IA génératives : mort de l’art ou renouveau de la culture ?

© Jason Allen. Peinture conçue avec l’aide de l’application Midjourney et primée lors du concours d’art de la Colorado State Fair.

L’émergence d’IA génératives capables de créer un texte, une image ou un son à partir d’une simple requête a bousculé le monde de la culture. Elle a suscité beaucoup de réactions, dont la majorité est empreinte de fantasmes, de colère ou de confusion, certains déclarant même imminente la mort de l’art. À rebours de ce récit alarmiste, il est possible de défendre l’idée que les IA génératives participeraient à un véritable renouveau de la culture populaire, à condition de lutter contre leur appropriation par les industries culturelles ou l’industrie de la tech.

L’inquiétude des artistes face à l’IA 

Vent de panique international dans le monde de la culture : de nombreux artistes et organisations prennent publiquement position contre les intelligences artificielles dites « génératives » (abrégé GenIA), des nouvelles technologies qui permettent de composer textes, images ou audio grâce à une simple requête formulée en langage naturel [1].

Certains craignent d’être mis de côté par les industries culturelles et de perdre leur emploi, remplacés par des machines. C’est notamment l’un des objets d’une grève exceptionnelle qui a bloqué pendant plusieurs mois l’industrie du cinéma américain. Deux importants syndicats, la SAG-AFTRA (guilde des acteurs) et la WGA (guilde des scénaristes) se sont battus pour obtenir des studios une plus grande sécurité de l’emploi face à la menace grandissante de l’IA qui pourrait, dans un futur très proche, écrire ou mettre en scène des acteurs fictifs pour un prix dérisoire. Les grévistes ont reçu le soutien de nombreuses superstars hollywoodiennes, dont Meryl Streep et Leonardo DiCaprio [2].

D’autres s’indignent de ce que l’activiste et écrivaine Naomi Klein qualifie du « vol le plus important de l’histoire de l’humanité » [3] : l’utilisation par les entreprises d’IA de milliards d’œuvres, sans rétribution ni consentement de leurs auteurs. Les bots de ces entreprises arpentent Internet pour amasser images et textes, les utilisent comme matière brute afin d’entraîner leurs applications de GenIA [4], qui requièrent d’immenses quantités d’exemples pour apprendre à créer à leur tour. Les artistes Kelly McKernan, Sarah Andersen et Kayla Ortiz ont par ailleurs lancé une action légale contre Stability IA, Midjourney et DeviantArt pour violation du droit d’auteur.

Enfin, pour les plus pessimistes, la fin de l’art est proche, provoquée par le « grand remplacement » des artistes par les robots [5], la confiscation de la création par les machines. « Art is dead, dude. It’s over. A.I. won. Humans lost. » [L’art est mort, mec. C’est fini. L’IA a gagné. Les humains ont perdu 6], déclarait en 2022 au New York Times l’artiste Jason Allen, l’un des premiers à avoir remporté un prix d’art avec une image générée par IA.

Il est clair que les GenIA sont de nouvelles forces productives et que leur émergence pourrait transformer radicalement la production d’œuvres d’art.

Il est clair que les GenIA sont de nouvelles forces productives et que leur émergence pourrait transformer radicalement la production d’œuvres d’art, conduisant ainsi à modifier durablement les industries culturelles, le rôle social de l’artiste et les rapports de force dans la chaîne de production artistique. Toutefois, le monde de la culture et ses industries ne sont pas étrangers aux bouleversements liés à l’introduction de nouvelles technologies. Un cas présentant des similitudes avec l’émergence des GenIA est l’introduction d’outils numériques dans la production musicale à partir des années 1980. Ce qu’il s’est alors joué entre les artistes, le public, l’industrie musicale et l’industrie de la tech nous offre un cas d’étude pour analyser les transformations du présent.

En effet, avant les années 1980, produire un disque était cher et nécessitait des investissements conséquents. L’introduction, entre les années 1980 et 2010, d’outils numériques de conception musicale, ont entraîné une baisse drastique du prix de réalisation des albums. Cette tendance connut son point d’orgue avec l’arrivée de logiciels appelés « Digital Audio Workstations »(DAW) qui incluent le studio d’enregistrement dans son entièreté, instruments de musique compris. Un grand nombre de musiciens, amateurs et professionnels, ont alors pu produire des enregistrements de qualité depuis chez eux. Cette démocratisation de l’accès aux outils de production a entraîné une véritable révolution Do it yourself (DIY) dans le monde de la musique [7]. Elle a déstabilisé l’industrie musicale pendant des décennies : les studios d’enregistrement ont perdu leur place privilégiée dans le processus de production des disques, entraînant une crise dans le secteur suivie d’une dégradation des conditions de travail pour les ingénieurs du son, moins payés et contraints de faire plus d’heures pour des studios fragilisés [8]. Si l’industrie s’est restructurée autour du marketing et de la publicité, la création musicale s’est en revanche durablement décentralisée.

Le fantasme de la fin de l’art

Pour en revenir aux GenIA, penser qu’elles provoqueraient la fin de l’art est un fantasme. L’art est une forme d’expression entre des êtres doués de conscience. Les systèmes de GenIA n’ont pas de libre arbitre, contrairement à ce que le mot « intelligence » dans leur nom suggère. Ils ne sont qu’une série de nouveaux outils, à disposition de l’artiste pour exprimer ses intentions.

Le photographe Boris Eldagsen, qui a fait scandale en remportant cette année le prestigieux prix Sony World Photography Awards avec une image générée par IA, décrit ainsi son travail : «[c’est] une interaction complexe […] qui puise dans la richesse de [mes] connaissances en photographie […] [Travailler avec l’IA] ça n’est pas juste appuyer sur un bouton – et c’est fini. Il s’agit d’explorer la complexité du processus, en commençant par affiner des prompts, puis en développant un workflow complexe, et mélangeant des plateformes et des techniques variées. Plus vous créez un tel workflow et définissez des paramètres, plus votre apport créatif devient déterminant » [9]. Un journaliste du magazine WIRED, quant à lui, explique qu’il n’est « pas rare pour une image marquante de nécessiter 50 étapes » [10].

La photographie primée de Boris Eldagsen, conçue avec l’aide d’une IA.

Pas la fin de l’art donc, mais peut-être une nouvelle révolution Do it yourself (DIY) qui affecterait cette fois-ci tous les champs de la création culturelle. Le fondateur de l’entreprise qui distribue le DAW FruityLoops explique le succès de ce logiciel par le fait qu’un utilisateur peut être « opérationnel en quelques secondes » et qu’il est « presque impossible de créer quelque chose qui ne sonne pas » [11]. Les GenIA sont également des outils d’une incroyable accessibilité. Elles permettent à n’importe qui de créer des œuvres d’art, sans avoir à posséder toute une infrastructure de production, sans avoir les compétences techniques pour l’opérer, sans même avoir de compétences artistiques. De plus, il suffit pour les utiliser de posséder un simple téléphone ou ordinateur [12].

C’est précisément dans les champs artistiques qui requièrent des infrastructures de production très lourdes et des budgets conséquents, comme le cinéma et le jeu vidéo, que le changement pourrait être le plus profond. Des startups imaginent déjà comment les GenIA pourraient radicalement démocratiser la production de films en automatisant certaines opérations très coûteuses, et en permettant de tester rapidement différents choix artistiques [13]. En réduisant drastiquement le coût d’entrée dans l’industrie du cinéma, les GenIA pourraient permettre l’émergence de nombreux studios indépendants. À terme, elles pourraient même permettre à des amateurs de produire des films entiers, avec acteurs, décors, mouvements de caméras et effets spéciaux, seuls et depuis leur chambre.

Le potentiel radical des GenIA

Les GenIA, tout comme les DAW, permettent en réalité la numérisation d’une partie des compétences du monde de la culture, sous la forme de machines immatérielles qui peuvent produire plus rapidement, en quantité infinie et pour un coût bien moindre [14]. C’est une nouvelle occurrence de l’automatisation de la production industrielle, un phénomène ancien et intrinsèque au capitalisme qui a déjà touché de nombreux autres secteurs de l’économie. Marx, dans son Fragment sur les machines, décrivait en 1857 comment la quête incessante de productivité menait logiquement à la conception de machines qui intègrent le savoir-faire des travailleurs afin de déplacer ces derniers en périphérie du processus de production, remplaçant ainsi le travail par le capital.

À l’aune de la révolution du numérique, cette théorie a connu un regain d’intérêt grâce à des intellectuels comme Mark Fisher, Jeremy Rifkin, ou encore Paul Mason. Ces derniers postulent généralement que le chômage systémique et la surabondance des biens pourraient créer les conditions d’une émancipation du capitalisme, à condition de découpler le salaire du travail et de transformer les rapports de propriété [15]. En appliquant cette théorie au domaine de la culture, on peut envisager que les GenIA soient en réalité porteuses d’un potentiel radical : celui d’extraire la production culturelle des relations d’échange capitalistes. La posture à adopter face à ces nouvelles technologies serait alors de prendre une part active dans leur développement, afin de s’assurer qu’elles deviennent un bien commun, et profitent ainsi à l’ensemble de la société et non aux seules industries.

On peut envisager que les GenIA soient en réalité porteuses d’un potentiel radical : celui d’extraire la production culturelle des relations d’échange capitalistes.

C’est d’ailleurs le projet de fondations telles qu’EleutherAI ou Mozilla.ai qui développent des GenIA libres, c’est-à-dire qui puissent être inspectées, utilisées, modifiées et redistribuées gratuitement et par n’importe qui. Mozilla, la fondation derrière Firefox, a ainsi annoncé sur son blog la création de Mozilla.ai en début 2023 en déclarant : « Nous croyons que [les gens qui désirent faire les choses autrement], s’ils travaillent collectivement, peuvent créer un écosystème d’IA indépendant,décentralisé et fiable – véritable contrepoids au statu quo [des géants de la tech] » [16].

Cependant, ce potentiel révolutionnaire doit être considéré avec prudence : toutes les GenIA disponibles, y compris certaines présentées comme « libres », restent sous le contrôle d’entreprises telles que Facebook, Microsoft ou Google [17]. Le danger d’un récit qui présente les GenIA comme « outils révolutionnaires capables de démocratiser la création » est qu’il renforce l’image de « disrupteurs bienveillants » dont se parent les géants de la tech. Ces derniers ont une longue histoire d’appropriation des utopies imaginées par les pionniers de la contre-culture du numérique. Paul Mason, cité plus haut, était par exemple invité aux bureaux de Google à Londres en 2015 pour une présentation publique de son livre PostCapitalism, ensuite diffusée sur la chaîne YouTube « Talks at Google ».

Les déclarations de mission de ces entreprises sont, en outre, révélatrices d’une stratégie de communication consistant à faire croire au grand public qu’elles sont une force émancipatrice pour l’humanité. Ainsi, Meta (maison mère de Facebook) déclare sur son site web que sa mission est de « donner à chacun et chacune la possibilité de construire une communauté et de rapprocher le monde ». De son côté, au cours des années 2000, Google clamait son slogan « Don’t be evil », tout en développant une gigantesque entreprise d’extraction de données privées. Une analyse poussée des GenIA ne peut faire l’économie d’une distinction entre ce qui relève d’un véritable projet révolutionnaire et d’une stratégie publicitaire.

Une lutte de pouvoir, qui s’empare des GenIA ?

S‘il est vrai que les technologies ont le pouvoir de transformer la société, la société imprime réciproquement ses relations de domination et ses valeurs sur les technologies. Le débat sur l’impact des GenIA fait souvent l’impasse sur cette réciproque, en n’étudiant ni les acteurs qui dominent le présent ni les rapports de force économiques, sociaux et politiques qui le traversent. Pour saisir dans leur entièreté les enjeux liés aux GenIA, il faut donc interroger les positions des industries culturelles, de l’industrie de la tech et des artistes vis-à-vis de ces nouvelles technologies.

Le business model des géants de la tech consiste à capter l’attention du public afin de la vendre sous forme d’emplacements publicitaires ultra-ciblés [18]. Dans ces conditions, même si les GenIA provoquaient une explosion de productions indépendantes, sous le régime des géants de la tech ces productions seraient oblitérées par celles d’industries culturelles qui bénéficient d’importants budgets leur permettant d’acheter l’attention du public. C’est ce que le précédent de l’industrie musicale semble indiquer.

S‘il est vrai que les technologies ont le pouvoir de transformer la société, la société imprime réciproquement ses relations de domination et ses valeurs sur les technologies.

En démocratisant la production d’œuvres, les GenIA nous feront probablement entrer dans une nouvelle ère de créativité. Si dans le même temps, la société pouvait se libérer des réseaux sociaux publicitaires et de leur logique de compétition pour la visibilité [19], un nouveau rôle pourrait émerger pour les artistes. Puisque le nombre d’œuvres de qualité équivalente créées grâce aux GenIA serait infini, aucun créateur ne pourrait se démarquer. Il ne s’agirait donc plus de créer, pour être célèbre, vu, lu ou entendu par le plus grand nombre. Il s’agirait avant tout de créer pour sa communauté ou pour son plaisir personnel. Ce pourrait être le début d’une réappropriation de la culture comme instrument de structuration du collectif au lieu d’être, comme elle l’est souvent aujourd’hui, le résultat d’une compétition féroce dans un marché mondial de l’attention qui vante le génie et le mérite individuel.

Comme le remarque David Holz, le créateur de l’application de génération d’images Midjourney, cette vision est déjà partiellement en train de se réaliser. D’après lui, « une immense portion de l’usage [de Midjourney] consiste essentiellement en de l’art-thérapie » [20]. De nombreux utilisateurs se servent de la plateforme à des fins de divertissement comme on peindrait en amateur pendant son temps libre. D’autres s’en servent pour créer des images à usage personnel permettant de matérialiser une pensée profonde, un rêve ou un questionnement, et fonctionnant ainsi comme une forme de soin. Un journaliste rapporte, par exemple, avoir vu des images générées pour représenter le « paradis des animaux », en réponse à la mort d’un animal domestique [21].

Les industries culturelles, quant à elles, s’accrochent à leurs parts de marché, souvent soutenus par les artistes eux-mêmes. L’arrivée des GenIA a ainsi démarré un nouveau mouvement pour la défense des « droits d’auteurs » [22], un outil légal dont le nom suggère qu’il a été inventé dans un esprit de protection des créateurs, attirant donc une sympathie immédiate pour ce qui apparaît comme un instrument au service de la culture. La réalité est en fait à nuancer, les droits d’auteur ont permis, dès le XVIIIe siècle, à de riches éditeurs de l’industrie du livre de criminaliser l’impression de copies moins chères par des maisons d’édition plus petites [23]. Ils sont aussi régulièrement utilisés pour attaquer des organisations qui œuvrent pour la préservation et la dissémination de la culture, comme aux États-Unis, où l’industrie du livre attaque des bibliothèques en justice pour tenter de les empêcher de prêter des copies de livres numériques [24] ; ou encore par l’industrie du disque, pour stopper l’effort de l’ONG The Internet Archive d’archiver des disques 78 tours du début du XXe siècle qui sont autrement voués à disparaître [25].

Produire de l’art est aujourd’hui encore un privilège. Les artistes professionnels sont en écrasante majorité issus des classes supérieures qui seules possèdent un capital culturel, social et économique suffisant pour soutenir la précarité choisie de la vie d’artiste [26]. Les GenIA ont la capacité de décentraliser les outils de production artistique, permettant à chacun de raconter son histoire et de construire une grammaire artistique originale, moins dépendante des usages et des cahiers des charges des industries. Elles portent en elles la possibilité de faire passer notre société d’un modèle de culture commodifiée et verticale, dans lequel artistes et industries culturelles produisent des récits que le public consomme passivement, à un modèle horizontal, plus égalitaire, et dans lequel la frontière entre artiste et public serait devenue plus poreuse.

Le penseur et activiste Noam Chomsky affirmait dans un entretien en 2003 : « un marteau peut être utilisé [pour torturer quelqu’un] mais le [même] marteau peut être aussi utilisé pour construire des maisons » [27]. À contre-courant des oracles catastrophistes sur l’émergence des GenIA – « explosion de fake news », « chômage des artistes », « piratage des œuvres »– il n’est pas inutile de défendre une position moins tranchée, à condition de mener de nouveaux combats et d’en réinvestir d’anciens, pour l’implémentation de GenIA libres et gérées comme des communs, pour la liberté de la culture et pour la liberté des moyens de communication qui permettent de la partager.

Références

[1] Exemples de ces outils : Midjourney ou ChatGPT.

[2] Gbadamassi, Falila. “Meryl Streep, George Clooney et Leonardo DiCaprio : Les superstars ne sont pas sur les piquets de grève à Holliwood” Franceinfo, 4 août 2023, www.francetvinfo.fr/culture/cinema/meryl-streep-george-clooney-et-leonardo-dicaprio-les-superstars-ne-sont-pas-sur-les-piquets-de-greve-a-hollywood-mais-mettent-la-main-a-la-poche_5982314.html.

Avec Agences, Franceinfo Culture. “Hollywood : manifestation de stars qui soutiennent la grève des acteurs sur Times Square à New York.” Franceinfo, 26 juillet 2023, www.francetvinfo.fr/culture/cinema/hollywood-manifestation-de-stars-qui-soutiennent-la-greve-des-acteurs-sur-times-square-a-new-york_5972342.html.

[3] Klein, Naomi. “AI Machines Aren’t ‘Hallucinating’. But Their Makers Are.” The Guardian, 21 Aug. 2023, www.theguardian.com/commentisfree/2023/may/08/ai-machines-hallucinating-naomi-klein.

[4] Ces applications sont constituées de plusieurs parties qui jouent des rôles différents : le code informatique, les données, les modèles … Tout au long de cet article nous utiliserons néanmoins le terme « GenIA » pour qualifier l‘ensemble de ces parties.

[5] Guerrin, Michel. “« Avec l’intelligence artificielle, la peur du grand remplacement agite la musique et les arts visuels ».” Le Monde, 21 avril 2023, www.lemonde.fr/idees/article/2023/04/21/avec-l-intelligence-artificielle-la-peur-du-grand-remplacement-agite-la-musique-et-les-arts-visuels_6170394_3232.html.

[6] Roose, Kevin. “AI-Generated Art Won a Prize. Artists Aren’t Happy.” The New York Times, 2 Sept. 2022, www.nytimes.com/2022/09/02/technology/ai-artificial-intelligence-artists.html.

[7] Prior, Nick. “New Amateurs Revisited.” Routledge Handbook of Cultural Sociology, 2018, https://doi.org/10.4324/9781315267784-37.

[8] Leyshon, Andrew. “The Software Slump?: Digital Music, the Democratisation of Technology, and the Decline of the Recording Studio Sector Within the Musical Economy.” Environment and Planning A, vol. 41, no. 6, SAGE Publishing, June 2009, pp. 1309–31. https://doi.org/10.1068/a40352.

[9] Boris, and Boris. “Sony World Photography Awards 2023 | Boris Eldagsen.” Boris Eldagsen, Apr. 2023, www.eldagsen.com/sony-world-photography-awards-2023.

[10] Kelly, Kevin. “What AI-Generated Art Really Means for Human Creativity.” WIRED, 17 Nov. 2022, www.wired.com/story/picture-limitless-creativity-ai-image-generators.

[11] Weiss, Dan. “The Unlikely Rise of FL Studio, the Internet’s Favorite Production Software.” VICE, 12 Oct. 2016, www.vice.com/en/article/3de5a9/fl-studio-soulja-boy-porter-robinson-madeon-feature.

[12] Pour l’instant, pour générer des œuvres entièrement localement (sans utiliser de serveur) il faut aussi un GPU.

[13] Beckett, Lois. “‘Those Who Hate AI Are Insecure’: Inside Hollywood’s Battle Over Artificial Intelligence.” The Guardian, 26 May 2023, www.theguardian.com/us-news/2023/may/26/hollywood-writers-strike-artificial-intelligence.

[14] D’après cette étude, il semblerait même que les émissions de CO2 d’une GenIA soient de 130 à 1500 fois plus faibles que celles d’un humain pour l’écriture d’un texte, et de 310 à 2900 fois plus faible pour la création d’une image. Tomlinson, Bill. “The Carbon Emissions of Writing and Illustrating Are Lower for AI than for Humans.” arXiv.org, March 8, 2023. https://arxiv.org/abs/2303.06219.

[15] Cette ligne de pensée avait d’ailleurs inspiré la campagne présidentielle de Benoît Hamon (PS) en 2017, qui avait proposé de répondre aux enjeux de l’automatisation avec des mesures comme la « taxe sur les robots ».

[16] Surman, Mark. “Introducing Mozilla.Ai: Investing in Trustworthy AI.” The Mozilla Blog, August 1, 2023. https://blog.mozilla.org/en/mozilla/introducing-mozilla-ai-investing-in-trustworthy-ai/.

[17] Widder, David Gray, Sarah Myers West, and Meredith Whittaker. “Open (For Business): Big Tech, Concentrated Power, and the Political Economy of Open AI.” Social Science Research Network, January 1, 2023. https://doi.org/10.2139/ssrn.4543807.

[18] En réalité, le business model des géants de la tech dépasse bien largement la seule publicité, comme expliqué par Shoshana Zuboff dans son incontournable livre sur le capitalisme de surveillance. Zuboff, Shoshana. “The Age of Surveillance Capitalism.” Routledge eBooks, 2023, pp. 203–13. https://doi.org/10.4324/9781003320609-27.

[19] Suite à de nombreux scandales, notamment des cas d’ingérence lors d’élections démocratiques (comme dans l’affaire Cambridge Analytica), les États commencent enfin à réguler à grande échelle ces acteurs [19]. En tant qu’utilisateurs, il est possible de recourir à des alternatives solides, qui existent déjà, pour déserter les réseaux sociaux publicitaires. On pourrait citer par exemple Mastodon (https://joinmastodon.org/fr), un réseau social non publicitaire, ouvert et décentralisé. Quant à tous ces outils gratuits de Google et Microsoft qui extraient nos données, il existe de nombreuses alternatives libres (https://degooglisons-internet.org/fr/).

[20] Kelly, Kevin. “What AI-Generated Art Really Means for Human Creativity.” WIRED, 17 Nov. 2022, www.wired.com/story/picture-limitless-creativity-ai-image-generators.

[21] Ibid.

[22] Frenkel, Sheera, and Stuart A. Thompson. “Data Revolts Break Out Against A.I.” The New York Times, 15 July 2023, www.nytimes.com/2023/07/15/technology/artificial-intelligence-models-chat-data.html.

Belanger, Ashley. “Sarah Silverman Sues OpenAI, Meta for Being ‘Industrial-strength Plagiarists.’” Ars Technica, 10 July 2023, arstechnica.com/information-technology/2023/07/book-authors-sue-openai-and-meta-over-text-used-to-train-ai

[23] Rose, Mark. “The Author as Proprietor: Donaldson V. Becket and the Genealogy of Modern Authorship.” Representations, vol. 23, University of California Press, Jan. 1988, pp. 51–85. https://doi.org/10.2307/2928566.

Waldron, Jeremy. “From authors to copiers: individual rights and social values in intellectual property.” Chi.-Kent L. Rev. 68 (1992): 841.

[24] Masnick, Mike. “Book Publishers Won’t Stop Until Libraries Are Dead.” Techdirt, 22 Mar. 2023, www.techdirt.com/2023/03/22/book-publishers-wont-stop-until-libraries-are-dead.

[25] Masnick, Mike. “RIAA Piles on in the Effort to Kill the World’s Greatest Library: Sues Internet Archive for Making It Possible to Hear Old 78s.” Techdirt, 14 Aug. 2023, www.techdirt.com/2023/08/14/riaa-piles-on-in-the-effort-to-kill-the-worlds-greatest-library-sues-internet-archive-for-making-it-possible-to-hear-old-78s.

[26] Piquemal, Sébastien. “L’art nous empêche de construire un monde meilleur.” Mediapart, 7 Dec. 2022, https://blogs.mediapart.fr/sebastien-piquemal/blog/051222/l-art-nous-empeche-de-construire-un-monde-meilleur.

[27] The Dominion and the Intellectuals, Noam Chomsky Interviewed by Antosofia. https://chomsky.info/2003____.

Pourquoi la Silicon Valley défend le revenu universel

Mark Zuckerberg Le Vent Se Lève
Mark Zuckerberg en 2012 | JD Lasica from Pleasanton, CA, US

« Nous devrions explorer l’idée d’un revenu universel : non pas en défendant l’extension des protections sociales, comme l’entendent les progressistes ; mais d’un point de vue conservateur, celui de l’État minimal. » Ces mots ont été prononcés par Mark Zuckerberg au Forum économique mondial en 2017, mais c’est une large partie du secteur de la tech qui s’est rallié à l’idée d’un « revenu de base » universel. A priori, cette proposition n’a rien à voir avec celle que défend une partie de la gauche. Pourtant, militants « progressistes » favorables au revenu universel et géants de la tech communient autour d’une vision partagée de l’économie et de la société. Ils avalisent l’idée selon laquelle, à l’ère « post-industrielle » marquée par le délitement des solidarités syndicales, la disparition de l’éthique du travail salarié et la généralisation des modes de sociabilité « informels » et « fluides », les transferts monétaires directs s’avèrent plus efficients que les services publics ou les assurances sociales pour combattre la pauvreté. Au prix du renoncement à toute vision transformatrice du politique. Une alliance politique analysée par Anton Jäger et Daniel Zamora, auteurs de Welfare for Markets: A Global History of Basic Income. Traduction Albane le Cabec [1].

En décembre 2020, le PDG de Twitter, Jack Dorsey, annonçait un don de 15 millions de dollars pour un projet-pilote dans plusieurs villes américaines, après des mois d’une pandémie mondiale qui avait durement frappé les travailleurs. Les réponses offertes par la puissance publique avaient été, au mieux, erratiques. À titre d’exemple, c’est seulement récemment qu’un maigre programme de secours de 1.200 dollars a pu être versé sur le compte des Américains, bloqué par une obstruction parlementaire. C’est dans ce contexte que la start-up « philanthropique » de Jack Dorsey, GiveDirectly, connue pour avoir versé des millions de dollars à des Kényans en situation d’extrême pauvreté, commençait à étendre son activité aux États-Unis – une promesse à la clef : « ce dont les gens ont besoin maintenant, plus que jamais, c’est d’argent liquide ».

Avec le fondateur de Facebook, Chris Hughes, Dorsey se donnait alors comme mission de « combler les écarts de richesse et de revenus, de gommer les inégalités systémiques de race et de genre et créer un climat économique prospère pour les familles », réalisant ainsi « le vieux rêve de Martin Luther King et du mouvement des droits civiques ». Le moyen pour y parvenir ? Un revenu de base universel. Après un silence de vingt ans, c’était le grand retour des transferts en espèces.

Le soutien à cette idée surprend par son œcuménisme. Même le Forum économique mondial, notoirement conservateur, s’y est rallié après la pandémie. Comme le relevait une note pour l’organisation de Guy Standing [professeur britannique d’économie, membre fondateur du Réseau mondial pour un revenu de base NDLR], « le capitalisme de rente, combiné aux révolutions technologiques et à la mondialisation galopante, a donné naissance aux huit géants de notre temps : les inégalités, l’insécurité, la dette, le stress, la précarité, l’automatisation, les extinctions de masse et le populisme néofasciste. » Le coronavirus a rejoint ces cavaliers de l’Apocalypse comme un sinistre « neuvième géant », ou une « étincelle sur la poudrière d’un système mondial croulant ».

De la même manière que le cash était accompagné de conditions d’utilisations très larges, les algorithmes de Facebook étaient d’une parfaite neutralité quant aux normes individuelles.

L’État social dans l’idéologie californienne

Dorsey et Hughes étaient loin d’être les seuls à s’enthousiasmer pour le retour des solutions fondées sur les transferts en espèces dans le secteur de la tech. Au cours des dix dernières années, financiers et entrepreneurs de tous secteurs s’étaient régulièrement prononcés en faveur du revenu universel. Autour de la proposition communient désormais rien de moins que le PDG de Tesla, Elon Musk, le fondateur de Virgin, Richard Branson, le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos et le propriétaire de Facebook, Mark Zuckerberg.

À première vue, il est difficile de voir ce qui unit ces magnats de la tech aux partisans de longue date du revenu de base, eux-mêmes d’horizons très divers – Philippe van Parijs, Charles Murray, David Graeber, Greg Mankiw, Mark Zuckerberg, Chris Hughes, John McDonnell, Yannis Varoufakis, Kathi Weeks, Jim O’Neill, Nick Srnicek, Anne Lowrey, Andrew Yang, etc. Un bref retour historique, cependant, permet de rappeler que gauche et droite ont fréquemment défendu les transferts en espèces comme un moyen de pallier les dynamiques qui caractérisent le capitalisme contemporain depuis des décennies : privatisation croissante des besoins, perte d’une identité sociale structurée par le travail, atomisation de la société, etc.

Une vaste littérature issue du secteur de la tech, dans les années 1990, allait apporter sa contribution au débat. Ce sont le gourou du management Peter Drucker et le politologue libertarien Charles Murray qui ont été les principales figures d’inspiration du mouvement pour un revenu de base. Murray s’inspirait des stratégies anti-pauvreté que Daniel Patrick Moynihan [adjoint du secrétaire d’État au travail sous la présidence de Gerald Ford NDLR] avait conçu pour la première fois à la fin des années 1960 – alors que les inquiétudes naissantes concernant les familles noires ont poussé les dirigeants à expérimenter des transferts en espèces. Pour Murray, l’extension des crédits d’impôt de Nixon dans les années 1970 et 1980 offrait une opportunité de taille pour transformer en profondeur l’État-providence américain. Sa configuration serait simplifiée : la redistribution s’effectuerait directement en espèces plutôt que par l’entremise de services publics.

« Puisque le gouvernement américain [allait] continuer à dépenser une énorme somme d’argent en transferts de revenus », déclarait Murray, il serait préférable de « prendre tout cet argent et de le restituer directement au peuple américain sous forme de subventions en espèces ». Le livre de Murray attachait de fortes conditionnalités aux subventions, dans l’espoir de revitaliser un paysage civique atomisé : l’aide serait conditionnée par l’adhésion à un organisme bénévole, qui verserait les subventions et imposerait des normes de comportement aux bénéficiaires. Couplé à un programme plus large de réductions d’impôts, la proposition de Murray entendait à la fois assouplir la rigidité du marché du travail et remédier à la crise des chefs de famille américains. Cette proposition a gagné en popularité dans le secteur de la tech, de l’institut Cato jusqu’à Stanford.​

Bien sûr, la situation post-2008 rendait les débats sur le revenu de base moins perméables aux considérations de Murray sur les chefs de famille. Avec la faillite des dotcoms de 2001, Google, Facebook et Twitter cherchaient à apparaître comme l’avant-garde d’une nouvelle ère d’internet – plus attentive aux enjeux « sociaux ». Focalisées sur les possibilités offertes du commerce de détail, elles ont encouragé une culture du profit de court-terme et du travail à la tâche. Cette économie de plateforme ne présupposait plus une unité familiale stable, fondée autour du chef de famille. L’apocalypse de l’automatisation ne s’était également pas concrétisée : plutôt que d’être remplacée par des robots, la main-d’œuvre de l’économie de services était de plus en plus supervisée et médiatisée par des plateformes numériques – un contrôle par des algorithmes qui, malgré ses promesses, peinait à accroître la productivité. « L’automatisation complète », comme l’analysait Hughes, semblait principalement concerner une couche de cadres intermédiaires qui était de toutes manières conduite à décroître.

Cette nouvelle économie était cependant fondée sur autre chose que la corvée. Les interactions sociales suivaient une évolution similaire à celle du monde du travail : à l’ère post-industrielle, elles devenaient plus informelles et liquides. En net contraste avec les médias, organisations et partis traditionnels, les réseaux sociaux permettaient des échanges plus ouverts et moins hiérarchiques entre citoyens. Les transferts en espèce étaient un complément naturel à cette nouvelle donne.

De la même manière que le cash était accompagné de conditions d’utilisations très larges, les algorithmes de Facebook étaient d’une parfaite neutralité quant aux normes individuelles. Ils permettaient aux utilisateurs de se rassembler spontanément, puis de se disperser avec des coûts de sortie plus faibles que dans les organisations traditionnelles. Pour Chris Hughes en particulier, le fondateur de Facebook, l’histoire américaine offre de nombreuses alternatives pour révolutionner le fonctionnement de l’État-providence.

Il fallait chercher « la cause profonde de la pauvreté », selon les responsables du projet, dans « un manque d’argent ». Un chèque suffirait pour offrir « la dignité et le libre arbitre que tout le monde mérite ».

Les États-Unis « pratiquent déjà les plus importants transferts en espèces de la planète, procurant des dizaines de milliards de dollars sans conditions aux familles pauvres ». Citant les précédents de Moynihan et de Nixon, Hughes dressait une ligne directe entre les années 1960 et 2010 : de la même manière que des plateformes comme Facebook, Twitter et Reddit, le plan Earned Income Tax Credit de Nixon reposait sur l’idée que financer des services publics pilotés par l’État était d’une efficacité moindre que de mettre de l’argent entre les mains des salariés. Sur internet comme dans la vraie vie, les utilisateurs pourraient déterminer leurs propres besoins et préférences.

Le « quantitative easing pour le peuple » promu par Hughes avait des racines anciennes – notamment dans les écrits de Milton Friedman. Comme celui-ci l’indiquait lui-même dans les années 1930, le New Deal avait mis fin à l’ère du laissez-faire : il devenait admis que le devoir de l’État était de stabiliser l’économie de marché. Mais Friedman avait une idée bien précise de la forme que devait revêtir cette stabilisation de l’économie par l’État – aux antipodes de toute forme de contrôle des prix, de services publics ou de planification d’État. L’action économique devait être tout entière déléguée à la Banque centrale, dont l’expertise technique pourrait alimenter le pouvoir d’achat des citoyens par l’entremise de la « monnaie-hélicoptère ». On a là une apologie précoce des transferts monétaires – de type « techno-populiste » – préconisant la distribution directe de cash aux citoyens par la Banque centrale, afin de relancer la consommation.

Pour Hughes et les autres « techno-populistes », cet agenda était viable tant pour les États-Unis que le reste du monde. Après sa rencontre avec GiveDirectly en 2012, l’actionnaire de Facebook s’est persuadé que l’État-providence américain trouverait son salut dans un tel cadre. En 2019, il posait déjà les enjeux en ces termes : « Cela ne veut pas dire que nous n’avons pas besoin d’hôpitaux et d’écoles. Il faut cependant poser la question suivante : est-il préférable de verser un dollar dans un hôpital, ou un dollar en espèces, directement dans la poche des gens, pour qu’ils puissent aller trouver directement les ressources de santé dont ils ont besoin ? ». Une manière, selon un journaliste de l’époque, de « rendre la vie plus facile et plus épanouissante pour les pauvres ». Dans le contexte du tournant philanthropique de la tech, ajoutait-il, l’initiative s’inscrivait ouvertement contre ceux qui estimaient « que les bénéficiaires ne sont pas toujours les mieux placés pour utiliser l’argent versé de façon optimale ».

Ce scepticisme des barons de la tech à l’égard des approches topdown allait être renforcé par l’échec absolu de la tentative – à hauteur de 100 millions de dollars – de Mark Zuckerberg visant à révolutionner l’éducation dans le New Jersey. Inauguré en 2010 avec une armée de consultants, ce projet aux accents paternalistes semblait issu d’un autre temps. Le désastre qui a résulté de cette initiative, censée ouvrir la voie à un système éducatif entièrement neuf, n’était pas sans rappeler l’échec des projets de Jeffrey Sachs en Afrique, destinés à mettre fin à la pauvreté sur le continent – grâce au financement massif de services publics par des fortunes privées. Il a conduit les magnats de la tech vers davantage de prudence.

En 2016, « l’incubateur » de start-ups Y Combinator – qui finançait AirBnb, Dropbox et Twitch – devait mettre en place sa propre expérience-pilote de revenu universel dans l’Oakland. Modeste à l’origine, elle allait progressivement être étendue, alors que des financements considérables affluaient vers les géants de la tech avec la pandémie.

Bientôt rebaptisé Open Research Lab, il allait être renforcé par des financements supplémentaires issus des fonds de Jack Dorsey et de Chris Hughes. Ces projets-pilotes consistaient en des « essais randomisés contrôlés » (ECR), sélectionnant au hasard mille bénéficiaires destinés à recevoir 1.000 dollars par mois pendant trois ans. Le cadre expérimental était explicitement inspiré par les pilotes subsahariens dirigés par GiveDirectly – qui exportaient eux-mêmes le modèle des ECR dans l’hémisphère Sud. En 2018, et par l’intermédiaire de sa propre organisation, l’Economic Security Project, Hughes a financé le projet Stockton Economic Empowerment Demonstration (SEED), une expérience de vingt-quatre mois dans la ville de Stockton, en Californie, qui consistait à envoyer un chèque de 500 dollars chaque mois à 125 habitants de la ville sélectionnés au hasard.

Pour la gauche favorable au revenu de base, celui-ci offre un soulagement au « précariat » croissant et se montre plus efficient que les modèles d’assurance classiques – fondés sur une éthique du travail industriel jugée désuète.

Il fallait chercher « la cause profonde de la pauvreté », selon les responsables du projet, dans « un manque d’argent ». Un chèque suffirait pour offrir « la dignité et le libre arbitre que tout le monde mérite », ajoutaient-ils. On pouvait lire sur le site du projet : « en lieu et place d’une approche paternaliste consistant à dicter comment, où et à quelles conditions les individus peuvent construire leur vie, le versement direct d’argent offre la dignité et l’autodétermination aux citoyens, révélant à quel point la première approche est désuète et enracinée dans la méfiance ».

Les partis politiques devaient progressivement leur emboîter le pas. En 2020, le pilote devenait la pièce-maîtresse du candidat à la primaire démocrate Andrew Yang, qui le qualifiait de « dividende de la liberté » dans sa campagne présidentielle. Le maire de Stockton, Michael Tubbs, a même fondé sa propre organisation, Mayors for Guaranteed Income, pour renforcer cette politique à travers le pays. Soutenue par plus de cinquante maires, la coalition de Tubbs s’est déployée en lançant des pilotes du New Jersey à l’Indiana en passant par New York.

Après le crash de la pandémie, Jack Dorsey a fourni un montant sans précédent pour financer des expériences et des recherches sur le revenu de base. En avril 2020, il a annoncé la création d’une nouvelle initiative philanthropique, #startsmall, qui, grâce à un don personnel d’un milliard de dollars – environ un tiers de la richesse de Dorsey –, est probablement le plus grand bailleur de fonds des initiatives de la sorte. Le fonds a été conçu pour promouvoir la santé et l’éducation des jeunes filles par le biais d’un revenu de base. Pour accélérer le passage aux transferts en espèces, Dorsey a notamment fait don de 18 millions de dollars à la coalition des maires de Tubbs, un autre de 15 millions à l’expérience Y Combinator à Oakland, de 10 millions à la fondation d’Andrew Yang, de 5 millions à la One Family Foundation à Philadelphie et, enfin, de 3,5 millions au Cash Transfer Lab de l’Université de New York, où Dorsey avait fait ses études supérieures.

Si elles sont nées de l’engouement numérique des années 2010, ces initiatives ont aussi une histoire particulière. Elles sont appuyées par un arsenal d’arguments développé par deux générations de militants du revenu de base et renforcées par l’obsolescence des solutions auparavant mobilisées contre la dépendance au marché. Le revenu de base était à la fois un indice de recul – la disparition d’un ancien étatisme social – et un accélérateur du processus en cours. La proposition a fleuri dans le sillage d’une double désorganisation : l’affaiblissement d’un mouvement syndical dense capable de s’ériger en contre-pouvoir et celui des partis de masse qui agissaient en toile de fond. Dans son sillage, une nouvelle politique « techno-populiste » est apparue, axée sur les relations publiques et la sensibilisation des médias, dans laquelle les militants prétendent parler au nom d’une majorité silencieuse. Contrairement aux groupes d’intérêts plus anciens, ceux-ci expriment principalement des demandes abstraites d’amélioration de leur bien-être : verser de l’argent plutôt que consolider l’allocation de ressources spécifiques.

Les Occidentaux « ont besoin de définir un nouveau contrat social pour notre génération » et « d’explorer des idées telles que le revenu de base universel » déclarait Mark Zuckerberg en 2017. Cela implique de redessiner le contrat social conformément aux « principes d’un gouvernement restreint, plutôt que conformément à l’idée progressiste d’un filet de sécurité sociale élargi ». Pour la gauche favorable au revenu de base, il offre un soulagement au « précariat » croissant et se montre plus efficient que les modèles d’assurance classiques – fondés sur une éthique du travail industriel jugée désuète. Dans les années 2000, la proposition s’est imposée comme la condition du bien-être des pays du Nord et du Sud : non plus comme la « voie capitaliste vers le communisme » qu’avait présagée Philippe van Parijs dans les années 1980 ou la nouvelle économie du développement des années 2000, mais comme l’« utopie pour les réalistes ». Au prix d’un renoncement complet à une conception radicale et transformatrice du politique.

Welfare for markets. A global history of basic income.

Anton Jäger et Daniel Zamora Vargas, University of Chicago Press, 2023.

Note :

[1] Cet article constitue une version remaniée et traduite des premières pages de l’épilogue de l’ouvrage.