JEFTA : l’incroyable silence médiatique autour de l’accord de libre-échange UE-Japon

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Jean-Claude Juncker © Zinneke

Le 6 Juillet au soir a été signé à Bruxelles un accord politique en vue d’un traité de libre-échange entre l’Union Européenne et le Japon. Les conséquences sociales, politiques et écologiques de cet accord sont considérables ; il concernera 37% des échanges commerciaux mondiaux. Il s’inscrit dans la lignée du TAFTA, dont les négociations ont été interrompues, et du CETA, signé en octobre dernier. La presse n’a mentionné son existence que quelques jours avant la signature, mettant le citoyen devant le fait accompli. Pourtant, cela fait plus de cinq ans que le Japon et l’Union Européenne négocient la mise en place d’un tel accord. Pourquoi les éditorialistes n’ont-ils pas jugé bon d’en informer l’opinion publique ?

Le 5 juillet dernier, le Monde publie un article intitulé “après le TAFTA et le CETA, vous allez adorer le JEFTA ! “. Il informe l’opinion qu’un accord de libre-échange est sur le point d’être signé entre le Japon et l’Union Européenne. Le “quotidien de référence” dénonce le secret qui existe autour de cet accord : “il est étonnant de constater à quel point cet accord commercial d’une portée considérable a jusqu’à présent si peu suscité l’intérêt des ONG, des médias et des politiques”. En effet. Oubliant de s’inclure dans les médias qu’il critique, Le Monde lui-même a fait silence sur cette affaire. Le premier article que l’on trouve à ce sujet dans le quotidien de Pierre Bergé et Xavier Niel date précisément du mercredi 5 juillet ; soit une journée avant la signature de l’accord. Le quotidien Libération évoque le sujet pour la première fois le 22 juin 2017 ; soit une semaine avant la signature d’un accord prévu depuis… 2012. Le Point, quant à lui, a consacré une petite dizaine d’articles au sujet depuis cinq ans, en des termes qui ne peuvent que faire sourire.

Comment expliquer ce silence autour de ce projet de Traité de libre-échange ?

Que contient cet accord ?

Les clauses de cet accord concernent d’abord les barrières douanières, qu’il s’agit d’abaisser. Le Japon s’engage par exemple à ouvrir son marché agro-alimentaire aux produits européens, et l’Union Européenne à accueillir dans son secteur automobile des capitaux japonais. Cet abaissement des droits de douane est censé, en dopant les exportations, favoriser les producteurs européens dans le domaine de l’agro-alimentaire et les industriels japonais dans le domaine de l’automobile ; au risque, comme dans tout accord de libre-échange, de favoriser les groupes multinationaux les plus puissants et de ruiner les producteurs locaux européens et japonais… Le premier ministre japonais Shinzo Abe avait souhaité introduire dans le JEFTA les mêmes mécanismes juridiques prévus dans le TAFTA, et qui auraient permis à des entreprises d’attaquer des Etats en justice ; cette mesure controversée a été partiellement rejetée par l’Union Européenne, qui préfère mettre en place des tribunaux “multilatéraux”, dont le fonctionnement institutionnel précis reste encore flou… Sur le plan écologique, plusieurs ONG dénoncent l’absence de garanties liées à l’environnement ; un rapport de Greenpeace pointe du doigt qu’aucune mention n’est faite du principe de précaution, de l’interdiction de la chasse à la baleine ou encore de la lutte contre la déforestation…

En résumé, il s’agit d’un accord qui laisse présager un Traité très similaire au CETA, adopté en octobre dernier par l’Union Européenne. Très controversé en raison des clauses libre-échangistes qu’il renferme, le CETA a rencontré l’opposition d’une partie importante de l’opinion publique européenne. On aurait donc pu attendre de la presse qu’elle se penche sur ces négociations autour du JEFTA et qu’elle cherche à en informer l’opinion publique…

Le secret autour des accords de libre-échange n’est pas une nouveauté…

Les dignitaires européens sont attachés à la culture du secret, et cela ne remonte pas au JEFTA. Le TAFTA avait d’abord été mis en place dans le plus grand secret ; interdiction avait été faite à la presse d’assister aux séances de négociation… Les informations ont ensuite été données au compte-goûte, et la grande presse a fini par s’emparer de ce sujet, grande source d’inquiétude pour les populations d’Europe. Le cas du JEFTA est légèrement différent. Si les institutions européennes ont également veillé à ce que les coulisses des négociations restent fermées aux journalistes, des informations ont également fuité. Les grandes lignes de ce traité, annoncées par les hauts dignitaires européens et japonais, étaient connues depuis plusieurs années. En mars 2017, le journal allemand Tagezeitung rendait publiques certaines informations à propos du JEFTA ; en mai 2017 les “JEFTA leaks”, révélées par Greenpeace, ont mis en lumière les clauses de cet accord de libre-échange.

“Pourquoi nous avons choisi de révéler les centaines de page d’un traité secret qui menace nos droits et notre planète”

Problème: aucun grand média français ne s’est emparé du sujet. Alors que la totalité du contenu des négociations de cet accord entre l’UE et le Japon était disponible, la direction d’aucun média n’a semblé trouver le sujet digne d’intérêt… Il faut attendre fin juin pour lire des articles et voir des reportages consacrés à la signature imminente du JEFTA. Une manière de mettre leurs lecteurs devant le fait accompli…

Comment expliquer un tel silence ?

Si aucune réponse définitive ne peut être apportée à cette question, des hypothèses peuvent cependant être émises. S’agit-il de protéger les intérêts économiques des grands groupes multinationaux ? Ceux-ci sont majoritaires dans les conseils d’administration de la plupart des grands médias ; c’est désormais un secret de Polichinelle : ils possèdent une influence souvent décisive sur la ligne éditoriale des journaux qu’ils subventionnent. On se souvient de l’attitude embarrassée des principaux médias à l’égard du TAFTA. À rebours de l’opinion publique, globalement très inquiète des conséquences politiques, sociales et écologiques qui découleraient de la mise en place de ce Traité, les principaux médias ont adopté une certaine neutralité, oscillant entre articles et reportages favorables au Traité et légèrement critiques à son égard.

Le TAFTA favorisait les intérêts des puissances économiques qui financent la grande presse, mais suscitait l’hostilité prononcée de son lectorat. Raison, sans doute, de l’attitude embarrassée des journalistes à l’égard du TAFTA et, peut-être, du silence médiatique autour du JEFTA ; déplaire aux bailleurs de fonds comme au lectorat eût été périlleux…

Il faut également remettre la signature du JEFTA dans le contexte de la présidence d’Emmanuel Macron. Reprenant le leitmotiv du Parti Socialiste depuis 1983, celui-ci avait défendu, durant sa campagne, l’idée d’un “protectionnisme européen”. Face à la concurrence sauvage, c’est la gouvernance européenne qui devait protéger les travailleurs, et non les gouvernements nationaux. La signature de l’accord de libre-échange UE-Japon, à laquelle le Président ne s’est d’ailleurs pas opposé, résonne comme un démenti absolu adressé à ses promesses de campagne. Elle montre que l’Union Européenne, loin d’être une instance de régulation de la mondialisation néolibérale, en est l’un des principaux agents; loin de limiter la toute-puissance des grands groupes multinationaux, elle leur donne un cadre à l’intérieur duquel elles peuvent exercer un pouvoir absolu. Il est probable que la direction des grands médias, dont LVSL a plusieurs fois étudié la complaisance surprenante à l’égard d’Emmanuel Macron, n’aient pas voulu hâter la disgrâce du Président. Le quinquennat qui vient ne sera pas sans encombres pour le nouveau président. Les lois sociales qu’il proposera en septembre susciteront la colère de la majorité de l’opinion et la révolte des travailleurs les plus politisés. Il s’agit donc de ne pas de hâter cette disgrâce qui attend le Président “jupitérien”, mais de prolonger son état de grâce sur les nuages de l’Olympe… En attendant, une étape importante a été franchie ce jeudi 6 juillet dans la mise en place du Traité de libre échange entre l’UE et le Japon ; et c’est grâce au silence de la grande presse qu’elle a pu l’être sans encombre…

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Agriculture et mondialisation : déconstruire le mythe libre-échangiste

©Daniel Bachhuber. Licence : Attribution-NonCommercial-NoDerivs 2.0 Generic (CC BY-NC-ND 2.0)

A l’heure des luttes contre le CETA et le TAFTA, de la mobilisation sociale contre le “poulet lavé au chlore” et le “bœuf aux hormones”, nombreux sont les citoyens qui continuent de refuser l’idée de mettre en concurrence tous les agriculteurs du monde au nom du sacro-saint libre-échange. Ce dernier n’a cependant été qu’une idole servant à justifier la continuation de l’hégémonie des puissances occidentales à la suite des décolonisations.

Parler d’agriculture ne relève pas d’un folklore, ou d’une visite annuelle au Salon de l’Agriculture où l’on peut s’émerveiller devant la taille de nos beaux taureaux français, mais d’un domaine qui part de l’échelle de notre assiette à celle d’enjeux géopolitiques. Au début de la Guerre froide, les États-Unis usaient de toute leur influence sur les futurs dragons d’Asie du Sud Est pour engager d’importantes réformes agraires pour éviter la paupérisation des populations rurales qui aurait pu faire triompher des mouvements communistes, tout en maintenant leur influence en rendant les paysans dépendants des engrais et produits phytosanitaires états-uniens.

L’agriculture : un secteur à part ?

Jusque dans les années 1980, l’agriculture avait été épargnée par les domaines d’intervention du GATT, l’ancêtre de l’OMC. Les principales puissances occidentales avaient alors des politiques agricoles très interventionnistes, régulatrices et protectionnistes, avec la PAC en Europe et le Farm Bill aux États-Unis. Ces mesures semblaient efficaces avec des meilleurs rendements et une productivité grandissante, si efficaces que les marchés internes commençaient à être rapidement saturés dans les années 1970. La Communauté Économique Européenne se met alors à déverser ses excédents sur les marchés mondiaux et devient une menace pour les parts de marché étatsuniennes. Les premiers à subir les effets de ces politiques sont les pays du Sud qui récupèrent des produits agricoles bons marchés avec lesquels les paysans nationaux ne peuvent pas lutter. Les gouvernements de ces pays vont rapidement protester contre cette situation.

L’occasion est alors trop belle. Les partisans d’une mondialisation libérale proposent d’enfin intégrer l’agriculture au libre-échange et de lutter contre les politiques de régulation, les protections et les subventions qui « faussent » l’échange. Les États-Unis et la CEE voient là un moyen de résoudre leur conflit commercial. En 1992, ces deux puissances s’entendent ensemble, en contournant le processus multilatéral, pour sceller le sort de l’ouverture de l’agriculture au champ d’intervention du GATT. Cet accord, dit de Blair House, entre l’Europe et les États-Unis encourage la dérégulation des marchés, la baisse des tarifs douaniers et enfin l’entrée en jeu du libre-échange en agriculture. Mais (et ce “mais” mérite d’être en gras), les deux se gardent le droit d’octroyer des soutiens budgétaires internes qui n’affectent pas les marchés internationaux (type aide à l’export). Cette politique très coûteuse nécessite un budget conséquent alloué à l’agriculture, seuls les États-Unis et l’Europe pouvant se le permettre. En effet, la plupart des pays en développement ayant dû subir les politiques d’ajustement structurel imposées par le FMI dans les années 1980, ils ne disposent plus des moyens institutionnels pour aider directement leurs paysans. Ces derniers doivent néanmoins continuer d’ouvrir leurs frontières et déréguler leurs marchés agricoles.

La libéralisation, c’est bien mais chez les autres ! 

Ainsi, au nom du libre-échange et du “doux commerce”, les deux concurrents commerciaux ont réglé leur conflit en faisant peser sur le reste des pays les conséquences d’une plus grande libéralisation en matière agricole, en ouvrant des nouveaux débouchés pour leurs excédents tout en essayant de maintenir un système d’aide censé les protéger d’une concurrence potentielle. Le cas de l’agriculture nous amène à voir comment la globalisation nourrit la domination des pays exportateurs occidentaux sur les pays en développement. Ce processus n’est évidemment pas présenté de cette manière mais comme une adaptation au réel, à un monde qui bouge… C’est le libre-échange, c’est comme ça, on va tous y gagner, promis.

A partir des années 2000, lors des négociations du Cycle du Doha, les pays en développement essayent de peser face à cette situation. Certains pays regrettent que les principaux producteurs et défenseurs du libre-échange ne jouent pas selon les règles, d’autres actent l’échec de l’intégration de l’agriculture à la mondialisation. Les pays occidentaux exportateurs reconnaissant le malaise de la situation, proposent de faire un fond de soutien pour les pays en développement. Ce petit fond devait servir à donner une assistance à la transparence du commerce et la concurrence dans ces pays, dont personne n’était demandeur.

Les nouvelles menaces pour la souveraineté alimentaire 

Pour revenir aux enjeux plus contemporains, les différents projets d’accords de libre-échange, CETA, TAFTA ou encore le Traité transpacifique, s’inscrivent dans la continuité de ce que nous avons évoqué. Il faut ouvrir toujours plus les marchés nationaux au libre-échange mais également imposer les normes agricoles occidentales au monde entier, et en particulier états-uniennes, au reste du monde. Les dernières négociations montrent bien que l’enjeu est de saper les souverainetés populaires et alimentaires des pays pour favoriser les multinationales de l’agroalimentaire. La possibilité dans le TAFTA, pour ces entreprises, de poursuivre des États devant des tribunaux d’arbitrages spéciaux contre des normes sociales ou environnementales sonnerait le glas des politiques volontaristes de protection des agricultures familiales des pays en développement.

Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où l’on produit trop dans les pays du Nord à la fois au détriment de notre environnement, du tissu social rural, de l’emploi mais aussi au détriment des pays du Sud vers lesquels on exporte nos produits agricoles faussement peu chers empêchant le développement de leur souveraineté alimentaire. Le libre-échange, basé sur la théorie des avantages comparatifs de Ricardo dont de nombreux économistes ont soulevés les limites théoriques et empiriques, aura finalement servi d’éventail pour permettre aux puissances hégémoniques de se maintenir et d’étendre leur influence par l’agro-alimentaire.

Oui, l’agriculture est géopolitique.

 

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Le libre-échangisme est-il en train de couler ?

© Mika Baumeister

Retrait des USA du TPP, résistance wallonne au CETA, TAFTA englué de toute part, « Hard Brexit », potentielle guerre commerciale sino-américaine… Depuis quelques mois, le libre-échangisme, véritable dogme pour les dirigeants politiques de tous bords depuis la fin des 30 Glorieuses semble ne plus être un horizon indépassable.

Malgré les promesses de doper des taux de croissance atones et de créer ainsi des emplois, l’opposition aux nouveaux et aux anciens traités de libre-échange est désormais majoritaire ou en passe de le devenir dans tout l’Occident. Même en Allemagne, troisième exportateur mondial, 75% des sondés rejetaient le TAFTA/TTIP en Juin 2016 selon le Monde Diplomatique[1]. Pourquoi ?

Les accords de libre-échange ne concernent plus les droits de douane

A l’origine promu par des théoriciens économiques classiques tels que David Ricardo et Adam Smith, qui considéraient que l’ouverture au commerce extérieur était la raison de la réussite de certaines nations plutôt que d’autres, le libre-échange s’est d’abord développé de manière forcée au sein des empires coloniaux, avant de s’effondrer lors de la Première Guerre Mondiale. Les échanges internationaux ne reprennent réellement qu’après 1945, dans le cadre défini par les accords de Bretton Woods. Les droits de douane, sous l’action du GATT, diminuent progressivement. Le véritable changement intervient avec la révolution néolibérale des années 1980 : pour relancer à tout prix une croissance perçue comme le remède à tous les maux, les gouvernements occidentaux, puis du monde entier, n’ont de cesse de rabaisser leurs droits de douane et de lever les mesures protectionnistes héritées des années 1930.[2]

L'évolution des droits de douane de 1947 à 2007
Evolution des droits de douane de 1947 à 2007

Associée à la libéralisation à outrance des marchés financiers, qui profitent en outre de l’informatisation, au développement des firmes multinationales, à l’ouverture au business de pays de plus en plus nombreux (la Chine, l’ancien bloc communiste et les pays sous-développés sous les ordres du FMI et de la Banque Mondiale) et à la concurrence monétaire par la dévaluation, la baisse des tarifs douaniers impulse un mouvement de délocalisation sans précédent. Les pertes d’emplois industriels et désormais tertiaires dues à ces délocalisations ne sont d’ailleurs pas étrangères au sentiment d’abandon et de paupérisation de la majorité des populations occidentales, et à leur colère populiste actuelle…

Mais aujourd’hui, après des décennies de baisse, les droits de douane ont quasiment disparus de la surface de la planète. Dès lors, comment aller toujours plus loin dans le libre-échangisme, culte toujours aussi prégnant sur l’esprit des dirigeants politiques biberonnés au libéralisme ? En s’attaquant aux fameuses « barrières non tarifaires », c’est-à-dire à tout sauf les droits de douane : les normes de tout acabit, les quotas ou encore les formalités administratives. Comprendre TAFTA, CETA, TPP ou TISA sans comprendre le principe de barrières non tarifaires est impossible, puisqu’il s’agit de tout l’enjeu de ces divers accords. La question des normes, en particulier, est primordiale.

Dumping à tous les niveaux

Après les droits de douane, les cibles des accords de libre-échange bilatéraux ou multilatéraux qui ont succédé à l’action de l’OMC, embourbée depuis le cycle de Doha[3], s’attaquent donc aux différentes normes, garanties de qualité et lois définissant les conditions de fabrication des biens et services. Tous types de normes sont attaquées, en s’alignant quasi-systématiquement sur les plus basses des différents pays concernés par l’accord : c’est le mécanisme du moins-disant, également dénommé dumping en anglais.

Les normes alimentaires sont parmi les plus ciblées, notamment en raison du traitement d’exception souvent accordé aux productions agricoles, généreusement subventionnées pour développer les exportations et assurer la sécurité alimentaire. Les AOP et AOC (Appellation d’Origine Protégée / Contrôlée), directement visées par le CETA et le TAFTA en sont un bon exemple, tandis que les attaques américaines sur le riz japonais via le TPP prouvent que les européens ne sont pas les seuls attaqués[4]. On note également les tentatives d’introduction sur le marché européen d’animaux élevés selon les standards sanitaires nord-américains[5], beaucoup plus laxistes, même si les allégories les plus caricaturales de ces pratiques de production (bœuf aux hormones, poulet au chlore et OGM) ne sont pas concernées[6].

Mais le secteur agro-alimentaire, particulièrement surveillé par les activistes suite aux innombrables scandales, n’est pas le seul concerné par la dérégulation sauvage. Les questions de protection des droits d’auteur et de redevance sur les brevets, chères aux multinationales, sont omniprésentes et lourdes de conséquences : explosion des prix des médicaments et disparition des alternatives génériques prévue par le TPP[7], démontage des rares avancées régulatoires sur l’industrie de la finance obtenues depuis la crise[8] ou encore lutte contre le piratage ou partage informatique organisé pour servir les intérêts de producteurs de contenus de masse[9]

Un déni de démocratie sans précédent

Depuis les manifestations altermondialistes de Seattle contre un sommet de l’OMC en 1999, le peuple dérange. Les grandes négociations commerciales internationales attirent depuis ce jour leurs cortèges de contestataires et donc souvent l’usage de la répression, qui fait toujours mauvaise presse vis-à-vis de l’opinion publique. Comment éviter d’être sous le feu des projecteurs suite aux répressions de telles manifestations pacifiques tout en continuant à brader des garanties qualitatives environnementales, fiscales, salariales, alimentaires, sanitaires ou encore sociales aux intérêts des multinationales et de l’oligarchie mondiale représentées par leurs lobbyistes ? En menant des négociations au secret. Les protocoles mis en place sont draconiens : sécurité maximale contre les intrus, négociations à huis clos, interdiction des appareils électroniques, sans oublier les désormais célèbres clauses de non-confidentialité.

Reste un dernier problème : les Parlements. Même infestés de lobbyistes et gangrenés par l’idéologie néolibérale, ils demeurent l’expression de la souveraineté de la nation par le principe de la représentation. En d’autres termes, il faut que ces accords soient ratifiés par les Parlements nationaux pour rentrer en vigueur, et dans des régimes aux structures constitutionnelles complexes comme la Belgique, cela peut poser quelques complications, tel que le cas de la Wallonie l’a montré[10].

Non content de transgresser l’idéal démocratique, dont les sociétés occidentales seraient soi-disant des modèles, par des tractations au secret, et d’attaquer sévèrement en justice tout lanceur d’alerte compromettant, les négociateurs s’attaquent donc dorénavant aux pouvoirs des parlements. Pour ce faire, la méthode consiste souvent à dévoiler au dernier moment le projet d’accord en le présentant comme « à prendre ou à laisser ». A grand renfort de discours d’experts qui présentent les schémas de traités comme les meilleurs obtenus, et en agitant la menace de la compétition internationale. Les parlementaires sont mis face à des textes dont ils ont à peine le temps de connaître les tenants et les aboutissants.

Par exemple, pour les négociations du Partenariat Trans-Pacifique (TPP), Obama s’est vu conféré par le Congrès américain en Juin 2015 le pouvoir d’utiliser la procédure dite de « fast-track » qui permet de négocier en secret l’ensemble du traité, interdit les amendements potentiels du Congrès ou de bloquer les négociations, et offre simplement la possibilité aux représentants du peuple américain de rejeter le traité final.[11]

Dans le cas de l’Union Européenne, un niveau d’antidémocratisme encore supérieur est en train d’être mis en place : la Commission Européenne, dont nul n’ignore qu’elle n’est pas élue par les peuples européens et qu’elle dispose déjà de prérogatives extrêmement nombreuses et lourdes de conséquences, a, par la voix de Jean-Claude Juncker, souhaité être en mesure de signer le traité CETA avec le Canada sans l’accord des parlements, arguant qu’il relevait de ses prérogatives seules.[12] Jamais en retard d’une nouvelle invention technocratique, l’UE a imaginé l’entrée en vigueur du même traité avant même le vote des parlements nationaux dans un cadre dit « provisoire », sur le modèle de la mise en place d’autres accords avec la Corée du Sud et le Pérou.[13]

Se pose enfin la question des tribunaux d’arbitrage privés supranationaux : au départ conçus pour trancher les litiges entre différentes multinationales soumis à des droit nationaux différents, ils sont devenus le cheval de Troie démocratique le plus dangereux de l’ère contemporaine. En effet, la possibilité offerte aux multinationales d’assigner les Etats en justice lorsqu’elles estiment que leurs intérêts ont été spoliés est trop vague, et le verdict des juges peut donc être influencé par les armées de lobbyistes et d’avocats employées par les grands groupes mondiaux. Sans oublier de mentionner les parcours professionnels douteux de certains juges, tels que le très prisé Francisco Orrego Vicuña[14]

Les cas d’assignation en justice d’Etats en plein exercice de leur souveraineté par des firmes transnationales au nom du caractère défavorable de nouvelles réglementations à de prétendus investissements prévus sont nombreux : Vattenfal contre l’Allemagne après sa décision de sortir du nucléaire d’ici à 2022, Lone Pine contre le Québec suite au moratoire sur le gaz de schiste, Philip Morris contre l’Australie et l’Uruguay subséquemment à des mesures anti-tabac…[15] De tels tribunaux exercent par ailleurs un pouvoir indirect et invisible d’oppression sur les Etats, qui seront d’autant moins enclins à adopter des mesures fortes de protection de leur population face aux multinationales que celles-ci pourront leur extorquer des milliards dans des cours conçues pour leur être favorables.

La fin de la mondialisation ?

La remise en question de l’idéologie libre-échangiste a bel et bien débuté. Si les critiques de Donald Trump sur les emplois perdus aux USA suite à l’ALENA et le retrait du TPP annoncé en grande pompe dans les premiers jours de sa présidence peuvent sembler aller dans le bon sens, l’homme de l’année 2016 selon le TIME Magazine demeure ambigu sur bien des points. Sa critique des accords de libre-échange se concentre sur le contenu des traités, qu’il juge très mal négociés et défavorables aux intérêts américains, mais ne tient nullement compte des aspects environnementaux, sanitaires ou démocratiques en jeu. Le nouveau président américain s’est d’ailleurs empressé d’annoncer l’ouverture de négociations avec le Royaume-Uni pour un nouvel accord lors de sa rencontre avec Theresa May à la fin Janvier en restant flou sur les modalités mais en affirmant, argument sans nul doute à toute épreuve, qu’il serait « great ».[16] De même, le Royaume-Uni qui s’apprête à quitter l’UE redouble d’inventivité pour trouver de nouveaux « partenaires » commerciaux. Aux dernières nouvelles, la Nouvelle-Zélande serait intéressée.[17]

Il s’agit ici de ne pas être dupe : les accords commerciaux proposés depuis les 3 dernières décennies ont été conçus pour bénéficier aux multinationales et à elles seules. Ils n’ont nullement accru la mobilité des individus, mais ont mis en place une compétition profondément faussée et vicieuse entre pays développés condamnés à la désindustrialisation et pays pauvres condamnés à l’exploitation au nom du « développement » et ont fait baisser le prix de nombreux produits en diminuant la qualité et en dégradant les conditions de fabrication.

Le concept de mondialisation n’est pas à jeter dans la même poubelle que les accords actuels qui prétendent en représenter l’unique forme possible. D’autres possibilités de mondialisation, respectueuses des travailleurs, de l’environnement, des cultures locales et ayant un réel impact positif à l’échelle globale existent. Mais l’altermondialisme ne pourra advenir sans un sursaut démocratique et la reprise en main des citoyens de leur destin collectif. Les manifestations et oppositions de toutes sortes contre le CETA ou le TAFTA/TTIP, ainsi que l’effort associatif pour dévoiler, décortiquer et dénoncer le contenu précis de ces monstres juridiques donnent à penser, et, peut-être, à espérer.

Sources :

[1] http://www.monde-diplomatique.fr/2016/11/WAHL/56753

[2] http://www.nordregio.se/en/Metameny/About-Nordregio/Journal-of-Nordregio/2008/Journal-of-Nordregio-no-1-2008/The-Three-Waves-of-Globalisation/

[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Cycle_de_Doha?oldformat=true

[4] http://www.latimes.com/world/asia/la-fi-japan-tpp-20160705-snap-htmlstory.html

[5] http://www.humanite.fr/le-ceta-menace-de-destabiliser-lelevage-en-europe-631627

[6] http://www.francetvinfo.fr/economie/commerce/traite-transatlantique/six-questions-sur-le-ceta-ce-traite-de-libre-echange-auquel-vous-n-avez-pas-tout-compris_1882993.html

[7] http://www.huffingtonpost.com/john-geyman/tpp-and-the-dire-threat-t_b_11661226.html

[8] http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/07/09/tisa-quand-le-liberalisme-revient-par-la-porte-de-derriere_4452691_4355770.html

[9] http://wealthofthecommons.org/essay/intellectual-property-rights-and-free-trade-agreements-never-ending-story

[10] http://www.monde-diplomatique.fr/2017/01/JENNAR/56981

[11] https://www.theguardian.com/us-news/2015/jun/24/barack-obama-fast-track-trade-deal-tpp-senate

[12] https://reporterre.net/La-Commission-europeenne-veut-signer-les-traites-de-libre-echange-sans

[13] http://transatlantique.blog.lemonde.fr/2016/02/19/laccord-ceta-europe-canada-sera-t-il-applique-avant-meme-le-feu-vert-des-parlements/

[14] http://www.monde-diplomatique.fr/2014/06/BREVILLE/50487

[15] https://www.collectifstoptafta.org/tafta/article/une-justice-privee-au-service-des

[16] http://www.telegraph.co.uk/news/2017/01/22/theresa-may-donald-trump-hold-talks-trade-deal-cuts-tariffs/

[17] http://www.independent.co.uk/news/uk/politics/theresa-may-new-zealand-trade-deal-bill-english-brexit-downing-street-a7526956.html

Crédits photo:

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http://conversableeconomist.blogspot.fr/2011/12/new-trade-rules-for-evolving-world.html

https://citizenactionmonitor.wordpress.com/2013/10/26/ceta-what-it-is-and-why-its-bad-for-canada/