« Ce qui fait le lien social, c’est l’euro » – Entretien avec Michel Aglietta et Nicolas Leron

©Vincent Plagniol

Michel Aglietta et Nicolas Leron ont publié en 2017 La double démocratie, qui aborde les impasses de la construction européenne et ses défaillances politiques. Loin d’appréhender l’enjeu dans des termes purement techniques, ils en reviennent à une véritable économie politique européenne. À partir d’une analyse fine des problèmes liés à la zone euro et à l’absence d’une Europe politique, ils formulent des propositions afin de sortir par le haut de cette crise en établissant un système de double démocratie, qui n’irait pas à l’encontre de la souveraineté des États. Deux ans plus tard, et à l’approche des élections européennes, nous avons souhaité les interroger sur la pertinence d’une telle approche, alors que la crise européenne s’approfondit. Entretien réalisé par Lenny Benbara. Retranscrit par Anne Wix.


LVSL : On vient de fêter les vingt ans de la monnaie unique : où en est la zone euro ? Est-ce que le phénomène d’euro-divergence peut la faire imploser ?

Michel Aglietta : Il faut comprendre pourquoi il y a eu euro-divergence et donc en premier lieu comprendre quelles sont les dynamiques des années 1980 qui ont permis de décider de faire l’euro, et l’ambiguïté que cela a entraîné, du point de vue de la France notamment. Ce dont il faut se rappeler des années 1980, c’est qu’il y a un raz-de-marée, une véritable contre-révolution économique par l’arrivée de Thatcher et de Reagan, synonyme d’un néolibéralisme auparavant inconnu, aux États-Unis ou ailleurs. Le libéralisme politique américain observé par Tocqueville n’a rien à voir avec le néolibéralisme qui émerge alors. Il insiste sur les contrepouvoirs de la justice, des médias et de la répartition des responsabilités politiques entre les États fédérés et l’État fédéral. Au contraire, le néolibéralisme a pour caractéristique essentielle d’affirmer que l’État est un obstacle et que c’est le marché financier qui doit diriger l’économie dans son ensemble. Le rôle de l’État se réduit à ses fonctions régaliennes.

Vis-à-vis du néolibéralisme, la France est complètement en porte-à-faux avec l’arrivée de Mitterrand au pouvoir. Tandis que sont menées dans les pays anglo-saxons des politiques économiques restrictives, Mitterrand arrive avec un projet d’industrialisation du pays – que Chevènement lui avait soufflé – conçu sur la base des outils institutionnels dont on disposait, puisqu’on avait tout nationalisé, à la fois le secteur financier et la plupart des grandes entreprises des secteurs industriels. La notion qu’on nous a demandée de développer, à Robert Boyer et moi-même à cette époque, c’est celle de pôle de compétitivité. Le problème du porte-à-faux s’est immédiatement posé : la France a été mise en difficulté au niveau macro-économique par un déficit extérieur considérable et une pression énorme sur la monnaie. Nous étions déjà dans le SME, le système monétaire européen. Le tournant français se situe le 1er mars 1983 – j’étais à cette réunion – quand Mitterrand a convoqué des économistes sur le conseil d’Attali. Que faut-il faire ? Sort-on du SME ? Doit-on y rester ? La décision que Mitterrand a prise fut de rester dans le SME après une dévaluation conséquente puis de changer de politique en s’accrochant au deutschemark. La France est entrée dans la désinflation compétitive dont elle n’est jamais ressortie.

LVSL : Quelle était votre position à ce moment-là ?

MA : Ma position était qu’il fallait dévaluer de manière importante sans sortir du SME mais en prenant une position compétitive forte du fait d’une dévaluation massive. Il fallait surtout poursuivre dans la vision de Chevènement et développer les pôles de compétitivité. Une fois que la décision de suivre le deutschemark a été prise, la France s’est progressivement moulée dans le modèle néolibéral. Il y a eu deux étapes : 1986 avec les premières privatisations et ensuite 1995 avec l’abandon total de la propriété du capital des entreprises que Balladur avait voulu constituer en noyaux durs par les investisseurs institutionnels, c’est-à-dire les compagnies d’assurance essentiellement, de la propriété des grandes entreprises. L’actionnariat s’est rapidement internationalisé avec l’entrée des fonds de pension et des hedge funds anglo-saxons. Nous sommes entrés dans un système anglo-saxon en dix ans.

Sur le plan européen, la relance de l’Europe a suivi l’orientation britannique avec l’Acte unique européen de février 1987, par lequel nous poursuivons l’intégration dans le domaine financier. L’Acte unique est entièrement néolibéral puisque la monnaie est considérée à ce moment-là – c’est là que le groupe Delors est lancé et j’y participe – comme un couronnement de la finance pour pouvoir diminuer les coûts de transaction. C’est la finance qui doit être l’axe directeur de l’Europe à venir.

Arrive le deuxième choc qui est la réunification allemande. Mitterrand veut à tout prix accrocher l’Allemagne à l’Europe par ce qui est essentiel pour les Allemands, c’est-à-dire la monnaie. Kohl est d’accord mais sous la condition que la nouvelle monnaie, l’euro, ait les caractéristiques du deutschemark. Or l’ordolibéralisme germanique est profondément différent du néolibéralisme anglo-saxon. L’ordolibéralisme, développé par l’école de Francfort, est une doctrine qui se méfie énormément de la finance, ne reconnaît pas la notion de processus financier auto équilibrant, ni celle d’efficience financière. L’ordolibéralisme promeut un cadre institutionnel fort et centré sur la monnaie qui permet d’éviter que tout pouvoir arbitraire, notamment un pouvoir financier, ne s’assure une prépondérance politique.

LVSL : Il y a tout de même des points communs avec le constitutionnalisme économique présent chez Hayek…

MA : Sauf que Hayek ne pense pas à des institutions fortes. Il pense que l’ordre social est organiquement engendré par la conscience morale que les membres d’une société ont vis-à-vis du collectif qui les constitue. Bien évidemment il y a une origine autrichienne à cette position, mais essentiellement vis-à-vis de ce qui s’est passé dans les années 1920. Il s’agit de fermer la possibilité du nazisme. Ce n’est pas par hasard que la loi fondamentale allemande ait été créée bien avant la République fédérale. La loi fondamentale a un principe d’éternité dans sa conception de la démocratie qui est institutionnalisé dans le lien social qu’est la monnaie. La monnaie est considérée comme le pivot sur lequel s’établissent des institutions qui permettent d’éviter la prise du pouvoir politique par des entités, disons non libérales ; non démocratiques. La monnaie a besoin d’une légitimité politique. Vous avez donc deux sortes de légitimités qui arrivent en même temps en Europe et qui sont totalement contradictoires : le néolibéralisme et l’ordolibéralisme. Résultat : dès le début de l’euro, il y a divergence puisque la plupart des pays vont se mettre dans la logique de la dynamique néolibérale, dominante à cette époque. Il va donc y avoir dans les pays du Sud, mais aussi en Irlande, une spirale entre le développement de l’endettement privé et la spéculation immobilière qui est complètement contraire avec la position allemande. Et ce développement de l’endettement privé crée la divergence qui n’a jamais cessé malgré les politiques qui ont tenté de la réduire.

Ainsi, la crise de 2010-2012 en Europe n’est que l’accentuation de la crise de 2008. Autant les Américains ont contré la crise par des politiques très fortes, autant l’Europe n’avait pas la possibilité de le faire. La divergence est toujours là et c’est toujours la même logique. Donc, que fait-on ? Quel est véritablement le substrat politique nécessaire pour que l’euro puisse être une monnaie complète ? Est-ce qu’on choisit l’ordolibéralisme ou est-ce qu’on ouvre une autre voie ?

LVSL : Justement, à quel point l’euro-divergence est-elle encore un risque aujourd’hui et est-ce que vous identifiez d’autres risques qui pourraient mettre en cause l’existence même de l’euro ?

MA : L’euro-divergence est présente en Italie et de manière extrêmement forte. Les conditions dans lesquelles l’Espagne et le Portugal en sont sorti, c’est-à-dire par la déflation salariale, ont été des conditions extrêmement traumatisantes pour leurs propres systèmes sociaux.

Nicolas Leron : On a obtenu, du moins pour le temps présent et pour un avenir proche, une forme de stabilisation de la zone euro sur le plan macroéconomique. Elle a cependant eu un coût politique. On voit bien la montée des forces anti-européennes, voire anti-démocratiques actuellement. Elles gagnent du terrain en Europe occidentale.

Nicolas Leron, politiste et professeur à Sciences Po. ©Vincent Plagniol pour LVSL

Tout ne s’explique pas par la crise économique, mais c’est une cause forte de cette avancée des forces populistes au sens large et d’un affaissement des démocraties nationales. Vous parliez d’injecter du politique dans l’économique. Notre démarche, à Michel et moi, est un peu plus fondamentale que cela : il s’agit d’inverser le regard, de qualifier autrement la crise européenne et son point de départ. Nous disons que c’est une crise démocratique qui a des effets macroéconomiques. C’est d’abord une crise du politique, de la puissance publique, qui ensuite a des effets de déstabilisation macroéconomique. Et non l’inverse. Si nous faisons une forme d’analyse du discours, d’explication classique de la crise européenne, le point de départ, dans cet ordre de discours, c’est un problème de stabilisation d’une zone monétaire sous-optimale. Toute la réflexion du système européen consiste à savoir comment nous parvenons à stabiliser cette zone monétaire sous-optimale et le maître mot est stabilité. Selon nous, il faut remplacer l’objectif de stabilité, aussi important soit-il, par un problème de légitimité démocratique comme point de départ. Il faut ensuite aborder la question macroéconomique et les questions de l’investissement, de la stabilisation, etc. Mais le point de départ doit être démocratique. Lorsque l’on part du prisme de la démocratie, on requalifie et relit dans un nouveau sens l’ensemble des éléments connus et des données actuelles.

LVSL : Je voulais revenir sur l’Italie avant de passer à la phase des solutions puisque c’est une donnée fondamentale de ce qui se passe aujourd’hui dans la zone euro. L’Italie était une des trois économies généralistes de la zone, qui a, depuis son entrée dans celle-ci, une croissance quasiment nulle, voire une décroissance du PIB par habitant. Les indicateurs de productivité sont extrêmement préoccupants, le taux de créances pourries reste élevé et on ne sait pas exactement comment elles sont purgées des bilans des banques régionales italiennes. Dernièrement on a assisté à la victoire de la coalition Ligue-M5S qui a présenté un budget en conflit avec les règles – notamment de déficit structurel – défendues par la Commission européenne. Est-ce que vous pensez que la présence de l’Italie dans la zone euro est pérenne en l’état ? Quelle analyse faites-vous de la situation italienne ?

MA : L’Italie est un pays clé. Le système productif italien devait notamment son efficacité jusqu’aux années 1990 à l’ensemble de petites entreprises très dynamiques du Nord du pays. Il avait absolument besoin d’une compétitivité prix, c’est-à-dire qu’il fallait pouvoir systématiquement dévaluer, pour pouvoir tenir suffisamment d’avantages comparatifs pour que ces entreprises continuent à investir. Ces PME fonctionnaient très peu à partir de compétitivité hors prix et elles ont de ce fait été complètement étouffées dès que le pays a appliqué des politiques restrictives pour satisfaire aux critères d’admission dans la future zone euro. Ensuite, l’existence de l’euro ne leur permettait plus de dévaluer. L’Italie est un pays dont le taux de change réel est toujours surévalué. Il faut donc sans arrêt arriver à le compenser par la déflation salariale. Et en même temps, ils n’arrivent pas à avoir les progrès de productivité que seul un changement profond du système productif permettrait. Ce qui n’est pas simple. L’Italie n’a jamais été constituée comme cela. De plus, elle a toujours eu cette opposition Nord-Sud qui n’a jamais été résolue. L’Italie du Nord finançait sans arrêt le Sud. Si on est dans un pays qui est unifié politiquement et que vous avez quasiment deux sociétés dans le même pays, alors il y a des transferts budgétaires permanents. Ces transferts permanents, qui pouvaient aller avec la dynamique de croissance qu’avait l’Italie du Nord, n’ont plus fonctionné à partir de l’entrée en crise. L’antagonisme qui est dans la zone euro est interne à l’Italie. Je crois que c’est vraiment fondamental et comme c’est très structurel, cela se voit à travers la trajectoire de stagnation.

NL : Sur le plan géopolitique intra-européen, l’Italie est too big to fail pour ceux qui défendent la construction européenne et l’euro. Malgré tous ses défauts, Michel et moi sommes en faveur d’un projet européen qui préserve la monnaie unique. Remarquons que pour la Grèce, même s’il y a eu une très grande tentation de l’Allemagne, disons du bloc germanique, de lâcher le pays, il y a eu cet effort politique in extremis qui a été fait pour  que la Grèce ne sorte pas de la zone Euro. Nous pouvons donc penser que compte-tenu de la taille systémique de l’Italie sur le plan politique et économique, il en sera de même. Ce qui se joue pour ce pays, notamment dans son rapport aux institutions européennes et avec ses partenaires européens, ressemble à ce qui s’est joué en Grèce. Cela ressemble un peu aussi à ce qui se joue en Hongrie ou en Pologne. À un moment donné, il y a le politique national qui éprouve son rapport de force à l’égard de l’Union européenne et de ses principaux États membres. Au travers de ce geste agonistique, on commence par s’émanciper ou feindre l’émancipation. On est offensif dans le rapport de force. C’est ce qu’a fait Tsipras, c’est ce que fait le gouvernement italien. Ensuite – et jusqu’à présent ça s’est passé ainsi – il y a une forme de rééquilibrage qui est fait des deux côtés. On retrouve un nouveau point d’équilibre, parfois au détriment du gouvernement en question comme en Grèce. Mais ça lui permet de s’assurer une sorte d’assise de légitimation politique nationale, tout en retrouvant un point d’équilibre intra-européen.

MA : Comment est-on citoyen européen finalement ? Qu’est-ce qui fait le lien social ? Ce qui fait le lien social est l’euro. Les citoyens européens de tous les pays disent à toutes les enquêtes « Ce qu’on veut, c’est garder l’euro ». Les gouvernements sont obligés de le prendre en compte quels qu’ils soient. On a vu l’évolution en Grèce. Sortir de l’euro paraissait être une solution pour Varoufakis. Ils ont été obligés de changer de position très rapidement et pas seulement à cause des pressions allemandes. Leurs propres citoyens ne veulent pas sortir de l’euro.

NL : On observe le passage d’un système d’opposition classique, démocratique, entre grandes alternatives de politiques publiques, de projets de société (policies), à un système d’opposition de principe. On est pour ou contre l’Europe. Le clivage politique se reconstruit au niveau du régime politique lui-même (polity). Mais même lorsque l’on arrive à faire prévaloir l’idée que l’on est contre l’Europe au sein d’un pays, on en revient à une donnée constitutive : est-ce que nous voulons vraiment quitter la zone euro ? Est-ce qu’on veut quitter l’Union européenne ? Or on constate que – y compris pour les Grecs qui ont particulièrement souffert du programme d’aide – l’attachement politique à la monnaie unique reste majoritaire. La dimension constitutive d’un destin national reste malgré tout attachée à l’idée européenne. Cela ne veut absolument pas dire que le peuple est satisfait de ce qu’on pourrait appeler « sa condition européenne ». Il y a un attachement qui d’ailleurs est plus fort pour la monnaie que pour l’Union européenne en elle-même. Si le Brexit peut avoir lieu, c’est sans doute parce que le Royaume-Uni n’est pas dans la zone euro.

MA : Ce qu’il faut comprendre c’est que la monnaie incarne le lien social. Ce n’est pas du tout un bien, une chose. Et cela, les citoyens l’ont véritablement incorporé dans leurs comportements.

LVSL : Quelles sont les solutions, comment pourrait s’enclencher un phénomène qui permettrait de compléter la zone euro ? Vous parliez de lien social, mais on voit que ce lien social reste incomplet d’une certaine façon. Quelles sont vos recommandations ?

NL – Avant de parler de recommandations, il faut bien comprendre notre analyse de la crise européenne. Si on qualifie la crise européenne comme une crise de la démocratie, une crise de la puissance publique en premier lieu, alors, la réponse, le grand levier du changement, sera en accord avec cette analyse. Ce que nous essayons de dire avec Michel, dans notre livre La Double démocratie, c’est que l’Europe, qui est d’abord une Europe de la règle, une Europe du marché intérieur, une Europe de la concurrence, vient en fait exercer une pression sur les démocraties nationales et leur pouvoir budgétaire. Il y a une tendance lourde d’affaissement du pouvoir budgétaire des parlements nationaux. Or qu’est-ce que le pouvoir budgétaire des parlements nationaux ? C’est en fait le cœur, la substance de la démocratie. C’est ce qui confère une réalité au pouvoir politique du citoyen via son vote. C’est-à-dire sa capacité d’élire une majorité parlementaire qui mettra en œuvre ses grandes orientations de politique publique grâce à un pouvoir budgétaire. Sous couvert d’une apparence affreusement technique, 90% des enjeux à l’Assemblée nationale se concentrent dans le projet de loi de finances. La démocratie moderne, autant conceptuellement qu’historiquement, se constitue autour du vote du budget, parce que c’est le vote des recettes, c’est-à-dire le vote de la richesse publique que la société se donne à elle-même. Et c’est le vote des dépenses, c’est-à-dire quels types de biens publics la société décide de produire pour elle-même, avec bien sûr des enjeux de répartition. Or nous constatons un affaissement de ce pouvoir budgétaire sur un plan qualitatif comme quantitatif.

D’un point de vue qualitatif, que nous ayons affaire à un gouvernement de gauche ou de droite, nous sommes soumis à une pression systémique qui vise à encourager une politique de l’offre, du fait du marché intérieur et de la concurrence réglementaire intra-européenne. Bien sûr, il y a des différences de méthode. Le redressement dans la justice de François Hollande n’est pas le travailler plus pour gagner plus de Nicolas Sarkozy, ou encore le transformer pour libérer les énergies d’Emmanuel Macron. Mais structurellement, il existe une pression qui réduit les marges de manœuvre d’orientation des politiques publiques et qui se traduit par une réduction qualitative du pouvoir budgétaire national. Tandis que les règles budgétaires européennes impliquent une réduction quantitative du pouvoir budgétaire national.

Cette perte de pouvoir budgétaire des gouvernements nationaux – et donc du pouvoir politique du citoyen – ne s’accompagne pas de la construction d’un pouvoir budgétaire proprement européen.

La grande difficulté, lorsqu’on aborde la question européenne, c’est de parvenir à désinstitutionnaliser la lecture que nous faisons de l’Union européenne pour accéder à une compréhension substantielle des choses. Si nous regardons formellement ce qu’est l’Union européenne, nous constatons qu’elle est dotée d’un parlement, d’élections, d’un État de droit et d’un système de protection des droits fondamentaux. Tout cela est très précieux et nous pourrions conclure que son fonctionnement est démocratique, voire davantage démocratique que les États membres. Mais ce n’est pas le cas. S’il y a une démocratie institutionnelle et procédurale au niveau européen, fait défaut la substance de la démocratie. Le budget de l’Union européenne est de l’ordre de 1% de son PIB, dont une grande partie est dédiée à des dépenses fléchées de fonctionnement. Si vous rapprochez ce chiffre avec ce que prescrit l’ONU en matière d’aide au développement – 0,7% du PIB -, on voit bien que d’un point de vue substantiel, l’Union européenne ressemble peu ou prou, en termes de puissance de feu, à une super agence de développement sectoriel et territorial. Vous avez des secteurs circonscrits et des territoires – notamment à l’Est où se concentre les fonds de cohésion – qui sont très impactés par l’Union européenne.

Mais l’Union européenne, appréhendée de manière substantielle, n’arrive pas à franchir le seuil de significativité politique. C’est ici que se situe la grande différence lorsque nous abordons la question de la crise européenne depuis le prisme d’une lecture démocratique. Ce qui compte, c’est d’abord la question du budget, de la puissance publique européenne, et par extension, l’absence de cette dernière. Aujourd’hui, nous avons un budget qui est n’a pas la taille critique. L’enjeu primordial n’est pas de se doter d’un budget comme instrument de stabilisation, mais de considérer passer d’un budget technique à un budget proprement politique. Notre thèse est celle de l’institution d’une puissance politique européenne, et donc la création d’une figure charnelle du citoyen européen, ce qui implique que les élections européennes soient le relai d’un véritable pouvoir budgétaire parlementaire européen.

MA : À cette fin, il faudrait donc parvenir à ce que ce budget européen apparaisse au citoyen comme ayant un effet de bien-être supérieur, de manière à changer le régime de croissance en profondeur, en particulier dans le domaine environnemental. Il faut le faire dans des conditions qui paraissent équitables aux différentes couches sociales, à la fois par des investissements qui pensent l’avenir en termes de soutenabilité et qui, dans le même temps, assurent une croissance plus élevée. On ergote sur ce qui se passe actuellement, mais tant que l’Europe en reste à un niveau de 1,2 ou 1,5% de croissance, elle est totalement paralysée. Il faut revenir à l’essentiel : le monde est en train de changer en profondeur, nous sommes à la fin de cette phase bien particulière du capitalisme financiarisé, et c’est le moment ou jamais pour la puissance publique de reprendre la main sur le pouvoir économique. Cela suppose qu’il y ait un budget suffisamment dynamique et ce à deux niveaux. Les biens collectifs sont européens et le deviendront de plus en plus : réseaux, électricité, transports, etc. Les infrastructures tombent en ruine en Allemagne, un pont s’effondre à Gênes : voilà les véritables problèmes. Ces problèmes-là nécessitent une prise en charge par une puissance publique au niveau européen.

NL : C’est en quelque sorte le pendant de ce qu’a fait la BCE pour sauver la zone euro, en s’auto-attribuant une fonction de prêteur en dernier ressort. Par ce geste, elle a renoué le lien organique entre la monnaie et le souverain politique.

LVSL : Mais elle ne fait pas l’objet d’un contrôle. Il n’y a pas de souverain qui contrôle cette banque…

NL : Certes, mais elle a cependant entrepris un geste souverain qui a fait retrouver à la monnaie sa nature politique. Ce qu’il faut réhabiliter par cette puissance publique européenne, c’est la notion d’emprunteur et d’investisseur en dernier ressort. À un certain stade, on ne peut pas compter sur le marché pour répondre à des intérêts de long terme. Il est nécessaire que la puissance publique, par un acte politique, décide de ces grands investissements et de la production massive de biens publics européens.

LVSL : Justement, comment pensez-vous que nous puissions construire ce type de puissance sur un plan purement politique : comment faire en sorte que les pays y arrivent ? Quel serait le montant du budget nécessaire à ce type de préservation des biens collectifs, d’investissement, de changement de régime de croissance européen ?

NL : Ce qu’il faut bien faire comprendre au préalable – et qu’il faut graver dans la tête des dirigeants, des élites, des décideurs et des citoyens européens –, c’est que la vague de fond populiste ne sera pas contrebalancée par la méthode des petits pas. Autrement dit la méthode d’intégration actuelle, où nous essayons de colmater les dysfonctionnements par petits pas, par des déséquilibre fonctionnels constructifs. Cette méthode a constitué un coup de génie dans les années 1950 après l’échec du momentum fédéraliste, mais elle a épuisé aujourd’hui tout son ressort.

MA : Depuis la prise du pouvoir par la finance dans les années 1980, on ne peut plus fonctionner de cette manière. La finance est par nature un facteur de déséquilibre. On ne peut pas considérer la finance comme un secteur comme un autre, alors qu’il possède un impact sur tous les autres secteurs. Si nous raisonnons comme cela, nous nous heurtons à un mur. C’est ce qui s’est produit dès les années 1980 avec les contraintes rencontrées par François Mitterrand. La finance était « son ennemi », mais il ne comprenait pas quelle était la logique profonde qu’elle recouvrait. Dès les années 1980, ce processus ne pouvait plus fonctionner.

NL : Aujourd’hui nous sommes au bout de ce que l’on appelle en sciences politiques le néo-fonctionnalisme, qui sous-tend la méthode d’intégration actuelle. C’est le point de départ de notre essai La Double démocratie : il faut poser un nouvel acte fondateur politique européen. Lequel ? Il y a une manière de penser les choses en matière de souveraineté. C’est l’hypothèse fédéraliste, soit un acte fondateur qui engendrerait un transfert de souveraineté au niveau de l’Union européenne – au fond, le repli souverainiste du Brexit s’inscrit dans cette même logique. Nous pensons que ces deux hypothèses sont les deux faces d’une même pièce, caractérisées par une même obsession sur la souveraineté. La souveraineté appartient aux États-membres, cela n’a pas changé. Nous ne croyons pas beaucoup à l’hypothèse fédéraliste des États-Unis d’Europe.

L’autre levier sur lequel nous voulons travailler consiste à créer un saut de puissance publique. Cela ne passe pas par l’institution d’un État souverain, mais d’une démocratie européenne, donc d’une puissance publique européenne et d’un budget politique européen. C’est ici que nous introduisons la notion de double démocratie, qui s’oppose à celle de souveraineté, qui est une notion une et indivisible d’instance normative de dernier ressort, qui par définition, par géométrie disons, ne peut pas se partager, se décomposer, se fragmenter. S’il y a transfert de souveraineté vers le niveau de l’Union européenne, cela engendrerait une perte sèche de souveraineté pour le niveau national. Ce qui ne saurait être accepté par les peuples européens. En revanche, la démocratie peut effectuer ce saut car elle ne fonctionne pas dans une logique de vases communicants. Elle peut engager une logique de jeu à somme positive. Il peut y avoir une démocratie nationale à côté d’une démocratie locale. La région peut être une entité démocratique parfaitement légitime, sans être une entité souveraine. Nous défendons l’hypothèse d’un système à deux niveaux de puissance publique : la démocratique nationale qui demeure souveraine et une démocratie européenne sans souveraineté, mais réellement puissance publique, capable de produire des politiques publiques européennes décidées par les citoyens européens dans le cadre des élections européennes.

MA : Il y a une contrainte supplémentaire : il faut pouvoir travailler à traités constants. Il est impossible de dire que la révision des traités est la première étape pour réaliser cela. Les forces politiques qui existent en Europe l’empêchent. Il faut donc travailler à traités constants et voir ce que cela permet. Nous pouvons penser par exemple qu’il est nécessaire que le parlement européen vote un budget plus élevé, qui passerait de 1 à 3% du PIB. Mais le parlement européen ne peut pas voter cela, car les traités ne le permettent pas actuellement. Les ressources supplémentaires qui permettraient de développer des dépenses d’investissement en construisant des biens communs européens ne sont pas à disposition, principalement parce qu’on ne peut pas changer les traités.

LVSL : Et donc, comment fait-on ?

MA : Par la notion que nous avons mise en avant : les ressources propres. Dans les ressources du budget européen, la plus grande partie provient de subventions que les pays-membres donnent et qu’ils peuvent retirer, car en réalité, cela reste une attribution souveraine des pays-membres. Une puissance publique européenne ne peut donc se constituer durablement, parce qu’elle peut être à tout moment déstabilisée par les contraintes budgétaires des pays-membres – ne pouvant plus contribuer autant qu’avant au projet européen.

Il y a une ressource qui n’est pas soumise à ces contraintes : les droits de douane. Il faut donc développer d’autres ressources propres pour le budget européen que le Conseil peut accepter en tant que telles parce qu’elles ne violent pas les règles des traités. Elles permettront de développer une politique d’investissement public et d’investissement privé, accompagnées d’une nouvelle forme de croissance.

LVSL : Plus précisément, quel serait le montant de ces budgets pour vous en termes de pourcentage du PIB européen ?

MA : Nous l’estimons, comme Thomas Piketty, à plus ou moins 3% du PIB.

LVSL : Est-il vraiment possible d’imaginer la mise à disposition de centaines de milliards d’euros par le Conseil, alors qu’il peine à s’accorder par exemple sur la question des GAFA ?

MA : Le plus gros problème se situe au niveau de l’harmonisation fiscale. Nous avons évoqué l’ordolibéralisme allemand, mais les Pays-Bas constituent en Europe un obstacle plus grand encore, parce que c’est là-bas que les GAFA se trouvent. C’est là aussi que Ghosn a installé Nissan et Renault. Les Pays-Bas constituent en Europe le cœur du néolibéralisme. L’opposition qui existe en Europe entre les différentes souverainetés nationales s’inscrit ici. Il faudrait bien entendu parvenir à se rapprocher pour résoudre le problème des GAFA. Une harmonisation fiscale est indispensable. Comme cette harmonisation fiscale ne peut pas être mise en place telle quelle au départ, on a cherché des ressources qui sont plus facilement accessibles : d’où la mise en place d’une TVA européenne, d’une taxe carbone européenne, etc. C’est ici que réside le problème d’une ressource qui est liée à l’intégration des marchés de capitaux. Les conséquences de la polarisation et de la crise qui en a résulté, c’est qu’il n’y a plus d’intégration financière en Europe. Les banques ne prêtent plus qu’au niveau national. Pour remettre en marche cette intégration financière, il faudrait des ressources fiscales qui lui soient liées. Nous avons indiqué la liste des ressources nécessaires qui permettraient de monter à 3,5% du PIB.

NL : Lorsque nous en arrivons à cette dimension constitutive du politique en Europe, nous redécouvrons que l’Europe constitue fondamentalement un enjeu géopolitique intra-européen. Nous retombons sur de grandes logiques de compromis historique entre les puissances du continent, d’abord entre la France et l’Allemagne, et il faut commencer par convaincre l’Allemagne. Nous constatons, même lorsque nous avons un nouveau président fraîchement élu, qui met sur la table un volontarisme européen quasiment inédit, que les propositions françaises se font absorber, amortir par une forme d’immobilisme extrêmement enraciné propre à l’Allemagne, au gouvernement d’Angela Merkel. On l’a vu au sommet de Meseberg : Emmanuel Macron a fait tout son possible pour concrétiser l’idée d’un budget de la zone euro, sans succès significatif.

Comment convaincre l’Allemagne ? Car là est bien le défi premier. C’est au fond ce à quoi nous essayons de contribuer avec notre livre : il faut d’abord produire un nouveau paradigme d’appréhension de l’intégration européenne et de la crise actuelle, pour ensuite entrer dans le débat public allemand – intellectuel et politique – pour en modifier la configuration. À notre sens, le principal changement à opérer est de sortir d’une logique de la raison économique où les Français diraient aux Allemands : « Nos déficits sont vos excédents, donc il est normal que vous dépensiez plus », et où les Allemands répondraient : « Vous n’avez qu’à faire comme nous, nous partageons nos excédents avec le reste du monde ». C’est ce que nous observons jusqu’à présent et ça ne marche pas.

Si, en revanche, nous reconfigurons la discussion en termes démocratiques, mettant en avant le fait que l’enjeu n’est pas macroéconomique mais en premier lieu démocratique, nous arriverons peut-être à pénétrer davantage le débat public allemand, d’autant plus si l’on utilise leur propre conception de la démocratie, notamment celle développée par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, dans une sorte de jujitsu intellectuel. Car le point d’impossibilité à faire tomber est le kein Transfertunion. Il faut marteler à nos amis Allemands que celle-ci existe déjà : c’est le marché intérieur – et qu’ils en tirent grands profits. Mais cette union de transferts est centripète, mue par une dynamique d’agrégation des richesses vers un centre selon une logique de concurrence des intérêts privés. Elle ne peut se suffire à elle-même. Il faut nécessairement une contre-union de transfert mue par une dynamique centrifuge de distribution des richesses du centre vers la périphérie selon une logique de lutte pour la définition de l’intérêt général. L’existence même du marché intérieur produit une richesse qui génère des profits pour les grandes entreprises européennes. Il est normal, logique, sur un plan démocratique, de fiscaliser une partie de ces richesses produites aux fins de produire les biens publics nécessaires à la viabilité de l’ensemble.

MA : La solution n’est possible que si une dimension de long terme est remise au premier plan en Europe. La stabilisation concerne des mécanismes assez faciles à mettre en place. La question majeure, c’est la croissance potentielle. L’Europe s’affaiblit systématiquement au niveau mondial et la géopolitique aussi intervient, c’est-à-dire que l’Europe a besoin d’exister politiquement vis-à-vis du reste du monde.

LVSL : En général, les corps politiques se constituent en référence à un ennemi commun. Pour les nationalistes, il s’agit des immigrés. Pour une partie de l’establishment européen, il s’agit de la Russie. Pour les forces populistes de gauche, il s’agit des oligarchies européennes. Mais on assiste à l’émergence très rapide de la Chine qui arrive en Europe avec son projet géant de nouvelle route de la soie. Pensez-vous que celle-ci puisse constituer une menace suffisante pour obliger le continent à mettre en place des formes de solidarité et un protectionnisme européen ?

NL : L’Europe est avant tout un projet géopolitique. Ne perdons jamais cela de vue. C’est un projet géopolitique à la fois intra-européen et qui s’inscrit dans la donne mondiale. Il est symptomatique qu’Emmanuel Macron construit son discours européen autour de la notion de souveraineté européenne (pour une analyse critique, voir ma tribune publiée sur Telos : « Critique du discours européen d’Emmanuel Macron »), qui en fait envoie à l’idée d’autonomie stratégique. On voit bien qu’aujourd’hui la justification de la paix continentale se voit substituée par une justification par l’affirmation et la défense des intérêts et des valeurs de l’Europe dans le nouvel ordre mondial sino-américain, où l’hégémonie des valeurs occidentales n’a plus cours. C’est l’ensemble de l’infrastructure institutionnelle internationale, qui reposait sur l’implicite d’une domination du modèle de la démocratie libérale en expansion continue, qui se voit remis en question. Et l’Europe doit donc se repositionner. Mais la grande difficulté de cette justification par l’extérieur du projet européen est qu’elle fait l’impasse sur la justification par l’intérieur de l’Europe politique. Plus fondamentalement, une telle justification par l’extérieur renvoie implicitement à la logique d’alliance intra-européenne pour mieux se positionner dans le nouvel ordre mondial. Elle tend à refouler la question primordiale de la dimension constitutive du politique européen, du faire-société.

LSVL : Il nous semble cependant que, loin de converger, on assiste à une divergence politique croissante en Europe. L’Allemagne ne veut pas entendre parler d’union de transfert, régulièrement agitée comme un épouvantail dans la presse allemande. Les pays d’Europe de l’Est ont opéré un tournant illibéral. Le Royaume-Uni s’en va… Au-delà du plan écrit sur le papier, comment un gouvernement peut-il agir avec autant d’obstacles ?

NL : D’où la nécessité d’acter la fin de la méthode des petits pas, cette logique néo fonctionnaliste de l’intégration et de poser un nouvel acte politique européen fondateur, comme le furent la création du marché commun et de la monnaie unique. Seul un saut politique substantiel modifiant la configuration fondamentale du système juridico-politique européen sera en mesure d’inverser la dynamique de politisation négative qui affecte l’ensemble des démocraties nationales en Europe. Pour ce faire, il faut se resituer dans le temps historique, celui qui permet les grands compromis géopolitiques intra-européens. Ce n’est que de la sorte qu’on amènera l’Allemagne à lâcher le kein Uniontransfert, comme elle fut capable de lâcher le deutschemark. Cela suppose que la France arrête son argumentation macroéconomique pour enfin entrer véritablement dans une discussion politique.

LVSL : Le problème n’est-il pas que la zone euro et l’Union européenne se sont construites sur un modèle plus proche du Saint-Empire romain germanique que sur celui d’une res publica jacobine Une et indivisible ? La conception politique de l’Europe que vous proposez est très française. Les conceptions ordolibérales de la démocratie et les conceptions illibérales, qui ont le vent en poupe en Europe de l’Est, semblent peu compatibles avec ce que vous proposez, comme on va probablement le voir aux prochaines élections européennes…

NL : L’Union européenne et la zone euro ne trouvent pas vraiment d’équivalent dans l’histoire continentale et, au fond, mieux vaut ne pas s’épuiser à retrouver un précédent historique qui serait capable, croit-on, d’assoir la légitimité d’une Europe politique à venir. Ce que les Européens entreprennent depuis les années 1950 est foncièrement inédit. Il s’agit d’inventer une nouvelle forme politique qui dépasse l’État souverain tout en le préservant. Je ne sais pas si notre modèle de la double démocratie européenne est d’inspiration très française. À vrai dire, je ne le crois pas. Quelque part, elle s’appuie très fortement sur la théorie de la démocratie développée par la Cour constitutionnelle allemande. L’hypothèse de la double démocratie européenne s’écarte du modèle supranational fédéraliste mais également du modèle de la coordination fonctionnaliste horizontale, le fameux gouvernement économique qu’appellent de leurs vœux depuis deux décennies les élites françaises

Alstom – General Electric, une affaire d’État ?

Site internet du documentaire “Guerre fantôme”

Le 17 janvier 2019, le député LR Olivier Marleix a saisi le parquet de Paris sur l’affaire Alstom – Generel Electric (GE), au titre de l’article 40 du Code de procédure pénale. Cet article oblige toute autorité constituée ou tout fonctionnaire à informer la justice d’un crime ou d’un délit porté à sa connaissance. Mais le député d’Eure-et-Loir, ancien président de la commission d’enquête parlementaire sur les décisions de l’État en matière de politique industrielle, va plus loin et vise directement Emmanuel Macron dans ce dossier, alors secrétaire général adjoint à la présidence de la République. Entretien avec David Gendreau et Alexandre Leraître, réalisateurs du documentaire « Guerre fantôme, la vente d’Alstom à General Electric ». 


La commission intitulée « Commission d’enquête sur les décisions de l’État en matière de politique industrielle, notamment dans les cas d’Alstom, d’Alcatel et de STX » dont faisait partie Olivier Marleix s’est intéressée à partir de novembre 2017 au cas d’Alstom. Le gouvernement venait alors de refuser d’utiliser son droit de rachat sur les actions. Cette décision a mis fin aux espoirs des salariés français de General Electirc, notamment sur le site GE Hydro de Grenoble où 293 postes ont été supprimés.

Afin de comprendre les motivations du député Marleix et les enjeux liés à cette procédure, nous avons interrogé David Gendreau et Alexandre Leraître, réalisateurs du documentaire « Guerre fantôme, la vente d’Alstom à General Electric » diffusé pour la première fois sur LCP le 25 septembre 2017 et rediffusé le 8 et 10 février 2019 par la chaîne. Les deux réalisateurs et leur équipe ont fait un travail pédagogique d’envergure pour expliquer les tenants d’une telle affaire. De nombreuses personnalités se succèdent devant leur caméra pour revenir sur le déroulé de la vente de la branche énergie d’Alstom, parmi lesquelles Arnaud Montebourg, Jean-Pierre Chevènement, Loïk Le Floch-Prigent (ex-PDG d’EDF, GDF et Elf) ou encore Alain Juillet (Directeur du renseignement de la DGSE de 2002 à 2003 et Président de l’Académie de l’Intelligence économique).

LVSL – Rapidement, comment résumer l’affaire Alstom-General Electric ? 

David Gendreau et Alexandre Leraître – L’entreprise française Alstom, vieille de plus de 130 ans et qui officiait dans le nucléaire et le ferroviaire, a vu sa branche énergie être rachetée par l’américain General Electric dans l’indifférence générale en 2014.

De là plusieurs choses doivent nous interpeller. D’abord, cette transaction a été présentée comme une alliance à 50-50 entre un groupe français et un groupe américain, alors qu’un examen rapide des accords de l’époque révèle qu’il s’agit d’une liquidation intégrale des activités énergie d’Alstom à General Electric. Ensuite, Alstom détenait des technologies de souveraineté nationale critique. Elle entretenait l’intégralité des turbines de nos centrales nucléaires et du porte-avion Charles de Gaulle. Ce sont des leviers essentiels de notre souveraineté énergétique et militaire qui sont sous contrôle opérationnel du gouvernement américain. Ce dernier peut décréter un blocus en cas de désaccord politique. Comme nous le montrons dans le film, cela s’est déjà produit.

« Il s’agit d’une liquidation intégrale des activités énergie d’Alstom à General Electric. »

Les Américains ont eu recours à tout l’arsenal de la guerre économique pour faciliter leur prise de contrôle d’Alstom, notamment en exerçant une pression économique et judiciaire très forte sur les cadres du groupe français. Tout porte à croire que Patrick Kron, le PDG d’Alstom de l’époque, a vendu l’entreprise à General Electric pour éviter de pourrir dans une prison de haute sécurité américaine, à l’instar de certains de ses plus proches collaborateurs, qui aujourd’hui prennent la parole. (Voir notamment le livre de Frédéric Pierucci NDLR).

LVSL – Comment avez-vous collecté les informations pour votre film ? Quelles difficultés avez-vous rencontré ?

DG et AL – Nous avons lu toutes les enquêtes et rapports d’analyse sur le sujet et rencontré de nombreux journalistes, historiens, politiques, (ex-)espions et industriels qualifiés sur cette affaire, sans compter les témoignages anonymes d’employés d’Alstom.

« Tout porte à croire que Patrick Kron, le PDG d’Alstom de l’époque, a vendu l’entreprise à General Electric pour éviter de pourrir dans une prison de haute sécurité américaine. »

Notre principale difficulté tient au fait que nous avons fait ce film dans le plus grand secret et sur fonds propres. Pour vous donner une idée, notre budget est quarante fois inférieur à une production télévisuelle classique, et n’a bénéficié d’aucune aide ou subvention publique.

Le bon côté est que ça nous a permis d’être entièrement indépendants et de dire tout ce que l’on avait à dire, quitte à balancer des noms. Le mauvais côté est que ça ne nous a rien rapporté et que le bénévolat n’a pas substantiellement fait augmenter le pouvoir d’achat de quiconque au sein de l’équipe !

LVSL – Êtes-vous surpris par la saisie du parquet de Paris et pourquoi, à votre avis, n’a-t-elle lieu que maintenant ?

DG et AL – À l’approche d’élections, les affaires ressortent. Laurent Wauquiez n’est pas bien placé pour les européennes, il actionne les leviers qu’il a sous la main. L’affaire Alstom est une patate chaude : plus vous la refilez vite à vos adversaires et plus vous marquez des points.

LVSL – Olivier Marleix émet l’hypothèse d’un « pacte de corruption » (c’est le terme qu’il emploie), au bénéfice d’Emmanuel Macron lors de la signature du rachat le 4 novembre 2014. Votre documentaire met-il aussi directement en cause le président de la République ? Que pensez-vous de cette hypothèse ?

Alexandre Leraître

DG et AL – L’actuel président de la République est impliqué, puisqu’il était à l’époque de cette affaire secrétaire général adjoint de l’Élysée. De plus il a validé pour ne pas dire encouragé cette vente à toutes les étapes de la négociation, pour finalement brader le dernier morceau français à l’allemand Siemens deux ans plus tard.

Ici, Olivier Marleix fait de la politique. Il tente de faire oublier que des hauts dignitaires de son parti ont gravité autour de cette vente et préfère tout mettre sur le dos d’Emmanuel Macron. C’est de bonne guerre. On l’imagine mal saisir le parquet pour savoir dans quelle mesure Valérie Pécresse ou Clara Gaymard auraient pu s’enrichir dans cette affaire.

LVSL – Olivier Marleix, dans sa lettre au parquet, écrit « Le fait que l’on puisse retrouver dans la liste des donateurs ou des organisateurs de dîners de levée de fonds pour En Marche des personnes qui auraient été intéressées aux ventes précitées (Alstom, Technip, Alcatel etc.) ne peut qu’interroger. S’il était vérifié, un tel système pourrait être interprété comme un pacte de corruption. ». Allez-vous poursuivre ou étendre votre enquête ?

DG et AL – Il ne faut pas prendre ce genre de déclaration tonitruante au premier degré. Prenons un peu de recul : notre film qui dénonce les stratégies d’influence américaine en France a déclenché immédiatement une commission d’enquête parlementaire pour éclaircir cette sombre affaire. Or qui a été diligenté pour mener l’enquête ?

D’un côté Monsieur Kasbarian, député LREM qui réduit toute cette affaire à une vulgaire théorie du complot et qui a refusé obstinément d’auditionner le témoin numéro un, Frédéric Pierrucci, tandis qu’il était en prison. Et pour cause, quiconque a rencontré Frédéric Pierrucci comprend vite que tout ça n’a rien à voir avec une théorie du complot.

David Geandreau

De l’autre côté le député Les Républicains Olivier Marleix, une fois la commission d’enquête terminée, s’est contenté de monter en épingle des détails périphériques et insignifiants de l’affaire, comme le rapport AT Kearney commandé par Macron quelques années plutôt. Ce rapport n’a en fait rien de secret, et nous-mêmes en avions connaissance dès le début de notre travail. Tout ceci ressemble à une tentative de diversion politicarde.

On ne résiste pas à l’envie de faire remarquer qu’Olivier Marleix est le vice-président du Cercle Jefferson, une officine d’influence américaine financée par le département d’État, dont le rôle est grosso modo similaire à celui du programme Young Leaders.

Au final, la thèse au centre de notre film, et qui a déclenché cette commission d’enquête, est finalement réduite à un paragraphe de onze lignes perdues dans un rapport de centaines de pages. Tout est fait pour passer à côté du sujet et noyer le poisson. Ces 30 parlementaires ont eu 6 mois pour enquêter. Ils ont eu accès à tous les témoins clés. Tout ça pour finalement accoucher d’une souris. Le peu de mesures préconisées par cette commission ont d’ailleurs été torpillées depuis par le Sénat.

LVSL – Les médias ont révélé en décembre que des enquêtes américaines pour corruption visent également Airbus. Allez-vous poursuivre votre travail d’information pour d’autres cas de ce type ? Peut-on dire que ces affaires sont similaires ?

DG et AL – Cela fait deux ans qu’on l’annonce, mais les chaînes télé ne se pressent pas au portillon pour médiatiser la chose. En attendant, oui, Airbus est dans la panade : le secteur R&D a été pillé par des employés de Google, du DARPA et du Massachusetts Institute recrutés opportunément aux postes clés de l’avionneur avant de repartir aussitôt de l’autre côté de l’Atlantique. Tandis qu’une cohorte d’avocats américains a siphonné les téléphones et les ordinateurs des employés, sous prétexte d’une enquête pour corruption.

On attend que Monsieur Kasbarian dénonce l’odieuse théorie du complot qui se déroule sous nos yeux pour la quatrième fois d’affilée (Alstom, Alcatel, Technip et Airbus).

 

Site internet du documentaire : https://www.guerrefantome.com/

Entretien de Frédéric Pierucci dans Le Monde du 15 janvier 2019.

Entretien avec Arnaud Montebourg sur LVSL.

« La Révolution française n’est pas finie » – Entretien avec Thomas Branthôme

Thomas Branthôme © Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève

Les origines du républicanisme français, l’héritage constamment remémoré de la Révolution de 1789 et la construction tumultueuse de la nation française constituent des enjeux universitaires sans cesse renouvelés. Thomas Branthôme (Maître de conférences en histoire du droit à l’Université de Paris-Descartes) et Jacques de Saint-Victor (Professeur d’histoire du droit à l’Université de Paris XIII) publient la première Histoire de la République en France – des origines à la Vème République. Cette somme retrace la genèse de l’idée républicaine en France, ses liens avec la démocratie et la nation, les différentes significations de la République en France au cours de l’Histoire. Entretien réalisé par Vincent Ortiz, retranscription par Marie-France Arnal.


LVSL – Vous dressez dans votre livre une typologie des courants républicains français, au nombre de quatre : un courant plébéien, jacobin, libéral et conservateur. Comment faut-il considérer ces concepts ? Peut-on réellement lire ces tendances au cours de l’histoire de France, ou est-ce qu’on doit les considérer comme des idéaux-types ?

Thomas Branthôme – Considérer que la souveraineté doit appartenir au peuple (ou à la nation, nous reviendrons sur la différence) d’un point de vue constitutionnel permet de reconnaître à partir du moment Rousseau ce qui distingue un républicain à la française d’un monarchiste, mais cela ne dit pas comment la fonder matériellement, juridiquement, socialement ni comment organiser les pouvoirs de cette dite République. Et c’est précisément sur toutes ces questions que vont achopper les militants républicains à partir du XVIIIe siècle. Or, en étudiant ces débats qui vont courir jusqu’au XXe siècle sur la République idéale ou du moins sur sa nature, j’ai pu constater que ces divergences de vues donnaient lieu à des sensibilités bien diverses qu’on avait eu tendance à négliger jusqu’à présent en voulant parler de l’idée républicaine au singulier. Nous considérons désormais avec Jacques de Saint-Victor qu’il est possible de diviser le républicanisme français en quatre sensibilités. Bien sûr, ce genre de classification (comme celles « des droites en France » ou « des gauches en France » selon la formulation consacrée) ne doit pas être reçue comme relevant de courants ultra rigides, intangibles et hermétiques les uns aux autres. Ceci procède d’une démarche heuristique. Reste qu’on trouve des sillons qui ont fini par devenir des traditions avec le temps et qu’on peut tracer assez distinctement. Je distingue donc quatre sensibilités républicaines que l’on trouve en France au cours de son histoire :

* Un républicanisme jacobin : Il est la forme la plus « connue » car la plus identifiable du fait de sa quasi-consubstantialité avec la Première République et la Révolution française. Profitons de cette entrée pour dire qu’il est temps d’arrêter de réduire le républicanisme jacobin à l’idée de centralisation ! Le républicanisme jacobin est avant tout attaché à la souveraineté du peuple, au suffrage universel, à la loi comme « expression de la volonté générale », à l’égalité, mais aussi à la liberté qu’il ne conçoit pas sans une réciprocité, ce qui doit conduire à la fraternité (la fraternité, écrit Louis Blanc, lie la liberté et l’égalité). Or, c’est pour assurer ce triptyque républicain (inventé par Robespierre) que le républicanisme jacobin investit la puissance de l’État, de l’administration et, à besoin, un centralisme fort. C’est parce que ces « leviers » semblent les plus à même de permettre l’égalité des droits partout sur le territoire français. Cette égalité n’est pas que formelle comme le montre la Constitution montagnarde du 24 juin 1793 (texte constitutionnel de référence pour toute la gauche du XIXe siècle). Elle s’intéresse à la question sociale, aux droits des pauvres et des malheureux par une référence au droit naturel qui fait peser sur la société un « droit à l’existence » que chacun de ses membres peut revendiquer comme une créance. Cette justice sociale doit être réalisée grâce à la mise en place d’une économie politique populaire (concept que Robespierre reprend à Rousseau) favorable aux plus pauvres et une lutte sans merci contre « les ennemis de la liberté ». Tous ces éléments se retrouvent dans le programme des néojacobins de la République souterraine (1815-1848) groupés autour de figures comme Godefroi Cavaignac, dans celui de la « Nouvelle Montagne » de Ledru-Rollin en 1848 ou dans celui de la « majorité » de l’Assemblée de la Commune en 1871 guidée par Charles Delescluze.

* Un républicanisme plébéien : Moins connu, on le confond souvent avec le républicanisme jacobin et pourtant il en diffère nettement. Il tire ses lointaines origines de ce qu’on a appelé, à la suite de Jonathan Israël, les « lumières radicales ». Les promoteurs de la République plébéienne sont radicalement athées et « matérialistes », et s’opposent en cela aux Jacobins de la Révolution française, attachés à une forme de déisme, ou du moins de transcendance. Pour le dire autrement, il n’y a guère de « mystique républicaine » chez les Plébéiens mais une revendication plus brute, plus viscérale d’une République « hic et nunc » qui doit donner du « pain au peuple des faubourgs » et mettre « les aristocrates à la lanterne ». On retrouve ce plébéianisme, sous la Révolution française, chez des personnages comme Jacques Roux et les Enragés, puis, plus tard, chez les Hébertistes ; leur combat politique se concentre essentiellement sur ce que le grand historien de la Révolution Albert Mathiez nomme la lutte contre la “vie chère”. La focalisation sur les besoins quotidiens du « petit peuple » entraîne d’autres différences dans l’expression, la forme et l’esthétisme de ce républicanisme : le plébéien est « sans-culotte », populaire, se moque de la bienséance et utilise volontiers un langage fleuri (le fameux « foutre ! » de Hébert). Il est aussi plus radical sur la question de la propriété, allant parfois jusqu’à la demande de son abolition (Morelly, Babeuf), plus radical aussi sur le plan économique (loi sur le Maximum), dans la conduite des affaires militaires (« la guerre à outrance ») et dans « la résistance à l’oppression » au point de devenir sous sa forme blanquiste au XIXe siècle un républicanisme tout tourné vers l’insurrection et l’idée de ce qu’on appellera plus tard « la révolution permanente ». Enfin, il promeut une vision différente de la « géographie républicaine » ; alors que les Jacobins estiment, à la suite de Rousseau et dans un contexte de guerre, qu’il est nécessaire d’établir des frontières pour faire nation et fonder la République, les plébéiens sont animés d’une sensibilité cosmopolite et rêvent d’une République « universelle » ou pour le dire comme un des hérauts, Anacharsis Cloots, d’une République du genre humain dans laquelle on peut trouver les prémisses de l’internationalisme.

* Un républicanisme libéral : Alors qu’aujourd’hui libéralisme et républicanisme peuvent apparaître pour certains comme antinomiques, le républicanisme libéral est pourtant la sensibilité la plus ancienne chronologiquement, la première à avoir revitalisé l’idée républicaine antique pour la transmuer dans sa forme moderne : le gouvernement représentatif. Attaché à la liberté, à la défense de l’individu et aux Droits de l’Homme, il puise son inspiration chez John Locke, chez Montesquieu, mais aussi dans le « républicanisme des Anciens » dont il garde l’idéal d’équilibre, de « juste milieu » et l’importance des « contrepoids » dont Polybe faisait l’éloge en parlant de la République romaine. C’est à ce titre qu’il accorde un soin tout particulier à l’édifice constitutionnel qui doit avoir pour clef de voûte la séparation des pouvoirs et le Droit comme valeur suprême afin de limiter les aspirations infinies de la volonté populaire. Inventeur de la « démocratie représentative » contre la « démocratie pure », il pense la démocratie directe infaisable sinon dangereuse et la dénonce avec Benjamin Constant comme un anachronisme (De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes) du fait que les conditions de la modernité ne rendent plus possibles, ni souhaitables selon lui, les modèles athénien ou spartiate. Partisan d’une politique issue de la Raison, prônant la modération, son tropisme libéral le conduit à tenir en horreur le « despotisme monarchique » mais également le « despotisme de la liberté » des Jacobins dangereux selon des auteurs comme Tocqueville, par sa tendance à « l’égalitarisme » et au « despotisme de la majorité » ou, selon Burke et Constant, par sa volonté prométhéenne de « changer l’ordre des choses » et d’assigner au politique la mission de rendre les hommes heureux. Tradition très féconde pour le républicanisme, elle s’étend de Condorcet à Jules Ferry en passant par une partie des Girondins, les Idéologues sous le Directoire, La Fayette sous la Restauration puis essaime ses principes avec des grands noms comme Armand Carrel, Lamartine ou Jules Simon.

* Le dernier courant républicain, que nous qualifions de conservateur, est très ambivalent puisque le conservatisme était, à l’origine, antirépublicain et monarchiste. Mais le républicanisme conservateur est un républicanisme « du lendemain » comme on disait en 1848, c’est à dire un républicanisme « de raison », pragmatique pour ne pas dire fataliste, qui a senti progressivement au cours du XIXe siècle que la République apparaissait comme inéluctable et qui préfère, plutôt que de contrecarrer en vain son avènement, l’investir de l’intérieur pour mieux en dessiner les contours et en contrôler la direction. Cette idée est particulièrement nette chez la première grande figure du républicanisme conservateur, Adolphe Thiers, à qui on doit ce fameux mot : « la République sera conservatrice ou ne sera pas » (1872). Avec lui et ses partisans, la République change d’ambition. Il n’est plus question de justice sociale ou de transformation du métabolisme civique. Elle se doit d’être une république d’ordre capable, sinon de juguler, du moins de calmer les agitations populaires, de défendre la propriété, d’assurer la prospérité et de garantir la pérennité du régime des notables. Elle doit par ailleurs accepter de défendre une certaine logique de classe au nom de l’intérêt supérieur de la nation, et d’intégrer dans le Panthéon républicain des figures telles que celle de Bonaparte ou le Général de Gaulle. Notons que sous l’ombre tutélaire de ces deux monstres sacrés de l’Histoire, la République revient quelque peu à sa définition médiévale où on utilisait souvent res publica comme synonyme d’État et sans aucunement considérer la République comme une autre face de la démocratie. J’ai d’ailleurs tendance à penser au fond que chez Napoléon et chez De Gaulle, ce qui compte le plus, ce n’est pas la grandeur de la « République » mais celle de la « France », moins le « bien commun » que le rayonnement du pays. En cela il y a quelque chose de louis-quatorzien dans leurs démarches respectives que le républicanisme issu de la Révolution française ne manque pas d’interroger en ayant qualifié les régimes républicains de « césarisme » pour celui de Bonaparte (le Consulat) et de « monarchie républicaine » (M. Duverger) pour celui de De Gaulle (la Ve République).

LVSL – Vous avez écrit une Histoire de la République en France. La France passe pour être l’une des nations les plus républicaines au monde. On se demande souvent s’il existe une tradition républicaine spécifiquement française, ou si l’idée républicaine en France est tributaire d’un républicanisme plus global – européen, ou atlantique -. Pensez-vous que l’on puisse parler d’un républicanisme spécifiquement français ?

Thomas Branthôme – Aussi étrange que cela puisse paraître de la part d’un pays qui, comme vous le dites, incarne plus qu’aucun autre peut-être « la République », la réponse ne va pas de soi. C’est même pour essayer d’affirmer cette « spécificité » que nous avons décidé d’écrire ce livre avec le professeur Jacques de Saint-Victor. Jusqu’alors, l’idée dominante était plutôt de considérer avec les grands penseurs de ce qu’on appelle l’École de Cambridge (Pocock, Skinner) qu’il y a avait un républicanisme « atlantique » qui vaudrait globalement pour tout l’Occident car il tirerait sa source d’une origine unique : le néo-républicanisme des cités italiennes du XVe siècle théorisé par Machiavel. Précisons auprès du lecteur qu’il ne s’agit pas de l’idée républicaine telle qu’on l’entend aujourd’hui. Pour le dire rapidement, cette « première » idée républicaine provient de la philosophie politique d’Aristote et de la grande question qui la traverse : celle du « meilleur des régimes ». Monarchie, aristocratie ou démocratie ? Pour les contemporains d’Aristote, à commencer par son maître Platon, l’aristocratie doit l’emporter du fait même de sa définition : « le gouvernement des meilleurs ». Mais Aristote va révolutionner cette approche en donnant un nouveau critère d’évaluation des régimes : la défense du « bien commun ». Le « bon régime » est celui qui défend et sert le « bien commun ».

À défaut, il devient un régime « corrompu ». Or, pour Aristote, on ne peut convenablement servir ce « bien commun » sans prendre en compte l’ensemble des citoyens, fussent-ils simplement du démos (le peuple en grec). C’est ainsi qu’Aristote met au point sa définition du « meilleur des régimes » : un régime qui emprunte des éléments à la fois à la monarchie, à l’aristocratie et à la démocratie. Ce régime qu’il nomme politeia et que nous appellerons nous « régime mixte » prend l’intitulé de res publica (chose publique) sous la plume des grands penseurs romains comme Cicéron ou Polybe qui en fait la raison secrète de la grandeur de la République Romaine1. Pour l’École de Cambridge, cette idée finit malgré tout par tomber dans l’oubli avec la chute de l’Empire romain d’Occident (476) et ne refait surface qu’à partir du XVe siècle dans le sillage du développement des grandes cités italiennes (Florence, Venise, etc). C’est à ce moment que Machiavel relit les auteurs anciens et remet au goût du jour l’idéal du « gouvernement mixte », idéal que reprennent les partisans de Cromwell lors de la première révolution anglaise puis les « Founding Fathers » américains pour écrire la constitution des États-Unis d’Amérique. C’est la raison pour laquelle de J. G. A. Pocock parle de « moment machiavélien » du nom de son grand ouvrage paru en 1975. Or, selon cette grande fresque historique, la pensée française aurait eu un apport mineur dans le cheminement de ce néo-républicanisme. La Révolution française elle-même au fond n’aurait fait que parachever ce processus « atlantique ».

Nous considérons avec Jacques de Saint-Victor que l’on peut apporter deux nuances de taille à cette thèse puissante du moment machiavélien. D’abord, nous considérons que « l’éclipse républicaine » dure moins longtemps que l’École de Cambridge ne le dit. Dès le XIIIème siècle, nous avons retrouvé des réflexions en France sur la « République » à la suite de la redécouverte de la philosophie d’Aristote par Saint-Thomas. Il va de soi là encore qu’il ne s’agit aucunement de la République au sens où on l’entend aujourd’hui, mais on y trouve bien la réactivation du souci du « bien commun » qui diverge de la tradition « absolutiste » en voie d’élaboration. Notre second désaccord avec l’École de Cambridge réside dans l’importance que nous accordons à Spinoza et surtout à Rousseau. Nous considérons qu’il y a dans l’espace-temps qui se situe entre ces deux auteurs la création d’une pensée républicaine d’un type nouveau qui dépasse le néo-républicanisme machiavélien.

Elle est à l’origine de ce que nous appelons « l’exclusivisme français » qui se caractérise par l’idée que le régime républicain n’est pas un régime qui doit avoir en lui seulement une « part » de démocratie (comme le souhaitait Aristote) mais qui doit être tout entier une démocratie et uniquement une démocratie. C’est à nos yeux une révolution conceptuelle du républicanisme qui n’a pas d’équivalent. Et nous devons sa formulation la plus claire à Jean-Jacques Rousseau. Plus ouvertement que Spinoza qui n’a pas eu le temps d’achever son Traité politique, Rousseau considère qu’il ne peut y avoir de République que démocratique car il considère que ses éléments constitutifs (le bien commun et la souveraineté) sont la propriété exclusive du peuple. Voici la véritable spécificité du républicanisme français et de son « exclusivisme ». Depuis Rousseau, et contrairement aux Anglais et aux Américains, l’esprit républicain français estime que si l’on veut fonder une véritable République, une véritable « chose publique » au service du « bien commun », il faut que la souveraineté appartienne au peuple et que la République soit une démocratie.

LVSL – Une ligne de clivage majeur entre ces divers courants républicains concerne la place du peuple. Aujourd’hui le paradigme dominant n’accorde pas au peuple de légitimité extra-institutionnelle ; on assume l’idée que ce sont des organes représentatifs qui doivent exercer, sans contrôle, le pouvoir législatif et exécutif, et qu’en-dehors des élections fixées par les institutions, le peuple n’a pas voix au chapitre. Ce n’est pas une doctrine qui a toujours prévalu dans la pensée républicaine. Qu’en est-il des courants républicains qui accordent au peuple une légitimité extra-institutionnelle ?

Thomas Branthôme – Vous avez tout à fait raison et ceci est d’ailleurs une question qui éclaire autant l’histoire de la République que la situation actuelle que traverse la politique française. Commençons par rappeler que l’idée que le peuple puisse se gouverner lui-même est une idée neuve en Europe. L’histoire de la philosophie politique est d’abord l’histoire d’une pensée contraire. Chez Platon, je l’ai dit, le meilleur des régimes est l’aristocratie car il signifie étymologiquement « le gouvernement des meilleurs ». Puis viendra la longue et puissante tradition de la défense de la monarchie justifiée autant par l’ordre naturel (un soleil), le religieux (un dieu), le modèle patriarcal (un père) ou l’origine tribale des sociétés concentrées autour d’un chef. Ces modèles aristocratique et monarchique qui vont dominer la pensée politique de l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle ont en commun une véritable méfiance envers ce que l’on qualifierait aujourd’hui de manière socio-économique de « peuple » et qu’on nomme alors « foule » ou « multitude ». Dénué de toute éducation politique, le « peuple » apparaît comme totalement impropre à mener les affaires de la cité. Pourtant, comme je l’ai rappelé lors de la première question, Aristote considère qu’il faut attribuer à ce démos une certaine place dans l’organisation institutionnelle. Commence alors l’histoire d’une ambivalence. Quand on parle de « peuple », parle-t-on du peuple représentant l’ensemble de la communauté des citoyens (définition politique) ou s’agit-il de la partie économique la plus pauvre de la société (définition sociale) ?

Chez les Romains, une sémantique précise va permettre de faire le distinguo : le peuple comme entité politique lié par une loi commune se nomme le « populus » tandis que le peuple au sens des classes inférieures a pour nom la « plèbe ». Or, lorsqu’entre Spinoza et Rousseau, en passant par Diderot, on va commencer à activer cette idée que le peuple doit être souverain, je n’ai pas l’impression que l’on ait pleinement réfléchi à cette polysémie. Et ceci va constituer à la fois la force et la faiblesse de la Révolution française qui se fera l’héritière de cette idée. Sa force d’abord, car aux premiers temps, cette invocation du « peuple » que l’on retrouve chez les premiers meneurs de la Révolution (Sieyès, Mirabeau, Mounier) et dont Timothy Tackett a paré l’un de ses grands livres (Par la volonté du peuple, 1997) permet grâce à cette ambivalence de contester la monarchie absolue au nom du corps uni du peuple français tout en attisant les braises d’une révolte populaire qui n’attend qu’une étincelle pour s’embraser du fait de la crise économique. Pour le dire autrement, le peuple est ainsi invoqué métaphysiquement dans tous les grands appels à l’unité de la nation aussi bien que physiquement (Desmoulins le 12 juin appelle le peuple de Paris « aux armes » pour empêcher une « Saint-Barthélemy des Patriotes »). Il ne fait aucun doute que c’est cette union des « deux sens » du mot peuple qui va permettre de déclencher la Révolution française. Mais ce cocktail explosif échappe rapidement à ses créateurs et va causer les plus grands troubles.

J’aurais tendance à dire qu’il est une des raisons profondes de la fracturation à venir du camp révolutionnaire. Pour la majorité de l’Assemblée constituante qui prend place le 9 juillet 1789, la Révolution doit accoucher d’une Déclaration des droits de l’Homme et d’une Constitution mettant en place une « monarchie constitutionnelle ». En un mot, elle doit être une révolution essentiellement « juridique », à l’Anglaise, comme les Britanniques l’ont fait un siècle auparavant, et qui n’a pas vocation à bouleverser de fond en comble l’ordre social. Pour ces derniers, la « partie » doit se jouer uniquement à l’intérieur de l’Assemblée et par voie parlementaire. Mais ceci est sans compter sur le séisme de l’été 1789, qui par la prise de la Bastille puis « la Grande peur », a vu l’irruption fracassante du peuple (au sens social) sur la grande scène de l’Histoire. Or c’est le 14 juillet qui a arraché à Louis XVI sa reconnaissance des autorités parisiennes nouvellement constituées, c’est les « révolutions paysannes » (G. Lefebvre) qui ont poussé la Constituante à prendre le décret « d’abolition des privilèges » du 4 août. Dans ces conditions, comment dire à celui qui fut la force vive de ces différentes victoires qu’il doit désormais rentrer chez lui ? Que faire de cet allié crucial au commencement du conflit et désormais encombrant ? Les leaders de la Constituante (Sièyes, Mirabeau, Le Chapelier) vont tenter de résoudre ce dilemme en arguant en faveur d’un « gouvernement représentatif », c’est-à-dire, d’une démocratie médiatisée dans laquelle les vœux de la nation seront formulés par des députés qui aideront à la politique du roi au sein d’une « Assemblée législative ».

Mais pour leur plus grand malheur, le virus de la politique va s’emparer de tout Paris et rapidement des sociétés populaires (qu’on appelle alors « clubs ») vont se former. D’abord tournées autour d’une mission pédagogique (lire et expliquer les lois de la Constituante), ces sociétés vont devenir des centres d’effusion et bientôt la parole « populaire » libérée contestera les autorités constituées jugées trop timides sur les questions politiques (distinction citoyen actif et passif), économiques et sociales. Un député de la Constituante le comprendra mieux que tous les autres et cela lui donnera bientôt sa prééminence sur toute l’histoire de la Révolution : c’est Robespierre. Membre assidu du club des Jacobins, lecteur scrupuleux de la presse des faubourgs, Robespierre saisit le premier que le peuple est le véritable ressort de la Révolution. Alors commence ce que j’appelle son « pas de deux » avec le peuple. Comme dans une danse, Robespierre comprend qu’un grand chef politique doit un coup esquisser le mouvement, un coup le suivre. Ainsi se hissera-t-il au sommet de l’événement révolutionnaire. En conséquence, à partir de la mise en place de l’Assemblée législative (1er octobre 1791) dans laquelle il ne siège plus, Robespierre surinvestit le club des Jacobins et la mystique du peuple pour infléchir le cours de la Révolution, ce qui conduira à la chute de la Monarchie, la fondation de la Première République et la mise en place d’une nouvelle assemblée nationale (la Convention).

Pour dominer cette Convention, Robespierre et ses proches (les Montagnards) scelleront une nouvelle alliance avec le peuple de Paris (les « sans-culottes ») contre les Girondins entraînant ainsi l’accélération du processus révolutionnaire. Puis lui-même, placé au centre de l’échiquier politique après son entrée au Comité de Salut Public (le 27 juillet 1793) subira la « poussée par la gauche » de la part des Hébertistes et du club des Cordeliers (siège des « Plébéiens »), butant à son tour sur la question d’une politique parvenant à satisfaire pleinement le peuple. C’est ce phénomène qui permet de comprendre, comme je l’ai écrit dans un article antérieur, que ce n’est pas Robespierre qui a imposé la Terreur à la France, mais la Terreur qui s’est imposée à lui du fait de la pression du mouvement populaire à laquelle il ne pouvait résister puisque c’est elle qui l’avait placé à sa tête. Du fait de cette logique, et après la chute du Comité de Salut Public le 9 thermidor dont Robespierre était la grande figure, la France vit un véritable ressac démocratique. Cette place trop grande accordée aux désidératas des « gens des faubourgs », cette « politique au nom du peuple », sont dénoncées comme les sources qui ont conduit à la « Terreur ». Le ressort qu’avait découvert Robespierre est brisé. Le peuple est invité à rentrer chez lui, comme l’écrit Michelet. Les Thermidoriens qui reprennent les rênes de la Révolution échafaudent un nouveau texte constitutionnel (la « Constitution de l’an III ») à rebours de la Constitution montagnarde et qui fait la part belle aux idées du « gouvernement représentatif » dont un des rédacteurs constituants (Boissy d’Anglas) dit qu’il doit être un « gouvernement de propriétaires ». Puis survient Bonaparte pour parachever ce mouvement de reflux qui, à son tour, après son coup d’État du 18 brumaire, fait une constitution (la « Constitution de l’an VIII ») qui repose sur un principe menant au tombeau le républicanisme pur : « l’autorité vient d’en haut, la confiance d’en bas ». Les régimes se succéderont en imitant Bonaparte. Avec cette idée fixe exprimée par tous les penseurs non-monarchistes du XIXe (y compris les libéraux) qu’on ne peut faire totalement abstraction du « peuple » mais qu’on ne peut non plus lui-donner le pouvoir.

Au fond, on reprendra la réflexion politique de Montesquieu selon laquelle le peuple n’a pas vocation à se gouverner lui-même car il n’en a pas les moyens, tout en considérant qu’il est le plus à même de se donner ses gouvernants. IIe, IIIe et IVe République chercheront une solution médiane en faisant la part belle au Parlement et en investissant – surtout sous la IIIe et la IVe – le pouvoir législatif de la toute puissance politique afin d’être le plus fidèle possible à la « souveraineté du peuple », mais ces dernières échoueront à doter la République d’un exécutif fort, ce que fera De Gaulle avec la Constitution de 1958. Alors l’idéal rousseauiste d’une République épousant la démocratie pure s’efface. L’efficacité et la solidité lui sont préférées par un peuple français las de l’instabilité du régime parlementaire et qui vote oui avec cette Constitution de 1958 pour la mise en place d’une « démocratie exécutive » comme le dit joliment Nicolas Roussellier. La demande du peuple ne prend plus la forme d’une « voix » mais seulement d’une « voie ».

À charge pour le Président de la République et pour les élus d’incarner ce peuple. Nous avons vécu jusqu’au début des années 2000 sur ce consensus, qui apparaissait comme un moindre mal. Mais depuis le « non » au referendum européen de 2005 contredit en 2008 par le passage par voie parlementaire des grands principes de ce « traité » à la demande du Président Nicolas Sarkozy, cette « démocratie exécutive » est entrée en crise et une demande gigantesque de « démocratie réelle » émerge un peu partout. Bien sûr, elle remet d’abord au goût du jour ce débat « démocratie représentative » versus « démocratie directe » que beaucoup croyaient mort et achevé, mais il me semble qu’il y a quelque chose de plus dans toutes ces demandes : je pense qu’il y a la question très profonde du retour du concept de « peuple » dans les esprits ; la question de sa définition, de sa place dans la vie politique et de son rôle historique. L’histoire n’est donc pas finie.

LVSL – Votre livre permet de prendre la mesure de l’évolution de l’idée républicaine de ses origines à nos jours. Ce qui marque, c’est l’amoindrissement progressif de la charge polémique qui est accolée au concept de « République ». La « République » jacobine de 1792 est agonistique et conflictuelle, elle porte en elle une forme de sacralité, et proclame que « ce qui caractérise la République, c’est la destruction absolue de tout ce qui lui est opposé ». Aujourd’hui, la « République » est un concept consensuel, dépolitisé voire apolitique ; c’est un simple cadre qui organise la libre co-existence des individualités. Comment expliquer cette dé-conflictualisation du concept de « République » au cours des deux derniers siècles ?

Thomas Branthôme – Comme toute chose, la République a subi les effets du temps, c’est indéniable. Et il faut tracer brièvement son cours depuis ses origines révolutionnaires pour bien en comprendre les raisons. Commençons par dire avec clarté une réalité quelque peu occultée, sinon oubliée, le « jacobinisme » est avant tout fils des circonstances. Il n’y a rien de plus erroné que d’essayer de penser le jacobinisme en dehors des événements tumultueux dans lesquels il prend sa source. Le jacobinisme partage avec la Première République sa définition : il est un projet opposé à la monarchie, il est son antithèse. Il porte donc en effet dans ses flancs, comme vous le dites, une conflictualité ontologique car il se donne pour mission de changer l’ordre injuste des choses dont la monarchie est le principe autant que le support. Il faut relire le grand discours de Robespierre du 5 février 1794 dans lequel il expose ses principes de « morale politique » pour comprendre cette logique agonistique. Il s’agit d’un véritable contre-projet non seulement à la politique monarchique mais également à la société monarchique. Citons-le pour bien comprendre :

«  Nous voulons substituer dans notre pays la morale à l’égoïsme, la probité à l’honneur, les principes aux usages, les devoirs aux bienséances, l’empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à l’insolence, la grandeur d’âme à la vanité, l’amour de la gloire à l’amour de l’argent, les bonnes gens à la bonne compagnie, le mérite à l’intrigue, le génie au bel esprit, la vérité à l’éclat, le charme du bonheur aux ennuis de la volupté, la grandeur de l’homme à la petitesse des grands, un peuple magnanime, puissant, heureux, à un peuple aimable, frivole et misérable, c’est-à-dire toutes les vertus et tous les miracles de la république à tous les vices et à tous les ridicules de la monarchie. »

Cet exposé des vues de Robespierre en 1794 permet de saisir la logique interne du jacobinisme. Ce dernier appelle avec la République à la naissance d’un monde nouveau mais aussi à la naissance d’un homme nouveau (l’homo novus). Par la puissance de son ambition, cette volonté, que d’aucuns dénoncent comme démiurgique, rencontre logiquement une puissance de résistance équivalente. Il faut se figurer que l’on est alors dans une France structurée autour d’une monarchie vieille de treize siècles et gouvernée par une même dynastie (capétienne) depuis 987 avec l’appui de l’Église et du Clergé. Le jacobinisme est alors perçu comme une « tabula rasa » (ce qu’il assume), comme un souffle de feu – Joseph de Maistre dira plus tard que la Révolution fut une parenthèse « satanique » – qu’il faut étouffer par tous les moyens au risque de tout perdre ! C’est le problème de beaucoup de gens aujourd’hui, ils jugent le jacobinisme et le « gouvernement révolutionnaire » – expression plus juste que la « Terreur » qui a une connotation particulière comme l’a bien montré Jean-Clément Martin – à l’aune de notre présent et en ayant l’impression que tout ceci n’est qu’une irruption de violence unilatérale déclenchée par la République jacobine dans un contexte paisible, quand ils ne pensent pas qu’il s’agit tout bonnement d’un coup de folie survenu ex-nihilo.

La réalité est que le jacobinisme est une armature intellectuelle qui se forge pour sauver la République de ses ennemis qui l’attaquent. Et ils sont nombreux ! Lorsque les Jacobins montagnards s’emparent des rênes de la Révolution au début de l’été 1793, la République est au bord de l’abîme ; assiégée de toutes parts à l’extérieur par la coalition des monarchies européennes qui lui font la guerre, sous le feu des soulèvements en interne (Vendée, Lyon), rongée par les problèmes d’approvisionnement, les manques aux armées et les corruptions, quand ce ne sont pas des trahisons pures et simples (La Fayette, Dumouriez). Les adversaires de la Révolution de l’époque la comprennent mieux que nos contemporains. Ils ont saisi que si la France l’emporte c’est la fin de l’absolutisme, des privilèges, du servage, de la société d’ordres, des impôts qui pèsent uniquement sur le Tiers-État ; en un mot, c’est la fin de leur monde tout entier. C’est pourquoi ils livrent toutes leurs forces dans la bataille et engagent une lutte à mort contre la République française. Relisons le « manifeste de Brunswick » pour s’en convaincre. Les coalisés promettent une « exécution militaire et une subversion totale » à la ville de Paris qui retient Louis XVI. C’est pour répondre à ces attaques hors du commun et parce que les solutions plus modérées ont conduit la Révolution au précipice que les Jacobins prennent des mesures « d’exception ».

Robespierre le justifie par une formule éloquente : « on ne répond pas à des maux extraordinaires avec des remèdes ordinaires ». Et c’est ce qui explique la fameuse phrase que vous avez cité de Saint-Just qui hisse la réponse de la République à la hauteur où les circonstances de la guerre l’ont conduite en la définissant comme « la destruction totale de ce qui lui est opposé ». Le « gouvernement révolutionnaire » est décrété jusqu’à la paix, la Constitution de 1793 est « suspendue », la loi sur le « maximum » est promulguée, les armées sont reprises en main. Et grâce à toutes ces mesures la République triomphe. On ne le dit pas assez, mais c’est à ce prix qu’elle a pu survivre et qu’elle a survécu. Néanmoins, il lui faut pour cela payer un lourd tribut qui finit par devenir insupportable. La République jacobine s’abîme dans une lutte continue pour rester à flot et ne pas sombrer entre les différentes « factions » qui veulent diriger son cours. Voilà la tragédie du jacobinisme. Il a conduit la Révolution à son plus haut point de « volontarisme », mais pour ce faire il s’est aliéné les différents groupes de la Convention qui se coaliseront pour renverser Robespierre, Saint-Just et leurs affidés lors du coup d’État du 9 thermidor. Le jacobinisme des origines connaît sa première mort. Il aura des héritiers qui permettront à la République de ne pas être définitivement enterrée par la Restauration monarchique. De nouveaux martyrs aussi (« les 4 sergents de la Rochelle »), mais la mystique jacobine sera progressivement absorbée par la mystique socialiste ou marxiste.

La République finira d’ailleurs par l’emporter après un siècle de lutte non pas parce que les Jacobins l’emporteront, mais parce que les conservateurs se rallieront. On sait comme en 1870 beaucoup rejoignent la République du 4 septembre uniquement parce qu’ils pensent pouvoir la conduire vers une nouvelle restauration monarchique, mais finalement ils s’y feront ainsi que l’exprime la phrase bien connue de leur chef de file Adolphe Thiers : « La République est le régime qui nous divise le moins ». Les monarchistes acceptent l’augure et rendent les armes. Les bonapartistes aussi. Ainsi cessa le combat, faute de combattants. La forme républicaine du régime devient à partir de ce moment et si on excepte la parenthèse de Vichy la forme qui fait consensus. Les héritiers du jacobinisme eux-mêmes mettent de « l’eau dans leur vin ». Ceux qu’on nomme les Radicaux, acceptent des compromis et une certaine mise de côté de la « question sociale » afin de remporter la mise sur la forme (Gambetta), puis Jaurès appelle la tradition révolutionnaire à s’insérer dans la démocratie afin de changer les choses par la voie parlementaire. Les temps homériques du jacobinisme sont définitivement clos. Le reste appartient au cours général de l’histoire du XXe et est tributaire de sa destinée faite des expériences déçues des révolutions mondiales, des lendemains gris, des morts sans sépultures et des deux guerres mondiales qui ont porté à un rejet sans précédent et quasi-unanime de la politique pensée comme « une guerre ». C’est d’ailleurs ce qui a servi de moteur à la construction de l’Union européenne : elle s’est présentée comme la promesse de la fin du politique conçue comme expression de la tragédie.

LVSL – Il y a un autre terme qui subit une importante mutation, c’est celui de patriotisme. En 1789 ou plutôt en 1792, patriotisme est synonyme d’égalitarisme, d’aspirations démocratiques, populaires. À partir des années 1890, vous écrivez dans votre livre : « avec l’émergence des ligues anti-allemandes, des ligues nationalistes, jadis de gauche, le patriotisme change de visage ». Aujourd’hui, le patriotisme est une valeur qui est davantage associée à la droite qu’à la gauche, qui est synonyme, en termes politiques, d’exclusion des minorités plutôt que d’inclusion dans la majorité. Comment expliquer ce glissement sémantique  ?

Thomas Branthôme – C’est le bon mot, le patriotisme a en effet subi une véritable mutation qu’il est nécessaire de questionner en cette période de grande recomposition de l’espace politique. Le patriotisme des origines n’avait rien de ce qu’il évoque aujourd’hui. J’aurais tendance à dire que sa première expression se trouve dans L’Odyssée à travers le personnage d’Ulysse. On a tendance à l’oublier mais Ulysse pleure beaucoup dans L’Odyssée. Enfant on retient ses ruses, mais relisez-le adulte : c’est la mélancolie qui prédomine, une mélancolie née de cette impossibilité de rentrer chez lui et de pouvoir mourir sur la « terre de ses pères » (c’est l’origine du mot « patrie », patres voulant dire « père » en latin). Kundera l’a très bien mis en lumière dans L’Ignorance en montrant que la nostalgie est une « souffrance causée par le désir inassouvi de retourner » et que c’est précisément de cela que souffre Ulysse. Il n’y a rien de guerrier ou de belliciste alors, simplement la manifestation d’un attachement viscéral à un lieu où se mêlent tout à la fois le souvenir de l’enfance, la présence des êtres chers et les tombes des disparus.

Les modernes appellent désormais cela le « mal du pays » que les Allemands ont traduit pas ce beau mot de « Heimweh ». En France, nous trouvons ce rapport entre nostalgie et « terre des pères » dans les Regrets de Du Bellay. En mission à Rome et nostalgique de son Anjou natal, Du Bellay parle du fait qu’il se « languit » de « sa maison », « loin de la France » et demande quand il reverra « fumer la cheminée » de son « petit village ». La plupart des personnes qui ont à vivre loin de leurs lieux d’enfance connaissent ce sentiment ou peuvent le comprendre. Il s’agit d’une affection qui dépasse la raison, qui relève d’un lien quasi-charnel aux lieux (j’ai en mémoire des exilés politiques embrassant le sol de leur « patrie » à leur retour d’exil). Alors comment cette chose en vient-elle à se politiser ? Par l’action des guerres. Parce que le patriotisme, c’est aimer la terre de ses aïeux, il va pousser à se battre en cas d’invasion de cette terre mais aussi à se sublimer car il engage le point le plus sensible de l’être : la défense de ce qu’on a de plus cher.

C’est ainsi que la Révolution voit surgir le premier grand moment patriotique de la France moderne. La République est attaquée, le sol est « souillé » par les troupes ennemies (c’est ce que raconte La Marseillaise de Renoir), ceux qui commandaient les armées sous la monarchie – des nobles donc – sont passés à l’ennemi, les armes font défaut. Ne reste que l’ardeur patriotique. Mais c’est une ardeur qui dépasse la question de la « terre » à proprement parler et qui vient puiser sa force dans le cœur battant de la République tout juste née. Il s’agit de défendre la « patrie en danger », la patrie révolutionnaire, égalitaire, qui a déclaré la « guerre aux tyrans » et libéré le peuple de « ses fers ». Saint-Just souligne ce glissement sémantique en déclarant que « la patrie n’est point le sol, c’est la communauté des affections ». Durant les guerres révolutionnaires puis napoléoniennes (et on retrouve cela lors de la Commune de Paris avec certains chefs militaires comme le Polonais Dombrowski), on peut ainsi être « patriote » sans être d’origine française ou sans avoir grandi sur le sol national. Le « patriotisme » pour le dire grossièrement est alors « de gauche » (la « droite », elle, se bat pour la monarchie et le roi), et ce, au moins jusqu’au dernier tiers du XIXe siècle (pensons notamment aux prises de position de Barbès durant la Guerre de Crimée).

Mais deux éléments vont survenir et remettre en cause cet état de fait. Le premier est à chercher du côté de « l’idée socialiste » en gestation. Tout au long du XIXe siècle, qu’elle soit marxiste ou communiste, cette idée va croître dans le creuset de l’internationalisme. Il s’agira de quitter les rives de la patrie pour rejoindre celles du prolétariat, d’enjamber les frontières des Républiques et des nations pour créer une grande Internationale des ouvriers. C’est le sens du célébrissime « prolétaires de tous les pays, unissez-vous » de Marx. C’est aussi ce qui explique la position de Jaurès avant la Première guerre mondiale lorsqu’il dénonce ce conflit à venir comme étant un conflit capitaliste auquel ouvriers français et allemands ne doivent aucunement prendre part au nom de la « solidarité de classe ». Cette dépatriotisation de la gauche n’est toutefois pas un mouvement rectiligne. Sous la Commune de Paris, et contrairement à ce que l’on pense souvent, la majorité des combattants sont plus jacobins qu’anarchistes. Et on retrouve chez eux tout le vocabulaire du patriotisme révolutionnaire (« la patrie en danger », le « Salut public ») qu’ils exaltent pour résister d’abord à l’occupation prussienne puis aux assauts des Versaillais.

Je crois donc que le patriotisme de gauche possède des précédents dont il peut s’honorer et qu’il pourrait réinvestir. Mais il est vrai qu’en sus de ces épisodes un peu oubliés, un deuxième élément est venu se superposer qui explique sa désaffection dans les rangs de la gauche : le surinvestissement du patriotisme par l’extrême-droite à partir de la IIIe République. Sous ce régime né d’une défaite, on voit apparaître des « Ligues » qui ont pour raison d’être unique la « Revanche » contre la Prusse. Hantée par la débâcle de Sedan (1870) et la perte de l’Alsace-Lorraine, toute une partie de la France s’enfonce avec ces « Ligues patriotes » dans une obsession militariste qui conduira à la Première Guerre mondiale. Or, ce « patriotisme » qu’exacerbent ces Ligues est déconnecté de l’idéal politique et social que portait le patriotisme de la Grande Révolution. Il n’apparaît obéir qu’au désir chauvin et cocardier de venger une vexation. Surtout, il dérive avec le temps vers la droite antiparlementaire et antirépublicaine car la République, par volonté de s’enraciner, se dit pacifiste et ne veut pas se lancer dans un nouveau conflit qui pourrait lui être fatale. La fin de l’inversion des pôles peut trouver son parachèvement.

La gauche républicaine abandonne à son tour le patriotisme à l’extrême-droite qui le transmue en une valeur uniquement guerrière et offensive. Causant la Première Guerre mondiale, puis la Deuxième, en dépit de l’opposition des pacifistes (pour la plupart de gauche), le patriotisme devient un synonyme de la « guerre en germe » et la cause toute désignée de la haine meurtrière qui a miné les peuples européens depuis deux siècles. Je pense que les années d’après 1945 ont eu raison de chercher à détruire toutes les racines de la guerre et à mettre fin à cette logique funeste qui voulait que depuis 1871, chaque résolution du conflit portait en soi la prochaine guerre à venir. Mais peut-être que dans cette déconstruction politique louable, on a confondu « patriotisme » et « nationalisme » et peut-être qu’il y a quelque chose à creuser dans la formule de Romain Gary selon laquelle « le nationalisme c’est la haine des autres » tandis que « le patriotisme est l’amour des siens ». Car le libéralisme politique issu du « désenchantement du monde » n’a toujours pas trouvé de moyen de lier les hommes ni aucune forme sociale leur permettant d’être autre chose qu’un agrégat d’individus atomisés.

Rien ne nous empêche à cette fin de procéder à un travail de resignification du mot « patrie » : si le patriotisme, en ce sens, fondé sur le sang, l’ethnie ou la race est contraire à la République et totalement rejetable en tant que tel, tout autant que s’il est le synonyme d’impérialisme, de colonialisme ou de militarisme, il n’est pas impossible d’imaginer qu’un patriotisme « de gauche » revienne au goût du jour ; un patriotisme inclusif, populaire, basé sur le partage de valeurs communes (à commencer par le triptyque républicain), qui assume une certaine évolutivité et qui mobiliserait l’idée de « patrie » pour faire union et lutter ainsi contre l’ordre injuste actuel comme les Révolutionnaires de 1789 l’ont mobilisé pour lutter contre l’ordre injuste de l’époque.

LVSL – On a pu voir qu’avec les gilets jaunes ressortaient des symboles de la République et de la Révolution française ? Comment analyser ce phénomène ?

Thomas Branthôme – Vous savez, à chaque soulèvement français ou révolte sociale d’envergure, on nous questionne en tant qu’historiens ou historiens du droit, pour savoir à quel précédent historique cela « correspond ». Beaucoup se sont d’ailleurs prêtés au jeu et on a pu voir fleurir des analogies avec la situation pré-révolutionnaire (1787-1788), la Révolution française elle-même bien sûr mais aussi 1830, 1848 voire avec Mai 68. Il y a un peu de vrai dans toutes ces comparaisons d’autant plus que le mouvement des gilets jaunes est à n’en pas douter un événement à la portée historique. Mais plutôt que rechercher le calque parfait des révolutions passées, je considère que c’est moins l’objet de référence qui compte que l’idée même de se référer. Ce rapport aux références glorieuses par-delà le « désir mimétique » qu’il exprime (et qui mériterait d’être analysé) montrent qu’il existe une « mystique républicaine » extrêmement puissante qui semble sommeiller en nous et qui rejaillit lors des grands événements. Et cette mystique semble renaître désormais avec les gilets jaunes comme si elle répondait à une phylogenèse, à une sorte de « mémoire des corps », une « mécanique » qui se réenclencherait quand la silhouette d’une révolution se dessinerait.

Ce que je veux dire par-là, c’est que le passé révolutionnaire agit constamment sur l’impensé français, que quelque-chose de sa force demeure envers et malgré tout dans les consciences et qu’elle donne ce soupçon d’énergie aux contestations françaises que nos voisins européens considèrent comme « incomparables ». Celui qui manifeste sent comme il est le maillon d’une longue chaîne immémoriale. Il en va ainsi des révoltés français, ils s’inscrivent toujours dans ce long cortège d’ombres de ceux qui les ont précédés et qui leur servent de guides. En ce sens, je considère que dans le mouvement des gilets jaunes, la Révolution française joue le rôle du « mythe mobilisateur » dont parlait Georges Sorel dans ses Réflexions sur la violence, c’est-à-dire un signifiant qui parle à tout le monde et permet de se doter d’un horizon commun, fut-il quasi mythologique. Elle permet enfin la restructuration d’un espace politique que la tradition des révoltés français tient comme un legs précieux : la lutte du bas contre le haut, du peuple contre les privilégiés, des sans-culottes contre « le Million doré ».

Il en va ainsi de l’idéal populaire : il déteste les réformes et chérit la Révolution. Cela répond à une certaine forme romantique de l’esprit français mais c’est aussi qu’il sent par les tripes (j’appelle cela « le cerveau du ventre ») qu’au fond la Révolution française n’est pas totalement finie et que comme disait Edgar Quinet « le meilleur moyen de l’honorer est de la continuer ». Personne mieux que Clemenceau peut-être n’a témoigné de cette permanence de la Révolution dans la politique française ou du moins de cette résurgence quand les grandes luttes politiques reviennent en pleine lumière : « C’est que cette admirable Révolution par qui nous sommes n’est pas finie, c’est qu’elle dure encore, c’est que nous en sommes encore les acteurs, c’est que ce sont toujours les mêmes hommes qui se trouvent aux prises avec les mêmes ennemis. » En d’autres termes, le mouvement des gilets jaunes n’est pas la Révolution française mais une forme de reprise de son cours.

1 L’organisation institutionnelle de la République romaine correspond en effet à cette idée de « régime mixte » avec les consuls pour l’élément monarchique, le Sénat pour l’élément aristocratique et les comices, puis les tribuns du peuple, pour l’élément démocratique.

Pourquoi il faut défendre un patriotisme démocratique

Le patriotisme n’a pas bonne presse. Il serait intrinsèquement lié au nationalisme, à la xénophobie, à la défense d’un ordre patriarcal et réactionnaire. C’est la raison pour laquelle une partie de la “gauche”, à l’unisson de certains “néolibéraux progressistes”, propose de l’abandonner au profit d’une identité politique transnationale ou cosmopolite. Clara Ramas défend dans cet article la nécessité de réinventer un patriotisme qui articule une série de demandes démocratiques, afin de constituer un nouveau sujet politique, à la fois national et populaire.

Clara Ramas est docteure européenne en Philosophie (Universidad Complutense de Madrid – UCM) et chercheuse post-doc à l’UCM et à l’Université Catholique de Valence. Elle initie une série de huit articles sur les grands enjeux de notre époque et le patriotisme démocratique qu’ils appellent. Il a été traduit par Louise Pommeret-Costa, Alexandra Pichard et Lou Freda.


Bien que nous n’ayons habituellement que peu de temps à consacrer à ces questions-là, nous approchons de l’an 20 de notre siècle. Ce siècle a commencé en se voulant le « Nouveau Siècle Américain » (Arrighi), dans lequel les États-Unis auraient le contrôle économique et géopolitique du globe. Instabilité, guerres ouvertes de basse intensité, crises économiques, détérioration de l’environnement : tout cela s’est cristallisé en 2008 dans une crise brutale qui a mis en évidence les échecs du projet néolibéral de globalisation économique et culturelle. Ces dix années ont changé l’état du monde : comment ce changement se traduit-il politiquement ?

Il a été dit que nous vivons, notamment en Europe du Sud, un « moment populiste » qui résulte d’un sentiment croissant d’abandon et de vulnérabilité face au pouvoir des élites cosmopolites. Nancy Fraser a fait remarquer que les forces populistes émergentes constituent une réponse à une « crise hégémonique de la forme spécifique de capitalisme dans laquelle nous vivons : globalisante, néolibérale et financiarisée ». Cette forme de capitalisme s’appuie sur un bloc politique qu’elle-même qualifie de « néolibéralisme progressiste », et qui combine des politiques économiques régressives – de dérégulation et de libéralisation – et des politiques de reconnaissance en apparence progressistes, qu’elle utilise comme alibi – « compréhension libérale du multiculturalisme, écologie, droits des femmes et LGBTQ ». De cette façon, ce bloc dépossède les travailleurs, paysans et précariat urbain, tout en parvenant à se présenter comme un néolibéralisme cosmopolite, émancipateur et progressiste face à des classes populaires supposées provinciales et rétrogrades. Les constructions politiques populistes récentes de tendances très diverses ont quelque chose en commun : face à ce bloc néolibéral, elles tentent de refonder le lien social et de (re)construire un peuple. De redéfinir, en quelque sorte, une idée de patrie.

Deux voix au cœur de l’interrègne

Wolfgang Streeck détaille la façon dont le capitalisme actuel épuise progressivement les facteurs potentiellement stabilisants dont il se nourrissait pour survivre. Son inévitable implosion, soutient Streeck, ne débouchera pas sur un nouvel ordre révolutionnaire, mais sur un « interrègne durable » : une période de désordre prolongé où la question sera de savoir si et comment une société peut perdurer pendant un certain temps comme « quelque chose de moins qu’une société, ou comme ersatz de société ». Cet ersatz de société se caractériserait par une décomposition macro et micro, sans acteurs collectifs, où le lien social se dissoudrait en donnant lieu à une cohabitation fragile d’individus sous-gouvernés et sous-administrés, animés par la peur et la cupidité. Le pacte social, en un mot, serait brisé. Dans cette configuration de déséquilibre global, de misère des défavorisés et de précarisation des privilégiés, un état d’esprit émergerait : le désenchantement généralisé comme condition existentielle de l’époque.

Aucune société ne fonctionne sans construire de lien social, quel qu’il soit : l’« individu » comme point de départ n’existe pas. Comment construire ce lien dans une « société de marché », c’est-à-dire une société fondée sur la négation du social en tant que tel comme le disait Polanyi ? Le diagnostique de Streeck était déjà dévastateur en 2016 : il ne reste plus que la « résignation collective comme dernier pilier de l’ordre – ou du désordre – social capitaliste ». C’est soit le désordre, soit la fondation d’un Ordine Nuovo (NdT : titre de la revue fondée par Gramsci en 1919), voilà la seule alternative.

À son époque, Gramsci affirmait que l’Italie avait besoin d’une « réforme intellectuelle et morale ». Une réforme qui puisse, à l’instar de la réforme luthérienne allemande et de la réforme révolutionnaire française, pénétrer au plus profond des idéaux, habitudes et modes de vie des classes populaires, en configurant un nouvel ethos ou une nouvelle manière d’affronter le monde et d’entrer en relation avec lui. Lorsque l’époque est mouvementée, que Gramsci appelle un “interrègne”, les forces qui se démarquent sont celles qui parviennent à articuler ce nouvel ethos, en façonnant un nouveau sens commun et en parvenant à réarticuler le lien social. À quels défis les forces démocratiques qui prétendent aujourd’hui reconstruire une patrie et un pacte social devraient-elles apporter des réponses ? Voilà le défi de la politique qui vient.

Quelques directions

Il n’y aura aucun changement sans horizon capable d’articuler une nouvelle majorité et une volonté générale. Cependant, il faut pour ce faire une « direction intellectuelle et morale » (Gramsci) capable d’intégrer les raisons d’Autrui. Cela implique aussi de définir une nouvelle centralité, qu’il faudrait penser, non pas comme une équidistance tiède, à mi-chemin entre deux extrêmes donnés qui la précéderaient ; mais plutôt comme un nouveau centre de gravité qui déplace et regroupe le champ entier autour de lui, dans des positions définies par ce même centre. C’est ainsi que l’on refonde une totalité : « contrairement à un parti, une nation est toujours un tout », disait Gramsci. Le Zarathushtra de Nietzsche exigeait de « grands adorateurs » dotés de flèches de désir. La flèche qui entend aller loin a besoin que l’arc s’ouvre en grand. Les vieux axes de la politique s’avèrent trop étroits pour un patriotisme démocratique à la hauteur des difficultés du présent. Le patriotisme n’est pas la droite ethnocentrique ; la démocratie n’est pas la gauche cosmopolite.

Ainsi, le nouveau patriotisme est marqué par la souveraineté : il construit un peuple là où le national et le populaire se rejoignent. Il construit une démocratie souveraine qui donne voix à une volonté générale constituée comme sujet politique et qui ne veut pas se plier à la globocratie de la gouvernance néolibérale. Il construit, enfin, une communauté d’appartenance face aux pouvoirs sauvages du libre marché.

Cette communauté s’assimile au fait de prendre soin de la chose commune, ce qui veut dire qu’elle est féministe, écologiste et non xénophobe. A partir d’un féminisme hégémonique, au-delà des politiques de l’identité et contre la réaction de l’ultra-droite, elle réinterroge la totalité du lien social, tout en reconstruisant la masculinité et en cherchant des relations plus libres, égales et entières.

Ce nouveau patriotisme offre un horizon collectif face aux angoisses et aux peurs du désert néolibéral, mais il se positionne fermement contre la xénophobie et la lâche stigmatisation du faible, en rappelant que l’Occident est un broyeur d’identités collectives de part et d’autre du globe, et qu’une partie des conflits contemporains est liée aux tentatives des peuples de se recomposer comme et ils le peuvent.

Ce patriotisme défend la souveraineté culturelle des peuples et la reconstruction écologiste du lien avec l’environnement, face à un universalisme abstrait qui ne s’est pas réalisé comme Bien universel mais comme espace déqualifié, hypnotique, glacial, uniforme, dont le sujet est un être narcissique et déraciné : le consommateur d’aujourd’hui.

Ces dernières décennies nous montrent qu’une société qui livre des individualités pures, séparées de tout mythe et de toute pulsion communautaire, fabrique des consommateurs d’antidépresseurs, des addicts à sexualité auto-référentielle et réificatrice, des personnes en recherche frénétique d’appartenances solides, qui sont de la chair à canon pour les formes politiques les plus extrémistes, comme l’esquissent avec perspicacité les romans de Houellebecq. Réduire l’être humain à un individu atomisé équivaudrait à démobiliser son potentiel d’appartenance à une « communauté de transcendance » (Errejón). Rien de grand ne s’est fait sans passion, a dit Hegel, ni sans idéaux transcendants. Le seul échappatoire au nihilisme néolibéral sera de susciter un intérêt nouveau pour un projet collectif qui soit une nouvelle totalité : refonder le lien communautaire et redonner le sentiment d’une unité de destin dans une patrie commune face au déracinement global.

En partant de cette conjoncture, il est nécessaire de penser un nouveau patriotisme démocratique qui puisse produire une conception de l’ordre qui ne soit pas réactionnaire, qui puisse offrir sécurité, bien-être, sentiment d’appartenance et protection. Nous proposons ici huit clefs pour penser et débattre de ce patriotisme démocratique.

  1. Démocratie

Si la démocratie est la faculté d’un peuple à participer à son destin, alors celle-ci est clairement incompatible avec le capitalisme et le marché libre.

Streeck, dans son livre au titre éloquent « Marchés et peuples », explique qu’il existe depuis 1945 une contradiction fondamentale entre les intérêts du capital et ceux des votants ; cette tension s’est peu à peu déplacée successivement à travers un insoutenable « emprunt sur le futur » – expression également employée par Varoufakis -, jusqu’à déboucher sur la crise de 2008. La Grèce a été l’exemple évident de ce genre de gouvernement de technocrates et de l’imposition d’une « pression factice » (Sachzwang). Nos États démocratiques n’écoute plus la voix des peuples, ils écoutent plutôt la langue mystérieuse des « marchés », dit Streeck : « Etant donné que la confiance des investisseurs est dorénavant plus importante que celle des votants, tant la droite que la gauche voient la prise du pouvoir par les détenteurs du capital non comme un problème, mais comme la solution ».

Cette contradiction fondamentale entre capitalisme et démocratie se traduit par une contradiction politique : démocratie et globocratie. Le pouvoir réside-t-il entre les mains des peuples, ou dans celles des élites transnationales qui étendent leur emprise ? Les forces démocratiques doivent aujourd’hui prendre en compte la demande générale d’une prise de décisions collective qui ne soit pas remplacée par l’obéissance aux diktats de Bruxelles.

2. Souveraineté

La tradition démocratique républicaine qualifie de « souveraine » la volonté générale constituée comme sujet politique. Il est peu utile en politique de faire appel à un cadre juridique ou légal sans prendre en compte la volonté politique qui le soutient. Kant effectuait une distinction entre la forma regiminis, qui définit si un État est de Droit ou ne l’est pas, et la forma imperii, qui détermine de quel type d’État il s’agit, et pose la question de l’acteur politique qui gouverne. Dans le premier cas, il s’agit de la loi, de la norme ; dans le second de la souveraineté, de la volonté. En démocratie, comme on le comprend depuis Aristote, Cicéron, Rousseau ou Robespierre, il existe une volonté générale qui réside dans l’ensemble des citoyens : ces derniers règnent en obéissant. Le nom moderne de ce sujet est la nation.

Cependant, considérer le corps politique comme un simple ensemble de normes sans référence à un sujet unitaire constituant est basé sur le présupposé suivant : le politique ne serait qu’une série de normes qui régulent un ensemble préalable et indépendant d’individus « libres » – la sphère privée de la « société civile ».

Mais la société n’est pas cette somme d’individus : c’est pour cela qu’aucune Constitution ne consiste en un simple système de normes qui s’appliqueraient à l’individu, mais qui définissent le sujet collectif de la souveraineté. Dans la constitution actuelle, « le peuple espagnol » (art. 1), dans celle de 1931, « l’Espagne est une République démocratique de travailleurs de tout type (…). Les pouvoirs de toutes ses institutions émanent du peuple » (art. 1) ; dans celle de Cadix de 1812 : « La souveraineté réside essentiellement dans la Nation », définie comme « la réunion de tous les Espagnols des deux hémisphères » (arts. 1 et 3). Ou, de façon encore plus claire, dans l’actuelle Constitution allemande, qui récupère la formulation de celle de Weimar de 1919 : « Le peuple allemand (…) s’est octroyé à lui-même cette Constitution » (Préambule).

Pour résumer : le désir de démocratie est le désir d’une auto-conscience politique d’un peuple, qui touche à une relation déterminée avec ses élites et avec une capacité spécifique de configurer son destin. La forme sous laquelle cette conscience politique se matérialise dans la modernité est la forme nationale. Il n’y a pas de citoyenneté, reconnaissait Kant, sans une communauté qui donnerait sens à la volonté générale d’un peuple.

Une force qui aujourd’hui se voudrait héritière de cette tradition démocratique et républicaine devra être capable de penser plus loin que la conception libérale qui réduit la politique à la gestion de la sphère pré-politique des intérêts individuels. Cela implique une volonté générale populaire qui soit capable de se doter de son ordre propre et de décider de son destin.

3. Peuple(s)

Cette idée de volonté souveraine est la base de l’idée moderne de nation. Cette dernière n’est pas nécessairement oppressive. Elle est au contraire le meilleur outil pour garantir les droits des plus vulnérables. La question est la suivante : en faveur de qui la souveraineté est-elle exercée ? Le capitalisme est le premier agent destructeur des frontières. Adam Smith reconnaissait que le commerçant n’avait d’autre patrie que celle où il obtiendrait le plus profit maximal ; Marx affirmait quant à lui que les communistes ne peuvent détruire la propriété, la famille ou la patrie, pour la simple et bonne raison que la plus grande partie d’entre eux ont déjà été détruits par le capital. Autrement dit, le capitalisme a détruit les structures et les liens qui permettent à ceux d’en bas de se protéger et de vivre avec un bien-être minimal. Pour ceux qui ne s’enrichissent pas par la spéculation, mais qui subsistent par le travail, une patrie qui protège n’est pas un luxe dont ils peuvent se passer. Aujourd’hui, sous le joug d’une Union Européenne réduite à une simple union monétaire dans un cadre technocratique, compte tenu du fait que la possibilité de se constituer en bloc continental doté d’une identité politique commune n’existe pas, il n’est pas possible d’établir ce lien protecteur en-dehors des espaces nationaux.

Pour les élites, il n’y a pas le moindre doute : le néolibéralisme doit s’appuyer sur un processus de globalisation. Un mouvement populaire ne peut reposer que sur l’échelle nationale et sur ses possibles alliances interétatiques ultérieures. Construire une volonté générale revient à construire un peuple : là où le national et le populaire coïncident. C’est ainsi que l’a imaginé la tradition démocratique et républicaine. Pour Sieyès, la nation se constitue quand la classe potentiellement universelle, le Tiers-État, se forme comme totalité à travers l’exclusion d’une classe particulière, celle des privilégiés. Ce sont seulement ceux qui réussissent à incarner et à représenter le tout social et l’intérêt général qui fondent la nation, selon Siéyès. Les privilégiés provoquent la faillite de l’ « ordre commun », ils constituent un royaume à l’intérieur du royaume, une ombre « qui s’efforce en vain d’opprimer une nation entière ». Les subalternes ne doivent donc pas constituer un nouvel ordre – au sens de l’Ancien Régime – à travers des États-généraux, qui inclut les privilégiés, mais à travers une Assemblée Nationale. Ils ne représentent pas une partie du corps politique, mais sa totalité.

Une partie de la gauche a été très critique à l’égard du cadre national. Dans un texte de Fernández Liria, tiré de son ouvrage sur le populisme, on peut lire : « la logique institutionnelle de l’Illustration (?) ne génère pas de l’appartenance mais, plutôt, le droit de ne pas appartenir ». Il défendait la priorité d’un « être humain sans rien de plus », détaché de « toute appartenance : tribale, culturelle, historique ou sociale ». Cette compréhension des droits humains, d’origine libérale anglo-saxonne (elle débute dans la Déclaration de Virginie de 1776), nous laisse tout à fait démunis.

Une partie de la gauche pousse des cris d’orfraie lorsque des concepts comme ceux de “sécurité”, “d’ordre” ou “d’appartenance” parviennent à ses oreilles. Ce serait une grave erreur que de considérer que leur utilisation revient à pénétrer sur les terres de la droite : bien au contraire, les plus vulnérables sont les premiers à pâtir de la loi de la jungle instaurée par les marchés. Ce n’est pas un hasard si le libéralisme s’est historiquement allié avec le darwinisme social dans son apologie du libre marché. Pour les théoriciens ultra-nationalistes Henrich von Treitschke et Ludwig von Rochau [qui ont eu une influence notable sur l’extrême-droite allemande du XXème siècle], les États et les régulations sont des fardeaux face auxquels la liberté individuelle doit prévaloir ; celui qui reste à l’arrière est un faible, qui ne mérite pas qu’on le protège. C’est dans l’absence d’ordre que la droite se sent le plus à l’aise.

En ce qui concerne l’Espagne, il y a deux difficultés principales qui entravent sa construction populaire comme patrie. Dans un premier temps, l’usurpation du drapeau et de l’identité nationale par la dictature franquiste, régime violent et impotent qui a dû massacrer et expulser comme « anti-Espagne » la moitié du pays qu’il n’était pas capable d’intégrer. La résistance, en récupérant des fils de l’histoire espagnole de soulèvements populaires, fut à la fois démocratique et patriotique, nationale et populaire, dirigée contre l’invasion allemande et italienne que les élites appelaient de leurs voeux. Comme l’explique l’historien José Luis Martín Ramos, la notion de “patrie souveraine” en Espagne se construit au départ comme une réaction populaire face à l’occupation française ; on voit donc qu’affirmer que le terme de « patrie » intrinsèquement liée au franquisme ou au centralisme témoigne de la plus abjecte subordination culturelle à ces derniers, et d’une incapacité flagrante à proposer un horizon d’émancipation.

La seconde difficulté est l’inévitable pluri-nationalité de l’Espagne. Celui qui ne comprend pas que l’Espagne est plurinationale n’a pas un problème avec la Catalogne ou avec le Pays Basque, mais bien avec l’Espagne entière. L’Espagne est un pays doté d’une richesse incalculable, qui s’exprime à travers des institutions locales et des communautés autonomes, des langues et des traditions populaires vivantes, qui luttent pour maintenir leur identité propre. La tradition démocratique, plurielle et fédérale n’a jamais oublié cette dimension-là, sans cesser d’être patriote pour autant.

Il n’est donc pas possible de construire un patriotisme démocratique en Espagne sans prendre en compte les différentes identités nationales qui la configurent et les revendications historiques d’une patrie démocratique et populaire.

  1. Féminisme

Il est tout à fait symptomatique que Ciudadanos (NdT : formation politique espagnole de centre-droit présidée par Albert Rivera) ait assimilé le féminisme au nationalisme en tant que formes de « collectivisme ». Cela revient bien sûr, pour Ciudadanos, à ranger le féminisme du côté du tribalisme, de l’archaïsme. Mais par là-même, ce parti reconnaît au féminisme sa capacité, en tant que mouvement collectif, à imposer ses sujets à l’agenda public et à obliger le reste des forces à débattre en ses propres termes. Aujourd’hui, on peut dire qu’en Espagne, le sens commun est féministe. Le nouveau sujet politique sera donc féministe. À partir de là, reste à penser deux aspects : ce qui est en-dehors de ce sujet politique, et ce qui est à l’intérieur.

En-dehors : toutes les nuances et critiques possibles doivent toujours pouvoir s’exprimer et avoir leur place dans le débat, mais ceux qui se déclarent « antiféministes » sont tout simplement en-dehors du pacte social actuel. Comment peut-on penser le lien social en rejetant un point de vue qui prétend en finir avec l’injustice historique et lutter pour la dignité et les droits de 50% de la population ? Et pourtant, il existe une partie du pays qui s’auto-exclut de ce cadre : un certain revanchisme antiféministe et réactionnaire est en train de se constituer, dans des espaces privés mais aussi sur internet, via des chaînes YouTube qui attirent des jeunes animés par une forme de ressentiment envers les femmes, ainsi que des intolérants de divers bords politiques. Ils se regroupent sur des positions qui expriment le ressentiment et la misogynie, avec un cocktail venimeux de puritanisme, de frustration sexuelle et de préjugés, dans le sillage du mouvement incel aux États-Unis, où le féminisme est à la fois objet d’attirance, de dénigrement et de haine. À cela s’ajoute le sentiment d’insécurité généré par les conquêtes du mouvement féministe et la peur séculaire que produit l’idée – dans les rôles genrés portés par une masculinité réactionnaire – des femmes comme sujets.

Ce conglomérat constitue l’un des axes sur lesquels s’appuie peu à peu, en Europe cette fois, l’alt-right émergente. En Espagne on a récemment pu constater l’existence de cette articulation entre anti-féminisme et extrême-droite à une occasion : les insultes et la diffusion de données personnelles de la victime de la Manada (NdT : récente affaire de viol collectif qui a eu une grande résonnance en Espagne) dans des forums d’extrême-droite ou des graffiti où l’on pouvait lire « Vive la Manada », « Liberté pour Josué » et « Orgueil hétéro » entourés de croix gammées. Un environnement (celui de l’extrême-droite) où la misogynie, la réification et le mépris le plus grossier envers les femmes – que ce soit par dénigrement ou par sublimation handicapante – sont unanimes, massifs, tacites. Si nous observons les résultats de vote en fonction des sexes lors des dernières élections en Suède, nous voyons qu’ils sont similaires pour le centre-droit en votes masculins et féminins. En revanche, l’écart explose pour ce qui est du vote d’extrême-droite : 27,9% de voix masculines, 10,2% de voix féminines. Presque le triple. Cela nous montre qu’il existe un lien constitutif, intrinsèque, entre extrême-droite, misogynie et antiféminisme, qui s’efforce à présent de capter ceux qui résistent à la réalité du présent social.

Pour ce qui concerne l’intérieur du mouvement : le féminisme n’est pas une « politique identitaire » ou « sectorielle », qui ne concernerait que les femmes ou des collectifs bien précis. C’est un projet qui consiste à penser et à redéfinir autrement l’ensemble de la communauté, et qui concerne la totalité de l’organisation sociale, la famille, le travail, les soins, etc.  En ce sens, Clara Serra a montré qu’un féminisme hégémonique concerne aussi l’autre 50% de la population : les hommes, qu’il faut incorporer et attirer afin qu’ils considèrent le féminisme comme leur propre cause. Cela ne signifie pas, comme voudraient le déformer les réactionnaires animés par le ressentiment, qu’il faille « féminiser » les hommes ou en faire des victimes : cela signifie qu’il faut réfléchir de façon critique à la manière dont se construit leur masculinité pour pouvoir, dès lors, la reconstruire. Le féminisme a pour défi de donner voix aux offenses subies, mais aussi aux incertitudes qui se dessinent depuis ce nouvel horizon.

Germán Cano faisait remarquer qu’à présent, les hommes se taisent en public, de peur d’être qualifiés de machistes, mais qu’ils « ne cessent pas pour autant d’exprimer leur ressentiment croissant en privé ». Ce processus réactif cherche à retrouver un imaginaire perdu. Cela étant dit, indique également Cano, l’auto-flagellation masculine ou l’exigence de « déconstruction » immédiate et absolue ne sont pas non plus très utiles.

La visibilité de la violence quotidienne et symbolique, la lutte contre l’infériorisation systématique des femmes, l’exigence d’une répartition plus juste des tâches ou de l’élimination de barrières professionnelles, doivent être reliées à une réflexion sur la façon dont on peut construire une masculinité non toxique, qui récupérerait certains des éléments présents dans l’identité masculine contemporaine, tout en en reconsidérant d’autres et en les agençant autrement.

On ne peut déplacer des éléments d’une identité qu’en opérant des ajouts positifs. Comme l’a également écrit Serra, il s’agit de faire le lien avec les identités réellement existantes et de les re-sémantiser, et non pas d’offrir un vide ou une destruction de ce que sont les gens. C’est en cela que consiste le jeu politique de la ré-articulation d’identités. Cela signifie, heureusement, qu’il n’y a pas à jeter par-dessus bord tout ce qu’a signifié être un homme ou être une femme. Rita Segato, anthropologue féministe latino-américaine et militante anti-féminicides, a même lancé une hypothèse intéressante : dans les modes de relation sociale prémoderne, on trouverait des relations plus équilibrées et moins toxiques, sous certains aspects, que ce qui existe dans l’ultra-modernité ; ce serait un sujet qu’il faudrait longuement développer. Pensons par exemple au courage, un attribut traditionnellement considéré comme étant masculin, et qui peut par exemple s’exercer contre la lâcheté de ceux qui attaquent les faibles ou les vulnérables (harcèlement, homophobie, xénophobie). Le courage contre l’abus : une valeur traditionnelle mais aussi une valeur du futur. Luigi Zoja a écrit un joli livre intitulé Le Geste d’Hector sur l’histoire et le présent de la figure du père. Dans ce livre, il oppose deux modèles de masculinité : Hector, le héros qui écoute les femmes et s’occupe de son bébé, en enlevant son casque pour ne pas l’effrayer et en plaçant donc le bien-être de sa descendance avant le sien ; et Achille, le guerrier individualiste qui s’adore lui-même et ses propres succès.

Penser une masculinité au-delà du modèle stéréotypé du narcissisme égocentrique maladif, du handicap émotionnel, du déchaînement sexuel réificateur et de la violence démesurée, devrait être gratifiant y compris pour les hommes. Nombreux sont ceux qui soulignent à quel point il est inestimable, indicible, d’appréhender différemment les relations sexuelles avec les femmes, ou bien encore de profiter en tant que grands-pères d’un lien avec leurs petit-enfants qu’ils n’ont jamais pu exercer en tant que pères avec leurs enfants. La patrie, pour tous et pour toutes, ne pourra qu’être féministe.

  1. Immigration

On ne peut dissocier la question de l’immigration du contexte néo-libéral. À commencer par le phénomène de flux de populations lui-même. Conflits armés, répartition inégalitaire des ressources et destructions de formes de vie traditionnelles, tout cela oblige des masses à abandonner leurs terres d’origine. Le long travail du capital qui a commencé par l’expropriation de terres communes et la destruction des modes de vie des classes populaires en Europe, s’est poursuivi avec la colonisation de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique latine. Tout cela illustre les propos de Marx dans Le Capital : « Et l’histoire de cette expropriation est inscrite dans les annales de l’humanité en caractères de sang et de feu. » Exploités dans le Vieux Monde, expropriés dans le Nouveau : un même destin.

Cela se reflète de différentes façons qu’il convient d’analyser. Une population qui se sent exposée et vulnérable, comme c’est le cas de la population frappée par la crise de l’État-providence, se replie sur elle-même face à ce qu’elle considère comme une menace identifiée dans l’immigration. Nous le savons, les chiffres démontrent que cette prétendue menace d’« invasion » n’existe pas en tant que telle ; mais qu’est-ce qu’une menace, au juste ? C’est un sentiment qui se construit par des symboles, et non par des chiffres et des données. L’arrogante supériorité morale, bien souvent exhibée par la gauche, est ici parfaitement inutile.

Face au lâche simplisme de la droite, il nous faut affirmer que la principale menace faite à l’identité ne réside pas dans « les autres », parce que cette menace attaque précisément l’identité de ces mêmes autres. La menace est l’essence spécifique du capitalisme, et plus concrètement du néo-libéralisme qui est son projet de globalisation et d’anéantissement des peuples. Le néo-libéralisme unifie l’humanité en la transformant en supermarché planétaire : il élimine les différences, détruit des cultures populaires et anéantit systématiquement toutes les relations et tous les liens de solidarité traditionnelle, rendant impossible la continuité du mode de vie des peuples dans les économies traditionnelles qui, à présent, à cause de la spoliation et du néo-colonialisme, demeurent des économies “peu développées”. Le néo-libéralisme fragmente pour cela toutes les formes d’identité et d’imaginaires symboliques.

Mais de l’autre côté, on trouve une forme de colonialisme symbolique particulièrement pervers dans le cosmopolitisme humanitariste de la gauche, qui réside dans le fait de considérer que les peuples de la Terre désirent volontairement disparaître pour s’intégrer dans le marché mondial que l’Occident représente dorénavant. Ils ne comprennent pas que cette recherche du « fétiche du Nord » s’effectue uniquement quand flanchent les liens de l’enracinement, « les plaisirs et obligations de la réciprocité » dans la terre d’origine (Rita Segato). L’ouvrier est faussement « libre », dit Marx, parce qu’il a tout perdu : mais ce n’est pas cette réalité que voit une certaine gauche dans ceux qui se trouvent contraints à migrer. La droite achève le labeur avec sa xénophobie et son mépris, sans comprendre que personne ne veut, à l’origine, fuir sa terre, en laissant derrière lui sa famille, sa patrie, ses traditions et sa culture. Attaquer ceux qui se voient obligés de faire cela, et qui se retrouvent vulnérables, sans protections ni liens, à la merci et avec pour seule consolation la promesse du consumérisme occidental, est une réaction aussi lâche qu’aveugle.

Le point de départ qui échappe à ces deux camps, à des droites et des gauches maladroites, est le même : le déracinement. En ce sens, tout projet à droite ou à gauche non respectueux de l’identité plurielle des peuples de la Terre – que ce soit par xénophobie ou par cosmopolitisme – relève fondamentalement du cadre néo-libéral. De la même façon, les identités de tous les peuples sont alliées contre la cosmovision capitaliste et sa destruction des particularismes.

Un patriotisme démocratique a pour défi de désigner et construire symboliquement ce qui constitue une menace au bien-être et à l’intégrité d’un pays et de son peuple. Cette menace ne s’incarne pas dans le dernier arrivé, expulsé de sa terre par ce capital qui « sue le sang et la boue par tous les pores, de la tête aux pieds » (Marx), mais dans cette même oligarchie et ce même capital qui – ne nous trompons pas – a déjà fait il y a deux siècles la même chose avec nous tous. Le capital essaie toujours d’effacer la cicatrice originelle à l’aide de biens de consommation. Mais le fait est que, une fois la terre et le sang de l’Europe vampirisés, et tandis qu’il finit de le faire avec la terre et le sang des derniers recoins des autres continents, le capital s’attaque à présent à notre substrat culturel, historique, architectonique et symbolique. La détérioration des centres-villes historiques, les appartements touristiques gérés par les fonds vautours ou la marchandisation des « expériences » en sont un bon exemple.

En conclusion : l’autre visage du touriste-prédateur ou du spéculateur cosmopolite est celui du migrant apatride. Les deux sont la conséquence d’une même cause : le capitalisme globocratique, sa production systématique de déracinement et son régime de déterritorialisation. L’Europe, l’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine, tous les peuples ont un même combat. Le patriotisme démocratique a pour défi de protéger les peuples des corsaires néo-libéraux qui n’ont aucunement besoin de désobéir aux lois de l’empire pour spolier et piller les peuples.

  1. Ecologie

Marx affirme que dans la Nature, où Ovide voyait une « masse informe et confuse », dans toute son « originarité sauvage et boisée », le capital ne voit qu’une source de revenu. La Terre, la Nature, représentent pour le capital, ainsi que la force de travail humaine, le combustible le plus immédiat pour alimenter ses rouages. Ici aussi le néolibéralisme se nourrit du désordre : en brisant les équilibres écologiques les plus fondamentaux : surexploitation des ressources, pollution, changement et réchauffement climatiques, perte de la biodiversité, désertification, pénurie d’eau…

Comme l’a démontré David Harvey, l’accumulation capitaliste, quand elle n’opère plus par le mécanisme habituel de reproduction à plus grande échelle s’effectue « par dépossession » – comme c’est le cas lors des crises successives, et de la suraccumulation néolibérale qui s’effectue actuellement. Il existe une longue histoire des régimes de propriété des biens communaux destinés à l’usage de la communauté, matérialisés par les “enclosures” anglaises, les “game laws” ou la loi sur le vol du bois allemande, qui ont été progressivement dérobés aux classes populaires. Il s’agit du « nouvel impérialisme ». Qui plus est, comme l’indique depuis bien longtemps l’écoféministe Yayo Herrero, il va de pair avec l’exploitation du travail essentiellement féminin de préservation de la vie[1].

Son travail est d’une grande pertinence politique. Joan Subirats indiquait, dans son petit livre de conversation avec César Rendueles sur les biens communs, qu’il n’est pas étonnant qu’aujourd’hui, dans la société de marché, suite à l’effondrement de l’État en tant qu’État-providence, la nécessité de nous rapprocher à ce qui relève du collectif nous presse, et ne peut se réduire à son sens étatique-public. « Ce qui est commun représenterait alors la nécessité de reconstruire cet espace de liens, de relations et d’éléments qui façonnent le collectif ». Les nappes phréatiques, les bois, les terres, font partie de ce qui est collectif et commun, qui requiert engagement et action. Ceci est étroitement lié aux mouvements “municipalistes” : on parle ainsi de « barrionalismo » ou, dans le municipalisme basque on revendique le Batzarre, une assemblée démocratique locale, qui est en lien avec l’Auzolan, les travaux communaux qui donnent le droit à participer à l’assemblée. Comme le signale précisément Rendueles, le concept des “biens communs” est la forme à travers laquelle se pose de nos jours la question classique de la manière dont se constitue une communauté politique, dans le contexte de l’échec évident de la prétention néolibérale à construire une gouvernance à base de pure gestion post-politique.

Le défi du patriotisme démocratique est de proposer une alternative quant à notre relation à ce qui est commun, aux ressources naturelles et à l’environnement, au-delà des nouvelles “enclosures”, des privatisations, de la financiarisation et autres mécanismes qui permettent au marché de pénétrer dans des espaces communs, naturels et environnementaux. Tout l’enjeu consiste à présenter ce défi avec un langage qui n’est pas constitué par des mégadonnées ou qui évoque des tendances irréversibles, mais qui fait appel à l’expérience journalière et quotidienne : redéfinir notre manière de nous déplacer, d’habiter, de nous alimenter et d’utiliser les transports.

  1. Identité

Face au désordre généralisé caractéristique de l’interrègne dans lequel nous sommes, l’accord de Davos fait sa propre proposition de nouveau contrat social. « Nous aspirons à construire une Europe qui permette aux citoyens d’être au centre de la Quatrième Révolution Industrielle, en maximisant l’impact des nouvelles technologies sur le bien-être, la croissance et l’innovation et la création d’emploi grâce à l’investissement et à un nouveau contrat social », proclamaient ses parties prenantes cet été. C’est l’Union Européenne des entrepreneurs, du dégrèvement fiscal, de Pablo Casado et de Manuel Lacalle : un contrat entre individus qui bénéficient des services.

Un patriotisme démocratique ne peut pas répondre à ces défis en proposant uniquement des mesures techniques différentes : un peu plus de dépenses publiques, un peu plus d’impôts, etc. Le lien politique représente davantage que le simple fait d’être un client d’un État à qui on paie des impôts, où l’on vote quand on y est appelé, et en échange de quoi on bénéficie de services. Aucune société ne peut subsister sans un ciment symbolique . La volonté libérale de produire des « particules élémentaires » (Houellebecq) plutôt que des êtres humains se heurte à une limite insurmontable, anthropologique : le besoin de nous raconter qui nous sommes, de nous projeter en tant que collectif, en tant que « nous ». C’est pour cette raison que Gramsci était fasciné par la notion de « mythe » de Sorel : une idéologie qui n’est pas une utopie lointaine, ni une doctrine mais, comme l’écrit le penseur sarde, « une création de fantaisie concrète qui agit sur le peuple disséminé et pulvérisé pour y susciter et y organiser la volonté collective ». Pour Sorel, le mythe ne renvoie pas au passé. Il évoque les origines, mais pour pousser le présent vers ce qui va arriver. Il est seulement sacré s’il permet la socialisation. Il n’est ni vrai ni faux : il est fécond ou non. Sa valeur est opérative. Dans son introduction d’une œuvre de Renan, avec qui il partage l’idée de communauté politique en tant que volonté qui incite à l’action collective, Sorel affirme que le tout consiste à trouver des « forces » capables de déterminer la conduite en suivant certains préceptes : il n’y a pas d’actes sans des croyances intenses. Et elles ne représentent pas un « résidu irrationnel » duquel il faudrait se débarrasser, mais au contraire, la condition nécessaire à la naissance de l’ « enthousiasme collectif ».

Lors d’une intervention sur la question de l’identité, Íñigo Errejón se refusait à une certaine forme d’arrogance qui consiste à prétendre qu’à partir du moment où on a démontré que toutes les identités sont construites, qu’elles ne sont pas un élément défini par le passé ou la biologie, on serait alors libérés de toute forme de domination, et que le démantèlement des identités engendrerait la libération de l’individu. Qu’est-ce qui subsiste derrière le voile des identités ? Le fait que nous sommes seuls. Ce qui bâtit les sociétés est la conviction que nous avons été quelque chose dans le passé et la volonté d’être quelque chose dans le futur. Une société qui ne dispose pas de ce lien est une société en « crise morale » : sans s’accrocher à une forme d’universel symbolique et créateur de lien, il nous reste seulement la propagation des différences. Cet universel est toujours modulable mais on ne peut jamais s’en passer. C’est pourquoi Errejón promeut une forme d’« essentialisme stratégique » : pour exister en collectivité, nous avons besoin de croire en des mythes collectifs qui nous regroupent. En théorie, cette croyance se construit tout au long de l’histoire et de la culture ; en pratique, ces croyances ont la solidité d’une « force matérielle », disait Gramsci.

Néanmoins, tout se joue, naturellement, dans la manière dont se construit symboliquement cette communauté. Il y a évidemment des formes de patriotisme ethnocentristes, exclusifs, xénophobes ou anti-égalitaires. Nous devons penser une identité qui ne soit pas réactionnaire. Blasco Ibáñez écrit : « Notre vraie patrie se trouve où nous dessinons notre âme, où nous apprenons à parler, à coordonner nos idées au travers du langage et où nous nous façonnons dans une tradition. » C’est-à-dire dans une tradition qui ne soit pas le passé, mais plutôt ce qui demeure au travers du partage. Rita Segato, anthropologue féministe, affirme qu’une communauté suppose deux conditions : la densité symbolique et la conscience de la part des membres qu’ils proviennent d’une histoire commune et qu’ils se dirigent vers un futur commun. En d’autres termes, une communauté n’est pas enfermée dans le passé, dans un patrimoine de coutumes mortes, ni dans un haplogroupe génétique, ni dans des noms de familles : c’est le projet de faire advenir une existence commune en tant que sujet collectif, en partant d’une tradition partagée et commune pour aller vers un futur commun. « Avoir fait de grandes choses ensemble et vouloir en faire davantage. » Le « plébiscite de tous les jours » de Renan est une forme de cette volonté. Nous avons besoin d’un patriotisme républicain, et pas d’une nation essentialiste.

Aucune société ne peut vivre sans ce ciment symbolique. La vraie question est : qui va donner forme à ce ciment ? Le défi du patriotisme démocratique sera de trouver un juste milieu qui évite aussi bien l’ethno-nationalisme exclusif et réactionnaire que l’individualisme néolibéral simplement progressiste. On doit, comme l’a signalé J. L. Villacañas, penser une « communauté existentielle », qui respecte à la fois l’hétérogénéité et qui harmonise la pluralité : s’occuper du concret et garantir les droits des citoyens. Le débat à propos de l’Europe doit également se lire sous cet angle.

  1. Conservation, Progrès, Réaction

La nouvelle Internationale Nationaliste adopte les traits d’une Internationale Réactionnaire. En même temps, il existe le reflet inverse, libéral et parfois assumé par la gauche progressiste : celui d’un progrès linéaire infini, selon lequel tout lien avec le passé est un fardeau ou une superstition. Pourtant, un simple coup d’œil permet de se rendre compte que les grandes luttes cherchent à conserver des conquêtes, des institutions ou des droits préexistants. Et quand on en exige de nouveaux, c’est au nom de ce que l’on espérait déjà obtenir par le passé. « Les révolutions sont une négociation avec le passé, même quand elles veulent faire table rase de ce qui a précédé ». C’est ce qui pousse Errejón à affirmer : « Je ne crois pas qu’il y ait une dichotomie entre le progressisme et le conservatisme ». En effet, adhérer à la tradition signifie en réalité assumer son caractère innovant : non pas reproduire ce que d’autres ont fait, mais ce qu’ils auraient fait à notre place, a dit Léon Blum. Il y a un certain conservatisme qui, contrairement à la réaction, voit dans le passé quelque chose qui pourrait réapparaître, une projection du passé dans le futur. Face à un néolibéralisme qui désorganise de manière générale les modes et les projets de vie des gens, leurs identités, leurs certitudes, leur appartenance, le plus grand changement consiste paradoxalement à introduire de l’ordre. Errejón ajoute alors : « Je crois qu’aujourd’hui nous devons défendre une part de conservatisme dans notre combat contre le néolibéralisme dans le but d’avoir des conditions de vie dignes ». En effet, lorsqu’il s’agit d’améliorer les relations sociales ou de freiner le dérèglement climatique dans une société basée sur l’accélération constante, « le plus radical consiste à serrer le frein à main ». Walter Benjamin et Gilbert Chersterton en étaient conscients.

Alba Rico a inventé l’heureuse formule : “révolutionnaires quant à l’économie, réformistes quant aux institutions et conservateurs quant à l’anthropologie ». Ce n’est pas compliqué : « il faut conserver la condition de tous les biens communs, c’est-à-dire la Terre elle-même, menacée en plein Anthropocène par l’invention de l’être humain [..]. Il est fondamental d’être conservateur sur le plan anthropologique parce que je crois que ce qu’a le plus détruit le capitalisme, ce sont les liens sociaux ». Marx l’a écrit dans le Manifeste du Parti Communiste : l’œuvre du capital consiste à ce que « tout ce qui est solide se volatilise ».

Évidemment, cela exige de remettre en question les formes d’esclavage et de domination qui sont couplées à des sociétés traditionnelles : des dominations de classe, de genre ou de race. Il faut dépouiller, comme disait Alba Rico, les liens sociaux des relations de pouvoir inégales qui les ont parasitées. Par exemple, elle affirme qu’il est évident que le patriarcat a parasité les liens sociaux, en attribuant historiquement aux femmes les travaux ménagers ou les soins. Répartir ces travaux, ce n’est pas seulement « libérer la femme », mais aussi libérer la société et faire croître le bien-être social de tous. « Il ne faut pas s’arrêter, il ne faut pas conserver tout ce qui est donné, ce qui doit être conservé ce sont les formes, les fêtes, les cérémonies et les liens. Sinon, nous finirions par accepter le conservatisme entendu au sens de ce que proposent le patriarcat, le catholicisme et la pensée réactionnaire ».

Le patriotisme démocratique, pour conclure, doit trouver une manière de conjuguer une vision démocratique et progressiste avec une pulsion anthropologique de conservation des liens sociaux face au tourbillon néolibéral. Ce sera la seule manière de bâtir un monde habitable qui puisse être accueillant et qui n’ait absolument plus besoin des promesses réactionnaires.

[1] Selon Yayo Herrero, dans les sociétés patriarcales, ce sont les femmes qui s’occupent majoritairement des tâches d’attention et de soin aux corps vulnérables, car c’est le rôle qui leur est attribué dans la division sexuelle du travail. (voir article en lien hyper texte).

« 59 % des montants de la dette réclamée à la France sont illégitimes » – Entretien avec Éric Toussaint

Eric Toussaint en conférence

Eric Toussaint est docteur en sciences politiques et porte-parole du CADTM (Comité pour l’abolition des dettes illégitimes). Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec Zoé Konstantopoùlou et dissoute le 12 novembre 2015 par le nouveau président du parlement grec. Son dernier livre Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation (Les liens qui libèrent, 2017) traite de nombreux cas de répudiations de dettes durant l’Histoire. C’est notamment autour de ce thème que nous l’avons rencontrés.


LVSL –Trouvez-vous que la dette soit un sujet trop peu discuté dans les médias traditionnels ? Si oui, pour quelles raisons selon vous ?

Éric Toussaint – Elle est souvent évoquée mais elle ne l’est jamais dans le sens où le CADTM et moi l’abordons. Le discours des médias dominants et des gouvernements consiste à dire qu’il y a un excès de dette, trop de dépenses publiques des États, et, en conséquence, qu’il faut payer la dette et réduire ces dépenses publiques. Avec le CADTM, nous essayons tout d’abord de nous demander d’où viennent les dettes. Est-ce que les buts poursuivis via l’accumulation des dettes étaient légitimes ? et est-ce qu’elles ont été contractées de manière légitime et légale ? Voilà l’approche que nous essayons d’avoir et il est certain en effet que celle-ci n’est jamais évoquée dans les médias dominants. Ceux-ci n’y voient pas d’intérêt, et puis cette question est selon eux déconnectée de leur réalité.

LVSL – Vous avez construit une typologie des dettes selon qu’elles soient illégitimes voire odieuses. Pouvez-vous nous présenter les caractéristiques de ces types de dettes ?

Éric Toussaint – Il y a eu tout d’abord l’élaboration d’une doctrine sur la dette odieuse par un juriste conservateur russe et professeur de droit à l’Université de Saint-Pétersbourg pendant le régime tsariste (Petrograd à l’époque, était la capitale de l’empire russe), Alexander Nahum Sack. Il a élaboré celle-ci en réaction à la répudiation de la dette à laquelle le pouvoir soviétique a recouru en 1918. Lui n’était pas d’accord, il s’est exilé en France et a alors commencé par recenser tous les litiges en matière de dettes souveraines entre la fin du 18ème siècle et les années 1920. Il a étudié les arbitrages internationaux, les jurisprudences, les actes unilatéraux. De tout cela, il a pu construire une doctrine de droit international qui s’applique en partie aujourd’hui. Celle-ci établit un principe général qui affirme que même en cas de changement de gouvernement, de régime, il y a continuité des obligations internationales.

Néanmoins, cette doctrine intègre une exception fondamentale, celle de la dette odieuse qui se fonde sur deux critères. Le premier critère est rempli si l’on peut démontrer que les dettes réclamées à un État ont été contractées contre l’intérêt de la population de cet État. Le deuxième critère est rempli si les prêteurs étaient conscients de ce fait ou s’ils ne peuvent pas démontrer qu’ils étaient dans l’impossibilité de savoir que ces dettes étaient contractées contre l’intérêt de la population. Si ces deux critères se trouvent ainsi satisfaits, alors ces dettes contractées par un gouvernement antérieur sont odieuses, et le nouveau régime et sa population ne sont pas tenus de les rembourser. Pour le CADTM, cette doctrine doit être actualisée car la notion de ce qui est contraire à l’intérêt d’une population donnée a évolué depuis les années 1920, tout simplement car le droit international a évolué. C’est surtout le cas après la seconde guerre mondiale, où l’on a construit des instruments juridiques contraignants comme le PIDESC (Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels) ou le PIDCP (Pacte international relatif aux droits civils et politiques), qui permettent de déterminer ce qui est conforme ou contraire à l’intérêt d’une population.

À propos de la dette illégitime, celle-ci peut être définie en termes moins contraignants. Il n’y a pas la visée explicite d’aller à l’encontre de la population. Cette dette est « seulement » qualifiée d’illégitime du fait qu’elle a été accumulée pour favoriser l’intérêt de minorités privilégiées. Par exemple, c’est le cas quand une dette publique est contractée pour sauver les grands actionnaires de banques, alors que ces banques sont responsables d’un marasme dû à une crise bancaire. Dans ce contexte-là, des dettes accumulées depuis la crise bancaire de 2007-2008 dans des pays tels que la France ou les États-Unis sont des dettes illégitimes. Le CAC (Collectif pour un audit citoyen de la dette publique) a d’ailleurs déterminé par ses travaux que 59 % des montants de la dette réclamée à la France sont illégitimes. Cette masse correspond en partie au sauvetage bancaire mais aussi à toute une série de cadeaux fiscaux dont bénéficient les très grandes entreprises, et qui ne respectent pas les principes de justice fiscale et sociale. Par ailleurs, le renoncement des États de la zone euro à financer la dette étatique auprès de la banque centrale et la mise sur le marché de la dette oblige ces États à payer des taux d’intérêts supérieurs à ceux qu’ils auraient dû payer s’ils pouvaient se financer auprès de la banque centrale. Nous devrions donc déduire le montant de dette accumulée résultant de cette différence de taux.

« Pendant des années, il y a eu une interprétation erronée de la doctrine de A.N. Sack, qui limitait l’applicabilité de répudiation de la dette odieuse à des régimes dictatoriaux. »

LVSL – Au sujet de leur répudiation, comment les dettes sont-elles répudiées ? Vous citez, dans votre livre, beaucoup d’exemples de répudiation de dette, dès lors, y voyez-vous une continuité dans les contextes politiques qui favorisent ces répudiations ?

Éric Toussaint – Tout d’abord, il y a généralement un changement de régime ou de gouvernement qui aboutit à une remise en cause de ce qui a été accumulé comme dette jusqu’au moment du changement. Par exemple, en 1837 aux États-Unis, il y a eu une rébellion citoyenne dans quatre États qui a abouti au renversement de leurs gouverneurs, accusés par les populations d’être corrompus et d’avoir passé des accords avec des banquiers pour financer des infrastructures qui n’ont pas été réalisées. Les nouveaux gouverneurs ont répudié des dettes et les banquiers affectés par ces répudiations sont allés jusque devant la justice fédérale des États-Unis. Mais ils y ont été déboutés ! C’est un cas fort intéressant. La répudiation a été la résultante d’une mobilisation citoyenne, d’une dénonciation du comportement de certaines autorités par une population outrée, et qui s’est insurgée contre le paiement des dettes.

Autre exemple, au Mexique, le gouvernement du président Benito Juarez, libéral au sens du 19èmesiècle, c’est-à-dire pour la séparation de l’État et de l’Église, pour l’enseignement public gratuit, laïque et obligatoire, est renversé en 1858 par les conservateurs locaux. Ceux-ci empruntent aux banquiers français, suisses et mexicains pour financer leur gouvernement illégal. En 1861, quand Benito Juarez revient au pouvoir avec le soutien du peuple, il répudie les dettes contractées par les conservateurs. En janvier 1862, le gouvernement français de Bonaparte déclare la guerre au Mexique sous le prétexte d’obtenir le remboursement de la dette due aux banquiers français. Un corps expéditionnaire français qui a atteint 35 000 soldats impose alors le règne du prince autrichien Maximilien Ier, qui est proclamé empereur du Mexique. Mais Benito Juarez revient au pouvoir, encore une fois, avec l’appui populaire et il décide de répudier les dettes contractées par le régime de Maximilien d’Autriche entre 1862 et 1867. Cela a donné de bons résultats pour le pays. Toutes les grandes puissances ont reconnu le régime de Benito Juarez et ont signé des accords commerciaux avec lui, y compris la France après la chute de Bonaparte en 1870.

Enfin, on peut évoquer la révolution russe où la population était opposée aux dépenses du régime tsariste, et aux guerres que celui-ci menait. Et lorsque les soviets prennent le pouvoir en Octobre 1917, en conséquence de leur prise de pouvoir, un des décrets qui est adopté est d’abord la suspension de paiement, et puis la répudiation de la dette. Ces exemples témoignent d’actes que l’on peut qualifier d’unilatéraux.

Il peut y avoir également d’autres exemples dans lesquels on retrouve cette-fois-ci une intervention internationale. En 1919, au Costa Rica, il y a un renversement d’un régime anti-démocratique et un retour à un régime démocratique, associé à une décision du congrès costaricain de répudier des dettes contractées par le régime antérieur. Face à la menace d’intervention britannique, le Costa Rica demande alors un arbitrage neutre. Les deux pays s’accordent pour désigner le président de la Cour Suprême des États-Unis comme arbitre, et celle-ci délibère en faveur du Costa Rica ! C’est intéressant au niveau de la jurisprudence, et cela sert de référence à A.N. Sack car celui-ci est un admirateur des États-Unis.

Or, le président-juge de la Cour Suprême des États-Unis, William H. Taft, affirme que la dette réclamée au Costa Rica par une banque britannique, la Royal Bank of Canada, est une dette accumulée par le Président Federico Tinoco pour son bénéficie personnel et contre l’intérêt de la population. La banque n’a pas pu démontrer qu’elle ne savait pas que cet argent était emprunté par F. Tinoco en sa seule faveur. Surtout, à aucun moment dans le jugement, W.H. Taft ne se réfère au caractère despotique du régime, et A.N. Sack en ressortira dans sa doctrine que peu importe la nature du régime antérieur, cela n’a pas d’importance, ce qui compte dans l’appréciation de la dette est l’utilisation qui est faite de l’argent emprunté. De mon point de vue, cela est fondamental car pendant des années, il y a eu une interprétation erronée de la doctrine de A.N. Sack, qui limitait l’applicabilité de répudiation de la dette odieuse à des régimes dictatoriaux.  Pour A.N. Sack, sa doctrine se fonde à propos d’un gouvernement régulier sur un territoire donné, à un régime qui exerce un pouvoir réel, et qu’il soit légitime ou non, là n’est pas la question.

A.N. Sack, même s’il ne parle pas de « peuple » mais de « nation », et c’est toute la différence du contexte historique avec aujourd’hui et l’évolution parallèle du droit, mentionne clairement les intérêts de la population, notamment à partir d’un cas très précis : le traité de Versailles de Juin 1919. Celui-ci dit que les dettes contractées par l’Allemagne pour coloniser la Pologne ne peuvent pas être mises à charge de la Pologne restituée dans son existence en tant qu’État indépendant car justement cette dette a été contractée pour coloniser la Pologne et donc contre l’intérêt du peuple polonais. Dans le même traité il est dit que les dettes contractées par l’Allemagne pour coloniser ses territoires d’Afrique (Namibie, Tanganyika, Cameroun, Togo, Ruanda-Urundi) ne peuvent pas être mises à charge des populations de ces territoires. Là intervient la notion d’intérêt des populations, avec laquelle A.N Sack ne sympathise pas, mais qui a pris du sens à partir de cette période. Effectivement, le Président des États-Unis de l’époque, Woodrow Wilson, publie une déclaration en Janvier 1918 qui proclame le droit des peuples à l’autodétermination. Dès lors, une dette accumulée pour coloniser une population donnée remet en cause le droit de ce peuple à l’autodétermination. Cette évolution du droit justifie ma position qui est de dire : reprenons les critères élaborés par A.N. Sack sur la base de la jurisprudence mais tenons compte de l’évolution du droit international.

LVSL – Si l’on regarde alors le cas de la Grèce en 2015, on retrouve un changement de gouvernement avec l’arrivée du pouvoir de Syriza et Alexis Tsipras, et un appui social important. Pourtant au final, celui-ci a déconsidéré et ignoré le travail de la Commission sur la vérité de la dette publique grecque pour laquelle vous avez œuvré. Quels sont les paramètres politiques qui ont empêché ce mouvement propice vers une possible répudiation d’une partie de la dette grecque ? 

Éric Toussaint – Oui, c’est extrêmement important d’analyser ce cas. Il s’agit tout simplement ici de l’incapacité de Tsipras à adopter une stratégie adaptée au contexte réel dans lequel la Grèce se trouvait. Si l’on regarde le programme de Thessalonique présenté en Septembre 2014, sur lequel il a été élu, il y avait toute une série d’engagements très importants qui impliquaient notamment une réduction radicale de la dette. Il y avait en effet des mesures qui devaient provoquer des changements radicaux par rapport à l’austérité la plus brutale qui avait été menée, par rapport aux privatisations, et par rapport à la manière dont les banques grecques avaient été sauvées. Lui a entrepris une démarche qui n’était pas du tout cohérente avec le programme et les engagements qu’il avait pris. Sa stratégie fut celle d’une concession très rapide à la Troïka, composée de la BCE, de la Commission et de l’Eurogroupe, ce dernier étant d’ailleurs une instance qui n’a pas de statut juridique, qui n’existe pas dans les traités. Mais c’est bien dans ce dernier que le gouvernement Tsipras a accepté d’être enfermé.

Varoufakis allait négocier et signer des accords avec l’Eurogroupe, présidé alors par Jeroen Dijsselbloem. Selon moi, c’est cette stratégie qui a amené à une première capitulation le 20 Février 2015, quasiment d’entrée. Le fait d’accepter de prolonger le mémorandum de quatre mois, de respecter le calendrier de paiements, et de s’engager à soumettre des propositions d’approfondissement des réformes à l’Eurogroupe, c’est poursuivre dans la servitude. Beaucoup ont interprété cela comme l’adoption d’une attitude intelligente, tactique de la part de Tsipras. En réalité, les termes de l’accord du 20 février 2015 constituaient un renoncement. Cela l’a définitivement emmuré. Or, il aurait dû revenir en arrière en admettant devant son peuple et devant l’opinion internationale qu’il avait été naïf en acceptant les termes du 20 Février. Face au refus de la Troïka de respecter les vœux émis par le peuple grec, il aurait dû déclarer qu’en faisant des concessions, il avait cru à tort que l’Eurogroupe allait également en faire. Dès lors, il aurait pu conclure sur la nécessité de changer d’approche. Mais il ne l’a pas fait alors qu’il avait la légitimité pour le faire, ce que nous avons ensuite vu lors du référendum qu’il a gagné. Mais même après celui-ci, il n’a pas appliqué la volonté populaire alors qu’il s’était engagé à le faire ! C’est donc Tsipras lui-même qui a empêché que l’on aille, entre autres, vers une répudiation de la dette.

LVSL – Peut-il aujourd’hui advenir une situation similaire avec l’Italie ? N’y a-t-il pas une volonté de la part des institutions européennes d’être beaucoup plus fermes avec des gouvernements de gauche, progressistes, plutôt qu’avec d’autres ? 

Éric Toussaint – Alors, avec l’Italie, nous sommes à un stade où l’on a l’impression, fondée sur des éléments réels, que le gouvernement Salvini, pour lequel je n’ai aucune sympathie évidemment, est un peu plus ferme que le gouvernement de Tsipras face aux diktats des dirigeants de Bruxelles. C’est néanmoins à relativiser car, pendant la campagne, Salvini demandait un mandat au peuple italien pour une sortie de l’euro et dès qu’il a participé à la conception du gouvernement avec Di Maio, il a accepté le cadre et le carcan de l’euro. Là où le gouvernement italien à l’air de rester ferme, c’est sur le refus de la stricte discipline budgétaire. Mais attendons la suite, car le plus important reste à venir. Si l’affrontement se poursuit et se durcit, quelle attitude le gouvernement italien va-t-il adopter au bout du compte ? Nul ne le sait. Il est en tout cas des plus regrettables de constater que c’est un gouvernement en partie d’extrême droite qui désobéit à l’Union européenne avec l’argument du refus de l’austérité à tout prix, alors que cette posture devrait être celle adoptée par un gouvernement démocratique et progressiste. Il est très dommage de voir le gouvernement polonais désobéir à l’austérité, le gouvernement hongrois désobéir sur d’autres aspects, et de voir d’autres gouvernements rester dociles par rapport aux politiques injustes dictées par les dirigeants de Bruxelles. Par exemple en Espagne, le gouvernement Pedro Sanchez a déposé un budget conforme aux règles édictées depuis Bruxelles.

D’un autre côté, il est absolument certain qu’il y a une volonté des institutions européennes d’être plus dures avec des gouvernements de gauche démocratique et progressistes qu’avec d’autres. Mais en même temps chez les premiers et notamment dans le cas de la Grèce, il n’y a pas eu de désobéissance. Ce qui est extraordinaire et ce sur quoi il faut absolument insister dans le cas de Tsipras, c’est que quelques jours après son élection en Janvier 2015 et la constitution de son gouvernement, alors qu’il n’avait encore pris aucune mesure, le 4 Février, la BCE a coupé les liquidités normales aux banques . C’était une déclaration de guerre. D’un autre côté, des gouvernements de droite et d’extrême droite désobéissent, mais où sont les mesures fortes de l’UE contre eux ? On ne les a pas encore vues.

« Le Quantitative easing n’est pas suffisamment analysé par les économistes en général, y compris les hétérodoxes de gauche, qui ne voient pas cette arme mise aux mains des États à partir du moment où ceux-ci décident de désobéir. »

LVSL – Partons de l’article récent de Renaud Lambert et Sylvain Leder dans le Monde Diplomatique Face aux marchés, le scénario d’un bras de fer. Prenons le cas d’un pays comme la France qui voit l’élection d’un gouvernement de gauche progressiste et résolument déterminé à rompre avec le néolibéralisme. Le gouvernement annonce rapidement un moratoire sur la dette pour envisager la répudiation de sa partie illégitime. Comment dès lors éviter la panique financière et les dommages collatéraux économiques et sociaux qui s’en suivraient ?

Éric Toussaint – Je ne dirais pas qu’il s’agirait d’éviter la panique bancaire mais plutôt : comment la gérer ? Celle-ci sera là quoi qu’il arrive et il faut s’y préparer. Pour la limiter, j’avance un instrument qui n’est pas évoqué dans l’article du monde diplomatique et j’ai d’ailleurs eu un échange avec Renaud Lambert à ce propos. La BCE, dans le cadre du Quantitative easing (QE), a acheté pour un peu plus de 400 milliards de titres français à des banques privées. Elle a cela dans son bilan (Site officiel de la BCE, Breakdown of debt securities under the PSPP, consulté le 3 novembre 2018). Elle les a achetés aux banques privées, mais c’est le trésor français qui paie les intérêts à la BCE, et le capital à l’échéance des titres. Or, si la BCE fait mine à l’égard d’un gouvernement de gauche en France d’adopter une mesure comme elle l’a prise par rapport au gouvernement Tsipras, le gouvernement français peut décider de ne pas rembourser, face à la volonté de la BCE de l’empêcher d’accomplir son mandat démocratique. C’est un argument d’une puissance considérable qui inverse le rapport de force que la BCE pensait dominer. Je suis étonné qu’aucun des économistes consultés par Le Monde diplomatique n’y ait pensé. Le Quantitative easing n’est pas suffisamment analysé par les économistes en général, y compris les hétérodoxes de gauche, qui ne voient pas cette arme qui est mise aux mains des États à partir du moment où ceux-ci décident de désobéir. La Troïka serait dans une situation terrible.

Par ailleurs, je partage avec les auteurs de ce très intéressant article du Diplo la stratégie qui consiste également à vouloir diviser les créanciers. Par exemple, pour revenir encore sur le cas grec, Tsipras aurait pu dans un premier temps se concentrer sur le FMI. En effet, les six milliards qu’il fallait rembourser avant le 30 Juin 2015 concernaient seulement le FMI. Le gouvernement grec aurait dû cibler frontalement le FMI.

Aussi, lorsqu’on parle de panique sur les marchés et de menace de dégradation de la note de la France, si celle-ci affirme vouloir se financer autre part que sur les marchés, qu’importe alors la note que les agences lui attribueront. Il faut mettre en œuvre une politique alternative de financement en réalisant un emprunt légitime. Le gouvernement devrait imposer aux entreprises les plus importantes d’acquérir un montant donné de titres de la dette française à un taux d’intérêt fixé par les autorités publiques et pas par les « marchés ». Cela renvoie à ce que l’on appelait le circuit du trésor qui a fonctionné entre la deuxième guerre mondiale et les années 1970. Pour cela, il faut vraiment lire la thèse, éditée en livre, de Benjamin Lemoine et intitulée L’ordre de la dette. Cet ouvrage dit tout sur ce circuit du trésor qui a été oublié dans la mémoire.

LVSL – Comment expliquez-vous que lorsqu’on traite l’histoire des faits économiques, notamment à l’Université, la question de la dette soit peu traitée ?

Éric Toussaint – C’est un impensé car tout simplement c’est un tabou. C’est vraiment impressionnant alors qu’il n’y a pas que des auteurs hétérodoxes qui écrivent là-dessus. Par exemple, il y a des personnes comme Kenneth Rogoff, qui a été économiste en chef au FMI, et Carmen M. Reinhart, qui fournit des papiers pour le NBER (National Bureau of Economic Research), qui ont co-écrit un livre dont le nom était Cette fois, c’est différent : Huit siècles de folie financière, dans lequel ils évoquent profondément la question de ces dettes souveraines. La littérature sur la dette par des économistes classiques ou néo-classiques est très importante mais elle est très peu enseignée dans les universités effectivement. Elle commence cependant à l’être au niveau du droit dans les universités américaines, notamment par des pointures telles que Mitu Gulati, Professeur à l’Université de Duke, ou Odette Lienau, Professeure associée de droit à l’Université Cornell et qui a produit une thèse intitulée : « Repenser la question des dettes souveraines ». C’est dans les universités européennes que ce sujet socioéconomique et juridique vital est absent. Mais à mesure que la dette publique va prendre de nouveau une place centrale, les dinosaures et autres conservateurs dans les universités ne pourront plus éviter le débat sur des sujets comme la dette odieuse, la suspension de paiement et sur la répudiation.

Manifeste québécois pour la démondialisation

LVSL reproduit, en accord avec ses auteurs, “Le manifeste québécois pour la démondialisation”.  En effet, ce manifeste présente l’intérêt d’articuler les questions d’écologie, de justice sociale et de souveraineté populaire, dans la perspective d’une démondialisation des échanges commerciaux. 

Ce texte a été rédigé par Jonathan Durand Folco, professeur à l’université Saint-Paul d’Ottawa, Eric Martin, professeur de philosophie au Collège Édouard-Montpetit, et Simon – Pierre Savard-Tremblay, doctorant à l’École des Hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris.


Démondialisation et dépossession

L’année 2018 est une année électorale où les Québécois sont appelés à choisir un nouveau gouvernement. Nous nous rendons aux urnes comme d’habitude, c’est-à-dire en faisant comme si nous élisions des gens capables d’exercer les pleins pouvoirs, de réaliser tous les projets et promesses qu’ils nous proposent.

Pourtant, il existe quelque chose de plus grand que nous, une force qui vient sévèrement réduire la marge de manœuvre et le champ des possibles : la mondialisation.

Dans plusieurs pays du monde, elle est remise en question : les classes travailleuses savent que le libre-échange les a flouées et que les peuples ont perdu le pouvoir de décider pour eux-mêmes. Ce pouvoir a été confisqué par le processus de la mondialisation, par les entreprises multinationales et les grandes institutions comme le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale, l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), les Sommets du G7, etc. Au Québec, cependant, nous continuons à discuter en faisant abstraction de la faillite de la mondialisation et de la nécessité de changer de logique.  Il est temps de cesser de jouer à l’autruche et de nous engager dans une autre voie qui permettra de reprendre le contrôle sur notre existence collective : celle de la démondialisation.

Pour l’heure, nos institutions politiques ont les mains liées face à l’ordre international. Les orientations actuelles ne font pas l’objet d’un débat démocratique, mais sont imposées au peuple par une minorité qui se trouve dans les grandes institutions servant les plus nantis.  Le Québec, pour sa part, est aussi coincé à l’intérieur du régime canadien, qui a confisqué à son avantage les principaux pouvoirs et nie l’autodétermination des peuples aussi bien québécois qu’autochtones. Il suffit de considérer le traitement réservé aux autochtones, les récentes discussions constitutionnelles avortées avant même d’avoir commencé, ou l’influence croissante du gouvernement des juges pour comprendre que les conditions d’une démocratie véritable ne sont pas réunies actuellement et ne le seront pas tant que le Québec demeurera inféodé au régime canadien et à la constitution canadienne.

Bien sûr, l’absence de l’indépendance n’est pas le seul problème auquel est confronté le Québec. Le néolibéralisme a transformé les gouvernements en États-succursales de la mondialisation et les territoires en terrains de jeu des multinationales. Ceci ne veut pas dire que les États vont disparaître : bien plutôt, ils sont amenés à se détourner de l’intérêt général pour appliquer partout la même politique unique au service de la concurrence et dans le but d’attirer des investissements. La concurrence généralisée semble aujourd’hui être devenue leur seul projet de « société ». L’État est ainsi amené à agir comme un acteur privé au sein d’un grand marché universel ; toutes ses politiques sont pensées en fonction de faire la concurrence aux autres États pour plaire aux multinationales et pour maximiser la croissance de l’argent qui ne profite ultimement qu’à une minorité nantie. Le projet principal des États est aujourd’hui de mettre en place un cadre favorable à la libre action des entreprises multinationales, comme en fait foi l’exemple du « Plan Nord » des libéraux provinciaux, véritable exemple de marketing territorial.

Ces États évoluent dans un contexte mondial où le libre-échange a pris une place croissante. Il faut cependant noter que le nouveau libre-échange qui est en vogue aujourd’hui est différent de celui dont on discutait dans les années 1980. À l’époque, il s’agissait d’assurer la libre circulation des marchandises commerciales ; ceci est aujourd’hui vastement accompli. Désormais cependant, les traités de libre-échange servent surtout à mettre en place une nouvelle « politique permanente » qui va bien au-delà du commerce et vise à transformer des domaines de plus en plus vastes en marchandises, comme les services publics. Comme le disait Joseph Stiglitz en parlant du Partenariat transpacifique (PTP) : « it is about many things, but free trade not so much ». On est ainsi passé du GATT (abolition des barrières tarifaires) à l’ALENA (abolition des barrières non-tarifaires (licences, quotas, accords, etc.), puis au PTP qui agit sur un nombre innombrable de domaines.

“Il n’y a plus grand chose de « libre » dans le libre-échange, puisqu’il s’agit d’une manière d’imposer aux peuples une nouvelle logique particulière du tout-au-marché, sans véritable consultation démocratique.”

Il n’y a plus grand chose de « libre » dans le libre-échange, puisqu’il s’agit d’une manière d’imposer aux peuples une nouvelle logique particulière du tout-au-marché, sans véritable consultation démocratique. Ce règne du néo-libre-échange rime avec la dépossession des peuples, privés de plusieurs pouvoirs, aussi bien au niveau local, régional et national qu’au niveau international. La concurrence, au sein du système économique mondialisé, s’est à ce point intensifiée et accélérée que plus personne ne semble en mesure de planifier et de réfléchir à ce qui vient : au contraire, chacun essaie de s’adapter le plus rapidement aux circonstances fluctuantes sans se demander si cela est véritablement souhaitable. Le monde se dirige ainsi vers des catastrophes sans le voir, puisqu’il est trop occupé à tenter de suivre la marche du système. Dans les traités, des clauses protègent les investisseurs et entreprises contre les États qui voudraient les poursuivre ; ou encore, elles permettent aux acteurs privés de poursuivre les États qui voudraient entraver leurs opérations et les priver des profits qu’ils escomptent.

Voici quelques exemples : en 1997, le Canada a décidé de restreindre l’importation et le transfert de l’additif de carburant MTM, soupçonné d’être toxique. Ethyl Corporation a poursuivi le gouvernement canadien en vertu de l’ALENA pour lui arracher des excuses… et 201 millions de dollars ; en 1998, S.D. Myers Inc. a déposé une plainte contre le Canada pour avoir interdit, entre 1995 et 1997, l’exportation de déchets contenant des BPC, des produits chimiques synthétiques employés dans l’équipement électrique extrêmement toxiques. Le Canada a perdu devant le tribunal constitué sous l’ALENA, qui a accordé 6,9 millions de dollars canadiens à S.D Myers en dommages et frais.

Les manifestations de l’échec de la mondialisation sont multiples : Brexit en Grande-Bretagne, montée du Front National et de la France Insoumise en France, Sanders et Trump aux États-Unis, référendum en Grèce en 2015 pour rejeter le plan des instances pro-mondialisation, arrivée de Podemos en Espagne. À droite comme à gauche, des voix s’élèvent pour décrier la perte de pouvoir des collectivités aux mains des instances supranationales (Union Européenne) ou mondiales qui privent les populations du pouvoir de décider. La situation des classes travailleuses est de pire en pire, les inégalités sociales n’ont jamais été aussi élevées. Nous sommes déjà au cœur d’une crise écologique sans précédent. Et tout ceci, loin de ralentir, ne fait qu’accélérer constamment.

Au cours des années 1990-2000, le mouvement antimondialisation ou altermondialiste avait provoqué un débat public sur ces questions, autour de l’AMI et de la ZLÉA par exemple. Aujourd’hui, cependant, les sommets de décideurs se sont fait plus discrets et l’enjeu du libre-échange et de la mondialisation a été éclipsé des nouvelles. Certes, plusieurs revendications sociales « font les manchettes » mais le lien qui unit ces luttes particulières avec le problème structurant du libre-échange et de la mondialisation ne se fait plus aussi clairement au Québec. La défaite des deux référendums a contribué à faire disparaître la question nationale de l’avant-scène : beaucoup de gens se comportent ainsi comme si elle était réglée ou devenue sans importance, alors qu’elle est toujours d’une actualité brûlante. Il en va de même avec la mondialisation : nous vivons à chaque jour comme s’il s’agissait d’une évidence naturelle dont il ne servirait plus à rien de parler, alors que la reconquête de la capacité de décider, confisquée par le néolibéralisme globalisé, est l’une des questions les plus importantes à l’ordre du jour.

L’heure n’est pas à la démission, à l’inaction ou aux constats d’impuissance. Il est urgent non seulement de renouer avec la critique de la mondialisation et du libre-échange, mais de proposer de nouvelles institutions locales, régionales, nationales et internationales pour remplacer celles qui ont été corrompues par la logique entrepreneuriale et organisationnelle. C’est en proposant de nouvelles institutions et de nouvelles normes que nous pourrons reconstruire le pouvoir des communautés politiques à se prendre en charge par elles-mêmes et récupérer la capacité de décider, du local au global.

“Sans récupérer les souverainetés (politique, économique, énergétique, alimentaire, etc.), nous ne pourrons pas faire face aux crises qui affectent notre monde.”

Sans récupérer les souverainetés (politique, économique, énergétique, alimentaire, etc.), nous ne pourrons pas faire face aux crises qui affectent notre monde. Contre la logique économique injuste et ennemie de la nature que l’on nous impose, il faut reprendre le pouvoir d’agir de concert à tous les échelons en faveur du bien commun et pour faire face aux problèmes du siècle. 

Nous, signataires du présent manifeste, proposons de nous donner les moyens d’agir à nouveau ensemble.

Démondialiser et se réapproprier le pouvoir d’agir 

Voici les quatre principales avenues que nous proposons de mettre en discussion en vue de reprendre collectivement du pouvoir :

  1. La démondialisation : contre la logique dominante imposée par le haut, construire le pouvoir des gens d’en bas.

Le concept de démondialisation apparaît la première fois en 1996 sous la plume de Bernard Cassen du Monde diplomatique. L’objectif est alors de sauvegarder les espaces qui n’ont pas encore été marchandisés par la mondialisation et de lutter afin de retrouver la capacité de décider ensemble, démocratiquement, afin de réguler et contrôler l’économie et la finance. À cette fin, Cassen proposait une série de pistes : des taxes aux entreprises, interdire les paradis fiscaux, freiner la circulation déstabilisatrice des capitaux mondiaux, mettre des conditions écologiques, sociales et culturelles à tout échange commercial. Bien sûr, cela suscite des accusations de « protectionnisme », mais il ne faut pas se laisser impressionner, puisque l’alternative est de continuer à laisser les multinationales faire n’importe quoi, n’importe où, ce qui est inacceptable.

En 2002, le concept de démondialisation est repris et développé par le sociologue philippin Walden Bello. Celui-ci en appelle au démantèlement des grandes institutions économiques internationales et à fonder un nouvel ordre économique mondial plus juste envers l’ensemble des peuples. Pour Bello, la démondialisation se résume en quatorze principes, dont la revalorisation de la production et de la démocratie locale, la décroissance, l’égalité entre les sexes ou le développement de technologies écologiques pour ne nommer que ces exemples. Le concept de démondialisation a aussi été abordé par d’autres auteurs comme Jacques Sapir ou plus récemment par Aurélien Bernier.

Nous proposons d’engager au Québec une démarche de démondialisation visant à contrer la logique dominante imposée par la mondialisation et le libre-échange afin de donner du pouvoir aux gens d’en bas, c’est-à-dire au peuple. Ce projet visant une indépendance réelle du peuple n’est aucunement à confondre avec le repli et la fermeture sur soi.  Au contraire, il est la condition pour établir, par-delà la mondialisation néolibérale, une véritable coopération humaine et une véritable solidarité internationale.

  1. Se réapproprier la souveraineté.

La mondialisation libre-échangiste a confisqué la souveraineté des peuples pour la remettre au marché et aux multinationales. Les peuples doivent donc récupérer cette souveraineté pour pouvoir réorienter leur devenir démocratiquement en fonction de la justice sociale et de l’écologie. Le Québec, cependant, ne peut pas récupérer cette souveraineté directement puisqu’il ne l’a jamais détenu, n’étant pas indépendant et étant prisonnier du carcan du régime canadien, tout comme le sont les nations autochtones qui sont elles aussi privées du pouvoir de s’autodéterminer comme peuples. C’est donc dire que la démondialisation suppose aussi un processus qui demande de sortir du régime, des institutions, de la constitution et du droit canadiens, afin de refonder de nouvelles institutions démocratiques. La démondialisation nous amène à repenser l’indépendance d’une nouvelle manière : il ne s’agit pas de répéter les années 1960-70, mais de prendre les moyens de développer de nouvelles capacités et de nouvelles forces afin que le peuple du Québec et les peuples autochtones puissent reprendre le pouvoir d’agir en commun qui leur a été confisqué.

La meilleure réponse au contexte de la mondialisation est de reprendre le contrôle sur notre capacité de décision, de voter nos propres lois et traités, de contrôler notre fiscalité, nos politiques culturelles, de décider des institutions que nous voulons pour organiser le vivre-ensemble. Les institutions britanniques et monarchiques actuelles sont tout sauf démocratiques. Il ne s’agit pas simplement de défendre l’ancien modèle de l’État contre l’État néolibéral, mais de penser à ce que pourraient être de nouvelles institutions politiques souveraines et démocratiques.  Depuis les Patriotes de 1837, l’idée de République circule au Québec. N’est-il pas temps de mettre en place et de donner à cette république une forme et un contenu qui nous correspondent ? Ne faudrait-il pas chercher à élaborer cette république en solidarité avec les autochtones ?

La logique actuelle n’en a que pour la centralisation du pouvoir économique et politique, au mépris des gens qui vivent hors des grands centres et dans des régions éloignées, sur la Côte-Nord aussi bien qu’en Gaspésie, une région que le conseil du patronat suggérait d’ailleurs carrément de « fermer » (!). Nous pensons au contraire que l’avenir est à la décentralisation et à la démocratisation du pouvoir politique et économique sur l’ensemble du territoire du Québec. Les clivages villes/régions, urbains versus non-urbains ne servent personne mis à part l’élite et le système.

De même les luttes des femmes et des minorités visent une justice sociale qui restera toujours inachevée sans la mise en place d’une nouvelle république citoyenne et laïque et sans récupérer la souveraineté. Sans avoir les leviers nécessaires, sans avoir notre mot à dire, nous ne pourrons mettre en place la nécessaire transition économique et écologique. Il ne peut y avoir de démondialisation sans décolonisation et sans retour à la souveraineté. Sans la pleine possession de nos moyens nous resterons prisonniers de la cage de fer de la mondialisation libre-échangiste.

  1. Démocratiser l’économie : un nouveau mode de développement économique plus juste et plus écologique.

Il est certain que l’économie actuelle fondée sur la croissance infinie pose de sérieux problèmes, notamment au niveau écologique. Malheureusement, sans la démondialisation et la récupération de la souveraineté, les peuples ne peuvent pas décider de faire autrement, alors qu’une transition vers un nouveau mode de développement économique plus équitable et plus écologique est à l’ordre du jour et même urgente. Le mode de développement actuel laisse de plus en plus de gens des classes travailleuses, de villages, et même de régions entières, à l’abandon parce qu’ils ne sont plus jugés « concurrentiels ». 

Nous pouvons au contraire chercher à inventer et à mettre en place une nouvelle dynamique économique plus juste et respectueuse de la nature, qui serve les besoins des gens au local avant de servir les intérêts des entreprises multinationales. Ceci peut vouloir dire fermer des industries polluantes, mais aussi rapatrier chez nous des industries délocalisées à l’autre bout de la planète alors qu’il serait plus sensé et plus écologique de produire localement (une politique de réindustrialisation manufacturière dans certains secteurs).

“L’objectif général est de donner aux populations un pouvoir de décider de leurs conditions d’existence, de ce qu’elles vont produire et consommer.”

L’objectif général est de donner aux populations un pouvoir de décider de leurs conditions d’existence, de ce qu’elles vont produire et consommer. Actuellement, l’autorité est concentrée entre les mains d’une élite de technocrates financiers, de grandes entreprises et d’organisations économiques internationales antidémocratiques. Il est urgent de récupérer la puissance d’agir au sein des communautés, ou encore redonner du pouvoir aux salariés dans les entreprises. Au niveau local, municipal et régional, bien sûr. Mais ceci est impossible sans la capacité de produire un cadre réglementaire national et des normes internationales au service de la reprise du pouvoir au local, aussi bien sur la production paysanne ou artisanale qu’industrielle, et en vue de protéger le territoire contre la dévastation. En vertu du principe de subsidiarité, il faut donner le maximum de possibilité de régler au niveau local ce qui peut l’être.

Contre le développement irréfléchi au service de la mondialisation libre-échangiste, il faut se diriger vers une forme de développement local et soutenable qui ne vise pas d’abord l’exportation, mais la satisfaction des besoins de proximité : rapprocher les producteurs des consommateurs ; d’abord produire pour les gens qui sont sur le territoire plutôt qu’à l’avantage de telle ou telle multinationale. Mettre en place une telle transition est à la fois impératif et urgent ; autrement, nous assisterons non seulement à une augmentation des inégalités sociales et de l’appauvrissement, mais à des catastrophes écologiques qui seront la source de grandes souffrances et de grandes destructions.

  1. Développer la coopération : démondialisation et internationalisme

Démondialiser ne signifie pas se replier sur nous-mêmes en devenant indifférents au sort des autres peuples du monde. Au contraire, les êtres humains sont interdépendants, aussi bien au sein de leurs communautés politiques qu’à l’échelle de l’humanité. C’est pourquoi la mise au rencart de la mondialisation libre-échangiste, fondée sur la concurrence et la guerre économique de tous les peuples entre eux, doit être accompagnée d’une démarche visant la solidarité internationale, notamment en réformant ou en mettant en place de nouvelles institutions de coopération entre les peuples afin d’assurer, notamment, l’équité et la lutte contre la pollution à l’échelle internationale.

Plusieurs propositions ont été discutées ces dernières années : encadrer plus sévèrement Wall Street, mettre en place la taxe Tobin, interdire les produits financiers toxiques, voire même abolir les bourses et la finance. Certaines propositions visent d’abord à ralentir et à civiliser le système capitaliste financier. D’autres visent carrément à le dépasser et à le remplacer par un autre système économique. Ce fut, à une autre époque, un grand débat entre keynésiens et marxistes.

Nous ne prenons pas ici position sur la question. Nous en appelons à des débats et des discussions urgentes et essentielles. Nous relevons cependant l’importance de penser de nouveaux mécanismes en vue de la justice globale, de la redistribution Nord-Sud et de la mise en place de rapports plus équitables entre les nations du monde. Au plan politique, nous pensons qu’il faut œuvrer pour soutenir les peuples qui n’ont pas les conditions nécessaires leur assurant la capacité démocratique de décider et de s’autodéterminer afin qu’ils puissent récupérer leur souveraineté : le droit à l’autodétermination est un droit fondamental pour tous les peuples.

Nous ne proposons d’aucune façon de cesser les échanges (politiques, culturels, économiques, etc.) avec les autres peuples. Nous voulons simplement que ces échanges se fassent de manière juste et démocratique, en visant la coopération et l’égalité entre les peuples plutôt que la domination et le déséquilibre. Démondialiser ne signifie pas couper nos liens avec les autres peuples, mais remplacer une logique de guerre économique par une logique de coopération et de solidarité humaine internationale.

Il y a parmi les signataires de ce texte des gens différents qui proviennent de plusieurs horizons. Nous ne prétendons pas nous entendre sur tout. Une chose fait cependant consensus chez nous, et c’est l’urgence de rompre avec le système actuel de la mondialisation néo-libre-échangiste et néolibérale. Ce manifeste n’est pas un programme exhaustif, mais l’appel à une grande discussion collective autour de l’idée de démondialisation, dont les contours et implications particulières restent encore à définir. 

Nous appelons à l’union des démondialistes au Québec aussi bien que dans tous les pays afin de reconstruire un ordre politique et économique fondé non pas sur l’exploitation prédatrice des peuples, mais sur la liberté, la justice, le respect des cultures et celui de la nature.

La Biélorussie en recherche d’identité et de souveraineté

Plus de 25.000 personnes à Minsk pour célébrer les cent ans de la déclaration d’indépendance de la République Populaire de Biélorussie (25/03/2018)

Par son drapeau, ses emblèmes, ses immenses usines de tracteurs, ses sovkhozes, sa grisaille urbaine, ses fonctionnaires impassibles et son président autoritaire Alexandre Loukachenko, la Biélorussie conserve beaucoup de la République Soviétique qu’elle fut entre 1919 et 1991. Et pourtant, un vent nouveau semble souffler sur le pays.   

En ce 25 mars 2018, sous le ciel bleu, une fois n’est pas coutume, de Minsk, sa capitale, vingt cinq mille personnes se réunissaient dans une ambiance de liesse populaire. Elles fêtaient les cent ans de la République Populaire qui déclara l’indépendance de la Biélorussie d’une Russie bolchévique alors en proie à la guerre civile.

Voilà un siècle en effet que ces quelques trois-cent milles km2 de forêt, de marécage et de tourbes, coincés aux confins de la Pologne et de la Russie, se déclarèrent libres et souverains : l’aboutissement d’une renaissance culturelle et politique, à la fois nationale et sociale, entreprise quelques années plus tôt[1]. Cela fut de courte durée. Les troupes d’occupation allemandes qui avaient toléré cette déclaration d’indépendance, mais qui n’étaient pas allées jusqu’à la reconnaître, se retirèrent après l’armistice (fin 1918). Dès le 10 janvier 1919, les bolchéviques investirent Minsk pour fonder la République Socialiste Soviétique de Biélorussie, république fondatrice de l’URSS, avec les RSS d’Ukraine, de Russie et de Transcaucasie.

https://www.kp.by/
Emblêmes de la Biélorussie

C’est de cet héritage soviétique que M. Loukachenko s’est jusqu’alors toujours revendiqué. Porté au pouvoir en 1994 par les premières élections présidentielles libres de l’histoire du pays, Alexandre Loukachenko écrase la « deuxième renaissance biélorusse ». Celle-ci voyait, à l’instar de la Lituanie voisine, une partie de la population, particulièrement l’ouest du pays et les grandes villes, revendiquer fièrement son passé non-russe et non-soviétique, sa langue et ses emblèmes : le drapeau rouge et blanc qui fut d’abord celui de la République populaire de 1918, et la Pagonie, le blason du Grand Duché de Lituanie[2]. Elle envisageait, à l’image des autres pays de la région, un avenir démocratique et européen, loin d’une Russie associée au despotisme.

Grâce à ses virulentes dénonciations de la corruption et à son discours social en faveur des « gens du commun » Alexandre Loukachenko l’emporte haut la main avec plus de 80% des voix au deuxième tour. Il fit particulièrement le plein de voix dans l’est du pays, région dont il est originaire, grâce au ressentiment de cette population essentiellement russophone, profondément attachée à l’URSS et sceptique vis-à-vis d’un renouveau national qui n’est pas le sien[3].

Coup sur coup, par référendum, il rétablit le statut officiel de la langue russe[4], le drapeau rouge et vert de la République soviétique et déplace la fête nationale du 27 juillet, jour de la déclaration de souveraineté en 1990, au 3 juillet, date de l’entrée victorieuse des troupes soviétiques à Minsk en 1944. Rapidement, le drapeau blanc et rouge ainsi que le blason du Grand Duché sont interdits. Partisan de la restauration d’une Union russo-biélorusse (dont il espérait prendre la tête grâce à sa grande popularité dans une Russie alors en pleine déconfiture), M. Loukachenko rejette tout nationalisme biélorusse. Il lui préfère un certain patriotisme soviétique : celui qui célèbre la République soviétique de Biélorussie comme vitrine (industrielle) du socialisme et comme « Peuple-Héros » (narod geroya) face à l’occupant nazi[5]

« Le Président lui-même a souligné l’importance à ses yeux des valeurs qui furent celles de la République de 1918 : indépendance nationale et justice sociale. Le vent tourne, et depuis quelques années, le discours du président n’est plus le même.»

Pourtant en ce 25 mars 2018, les drapeaux blancs et rouges, qui servent d’emblèmes à l’opposition nationaliste, flottaient sur la foule qui reprend en cœur des chansons biélorusses. A côté, les OMON (forces de sécurité) semblent bien impassibles, eux qui pourtant ont l’habitude, chaque 25 mars, d’affronter quelques centaines de jeunes démocrates-nationalistes venus bravés l’interdiction de manifester. L’année précédente, plus de cent manifestants n’avaient-ils pas été arrêtés[6] ?

Pourtant, pas de nouveau Maïdan à signaler dans une Biélorussie encore solidement contrôlée par le pouvoir. Cette année, la célébration prend place avec le soutien actif de la municipalité de Minsk. En même temps, de nombreuses expositions, conférences dans les universités et articles dans les médias gouvernementaux sont consacrés à ce centenaire. Le Président lui-même a souligné l’importance à ses yeux des valeurs qui furent celles de la République de 1918 : indépendance nationale et justice sociale. Le vent tourne, et depuis quelques années, le discours du président n’est plus le même.

Loukachenko :Nous avons commis une erreur majeure dans notre politique étrangère : nous avons volé d’une seule aile”.

Dès l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir en 2000, M. Loukachenko doit renoncer de facto, à son projet de fusion avec la Russie et se résigner à n’être « que » Président de la Biélorussie. A partir du milieu des années 2000, deux crises pétro-gazières successives (2004 et 2006) lui font comprendre clairement le risque que représente pour la souveraineté biélorusse (et donc son propre pouvoir) un alignement trop inconditionnel sur Moscou : « Nous avons commis une erreur majeure dans notre politique étrangère : nous avons volé d’une seule aile ». Ainsi dès 2008, la Biélorussie s’illustre par une position de non-alignement lors de l’invasion russe de la Géorgie.

Mais l’élément déclencheur du néonationalisme biélorusse est l’intervention russe en Ukraine en 2014. Si la Russie est pour la Biélorussie une « nation sœur », l’Ukraine en est, sur bien des points, plus proche culturellement[7] et cela explique en partie sa position de neutralité. Celle-ci présente aussi l’avantage de faire apparaître la Biélorussie non plus comme « la dernière dictature d’Europe », mais comme un bienveillant faiseur de paix lors de la signature des accords de Minsk en 2014 et 2015.

L’intervention russe, au mépris du droit international, fait aussi prendre conscience au Président biélorusse la fragilité de son pouvoir, sur lequel pèse toujours le risque d’un coup d’Etat de palais, plus menaçant qu’un hypothétique Maïdan libéral. L’annexion de la Crimée lui démontre que la Russie n’hésiterait pas à prendre par la force une terre qu’elle considère comme sienne dans le cas où celle-ci souhaiterait se détacher de son influence ; et pour le Kremlin, la Biélorussie est part intégrante du « rousskiy mir », le « monde russe », voué à une communauté de destin avec la Russie.

« L’objectif du pouvoir est d’affermir l’identité nationale biélorusse dans une population qui parfois se sent d’abord et avant tout russe. »

Accélérant un mouvement de fond qui prend place déjà depuis presque dix ans[8], M. Loukachenko applique une politique de « biélorussisation douce ». Il s’agit d’accroitre les marges de manœuvres souveraines du pays : au niveau international par une politique de diversification diplomatique et économique avec l’Union européenne, les relations sont au plus haut depuis 1994, ainsi qu’avec la Chine ou la Turquie[9], comme au niveau national par un renouvellement des cadres et un contrôle accru sur les médias russes, vecteurs d’influence majeurs dans le pays.

Carte de la Biélorussie

La nouvelle politique de défense biélorusse, publiée en juillet 2016, désigne, sans la nommer, la Russie comme menace potentielle au même titre que les pays occidentaux, et prend en considération les risques de guerre « non conventionnelle » sur le modèle ukrainien. Les unités de défenses territoriales (territorial’naia oborona) sont ainsi renforcées pour atteindre un potentiel de 120.000 soldats sous le contrôle direct des gouverneurs régionaux, beaucoup plus fidèles qu’un état-major militaire suspect de sympathies pro-russes (la plupart des officiers biélorusses ont été formés en URSS et lorgnent vers Moscou). Il s’agit de rendre tangibles les menaces qu’avait fait Loukachenko lorsqu’il avait précisé qu’en cas d’annexion de la Biélorussie, l’envahisseur aurait à faire face à une « guerre de Tchétchénie puissance 100 ».

L’objectif du pouvoir est également d’affermir l’identité nationale biélorusse dans une population qui parfois se sent d’abord et avant tout russe. Cela passe notamment par la construction d’un grand récit national mêlant l’histoire russe et soviétique à certains épisodes historiques pré-russes (Principauté de Polotsk, IX-XIe siècles, Grand-Duché de Lituanie, XII-XVIIIe siècles) voir antirusses (soulèvement de Kostas Kalinovski en 1863 contre l’Empire tsariste, République Populaire Biélorusse en 1918). Ainsi, en juillet 2017, Loukachenko évoque pour la première fois les « mille ans de la culture biélorusse ». Il s’agit également de promouvoir la langue biélorusse, qui en tant que symbole d’opposition a été marginalisée durant les vingt dernières années. Pour la première fois en juillet 2014, Loukachenko prononce un discours entièrement en biélorusse. Plus encore, la culture biélorusse est mise à l’honneur en 2016, déclarée « Année de la Culture » par les autorités.

« Malgré la domination écrasante du russe comme langue d’usage dans les grandes villes, les Biélorusses cultivent leurs différences. »

http://radiokultura.by/ru/node/1014
Jour des Vyshivanki (chemises traditionnelles) à Minsk

La perte de la signification partisane de ces symboles nationalistes permet à une population beaucoup plus large de s’en saisir. Une réappropriation du folklore biélorusse est visible, notamment dans une jeunesse urbaine remarquablement dynamique chez qui le port de la chemise en chanvre traditionnelle (vyshivanka) et la langue biélorusse sont devenus à la mode. En 2017, pour les 500 ans de l’impression par Francis Skoryna du premier livre en biélorusse, une mise en avant de la littérature nationale et une forte activité éditoriale de traduction de livre et de films étrangers en biélorusse prend place.

Preuve que ce mouvement dépasse la simple initiative du pouvoir, de nombreuses entreprises, locales comme internationales, surfent sur cette vague en multipliant les publicités en langue biélorusse ainsi que les références à la culture nationale. Ces entreprises cofinancent depuis 2010 un festival annuel de publicité et de communication en biélorusse (« Adnak »).

Publicité en biélorusse de McDonalds pour des plats traditionnels

Malgré la domination écrasante du russe comme langue d’usage dans les grandes villes, les Biélorusses cultivent leurs différences : ils seraient « plus pacifiques, plus polis, plus patients, plus propres, plus travailleurs » que les Russes, « plus Européens » en quelque sorte.

Néanmoins, quelques jours après ses déclarations positives sur la République Populaire de Biélorussie, M. Loukachenko y met un bémol : il précise que s’il faut étudier cet évènement historique, il n’y a pas de quoi en être particulièrement fier. Si la volonté de construire une nation indépendante était louable, le Président critique le fait que pour cela les Biélorusses se « soient jetés sous la botte du Kaiser »[10]. 1918-2018, comme une mise en garde contre un trop grand rapprochement avec l’Union européenne ou avec l’OTAN qui pourrait représenter une menace tout aussi importante pour la souveraineté biélorusse et pour son pouvoir personnel. Comme un clin d’œil à Moscou également : la Biélorussie se négocie des marges de manœuvres, certes, mais elle connait les limites à ne pas franchir. Elle reste, en dernière instance, l’allié fidèle du « grand frère russe ». Le jeu d’équilibriste de la jeune nation biélorusse et de son Président n’est pas près de se terminer.


[1] En 1906 paru le journal Nasha Niva, dans lequel publièrent tous les grands noms de la littérature biélorusse naissante, notamment Yanka Kupala (1882-1942) et Maxime Bogdanovitch (1891-1917). En 1903, le Parti Socialiste de Biélorussie est fondé, dans lequel on retrouve les chefs de file du mouvement littéraire.

[2] Grande puissance d’Europe centrale depuis le XIIIème siècle et unie à la Pologne à partir de l’Union de Krewo (1385), le Grand-Duché de Lituanie était, comme son nom ne l’indique pas, un Etat dont la majorité de la population et la langue officielle était le ruthène, c’est-à-dire l’ancêtre du biélorusse moderne.

[3] En cela, il est possible de constater qu’il existe en Biélorussie, d’une manière beaucoup plus diluée et moins conflictuelle, la même opposition qu’en Ukraine entre l’ouest tourné vers l’Europe et l’est orienté vers la Russie. La différence réside néanmoins dans le fait qu’en Biélorussie, le dernier groupe est largement majoritaire, et le russe domine absolument l’espace public.

[4] Statut à égalité avec la langue biélorusse qu’elle avait perdu en 1991. Dans les faits néanmoins, le russe est utilisé comme seule langue de l’administration.

[5] Disposant d’un territoire vaste, peu peuplé et difficilement contrôlable, le mouvement partisan fut en Biélorussie particulièrement fort, comptant jusqu’à près de 400.000 engagés en 1944. Au total, la Biélorussie perdit près de deux millions d’habitants lors de la guerre, soit près d’un quart de sa population, le taux le plus élevé au monde.

[6] BBC Russie, Protesty v Den’ Voli v Minske : sotni zaderjanyx, 25 mars 2017

[7] Biélorusses et Ukrainiens partagèrent, sous le nom de ruthène, le même destin à l’intérieur du Grand Duché de Lituanie, tandis que les Russes étaient sous dominations tatare (XIII-XVe siècles). Il en découle par exemple que les langues biélorusses et ukrainiennes sont plus proches l’une de l’autre qu’elles ne le sont du russe.

[8] On peut évoquer notamment la politique menée par Pavel Latouchka, Ministre de la Culture entre 2009 et 2012 et depuis 2012 ambassadeur à Paris. Il a notamment financé la rénovation/reconstruction des châteaux princiers de Mir et de Nesvitch et mis à l’honneur la culture biélorusse. Avec lui, une nouvelle génération d’hommes politiques, plus détachée affectivement de la Russie et de l’URSS, et plus attaché à la culture et à la souveraineté biélorusse, est en train d’émerger, notamment dans le Ministère des Affaires Etrangères.

[9] Ioula Shukan, La Biélorussie après la crise ukrainienne : une prudente neutralité entre la Russie et l’Union européenne ? Etudes de l’IRSEM, 50, mars 2017

[10] Belta, Lukachenko o BNR, 20 mars 2018

Le chanvre industriel, culture stratégique, plante « miracle » ?

Papier, textile, corde, huile, protéines, isolant, biocarburant, parpaings… le chanvre est une plante d’une polyvalence unique dans le règne végétal. Est-ce une découverte ? Pas vraiment… Bien qu’il soit très largement exploité partout dans le monde depuis des temps immémoriaux, sa culture a été fortement menacée en occident dans les années 40 et 50. Cette histoire méconnue est extrêmement politique. Désormais, de plus en plus de petites entreprises se lancent dans l’aventure, arguant des débouchés industriels potentiellement très intéressants.  


Le chanvre industriel ne se fume pas ! Le cannabis sativa contient à l’état naturel trop peu de THC (tétrahydrocannabinol : la substance psychoactive) pour produire un quelconque effet. La marijuana est en fait du cannabis sativa, mais sélectionné sur des générations pour concentrer le THC (0,2% en moyenne pour la plante industrielle contre 1-5% pour la marijuana).

La fibre de chanvre est utilisée depuis plus de 10 000 ans dans la confection d’habits. Avant les années 30, presque chaque paysan européen et américain en cultivait un petit lopin. Cette plante complétait idéalement les autres activités de la ferme : ses graines sont comestibles et produisent une huile aux grandes vertus nutritionnelles (parfaitement équilibrée en oméga 3/omega 6 pour le corps humain). Après pressage, il reste une farine très protéique utilisable en cuisine (tout comme les feuilles). Dans beaucoup de petits villages, ce fut longtemps un complément alimentaire salvateur, malgré son goût très prononcé.

Le chanvre se prête bien à la rotation des cultures puisque ses racines aèrent la terre et ne l’appauvrissent que très peu. Une fois coupée, la plante est un très bon engrais vert et n’a besoin d’aucun pesticide, car elle est très robuste et n’a pas beaucoup d’ennemis biologiques. On note aussi qu’elle possède une capacité dépurative pour la terre (phytoréhabilitation), puisqu’elle chélate (capture) les métaux lourds. Sur d’anciennes zones industrielles polluées, la sativa a déjà démontré son potentiel. Dans les Pouilles, des cultivateurs italiens ont encerclé de chanvre l’usine d’acier d’Ilva et ainsi réussi à décontaminer les sols de certains métaux lourds[1]. Il suffit ensuite de transformer les plants chargés en polluants en matériau d’isolation pour s’en « débarrasser ». Des résultats très intéressants ont aussi été constatés dans les zones polluées par la radioactivité. À Tchernobyl, la plante a été utilisée pour neutraliser le césium 137, strontium 90, et le plutonium. Des scientifiques de l’Université du New Jersey la préconisent autour de Fukushima[2].

De multiples avantages pour une transition industrielle écologique

Sa fibre, le « liber », qui constitue la couche extérieure de la tige, peut être filée, tressée pour en faire du tissu, ou pilée et séchée pour en faire du papier. Le mot « canevas » qui désigne la toile de peinture vient par exemple de cannabis. La grande majorité des habits, des draps, des voiles de bateau, etc. produites avant le 20e siècle l’étaient en fibre de chanvre. C’est aujourd’hui encore certainement l’axe de développement le plus intéressant dans le cadre d’une nécessaire transition écologique.

Le rendement du liber est assez impressionnant : de 900 à 2700 kg par hectare, soit plus que n’importe quelle autre plante à fibres. Rapporté à son poids, un plant produit 10 à 100 fois plus de fibres utilisables que les arbres ou le coton. D’ailleurs, la culture du coton est une des plus polluantes qui soit : alors qu’elle ne couvre que 2,5% des terres cultivées dans le monde, elle consomme 16% de la production annuelle d’insecticide et produit in fine 1% de la totalité des émissions de gaz à effet de serre anthropique (1 t-shirt = 35 kg de CO2 dans l’atmosphère). Ses besoins en eau sont importants, jusqu’à créer dans certains cas des catastrophes écologiques (l’assèchement de la mer d’Aral notamment). Si le coton reste plus agréable au touché que la fibre de chanvre (dans l’état actuel des technologies de tissage), on pourrait néanmoins en remplacer la moitié de la production cotonnière mondiale par de la fibre de chanvre. En effet, tous les vêtements n’ont pas vocation à être extrêmement doux (jeans, casquettes, vestes…). L’impact environnemental de la culture du chanvre étant très minime (voir positif si exploité dans le cadre d’une économie circulaire durable), le remplacement du coton représenterait une grande avancée écologique.

En Chine, le président Hu Jintao a d’ailleurs demandé en 2009 aux producteurs de son pays d’augmenter de 800 000 hectares la culture du chanvre, pour pallier les problèmes posés par le coton[3].

Fibres de chanvre brutes (avant transformation)

Ce rendement fibreux représente également une formidable opportunité pour l’industrie papetière. Il faut beaucoup moins d’eau pour produire un papier à partir de fibre de chanvre qu’à partir de fibre de bois. Avant les années 1840, l’essentiel du papier était produit à partir de vieux habits en chanvre. Le papier obtenu est également de très grande qualité : la première bible imprimée par Gutenberg ou encore la Constitution américaine reposaient sur du papier chanvre ayant traversé les siècles jusqu’à nous sans problèmes. Le métier de chiffonnier consistait à parcourir les villes pour récupérer toutes les guenilles pour l’industrie papetière. Le bois a ensuite pris le relais, notamment pendant l’essor industriel des vallées alpines. Or, lorsqu’on parle de lutter contre le réchauffement climatique, il faut constamment chercher à immobiliser le plus de carbone possible loin de l’atmosphère. Le bois, qui contient 50% de carbone, doit servir principalement à la construction. Les édifices de bois durent des siècles et les nouvelles technologies de construction permettent désormais de s’émanciper du béton au profit de ce matériau renouvelable. Le papier n’est pas une manière durable de stoker du carbone puisqu’il finit souvent jeté et incinéré. Puisque le chanvre pousse beaucoup plus vite que le bois, il est donc tout indiqué pour le remplacer et dégager ainsi des marges de manœuvre pour le secteur de la construction.

L’industrie du bâtiment représente d’ailleurs un débouché prometteur pour le chanvre : après avoir retiré le liber, la pulpe de la plante peut être transformée en une vaste gamme de matériaux (plâtre, stuc, panneaux de fibres, parpaings et isolant thermique). Rappelons que la demande en matériaux d’isolation naturelle est extrêmement élevée dans le cadre de la transition énergétique (place prépondérante dans le scénario Negawatt, un scénario de transition complète vers la neutralité carbone en 2050 ).

Plus récemment, des équipes de scientifiques ont réussi à créer un bioplastique pour impression 3D. Le bioplastique de chanvre semble aussi avoir de beaux jours devant lui. Biodégradable, il peut, mélangé à d’autres produits, être également très solide. Cette trouvaille ne date pas d’hier. En 1941, Henri Ford a sorti un modèle de voiture à la carrosserie faite de bioplastique de chanvre (tout l’acier allant à l’industrie militaire). Pensant 500 kg de moins que le modèle classique, roulant au bioéthanol de chanvre et présentant des performances supérieures que ses homologues en acier, le modèle semblait incarner le futur de l’automobile. Mais la Seconde Guerre Mondiale impose logiquement le métal à l’ensemble de l’industrie mécanique. Le projet est mis entre parenthèses puis abandonné après le conflit, sous la pression des magnats de l’acier[4].

Comment le chanvre est devenu l’ennemi du capitalisme moderne.

Globalement, au prix actuel des matières premières, un hectare de chanvre est 3 fois plus rentable qu’un hectare de blé. Au vu de l’évolution potentielle des filières, la demande pourrait faire augmenter son prix encore davantage. Alors pourquoi a-t-il disparu de nos champs en occident ?

L’histoire de la prohibition du chanvre commence aux États-Unis en 1937 avec l’affaire de la firme Dupont. Cette compagnie avait alors développé une nouvelle fibre synthétique, le nylon, qui devait substituer la fibre de chanvre. Pour éliminer plus facilement la concurrence de la fibre naturelle, Dupont fait pression sur le gouvernement, qui promulgue le Marijuana Tax Act.

Mais le coup le plus dur viendra de l’industrie papetière. William Hearst, magnat de la production de bois papier et de la presse utilise cette dernière pour semer la panique dans les campagnes américaines. Et misant sur le caractère narcotique de la plante, il diffuse des contenus-chocs (titres effrayants, photos violentes, polémiques alarmistes…) et invente par la même occasion les codes de la presse à sensation que l’on connait actuellement. Encore aujourd’hui aux États-Unis, le cannabis à usage thérapeutique est autorisé dans 30 États (dans 10 États pour usage récréatif), mais dans aucun pour usage industriel. Un paradoxe qui suffit à démontrer que le caractère narcotique de la plante n’est qu’un prétexte.

Cordages de navire en chanvre

En France et en Italie, la culture du chanvre fut longtemps encouragée. Les rois ont subventionné les agriculteurs jusqu’au début du XXe siècle dans le but de produire les cordages nécessaires à la marine militaire. L’Italie était alors le deuxième producteur mondial derrière la Russie. L’interdiction complète eut lieu au début des années 60, alors que l’Italie était de fait sous emprise américaine dans la stratégie de Containment.

Aujourd’hui, alors que le contexte juridique évolue en faveur du chanvre industriel, mais de façon assez lente, c’est la République tchèque qui joue le rôle de leader à l’échelle européenne. Beaucoup de petites entreprises italiennes vont d’ailleurs y faire transformer leur produit, car la législation y est beaucoup plus favorable. La Chine et la Corée du Nord ont pris beaucoup d’avance dans le domaine. Près de 600 produits dérivés du chanvre sont brevetés dans le monde, dont la moitié appartient aux Chinois. L’essor technologique n’y a jamais été entravé par une quelconque prohibition et permet aujourd’hui à Pékin de développer des machines de pointe capables de récolter la fibre de manière très efficace. Si les informations qui nous parviennent sur ce secteur de Chine sont rares, nous savons que le gouvernement finance des recherches sur l’usage de plantes, à des fins militaires notamment (pour soigner les soldats, ainsi que pour fabriquer des tissus pour les uniformes)[5].

Faire renaître la culture du chanvre pour créer de nouvelles filières.

Francesco Cillerai, diplômé de l’Université de sciences politiques de Turin, est le fondateur de l’association « Canapa Valsesia ». Le but de cette dernière est de mettre en relation les petits producteurs des hauts villages, de les informer sur les réglementations, d’organiser la vente des divers produits ainsi que l’approvisionnement en semences, et de promouvoir les anciennes traditions liées à cette culture. L’association n’est pas à but lucratif. Elle encadre seulement les activités liées au chanvre utilitaire (non « récréatif »), dans le but de semer les bases d’une future filière. Son fondateur n’en cache pas le but politique : pousser à l’autonomisation des territoires, augmenter la résilience alimentaire et matérielle.

Métier à tisser le chanvre traditionnel, Alagna, Italie

C’est grâce au travail de Francesco que la plante a été réintroduite dans une partie du Piémont. Alors qu’elle y était autrefois largement cultivée pour la production textile artisanale (le tissage occupant les longs mois d’hiver), la prohibition du chanvre italien dans les années 60 a eu raison de cette tradition. L’association a d’ailleurs obtenu une loi auprès de la région Piémont pour faciliter la culture[6].  Si ces pratiques sont encore de niche dans le nord de l’Italie, elles tissent les liens d’une future filière.

De son côté, la France est désormais le premier producteur de chanvre industriel en Europe (6 chanvrières, 1 414 producteurs et près de 16 400 hectares de surface dédiée à sa culture). Ce n’est pas beaucoup dans l’absolu. En augmentant la superficie de culture, notamment en remplaçant les productions fourragères (si diminution de production de viande) et en généralisant la rotation des cultures, il serait possible de décupler, centupler la production et ainsi développer une filière à caractère industriel.

La nécessité de substituer la production pétrolière pour sauver le climat nous impose le développement de ce type de filière. Développer la culture du chanvre est également une politique de souveraineté économique, là où la dépendance aux hydrocarbures pour la production de plastique est une dépendance géopolitique.

 

Photo de couverture : feuille de chanvre, wiki commons

[1] https://www.humboldtseeds.net/fr/blog/cannabis-pour-regenerer-sols/

[2] https://www.futura-sciences.com/planete/actualites/developpement-durable-cannabis-decontaminer-fukushima-29725/

[3] Fine, Doug. “A Tip for American Farmers: Grow Hemp, Make Money.” Los Angeles Times. June 25, 2014.

[4] https://www.industrie-techno.com/la-voiture-bio-sourcee-a-73-ans.33285

[5] https://fr.sputniknews.com/presse/201708291032830844-chine-chanvre-medicaments/

[6] http://www.canapaindustriale.it/2017/01/16/nuova-legge-sulla-canapa-in-vigore-dal-14-gennaio/

« L’Union européenne est privatisée par l’oligarchie allemande » – Entretien avec Matthias Tavel

Matthias Tavel, auteur d’Insoumis, en Europe aussi. ©Rémy Blang

La question européenne fracture d’ores et déjà les mouvements opposés au néolibéralisme. Pour les uns, il est nécessaire de progresser vers une intégration européenne plus poussée. Pour les autres, il importe au contraire de défendre la souveraineté démocratique des nations, contre l’Europe de Bruxelles. Nous avons rencontré Matthias Tavel, orateur national de la France insoumise et auteur de Insoumis, en Europe aussi (Eric Jamet éditeur, 2018).


LVSL – Vous avez récemment publié un ouvrage intitulé Insoumis, en Europe aussi, dans lequel vous apportez votre contribution à la ligne stratégique de la France Insoumise pour les élections européennes qui se dérouleront dans un an. Quelle est cette ligne stratégique ? Qu’allez-vous mettre à l’agenda à l’occasion de ces prochaines élections européennes ?

Matthias Tavel – Il ne faut d’abord pas perdre de vue que les élections européennes se déroulent dans un contexte bien particulier en France. C’est la première fois que tout le peuple français va se prononcer depuis l’élection d’Emmanuel Macron. Il faudra un vote-sanction. Ensuite, au niveau européen, nous sommes face à une situation très instable en Italie, très instable en Espagne ainsi qu’en Allemagne ; et le Brexit vient s’ajouter à tout cela. Une dislocation européenne est entamée, à laquelle s’ajoute la pression des extrême-droites. Notre objectif est de porter en France et en Europe un message qui soit le suivant : le refus très clair de cette Union européenne, le refus très clair des oligarchies nationales qui sont liées à cette Union européenne – le gouvernement Macron par exemple –, et en même temps porter la proposition d’une Europe d’après.

Notre ligne stratégique part de l’analyse de ce début de quinquennat. Emmanuel Macron gouverne depuis un an en faveur des riches, en application docile des directives européennes, que ce soit sur la SNCF, le glyphosate, le code du travail ou les coupes dans les budgets publics. Il nous incombe donc d’expliquer que pour résister à Macron, pour sanctionner cette politique, pour ouvrir un autre chemin en France, il faut également exprimer un refus très clair des « réformes » voulues par l’Union Européenne. Macron représente la Troïka à domicile. On n’en voulait pas en Grèce, on ne la veut pas en France non plus. Nous souhaitons ensuite construire une alliance au niveau européen. Il est faux de dire que l’alternative se trouve entre l’Europe austéritaire et ultralibérale d’une part, et le repli nationaliste de l’autre. Non, il existe un autre chemin qui est celui de la souveraineté populaire dans un sens progressiste et humaniste, c’est-à-dire dans le sens qu’elle a toujours revêtu en France depuis la Révolution française. Il faut que le dégagisme qui va s’exprimer lors des élections européennes ait un contenu citoyen et humaniste. Voilà l’enjeu principal : pointer du doigt le désastre qu’est devenu l’Union Européenne, et garder à l’esprit qu’on doit prendre en charge l’intérêt général de tout le continent.

LVSL – Vous évoquiez l’évolution des rapports de force au niveau européen. On va sans doute assister à une augmentation très forte des députés issus de l’extrême-droite. Dans le même temps, vous avez lancé l’appel de Lisbonne pour une Europe insoumise qui visait à étendre votre stratégie dégagiste à cette même échelle. Est-ce que vous pourriez donner quelques précisions sur cette démarche, et sur les partenaires éventuels que vous envisagez ?

Matthias Tavel L’appel qui a été lancé à Lisbonne en avril, qui s’appelle “maintenant le peuple, pour une révolution citoyenne en Europe”, et qui est signé à la fois par Podemos en Espagne, le Bloco de Esquerda au Portugal et la France Insoumise en France, est un premier jalon qui est posé. Notre objectif est bien de porter un mouvement dans toute l’Europe, et de parvenir à avoir des listes qui se revendiquent de ce mouvement dans le maximum de pays. Il y a ces trois mouvements au départ. Le 29 mai, au Parlement européen à Strasbourg, nous avons organisé un événement où des membres de quatre autres mouvements étaient représentés : Potere al Popolo d’Italie, le Parti de Gauche de Suède, Déi Lénk du Luxembourg et Unité Populaire de Grèce, auxquels s’est ajouté un député européen issu du Parti des animaux allemand. Le travail va continuer à s’élargir aux pays scandinaves (l’Alliance rouge-verte du Danemark par exemple). Nous souhaitons mettre en avant le fait que nous portons l’alternative dans tous les pays. On a commencé avec ce que la droite allemande nomme de manière insultante le “Club Med”, c’est-à-dire les pays latins, parce que c’est là que les forces de notre bord sont les plus importantes – entre 10 et 20%. Avec cette alliance nous souhaitons mettre en place une nouvelle ligne politique fondée sur le peuple, sa souveraineté, la révolution citoyenne, et l’écologie. Nous souhaitons porter cette ambition majoritaire dans chacun des pays d’Europe. Donc nous le faisons en partant de forces à vocation gouvernementale dans leur pays.

LVSL – Il existe déjà un groupe qui rassemble les forces de gauche radicale de toute l’Europe, la GUE [Gauche Unie Européenne, où l’on trouve le Parti Communiste Français, la plupart des partis communistes européens ainsi que le parti grec SYRIZA]. Votre stratégie est un appel à un nouveau groupe. Quelles sont les raisons au nom desquelles vous estimez qu’il est nécessaire de rompre avec la GUE et de fonder un nouveau groupe ?

Matthias Tavel – Ce n’est pas en ces termes que nous posons la question. Nous commençons par nous demander ce que nous voulons porter lors des élections européennes. Nous voulons rompre avec les traités européens – ce que nous avons réaffirmé au moment de l’appel de Lisbonne. Ce n’est pas un message qui, aujourd’hui, est porté par la GUE. Nous ne voulons pas être assimilés à la capitulation qui a été celle du gouvernement de Tsipras en Grèce. Pour nous, la souveraineté populaire et la démocratie ne se négocient pas. Dans la GUE se trouvent également un certain nombre de partis encore très productivistes, éloignés des préoccupations écologistes que porte la France Insoumise. L’écologie n’est pas pour nous une question anecdotique ou marginale : elle fait partie du coeur de l’idée de la révolution citoyenne.

LVSL – En ce moment a lieu une crise politique en Italie. La coalition entre le M5S et la Lega [le Mouvement Cinq Etoiles est le principal mouvement populiste d’Italie difficile à situer sur le clivage gauche-droite, la Ligue est un parti d’extrême-droite] a peiné à former un gouvernement, auquel le président italien Sergio Mattarella avait mis son veto il y a quelques jours. Nous avons assisté à des pressions de la part de l’Union Européenne et des marchés financiers. Comment vous positionnez-vous vis-à-vis de cette coalition, sachant qu’elle incarne un projet politique très différent du vôtre, mais qui a en commun avec vous son refus de la cage de fer européenne, notamment sur le plan de l’austérité ?

Matthias Tavel – Nous avons sur la situation italienne un regard inquiet et attristé : attristé de voir que les mouvements progressistes italiens ont été incapables de saisir l’urgence et la nécessité d’adopter une stratégie que l’on qualifie de “populiste”, à l’image de ce qu’a pu développer Podemos en Espagne et la France Insoumise en France. Ils ont préféré à cette stratégie les querelles de chapelles, la multiplicité des porte-paroles, parfois même l’alliance avec le Parti Démocrate et l’acceptation des reniements de Tsipras. Tout cela les a conduits à la marginalité la plus totale, en dépit des efforts de certains groupes comme Potere al Popolo, qui a notre soutien.

Maintenant, le refus du président Matarella de nommer un ministre issu d’une coalition eurocritique, est absolument inadmissible. Il a agit en caniche de l’Allemagne et de la Commission européenne. Je note d’ailleurs que l’UE et le président italien s’accommodent très bien de ministres racistes ou anti-immigrés, mais pas de ministres anti-austérité ! Nous ne sommes pas d’accord avec le programme convenu entre le M5S et la Lega. Ce n’est pas notre programme, ce n’est pas notre identité, ce ne sont pas nos alliés. Mais on ne peut pas accepter que des forces qui sont majoritaires dans leur parlement ne soient pas autorisées à gouverner leur pays simplement parce qu’elles déplaisent à l’Allemagne ! L’éditorial du Spiegel [l’un des principaux quotidiens allemands, proche du parti Social-démocrate allemand] qui compare l’Italie à un pays de clochards en ajoutant qu’au moins les clochards remercient ceux qui leur font la charité, alors que les Italiens n’éprouveraient aucune gratitude envers les Allemands, est absolument inadmissible. Cette Europe allemande n’est pas acceptable, ni en Italie ni en France. Ceux qui commencent par accepter le verrou européen en Italie au motif que le gouvernement Lega – M5S ne nous plaît pas, se préparent à l’accepter demain pour la France. Je ne l’accepte pas pour la France, je ne l’accepte donc pas pour l’Italie aujourd’hui. Pour finir, M5S et Lega ont accepté de renoncer à nommer M. Savona ministre de l’Economie. Cela ressemble beaucoup à un premier renoncement de leur part. L’extrême-droite est un opposant de pacotille dans cette situation.

LVSL – Comment est-il possible de rompre avec cette Europe allemande ? Jusqu’où faut-il aller dans le rapport de force ? Dans votre livre, on peut lire un chapitre intitulé “soumettre l’euro ou le quitter”. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Matthias Tavel – L’Union Européenne fonctionne comme une entreprise qui aurait été entièrement privatisée pour l’Allemagne, pour ses exportations et pour ses rentiers. Toutes les règles qui sont appliquées en matière de libre-échange, de monnaie, d’agriculture – l’autorisation du glyphosate est d’abord un formidable cadeau fait au géant Bayer-Monsanto de l’industrie chimique – sont édictées au profit de l’Allemagne. Pas n’importe quelle Allemagne. Pas celle des travailleurs pauvres, des syndicalistes qui se battent pour des augmentations de salaire… On parle de l’Allemagne de Madame Merkel, des fonds de pension, de l’oligarchie et du capital allemands. Tout cela n’est pas acceptable. Le chantage qui est fait, la pression qui est exercée sur les gouvernements nationaux, les coups d’État financiers qui sont parfois organisés comme on l’a vu en Grèce, ne sont pas un mode acceptable de fonctionnement de l’Union européenne. La sortie des traités qui entretiennent ce système doit donc être mise sur la table. Sortir, ça veut dire d’abord désobéir sur un certain nombre de mesures concrètes : nous ne sommes pas d’accord pour que le travail détaché continue et proposons de désobéir à cette directive en France. On en vient ensuite à la stratégie du Plan A – Plan B. Le Plan A consiste à renégocier des règles et à mettre tout le monde autour de la table en posant nos revendications et nos propositions. Celles-ci sont simples : fin de l’indépendance de la Banque Centrale, fin du libre-échange, du dumping social et de la mise en concurrence des services publics. Si personne ne veut discuter, ou si certains empêchent que cela ait lieu, on passe alors au Plan B. Ce dernier consiste à ce que la France sorte des traités de l’Union européenne dans l’idée de construire des coopérations avec ceux qui le voudront. C’est peut-être l’Allemagne qui finira toute seule, parce que les autres pays préféreront le modèle de coopération et de fraternité que nous proposons à celui de l’égoïsme que Madame Merkel incarne.

LVSL – Cette rupture avec les traités européens irait-elle jusqu’à une possible sortie de l’euro ?

Matthias Tavel – Nous avons toujours été très clairs à ce sujet. Jean-Luc Mélenchon a déclaré à plusieurs reprises que s’il devait choisir entre l’euro et la souveraineté populaire, il choisirait la souveraineté populaire. Le Plan B inclut la construction d’un « système monétaire alternatif » donc l’abandon d’une monnaie qui ne serait en fait que celle de l’Allemagne, un euro-mark. Nous pensons cependant que la discussion n’est pas finie, et qu’il ne faut pas la clore avant qu’elle n’ait commencé. Nous proposons la fin de l’indépendance de la BCE, le changement de ses statuts et missions pour permettre le rachat direct de dette publique, et le financement de l’emploi et de la transition écologique. C’est du bon sens économique et démocratique. L’Allemagne aurait beaucoup à perdre à une implosion de l’euro et de l’Union européenne pour ses entreprises et ses retraites. Nous pensons donc qu’il y a la place pour un rapport de force et une négociation raisonnée. Mais nous ne sommes pas SYRIZA : nous ne céderons pas, nous ne capitulerons pas. Avec nous, la France préférera toujours la liberté à la soumission.

LVSL – Certaines forces à gauche vous accusent justement de développer un discours de repli national et de tenir une ligne nationaliste. Que répondez-vous à ces critiques ? Quelle est selon vous la place que doivent occuper la nation et la souveraineté nationale dans un projet émancipateur ?

Matthias Tavel – Ceux qui voient dans les positions de la France Insoumise une forme de nationalisme font preuve d’arrogance et de mauvaise foi. Ils ne connaissent rien à l’histoire et à la philosophie politique. Nous sommes des républicains et des patriotes au sens où l’étaient Robespierre, Jean Jaurès, et les Résistants. Nous ne séparons jamais l’idéal de Liberté, d’Egalité et de Fraternité qui est celui de la patrie républicaine française, de la bataille pour la justice sociale qui nous anime. Ceux-là feraient donc mieux de balayer devant leur porte. Nous ne les qualifions pas de suppôts de l’Union européenne, quoi qu’ils prétendent agir à traités constants. nous ne les qualifions pas de renégats, bien qu’ils aient contribué au gouvernement de François Hollande. Et nous ne les qualifions pas de trumpistes, bien qu’ils aient soutenu les frappes de Donald Trump et d’Emmanuel Macron en Syrie. Ils feraient mieux de baisser d’un ton et de regarder ce que nous proposons.

Nous voulons sortir des traités européens afin de rendre possible l’application de notre programme, l’Avenir en commun. Celui-ci a pour but de rendre le peuple souverain par la 6e République, de passer à 100% d’énergie renouvelable par la planification écologique et l’investissement public, de reconstruire le service public de transport ou de santé, d’éradiquer le dumping et la précarité, etc. Nous ne faisons de la sortie de l’euro et de l’Union européenne ni un totem, ni un tabou. Nous explorons toutes les possibilités qui peuvent permettre à la France d’être indépendante et insoumise. Nous sommes ouverts à toutes ces éventualités, mais nous n’abandonnons jamais l’idéal de coopération. Il serait temps de comprendre que les coopérations européennes ne se résument pas à l’Union européenne. C’est tout le contraire : l’UE n’a pas le monopole de la coopération, mais de la concurrence ! Et l’UE n’a pas le monopole de l’Europe ! L’agence spatiale européenne, par exemple, qui est un beau projet, porté notamment par la France avec la fusée Ariane, n’a rien à voir avec l’Union européenne. Dans le programme d’échange scolaire Erasmus, on trouve des pays qui ne sont pas membres de l’Union européenne. Il faut donc arrêter de faire croire que nous serions des nationalistes au motif que nous refusons de privatiser la SNCF, de démanteler le code du travail, ou de bourrer de glyphosate la nourriture nous mangeons. Nous sommes des républicains et des internationalistes.

LVSL – Quelle va être votre attitude à l’égard de ces forces lors des prochaines élections européennes ? Envisagez-vous des listes communes avec elles, ou l’idée est-elle d’emblée écartée ?

Matthias Tavel – Nous refusons la tambouille qui consisterait à s’allier avec des gens avec qui nous aurions des désaccords sur le programme. Nous n’allons pas nous présenter aux élections européennes en expliquant aux Français que nous ne pensons pas la même chose de l’Union européenne, mais que nous pensons tout de même important de faire alliance pour décrocher un maximum de sièges. Il faut respecter les électeurs et les citoyens en assumant nos désaccords. De plus, l’addition dans la confusion ne marche pas d’un point de vue électoral. Maintenant, si la stratégie Plan A – Plan B convient à d’autres forces que les membres de la France Insoumise, ils sont évidemment les bienvenus. Vous avez dans la France Insoumise des membres du Parti Communiste, du Parti de Gauche, des personnes qui viennent du PS ou d’EELV, ainsi que des citoyens qui ne sont membres d’aucun parti. La porte est grande ouverte pour qui se reconnaît dans notre stratégie et notre programme, mais avec nous il n’y  aura ni carabistouille, ni tambouille.

 

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« De l’inégalité en Europe » – Conférence de Thomas Piketty à l’ENS

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Comment faire de l’Europe un espace d’égalité ? La question posée par Thomas Piketty lors de la troisième conférence du cycle “Une certaine idée de l’Europe” à l’ENS est immédiatement nuancée, par lui-même : parler d’inégalités en Europe a quelque chose de paradoxal dès lors qu’elle apparaît comme l’une des régions les moins inégalitaires au monde. L’égalité, entendue ici au sens « d’équité », reste pourtant l’un des grands défis de notre temps, qui voit se creuser les écarts de revenus au sein des sociétés européennes et entre elles, et nourrit – entre autres – un sentiment de déclassement chez ceux qu’on désigne comme les classes moyennes. Thomas Piketty ne renverse pas la table, devant ce qu’il juge comme une incapacité de l’Union européenne à sortir de la « pensée magique » et de la crise des dettes souveraines, mais espère une révolution de velours, de l’intérieur : réformer l’équilibre institutionnel européen pour en changer le cap.


L’égalité impensée

A s’en tenir au miroir des chiffres, notre reflet est plus rutilant qu’ailleurs. Le rapport sur les inégalités mondiales 2018, cosigné par Thomas Piketty, montre que si les inégalités progressent partout dans le monde, leur augmentation est moindre en Europe : 37% du revenu y est capté par les 10% les plus aisés. Ce chiffre grimpe à 47% aux Etats-Unis, 55% au Brésil et jusqu’à 61% au Moyen-Orient, qui se range comme la région la plus inégalitaire du monde. Mais, pas plus que la comparaison de l’Europe avec la Chine qu’avec le Brésil ne fait sens, tant l’exercice est alors un pur amusement statistique déconnecté de toute réalité historique et politique, les sentiments quant à la dynamique de répartition des revenus et son évolution ne doivent être balayés. Depuis les années 70, le ralentissement de la croissance et la libéralisation de l’économie ont conduit à un reflux des inégalités par la concentration accrue de la richesse. Thomas Piketty en appelle au sens commun, à cette réalité inégalitaire que « tout le monde peut percevoir », prenant l’exemple du badaud qui s’amuse de lire le classement des grandes fortunes  dans les hebdomadaires.

Si l’Europe n’a pas su préserver son modèle social du morcellement, ni ses sociétés de la montée des inégalités c’est, affirme Thomas Piketty, qu’elle n’a jamais pensé la manière de garantir une répartition durablement équitable des revenus. Après la Révolution française, pourtant, de grands esprits avaient réfléchi aux moyens de transposer l’idéal des déclarations en actes. Il n’est pas ici question des courants utopistes mais de Condorcet, qui comptait que l’égalité d’accès aux différentes professions conduirait à la réduction des inégalités, ou de Durkheim, pour qui l’avènement du suffrage universel mènerait à l’abolition de l’héritage. Aujourd’hui comme hier, la France, pays de la « passion de l’égalité », doit être placée face à ses contradictions. La dispersion des revenus avant-guerre y est très élevée et la propriété aussi concentrée qu’au Royaume-Uni. En 1914, la création de l’impôt sur le revenu est portée par l’effort de guerre et est tardive, là où la plupart des Etats d’Europe occidentale et les Etats-Unis ont déjà adopté un système fiscal incluant un impôt individuel sur le modèle de l’income tax britannique. Le « modèle » social qu’elle développe après-guerre n’en serait pas vraiment un. Apparu à la faveur d’un « grand compromis », les Etats-providence d’Europe occidentale ont encouragé la reconstruction par l’universalisation de l’accès à la santé et à l’éducation. S’ils ne surent résister à la vague des dérégulations progressives qui, à partir des années 1970, permirent aux patrimoines reconstitués de s’épanouir en plaçant et déplaçant leur capital, c’est faute d’avoir muri et sanctifié les grands principes d’une répartition équitable des revenus.

 

L’échec d’un « internationalisme » européen

 

L’Union européenne a beau être la tentative (consentie) de dépassement de la nation la plus aboutie, elle n’a pas développé un véritable « internationalisme », soit un projet politique organisant la solidarité entre les peuples. L’édification préalable d’un grand marché et l’intégration « négative » (par la dérégulation et l’abattement des frontières nationales, entendues comme les réglementations faisant « barrière » aux échanges) achoppe sur la construction « positive » d’un socle social commun et d’une solidarité naturelle. L’Europe est, aux dires de Thomas Piketty, la « matrice de tout ce qui ne va pas dans la mondialisation ». Elle a une part de responsabilité dans la « dérive inégalitaire » qui la ronge, car c’est en son sein que des pays ont commencé à se livrer une concurrence fiscale qui s’est transformée en une « course vers le bas » pour s’accaparer des parts du marché commun. De 38% en 1993, la moyenne européenne du taux d’impôt sur les sociétés est passée à moins de 22 % en 2017, en cela inférieur à la moyenne mondiale (24%). Au cœur de l’Europe, des pays comme l’Irlande et le Luxembourg affichent des taux d’impôts sur les sociétés proches du néant. Aussi, lorsque Donald Trump décide de ramener le taux de l’impôt sur les sociétés aux Etats-Unis de 35% à 20%, il ne fait que répondre, dénonce Piketty, à un premier mouvement initié par l’Europe. Cette course anti-coopérative n’a pas de fin car l’imagination n’en a guère.

“L’Europe est la matrice de tout ce qui ne va pas dans la mondialisation”

Une pensée « magique » s’est diffusée à la faveur d’une sacralisation de la concurrence libre et non faussée, gravée dans le marbre des traités européens. Sans contester le marché, Thomas Piketty interroge la préséance donnée à celui-ci, qui fait croire que chaque prix qu’il forme est le bon, et que les estimations des agences de notation quant à la soutenabilité de la dette d’un pays, exercice ô combien hasardeux, sont intangibles – voire transcendantes. Le marché doit être repensé dans ses limites : si les Etats veulent s’extirper de la crise des dettes souveraines qui les menace, ils doivent s’émanciper de l’épée de Damoclès que représente la dégradation de leur notation souveraine sur les marchés et l’augmentation subséquente du coût de leurs emprunts. Le récit de l’auteur du Capital au XXIème siècle (2013) est bien connu : au sortir de la seconde guerre mondiale, les dettes françaises et allemandes dépassaient 200% du PIB. 5 ans plus tard, ce taux était retombé à 30%. Cette fonte impressionnante n’est pas le fruit d’une austérité budgétaire qui aurait généré des excédents gigantesques, mais résulte de l’inflation galopante et de la répudiation pure et simple des dettes. Par conséquent, nous devrions « rééchelonner » le remboursement de nos dettes, le reporter à des temps meilleurs, ou simplement l’abandonner. La charge morale de la dette est renversée : il serait bien plus « coupable » vis-à-vis de la jeunesse de ne pas investir massivement dans la rénovation des universités, l’éducation ou la culture plutôt que de sacrifier ces dépenses d’avenir, au nom du poids que ferait alors peser la dette sur cette même jeunesse.

Le monopole de la « pensée magique » évoqué par Thomas Piketty fait écho à l’absence de « dehors » pointé du doigt par Toni Negri lors de la première conférence du cycle « Une certaine idée de l’Europe ». Unique, la pensée le devient à force de se déployer dans un cadre – de régulation et de droit – de plus en plus étriqué et complexe. Elle devient l’apanage de ceux qu’elle sert et qui sont capables de s’y frayer un chemin.

 

De l’inégalité entre les assemblées

 

Comment retrouver le sens d’un projet solidaire en Europe, tourné vers la recherche d’une répartition équitable des revenus entre et au sein des Etats ? Pour Thomas Piketty, la « bataille des récits » (sur la dette, le rôle des marchés financiers, sur les causes de la crise) est un front essentiel mais doit être complémentaire de réformes institutionnelles qui replaceraient le « politique » au centre du jeu européen. Pour cause : l’économiste constate que les institutions européennes, établies pour « gérer le grand marché », sont incapables de « produire de l’égalité » et de formuler un éventuel intérêt général européen. Le Conseil des ministres de l’Union européenne est décrit comme une réminiscence du congrès de Vienne, une « machine à fabriquer du conflit identitaire ». Point de vraie discussion au sein du Conseil, où chaque ministre arrive avec les instructions de sa capitale, défend les intérêts de sa nation, et participe à la construction de « compromis ». On retrouve ici quelques-unes des charges portées par Yanis Varoufakis (Adults in the room, 2017) contre les « conversations entre adultes » conduites à Bruxelles, dans des salles aveugles : comme si la lumière n’éclairait pas seulement les visages mais aussi les esprits.

“Les institutions européennes, établies pour « gérer le grand marché », sont incapables de produire de l’égalité”

Pour contrebalancer la domination du Conseil et, voudrait-il croire, renforcer la légitimation démocratique des décisions prises par l’Union européenne, le projet de réforme exposé par Thomas Piketty est celui de la Proposition de traité de démocratisation du gouvernement de la zone euro (T-Dem), qui vise à constituer un « assemblée parlementaire de la zone euro » composée aux quatre cinquièmes de députés nationaux et pour un cinquième de membres de Parlement européen. Cette assemblée exercerait le contrôle politique de l’Eurogroupe[1] et la fonction « législative » conjointement avec lui.

Cette proposition, qui acte les limites de la représentation démocratique exercée par le Parlement européen, est intéressante bien qu’elle ne formule rien de novateur : jusqu’en 1979, « l’assemblée parlementaire européenne » puis le « parlement européen » étaient composés de parlementaires nationaux. Faire que des députés nationaux exercent en parallèle un mandat européen leur permettrait de disposer d’un double pouvoir de contrôle, en amont et en aval, des décisions prises par leur gouvernement au sein du Conseil des ministres de l’Union européenne – en l’occurrence, de l’Eurogroupe. Il y a également fort à parier que les parlementaires nationaux interagiraient entre eux différemment des ministres au sein du Conseil, et que leur rencontre favoriserait la circulation et la trans-nationalité des débats européens.

“En prétendant régler un conflit de légitimité entre le Parlement européen et les parlements nationaux, la proposition de Thomas Piketty le renforce au contraire, en octroyant à l’un et aux autres des pouvoirs législatifs concurrents”

La proposition du T-Dem souffre cependant d’une ambiguïté, confinant au « en-même-temps-tisme » dévoyé. C’est à raison qu’elle parait s’opposer au « tout-fédéral » version Jean Monnet et Robert Schuman, tout autant qu’au « tout inter-gouvernemental » version plan Fouchet, mais elle forme un compromis hybride qui risquerait d’affaiblir le rôle et la puissance symbolique des parlements nationaux auxquels les peuples demeurent attachés, plus qu’ils ne le sont au Parlement européen malgré ses 40 ans d’élections au suffrage universel. En prétendant régler un conflit de légitimité entre le Parlement européen et les parlements nationaux, la proposition de Thomas Piketty le renforce au contraire, en octroyant à l’un et aux autres des pouvoirs législatifs concurrents. Mais surtout, la proposition déshabille les assemblées nationales, dont certains des députés obtiendraient de participer directement aux décisions de l’Union européenne tout en faisant perdre au parlement dont ils sont issus son pouvoir de « veto » en dernier ressort sur ces mêmes décisions. Une telle chose pourrait permettre d’éviter des situations de blocage qui basculent dans le rapport de force lorsque les parlements nationaux s’opposent entre eux – à l’image du Bundestag et la Vouli lors de la crise grecque – elle est cependant incompatible avec un principe de souveraineté nationale qui demeure, même symboliquement. Elle serait dûment rejetée.

“S’il est bon de chercher à placer les parlementaires nationaux au cœur des décisions européennes, la proposition – très française – du T-dem semble oublier que, dans les démocraties parlementaires de notre péninsule, ils le sont déjà”

Par ailleurs, s’il est bon de chercher à placer les parlementaires nationaux au cœur des décisions européennes la proposition – très française – du T-dem semble oublier que, dans les démocraties parlementaires de notre péninsule, ils le sont déjà : les parlementaires allemands, néerlandais ou encore autrichiens donnent expressément mandat aux ministres des finances de leur pays avant les réunions de l’Eurogroupe, comme ils valident les décisions prises par ces mêmes ministres au sein du Mécanisme Européen de Stabilité (MES), l’organisation intergouvernementale créée en 2012.

Enfin, pourquoi y aurait-il un « conflit » à régler entre le Parlement européen et les parlements nationaux ? Chacun possède une légitimité qui, sans être équivalente, doit être libre de s’épanouir. La capacité de l’un et des autres à incarner une expression démocratique n’est pas transférable et doit être préservée des manœuvres. Comme les arrangements institutionnels et l’officialité sont impuissants face à l’ineffable, la légitimité ne se décrète pas. Le Parlement européen devra continuer de remplir un rôle circonscrit. Mais pour que joue la politique en Europe et que les décisions prises par l’Union se rapprochent des citoyens, les parlements nationaux doivent conserver ou retrouver, peut être au détriment de l’efficacité, le pouvoir de décider en dernier ressort et celui de connaître et légiférer sur les questions qui encadrent ensuite les politiques nationales.

 

[1] Émanation informelle du conseil des ministres de l’Union européenne, où siègent les ministres des finances de la zone euro.

Crédit photo : ©Sue Gardner / Wikimédia Commons