soit 76 000 euros (92 000 dollars) le kilogramme. En comparaison, en Colombie durant la même période, le prix se rapprocherait de 2 000 euros (1 650 dollars), ce qui représente une marge bénéficiaire de 74 350 euros (90 000 dollars) par Kilo, soit 440%. Cette marge phénoménale met en lumière le fort degré d’attraction de cette activité illicite et de son ancrage en Afrique de l’Ouest comme zone de transit préférée des narcotrafiquants Sud Américains et Latino-Américains, en raison, entre autres, du renforcement des contrôles dans les aéroports occidentaux.

Les défaillances de l’État malien à lutter contre l’économie de la drogue

La retentissante affaire d’Air cocaïne illustre à elle seule les difficultés des pouvoirs publics à lutter efficacement contre l’ancrage du trafic de drogue dans le nord du Mali. Le repli forcé, voire organisé vers le sud, des autorités militaires et judiciaires, suite à l’application des clauses des Accords de Paix d’Alger de 2006, a été suivi par une occupation des vastes territoires désertiques du nord par les trafiquants de drogue, les islamistes et les forces rebelles hostiles à l’unité, à la laïcité et au maintien de la forme républicaine de l’Etat. 

Ainsi, il a été découvert en novembre 2009 à Tarkint (Gao) dans le désert malien, la carcasse brûlée d’un avion de marque et type Boeing 727 ayant indubitablement acheminé des tonnes de cocaïne. A l’issue de la livraison, il a été détruit par les narcotrafiquants. L’avion a décollé du Venezuela, non loin de la frontière colombienne et avait pour destination officielle la ville de Praia (Cap-Vert). Cette rocambolesque livraison laisse penser que les trafiquants ont changé de modus operandi pour atteindre le marché lucratif européen. Elle fut suivie par d’autres acheminements en 2010 dans la région de Tombouctou (Mali), et un autre non loin de la frontière mauritanienne.

Mais c’est surtout la livraison de quatre tonnes de cocaïne dans la région de Kayes (non loin de la frontière guinéenne) qui a rendu manifeste le dépassement du gouvernement face à la situation. Pire, certains élus locaux et officiers ont facilité par endroits l’atterrissage et le transfert des matières incriminées.

De nos jours, certains narcotrafiquants utilisent les voies routières désertiques maliennes et marocaines pour acheminer de la drogue en Europe, en particulier en Espagne par la mer ou par voie aérienne. En 2010 par exemple, 34 individus ont été interpellés au Maroc en raison de leur lien avec un réseau de trafic international de drogue. Ils avaient effectué plusieurs allers-retours entre le Mali et le Maroc (en l’occurrence Tanger) en transportant 600 kilogrammes de cocaïne.

Le démantèlement de ce réseau a permis l’arrestation d’un Ukrainien, d’un Portugais, d’un Espagnol et d’un Vénézuélien qui animaient ce trafic en misant sur le savoir-faire des réseaux de l’AQMI et de certains membres du Polisario qui vivent du trafic de drogue. Ce même groupe avait crée une société-écran dans la capitale malienne pour dissimuler leur activité illicite « un consortium Espagnol d’investissement » en vue de blanchir les profits issus exclusivement de l’économie de la drogue. Sur ce plan aussi, l’État central semble être en butte face à l’existence des méthodes sophistiquées de blanchiment d’argent.  

D’une manière générale, le pouvoir central semble confronté à l’explosion de ce trafic, exacerbé par une corruption diffuse dans la chaîne du pouvoir judiciaire et militaire à l’instar d’autres États de la sous région.

L’accroissement de la quantité de drogue produite ou en circulation est, comme on le voit, la cause et la conséquence d’une grande vulnérabilité des États de la sous région. Or, les plans d’ajustements structurels appliqués par le FMI et la Banque mondiale depuis les années 1980 ont fortement miné la création d’un État unitaire au Mali. État unitaire qui demanderait des dépenses budgétaires conséquentes, condition nécessaire pour lutter efficacement contre la corruption. De la même manière, le maintien de relations néo-coloniales avec la France est un autre facteur qui empêche le Mali de parvenir à la stabilité institutionnelle qui lui permettrait de lutter efficacement contre ce fléau. La lutte contre le trafic de drogue nécessiterait donc un changement complet de paradigme, à l’heure où la mondialisation semble avoir banalisé la corruption dans l’imaginaire populaire.

 

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L’État d’exception selon Giorgio Agamben

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Giorgio Agamben peint. ©Alfons Preire

Alors que la menace terroriste plonge le monde occidental dans une pratique normalisée de l’état d’urgence (comme on le nomme en France), il est fondamental de ressortir de nos bibliothèques un livre publié il y a seize ans. En 2003, Giorgio Agamben sort le deuxième tome de sa série Homo Sacer, intitulé « État d’exception ». Dans un essai complexe et engagé traduit de l’italien par Joel Gayraud, Agamben cherche à repenser le sens même de l’état d’exception en explorant ses origines dans le droit romain, son histoire dans les démocraties modernes occidentales, et la définition que lui a donné Carl Schmitt.


Au recto de la première page, on peut lire « Quare siletis juristae in munere vestro ? » (Juristes, Pourquoi êtes-vous silencieux sur ce qui vous concerne ?). Une invitation à l’action qui peut nous rappeler la citation de Karl Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde ; il faut désormais le transformer. »

Comment Pétain, Hitler, ou Mussolini arrivent-ils au pouvoir ? Agamben retrace l’histoire de l’état d’exception dans les démocraties occidentales modernes pour nous aider à comprendre le passé, ainsi que les transformations gouvernementales et juridiques que l’on observe actuellement dans les pays occidentaux.

Pour le philosophe italien, l’origine de l’état d’exception se trouve dans la Révolution française. Le 8 juillet 1791, l’Assemblée Constituante française vote un décret qui établit « l’état de siège », qui permet le transfert de l’autorité juridique au commandement militaire si la République est en danger. Appliqué dans une certaine mesure dans les années qui suivirent la révolution, l’état de siège est utilisé maintes fois par Napoléon, autant dans la guerre prussienne que contre la commune de Paris. Au moment de la Première guerre mondiale, c’est toutes les nouvelles républiques européennes qui basculent dans des formes variées d’État d’exception, et mettent dans la main de l’exécutif le contrôle du législatif. La France n’y échappe pas. En 1924, comme en 1935, les gouvernements français respectifs utilisent les pleins pouvoirs ou les décrets afin de contrôler la stabilité du franc. Contesté à l’époque comme une « pratique fasciste » par le Front populaire, l’auteur ne manque pas de nous rappeler que Léon Blum demanda lui-même les pleins pouvoirs en 1937 pour dévaluer le franc et lever de nouveaux impôts, ce qui ne lui sera pas accordé. L’Assemblée donna, par la suite, le droit de diriger par décret à Daladier en 1938 pour faire face la menace allemande, droit renouvelé en 1939 suite au début de la guerre. Pour Agamben, « Quand le maréchal Pétain prit le pouvoir, le parlement français était désormais l’ombre de lui-même ». Contrairement à une croyance populaire qui verrait l’accord des pleins pouvoirs à Pétain comme une rupture radicale avec l’ordre démocratique, Agamben rappelle la continuité des évènements qui ont mené à cette réalité.

Il suit le même raisonnement en retraçant l’histoire de l’état d’exception en Allemagne. L’état d’exception allemand trouve son origine dans l’article 68 de la constitution bismarckienne, qui attribuait à l’empereur la faculté de définir les modalités du droit en cas de guerre. Dans le contexte tumultueux de l’après-guerre, les députés introduisent dans la constitution de la République de Weimar de 1918 l’article 48, qui permet au président du Reich de suspendre les droits fondamentaux dans le but de « rétablir la sécurité et l’ordre public » si ceux-ci venaient à être perturbés ou menacés. On qualifie alors la République de Weimar de « dictature présidentielle », formule qui nous rappellera inéluctablement un terme souvent utilisé pour désigner la République française actuelle mise en place par De Gaulle. En 1925, Carl Schmitt, qui soutiendra pourtant le régime nazi sept ans plus tard, écrit que « aucune autre constitution au monde que celle de Weimar n’avais si facilement légalisé un coup d’État » (Schmitt 4, 25). Les gouvernements de la République de Weimar utilisent l’article 48 presque continuellement, notamment pour emprisonner des militants communistes et les faire juger par des tribunaux spéciaux qui permettent la peine capitale. En 1930, le gouvernement Brüning, mis en minorité par le Reichstag, a recours à l’article 48 pour dissoudre le Parlement, qui se réunira seulement sept fois en trois mois. Le 4 juin 1932, le Reichstag est dissout, et ne se réunira plus jusqu’à l’arrivée de Hitler au pouvoir. Le 20 juillet, l’état d’exception est déclaré sur le territoire prussien afin d’en prendre le contrôle exécutif. Hitler, devenu chancelier 1 mois plus tôt, promulgue le 28 février 1933 un « décret pour la protection du peuple et de l’État » qui suspend la constitution de la République de Weimar. À l’image de Pétain 7 ans plus tard, le parlement allemand est alors déjà mort (juridiquement ainsi que symboliquement dans les flammes de l’incendie).

D’après Agamben, la pratique de l’état d’exception aux États-Unis n’est pas nouvelle non plus, et fut même utilisé par les gouvernements successifs autant pour des raisons économiques que militaires. Agamben nous montre un fait méconnu de la posture purement dictatoriale d’Abraham Lincoln lors de la guerre de sécession entre 1861 et 1865, qui s’était justifié en expliquant que la nécessité et l’exigence populaire dominait le droit. Il a par exemple violé la constitution américaine en enrôlant 75 000 hommes, décision qui revient normalement au Sénat. À la fin de la guerre, il déclare l’état d’exception sur tout le territoire américain de manière à pouvoir passer en cour martiale tout insurgé ou rebelle. En 1917, Wilson obtient le contrôle complet de l’administration dans le cadre de la Première Guerre mondiale. En 1933, Roosevelt obtient les pleins pouvoirs pour faire face à la Grande dépression. L’état d’exception s’inscrit alors durablement dans le paysage politique et juridique américain. Cela se révèle lors de la Deuxième Guerre mondiale, lors de laquelle l’état d’urgence nationale est déclaré en 1939, menant 3 ans plus tard à la déportation de de 70 000 citoyens américains d’origine japonaise et 40 000 japonais.

Depuis, comment ces situations ont-elles évolué ? Agamben propose une comparaison osée, qui renvoie directement au titre de sa série : « Homo Sacer ». Dans le droit romain, l’Homo Sacer était un citoyen romain exclu du droit, pouvant ainsi être tué par n’importe qui. Agamben réutilise ce terme pour désigner des individus sortis du droit, mais paradoxalement, sortis par l’action du droit lui-même. En l’excluant du droit, le droit donne en effet à l’individu un statut juridique « hors du droit ». C’est la situation juridique dans laquelle se trouvent les juifs dans les Lagers nazis, ayant pour seule identité légale la caractéristique de « juif ». Agamben tente alors une comparaison : le statut des detainees, ces talibans capturés par les États-Unis en Afghanistan, est le même que les juifs dans les Lagers. En effet, suite à l’USA Patriot act voté par le Sénat après le 11 septembre 2001, le président Bush édicte un military order qui permet la détention indéfinie, ainsi que de juger ces détenus devant des « commissions militaires » (et non pas des tribunaux militaires). Les detainees ne jouissent pas du statut de prisonnier de guerre selon la convention de Genève, mais pas non plus de celui d’inculpé selon les lois américaines. Leur seule identité juridique est donc ce statut de detainee, comme en Allemagne nazie. Comparaison indécente jugeraient certains, elle interroge cependant sur les limites de l’état d’exception et la pente glissante dans lequel celui-ci nous entraine.

Pour construire une nouvelle théorie de l’état d’exception, Agamben déconstruit celle de Carl Schmitt, qu’il nous faut donc comprendre. Dans La Dictature (1921) et Théologie Politique (1922), Schmitt défini deux concepts : la dictature de commissaire et la dictature souveraine. Dans le premier cas, la dictature a pour but de restaurer la constitution en vigueur (en utilisant donc l’état d’exception), tandis que la dictature souveraine vise à changer la constitution en profondeur, la « révolutionner ». La volonté de Carl Schmitt, c’est d’inscrire l’état d’exception dans le droit, « être en dehors tout en appartenant » à celui-ci. Le souverain selon Schmitt est celui qui peut décider de l’état d’exception. Il a donc un rôle juridique. Son pouvoir consiste à annuler la norme, et créer un espace entre « hors du droit » et « dans le droit ». Le souverain se trouve donc « en dehors de l’ordre juridique normalement valide et cependant lui appartient, parce qu’il est responsable de la décision de savoir si la constitution peut être suspendue in toto ». Pour Schmitt, ce rôle juridique en dehors du droit de l’état d’exception ne provient pas du souverain, mais c’est bien le souverain qui tire cette place de l’état d’exception.

Agamben se replonge dans l’histoire pour répondre à Carl Schmitt. Il revient au droit et au fait politique romain. Lorsqu’il y avait un « tumultus » (guerre, insurrection), le Sénat proclamait un « justitium » (suspension du droit). Cette action produit donc un vide juridique. Le Justitium ne crée pas de nouvelle constitution et ne peut donc pas être analysé sous le prisme de la dictature tel que le veut Carl Schmitt. Pourtant c’est là pour Agamben qu’est l’origine de l’état d’exception. Le « pouvoir illimité dont jouissent les magistrats » ne provient pas de pouvoirs spéciaux qu’on leur accorderait, mais de l’absence de droit leur empêchant l’action. Pour Agamben, Carl Schmitt confond état d’exception et dictature, une erreur intéressée de l’auteur. Celui-ci souhaitait absolument inscrire l’état d’exception (qu’il soutenait) dans la tradition des grandes dictatures romaines, plutôt que d’accepter ce qu’il est vraiment : un justitium, un vide, un arrêt du droit. Agamben en arrive à une conclusion qui pourra surprendre ceux qui utilisent ces termes dans leur sens politique commun : on ne peut décrire Hitler et Mussolini comme des dictateurs puisqu’ils sont légalement arrivés au pouvoir et n’ont jamais aboli la constitution, l’ayant seulement suspendu pour créer une juridiction parallèle. L’opposition dictature/démocratie ne permet donc pas de caractériser ces régimes, et l’état d’exception n’est donc pas une dictature, ni de commissaire, ni souveraine, mais bien un espace « anomique vide de droit ».

Pour continuer à construire la définition de l’état d’exception, le philosophe revient sur la définition de « force de loi ». Alors que le terme désignait à l’origine la « capacité à obliger », il devient lors de la Révolution française un terme qui désigne « l’intangibilité de la loi, y compris devant le souverain, qui ne peut ni l’abroger ni la modifier » (Article 6 de la constitution de 1791). Il faut comprendre la séparation entre efficacité de la loi (effet juridique) et force de loi (position de la loi par rapport aux autres actes juridiques supérieurs tel que la constitution, ou inférieurs tel les décrets et règlements exécutifs). Dans l’État d’exception, la loi n’a pas « force de loi ». Il y a donc un « État de la loi » où « la norme est en vigueur mais ne s’applique pas (n’a pas de force) » et « des actes qui n’ont pas valeur de loi en acquièrent la force ».

L’état d’exception est donc un « espace anomique » où il y a « force de loi sans loi », ce que l’auteur illustre par le concept visuel « force de loi ». L’auteur rajoutera qu’un des caractères élémentaires de l’état d’exception est la confusion entre actes du pouvoir exécutif et pouvoir législatif. En reprenant la définition de la force de loi, on comprend alors encore mieux cette phrase de Eichmann : « les paroles du Führer ont force de loi ». En effet, en tant que chef de l’exécutif qui a absorbé le législatif, rien ne sépare la parole du Führer de la loi.

Dans un rapprochement, accordons-nous là-dessus, un peu cynique, Agamben « met d’accord » Hannah Arendt avec le philosophe nazi Carl Schmitt sur leur critique du manque de tradition de la théorie de l’état moderne qui mène à mêler autorité avec tyrannie, laissant ainsi peu de place pour réfléchir à l’autorité en soi. Dans la Rome antique s’antagonisent l’auctoritas (autorité) et la potestas (pouvoir). Le Sénat romain peut être invalidé par la potestas des magistrats, mais l’auctoritas du Sénat peut suspendre le droit et ainsi les magistrats. L’auctoritas du Sénat est donc ce qui reste du droit si on le suspend intégralement.

Agamben en conclut que le système juridique occidental se divise entre l’élément normatif et juridique qu’est la potestas, et l’élément anomique et métajuridique qu’est l’auctoritas. La potestas a besoin de l’élément anomique pour s’appliquer, tandis que l’auctoritas ne s’affirme qu’à travers l’application où la suspension de la potestas. L’état d’exception est l’élément qui permet la liaison des deux, en se basant sur la fiction que l’anomie est en relation avec l’ordre juridique. La dialectique entre les deux éléments peut fonctionner, mais si l’état d’exception devient permanent, on bascule alors dans une « machine de mort ». Cet « État d’exception permanent », nous l’avons vu en Allemagne, où Hitler n’a jamais aboli la constitution, et a fait vivre l’état d’exception pendant 12 ans, ou aux États-Unis où le USA Patriot act et la détention indéfinie sont encore partie intégrante de la juridiction américaine. Pire encore, l’administration Obama a confirmé avec l’accord du Sénat que la détention indéfinie (qui viole pourtant absolument les principes de la constitution américaine) peut s’appliquer aux citoyens américains (qui se retrouveraient alors sortis de leurs citoyenneté).

En 2015, 12 ans après la sortie du livre, la France met en place l’état d’urgence pour faire face à la vague d’attentats terroristes qui a frappé le pays. Renouvelé cinq fois, l’état d’urgence finit par être incorporé dans le droit commun par Emmanuel Macron en 2017, plongeant la France dans l’état d’exception permanent décrit par Agamben. En 2018, lors d’une conférence en Italie, Agamben ose une comparaison provocatrice : la France actuelle serait l’archétype juridique et étatique de l’Allemagne des années 30. Comparaison glaçante pour toute personne ayant déjà ouvert un livre d’histoire.

À ce problème, Giorgio Agamben propose une solution anarchisante. Pour lui, impossible de « revenir à un état de droit », puisque par la réflexion qu’il propose, les concepts même d’État et de droit sont remis en cause. La politique aurait été « contaminée par le droit », et au lieu d’être un simple pouvoir constituant (« violence qui pose le droit »), elle devrait occuper l’espace qui s’ouvre dans la non-relation entre le droit et la vie. Le droit devient un pur outil : « Un jour, l’humanité jouera avec le droit comme les enfants jouent avec les objets hors d’usage, non pour les rendre à leur usage canonique, mais pour les en libérer définitivement. »

Agamben conclut : il y aura alors un « droit pur », et une « parole non contraignante, qui ne commande et n’interdit rien » (l’opposition absolue des paroles du Führer qui ont force de loi), « mais se dit seulement elle-même, sans relation à un but. Et entre les deux, non pas un État originaire perdu, mais l’usage et la pratique humaine dont les puissances du droit et du mythe avaient tenté de s’emparer dans l’état d’exception. »

La responsabilité de Tsipras dans le désastre grec

© Λεωνίδας Καμμένος

Il se trouve peu de monde pour défendre le bilan d’Alexis Tsipras au sommet de l’État grec. Les dernières élections sonnent comme une sanction pour le chef de file de SYRIZA, le retour du bâton d’un électorat floué et déboussolé. Il y a à peine quatre ans, pourtant, la simple mention de son nom provoquait l’enthousiasme de la gauche européenne. Alexis Tsipras apparaissait comme le point de jonction entre les aspirations à la justice sociale de la population grecque, et la fibre pro-européenne dominante à gauche. Il se trouvait alors peu de voix pour critiquer une stratégie européenne dont l’échec était pourtant prévisible… Par Alexandros Alexandropoulos et Zoé Miaoulis. Traduction Valentine Ello.


Un taux de chômage qui touche encore un Grec sur cinq, un taux de pauvreté et de risque de pauvreté qui frappe actuellement 35% de la population grecque selon l’institut eurostat, une dette souveraine équivalente à 180 % du PIB qui, ramenée à chaque individu, coûterait 40,000€ par citoyen grec… les promesses d’amélioration des conditions de vie des plus modestes, portées par Alexis Tsipras avant son élection, semblent bien loin.

Les défenseurs du gouvernement SYRIZA mettent en avant la baisse du chômage, qui s’élève aujourd’hui à 18%, alors qu’il atteignait 28% en 2013. Ils passent sous silence le fait que la majorité des nouveaux emplois créés (55% des nouveaux emplois de l’année 2017) sont des emplois à mi-temps, qui ne permettent la plupart du temps aux travailleurs grecs que de percevoir un salaire de survie.

Ils omettent également de signaler que l’émigration de près de 500,000 Grecs depuis le début de la crise a pu contribuer à réduire significativement le taux de chômage. De la même manière, le taux de croissance annuel qui oscille entre 1 et 2% par an depuis l’élection de Tsipras est présenté comme une avancée significative de la part de ses partisans ; on voit mal sa signification, alors que le PIB grec a été amputé de près d’un quart entre 2008 et 2015.

La population grecque subit les conséquence d’une décennie de coupes budgétaires dans les services publics, de baisse des salaires et des retraites et de hausse de taxes sur les plus pauvres. Le gouvernement Tsipras (janvier 2015 – juillet 2019) s’est rapidement inscrit dans la continuité de son prédécesseur conservateur Antonis Samaras (2012 – 2015) et du social-démocrate Giorgios Papandréou (2009 – 2011). Après avoir brièvement tenté de résister à l’agenda de la « Troïka » (Banque centrale européenne, Commission européenne, Fonds monétaire international), il a appliqué la grande majorité des réformes exigées par celle-ci.

La cure d’austérité sous la coupe de l’Union européenne

Entre 2015 et 2019, on estime à 15 milliards d’euros la valeur totale des économies dégagées par les mesures d’austérité. Un agenda qui a valu à SYRIZA les félicitations du FMI et des mouvements conservateurs européens. Les défenseurs de Tsipras font remarquer que le gouvernement SYRIZA a limité l’ampleur des coupes budgétaires dans certains domaines, comme celui des retraites – où le montant des coupes ne s’élève qu’à 2,4 milliards d’euros, tandis qu’elles ont atteint 45 milliards d’euros entre 2010 et 2014 ; mais en 2010, les citoyens grecs n’avaient pas encore été paupérisés par les plans d’austérité successifs… En fin 2018, le gouvernement SYRIZA annonçait céder aux réquisits des créanciers en effectuant une nouvelle coupe de 18% dans le système de retraite… avant de l’ajourner, à quelques mois des élections de mai 2019.

Les partisans de SYRIZA mettent également en avant la mise en place de mesures sociales par le gouvernement Tsipras au début de l’année 2019 – dont les opposants dénoncent le caractère électoraliste et clientéliste, à quelques mois d’élections décisives : légères réductions de la TVA et de l’impôt foncier, coup de pouce donné aux petites retraites, hausse du salaire minimum grec de 11 %. Celles-ci semblent insuffisantes en regard de la baisse spectaculaire de 23% du salaire minimum grec de 2010 à 2018, initiée par le gouvernement Papandréou et continuée par ses successeurs Samaras et Tsipras lui-même. Il faut aussi inclure les diverses réformes du marché du travail votées sous le gouvernement Tsipras dans le bilan de celui-ci ; entre autres, une loi restreignant considérablement le droit de grève, puisqu’elle impose aux syndicats d’obtenir le soutien de 50% de leurs adhérents dans une entreprise pour enclencher une grève qui ne soit pas illégale – on devine que cette mesure ne va pas favoriser les travailleurs au sein des entreprises dans leurs revendications salariales.

De la même manière, les baisses de la TVA impulsées par Tsipras en 2019 compensent à peine la hausse de ce même impôt, mise en place par le même Tsipras fin 2015, sous la pression de la « Troïka » ; il faut aussi prendre en compte le fait que cette baisse de TVA a été financée sur la base de l’excédent budgétaire primaire – la différence entre les recettes et les dépenses – de l’année 2018, exceptionnellement élevé, lui-même obtenu à partir de mesures d’austérité. Il y a fort à parier que le nouveau gouvernement conservateur grec reviendra sur ces mesures sociales, qui n’ont été consenties par les créanciers de la Grèce qu’en raison de la temporalité électorale de l’année 2019.

C’est que la Grèce ne s’est en rien libérée de la contrainte que les créanciers et l’Union européenne font peser sur son budget et sa politique économique. Officiellement, la Grèce est sortie des mémorandums – agendas de réformes structurelles rédigées par la « Troïka » – honnis par la population grecque, comme Alexis Tsipras l’a récemment annoncé sur l’île hautement symbolique d’Ithaque. En réalité, la Grèce a simplement échelonné le remboursement de sa dette sur quarante ans, avec obligation de faire valider son budget tous les quatre mois par la Commission européenne jusqu’en 2059 ; cette obligation inclut également le dégagement d’un excédent budgétaire primaire annuel d’au moins 2,2 % – un horizon de rigueur budgétaire que Tsipras dénonçait comme ayant pour effet « d’étrangler l’économie grecque » avant son élection. On voit donc mal la différence avec les mémorandums du passé, au-delà du changement de dénomination.

Si sur la question des salaires et des impôts, le gouvernement Tsipras a fait preuve de davantage de combativité face aux réquisits de la « Troïka » que ses prédécesseurs, il est d’autres dossiers sur lesquels on peine à voir la moindre différence – quand le gouvernement SYRIZA ne s’est pas montré plus conciliant encore à l’égard de la « Troïka ». Entre autres, celui des privatisations. Depuis 2015, ce sont des compagnies de chemin de fer helléniques, une dizaine de ports et d’aéroports et des centaines d’îles qui ont été vendues à des compagnies privées et des fonds d’investissements étrangers. On compte bien sûr des firmes allemandes – notamment le groupe Fraport, qui a obtenu une part importante dans le rachat des aéroports grecs – mais aussi des entreprises d’État chinoises, comme la société Cosco qui a racheté le port du Pirée, ou encore des investisseurs qataris sur plusieurs îles grecques privatisées.

Autre thématique sur laquelle les opposants à Tsipras se montrent intraitable : celle du logement. Les gouvernements Papandréou et Samaras avaient déjà fragilisé la situation des Grecs les plus endettés et menacés d’expulsion. Une loi votée en 2017 par une majorité de députés SYRIZA systématise la vente aux enchères des biens immobiliers et des logements des Grecs les plus endettés ; ce sont actuellement 200,000 logements grecs qui sont concernés par cette procédure, ou en voie de l’être.

« Trahison » de Tsipras ou refus d’affronter l’Union européenne ?

Il y a loin du Tsipras qui arrive au pouvoir en 2015, vent debout contre « les élites et les oligarques », à celui de l’année 2019, qui justifie au Financial Times les « réformes » imposées à la Grèce avec une phraséologie qu’Emmanuel Macron ne renierait pas.

En 2015, lorsque le jeune Alexis Tsipras arrive au pouvoir, il est vivement soutenu par des partis, politiciens et intellectuels de gauche à travers le monde entier. Les voix qui, en Grèce, s’inquiétant de la nature réelle du projet de SYRIZA, questionnaient son refus de rompre avec l’Union européenne, étaient balayées d’un revers de main et catégorisées comme « sectaires ». Une étrange industrie de tourisme révolutionnaire a émergé, et l’on a vu nombre de philosophes, universitaires et politiciens progressistes se rendre à Athènes pour une photo de circonstance. De Žižek à Negri et d’Iglesias à Corbyn, tous voyaient dans la victoire de SYRIZA un moyen de donner à leurs idées un regain de crédibilité.

L’histoire de la trahison de SYRIZA vis-à-vis de la lutte contre la dette grecque est désormais bien documentée. Peu après l’arrivée du parti au pouvoir, Tsipras s’est engagé dans une série de négociations controversées au sein de sa base. La promesse de s’affranchir du programme du FMI et d’effacer la dette, initialement avancée, a été remplacée par un but bien plus modeste dès les premières heures de l’accession du parti au pouvoir. SYRIZA s’est alors mis à évoquer des « renégociations » honnêtes, un modeste dégrèvement pour le remboursement de dette, et un ralentissement relatif du programme d’austérité.

La tragédie trouve son épilogue à l’été 2015, quand SYRIZA en appelle à un référendum, demandant aux citoyens s’ils acceptaient la continuation du programme d’austérité, tandis que planait au-dessus des Grecs la perspective d’une expulsion de l’Union européenne et de la zone euro. Malgré les menace de pénuries de médicaments, de produits alimentaires, de banques fermées et d’une éjection de l’Union européenne, les Grecs ont voté à 61% contre la poursuite des mesures d’austérité. Yanis Varoufakis décrivit plus tard l’atmosphère endeuillée qui régnait dans le bureau du leader de SYRIZA qui, selon ses dires, espérait que le « Oui » l’emporte au référendum. Refuser le plan d’austérité aurait en effet poussé la Grèce à une sortie de la zone euro et de l’Union européenne, solution à laquelle Tsipras était résolument hostile.

Quelques heures avant les résultats du référendum, Alexis Tsipras embrassait Jean-Claude Juncker et échangeait des plaisanteries avec Angela Merkel. Quelques jours plus tard, il faisait voter au Parlement un plan d’austérité que son prédécesseur conservateur, Antonis Samaras, n’avait pas voulu accepter. La grande majorité des politiciens, intellectuels et journalistes qui avaient apporté leur appui à SYRIZA depuis son élection, n’ont pas remis en cause leur soutien. Ceux qui ont critiqué la « capitulation » de Tsipras, à l’instar d’Alain Badiou, n’ont jamais questionné leur soutien originel apporté à Tsipras au moment de son élection – comme si sa « capitulation » était une simple erreur commise par l’individu Tsipras, et non le fruit d’une absence de réflexion sérieuse vis-à-vis de l’Union européenne de la gauche grecque dans son ensemble.

Le journaliste britannique Paul Mason a réalisé un documentaire sur le référendum grec baptisé This is a coup, qui consistait en grande partie à éluder la responsabilité de SYRIZA, de Yanis Varoufakis et bien sûr d’Alexis Tsipras. Slavoj Žižek défendit ouvertement SYRIZA et continua à soutenir le parti, pendant que son collègue de l’Université de Birkbeck à Londres, le philosophe de gauche Costas Douzinas, participait à l’élection pour le secrétariat général de SYRIZA et fut élu. Dès lors, il vota toute les mesures d’austérité que le parti avait introduites au Parlement. Judith Butler, de manière plus discrète mais sans équivoque, continua à défendre le mouvement en participant aux événements qu’il organisait. Podemos, l’allié espagnol de SYRIZA, était clairement embarrassé par le tournant austéritaire du parti mais a fini par en justifier la nécessité. Le Parti travailliste britannique n’a pas eu de mots assez durs contre les créanciers et la Troïka, mais ont toujours ouvert leurs portes aux principaux représentants de SYRIZA.

Cette logique de soutien inconditionnel témoigne d’une tâche aveugle de la gauche européenne, dont elle a encore du mal à se départir aujourd’hui : son incapacité à accepter la perspective d’une rupture avec l’Union européenne.

« Un peuple qui souhaite recouvrer sa souveraineté doit procéder à une rupture franche avec l’UE » – Entretien avec Coralie Delaume et David Cayla

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David Cayla et Coralie Delaume © Margot L’Hermite

À l’approche des élections européennes, Coralie Delaume et David Cayla, co-auteurs en 2017 de La fin de l’Union européenne, publient un nouveau livre intitulé 10 (+1) questions sur l’Union européenne. Cet ouvrage de vulgarisation revient sur les questions essentielles qui touchent au fonctionnement et à l’actualité de l’Union européenne : ses mécanismes institutionnels, sa contestation, le libéralisme économique qu’elle promeut, le coût d’une sortie de l’euro… Entretien réalisé par Eugène Favier Baron et Vincent Ortiz.


LVSL – À la lecture de votre livre, les pouvoirs du Parlement européen apparaissent sinon quasiment inexistants, du moins très faibles. Quel est donc l’enjeu de ces élections européennes ? Un hypothétique changement de majorité aurait-il un impact sur les grandes orientations des politiques européennes ?

À strictement parler, l’enjeu politique des élections au Parlement européen est dérisoire et ceci pour plusieurs raisons. La première c’est que le vote aux européennes ne procède pas d’un corps électoral homogène, mais de 27 élections nationales. En général, dans un pays, lorsqu’il y a des élections nationales ou locales, on constate une synchronisation politique des électeurs, ce qui permet de dégager des messages politiques et de faire basculer les majorités dans un sens ou dans l’autre. Rien de tel ne se produit lors des élections européennes. Les comportements électoraux des peuples sont « désynchronisés ». Ainsi, dans un pays, on votera majoritairement à gauche, dans un autre majoritairement à droite, en fonction de circonstances locales et du message que les électeurs souhaitent envoyer à leurs gouvernements.

Cette logique a pour conséquence de supprimer toute chance de changement de majorité. Il est donc certain qu’à l’issue des élections européennes de 2019, on retrouvera le même résultat qu’en 2014, qu’en 2009, qu’en 2004 ou qu’en 1999… une domination du Parlement européen par les conservateurs du PPE. Seule nouveauté attendue, le PPE qui dirigeait le Parlement européen en coalition avec les socialistes du PSE pourraient se tourner vers les libéraux (ALDE) ou établir une grande coalition PPE-ADLE-PSE. Mais ce qu’il faut comprendre c’est que, quoi qu’il arrive, la majorité au Parlement européen ne changera pas car les basculements politiques nationaux d’un côté ou de l’autre se compensent et s’annulent.

La deuxième raison qui explique la faiblesse des enjeux des élections européennes est que le poids institutionnel du Parlement est lui-même très faible. La législation européenne est le fruit d’une architecture extrêmement complexe qui implique de nombreuses parties prenantes. Le Parlement européen n’est en réalité que co-législateur. Il partage cette tâche avec le Conseil des ministres européens, sachant que l’initiative de la législation est laissée à la Commission européenne. Les directives sont ainsi le résultat de délicats arbitrages politiques et diplomatiques entre toutes ces institutions.

Enfin, il existe une troisième raison bien plus fondamentale à la faiblesse institutionnelle du Parlement européen qui est en général passée sous silence. La politique européenne procède moins des directives (les « lois » européennes) que des traités. Autrement dit, les trois pouvoirs législatifs européens que sont la Commission, le Conseil et le Parlement sont eux-mêmes soumis à un ordre juridique supérieur, celui des traités, dont l’interprétation relève de la Cour de justice de l’Union européenne. Or, c’est dans ces traités qu’est inscrit l’ADN néolibéral de l’Union européenne et ces derniers ne sont pas modifiables dans le cadre d’une procédure législative qui impliquerait le Parlement européen. En somme, les élus européens ne peuvent concevoir des directives que dans le cadre très restrictif des traités qui déterminent déjà les principales politiques économiques.

Il ne faut pas forcément déduire de ce qui précède qu’il faudrait s’abstenir aux élections européennes. Ces élections sont importantes pour se faire entendre à l’échelle nationale, pour permettre à certains partis de s’implanter durablement dans la vie politique nationale, pour avoir des élus compétents qui pourront participer à des débats subsidiaires et à des réformes mineures, mais utiles, comme par exemple la récente interdiction du plastique pour les objets à usage unique d’ici 2021.

LVSL – Vous consacrez un chapitre de votre ouvrage à ce que certains juristes nomment la constitutionnalisation du droit européen – à la manière dont, au fil des décennies, le droit européen tel qu’il est produit par la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a été érigé au sommet de la pyramide des normes. Mais quels sont les effets concrets de cette constitutionnalisation du droit européen ? Les États sont-ils réellement obligés d’inscrire dans leur droit national le droit européen ?

Comme nous venons de le souligner, la CJUE a un rôle méconnu mais déterminant dans l’architecture juridique des États membres. À la suite d’une série de jurisprudences européennes et nationales, le droit européen inscrit dans les traités est désormais reconnu comme un droit de niveau supérieur au droit national. Concrètement, et c’est ce qui est le plus pernicieux, cela ne signifie pas que les États doivent explicitement transcrire le droit des traités dans leur droit national. Cela signifie en fait que les traités européens s’appliquent pour tout État membre, y compris lorsque la législation nationale est contraire à ce droit. Autrement dit, les pays membres de l’UE ne peuvent légiférer « contre » les traités européens. Toute loi nouvelle contraire aux traités ne serait simplement pas applicable. Par exemple, si l’Assemblée nationale votait une loi pour favoriser le made in France en privilégiant les fournisseurs locaux par rapport à d’autres fournisseurs européens, cette loi serait soit cassée par le Conseil constitutionnel, soit empêchée d’application par le Conseil d’État. De même, une loi qui viserait à rétablir un monopole public pour la fourniture d’électricité serait également jugée contraire aux textes européens et invalidée. C’est au nom des traités et du respect du droit européen que par exemple on prévoit, à partir de 2024, de démanteler le monopole de la RATP dans le transport urbain francilien. La loi française ne peut qu’accompagner ce démantèlement, elle ne peut pas s’y opposer car le principe de marchés concurrentiels est inscrit dans les traités.

Le cas des directives est un peu différent. Contrairement aux traités européens qui s’appliquent sans conditions et sans qu’il soit nécessaire de les transcrire dans le droit national, les directives doivent être transcrites. Néanmoins, là encore, la CJUE veille et peut annuler une transcription non conforme à l’esprit originel de la directive.

LVSL – Dans son dernier livre (l’Europe fantôme), Régis Debray écrit : « “Europe” reste un mot faible qui n’implique que faiblement ceux qui l’utilisent parce qu’elle ne suscite chez ses administrés aucun vibratio affectif. Orwell ne supportait pas l’idée qu’un anglais puisse écouter le God Save the Queen sans se mettre au garde-à-vous. Nous craindrions, nous, pour la santé mentale d’un passant se figeant sur le trottoir à l’écoute de L’Hymne à la joie ». Dans votre ouvrage, vous soulignez une contradiction intrinsèque au projet européen, qui aspire à fédérer une communauté européenne, via des moyens froidement technocratico-juridiques. Mais n’est-ce pas justement ce qui fait la force de l’Union européenne ? Cette logique d’intégration par le haut, ce pouvoir diffus dont les populations n’aperçoivent aucun centre, cette absence flagrante de symboles ou d’imaginaire européen, ne permettent-ils justement pas à la construction européenne de s’étendre de façon invisible, dans le dos des peuples ?

Il est clair que le projet européen s’est construit par le « haut », sans susciter forcément ni grand enthousiasme ni grand rejet de la part des populations, peu impliquées. Contrairement aux nations européennes qui se sont souvent construites en mêlant ferveur populaire et action déterminée des classes dirigeantes – et souvent par la violence, qu’on pense aux révolutions françaises et anglaises ou aux unifications allemandes et italiennes – l’intégration européenne s’est construite dans le cadre d’un processus pacifique dont peu de gens comprennent la logique et les implications.

On présente souvent l’Union européenne comme un projet qui vise à organiser un partage de souveraineté entre des États volontaires dans un ensemble limité de domaines. Cette vision théorique n’est cependant pas exacte en pratique. Du côté des États, on a bien un abandon de souveraineté. Ainsi, les politiques commerciales et monétaires sont du ressort exclusif des autorités européennes et échappent donc entièrement aux échelons nationaux. De même, les politiques budgétaires des États sont très strictement encadrées par les institutions européennes en vertu des traités, notamment du dernier en date, le traité budgétaire, qui oblige les États non seulement à respecter la barre des 3 %, mais aussi à aller vers l’équilibre budgétaire et la diminution des dettes publiques. Mais le problème est que, du côté européen, il n’y a pas de gain de souveraineté pour les populations car il n’y a pas d’architecture démocratique à l’échelle européenne. Il n’y a donc pas de « partage » de souveraineté, mais un abandon pur et simple de la souveraineté populaire au profit d’un système de décisions opaques et technocratiques encadré par un ensemble de règles rigides et non modifiables.

Rappelons que la souveraineté implique non pas que le peuple ait raison mais qu’il décide. Cela implique le droit, notamment, de changer d’avis. Une souveraineté européenne signifierait donc que les règles qui encadrent l’action politique doivent être modifiables. Mais elles ne le sont pas. C’est la raison pour laquelle la « souveraineté européenne » défendue par Emmanuel Macron ne peut être qu’une parfaite illusion. Pour qu’il y ait souveraineté, il faut qu’il y ait pouvoir de décision du peuple. Or, le Parlement européen n’est justement pas un Parlement souverain. De plus, son élection n’est pas le produit d’un peuple conscient de lui-même puisqu’il n’y a pas de débat démocratique qui s’organise à l’échelle européenne, ni un minimum d’homogénéité entre les peuples nationaux pour permettre de le faire exister. L’architecture européenne ne laisse en réalité qu’un seul choix à un peuple souhaitant recouvrer sa souveraineté, celui de procéder à une rupture franche avec les règles des traités, c’est-à-dire à une rupture avec l’UE.

Certains fédéralistes européens croient, parfois sincèrement, qu’il est possible de construire une souveraineté européenne en renforçant progressivement le pouvoir du Parlement et qu’un peuple européen émergera spontanément de ce processus institutionnel. Cette vision est au mieux naïve, au pire dangereuse. Les pays de l’Union ne tiennent ensemble que parce que justement il n’existe pas d’autorité politique clairement identifiée qui pourrait les contraindre à des politiques qu’ils refusent. Ainsi, si un Parlement européen véritablement souverain imposait la création d’un véritable budget européen qui permettrait d’organiser des transferts financiers des pays du cœur de l’UE vers les pays périphériques (comme cela se fait dans tout grand pays fédéral), qui peut croire que l’Allemagne ne quitterait pas immédiatement l’UE ? L’Union européenne existe non pas en dépit d’une insuffisance démocratique mais justement parce qu’elle est a-démocratique et qu’elle parvient à s’émanciper de la souveraineté populaire.

LVSL – Vous défendez – dans un chapitre dédié à cette question – l’idée selon laquelle la zone euro demeure largement vulnérable aux risques spéculatifs externes. Envisagez-vous le scénario d’une sortie de l’euro par effondrement de celui-ci en cas d’une nouvelle crise financière d’ampleur mondial ? La politisation de la Banque centrale européenne sous le mandat de Mario Draghi et ses pratiques hétérodoxes (Quantitative easing, etc.) ne montre-t-elle pas au contraire une certaine souplesse, une certaine capacité de résilience de la monnaie unique ?

De manière générale, l’Union européenne souffre d’un excès de rigidité dans la mise en œuvre de ses politiques économiques. Cette rigidité est en réalité constitutive du projet européen, très marqué par une conception ordolibérale de l’économie. L’ordolibéralisme est une forme de néolibéralisme dont la doctrine consiste à vouloir organiser l’économie à partir de marchés concurrentiels dont le cadre devrait être soutenu et renforcé par les institutions publiques. Autrement dit, on permet au pouvoir politique d’agir sur le cadre mais on lui interdit d’être un acteur à part entière, notamment de prendre des mesures discrétionnaires fondées sur des objectifs politiques. L’ordolibéralisme souhaite une séparation claire des sphères politiques et économiques dans le but – évidemment illusoire – de créer un système économique détaché de toute influence politique.

C’est cette doctrine qui est au cœur à la fois du marché unique fondé sur une concurrence « libre et non faussée » et de la gestion de la monnaie unique qu’on souhaite non inflationniste et contrôlée par une banque centrale indépendante de toute influence politique. Il ne faudrait d’ailleurs pas que l’arbre de l’euro cache la forêt du marché unique car l’essentiel du carcan économique infligé aux États est d’abord celui de la concurrence et des traités de libre-échange.

Reste que la monnaie unique participe elle aussi à cette conception rigide de l’économie. On entend parfois que, pour sauver l’euro, la Banque centrale européenne (BCE) se serait affranchie des textes des traités. C’est inexact. Elle a certes pris quelques libertés dans l’interprétation des règles mais elle ne les a pas formellement transgressées. Par exemple, dans le cadre du Quantitative easing, elle s’est refusée à financer directement les États. Lorsque les taux d’intérêt des pays d’Europe du sud ont trop augmentés au point de menacer la zone euro d’un effondrement financier, elle est intervenue pour acheter des obligations publiques déjà émises, ce qui ne constitue pas un financement des États même si cela a contribué à faire baisser les taux d’intérêt. D’ailleurs, cette politique de la BCE a dû faire face à de nombreuses oppositions, en particulier des ordolibéraux allemands. Mais la CJUE a tranché en droit et a validé l’interprétation extensive que Mario Draghi a fait du texte des traités.

En somme, la crise de l’euro a permis de tirer deux enseignements intéressants. Le premier c’est que l’existence de l’euro ne protège par l’Union européenne des crises financières. En réalité, l’Union européenne a été davantage touchée par la crise que les États-Unis eux-mêmes, ce qui est pour le moins paradoxal pour une crise venant d’outre Atlantique !

Le second enseignement est que la conception ordolibérale de l’économie ne fonctionne pas en pratique. L’idée que l’économie pourrait se réguler elle-même, par le simple jeu d’une concurrence encadrée, sans intervention politique, est un leurre. Car qu’a fait Mario Draghi pour sauver l’euro ? Il a fait de la politique en renonçant au dogmatisme initial qui fait de la BCE un garant « neutre » du système économique. Le problème est qu’il n’a pas pu aller au-delà d’une certaine limite. Même avec toute la créativité du monde, les règles européennes ont été conçue comme un carcan pour limiter l’influence politique. Elles ne permettront donc pas une interprétation extensive à l’infini. En cas de crise financière grave, la philosophie ordolibérale de l’euro risque d’atteindre assez rapidement ses limites.

LVSL – Vous consacrez un chapitre à la manière dont une éventuelle sortie de l’euro pourrait être concrétisée ; vous soulignez le fait que pour limiter la fuite des capitaux et les effets spéculatifs, elle devra être menée d’une manière rapide, à l’issue d’une préparation à huis clos. Pourrait-on dire que sur la question de la sortie de l’euro, la doctrine en la matière devrait être « y penser toujours, n’en parler jamais » ?

La sortie de l’euro d’un pays comme la France est étudiée dans le livre comme un cas d’école et non comme une hypothèse réaliste. En effet, si la France devait sortir de l’euro, cela entraînerait des conséquences cataclysmiques qui feraient sans aucun doute disparaître l’ensemble de l’édifice européen. Il serait donc un peu étrange d’envisager, pour la France, de vouloir quitter l’euro tout en restant dans l’Union européenne.

Pour un petit pays tel que la Grèce, un départ de la zone euro serait éventuellement envisageable sans effet cataclysmique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle un tel départ a été sérieusement envisagé par les autorités grecques et par certains responsables allemands, notamment l’ancien ministre des finances Wolfgang Schäuble. Dans le cas de la Grèce, la doctrine a effectivement été d’y penser depuis le début ou presque et de n’en point parler. En parler, c’est précipiter le chaos économique et politique et perdre la main sur le processus de sortie.

Un tel processus de sortie est en effet complexe, non pas pour des raisons pratiques puisqu’on peut envisager de simplement tamponner les billets en euro pour créer une nouvelle devise. Le principal problème d’un changement monétaire est le traitement des dettes. Lors de la disparition du franc, toutes les dettes contractées en francs se sont immédiatement transformées en dettes en euros. Cela ne posait pas de problème aux créanciers car le franc, de toute façon, disparaissait. Un retour au franc n’aurait pas les mêmes implications dans la mesure où l’euro, lui, continuera d’exister. Les créanciers pourront donc exiger d’être remboursés en euro. Il sera alors nécessaire de contraindre ces créanciers à accepter un remboursement en francs là où ils avaient prêté des euros, ce qui risque d’entraîner des procédures judiciaires complexes, notamment vis-à-vis des créanciers étrangers, mais aussi des problèmes diplomatiques avec les pays où vivent ces créanciers, lesquels peuvent être de grandes et puissantes institutions financières.

L’autre difficulté est celle que vous évoquez. Toute décision de rupture avec la monnaie unique risque d’entraîner une fuite des capitaux, les résidents cherchant à protéger leur épargne d’une éventuelle dévaluation. Le problème est qu’on ne peut pas « juste » interdire les mouvements de capitaux car cela entraînerait l’impossibilité de procéder à des paiements à l’étranger. Pour un pays comme la France, ça serait très problématique. Il faudra donc à la fois préserver l’épargne nationale en l’empêchant de fuir vers des cieux plus propices, condition pour pouvoir continuer de financer les dépenses nationales d’investissement, et en même temps permettre aux résidents qui le souhaitent de payer des transactions avec des pays tiers. Cette double exigence sera en réalité très compliquée à mettre en œuvre et nécessitera de faire exploser l’ensemble du cadre juridique européen. Voilà pourquoi il serait illusoire pour un pays comme la France d’espérer quitter l’euro tout en restant dans l’Union.

Quoi qu’il en soit, il est clair que sortir de la monnaie unique impliquerait une longue et minutieuse préparation juridique et technique pour permettre une sortie ordonnée, c’est-à-dire qui ne pose pas davantage de problèmes qu’elle est censée en résoudre.

LVSL – Les récentes velléités séparatistes de certaines régions bien intégrées dans l’espace européen, comme la Catalogne ou la Flandre ont souvent été commentées comme relevant d’une menace pour l’Union européenne. Néanmoins, il semble que ce soit parfois le produit d’une volonté pro-européenne, à l’image du parti flamand NVA, qui souhaite l’indépendance de la Flandre, mais comme pour mieux se fondre dans l’Union européenne en tant qu’espace culturellement homogène. Après le niveau européen, le niveau régional sur le modèle fédéraliste est-il le prochain niveau de compétence visé par l’UE pour démanteler les Etats ? Le régionalisme est-il un rempart ou une aubaine pour l’Union européenne ?

Le régionalisme peut être vu comme une aubaine si l’on considère que l’Union européenne cherche à démanteler le pouvoir des États pour asseoir son propre pouvoir. On peut d’ailleurs souligner que la régionalisation des États doit beaucoup aux politiques de l’UE qui cherchent justement à traiter directement avec les régions, notamment dans le cadre des fonds structurels. Certains régionalistes peuvent aussi estimer que l’Union européenne serait un cadre préférable au cadre national pour mener les politiques qu’ils souhaitent. À ce titre, il n’est sans doute pas étonnant que les plus attachés au maintien du Royaume-Uni dans l’UE soient justement les écossais.

Néanmoins, on peut aussi penser qu’exacerber les identités régionales sera un mauvais calcul à terme. Comme nous le soulignons dans nos livres, l’Union européenne est menacée par les forces qui la font diverger économiquement et socialement. Pour contrecarrer ces forces, il faudrait en théorie renforcer le sentiment de solidarité entre les pays et les régions. Or, le régionalisme actuel se nourrit justement de la philosophie ultra-compétitive qui prévaut en Europe. Les indépendantistes catalans et flamands ont le sentiment d’être plus compétitifs, plus efficaces, que leurs voisins, et refusent au nom de cette « performance » d’être solidaires de régions plus pauvres. C’est exactement la même chose qui se passe en Europe et qui nourrit l’hégémonie allemande. Or, on ne peut pas en même temps vouloir construire « une union toujours plus étroite » et promouvoir un modèle économique qui exacerbe les rivalités régionales et nationales.

L’Europe ne sera unie que sur le principe de peuples égaux en droits et en dignité. Aussi, plutôt que de poursuivre la chimère d’un peuple européen qui se réaliserait sur le démantèlement des peuples nationaux, les dirigeants européens feraient mieux d’abandonner la doctrine de la concurrence et de développer de véritables outils de coopération intergouvernementaux comme ils ont su le faire par le passé.

Crédits :

© Margot L’Hermite

“Le franc CFA est issu du système esclavagiste et de la colonisation” – Kako Nubukpo

Kako Nubukpo © Visuel JF

Le jeudi 21 février, le Cercle LVSL de Paris organisait une conférence à l’École Normale Supérieure intitulée : « Euro, franc CFA, dollar : l’ère de la servitude monétaire ? ». Kako Nubukpo, ex-ministre de la Prospective au Togo, licencié pour ses prises de position anti-franc CFA, est l’une des figures de proue de la critique de cette monnaie. Dans cette intervention, il revient sur la genèse du Franc CFA, les raisons pour lesquelles il est demeuré en place malgré la décolonisation, et les conséquences de cette monnaie sur les pays qui l’utilisent.


Quel modèle de souveraineté populaire pour une politique d’émancipation ?

Tout le monde parle aujourd’hui de « souveraineté du peuple ». Du Rassemblement National à la France Insoumise, chacun invoque le retour au peuple souverain comme remède aux crises politiques que traversent les nations européennes. Marine le Pen avait pour slogan « au nom du peuple » et Jean-Luc Mélenchon « la force du peuple ». Tandis que le populisme de droite se veut être « le cri des peuples européens qui ne veulent pas mourir » et se constitue de manière identitaire et xénophobe, le populisme de gauche construit sa frontière en faisant jouer le « peuple » contre les « élites » et en revendiquant les principes démocratiques d’égalité et de souveraineté du peuple.

Force est de constater que populisme de droite et populisme de gauche charrient un même présupposé : l’évidence que les crises démocratiques trouvent leur solution au moins partielle dans le retour à un sujet, le peuple souverain. Ce retour à la souveraineté populaire serait une condition nécessaire, quoique non forcément suffisante, pour dépasser cet état de marasme politique. Il est toujours bon d’interroger ses préjugés. Quelle est, précisément, cette souveraineté du peuple que nous invoquons incessamment ?

Souveraineté orthodoxe, souveraineté hétérodoxe : rappel de l’histoire des idées

Les historiens de la philosophie et du droit s’accordent en général pour considérer les Six livres de la république de Jean Bodin comme la première théorie moderne de la souveraineté. Le concept de souveraineté a trois racines théoriques : la tradition politique juive, le droit romain et le droit médiéval.

D’un point de vue historique le concept de souveraineté se développe en accompagnant le processus de construction de l’État. D’un point de vue politique, il sert à légitimer l’indépendance du roi de France par rapport à l’autorité papale (souveraineté externe) ainsi qu’à lui procurer juridiquement un pouvoir absolu et suprême sur l’ensemble du territoire du royaume de France (souveraineté interne). Publiés quatre ans après la Saint-Barthélemy, les Six livres de la République (1576) ont vocation à définir le meilleur régime politique possible et à poser les conditions formelles d’une société stable afin de conjurer le spectre des guerres civiles. La souveraineté y est définie par la capacité qu’a le prince de « faire et casser la loy ».

De Jean Bodin à Carl Schmitt en passant par Thomas Hobbes et Jean-Jacques Rousseau, le concept de souveraineté gardera sa dimension volontariste et le prisme d’un pouvoir surplombant et extérieur à la société. Bien qu’il existe de profondes différences entre Bodin, Hobbes et Rousseau, et que l’interprétation que Carl Schmitt a de ces auteurs pour formuler sa propre théorie de la souveraineté est hautement contestable et contestée, nous pouvons considérer ces différentes conceptions comme participant du courant classique de la théorie politique. Selon la célèbre formule schmittienne, le souverain est « celui qui décide de l’état d’exception ». C’est une ré-interprétation propre au contexte politique turbulent de la République de Weimar. Si Carl Schmitt, avant et pendant son débat avec le grand juriste Hans Kelsen, théorise la souveraineté en exacerbant sa dimension décisionniste pour la détacher de sa filiation évidente avec le positivisme juridique, l’élément principal du volontarisme demeure — la souveraineté s’incarne dans la capacité à faire et suspendre la loi. C’est ce que nous appellerons la « souveraineté orthodoxe ».

Il existe pourtant une autre conception de la souveraineté que nous qualifierons d’ « hétérodoxe », dans la mesure où elle n’a pas ou très peu retenu l’attention des théoriciens postérieurs. Elle a été élaborée dans la Politica methodice digesta, ouvrage du philosophe et juriste Johannes Althusius, rédigé dans le contexte politique du Saint Empire romain germanique en 1603, soit un peu moins de trois décennies après la parution des Six livres de la République. Johannes Althusius soutient que Jean Bodin confond définition politique et définition juridique de la souveraineté et répond de la même manière à deux questions différentes : 1) De quels droits le souverain dispose-t-il (légalité) ? 2) De quel droit le souverain oblige-t-il (légitimité) ?

Pour Althusius, le droit s’occupe de la première question, la politique de la seconde. Jean Bodin donne la définition suivante : « République est un droit gouvernement de plusieurs ménages, et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine ».  La question juridique ou formelle du « droit gouvernement » prime la question politique de la nature réelle de la République. Dans les Six livres de la République, la question politique est dérivée d’une théorie juridique de la puissance souveraine. La souveraineté chez Jean Bodin est d’abord et avant tout une souveraineté législative. Jean Bodin part du droit pour arriver à la politique ; tandis que la démarche d’Althusius est inverse : il part de la politique pour ensuite arriver au droit.

Soutenant que la politique se définit comme « l’art d’établir, de cultiver et de conserver entre les hommes la vie sociale qui doit les unir », Althusius soutient que la souveraineté revient au peuple et non au prince. En partant de la vie sociale comme objet propre de la politique, Althusius va localiser le principe de souveraineté dans le peuple organisé, c’est-à-dire dans une collectivité déjà stratifiée socialement en divers échelons. La politique doit s’attacher à chercher la nature réelle, et non formelle, de la république, ce qui fait sa vitalité : tels sont les droits de souveraineté, qui reviennent non au prince mais aux différents groupes sociaux qui constituent le peuple et sans lesquels il n’y aurait de vie commune. Si la souveraineté est entièrement détenue par le prince, note Althusius, la république dépérit et meurt ; car le principe de sa vitalité réside dans le peuple et non dans le prince, qui est son obligé.

Voilà pourquoi la souveraineté doit être distribuée au peuple sous forme de droits politiques à l’auto-organisation. La science juridique s’occupe non pas de localiser ces droits de souveraineté, qui doivent résider dans les diverses corporations, mais d’organiser leur distribution conformément au contrat entre le prince et le peuple. Contre l’absolutisme monarchiste de Jean Bodin, pour qui le peuple et la société sont des instances passives qui ne tirent leur existence et leur unité que de l’unicité d’un pouvoir  juridique suprême, Johannes Althusius redéfinit la souveraineté comme droits des différents groupes sociaux à l’autogestion. Deux logiques opposées donc :  celle d’un pouvoir transcendant — le prince à l’image de Dieu — où l’Etat surplombe la société ; celle d’un pouvoir immanent — la société sécrétant elle-même le pouvoir qui la gouverne en retour. Transposée abruptement aujourd’hui, la divergence théorique entre Jean Bodin et Johannes Althusius peut laisser présager deux manières antagoniques de penser la souveraineté du peuple.

Trois principes de souveraineté : retour sur le débat contemporain

Le débat contemporain sur la place et la fonction de la souveraineté du peuple est complexe en cela qu’il réunit différents plans d’analyse. Essayons de distinguer trois éléments principaux afin de mieux pouvoir les ré-articuler. En simplifiant, on peut discerner :
1) Le principe juridique de souveraineté nationale, comme participant des fondements du droit public, du droit international et de l’organisation des pouvoirs.
2) Le principe politique (ou idéologique) de souveraineté populaire comme mode de légitimation du pouvoir.
3) Le principe sociologique de souveraineté étatique, comme mode d’organisation des rapports économico-sociaux sur le territoire de l’État-Nation.

Cette distinction est bien sûr schématique. De manière concrète, les choses ne sont évidement pas si simples. Il est toutefois bon de garder en tête cette distinction pour ne pas tomber dans des paralogismes dus à des glissements sémantiques. Historiquement, la notion de « souveraineté nationale » a été invoquée contre le principe monarchique qui fait fusionner le corps de la Nation et le corps du Roi. Dans un discours célèbre du 3 mars 1766 au Parlement de Paris, Louis XV déclarait :

«  Les droits et les intérêts de la Nation, dont on ose faire un corps séparé du monarque, sont nécessairement unis avec les miens et ne reposent qu’en mes mains ; je ne souffrirai pas qu’il s’introduise un corps imaginaire qui ne pourrait qu’en troubler l’harmonie ».

Quelques décennies plus tard, les révolutionnaires ont osé. Ils ont fait jouer contre le corps du roi, censé incarner la Nation, le principe de souveraineté nationale. Ils ont brandi l’autonomie du corps de la Nation contre le corps du roi. De manière similaire, contre l’idée que le pouvoir du monarque proviendrait de Dieu, le principe politique de souveraineté populaire affirme que tout pouvoir provient du peuple et se trouve donc soumis aux exigences de la communauté politique.

Ces deux principes là débouchaient sur une réorganisation de l’ensemble des pouvoirs politiques et  du système juridique. Réorganisation qui avait pour infrastructure le processus historique de mutation des rapports de classes, le passage d’un régime de production de type féodal à un autre de type capitaliste et la consolidation de l’État-Nation. On voit qu’historiquement ces trois principes sont inextricablement liés. Mais les trois souverainetés distinguées ne se déterminent pas de la même manière. C’est d’abord l’infrastructure qui détermine la superstructure. Il y a bien sûr une autonomie de la superstructure qui permet à celle-ci de peser en retour sur l’infrastructure (contre un déterminisme vulgaire). C’est la relative indépendance de la politique. Mais il est évident d’un point de vue historique que c’est d’abord parce qu’il y a des transformations sociales et économiques qu’il y a une mutation du système politique, afin que ce dernier soit de nouveau apte à les mieux encadrer. Le principe juridique de souveraineté nationale qui participe de la théorie de l’organisation des pouvoirs a donc pour base le principe sociologique de l’État-Nation. Le principe de souveraineté populaire vient quant à lui justifier l’autorité des pouvoirs, produire de la légitimité politique, soit, pour ceux qui subissent le pouvoir plus qu’ils ne l’exercent, du consentement. Il vient, en quelque sorte, « envelopper » le principe sociologique de souveraineté étatique et le principe juridique de souveraineté nationale d’un voile idéologique.

On voit donc la limite de cantonner l’expression « souveraineté du peuple » au seul plan idéologique ou politique, sans faire référence ni à des études sociologiques ni à des travaux juridiques. Sans s’engager, a fortiori, dans une analyse structurelle du capitalisme contemporain. C’est en cela que pèchent les théories populistes. Sans une alliance entre d’une part une analyse juridique du système formel de l’organisation du pouvoir et des institutions, et d’autre part une analyse socio-économique des mutations des rapports de classes et des possibilités de ré-appropriation de la production par le salariat dans les sociétés modernes, revendiquer la souveraineté du peuple ne saurait être qu’un flatus vocis, un simple bruit de la bouche. Car en effet, faute de ces analyses scientifiques, la souveraineté du peuple ne saurait être qu’une notion drastiquement sous-déterminée, qu’un signifiant sans signifié. L’appel à la souveraineté populaire ne ferait qu’invoquer une idée sans nous dire comment peut s’organiser de manière institutionnelle cette souveraineté et quelles classes sociales sont susceptibles de se l’accaparer et d’en détourner l’usage. Si les idées sont certes importantes en politique, une véritable hégémonie idéologique ne peut s’établir et se pérenniser qu’en ayant pour base des structures sociales solides. Parler de souveraineté populaire d’un point de vue exclusivement politique ou philosophique, c’est sombrer dans l’idéalisme.

Critique de la souveraineté orthodoxe

Revenons-en maintenant à ce que nous avions distingué comme la souveraineté « orthodoxe ». Celle-ci contient deux présupposés problématiques.

Premièrement une conception pauvre de la décision collective. La décision collective y est pensée sous un modèle simpliste de la volonté individuelle : un pur « je veux » alors que depuis Freud nous savons que la volonté individuelle est travaillée par différentes forces et qu’elle est loin d’être simple. Mais de toute manière penser la volonté collective avec pour modèle la volonté individuelle constitue une faute méthodologique. Reste que la souveraineté orthodoxe du peuple ne s’embarrasse aucunement du mode de production de la décision collective. C’est pourquoi elle se satisfait volontiers du référendum, censé représenter exemplairement la volonté du peuple. Force est de constater que le peuple n’a pas son mot à dire dans la formulation même de la question à laquelle il se voit sommé de répondre. Cela contribue à une production de la décision collective très limitée. Le référendum est soit une acclamation soit un rejet, mais dans chaque cas il ne s’inscrit pas dans une véritable réflexion d’un meilleur mode de production de la décision collective.
De plus, les citoyens qui y participent sont généralement dépourvus de la signification politique accordée à leur vote. Une décision politique qui ne saurait être le fruit d’une authentique délibération collective est démocratiquement pauvre. Contre cela pourtant certaines alternatives se font jours : tirages au sort, assemblées sociales délibératives, etc.

Deuxièmement, la souveraineté orthodoxe suppose un sujet politique donné, le « Peuple ».
Il est difficile de voir ce que pourrait précisément dénoter l’actuelle « souveraineté du Peuple » du point de vue sociologique, étant donné que le « Peuple » contemporain est une entité abstraite. Il n’est en effet ni l’ensemble des votants (quid, en fonction des lieux et des époques, des femmes et des mineurs, des personnes privés de droit et aujourd’hui des abstentionnistes), ni l’ensemble des citoyens (quid des sans-papiers qui se voient exclus de la politique) ni même la masse indifférenciée de personnes qui vivent sur un même territoire (quid de nos concitoyens d’outre-mer et des nombreux citoyens français vivant à l’étranger qui votent, et par là, expriment la « souveraineté » du peuple). On s’en doute bien, le « Peuple » devient vite une notion fourre-tout voire attrape-nigaud, malléable à souhait et pouvant épouser n’importe quel paralogisme, ce dont de nombreux historiens nous ont alerté. Comme l’avait vu Hans Kelsen, l’unité du peuple n’est pas réelle, elle est nominale : « le peuple n’apparaît un, en un sens quelque peu précis, que du seul point de vue juridique : son unité – normative – résulte au fond d’une donnée juridique : la soumission de tous ses membres au même ordre étatique »

Dans une veine critique, qu’elle soit d’inspiration marxienne, foucaldienne ou bourdieusienne, l’exercice du pouvoir est toujours accaparé par un particulier (leader, bourgeoisie, bureaucratie), est transversal à l’Etat et constitue un rapport de domination. L’asymétrie principielle entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent fait apparaître alors le mythe démocratique de l’auto-législation et de la souveraineté du peuple sous un nouveau jour : comme un mensonge idéologique. Un mensonge destiné à accréditer ceux qui nous gouvernent en les dotant d’une caution de légitimité qu’ils ne devraient avoir sous aucun prétexte — tout particulièrement lorsque le faste symbolique de la fonction tombe et que se révèle leur nature toujours plus avérée de larbin du Capital.

Déconstruire le mythe de la délégation de la souveraineté du peuple que véhicule la souveraineté orthodoxe, d’une souveraineté nationale exclusivement exercée, et ainsi captée, par des représentants en vue d’un « bien commun » — alors que le pouvoir est essentiellement dirigé par des intérêts particuliers —, loin d’inaugurer un pessimisme ambiant ouvre une lucidité politique accrue. C’est là que pourrait se développer une authentique souveraineté populaire, non au sens du peuple abstrait, mais du menu peuple, des « gens de peu ». Une souveraineté populaire arrachée au mode de production orthodoxe du consentement politique. Cette souveraineté nouvelle n’est donc pas une chose déjà-là qui serait la condition de résolution de la crise économique et politique que les sociétés néolibérales traversent. Cette souveraineté hétérodoxe du peuple constitue moins une solution qu’un problème. Car elle est tout le problème politique actuel. Le problème des sociétés démocratiques contemporaines rongées de l’intérieur par la logique néolibérale et cédant de plus en plus à une pente autoritaire. En fonction de quoi, cette souveraineté nouvelle n’est aucunement acquise, elle doit au contraire être conquise, puisqu’elle est indissociable de la lutte des différents groupes sociaux contre l’hégémonie du capital. En somme, il s’agit moins de souhaiter changer la société que de vouloir changer de société.

Un tel programme ne peut s’amorcer d’aucune façon avec les forces répertoriées de droite. Leur souveraineté gouvernementale, jamais séparée du mythe paternaliste du « grand homme » ou du « chef », ne vise qu’à redonner aux gouvernants des marges de manoeuvre accrues sans remettre en question les causes de notre crise actuelle, qui sont à chercher dans les structures socio-économiques et politiques du capitalisme contemporain. La droite, extrême ou non, n’a jamais eu pour ennemi réel, pour adversaire principal le Capital. C’est pourtant lui au premier chef qui bride les virtualités plus égalitaires de la démocratie. Tout rêve d’union entre « souverainistes » de droite et de gauche en vue de sortir de la crise actuelle est une fiction ; mais une fiction aux conséquences dangereuses sur la réalité qu’elle prétend éclairer.

Pour aller plus loin

Gérard Mairet, Le principe de souveraineté, Folio essais, Gallimard.
Gaëlle Demelemestre, Les deux souverainetés et leur destin, Cerf.
Jacques Sapir, Souveraineté Démocratie Laïcité, Michalon.
Frédéric Lordon,  Imperium, La Fabrique.
Catherine Colliot-Hélène, La démocratie sans « démos », PUF.
Dominique Rousseau, Radicaliser la démocratie, Essais, Points.
Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée, Folio histoire.
Bernard Friot, Puissances du salariat, La dispute.
Bruno Amable et Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois, Raisons d’agir.

« Ce qui fait le lien social, c’est l’euro » – Entretien avec Michel Aglietta et Nicolas Leron

©Vincent Plagniol

Michel Aglietta et Nicolas Leron ont publié en 2017 La double démocratie, qui aborde les impasses de la construction européenne et ses défaillances politiques. Loin d’appréhender l’enjeu dans des termes purement techniques, ils en reviennent à une véritable économie politique européenne. À partir d’une analyse fine des problèmes liés à la zone euro et à l’absence d’une Europe politique, ils formulent des propositions afin de sortir par le haut de cette crise en établissant un système de double démocratie, qui n’irait pas à l’encontre de la souveraineté des États. Deux ans plus tard, et à l’approche des élections européennes, nous avons souhaité les interroger sur la pertinence d’une telle approche, alors que la crise européenne s’approfondit. Entretien réalisé par Lenny Benbara. Retranscrit par Anne Wix.


LVSL : On vient de fêter les vingt ans de la monnaie unique : où en est la zone euro ? Est-ce que le phénomène d’euro-divergence peut la faire imploser ?

Michel Aglietta : Il faut comprendre pourquoi il y a eu euro-divergence et donc en premier lieu comprendre quelles sont les dynamiques des années 1980 qui ont permis de décider de faire l’euro, et l’ambiguïté que cela a entraîné, du point de vue de la France notamment. Ce dont il faut se rappeler des années 1980, c’est qu’il y a un raz-de-marée, une véritable contre-révolution économique par l’arrivée de Thatcher et de Reagan, synonyme d’un néolibéralisme auparavant inconnu, aux États-Unis ou ailleurs. Le libéralisme politique américain observé par Tocqueville n’a rien à voir avec le néolibéralisme qui émerge alors. Il insiste sur les contrepouvoirs de la justice, des médias et de la répartition des responsabilités politiques entre les États fédérés et l’État fédéral. Au contraire, le néolibéralisme a pour caractéristique essentielle d’affirmer que l’État est un obstacle et que c’est le marché financier qui doit diriger l’économie dans son ensemble. Le rôle de l’État se réduit à ses fonctions régaliennes.

Vis-à-vis du néolibéralisme, la France est complètement en porte-à-faux avec l’arrivée de Mitterrand au pouvoir. Tandis que sont menées dans les pays anglo-saxons des politiques économiques restrictives, Mitterrand arrive avec un projet d’industrialisation du pays – que Chevènement lui avait soufflé – conçu sur la base des outils institutionnels dont on disposait, puisqu’on avait tout nationalisé, à la fois le secteur financier et la plupart des grandes entreprises des secteurs industriels. La notion qu’on nous a demandée de développer, à Robert Boyer et moi-même à cette époque, c’est celle de pôle de compétitivité. Le problème du porte-à-faux s’est immédiatement posé : la France a été mise en difficulté au niveau macro-économique par un déficit extérieur considérable et une pression énorme sur la monnaie. Nous étions déjà dans le SME, le système monétaire européen. Le tournant français se situe le 1er mars 1983 – j’étais à cette réunion – quand Mitterrand a convoqué des économistes sur le conseil d’Attali. Que faut-il faire ? Sort-on du SME ? Doit-on y rester ? La décision que Mitterrand a prise fut de rester dans le SME après une dévaluation conséquente puis de changer de politique en s’accrochant au deutschemark. La France est entrée dans la désinflation compétitive dont elle n’est jamais ressortie.

LVSL : Quelle était votre position à ce moment-là ?

MA : Ma position était qu’il fallait dévaluer de manière importante sans sortir du SME mais en prenant une position compétitive forte du fait d’une dévaluation massive. Il fallait surtout poursuivre dans la vision de Chevènement et développer les pôles de compétitivité. Une fois que la décision de suivre le deutschemark a été prise, la France s’est progressivement moulée dans le modèle néolibéral. Il y a eu deux étapes : 1986 avec les premières privatisations et ensuite 1995 avec l’abandon total de la propriété du capital des entreprises que Balladur avait voulu constituer en noyaux durs par les investisseurs institutionnels, c’est-à-dire les compagnies d’assurance essentiellement, de la propriété des grandes entreprises. L’actionnariat s’est rapidement internationalisé avec l’entrée des fonds de pension et des hedge funds anglo-saxons. Nous sommes entrés dans un système anglo-saxon en dix ans.

Sur le plan européen, la relance de l’Europe a suivi l’orientation britannique avec l’Acte unique européen de février 1987, par lequel nous poursuivons l’intégration dans le domaine financier. L’Acte unique est entièrement néolibéral puisque la monnaie est considérée à ce moment-là – c’est là que le groupe Delors est lancé et j’y participe – comme un couronnement de la finance pour pouvoir diminuer les coûts de transaction. C’est la finance qui doit être l’axe directeur de l’Europe à venir.

Arrive le deuxième choc qui est la réunification allemande. Mitterrand veut à tout prix accrocher l’Allemagne à l’Europe par ce qui est essentiel pour les Allemands, c’est-à-dire la monnaie. Kohl est d’accord mais sous la condition que la nouvelle monnaie, l’euro, ait les caractéristiques du deutschemark. Or l’ordolibéralisme germanique est profondément différent du néolibéralisme anglo-saxon. L’ordolibéralisme, développé par l’école de Francfort, est une doctrine qui se méfie énormément de la finance, ne reconnaît pas la notion de processus financier auto équilibrant, ni celle d’efficience financière. L’ordolibéralisme promeut un cadre institutionnel fort et centré sur la monnaie qui permet d’éviter que tout pouvoir arbitraire, notamment un pouvoir financier, ne s’assure une prépondérance politique.

LVSL : Il y a tout de même des points communs avec le constitutionnalisme économique présent chez Hayek…

MA : Sauf que Hayek ne pense pas à des institutions fortes. Il pense que l’ordre social est organiquement engendré par la conscience morale que les membres d’une société ont vis-à-vis du collectif qui les constitue. Bien évidemment il y a une origine autrichienne à cette position, mais essentiellement vis-à-vis de ce qui s’est passé dans les années 1920. Il s’agit de fermer la possibilité du nazisme. Ce n’est pas par hasard que la loi fondamentale allemande ait été créée bien avant la République fédérale. La loi fondamentale a un principe d’éternité dans sa conception de la démocratie qui est institutionnalisé dans le lien social qu’est la monnaie. La monnaie est considérée comme le pivot sur lequel s’établissent des institutions qui permettent d’éviter la prise du pouvoir politique par des entités, disons non libérales ; non démocratiques. La monnaie a besoin d’une légitimité politique. Vous avez donc deux sortes de légitimités qui arrivent en même temps en Europe et qui sont totalement contradictoires : le néolibéralisme et l’ordolibéralisme. Résultat : dès le début de l’euro, il y a divergence puisque la plupart des pays vont se mettre dans la logique de la dynamique néolibérale, dominante à cette époque. Il va donc y avoir dans les pays du Sud, mais aussi en Irlande, une spirale entre le développement de l’endettement privé et la spéculation immobilière qui est complètement contraire avec la position allemande. Et ce développement de l’endettement privé crée la divergence qui n’a jamais cessé malgré les politiques qui ont tenté de la réduire.

Ainsi, la crise de 2010-2012 en Europe n’est que l’accentuation de la crise de 2008. Autant les Américains ont contré la crise par des politiques très fortes, autant l’Europe n’avait pas la possibilité de le faire. La divergence est toujours là et c’est toujours la même logique. Donc, que fait-on ? Quel est véritablement le substrat politique nécessaire pour que l’euro puisse être une monnaie complète ? Est-ce qu’on choisit l’ordolibéralisme ou est-ce qu’on ouvre une autre voie ?

LVSL : Justement, à quel point l’euro-divergence est-elle encore un risque aujourd’hui et est-ce que vous identifiez d’autres risques qui pourraient mettre en cause l’existence même de l’euro ?

MA : L’euro-divergence est présente en Italie et de manière extrêmement forte. Les conditions dans lesquelles l’Espagne et le Portugal en sont sorti, c’est-à-dire par la déflation salariale, ont été des conditions extrêmement traumatisantes pour leurs propres systèmes sociaux.

Nicolas Leron : On a obtenu, du moins pour le temps présent et pour un avenir proche, une forme de stabilisation de la zone euro sur le plan macroéconomique. Elle a cependant eu un coût politique. On voit bien la montée des forces anti-européennes, voire anti-démocratiques actuellement. Elles gagnent du terrain en Europe occidentale.

Nicolas Leron, politiste et professeur à Sciences Po. ©Vincent Plagniol pour LVSL

Tout ne s’explique pas par la crise économique, mais c’est une cause forte de cette avancée des forces populistes au sens large et d’un affaissement des démocraties nationales. Vous parliez d’injecter du politique dans l’économique. Notre démarche, à Michel et moi, est un peu plus fondamentale que cela : il s’agit d’inverser le regard, de qualifier autrement la crise européenne et son point de départ. Nous disons que c’est une crise démocratique qui a des effets macroéconomiques. C’est d’abord une crise du politique, de la puissance publique, qui ensuite a des effets de déstabilisation macroéconomique. Et non l’inverse. Si nous faisons une forme d’analyse du discours, d’explication classique de la crise européenne, le point de départ, dans cet ordre de discours, c’est un problème de stabilisation d’une zone monétaire sous-optimale. Toute la réflexion du système européen consiste à savoir comment nous parvenons à stabiliser cette zone monétaire sous-optimale et le maître mot est stabilité. Selon nous, il faut remplacer l’objectif de stabilité, aussi important soit-il, par un problème de légitimité démocratique comme point de départ. Il faut ensuite aborder la question macroéconomique et les questions de l’investissement, de la stabilisation, etc. Mais le point de départ doit être démocratique. Lorsque l’on part du prisme de la démocratie, on requalifie et relit dans un nouveau sens l’ensemble des éléments connus et des données actuelles.

LVSL : Je voulais revenir sur l’Italie avant de passer à la phase des solutions puisque c’est une donnée fondamentale de ce qui se passe aujourd’hui dans la zone euro. L’Italie était une des trois économies généralistes de la zone, qui a, depuis son entrée dans celle-ci, une croissance quasiment nulle, voire une décroissance du PIB par habitant. Les indicateurs de productivité sont extrêmement préoccupants, le taux de créances pourries reste élevé et on ne sait pas exactement comment elles sont purgées des bilans des banques régionales italiennes. Dernièrement on a assisté à la victoire de la coalition Ligue-M5S qui a présenté un budget en conflit avec les règles – notamment de déficit structurel – défendues par la Commission européenne. Est-ce que vous pensez que la présence de l’Italie dans la zone euro est pérenne en l’état ? Quelle analyse faites-vous de la situation italienne ?

MA : L’Italie est un pays clé. Le système productif italien devait notamment son efficacité jusqu’aux années 1990 à l’ensemble de petites entreprises très dynamiques du Nord du pays. Il avait absolument besoin d’une compétitivité prix, c’est-à-dire qu’il fallait pouvoir systématiquement dévaluer, pour pouvoir tenir suffisamment d’avantages comparatifs pour que ces entreprises continuent à investir. Ces PME fonctionnaient très peu à partir de compétitivité hors prix et elles ont de ce fait été complètement étouffées dès que le pays a appliqué des politiques restrictives pour satisfaire aux critères d’admission dans la future zone euro. Ensuite, l’existence de l’euro ne leur permettait plus de dévaluer. L’Italie est un pays dont le taux de change réel est toujours surévalué. Il faut donc sans arrêt arriver à le compenser par la déflation salariale. Et en même temps, ils n’arrivent pas à avoir les progrès de productivité que seul un changement profond du système productif permettrait. Ce qui n’est pas simple. L’Italie n’a jamais été constituée comme cela. De plus, elle a toujours eu cette opposition Nord-Sud qui n’a jamais été résolue. L’Italie du Nord finançait sans arrêt le Sud. Si on est dans un pays qui est unifié politiquement et que vous avez quasiment deux sociétés dans le même pays, alors il y a des transferts budgétaires permanents. Ces transferts permanents, qui pouvaient aller avec la dynamique de croissance qu’avait l’Italie du Nord, n’ont plus fonctionné à partir de l’entrée en crise. L’antagonisme qui est dans la zone euro est interne à l’Italie. Je crois que c’est vraiment fondamental et comme c’est très structurel, cela se voit à travers la trajectoire de stagnation.

NL : Sur le plan géopolitique intra-européen, l’Italie est too big to fail pour ceux qui défendent la construction européenne et l’euro. Malgré tous ses défauts, Michel et moi sommes en faveur d’un projet européen qui préserve la monnaie unique. Remarquons que pour la Grèce, même s’il y a eu une très grande tentation de l’Allemagne, disons du bloc germanique, de lâcher le pays, il y a eu cet effort politique in extremis qui a été fait pour  que la Grèce ne sorte pas de la zone Euro. Nous pouvons donc penser que compte-tenu de la taille systémique de l’Italie sur le plan politique et économique, il en sera de même. Ce qui se joue pour ce pays, notamment dans son rapport aux institutions européennes et avec ses partenaires européens, ressemble à ce qui s’est joué en Grèce. Cela ressemble un peu aussi à ce qui se joue en Hongrie ou en Pologne. À un moment donné, il y a le politique national qui éprouve son rapport de force à l’égard de l’Union européenne et de ses principaux États membres. Au travers de ce geste agonistique, on commence par s’émanciper ou feindre l’émancipation. On est offensif dans le rapport de force. C’est ce qu’a fait Tsipras, c’est ce que fait le gouvernement italien. Ensuite – et jusqu’à présent ça s’est passé ainsi – il y a une forme de rééquilibrage qui est fait des deux côtés. On retrouve un nouveau point d’équilibre, parfois au détriment du gouvernement en question comme en Grèce. Mais ça lui permet de s’assurer une sorte d’assise de légitimation politique nationale, tout en retrouvant un point d’équilibre intra-européen.

MA : Comment est-on citoyen européen finalement ? Qu’est-ce qui fait le lien social ? Ce qui fait le lien social est l’euro. Les citoyens européens de tous les pays disent à toutes les enquêtes « Ce qu’on veut, c’est garder l’euro ». Les gouvernements sont obligés de le prendre en compte quels qu’ils soient. On a vu l’évolution en Grèce. Sortir de l’euro paraissait être une solution pour Varoufakis. Ils ont été obligés de changer de position très rapidement et pas seulement à cause des pressions allemandes. Leurs propres citoyens ne veulent pas sortir de l’euro.

NL : On observe le passage d’un système d’opposition classique, démocratique, entre grandes alternatives de politiques publiques, de projets de société (policies), à un système d’opposition de principe. On est pour ou contre l’Europe. Le clivage politique se reconstruit au niveau du régime politique lui-même (polity). Mais même lorsque l’on arrive à faire prévaloir l’idée que l’on est contre l’Europe au sein d’un pays, on en revient à une donnée constitutive : est-ce que nous voulons vraiment quitter la zone euro ? Est-ce qu’on veut quitter l’Union européenne ? Or on constate que – y compris pour les Grecs qui ont particulièrement souffert du programme d’aide – l’attachement politique à la monnaie unique reste majoritaire. La dimension constitutive d’un destin national reste malgré tout attachée à l’idée européenne. Cela ne veut absolument pas dire que le peuple est satisfait de ce qu’on pourrait appeler « sa condition européenne ». Il y a un attachement qui d’ailleurs est plus fort pour la monnaie que pour l’Union européenne en elle-même. Si le Brexit peut avoir lieu, c’est sans doute parce que le Royaume-Uni n’est pas dans la zone euro.

MA : Ce qu’il faut comprendre c’est que la monnaie incarne le lien social. Ce n’est pas du tout un bien, une chose. Et cela, les citoyens l’ont véritablement incorporé dans leurs comportements.

LVSL : Quelles sont les solutions, comment pourrait s’enclencher un phénomène qui permettrait de compléter la zone euro ? Vous parliez de lien social, mais on voit que ce lien social reste incomplet d’une certaine façon. Quelles sont vos recommandations ?

NL – Avant de parler de recommandations, il faut bien comprendre notre analyse de la crise européenne. Si on qualifie la crise européenne comme une crise de la démocratie, une crise de la puissance publique en premier lieu, alors, la réponse, le grand levier du changement, sera en accord avec cette analyse. Ce que nous essayons de dire avec Michel, dans notre livre La Double démocratie, c’est que l’Europe, qui est d’abord une Europe de la règle, une Europe du marché intérieur, une Europe de la concurrence, vient en fait exercer une pression sur les démocraties nationales et leur pouvoir budgétaire. Il y a une tendance lourde d’affaissement du pouvoir budgétaire des parlements nationaux. Or qu’est-ce que le pouvoir budgétaire des parlements nationaux ? C’est en fait le cœur, la substance de la démocratie. C’est ce qui confère une réalité au pouvoir politique du citoyen via son vote. C’est-à-dire sa capacité d’élire une majorité parlementaire qui mettra en œuvre ses grandes orientations de politique publique grâce à un pouvoir budgétaire. Sous couvert d’une apparence affreusement technique, 90% des enjeux à l’Assemblée nationale se concentrent dans le projet de loi de finances. La démocratie moderne, autant conceptuellement qu’historiquement, se constitue autour du vote du budget, parce que c’est le vote des recettes, c’est-à-dire le vote de la richesse publique que la société se donne à elle-même. Et c’est le vote des dépenses, c’est-à-dire quels types de biens publics la société décide de produire pour elle-même, avec bien sûr des enjeux de répartition. Or nous constatons un affaissement de ce pouvoir budgétaire sur un plan qualitatif comme quantitatif.

D’un point de vue qualitatif, que nous ayons affaire à un gouvernement de gauche ou de droite, nous sommes soumis à une pression systémique qui vise à encourager une politique de l’offre, du fait du marché intérieur et de la concurrence réglementaire intra-européenne. Bien sûr, il y a des différences de méthode. Le redressement dans la justice de François Hollande n’est pas le travailler plus pour gagner plus de Nicolas Sarkozy, ou encore le transformer pour libérer les énergies d’Emmanuel Macron. Mais structurellement, il existe une pression qui réduit les marges de manœuvre d’orientation des politiques publiques et qui se traduit par une réduction qualitative du pouvoir budgétaire national. Tandis que les règles budgétaires européennes impliquent une réduction quantitative du pouvoir budgétaire national.

Cette perte de pouvoir budgétaire des gouvernements nationaux – et donc du pouvoir politique du citoyen – ne s’accompagne pas de la construction d’un pouvoir budgétaire proprement européen.

La grande difficulté, lorsqu’on aborde la question européenne, c’est de parvenir à désinstitutionnaliser la lecture que nous faisons de l’Union européenne pour accéder à une compréhension substantielle des choses. Si nous regardons formellement ce qu’est l’Union européenne, nous constatons qu’elle est dotée d’un parlement, d’élections, d’un État de droit et d’un système de protection des droits fondamentaux. Tout cela est très précieux et nous pourrions conclure que son fonctionnement est démocratique, voire davantage démocratique que les États membres. Mais ce n’est pas le cas. S’il y a une démocratie institutionnelle et procédurale au niveau européen, fait défaut la substance de la démocratie. Le budget de l’Union européenne est de l’ordre de 1% de son PIB, dont une grande partie est dédiée à des dépenses fléchées de fonctionnement. Si vous rapprochez ce chiffre avec ce que prescrit l’ONU en matière d’aide au développement – 0,7% du PIB -, on voit bien que d’un point de vue substantiel, l’Union européenne ressemble peu ou prou, en termes de puissance de feu, à une super agence de développement sectoriel et territorial. Vous avez des secteurs circonscrits et des territoires – notamment à l’Est où se concentre les fonds de cohésion – qui sont très impactés par l’Union européenne.

Mais l’Union européenne, appréhendée de manière substantielle, n’arrive pas à franchir le seuil de significativité politique. C’est ici que se situe la grande différence lorsque nous abordons la question de la crise européenne depuis le prisme d’une lecture démocratique. Ce qui compte, c’est d’abord la question du budget, de la puissance publique européenne, et par extension, l’absence de cette dernière. Aujourd’hui, nous avons un budget qui est n’a pas la taille critique. L’enjeu primordial n’est pas de se doter d’un budget comme instrument de stabilisation, mais de considérer passer d’un budget technique à un budget proprement politique. Notre thèse est celle de l’institution d’une puissance politique européenne, et donc la création d’une figure charnelle du citoyen européen, ce qui implique que les élections européennes soient le relai d’un véritable pouvoir budgétaire parlementaire européen.

MA : À cette fin, il faudrait donc parvenir à ce que ce budget européen apparaisse au citoyen comme ayant un effet de bien-être supérieur, de manière à changer le régime de croissance en profondeur, en particulier dans le domaine environnemental. Il faut le faire dans des conditions qui paraissent équitables aux différentes couches sociales, à la fois par des investissements qui pensent l’avenir en termes de soutenabilité et qui, dans le même temps, assurent une croissance plus élevée. On ergote sur ce qui se passe actuellement, mais tant que l’Europe en reste à un niveau de 1,2 ou 1,5% de croissance, elle est totalement paralysée. Il faut revenir à l’essentiel : le monde est en train de changer en profondeur, nous sommes à la fin de cette phase bien particulière du capitalisme financiarisé, et c’est le moment ou jamais pour la puissance publique de reprendre la main sur le pouvoir économique. Cela suppose qu’il y ait un budget suffisamment dynamique et ce à deux niveaux. Les biens collectifs sont européens et le deviendront de plus en plus : réseaux, électricité, transports, etc. Les infrastructures tombent en ruine en Allemagne, un pont s’effondre à Gênes : voilà les véritables problèmes. Ces problèmes-là nécessitent une prise en charge par une puissance publique au niveau européen.

NL : C’est en quelque sorte le pendant de ce qu’a fait la BCE pour sauver la zone euro, en s’auto-attribuant une fonction de prêteur en dernier ressort. Par ce geste, elle a renoué le lien organique entre la monnaie et le souverain politique.

LVSL : Mais elle ne fait pas l’objet d’un contrôle. Il n’y a pas de souverain qui contrôle cette banque…

NL : Certes, mais elle a cependant entrepris un geste souverain qui a fait retrouver à la monnaie sa nature politique. Ce qu’il faut réhabiliter par cette puissance publique européenne, c’est la notion d’emprunteur et d’investisseur en dernier ressort. À un certain stade, on ne peut pas compter sur le marché pour répondre à des intérêts de long terme. Il est nécessaire que la puissance publique, par un acte politique, décide de ces grands investissements et de la production massive de biens publics européens.

LVSL : Justement, comment pensez-vous que nous puissions construire ce type de puissance sur un plan purement politique : comment faire en sorte que les pays y arrivent ? Quel serait le montant du budget nécessaire à ce type de préservation des biens collectifs, d’investissement, de changement de régime de croissance européen ?

NL : Ce qu’il faut bien faire comprendre au préalable – et qu’il faut graver dans la tête des dirigeants, des élites, des décideurs et des citoyens européens –, c’est que la vague de fond populiste ne sera pas contrebalancée par la méthode des petits pas. Autrement dit la méthode d’intégration actuelle, où nous essayons de colmater les dysfonctionnements par petits pas, par des déséquilibre fonctionnels constructifs. Cette méthode a constitué un coup de génie dans les années 1950 après l’échec du momentum fédéraliste, mais elle a épuisé aujourd’hui tout son ressort.

MA : Depuis la prise du pouvoir par la finance dans les années 1980, on ne peut plus fonctionner de cette manière. La finance est par nature un facteur de déséquilibre. On ne peut pas considérer la finance comme un secteur comme un autre, alors qu’il possède un impact sur tous les autres secteurs. Si nous raisonnons comme cela, nous nous heurtons à un mur. C’est ce qui s’est produit dès les années 1980 avec les contraintes rencontrées par François Mitterrand. La finance était « son ennemi », mais il ne comprenait pas quelle était la logique profonde qu’elle recouvrait. Dès les années 1980, ce processus ne pouvait plus fonctionner.

NL : Aujourd’hui nous sommes au bout de ce que l’on appelle en sciences politiques le néo-fonctionnalisme, qui sous-tend la méthode d’intégration actuelle. C’est le point de départ de notre essai La Double démocratie : il faut poser un nouvel acte fondateur politique européen. Lequel ? Il y a une manière de penser les choses en matière de souveraineté. C’est l’hypothèse fédéraliste, soit un acte fondateur qui engendrerait un transfert de souveraineté au niveau de l’Union européenne – au fond, le repli souverainiste du Brexit s’inscrit dans cette même logique. Nous pensons que ces deux hypothèses sont les deux faces d’une même pièce, caractérisées par une même obsession sur la souveraineté. La souveraineté appartient aux États-membres, cela n’a pas changé. Nous ne croyons pas beaucoup à l’hypothèse fédéraliste des États-Unis d’Europe.

L’autre levier sur lequel nous voulons travailler consiste à créer un saut de puissance publique. Cela ne passe pas par l’institution d’un État souverain, mais d’une démocratie européenne, donc d’une puissance publique européenne et d’un budget politique européen. C’est ici que nous introduisons la notion de double démocratie, qui s’oppose à celle de souveraineté, qui est une notion une et indivisible d’instance normative de dernier ressort, qui par définition, par géométrie disons, ne peut pas se partager, se décomposer, se fragmenter. S’il y a transfert de souveraineté vers le niveau de l’Union européenne, cela engendrerait une perte sèche de souveraineté pour le niveau national. Ce qui ne saurait être accepté par les peuples européens. En revanche, la démocratie peut effectuer ce saut car elle ne fonctionne pas dans une logique de vases communicants. Elle peut engager une logique de jeu à somme positive. Il peut y avoir une démocratie nationale à côté d’une démocratie locale. La région peut être une entité démocratique parfaitement légitime, sans être une entité souveraine. Nous défendons l’hypothèse d’un système à deux niveaux de puissance publique : la démocratique nationale qui demeure souveraine et une démocratie européenne sans souveraineté, mais réellement puissance publique, capable de produire des politiques publiques européennes décidées par les citoyens européens dans le cadre des élections européennes.

MA : Il y a une contrainte supplémentaire : il faut pouvoir travailler à traités constants. Il est impossible de dire que la révision des traités est la première étape pour réaliser cela. Les forces politiques qui existent en Europe l’empêchent. Il faut donc travailler à traités constants et voir ce que cela permet. Nous pouvons penser par exemple qu’il est nécessaire que le parlement européen vote un budget plus élevé, qui passerait de 1 à 3% du PIB. Mais le parlement européen ne peut pas voter cela, car les traités ne le permettent pas actuellement. Les ressources supplémentaires qui permettraient de développer des dépenses d’investissement en construisant des biens communs européens ne sont pas à disposition, principalement parce qu’on ne peut pas changer les traités.

LVSL : Et donc, comment fait-on ?

MA : Par la notion que nous avons mise en avant : les ressources propres. Dans les ressources du budget européen, la plus grande partie provient de subventions que les pays-membres donnent et qu’ils peuvent retirer, car en réalité, cela reste une attribution souveraine des pays-membres. Une puissance publique européenne ne peut donc se constituer durablement, parce qu’elle peut être à tout moment déstabilisée par les contraintes budgétaires des pays-membres – ne pouvant plus contribuer autant qu’avant au projet européen.

Il y a une ressource qui n’est pas soumise à ces contraintes : les droits de douane. Il faut donc développer d’autres ressources propres pour le budget européen que le Conseil peut accepter en tant que telles parce qu’elles ne violent pas les règles des traités. Elles permettront de développer une politique d’investissement public et d’investissement privé, accompagnées d’une nouvelle forme de croissance.

LVSL : Plus précisément, quel serait le montant de ces budgets pour vous en termes de pourcentage du PIB européen ?

MA : Nous l’estimons, comme Thomas Piketty, à plus ou moins 3% du PIB.

LVSL : Est-il vraiment possible d’imaginer la mise à disposition de centaines de milliards d’euros par le Conseil, alors qu’il peine à s’accorder par exemple sur la question des GAFA ?

MA : Le plus gros problème se situe au niveau de l’harmonisation fiscale. Nous avons évoqué l’ordolibéralisme allemand, mais les Pays-Bas constituent en Europe un obstacle plus grand encore, parce que c’est là-bas que les GAFA se trouvent. C’est là aussi que Ghosn a installé Nissan et Renault. Les Pays-Bas constituent en Europe le cœur du néolibéralisme. L’opposition qui existe en Europe entre les différentes souverainetés nationales s’inscrit ici. Il faudrait bien entendu parvenir à se rapprocher pour résoudre le problème des GAFA. Une harmonisation fiscale est indispensable. Comme cette harmonisation fiscale ne peut pas être mise en place telle quelle au départ, on a cherché des ressources qui sont plus facilement accessibles : d’où la mise en place d’une TVA européenne, d’une taxe carbone européenne, etc. C’est ici que réside le problème d’une ressource qui est liée à l’intégration des marchés de capitaux. Les conséquences de la polarisation et de la crise qui en a résulté, c’est qu’il n’y a plus d’intégration financière en Europe. Les banques ne prêtent plus qu’au niveau national. Pour remettre en marche cette intégration financière, il faudrait des ressources fiscales qui lui soient liées. Nous avons indiqué la liste des ressources nécessaires qui permettraient de monter à 3,5% du PIB.

NL : Lorsque nous en arrivons à cette dimension constitutive du politique en Europe, nous redécouvrons que l’Europe constitue fondamentalement un enjeu géopolitique intra-européen. Nous retombons sur de grandes logiques de compromis historique entre les puissances du continent, d’abord entre la France et l’Allemagne, et il faut commencer par convaincre l’Allemagne. Nous constatons, même lorsque nous avons un nouveau président fraîchement élu, qui met sur la table un volontarisme européen quasiment inédit, que les propositions françaises se font absorber, amortir par une forme d’immobilisme extrêmement enraciné propre à l’Allemagne, au gouvernement d’Angela Merkel. On l’a vu au sommet de Meseberg : Emmanuel Macron a fait tout son possible pour concrétiser l’idée d’un budget de la zone euro, sans succès significatif.

Comment convaincre l’Allemagne ? Car là est bien le défi premier. C’est au fond ce à quoi nous essayons de contribuer avec notre livre : il faut d’abord produire un nouveau paradigme d’appréhension de l’intégration européenne et de la crise actuelle, pour ensuite entrer dans le débat public allemand – intellectuel et politique – pour en modifier la configuration. À notre sens, le principal changement à opérer est de sortir d’une logique de la raison économique où les Français diraient aux Allemands : « Nos déficits sont vos excédents, donc il est normal que vous dépensiez plus », et où les Allemands répondraient : « Vous n’avez qu’à faire comme nous, nous partageons nos excédents avec le reste du monde ». C’est ce que nous observons jusqu’à présent et ça ne marche pas.

Si, en revanche, nous reconfigurons la discussion en termes démocratiques, mettant en avant le fait que l’enjeu n’est pas macroéconomique mais en premier lieu démocratique, nous arriverons peut-être à pénétrer davantage le débat public allemand, d’autant plus si l’on utilise leur propre conception de la démocratie, notamment celle développée par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, dans une sorte de jujitsu intellectuel. Car le point d’impossibilité à faire tomber est le kein Transfertunion. Il faut marteler à nos amis Allemands que celle-ci existe déjà : c’est le marché intérieur – et qu’ils en tirent grands profits. Mais cette union de transferts est centripète, mue par une dynamique d’agrégation des richesses vers un centre selon une logique de concurrence des intérêts privés. Elle ne peut se suffire à elle-même. Il faut nécessairement une contre-union de transfert mue par une dynamique centrifuge de distribution des richesses du centre vers la périphérie selon une logique de lutte pour la définition de l’intérêt général. L’existence même du marché intérieur produit une richesse qui génère des profits pour les grandes entreprises européennes. Il est normal, logique, sur un plan démocratique, de fiscaliser une partie de ces richesses produites aux fins de produire les biens publics nécessaires à la viabilité de l’ensemble.

MA : La solution n’est possible que si une dimension de long terme est remise au premier plan en Europe. La stabilisation concerne des mécanismes assez faciles à mettre en place. La question majeure, c’est la croissance potentielle. L’Europe s’affaiblit systématiquement au niveau mondial et la géopolitique aussi intervient, c’est-à-dire que l’Europe a besoin d’exister politiquement vis-à-vis du reste du monde.

LVSL : En général, les corps politiques se constituent en référence à un ennemi commun. Pour les nationalistes, il s’agit des immigrés. Pour une partie de l’establishment européen, il s’agit de la Russie. Pour les forces populistes de gauche, il s’agit des oligarchies européennes. Mais on assiste à l’émergence très rapide de la Chine qui arrive en Europe avec son projet géant de nouvelle route de la soie. Pensez-vous que celle-ci puisse constituer une menace suffisante pour obliger le continent à mettre en place des formes de solidarité et un protectionnisme européen ?

NL : L’Europe est avant tout un projet géopolitique. Ne perdons jamais cela de vue. C’est un projet géopolitique à la fois intra-européen et qui s’inscrit dans la donne mondiale. Il est symptomatique qu’Emmanuel Macron construit son discours européen autour de la notion de souveraineté européenne (pour une analyse critique, voir ma tribune publiée sur Telos : « Critique du discours européen d’Emmanuel Macron »), qui en fait envoie à l’idée d’autonomie stratégique. On voit bien qu’aujourd’hui la justification de la paix continentale se voit substituée par une justification par l’affirmation et la défense des intérêts et des valeurs de l’Europe dans le nouvel ordre mondial sino-américain, où l’hégémonie des valeurs occidentales n’a plus cours. C’est l’ensemble de l’infrastructure institutionnelle internationale, qui reposait sur l’implicite d’une domination du modèle de la démocratie libérale en expansion continue, qui se voit remis en question. Et l’Europe doit donc se repositionner. Mais la grande difficulté de cette justification par l’extérieur du projet européen est qu’elle fait l’impasse sur la justification par l’intérieur de l’Europe politique. Plus fondamentalement, une telle justification par l’extérieur renvoie implicitement à la logique d’alliance intra-européenne pour mieux se positionner dans le nouvel ordre mondial. Elle tend à refouler la question primordiale de la dimension constitutive du politique européen, du faire-société.

LSVL : Il nous semble cependant que, loin de converger, on assiste à une divergence politique croissante en Europe. L’Allemagne ne veut pas entendre parler d’union de transfert, régulièrement agitée comme un épouvantail dans la presse allemande. Les pays d’Europe de l’Est ont opéré un tournant illibéral. Le Royaume-Uni s’en va… Au-delà du plan écrit sur le papier, comment un gouvernement peut-il agir avec autant d’obstacles ?

NL : D’où la nécessité d’acter la fin de la méthode des petits pas, cette logique néo fonctionnaliste de l’intégration et de poser un nouvel acte politique européen fondateur, comme le furent la création du marché commun et de la monnaie unique. Seul un saut politique substantiel modifiant la configuration fondamentale du système juridico-politique européen sera en mesure d’inverser la dynamique de politisation négative qui affecte l’ensemble des démocraties nationales en Europe. Pour ce faire, il faut se resituer dans le temps historique, celui qui permet les grands compromis géopolitiques intra-européens. Ce n’est que de la sorte qu’on amènera l’Allemagne à lâcher le kein Uniontransfert, comme elle fut capable de lâcher le deutschemark. Cela suppose que la France arrête son argumentation macroéconomique pour enfin entrer véritablement dans une discussion politique.

LVSL : Le problème n’est-il pas que la zone euro et l’Union européenne se sont construites sur un modèle plus proche du Saint-Empire romain germanique que sur celui d’une res publica jacobine Une et indivisible ? La conception politique de l’Europe que vous proposez est très française. Les conceptions ordolibérales de la démocratie et les conceptions illibérales, qui ont le vent en poupe en Europe de l’Est, semblent peu compatibles avec ce que vous proposez, comme on va probablement le voir aux prochaines élections européennes…

NL : L’Union européenne et la zone euro ne trouvent pas vraiment d’équivalent dans l’histoire continentale et, au fond, mieux vaut ne pas s’épuiser à retrouver un précédent historique qui serait capable, croit-on, d’assoir la légitimité d’une Europe politique à venir. Ce que les Européens entreprennent depuis les années 1950 est foncièrement inédit. Il s’agit d’inventer une nouvelle forme politique qui dépasse l’État souverain tout en le préservant. Je ne sais pas si notre modèle de la double démocratie européenne est d’inspiration très française. À vrai dire, je ne le crois pas. Quelque part, elle s’appuie très fortement sur la théorie de la démocratie développée par la Cour constitutionnelle allemande. L’hypothèse de la double démocratie européenne s’écarte du modèle supranational fédéraliste mais également du modèle de la coordination fonctionnaliste horizontale, le fameux gouvernement économique qu’appellent de leurs vœux depuis deux décennies les élites françaises

Alstom – General Electric, une affaire d’État ?

Site internet du documentaire “Guerre fantôme”

Le 17 janvier 2019, le député LR Olivier Marleix a saisi le parquet de Paris sur l’affaire Alstom – Generel Electric (GE), au titre de l’article 40 du Code de procédure pénale. Cet article oblige toute autorité constituée ou tout fonctionnaire à informer la justice d’un crime ou d’un délit porté à sa connaissance. Mais le député d’Eure-et-Loir, ancien président de la commission d’enquête parlementaire sur les décisions de l’État en matière de politique industrielle, va plus loin et vise directement Emmanuel Macron dans ce dossier, alors secrétaire général adjoint à la présidence de la République. Entretien avec David Gendreau et Alexandre Leraître, réalisateurs du documentaire « Guerre fantôme, la vente d’Alstom à General Electric ». 


La commission intitulée « Commission d’enquête sur les décisions de l’État en matière de politique industrielle, notamment dans les cas d’Alstom, d’Alcatel et de STX » dont faisait partie Olivier Marleix s’est intéressée à partir de novembre 2017 au cas d’Alstom. Le gouvernement venait alors de refuser d’utiliser son droit de rachat sur les actions. Cette décision a mis fin aux espoirs des salariés français de General Electirc, notamment sur le site GE Hydro de Grenoble où 293 postes ont été supprimés.

Afin de comprendre les motivations du député Marleix et les enjeux liés à cette procédure, nous avons interrogé David Gendreau et Alexandre Leraître, réalisateurs du documentaire « Guerre fantôme, la vente d’Alstom à General Electric » diffusé pour la première fois sur LCP le 25 septembre 2017 et rediffusé le 8 et 10 février 2019 par la chaîne. Les deux réalisateurs et leur équipe ont fait un travail pédagogique d’envergure pour expliquer les tenants d’une telle affaire. De nombreuses personnalités se succèdent devant leur caméra pour revenir sur le déroulé de la vente de la branche énergie d’Alstom, parmi lesquelles Arnaud Montebourg, Jean-Pierre Chevènement, Loïk Le Floch-Prigent (ex-PDG d’EDF, GDF et Elf) ou encore Alain Juillet (Directeur du renseignement de la DGSE de 2002 à 2003 et Président de l’Académie de l’Intelligence économique).

LVSL – Rapidement, comment résumer l’affaire Alstom-General Electric ? 

David Gendreau et Alexandre Leraître – L’entreprise française Alstom, vieille de plus de 130 ans et qui officiait dans le nucléaire et le ferroviaire, a vu sa branche énergie être rachetée par l’américain General Electric dans l’indifférence générale en 2014.

De là plusieurs choses doivent nous interpeller. D’abord, cette transaction a été présentée comme une alliance à 50-50 entre un groupe français et un groupe américain, alors qu’un examen rapide des accords de l’époque révèle qu’il s’agit d’une liquidation intégrale des activités énergie d’Alstom à General Electric. Ensuite, Alstom détenait des technologies de souveraineté nationale critique. Elle entretenait l’intégralité des turbines de nos centrales nucléaires et du porte-avion Charles de Gaulle. Ce sont des leviers essentiels de notre souveraineté énergétique et militaire qui sont sous contrôle opérationnel du gouvernement américain. Ce dernier peut décréter un blocus en cas de désaccord politique. Comme nous le montrons dans le film, cela s’est déjà produit.

« Il s’agit d’une liquidation intégrale des activités énergie d’Alstom à General Electric. »

Les Américains ont eu recours à tout l’arsenal de la guerre économique pour faciliter leur prise de contrôle d’Alstom, notamment en exerçant une pression économique et judiciaire très forte sur les cadres du groupe français. Tout porte à croire que Patrick Kron, le PDG d’Alstom de l’époque, a vendu l’entreprise à General Electric pour éviter de pourrir dans une prison de haute sécurité américaine, à l’instar de certains de ses plus proches collaborateurs, qui aujourd’hui prennent la parole. (Voir notamment le livre de Frédéric Pierucci NDLR).

LVSL – Comment avez-vous collecté les informations pour votre film ? Quelles difficultés avez-vous rencontré ?

DG et AL – Nous avons lu toutes les enquêtes et rapports d’analyse sur le sujet et rencontré de nombreux journalistes, historiens, politiques, (ex-)espions et industriels qualifiés sur cette affaire, sans compter les témoignages anonymes d’employés d’Alstom.

« Tout porte à croire que Patrick Kron, le PDG d’Alstom de l’époque, a vendu l’entreprise à General Electric pour éviter de pourrir dans une prison de haute sécurité américaine. »

Notre principale difficulté tient au fait que nous avons fait ce film dans le plus grand secret et sur fonds propres. Pour vous donner une idée, notre budget est quarante fois inférieur à une production télévisuelle classique, et n’a bénéficié d’aucune aide ou subvention publique.

Le bon côté est que ça nous a permis d’être entièrement indépendants et de dire tout ce que l’on avait à dire, quitte à balancer des noms. Le mauvais côté est que ça ne nous a rien rapporté et que le bénévolat n’a pas substantiellement fait augmenter le pouvoir d’achat de quiconque au sein de l’équipe !

LVSL – Êtes-vous surpris par la saisie du parquet de Paris et pourquoi, à votre avis, n’a-t-elle lieu que maintenant ?

DG et AL – À l’approche d’élections, les affaires ressortent. Laurent Wauquiez n’est pas bien placé pour les européennes, il actionne les leviers qu’il a sous la main. L’affaire Alstom est une patate chaude : plus vous la refilez vite à vos adversaires et plus vous marquez des points.

LVSL – Olivier Marleix émet l’hypothèse d’un « pacte de corruption » (c’est le terme qu’il emploie), au bénéfice d’Emmanuel Macron lors de la signature du rachat le 4 novembre 2014. Votre documentaire met-il aussi directement en cause le président de la République ? Que pensez-vous de cette hypothèse ?

Alexandre Leraître

DG et AL – L’actuel président de la République est impliqué, puisqu’il était à l’époque de cette affaire secrétaire général adjoint de l’Élysée. De plus il a validé pour ne pas dire encouragé cette vente à toutes les étapes de la négociation, pour finalement brader le dernier morceau français à l’allemand Siemens deux ans plus tard.

Ici, Olivier Marleix fait de la politique. Il tente de faire oublier que des hauts dignitaires de son parti ont gravité autour de cette vente et préfère tout mettre sur le dos d’Emmanuel Macron. C’est de bonne guerre. On l’imagine mal saisir le parquet pour savoir dans quelle mesure Valérie Pécresse ou Clara Gaymard auraient pu s’enrichir dans cette affaire.

LVSL – Olivier Marleix, dans sa lettre au parquet, écrit « Le fait que l’on puisse retrouver dans la liste des donateurs ou des organisateurs de dîners de levée de fonds pour En Marche des personnes qui auraient été intéressées aux ventes précitées (Alstom, Technip, Alcatel etc.) ne peut qu’interroger. S’il était vérifié, un tel système pourrait être interprété comme un pacte de corruption. ». Allez-vous poursuivre ou étendre votre enquête ?

DG et AL – Il ne faut pas prendre ce genre de déclaration tonitruante au premier degré. Prenons un peu de recul : notre film qui dénonce les stratégies d’influence américaine en France a déclenché immédiatement une commission d’enquête parlementaire pour éclaircir cette sombre affaire. Or qui a été diligenté pour mener l’enquête ?

D’un côté Monsieur Kasbarian, député LREM qui réduit toute cette affaire à une vulgaire théorie du complot et qui a refusé obstinément d’auditionner le témoin numéro un, Frédéric Pierrucci, tandis qu’il était en prison. Et pour cause, quiconque a rencontré Frédéric Pierrucci comprend vite que tout ça n’a rien à voir avec une théorie du complot.

David Geandreau

De l’autre côté le député Les Républicains Olivier Marleix, une fois la commission d’enquête terminée, s’est contenté de monter en épingle des détails périphériques et insignifiants de l’affaire, comme le rapport AT Kearney commandé par Macron quelques années plutôt. Ce rapport n’a en fait rien de secret, et nous-mêmes en avions connaissance dès le début de notre travail. Tout ceci ressemble à une tentative de diversion politicarde.

On ne résiste pas à l’envie de faire remarquer qu’Olivier Marleix est le vice-président du Cercle Jefferson, une officine d’influence américaine financée par le département d’État, dont le rôle est grosso modo similaire à celui du programme Young Leaders.

Au final, la thèse au centre de notre film, et qui a déclenché cette commission d’enquête, est finalement réduite à un paragraphe de onze lignes perdues dans un rapport de centaines de pages. Tout est fait pour passer à côté du sujet et noyer le poisson. Ces 30 parlementaires ont eu 6 mois pour enquêter. Ils ont eu accès à tous les témoins clés. Tout ça pour finalement accoucher d’une souris. Le peu de mesures préconisées par cette commission ont d’ailleurs été torpillées depuis par le Sénat.

LVSL – Les médias ont révélé en décembre que des enquêtes américaines pour corruption visent également Airbus. Allez-vous poursuivre votre travail d’information pour d’autres cas de ce type ? Peut-on dire que ces affaires sont similaires ?

DG et AL – Cela fait deux ans qu’on l’annonce, mais les chaînes télé ne se pressent pas au portillon pour médiatiser la chose. En attendant, oui, Airbus est dans la panade : le secteur R&D a été pillé par des employés de Google, du DARPA et du Massachusetts Institute recrutés opportunément aux postes clés de l’avionneur avant de repartir aussitôt de l’autre côté de l’Atlantique. Tandis qu’une cohorte d’avocats américains a siphonné les téléphones et les ordinateurs des employés, sous prétexte d’une enquête pour corruption.

On attend que Monsieur Kasbarian dénonce l’odieuse théorie du complot qui se déroule sous nos yeux pour la quatrième fois d’affilée (Alstom, Alcatel, Technip et Airbus).

 

Site internet du documentaire : https://www.guerrefantome.com/

Entretien de Frédéric Pierucci dans Le Monde du 15 janvier 2019.

Entretien avec Arnaud Montebourg sur LVSL.