Espagne : Pedro Sánchez reconduit, mais plus fragile que jamais

Carles Puigdemont, leader indépendantiste catalan, Pedro Sanchez, Premier ministre espagnol, et Santiago Abascal, leader de Vox (extrême-droite). © Joseph Édouard pour LVSL

Après un résultat mitigé mais meilleur que prévu aux élections cet été, Pedro Sánchez a été reconduit au poste de Premier ministre espagnol. Sa majorité de gauche repose cependant sur une coalition précaire, entre dépendance aux votes des partis indépendantistes et volonté de Podemos de s’émanciper du gouvernement. En embuscade, l’extrême-droite accuse Sánchez de coup d’État antidémocratique et incite la justice et la police à défier le gouvernement. Par Steven Forti, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon [1].

Au début de l’été, personne n’aurait parié un euro sur le fait que Pedro Sánchez resterait Premier ministre. Après les élections municipales largement remportées par l’opposition de droite, beaucoup estimaient que Sánchez, secrétaire général du Parti socialiste espagnol (PSOE), n’était plus qu’un mort-vivant politique. Les sondages réalisés avant les élections législatives du 23 juillet ne lui laissaient aucun espoir.

Madrid semblait alors sur le point de basculer aux mains des conservateurs et de leurs alliés d’extrême-droite, comme Rome, Stockholm, Helsinki et Athènes auparavant. Mais les choses se sont passées autrement : la coalition de gauche a résisté, montrant que la seule arme éprouvée des partis de gauche pour battre les émulateurs locaux de Donald Trump, Viktor Orbán et Jair Bolsonaro, est leur capacité à mobiliser leurs propres électeurs.

Certes, si le Parti populaire conservateur (PP) et à son allié nationaliste Vox n’ont pas obtenu la majorité qu’ils espéraient, la marge de manœuvre de Sánchez est faible. Aucune majorité de gauche claire ne s’est dégagée et, cette fois-ci, contrairement à la précédente législature, la formation d’un gouvernement exigeait les votes de tous les partis représentés au Parlement, à l’exception du tandem PP-Vox. L’obtention d’un soutien en particulier paraissait pour le moins incroyable : celui de Carles Puigdemont, chef de file de Junts per Catalunya (JxCAT), un mouvement indépendantiste catalan de centre droit. De 2020 à 2023, celui-ci s’est constamment opposé au gouvernement formé par le PSOE de Sánchez et Unidas Podemos.

L’Espagne demeure désormais l’un des rares bastions progressistes au sein de l’Union européenne.

Compte tenu de l’improbabilité d’une telle alliance, même après les résultats des élections de juillet, nombre d’observateurs pensaient le chef du PSOE fini et l’Espagne bonne pour de nouvelles élections afin de sortir de l’impasse. Une fois de plus, ils se sont trompés. Sánchez a réussi à former une majorité et, après le vote d’investiture du 25 novembre, l’Espagne a de nouveau un gouvernement de coalition de gauche. Depuis la démission d’António Costa au Portugal, l’Espagne demeure désormais l’un des rares bastions progressistes au sein de l’Union européenne.

Résilience et sens politique

Il ne fait aucun doute que le dirigeant socialiste espagnol fait réellement preuve de résilience. Après tout, son autobiographie publiée en 2019 ne s’intitule-t-elle pas Manuel de resistencia ? Il semble puiser sa force dans l’adversité. Capable de souplesse idéologique, il est l’un des rares à avoir appris à faire de nécessité vertu, comme il l’a déclaré devant le Parlement la semaine dernière.

Cela avait déjà été le cas il y a quatre ans : alors qu’il n’avait cessé de s’opposer à un accord de gouvernement avec Unidas Podemos auparavant, il n’avait pas hésité à s’allier avec la formation de Pablo Iglesias après les élections de novembre 2019, face à la menace de l’extrême-droite. Sans coup férir, ils formèrent alors le premier gouvernement de coalition de gauche depuis le retour de l’Espagne à la démocratie. Pendant plus de trois ans, ce gouvernement a mis en œuvre un programme audacieux qui est devenu un modèle en Europe.

La composition très morcelée du Congrès espagnol depuis juillet 2023. © Wikipedia

Aujourd’hui, en faisant preuve de patience et de ténacité, Sánchez a réussi à conclure un accord avec un parti qui, il y a quelques jours encore, revendiquait la sécession unilatérale de la Catalogne et niait toute intention de soutenir un gouvernement de coalition à Madrid. Dans un parlement divisé, les sept voix de JxCAT se sont révélées capitales pour assurer la réélection du chef du PSOE au poste de Premier ministre.

Pour autant, le parti indépendantiste catalan ne participera pas au gouvernement. Comme lors de la précédente législature, l’Espagne aura un gouvernement minoritaire composé du PSOE (121 sièges) et de Sumar (31 sièges), la coalition de gauche radicale conduite par la ministre du travail Yolanda Díaz. Cependant, pour sa survie, ce gouvernement dépendra également des votes de l’Espagne « périphérique », c’est-à-dire des partis régionalistes et nationalistes de Catalogne (Junts per Catalunya et Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) qui détiennent chacun sept sièges), du Pays basque (Partido Nacionalista Vasco, cinq sièges, et EH Bildu, six sièges), de Galicie (Bloque Nacionalista Galego, un siège), et des Canaries (Coalición Canaria, un siège).

Obtenir tous ces soutiens n’a pas été chose facile. Mais le PSOE, et notamment Pedro Sánchez lui-même, a montré qu’il était le seul à pouvoir forger des alliances avec plusieurs partis aux intérêts distincts. Le PP conservateur, qui de fait est arrivé en première position aux élections de juillet 2023, n’a obtenu qu’une victoire à la Pyrrhus, révélant ainsi son isolement au Parlement et dans le pays.

Les mouvements basques et catalans ont préféré soutenir un gouvernement de gauche plutôt que de se tourner vers une droite qui s’oppose à une Espagne plurinationale.

En septembre, quand le candidat du PP, Alberto Núñez Feijóo, a eu l’opportunité de former un gouvernement, il a échoué lamentablement, obtenant pour seul soutien celui du parti d’extrême droite Vox. Le pacte du PP avec Santiago Abascal, leader de Vox, s’avère ainsi être une union mortifère qui empêche tout accord avec la droite catalane et les nationalistes basques, avec lesquels il avait conclu des alliances par le passé. Vox, en effet, défend de manière véhémente une recentralisation de l’Espagne qui mettrait un terme à toute autonomie régionale. Les mouvements basques et catalans ont donc préféré soutenir un gouvernement de gauche plutôt que de se tourner vers une droite qui s’oppose à une Espagne plurinationale.

Une tâche ardue

Toutefois, la suite s’annonce compliquée. Avec une majorité aussi étendue que composite, chaque vote est susceptible de s’embourber au Parlement, et le risque que le gouvernement de Sánchez ne dure pas est réel. La meilleure carte de Sánchez auprès de ses alliés est évidemment la peur d’une chute de son gouvernement, qui reviendrait à laisser le pays à la droite. Cependant, cette menace ne suffira pas à elle seule à tenir les troupes. Comment réconcilier le programme très à gauche de Sumar concernant la politique sociale, la fiscalité progressive ou le logement avec les positions droitières du Partido Nacionalista Vasco, de Junts per Catalunya ou de Coalición Canaria ?

Avec une majorité aussi étendue que composite, chaque vote est susceptible de s’embourber au Parlement, et le risque que le gouvernement de Sanchez ne dure pas est réel.

Qui plus est, la conjecture internationale est loin d’être favorable, entre les répercussions économiques et géopolitiques des guerres en Ukraine et à Gaza, l’inflation, la crise énergétique et la nouvelle politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) toujours plus restrictive.

Dans l’immédiat, l’économie espagnole est l’une des plus performantes d’Europe : le Fonds monétaire international a confirmé des prévisions de croissance pour l’Espagne de 2,5 % pour 2023 et de 1,7 % pour 2024. Néanmoins, les investissements fournis par le plan de relance NextGenerationEU sont déjà largement pris en compte, et en janvier prochain le Pacte de stabilité et de croissance européen, qui limite le recours à l’emprunt, devrait redevenir d’actualité. Les marges de manœuvre du gouvernement espagnol s’en trouveront réduites.

La gauche radicale se divise à nouveau

Sur le plan politique, on note trois grands facteurs d’instabilité. Le premier est interne et concerne Podemos, le parti de gauche radicale qui fut l’une des principales composantes de Sumar. Après des mois de fortes tensions, la formation fondée par Iglesias (qui en demeure le chef incontesté même s’il s’est officiellement retiré de la vie politique) a décidé de quitter la coalition, jugeant Díaz trop modérée. Podemos reproche à l’équipe de Díaz son manque de considération et de l’écarter des postes clés. Ces derniers mois, Iglesias a posé comme condition qu’Irene Montero, qui est également sa compagne, soit reconduite au ministère de l’Égalité, ce qui n’a finalement pas été le cas.

Montero est une figure clivante dans la scène politique espagnole. Ayant porté la loi de garantie intégrale de la liberté sexuelle (parfois appelée loi « Seul un oui est un oui ») ainsi que la loi pour l’égalité réelle et effective des personnes trans et pour la garantie des droits LGBTI (loi « trans »), elle a souffert d’attaques extrêmement violentes de la part de la droite conservatrice.

Outre l’opposition prévisible de la droite, ces lois ont également engendré une crise au sein du gouvernement. En raison de l’application éclectique par les tribunaux de la loi « Seul un oui est un oui », plusieurs dizaines de violeurs ont au final pu être libérés ou voire leurs peines réduites, à l’inverse de l’objectif initial. Des problèmes juridiques qui ont finalement été résolus mais ont abîmé la réputation du gouvernement. La loi « trans » a quant à elle laissé des fractures entre les mouvements féministes proches de Podemos et ceux plus liées au PSOE.

Conscient de ces difficultés, Sumar, la large coalition de gauche radicale, a donc proposé à Podemos – qui fait partie de l’alliance, mais dont le poids interne s’est réduit – un autre ministère pour l’économiste Nacho Álvarez. Mais la formation d’Iglesias a refusé, ce qui a provoqué la démission d’Álvarez, jusque-là secrétaire d’État aux Droits sociaux et homme clé des arrangements parlementaires au cours de la législature précédente. Si Podemos s’estime victime, les responsabilités de ces cafouillages sont sans doute partagées.

Quoi qu’il en soit, l’attitude de Podemos menace la survie du gouvernement espagnol. Podemos n’est désormais plus que l’ombre de ce qu’il fut ces dernières années mais, compte tenu de la faible majorité de Sánchez, ses cinq députés demeurent incontournables. Podemos présentera vraisemblablement sa propre liste (séparée de celle de Sumar) aux élections européennes de juin prochain, renouant avec l’esprit de scission qui a marqué la gauche radicale espagnole ces dernières années. Le pari est risqué : en mai dernier, cette attitude avait en partie permis la victoire de la droite aux élections municipales, les voix de la gauche radicale s’étant dispersées sur de nombreuses formations qui n’ont pas atteint le seuil de 5%, d’où la création de Sumar par la suite.

Querelles intestines autour de l’indépendance catalane

Si les affaires internes de son allié fragilisent la majorité de Sánchez, le véritable maillon faible de son gouvernement est sa dépendance envers les partis indépendantistes catalans. Les accords du PSOE avec le JxCAT et l’ERC garantissent la stabilité du gouvernement, mais tout dépendra des résultats des négociations qui visent à résoudre la crise catalane et des querelles intestines au sujet de la cause indépendantiste.

La principale pierre d’achoppement, à savoir l’amnistie pour les personnalités indépendantistes inculpées après le référendum non officiel de 2017, semble avoir été surmontée, du moins sur le plan politique. Cette amnistie garantirait l’annulation de la responsabilité pénale, administrative et comptable de plus de trois cents activistes indépendantistes, y compris celle de Puigdemont qui s’est exilé en Belgique en tant que député européen ; elle s’étendrait également à soixante-treize policiers.

Après le pardon accordé à l’été 2021 et la réforme du crime de sédition, une amnistie compléterait la voie empruntée par Sánchez vers la réconciliation et la normalisation des relations entre Madrid et Barcelone.

Après le pardon accordé à l’été 2021 et la réforme du crime de sédition, une amnistie compléterait la voie empruntée par Sánchez vers la réconciliation et la normalisation des relations entre Madrid et Barcelone. Cependant, l’amnistie est juridiquement complexe, et pour juger au mieux de son effectivité réelle il nous faut attendre le débat au Parlement et la réponse de la Cour constitutionnelle. Étant donné le poids des juges conservateurs au sein de cette dernière, les recours en justice devraient être nombreux et l’application de cette amnistie prendra du temps.

Au-delà des accords sur des questions relatives à de nouveaux pouvoirs pour le gouvernement catalan ou une plus grande autonomie fiscale, l’autre pierre d’achoppement concerne un éventuel référendum d’autodétermination, exigé par le JxCAT et l’ERC.

Sur ce point, les marges de manœuvre sont pratiquement nulles : le « non » du PSOE est clair et net, tout comme l’inconstitutionnalité de cette demande. Les forces indépendantistes peuvent obtenir tout au plus un vote consultatif non contraignant concernant un accord politique négocié entre les parties. Un tel scénario permettrait peut-être de réformer le statut d’autonomie de la Catalogne, par exemple si les articles rejetés par la Cour constitutionnelle en 2010 étaient réinsérés après amendement. Une solution qui permettrait de sauver la face de part et d’autre, mais qui nécessitera une forte volonté politique et beaucoup de diplomatie.

En outre, en plus des élections européennes de juin 2024, des élections régionales auront lieu au Pays basque et en Galice au printemps prochain, et en Catalogne en février 2025. Au Pays Basque, l’hégémonie politique du Partido Nacionalista Vasco (PNV), qui soutient le gouvernement, est sérieusement menacée par la progression de la gauche indépendantiste d’EH Bildu.

Quant à la Catalogne, la lutte interminable pour l’hégémonie que se livrent le JxCAT et l’ERC, le parti de centre-gauche qui dirige actuellement le gouvernement minoritaire de la région, pourrait pousser chacun à se démarquer en faisant pression sur Sánchez, y compris sur la question du référendum, et aboutir là aussi à une situation intenable. Les derniers sondages confirment que le soutien dont bénéficie l’indépendance catalane est au plus bas depuis ces dix dernières années, une réalité susceptible de déstabiliser Puigdemont et Oriol Junqueras, le chef de l’ERC, qui pourrait les inciter à abandonner leur récent pragmatisme pour renouer avec une confrontation plus forte du gouvernement de Madrid.

Une droite trumpiste

Enfin, il existe un dernier facteur d’instabilité, sans doute le plus grave. L’Espagne se polarise de plus en plus, et une droite radicalisée souffle sur les braises. Certes, de nombreux Espagnols s’opposent ou demeurent sceptiques quant à l’amnistie des indépendantistes catalans, comme l’a révélé la manifestation pacifique du 18 novembre à Madrid à laquelle ont participé 170 000 personnes.

Ces dernières semaines, le débat politique s’est enflammé. Depuis l’accord entre le PSOE et le JxCAT, Sánchez est la cible d’un tombereau d’insultes inquiétantes et a notamment été qualifié de « traître » et de « putschiste ». Des députés du PSOE ont été agressés et le siège madrilène du parti, Calle Ferraz, a été assiégé par plusieurs milliers de militants néofascistes durant deux semaines. Ces manifestations, auxquelles participent des dirigeants de Vox, sont également soutenues par des influenceurs de l’« Internationale de la Haine », tel l’ancien animateur de Fox News Tucker Carlson.

Abascal, le président de Vox, est le plus véhément : il a qualifié le gouvernement d’« illégitime » et sa reconduction de « coup d’État » et appelé les policiers à se rebeller contre leur hiérarchie. Si le PP ne s’est pas livré à de tels excès, il n’a pour autant pas pris ses distances avec Vox et n’a pas explicitement condamné la violence.  Certains de ses dirigeants historiques, nostalgique du franquisme, comme Esperanza Aguirre, ont participé aux manifestations au côté de militants néofascistes. Pendant ce temps, le PP a lancé une campagne internationale comparant Sánchez au Premier ministre hongrois Viktor Orbán, intervenant même auprès des institutions européennes pour combatte ce qu’il considère comme la « destruction » de l’État de droit en Espagne.

La droite crée volontairement le chaos. Si les institutions démocratiques espagnoles se sont révélées jusqu’ici solides, une version espagnole de l’assaut du Capitole n’est pas inconcevable.

Tout cela n’est pas nouveau. Quand le chef du PSOE José Luis Rodríguez Zapatero a remporté à surprise générale les élections de 2004, le PP a lancé une odieuse campagne au Parlement et dans la rue, soutenue par les médias conservateurs. Ce n’est pas une coïncidence si l’ancien Premier ministre de droite José María Aznar est revenu sur le devant de la scène, appelant à une mobilisation implacable contre Sánchez. La radicalisation de la droite est un fait accompli : preuve en est que Mariano Rajoy, considéré comme un conservateur modéré, a publiquement soutenu le libertarien d’extrême-droite Javier Milei lors de l’élection présidentielle en Argentine.

Dans ce climat explosif, il n’est donc guère surprenant que des juges, qui sont censés être neutres, aient organisé des manifestations devant les tribunaux contre l’accord PSOE-JxCAT ou que quelque soixante-dix militaires à la retraite aient lancé un manifeste appelant l’armée à chasser Sánchez. La droite crée volontairement le chaos. Si les institutions démocratiques espagnoles se sont révélées jusqu’ici solides, une version espagnole de l’assaut du Capitole n’est pas inconcevable.

Une période de tous les dangers

Malgré toutes ces menaces, la reconduction du gouvernement PSOE-Sumar est une bonne nouvelle pour la gauche européenne, notamment parce qu’elle n’allait vraiment pas de soi. Avant tout, c’est une victoire personnelle pour Sánchez. Mais c’est également le résultat de la prise de conscience, par tous les partis qui composent cette majorité hétérogène, qu’il est impératif d’empêcher l’extrême-droite d’accéder au pouvoir.

Cependant, quelles que soient les intentions du PSOE ou de Sumar, leur capacité à mettre en œuvre des politiques sociales courageuses comme lors de la précédente législature demeure incertaine. Le plus probable est que le gouvernement consacre la plus grande partie de son énergie à résoudre la question territoriale, avec pour objectif de mettre enfin un terme à la crise catalane.

La tâche ne sera pas facile. Les tensions susceptibles de surgir au sein d’une majorité aussi composite, l’attitude remuante d’un Podemos sur le déclin, et les luttes respectives des nationalistes catalans et basques pour l’hégémonie régionale compliquent sérieusement la donne, sans oublier, bien sûr, la mobilisation d’une droite radicalisée. Non seulement cette dernière s’appuie sur un puissant système médiatique et des juges à majorité conservateurs, mais elle contrôle également la plupart des régions et des grandes villes. De plus, elle possède la majorité absolue au Sénat et fera tout ce qui est en son pouvoir pour pratiquer l’obstruction parlementaire ou, à défaut, ralentir le processus législatif.

La droite, y compris ses composantes en théorie les plus modérées, a manifestement décidé que toute action pour faire tomber le gouvernement est légitime, et elle ne retiendra pas ses coups dans les mois à venir. Jusqu’aux élections européennes de juin prochain, une échéance cruciale pour les deux camps, il n’y aura aucun répit. Si le gouvernement Sánchez tient jusque-là, nous pourrons alors faire le bilan de ce qu’il aura accompli.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre de « Spain’s Left-Wing Government Faces Internal Splits – and a Trumpian Opposition »

« Nous voulons une Espagne républicaine, plurinationale et démocratique » – Entretien avec Lilith Verstrynge

Lilith Verstrynge

Alors que le gouvernement espagnol dirigé par le socialiste Pedro Sánchez affiche une politique ambitieuse sur le plan social ces dernières années, notamment grâce à ses partenaires de la gauche radicale, les élections municipales du 28 mai dernier en Espagne ont été marquées par une percée de la droite. Un temps divisée entre Podemos et Sumar, nouvelle formation menée par la charismatique ministre du Travail Yolanda Díaz, la gauche espagnole a finalement trouvé un accord de rassemblement le 9 juin dernier. Cet accord, obtenu à l’issue de dures négociations, devrait permettre d’éviter que la droite n’obtienne la majorité absolue aux élections générales convoquées le 23 juillet prochain par le chef du gouvernement. Dans ce contexte, nous nous sommes entretenus avec Lilith Verstrynge, ancienne directrice de la rubrique Politique du Vent Se Lève, désormais secrétaire d’État à l’Agenda 2030 au sein du gouvernement espagnol et secrétaire à l’organisation de Podemos. Elle figure également sur la liste présentée à Barcelone par Sumar-En Comú Podem. Dans cet entretien, elle revient sur la situation politique espagnole, le bilan social du gouvernement Sánchez, sa fonction au sein du gouvernement, les élections à venir ou encore les relations franco-espagnoles.

LVSL – La dernière réforme des retraites espagnole a fait l’objet d’un vif débat d’interprétation en France, dans le contexte de la contre-réforme portée par le gouvernement d’Élisabeth Borne. Si les opposants à ce projet ont pointé du doigt le sens progressiste de l’exemple espagnol et le fait qu’il existait d’autres solutions de financement – avec notamment une mise à plus forte contribution des hauts revenus et des entreprises –, l’exécutif et ses relais médiatiques ont au contraire insisté sur l’âge de départ à 67 ans, sans préciser que le nombre d’annuités nécessaire de l’autre côté des Pyrénées était fixé à 37 ans, soit 6 ans de moins que chez nous. Quel regard portez-vous sur ce débat ?

Lilith Verstrynge – Je pense qu’il ne faut pas tirer de conclusions définitives sur les spécificités de chaque système de retraite. En effet, les institutions de protection sociale sont le résultat d’évolutions historiques, notamment du rapport de force politique et de l’état de la lutte des classes. En ce sens, on sait que la France a toujours été à l’avant-garde dans la lutte pour les droits des travailleurs. C’est le mouvement ouvrier qui, à travers ses luttes, a permis le développement de ces systèmes toujours complexes et comportant de nombreuses variables, avec des caractéristiques propres à chaque pays et à chaque période. Dans ce développement historique, les organisations de la classe ouvrière ont donné la priorité à certaines luttes par rapport à d’autres, souvent pour des raisons circonstancielles qui ne peuvent donc être extrapolées à d’autres contextes.

« Pour la première fois en Espagne, un gouvernement, dans un contexte de crise, n’a pas choisi l’austérité et les coupes budgétaires dans les droits sociaux. »

Pour autant, il est évident que dans la période qui est la nôtre, en Europe, l’un des enjeux de la lutte contre le néolibéralisme est précisément cette question des retraites. En Espagne, tant en 2010 qu’en 2013, les gouvernements en place ont affaibli le système de retraite. Dans le contexte actuel, avec un gouvernement plus favorable aux revendications populaires, nous avons réalisé une petite avancée en mettant davantage à contribution les plus riches pour qu’il n’y ait pas de baisse des prestations. L’une des autres motivations de ce choix était de faire en sorte que le système soit pérenne afin qu’il ne pénalise pas les jeunes mais qu’il repose sur ceux qui ont le plus d’argent.

Pour la première fois en Espagne, un gouvernement, dans un contexte de crise, n’a pas choisi l’austérité et les coupes budgétaires dans les droits sociaux. Cela fait partie de la même bataille que les citoyens français ont mené dernièrement contre la réforme d’Emmanuel Macron. Depuis l’Espagne, et notamment depuis Podemos, nous avons suivi de près les manifestations en France et nous pensons qu’il est injuste et antidémocratique que Macron applique une réforme contre la souveraineté populaire et la volonté des Français. Nous espérons que cette réforme sera tôt ou tard abandonnée. Les luttes des pays voisins et frères sont également importantes pour que notre pays continue à mener une politique en faveur de la promotion des droits sociaux.

LVSL – Comme vous l’avez souligné, la politique sociale ambitieuse menée en Espagne depuis le retour au pouvoir de la gauche en 2018 autour de Pedro Sánchez, tranche avec celle menée par Emmanuel Macron en France depuis 2017, voire avec le social-libéralisme qui avait marqué le quinquennat Hollande. Quelles ont été les grandes réalisations sociales de ce gouvernement et comment expliquer deux orientations aussi différentes de la social-démocratie de part et d’autre des Pyrénées ?

L. V. – De nombreuses mesures concrètes peuvent être citées. Dans la politique des droits sociaux, par exemple, nous avons parcouru un long chemin dans le développement de ce que l’on appelle le quatrième pilier de l’État-providence, qui englobe toutes les politiques de la dépendance. Ce sujet était jusqu’alors très peu développé en Espagne et nous avons réussi à beaucoup avancer dessus. Du point de vue de la législation sur le travail, ce gouvernement a été le premier depuis la mort de Franco [en 1975, NDLR] à adopter des lois sur le travail qui ont fait avancer significativement les droits des classes laborieuses.

En plus de ces mesures structurelles, au cours de la dernière législature, et en réponse à la crise pandémique et à la guerre en Ukraine, nous avons développé ce que l’on a appelé le Bouclier social. Nous avons essayé de faire en sorte que, dans une situation de besoin, l’État protège et défende les classes populaires. Pour cela, nous avons réalisé de nombreuses mesures comme le plafonnement des loyers, les aides directes, la limitation du prix de l’énergie, le subventionnement des transports en commun… Toutes avec la même logique : il faut que les citoyens voient que, face à une crise comme celle que nous avons vécue, l’État est capable de contrôler le marché et d’intervenir quand cela s’avère nécessaire.

De grandes lois sur l’égalité entre les hommes et les femmes ont également été appliquées, ainsi que des lois plus directement féministes : la loi sur l’avortement – qui assure l’avortement libre et public dans toutes les communautés autonomes –, la « loi trans » et sur les droits des personnes LGBTQI+, ou encore la loi sur le consentement sexuel.

« Aujourd’hui, sur le plan social, le gouvernement espagnol mène une politique plus ambitieuse que le reste des gouvernements européens et constitue la preuve qu’il est possible d’aller au-delà du néolibéralisme. »

Je crois que le facteur fondamental qui permet d’expliquer la différence entre l’orientation progressiste du gouvernement espagnol et celle du reste des gouvernements européens est la présence de Podemos au sein du gouvernement. En tant que force issue de la mobilisation sociale et reposant sur une forte contestation du système, la question d’entrer ou non au gouvernement a toujours été au centre de nos réflexions stratégiques. Malgré le fait que certains de nos alliés ne l’ont pas forcément vu du même œil, à Podemos, nous avons toujours pensé que la seule façon de changer certaines choses était de participer au gouvernement. Depuis, je crois que nous l’avons prouvé. Aujourd’hui, sur le plan social, le gouvernement espagnol mène une politique plus ambitieuse que le reste des gouvernements européens et constitue la preuve qu’il est possible d’aller au-delà du néolibéralisme, lorsqu’il s’agit de faire de la politique.

LVSL – Le gouvernement de coalition constitué autour de Pedro Sánchez regroupe les socialistes du PSOE et d’autres forces politiques de gauche radicale, comme les communistes et Podemos, dont vous êtes secrétaire à l’organisation. Quel est aujourd’hui le rapport interne aux forces de gauche en Espagne ? Où en sont par ailleurs les débats autour du populisme de gauche en Espagne, pays où il fut particulièrement puissant ?

L. V. – La gauche en Espagne vit un moment de transition et de recomposition après avoir fait l’expérience du gouvernement. C’est la première fois depuis la Seconde République [de 1931 à 1939, NDLR] que des forces politiques à la gauche de la social-démocratie accèdent à l’exécutif. En ce sens, nous devons intégrer cette expérience dans nos organisations et dans nos stratégies afin de continuer à progresser au cours des prochaines années.

Dans ce contexte, je pense qu’il existe un consensus général sur le fait que la participation au gouvernement est quelque chose de positif. Ce gouvernement est un franc succès, puisque c’était un pari politique de Podemos. C’est important car, comme je l’ai dit, il y a quatre ans, Podemos était pratiquement la seule force à rechercher du gouvernement de coalition. Il est donc satisfaisant que notre hypothèse d’alors soit désormais partagée par l’ensemble de notre espace politique.

Au-delà de ce consensus, la plus grande différence repose sur le fait que certains croient que nous ne pouvons pas dépasser les limites mêmes du Régime de 1978 [instauré au moment de la Transition démocratique, NDLR], et que nous sommes donc destinés à faire une « meilleure social-démocratie » que le PSOE. D’autres partis, comme Podemos, pensent au contraire qu’il est possible de surmonter certains « verrous » institutionnels qui persistent. En ce sens, depuis Podemos, nous sommes fortement engagés dans l’alliance avec les forces de l’Espagne plurinationale, en particulier Esquerra Republicana de Catalunya [la Gauche républicaine catalane, NDLR] et Euskal Herria Bildu [coalition nationaliste basque de gauche, NDLR] pour faire avancer le projet plus large d’une Espagne républicaine, plurinationale et démocratique.

LVSL – Vous êtes également membre du gouvernement espagnol, plus précisément secrétaire d’État à l’Agenda 2030, depuis juillet 2022. Quel est votre rôle et en quoi consistent plus précisément vos fonctions ?

L. V. – L’Agenda 2030 synthétise les grands objectifs de l’humanité face à la transformation de notre monde. C’est un document long et contradictoire, mais qui reprend certains des enjeux pour lesquels les mouvements sociaux se battent depuis des décennies : la justice climatique, la réduction des inégalités mondiales, un niveau minimum de développement social pour l’ensemble de l’humanité ou encore l’égalité entre les hommes et les femmes. En ce sens, je crois que l’existence d’un engagement international autour de ces objectifs constitue déjà un acquis en tant que tel.

Au sein du gouvernement espagnol, je suis donc chargée de l’application de ces objectifs dans notre pays, tout en étant garante de la souveraineté de ce dernier. Nous avons développé une stratégie autour de huit grands axes de transformation qui feraient de l’Espagne un pays durable, avec moins d’inégalités et un système de production plus avancé. Mon rôle est donc de coordonner toutes les politiques publiques du gouvernement espagnol afin qu’elles fonctionnent de manière cohérente avec ces objectifs.

LVSL – L’Espagne apparaît comme une société extrêmement fracturée, notamment sur la question territoriale et identitaire. L’émergence de Vox à l’extrême-droite, les remises en cause de la nouvelle loi sur la mémoire historique et les crispations autour des nationalismes périphériques ont réinterrogé en profondeur les fondements de la monarchie constitutionnelle espagnole, hérités de la Transition démocratique. Dans de telles conditions, comment faire émerger un projet de société majoritaire et en même temps progressiste en Espagne ? Les aspirations à une Espagne républicaine progressent-elles dans la société ?

L. V. – Pour répondre à cette question, il faut déplacer notre regard du présent et analyser le temps long. Il y a dix ans, l’Espagne vivait dans une révolte permanente. Chaque jour, il y avait des mobilisations, la désobéissance civile était devenue fréquente sur des questions telles que les expulsions et la majorité de la population critiquait très fortement la politique néolibérale et ses implications économiques. C’est ce contexte qui a permis à un mouvement comme Podemos d’émerger comme option politique jusqu’à s’imposer dans le gouvernement.

« La volonté de transformation dans un sens démocratique reste très importante en Espagne. »

Il est vrai que les choses ont changé et que désormais, nous sommes confrontés à un mouvement inverse. Toutefois, la volonté de transformation dans un sens démocratique reste très importante en Espagne, notamment autour de questions clés. Par exemple, une enquête publiée le 10 avril dernier a montré que 75% de la population estime que le prix de location des logements devrait être plafonné. Face à des campagnes médiatiques massives contre de telles mesures, il existe toujours une opinion majoritaire prête à intervenir sur le marché pour garantir le droit au logement.

C’est précisément en partant de ce type de questions, qui sont idéologiquement transversales mais qui montrent qu’il existe dans notre pays une base solide opposée au néolibéralisme, que nous pouvons construire cette majorité progressiste qui dépasse les limites du système actuel et créer autre chose de plus juste et démocratique.

LVSL – La défaite électorale de la gauche aux dernières municipales et la convocation surprise d’élections générales pour le 23 juillet par Pedro Sánchez ont suscité de nombreux débats stratégiques à gauche. Comment analysez-vous ces résultats ?

L. V. – En 2021, Pablo Iglesias s’est présenté aux élections régionales à Madrid. Le 5 mai, il a annoncé publiquement qu’il quittait la vie politique. Il a pris sa décision après une analyse rigoureuse à travers laquelle sa personne politique était devenue le bouc émissaire mobilisateur de la pire droite de notre pays. Podemos, mais en particulier Pablo Iglesias, font l’objet de persécutions depuis des années dans les médias mais aussi politiquement et judiciairement. Au fil du temps, progressivement, cela a laissé une trace de stigmatisation dans notre organisation politique et chez nombre de ses dirigeants.

Quand Pablo a abandonné la politique, il l’a fait avec un projet pour la gauche. Un processus de renouvellement, une succession. D’un côté, une nouvelle direction à la tête de Podemos avec des femmes comme Ione Belarra, actuelle secrétaire générale, Irene Montero, secrétaire politique, Isa Serra, porte-parole et Idoia Villanueva, responsable internationale. De l’autre, une démarche de leadership externe à notre organisation politique, représentée par Yolanda Díaz. La feuille de route était l’unité des forces de gauche que les conflits internes et la réalité territoriale de notre pays avaient auparavant désunies ou n’avaient pas réussi à unir.

« La désunion nous a pénalisés électoralement puisque l’électorat progressiste considère que l’unité de notre espace politique est essentielle. »

Lors des dernières élections régionales et municipales, Podemos a suivi cette feuille de route en essayant de parvenir à un maximum d’accords d’unité au niveau régional et municipal. Certaines forces politiques telles que Compromís ou Más Madrid ne voulaient pas de candidatures unitaires. En 2015, ce type d’accords avait été une condition nécessaire de notre victoire dans la plupart des grandes villes d’Espagne, notamment Barcelone et Madrid. Cette fois-ci, la désunion nous a pénalisés électoralement puisque l’électorat progressiste considère que l’unité de notre espace politique est essentielle. Cela a donc provoqué de la désaffection voire de l’abstention.

Bien sûr, d’autres raisons permettent de comprendre ce résultat. L’Espagne n’est pas exempte de la réalité européenne et internationale, de la prolifération de gouvernements de droite et d’extrême droite. Le gouvernement espagnol, avec le PSOE et Podemos à l’intérieur, a également été le gouvernement qui a dû gérer une pandémie inédite et les conséquences de la guerre en Ukraine. Cette gestion, bien que progressiste et protectrice de l’État contre le marché prédateur, a fait des ravages électoraux sur ces deux formations politiques.

Les niveaux d’abstention ont été très élevés à gauche tandis que les électeurs de droite ont considéré ces élections régionales et municipales comme une sorte de référendum contre le gouvernement central. Celui-ci a été dirigé par Isabel Díaz Ayuso, à la tête du Parti populaire de Madrid et qui est aujourd’hui le principal instrument idéologique de la droite espagnole.

La convocation quasi immédiate d’élections générales par Pedro Sánchez, 24 heures seulement après ces résultats, visait à générer un choc de mobilisation au sein de l’électorat progressiste, mais aussi à capter ce vote au profit de son organisation politique, le Parti socialiste, en tant que vote utile contre une droite très organisée. Sanchez a ainsi renoncé à mettre en valeur le gouvernement progressiste et ses alliances. Au contraire, Podemos essaie de faire comprendre au PSOE depuis des mois qu’en revendiquant l’action de notre alliance gouvernementale progressiste et de la majorité plurinationale au Congrès des députés (avec Bildu et ERC), il serait possible d’assurer un deuxième gouvernement progressiste. 

LVSL – Finalement, un accord électoral a été trouvé sur le fil entre Podemos et Sumar. Pouvez-vous revenir sur les enjeux de cet accord et sur les perspectives pour la gauche dans ces élections ? La victoire annoncée de la droite réactionnaire est-elle inéluctable ?

L. V. –
Podemos et Sumar ont récemment signé un accord de coalition électorale. Un accord qui n’a pas été facile à accepter puisqu’il impliquait le veto politique d’Irene Montero, numéro 2 de notre organisation politique et actuelle ministre à l’Égalité. De notre point de vue, ce veto est une erreur politique et un message dangereux pour la société, qui a à voir directement avec la volonté de discipliner politiquement le féminisme. Irene Montero, depuis le ministère à l’Égalité, a promu les droits de tous. Avec ce veto, on concède en quelque sorte que l’extrême droite, qui a construit une bonne partie de sa position politique contre les politiques du ministère à l’Égalité et spécifiquement contre Irene Montero, a raison.

Malgré cela, nous allons nous présenter aux élections législatives avec Sumar, car dans le cas contraire, nous aurions facilité la tâche de la droite et de l’extrême droite qui auraient pu obtenir la majorité absolue. On peut donc encore éviter un gouvernement de PP et de Vox en Espagne, notamment grâce à cet accord responsable. Et malgré tout, Podemos continuera à travailler à la reconduction d’un gouvernement de coalition progressiste.

LVSL – Le 19 janvier dernier – lors de la première journée de mobilisation contre sa réforme des retraites –, Emmanuel Macron a rendu visite à Pedro Sánchez à Barcelone pour le 27ème Sommet franco-espagnol. Où en sont les liens et la coopération entre nos deux pays ? Le Traité de Barcelone signé à cette occasion va-t-il changer grand-chose ?

L. V. – Il est tôt pour le définir. Dans le moment que nous traversons, où les équilibres classiques de l’UE ont été rompus par la guerre en Ukraine, tous les États jouent des cartes différentes. C’est ce qu’a essayé de faire Macron avec Mario Draghi en Italie, bien que cette voie ait été stoppée par la victoire de Giorgia Meloni. Désormais, en partie à cause de la crise énergétique, il semble que l’Espagne soit un nouveau partenaire stratégique pour la France, puisqu’elle pourrait être une voie d’entrée privilégiée pour le gaz algérien ou l’hydrogène vert.

« Nous sommes confrontés à la nécessité historique de réformer l’Union européenne. Cela nous oblige à parler de l’OTAN et des limites qu’elle nous impose, mais aussi de ce que devrait être la relation avec la Chine. »

En tout cas, je crois que tant que les alliances se feront sur ce type d’intérêts conjoncturels et non sur des visions partagées de l’Europe, elles ne dureront pas. Nous sommes confrontés à la nécessité historique de réformer l’Union européenne. Nous devons être en mesure de poser des bases solides pour que l’Union soit autonome, souveraine et garantisse les droits des peuples concernés dans un monde qui va profondément changer dans les décennies à venir. Cela nous oblige à parler de l’OTAN et des limites qu’elle nous impose, mais aussi de ce que devrait être la relation avec la Chine ou de la manière dont nous accélérons la transition écologique dans toute l’Europe. Tels sont les grands enjeux qui doivent articuler la relation entre la France et l’Espagne.

LVSL – Vous ne cachez d’ailleurs pas vos liens avec notre pays, et la fascination que constituent à vos yeux l’histoire et la vie politique française. Pourriez-vous revenir sur votre parcours intellectuel et politique, ainsi que sur l’importance de la France dans ce parcours ?

L. V. – Tout d’abord, je suis franco-espagnole. J’ai eu la chance de pouvoir étudier en France, après avoir quitté l’Espagne à l’âge de dix-sept ans. J’ai été entièrement éduquée dans le système français, au Lycée français d’abord, lors de mon enfance en Espagne, et à l’université ensuite, en licence d’histoire à Paris-Diderot puis en master de sciences politiques et d’études européennes à la Sorbonne.

Mes références politiques et historiques sont profondément marquées par l’influence de la France, à commencer par la Révolution française et toutes les grandes figures révolutionnaires. Mon engagement politique a également commencé en France, avec la France insoumise, alors que je suivais par exemple le 15M [mouvement des Indignados né sur la Puerta del Sol à Madrid le 15 mai 2011, NDLR] à distance.

J’ai donc la chance d’être liée à ces deux pays. La France m’a donné tout ce dont je dispose pour faire de la politique actuellement en Espagne. De tous ces outils, les valeurs républicaines et l’implication politique et sociale que j’ai forgées en France sont sans doute les plus enrichissants.