Voitures électriques : la leçon de politique industrielle de la Chine à l’Occident

Voitures électriques de la marque BYD au salon de l’auto de Munich en 2023. © Matti Blume

Dépassant Tesla, le géant chinois BYD est devenu fin 2023 le plus gros producteur de voitures électriques au monde. Des années durant, il a prospéré sur un modèle néo-fordiste d’intégration verticale, lui assurant un contrôle sur l’ensemble de la chaîne de production – profitant de la dynamique de délocalisation et de sous-traitance qui prévalait en Occident. Les subventions étatiques de l’État chinois ont fait le reste et BYD pose désormais un sérieux défi aux Occidentaux, dans un contexte de transition énergétique où la voiture électrique est amenée à jouer un rôle croissant. Un enjeu que les États européens feraient bien de prendre à bras-le-corps, plutôt que d’accroître leurs dépenses militaires et d’attiser la psychose d’un nouveau conflit mondial. Par Paolo Gerbaudo, traduction Piera-Simon Chaix.

À la fin des années 1970, les voitures japonaises de marques encore méconnues telles que Toyota, Mazda, Datsun et Honda submergeaient les marchés occidentaux. La haute qualité des produits, les performances en matière de consommation d’essence et les prix raisonnables ont – dans le contexte du contrecoup des chocs pétroliers – rendaient ces marques extrêmement populaires. Les parts de marché des fabricants nationaux ont alors diminué, tandis qu’entrepreneurs et syndicats s’insurgeaient face à cette concurrence considérée comme déloyale.

Face au « choc japonais », les pays occidentaux répliquèrent par des mesures protectionnistes. Pour limiter l’impact concurrentiel sur leur industrie automobile, les États-Unis et le Royaume-Uni ont négocié avec le Japon des quotas volontaires à l’importation, tandis que les pays européens adoptaient des mesures du même ordre. Mais ce n’était qu’un premier pas vers une transformation en profondeur de l’industrie occidentale. Dans une tentative désespérée pour regagner leur compétitivité internationale perdue et pour apaiser les revendications grandissantes de leurs travailleurs, des entreprises du secteur automobile commencèrent à imiter leurs rivaux japonais dans le monde entier. La « méthode Toyota », exposée par l’ingénieur industriel en chef de l’entreprise, Taiichi Ohno, devint l’implacable mantra de tout manager industriel digne de ce nom – alors même que les business schools d’Amérique du Nord commençaient à enseigner les méthodes Kaizen et Kanban de la production dite « à flux tendu ».

Cette évolution culturelle, parfois décrite comme un processus plus large de « japonisation », a servi de catalyseur à l’adoption de ce que les sociologues ont fini par appeler les « stratégies de management post-fordistes ». Centrées sur la flexibilité et la réduction des coûts, ces stratégies rejettent les modèles de production à intégration verticale sur lesquels se reposaient les leaders américains et européens du secteur automobile dans les années 1950. 

Près de cinquante ans après ce « choc japonais », l’industrie automobile contemporaine est à présent confrontée à un bouleversement bien plus systémique, que nous pourrions appeler le « choc du véhicule électrique chinois ». Jusqu’à encore récemment, l’industrie automobile chinoise, considérée comme une pâle copie des modèles occidentaux et japonais, attirait peu l’attention. Pourtant, elle a fini par atteindre une qualité remarquable dans le secteur stratégique des véhicules électriques, tout en proposant des prix compétitifs. En 2023, les 3 millions de véhicules à nouvelle énergie (catégorie réunissant véhicules électriques à batterie et véhicules hybrides, ndlr) du géant chinois BYD ont permis à ce dernier de coiffer Tesla au poteau sur le nombre de voitures électriques vendues. Et cette même année, les exportations chinoises de véhicules à nouvelle énergie ont augmenté de 64 %. Grâce à de bonnes ventes de véhicules à moteurs à combustion interne et à la hausse de la demande russe induite par les sanctions occidentales, la Chine a déjà dépassé le Japon en tant que plus gros exportateur d’automobiles du monde.

Ventes trimestrielles mondiales de véhicules électriques (2018-2023).

Les stratégies adoptées par les gouvernements occidentaux face à ce nouveau défi concurrentiel, dans un secteur depuis longtemps considéré comme un baromètre des prouesses économiques, sont une question centrale pour le XXIè siècle. Aux États-Unis comme dans l’Union européenne, la percée des véhicules électriques chinois a suscité des accusations de pratiques déloyales. Annonçant en septembre dernier une enquête sur les liens entre aide étatique et succès chinois dans ce secteur, Ursula Von der Leyen a affirmé que celle-ci résultait d’une « manipulation de marché ». Dans le même ordre d’idées, Joe Biden s’est engagé à empêcher les véhicules électriques chinois d’« inonder [le] marché [américain] », tandis que Donald Trump a décrit l’impact des voitures électriques chinoises comme un « bain de sang » économique.

Derrière ces remarques incendiaires se trouve une transformation industrielle non moins significative que celle impulsée par les fabricants japonais d’autrefois. La percée de l’industrie des véhicules électriques chinois a non seulement été permise par de généreuses subventions gouvernementales, mais aussi par de profonds changements de stratégie et d’organisation – en particulier par la résurgence notable de l’intégration verticale, que ce soit au niveau de chaque entreprise ou de l’État.

BYD constitue une manifestation emblématique de cette évolution. L’entreprise a en effet cherché à contrôler tous les aspects de la chaîne de valeur, depuis la technologie des batteries – son cœur de métier originel – jusqu’aux puces électroniques, en passant par les mines de lithium et les rouliers (navires transportant des voitures, ndlr). Enfin, l’entreprise bénéficie d’un coût de la main-d’œuvre significativement plus faible en Chine qu’au Japon, en Allemagne ou aux États-Unis.

Cette approche néo-fordiste a permis à BYD de tirer les coûts vers le bas, tout en coordonnant et en accélérant l’innovation pour plusieurs composants essentiels. De plus, cette approche a permis à l’entreprise d’atténuer les incertitudes opérationnelles et de remédier aux pénuries de différents facteurs et services entrants, comme celle des puces électroniques qui se prolonge depuis 2020.

En parallèle, le gouvernement chinois favorisait l’intégration verticale au niveau national. L’objectif fixé par le plan « Made in China 2025 » – dont l’ambition est de renforcer la suprématie technologique chinoise – est que 80 % de la chaîne de valeur des véhicules électriques soit effectivement située au sein du pays. Bien que le modèle soit susceptible de changer en fonction de l’évolution des relations au sein de l’entreprise, ce tournant vers une « réintégration » et un « re-internalisation » est lourd d’enseignements pour l’avenir de la politique industrielle.

La révolution du véhicule électrique

Selon la célèbre formule du théoricien du management américain Peter Drucker, l’industrie automobile est « l’industrie des industries ». Pendant plus d’un siècle, la fabrication de voitures s’est érigée en baromètre du développement industriel, mesuré à l’aune de la complexité des facteurs entrants, des industries complémentaires nécessaires et des exigences élevées en termes de capital et de connaissances.

La production automobile est non seulement dépendante des secteurs de l’extraction, des produits chimiques, de l’acier et de l’électronique, mais aussi d’une armée de techniciens et d’ouvriers, de machines et d’usines. C’est une industrie qui est confrontée à une barrière économique démesurée et implique des risques entrepreneuriaux majeurs. Tout ceci explique pourquoi relativement peu de pays peuvent prétendre rejoindre le club fermé des fabricants automobiles. Ces obstacles sont encore plus importants lorsqu’il est question de véhicules électriques.

Les véhicules électriques, de même que d’autres technologies « vertes », ne sont pas entièrement nouveaux. Au tournant du vingtième siècle, certaines des premières automobiles étaient propulsées par de rudimentaires batteries plomb-acide ; un tiers des voitures qui circulaient à New York en 1900 étaient électriques. Mais les véhicules à essence ont pris le pas grâce à une meilleure autonomie et à une vitesse plus importante – sans compter son coût de fonctionnement moindre, permis par un pétrole abondant et bon marché. Ces dernières années, cette suprématie du moteur thermique a été sérieusement remise en question.

Outre des performances plus sportives (à l’encontre de la perception du grand public), les véhicules électriques ont des coûts de fonctionnement plus faibles, coûtent moins cher en maintenance et en réparation, sont plus commodes à utiliser et font moins de bruit. Les économies réalisées sur ses coûts de fonctionnement sont éloquentes : les coûts de recharge des véhicules électriques devraient « diminuer les coûts énergétiques d’un véhicule de 50 à 80 % à l’horizon 2030 par rapport à un véhicule à essence comparable ». Bien sûr, en parallèle du déploiement technologique et infrastructurel, des désavantages majeurs perdurent : un coût initial d’achat important, une autonomie moindre, un temps de recharge long et, dans de nombreux pays, des bornes de recharge en nombre limité. 

Les batteries électriques constituent – pour reprendre un terme qu’affectionnent les économistes de l’innovation – une « technologie habilitante » des véhicules électriques, mais elles constituent aussi leur goulet d’étranglement potentiel. La batterie lithium-ion, inventée en 1991, a pu se prévaloir de sa taille plus réduite et de sa puissance supérieure pour prendre la place de sa prédécesseure au plomb-cadmium, permettant la naissance de produits jusqu’alors impensables : smartphones, tablettes, aspirateurs, voire des véhicules dits de « micro-mobilité » tels que des vélos et scooters électriques. Le recours à la batterie lithium-ion pour alimenter les véhicules électriques a eu des conséquences proprement révolutionnaires. Depuis son invention, sa densité énergétique a été multipliée par trois, tandis que le coût par kilowatt-heure baissait de plus de 90 %.

La même technologie qui, dans les années 1990, faisait fonctionner les téléphones Nokia et Motorola sert à présent à propulser des voitures, et même des bus. Sans compter que les améliorations permises par la variante lithium-fer-phosphate – sur lesquelles le chinois BYD a une grande avance technologique -, ainsi que le passage d’un électrolyte liquide à un électrolyte solide pour les batteries lithium-ion, pourraient encore améliorer les capacités des batteries.

La place centrale qu’occupent les batteries dans le secteur des véhicules électriques explique pourquoi la construction de gigafactories (immenses usines de fabrication capables de produire des batteries dont le stockage total se chiffre en milliards de watts-heures) est devenue si cruciale, de même que l’accès au lithium. Ce métal alcalin n’est pas rare dans la croûte terrestre, mais son extraction n’est économiquement viable que dans les quelques rares endroits du monde où sa concentration est suffisante. Le Chili, l’Argentine et l’Australie sont à ce titre les nations les mieux pourvues. Afin de sécuriser leur accès à cette matière première, certaines entreprises de véhicules électriques s’immiscent à présent directement dans le secteur de l’extraction du lithium, par l’achat de parts ou en tant qu’actionnaire unique.

Le nouveau Henry Ford

L’émergence de l’industrie automobile chinoise a engendré environ 140 marques différentes de véhicules électriques, mais seule une poignée d’entre elles peuvent jouer sur le terrain de BYD – qui, en 2023, est devenu le plus important fabricant de véhicules électriques au monde devant Tesla. L’entreprise a été fondée à Shenzhen en 1995 par Wang Chuanfu, un orphelin issu de la région rurale pauvre d’Anhui, qui a étudié la chimie et la science des matériaux. Par de nombreux aspects, le fonctionnement de l’entreprise évoque singulièrement une résurgence électrifiée de la logique fordiste de production de masse : un processus de production à forte intensité de main-d’œuvre, une immense armée d’ouvriers et des méthodes tayloristes d’organisation scientifique de la production.

Surtout, BYD accorde une attention toute fordiste à l’intégration verticale. En son temps, Henry Ford avait acquis des mines de fer et de charbon pour produire de l’acier, des plantations de caoutchouc au Brésil pour produire des pneus (avant que l’invention de la vulcanisation n’élimine le besoin en caoutchouc d’origine naturelle), des mines de sable de silice blanc pour fabriquer les pare-brises, les vitres et les rétroviseurs des voitures et même des forêts pour les pièces de la voiture réalisées en bois. Aujourd’hui, BYD entreprend de contrôler la production et l’assemblage des cellules de batterie, la fabrication des groupes motopropulseurs électriques, les semi-conducteurs et les modules électroniques, voire l’extraction du lithium. L’entreprise fabrique également les essieux, les transmissions, les habitacles, les freins et les suspensions des voitures « en interne ». En réplique aux immenses usines Ford de Highland Park et de River Rouge, BYD a construit de gigantesques usines industrielles destinées à la production de batteries et d’autres composants essentiels, et à l’assemblage des voitures. Quatre d’entre elles se trouvent dans la ville d’origine de BYD, Shenzhen, et vingt autres en Chine, tandis que plusieurs nouvelles usines sont en cours de construction à l’étranger, de la Hongrie au Brésil.

BYD entreprend de contrôler la production et l’assemblage des cellules de batterie, la fabrication des groupes motopropulseurs électriques, les semi-conducteurs et les modules électroniques, voire l’extraction du lithium.

Pendant toute la première partie du vingtième siècle, l’intégration verticale a permis à Ford et à d’autres entreprises de réduire leurs coûts d’intermédiation, de contrôler la production et de coordonner l’innovation tout au long des différentes étapes de la fabrication, depuis l’acquisition de caoutchouc et d’acier jusqu’à la standardisation des pièces et des fournisseurs. Une production importante et des salaires élevés dans le contexte d’un marché oligopolistique ont assuré des profits stables dans un environnement macroéconomique en expansion, pendant une période qui, entre la Deuxième Guerre mondiale et la fin des années 1960, a constitué l’ère dorée du fordisme.

La crise pétrolière des années 1970 a mis en évidence la rigidité d’un tel modèle industriel, alors que l’inflation des salaires et la demande en véhicules plus performants ont mis un frein à la compétitivité des fabricants d’automobiles états-uniens. Les industriels occidentaux se sont alors inspirés du modèle d’entreprises japonaises comme Toyota, qui pratiquait une production flexible à flux tendu en s’appuyant sur un réseau de fournisseurs et du personnel externe pour absorber les chocs du marché, externalisant la production de composants. Les fabricants japonais d’automobiles ont divisé la chaîne de montage en îlots de production supervisés par des équipes distinctes. Cette logique organisationnelle a permis de discipliner plus efficacement la force de travail et de désorganiser les syndicats, dont les pouvoirs de négociation se sont effondrés lorsqu’ils se sont avérés incapables de menacer d’arrêter le travail des différentes étapes de la production.

L’externalisation s’est accompagnée de la délocalisation d’une bonne partie de la chaîne de valeur vers des pays où le coût de la main-d’œuvre était moins élevé. L’économiste Raphaël Chiappani a ainsi pu déclarer que « depuis la fin des années 1980, les fabricants d’automobiles en Europe, au Japon et aux États-Unis, tels que General Motors, Ford, Toyota, Honda, Volkswagen, Audi et Daimler Chrysler, ont délocalisé et augmenté la part de leur production automobile vers des pays émergents afin de tirer partie de coûts de production moindres. » Tout cela a entraîné une « division internationale du travail », ou plutôt une « fragmentation internationale », c’est-à-dire que les différents pays se sont spécialisés dans différentes étapes de la chaîne d’approvisionnement, en fonction de leur avantage concurrentiel. Dans la perspective d’améliorer la qualité tout en réduisant les coûts, cette évolution a également eu pour conséquence de rendre les fabricants d’automobiles vulnérables aux perturbations de la chaîne d’approvisionnement. Un risque qui devrait continuer à s’accroître en cette période de tensions géopolitiques mondiales.

Le retour de l’intégration verticale

Les faiblesses de la chaîne d’approvisionnement mondiale sont devenues encore plus apparentes après la pandémie, dans un contexte d’une concurrence sécuritaire accrue. Des termes comme « délocalisation » et « internalisation » ont fait leur apparition dans le débat public. BYD constitue, à cet égard, une manifestation contemporaine fascinante de « re-internalisation » de la production nationale – et des relations que ce mouvement entretient avec les nouvelles politiques industrielles dans leur ensemble. L’entreprise adopte une structure typique de conglomérat intégré verticalement, avec une entreprise centrale (BYD Company) qui contrôle plusieurs filiales : BYD Auto, BYD Electronics, BYD Semiconductors, BYD Transit Solutions et BYD FinDreams (la branche responsable de la production des batteries et de différentes pièces de voiture). Si l’intégration verticale est un modèle partagé avec d’autres concurrents du domaine des véhicules électriques, comme Tesla, BYD a atteint d’un degré d’intégration bien plus élevé que l’entreprise d’Elon Musk, qui acquiert 90 % de ses batteries auprès de sociétés comme Panasonic ou CATL (entreprise chinoise, leader mondial des batteries, ndlr). $

La production de batterie était à l’origine le cœur de l’activité de BYD, ce qui lui assure une compétence cruciale en matière de production de la pièce la plus importante et potentiellement la plus innovante des véhicules électriques.

La production de batterie était à l’origine le cœur de l’activité de BYD, ce qui lui assure une compétence cruciale en matière de production de la pièce la plus importante et potentiellement la plus innovante des véhicules électriques. À travers sa filiale BYD Semiconductors, l’entreprise contrôle aussi la production de puces électroniques, ce qui s’est révélé un atout indéniable à partir de 2020, lorsque la pénurie de puces consécutive à la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis a commencé. La société de Wang Chuanfu produit également ses propres pièces en métal et en plastique, a acquis des parts de Shengxin Lithium Group, le premier groupe chinois d’extraction du lithium, et cherche à acheter des mines au Brésil. BYD s’assure ainsi un contrôle sans précédent de son cycle de production. Selon l’entreprise, seuls les pneus et les fenêtres sont entièrement sous-traités. Un rapport du New York Times a mis en lumière que pour la fabrication de sa berline Seal, BYD a produit les trois quarts des pièces. Cette performance impressionnante est sans commune mesure avec le tiers des pièces que Volkswagen parvient à produire pour une voiture électrique comparable, et assure à BYD un avantage comparatif de 35 % en termes de coûts.

BYD est également de plus en plus active dans les étapes situées « en aval » de l’industrie automobile, c’est-à-dire la vente et les services. L’entreprise vient récemment de faire son entrée dans le secteur naval avec le lancement de BYD Explorer 1, un roulier capable de transporter 5000 voitures. Le navire n’est que le premier d’une flotte vouée à l’expansion pour permettre à BYD d’avoir la mainmise sur la livraison de ses produits. Comme dans le modèle fordiste, la stratégie d’intégration verticale de BYD nécessite beaucoup de main-d’œuvre : en seulement deux ans, le nombre d’employés de l’entreprise a doublé pour atteindre 570.000 travailleurs en 2023 (à peine en-dessous des 670.000 employés de Volkswagen et bien davantage que les 370.000 de Toyota).

Court-circuitant le modèle japonais d’une production largement automatisée impliquant des machines coûteuses, BYD a depuis longtemps fait le choix de s’appuyer sur une main-d’œuvre manuelle comparativement peu coûteuse, amenée à réaliser une myriade de microtâches. Cette faible « intensité capitalistique » s’est jusqu’à présent révélée une très bonne recette pour augmenter les revenus et les profits. Mais tout cela est susceptible de changer avec l’augmentation des coûts du travail dus à de la concurrence entre les entreprises automobiles.

Actifs totaux et nombre d’employés des plus grands fabricants automobiles (2023).

Quelles leçons tirer de la politique industrielle chinoise ?

La réussite de BYD, cependant, s’appuie sur une politique industrielle au long cours. Bien que ses efforts répétés pour atteindre un « développement intensif » dans l’industrie automobile se soient souvent soldés par des déceptions, la Chine a finalement été capable d’exploiter ce que l’économiste Alexander Gerschenkron nomme « l’avantage du retour en arrière ». Tirant des leçons d’autres pays d’Asie du Sud comme le Japon ou la Corée, la Chine a engagé des politiques d’État « développementalistes » afin de passer de la production de biens bas de gamme à des biens haut de gamme, en accordant une importance particulière aux technologies « vertes ».

Les véhicules dit de « nouvelles énergies » (hybrides, électriques et hydrogène, ndlr) ont fait leur apparition dans l’agenda politique avec le dixième plan quinquennal (2001-2005). Cependant, ce n’est qu’à la suite de la crise financière de 2008 qu’ils ont « été désignés comme une industrie émergente stratégique, aux côtés du solaire et de l’éolien. » L’année 2015 a constitué un point de bascule important de la politique industrielle des véhicules électriques avec le lancement du plan « Made in China 2025 », annoncé par Xi Jimping et le premier ministre Li Keqiang. Le plan précise que « la production est le cœur de l’économie nationale, la racine à partir de laquelle le pays s’élance, l’outil de la fortification nationale et le ferment d’un pays plus fort. »

Les véhicules électriques font partie des secteurs clefs considérés comme essentiels pour la réussite à venir du pays, comme les circuits intégrés, l’équipement aérospatial et les nouveaux matériaux. Le plan recommandait en particulier que 80 % de tous les facteurs entrants nécessaires à l’industrie des véhicules électriques proviennent de Chine afin de garantir un niveau élevé d’« indépendance » dans la production des véhicules électriques. Cette incitation à un approvisionnement national a énormément façonné les stratégies de production engagées par les entreprises nationales.

La Chine occupe à présent une place en apparence imprenable dans cette industrie : 60 % des véhicules électriques produits en 2023 étaient fabriqués dans l’Empire du milieu.

La Chine occupe à présent une place en apparence imprenable dans cette industrie : 60 % des véhicules électriques produits en 2023 étaient fabriqués dans l’Empire du milieu. De plus, les entreprises chinoises surclassent leurs concurrents traditionnels en matière de coûts de production. La banque suisse UBS a ainsi estimé que BYD bénéficie d’un avantage de 25 %. Comme tous les pays, la Chine doit importer des matières premières, en particulier du carbonate de lithium depuis le Chili et l’Argentine et du cobalt depuis la République démocratique du Congo, mais elle contrôle par ailleurs des éléments essentiels de l’approvisionnement en matières critiques : plus de la moitié de la production mondiale de lithium, plus de 60 % de la production de cobalt et 70 % des terres rares proviennent de Chine. En outre, l’industrie chinoise produit plus de 70 % des pièces des cellules de batteries et des cellules de batteries.

Les deux tiers de la production mondiale de batteries ont lieu en Chine, CATL et BYD représentant plus de 50 % de la production mondiale. Cette impulsion vers une chaîne de valeur indépendante et largement autosuffisante s’est avérée visionnaire pour permettre d’anticiper les perturbations auxquelles fait face la chaîne de valeur mondiale à cause des événements climatiques extrêmes, des guerres et des rivalités croissantes entre grandes puissances. La part importante de la chaîne de valeur des véhicules électriques qu’elle contrôle offre à la Chine un avantage comparatif significatif vis-à-vis de ses concurrents, tout en lui permettant de défendre une suprématie en matière d’innovation et de propriété intellectuelle qu’elle devrait certainement atteindre dans les années à venir.

Le gouvernement chinois a encouragé ces évolutions en finançant généreusement les domaines des sciences et des technologies, par exemple avec le « Programme 863 ». Sous l’influence de l’ingénieur automobile Wan Gang, ministre de la Science et de la Technologie entre 2007 et 2018, la Chine a largement soutenu le secteur des véhicules électriques. Des joint-ventures, comme celle de SAIC-Volkswagen, ainsi que des acquisitions de fournisseurs de voitures occidentaux, ont permis au gouvernement chinois d’assurer des transferts de technologies détenues par des entreprises étrangères. Le gouvernement a également accordé des bourses ou des prêts à des entreprises automobiles pour, entre autres, créer des usines de production et prévenir les banqueroutes. L’instrument politique incontournable, cependant, est bien le recours à la subvention.

On estime ainsi qu’entre 2009 et 2017, le gouvernement chinois a dépensé 60 milliards de dollars en subventions destinés aux véhicules électriques. Les subventions destinées aux consommateurs, composées en partie de crédits d’impôt nationaux et de crédits d’impôt octroyés par les gouvernements locaux, ont été plus généreuses que les 7.500 dollars de crédits d’impôt mis en place par l’Inflation Reduction Act de Joe Biden. Les 23 gouvernements locaux chinois (19 provinces et 4 zones métropolitaines) gèrent 70 % des dépenses publiques. Leur politique industrielle consiste à soutenir les producteurs locaux en leur octroyant des bourses, des crédits à taux faibles, des fonds de sauvetage et du foncier. En outre, ils visent aussi les entreprises locales lors des passations de marchés, par exemple en passant commande de voitures fabriquées par l’entreprise automobile locale pour achalander la flotte de taxis de la région.

De plus, de nombreuses entreprises du secteur automobile sont des sociétés d’État. Celles qui sont détenues nationalement sont coordonnées par la commission de supervision et d’administration de Biens publics relevant du conseil des Affaires d’État (SASAC) et sont supposées contribuer à la mise en œuvre des objectifs gouvernementaux. Certaines entreprises d’État, telles que SAIC, BAIC et Chery, sont détenues par des gouvernements provinciaux, réputés pour le soutien qu’ils accordent à des industries défaillantes afin de protéger les emplois et les capacités de production.

Le soutien politique accordé aux « champions locaux » par les autorités provinciales et les interventions incitatives du gouvernement central ont la réputation de provoquer une surcapacité structurelle, à l’image de ce qui a eu lieu dans le secteur de l’aciérie au milieu des années 2010, lorsque le gouvernement central a finalement été contraint d’imposer des fermetures et des regroupements. S’il est possible d’envisager la surcapacité comme une perte économique, elle stimule également une lutte darwinienne pour la survie entrepreneuriale et l’innovation technologique, qui irrigue la compétitivité internationale des champions à l’export. C’est ce que nous réserve à présent le secteur des véhicules électriques, touché par de graves fragmentations. La guerre des prix qui ne saurait tarder va s’intensifier à mesure que les subventions diminueront progressivement et que la demande domestique chinoise continuera d’être faible. Cependant, en offrant aux gagnants éventuels la possibilité d’effectuer de plus grandes économies d’échelle, ce moment de vérité est susceptible de rendre les véhicules chinois encore plus compétitifs à l’international.

L’UE s’accroche encore à une vision post-fordiste et à un espoir nostalgique de ranimer la mondialisation et ses longues chaînes d’approvisionnement.

Le choix de BYD et, plus largement, du gouvernement chinois, d’embrasser une politique industrielle orientée par l’État et de recourir à une production verticalement intégrée reflète une tendance notable, bien que récente, au sein de l’économie mondiale. Joe Biden fait lui-même écho à cette tendance en s’engageant à subventionner l’industrie, tandis qu’à l’inverse, l’UE s’accroche encore à une vision post-fordiste et à un espoir nostalgique de ranimer la mondialisation et ses longues chaînes d’approvisionnement. L’enquête actuelle menée par l’UE sur les véhicules électriques chinois aboutira certainement à la recommandation d’augmenter les droits à l’importation, qui s’élèvent actuellement (avec un modéré 9 %) à un tiers des droits pratiqués aux frontières des États-Unis.

En mars 2024, l’UE a commencé à enregistrer les véhicules électriques chinois passés en douane, ce qui signifie que ces droits de douane pourraient être rétroactifs. Les droits à l’importation n’offriront cependant qu’un répit passager si aucune réflexion plus approfondie sur la structure changeante de la production mondiale n’est menée. Les pays occidentaux devraient réaliser que dans de nombreux secteurs, tels que celui des véhicules électriques, ils sont, pour la première fois dans l’histoire moderne, en mode « rattrapage » vis-à-vis de leurs concurrents plus avancés, qu’ils considèrent aussi comme des rivaux géopolitiques clés. Plutôt que de concentrer leur attention sur l’augmentation des dépenses militaires et d’attiser la psychose d’une nouvelle guerre mondiale, les pays occidentaux devraient bien plutôt prendre au sérieux le défi technologique et militaire lancé par la Chine.


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Elon Musk : génie visionnaire ou charlatan ?

Elon Musk en 2018. © Daniel Oberhaus

Depuis qu’il a racheté Twitter, on ne parle que de lui. L’influence qu’il exerce sur le contenu du site illustre les dangers inhérents à la concentration d’un tel pouvoir dans les mains d’un seul individu. Mais au-delà des questions politiques, sa gestion brutale et hasardeuse de l’entreprise remet en cause l’idée selon laquelle l’homme le plus riche du monde serait un génie visionnaire et un entrepreneur hors pair. À travers sa chute en disgrâce, c’est tout le modèle du capitalisme entrepreneurial et de l’approche techno-solutionniste qui est remis en question. 

Pour ses millions d’admirateurs, Elon Musk est un génie visionnaire embarqué dans une mission quasi messianique. Que ce soit en protégeant la liberté d’expression avec son rachat du réseau social Twitter, en combattant la crise climatique avec les voitures Tesla, en augmentant les capacités cognitives de l’être humain avec les implants crâniens Neuralink, en révolutionnant les transports avec la voiture sans conducteur et l’Hyperloop, ou en colonisant Mars avec les fusées réutilisables SpaceX. L’homme le plus riche du monde est devenu une sorte de gourou de la tech, le digne héritier de Steve Jobs au Panthéon de la Silicon Valley. 

Ses détracteurs pointent du doigt son comportement erratique, critiquent ses méthodes managériales brutales, sa propension à violer le droit du travail, son inclination à attaquer les journalistes, intimider ses critiques, manipuler le cours des marchés et violer les régulations environnementales. On lui reproche une vision dystopique du futur, lui qui envisage d’encourager les premiers colons en partance vers Mars à s’endetter auprès de SpaceX pour payer un aller simple, avant de rembourser cette dette en travaillant gratuitement pour la compagnie. 

Les dégâts collatéraux provoqués par ses grands projets sont fréquemment pointés du doigt. Les fusées SpaceX ont ravagé des hectares de réserve naturelle. La fonction « sans pilote » des Tesla a causé de multiples accidents graves. L’Hyperloop a bloqué la construction de lignes de train grande vitesse, avant que Musk se désengage de ce projet irréaliste. La constellation de satellites Starlink génère une pollution lumineuse qui inquiète les astronomes, alors que les limites physiques de cette technologie rendent l’ambition initiale – de l’internet haut débit pour tous et partout – strictement impossible. Tout cela pour des objectifs toujours plus incertains. La date de la première mission pour Mars ne cesse d’être reculée, les capacités techniques du vaisseau construit pour compléter la mission d’exploration seraient insuffisantes et la colonisation de la planète rouge physiquement impossible en l’état actuel de nos connaissances. Loin du million de robot-taxis autonomes remplaçant Uber dès 2022, la fonctionnalité auto pilote des Tesla « exige une surveillance active de la part du conducteur et ne rends pas le véhicule autonome », selon la description fournie par le constructeur.

Pour autant, détracteurs comme admirateurs reconnaissent généralement les prouesses technologiques et entrepreneuriales d’Elon Musk. Le milliardaire a créé la première entreprise privée capable d’envoyer des astronautes dans l’espace. Les Tesla alignent des performances records. PayPal est au paiement en ligne ce que Amazon est à l’e-commerce. Et Starlink (constellation de satellites pour accéder à internet, ndlr) a joué un rôle important dans les succès militaires de l’armée ukrainienne.

Autant d’exploits qui semblaient justifier l’image de génie philanthrope dont jouissait Elon Musk. Si sa reprise chaotique de Twitter commence à ébranler cette perception, l’examen de sa carrière suffit à briser le mythe. 

Le mythe du self-made man

Né an Afrique du Sud d’un ingénieur fortuné et d’une mannequin diététicienne, Elon Musk émigre au Canada à l’âge de 17 ans pour échapper au service militaire. Il bénéficie de l’hospitalité d’un cousin avant de rejoindre les États-Unis, où il obtient un poste de doctorant à Stanford. Il renonce pourtant à la recherche scientifique pour lancer, en 1995, sa première start-up avec son frère Kendal. Financé par son père (via un prêt de 28 000 dollars, soit environ 56 000 euros en 2022), Zip2 propose une forme d’annuaire web à l’usage de la presse. Selon la légende, Musk dormait dans son bureau et se douchait à l’auberge de jeunesse du quartier, travaillant nuit et jour d’arrache-pied sur le code du site web. Il revend cette société en 1999 et empoche 22 millions de dollars, qu’il réinvestit dans une nouvelle start-up visant à établir un service de paiement en ligne. Le hasard faisant bien les choses, son immeuble abrite également l’entreprise fondée par Peter Thiel, qui travaille sur le même projet (comme des centaines d’entrepreneurs de la Silicon Valley à l’époque). Musk et Thiel décident de fusionner leurs sociétés pour fonder PayPal, avec l’aide d’autres investisseurs.

PayPal devance ses concurrents en prenant deux décisions controversées : utiliser les fonds récoltés auprès d’investisseurs pour s’acheter une masse critique de clients en offrant 20 dollars à toute ouverture de compte et s’affranchir de certaines règles financières régulant les activités bancaires, à l’initiative de Thiel, adepte du mantra « mieux vaut demander pardon que la permission ». C’est donc en contournant la loi que PayPal s’impose comme la solution du paiement en ligne, avant d’être racheté par eBay pour 1,5 milliard en 2001. Musk empoche plus de 175 millions de dollars, qui vont lui permettre de lancer SpaceX. 

Ses liens avec Mark Griffin, devenu président de la NASA, lui permettent d’obtenir un financement de près de 400 millions de dollars dès 2006, alors que SpaceX n’avait pas terminé la mise au point de son premier lanceur.

Cette formidable aventure humaine est d’abord un échec. Musk brûle l’essentiel de sa fortune dans trois premiers lancements qui explosent en plein vol. Ses liens avec Mark Griffin, devenu président de la NASA, lui permettent cependant d’obtenir un financement de près de 400 millions de dollars dès 2006, alors que SpaceX n’avait pas terminé la mise au point de son premier lanceur. Le « pari un peu fou » de Mark Griffin – ce sont ses propres mots – finit par payer. Après avoir détruit deux chargements financés par la NASA, SpaceX met en orbite une charge morte lors d’un quatrième essai concluant. Griffin octroie un contrat de 1,6 milliard de dollars à SpaceX pour 12 vols cargo vers l’ISS. Une aubaine pour Elon Musk, alors à court d’argent. En plus d’obtenir des commandes pour plusieurs années, SpaceX va bénéficier du savoir-faire de la NASA en collaborant étroitement avec ses ingénieurs.

Cette image d’entrepreneur lancé à la conquête de l’espace l’aide à lever des fonds pour deux autres entreprises dont il est un des principaux investisseurs, Solar City et Tesla Motors. Créé en 2003 par Martin Eberhard et Marc Tarpenning, Tesla fait partie des nombreuses start-up californiennes travaillant sur la voiture électrique.

Au lieu de prendre le problème par le bout « grand public », comme le fera Renault-Nissan avec la Zoé puis la Leaf, Tesla s’attaque au très haut de gamme avec le développement du Roadster, un coupé sportif produit en tout petit volume. Le but, décrit dans le « secret master plan » d’Elon Musk, est de prouver l’attractivité de la voiture électrique afin de financer, par les profits dégagés sur le roadster, une berline haut de gamme puis un modèle grand public. D’abord concurrencer Porsche et Ferrari, puis BMW et Mercedes, pour enfin s’attaquer à Ford et Toyota. 

Quinze ans plus tard, Tesla a vendu plus de deux millions de voitures et propose un modèle « moyenne gamme ». Le succès apparent du « Master plan » est souvent érigé comme preuve du génie de Musk, aux côtés des fusées réutilisables SpaceX. Ces prouesses lui ont permis de vendre ses autres projets aux investisseurs et médias, construisant le mythe du génie visionnaire. Ainsi, l’entreprise de tunneliers « The Boring Company” (un jeu de mots sur le terme « boring » qui signifie à la fois « ennuyeux” et l’action de creuser un tunnel, ndlr) a été tout aussi prise au sérieux que le projet d’Hyperloop, la compagnie aux ambitions transhumanistes Neuralink ou le « Master plan, partie deux » de Tesla, publié en 2016.

Dans ce document, le milliardaire détaille les nouvelles ambitions du constructeur automobile, centrées autour de la mise au point d’une voiture 100% autonome, que l’acheteur pourra sous-louer comme robot-taxi lorsqu’il n’est pas au volant. Cette proposition conçue en réponse à l’émergence d’Uber est totalement dénuée de sens : un propriétaire d’une voiture de luxe équipée de batteries à durée de vie limitée n’aurait aucun intérêt à la sous-louer. Si cet usage permet de financer l’achat du véhicule, Tesla opérera cette flotte de robot-taxis elle-même, sans passer par un tiers. Malgré cette contradiction flagrante, le projet est pris au sérieux par les analystes financiers. L’ambition affichée par le Master plan 2.0, l’arrivée du modèle 3 et les performances initiales de la fonction « autopilote » cimentent une hausse soutenue du cours de bourse lié aux anticipations de profits futurs. En tant que principal actionnaire, Elon Musk voit sa fortune personnelle suivre la même croissance exponentielle. 

Cette success story doit beaucoup aux ingénieurs de Tesla, au soutien financer de ses principaux concurrents et aux subventions massives de la puissance publique. Surtout, elle repose sur ce qui s’apparente à une gigantesque fraude.

Tesla : le secret du « master plan »

Juillet 2006. Tesla Motors présente le prototype de son Roadster en grande pompe. Le public est conquis par les performances du bolide, discrètement refroidi derrière un rideau entre deux tours de pistes. La star du show n’est pas Elon Musk, mais le PDG et cofondateur de l’entreprise Martin Eberhard. Furieux, le propriétaire de SpaceX évoque un épisode « incroyablement humiliant et insultant » et se venge en publiant son fameux « master plan » sur le blog de l’entreprise. Le texte reprend le business plan des deux fondateurs, tout en attribuant le mérite à Elon Musk. Ce dernier va ensuite manœuvrer pour écarter Eberhard et Tarpenning de la direction de Tesla.

Du reste, le « master plan » n’avait pas grand-chose d’original. L’industrie automobile est un secteur extrêmement concurrentiel où la clé de la réussite réside dans la capacité de produire des très gros volumes en optimisant les marges et minimisant les défauts de fabrication. Entrer sur le marché grand public requiert des investissements colossaux pour acquérir un outil de production susceptible de générer des économies d’échelles, mais également l’expérience nécessaire pour maîtriser les problématiques de qualité. À l’inverse, le marché du très haut de gamme est plus permissif : les clients font passer la performance et le statut offert par les voitures de sport devant le rapport qualité-prix. Autrement dit, débuter par le très haut de gamme paraissait logique. 

Eberhard et Tarpenning projetaient de faire construire le premier modèle par le constructeur Lotus, avant de le convertir en voiture électrique en y installant leur technologie (groupe motopropulseur et batteries) achetée au fabricant de prototypes électriques AC propulsion. Combiner l’image écologique d’une Prius avec les performances d’une Porsche devait séduire les cadres supérieurs de la Silicon Valley et le tout Hollywood. Mais les cofondateurs avaient sous-estimé le défi technique et la capacité de Musk à causer des difficultés supplémentaires en exigeant différentes modifications cosmétiques. Résultat, les premiers Roadsters sont livrés en retard, à un coût plus élevé que prévu, et avec d’innombrables défauts. La première version n’a pas de boite de vitesse fonctionnelle et fait l’objet d’un rappel quasi immédiat. Les innombrables pannes génèrent des surcoûts désastreux pour l’entreprise. Sous l’impulsion de Musk, Tesla a négligé les démarches de qualité qui font la force de l’industrie automobile, pour privilégier l’innovation et l’approche « start-up » propre au secteur numérique.

En 2009, l’entreprise est au bord de la faillite. Musk sauve Tesla grâce à une succession de décisions et manœuvres particulièrement controversées. D’abord, en augmentant le prix du Roadster tout en utilisant les dépôts clients des précommandes pour financer les frais de fonctionnement de l’entreprise. Cette pratique « susceptible de conduire Elon en prison » selon son propre frère, provoque la démission du directeur marketing. Musk licencie également un quart du personnel et optimise les subventions de l’État californien lié aux crédits carbone pour dégager un premier profit éphémère (sur un mois), condition nécessaire à l’obtention d’un gigantesque prêt étatique. Le dossier contient de nombreuses irrégularités, mais Musk affirme aux investisseurs privés qu’il a obtenu le prêt fédéral avant qu’il soit approuvé, ce qui lui permet de lever des fonds supplémentaires. Ce premier afflux de capitaux est suivi d’investissements majeurs de la part de plusieurs concurrents (Chrysler, puis Ford et Toyota) ainsi que l’assistance technique et logistique des ingénieurs de Toyota pour mettre en route la production du modèle S. En d’autres termes, c’est l’État et les grands constructeurs automobiles, soit les deux principales cibles des critiques de Musk, qui ont sauvé Tesla et permis le lancement du modèle S.

C’est l’État et les grands constructeurs automobiles, soit les deux principales cibles des critiques de Musk, qui ont sauvé Tesla et permis le lancement du modèle S. 

Du point de vue technique, ce second modèle est une indéniable réussite. Le magazine Consumer Reports évoque ainsi « les meilleures performances que nous ayons jamais testées ». Musk répète cependant les erreurs commises sur le Roadster. Ses multiples exigences (écran de contrôle tactile géant, poignées de porte rétractables…) provoquent l’explosion des coûts de production et des délais de livraison. Les problèmes de qualités continuent de générer des surcoûts désastreux, en plus de limiter les ventes. Comme le reconnaîtra Musk, « le bouche-à-oreille était atroce ». Une fois de plus, l’entreprise survit grâce aux flux de capitaux que Musk parvient à lever en procédant à une introduction en bourse boostée par la présentation du modèle S, plus trompeuse encore que celle du Roadster. 

Le modèle suivant ne sera pas la très attendue berline grand public promise à un prix comparable à une Toyota, mais un SUV. Stratégiquement, le choix parait logique : ce type de véhicule très demandé permet de dégager des marges plus confortables. Du reste, il s’agit du B.A.-BA de la stratégie industrielle des constructeurs automobiles : proposer une gamme de véhicules suffisamment similaires pour partager un grand nombre de pièces et lignes de production, tout en étant suffisamment distincts pour élargir la clientèle. Musk va échouer spectaculairement à cette tâche, comme il le reconnaîtra lui-même en 2016 :

« Le modèle X a été difficile. Je dois reconnaître ma responsabilité personnelle pour avoir fait preuve d’un peu trop d’hubris en voulant mettre trop d’innovation dans un seul produit. »

Elon Musk

Musk impose des choix esthétiques (en particulier, les portes coulissantes « Falcon Wing ») qui rendent la fabrication extrêmement complexe et coûteuse. Le modèle X mettra deux fois plus de temps que prévu à sortir, tout en étant miné par les défauts de fabrication. En 2018, le Consumer Reports juge la qualité du modèle X « en dessous de la moyenne », ce qui plombe la note globale de Tesla, déjà mise à mal par les multiples pannes et défauts de fabrication du modèle S. Musk semble tirer les leçons de cet échec lorsqu’il introduit le modèle 3. Le design moins ambitieux intègre les contraintes de production. Mais le milliardaire va commettre une nouvelle erreur en se penchant sur « la machine qui construit la machine ». Musk ne se contente pas d’exiger des délais intenables et des cadences irréalistes, il veut entièrement automatiser la ligne d’assemblage. Résultat, après une année de production qu’il décrira comme « infernale », Tesla construit ses premiers modèles 3 avec un recours excessif au travail manuel dans des conditions de sécurité désastreuses, marquées par des incendies industriels, violation des normes de pollutions et accidents de travail récurrents. Musk lui-même passera des journées et des nuits sur la ligne d’assemblage, déclarant à ses employés « je pourrais être en train de baiser une actrice à Bora-Bora au lieu d’être là à vous baby-sitter ». Selon les principaux intéressés, sa présence avait un effet négatif, les ingénieurs devant prendre soin de l’égo du patron en plus des problèmes de production. Pendant cette période, d’innombrables cadres supérieurs, directeurs et employés démissionnent pour cause de burn-outs ou désaccords profonds avec la direction. 

Mis en vente en 2018 avec du retard et à un prix largement supérieur au tarif abordable promis par le « master plan », le modèle 3 est de nouveau miné par des problèmes de qualité, allant des peintures blêmissantes aux défauts de finitions. Les premiers retours clients limitent les ventes initiales (23% des précommandes sont annulées en 2018) et taillent dans les marges de l’entreprise. 

Les défauts sont en partie cachés au public et, plus grave encore, aux autorités. Les clients de Tesla sont invités à signer des clauses de confidentialité à l’achat des véhicules, tandis que les vices de fabrication sont souvent pris en charge contre le silence du propriétaire. Le but est d’éviter les rappels d’usine désastreux pour le cours boursier, quitte à compromettre la sécurité. Le culte du secret et le mépris pour les démarches qualité résultent d’un problème de culture d’entreprise, qui explique pourquoi Tesla détient un record de rappel d’usine en 2022 aux États-Unis. Mais ce genre de comportement fait pâle figure face aux pratiques liées à la commercialisation de ce qui est devenu le cœur du business de Tesla : la fonction « autopilote ». 

« Mieux vaut demander pardon que la permission »

Fin 2012, les surcoûts du modèle S plongent les comptes de Tesla dans le rouge. Musk s’en sort grâce aux subventions de l’État californien, une hausse des tarifications et un déstockage important qui permet de dégager un bénéfice sur un trimestre. Ce bénéfice propulse le cours boursier et entraîne le succès d’une levée de capital par émission d’action. 

Le plan B consistait à vendre Tesla à Google pour six milliards de dollars, le géant de l’internet ayant lourdement investi dans le développement d’une voiture sans pilote. Si l’accord secret n’est plus nécessaire, Musk craint que les progrès de Google dans la voiture autonome ne lui volent la vedette. Il engage donc rapidement Tesla dans la course. Compte tenu de son retard important en R&D, il décide d’aborder le problème d’une autre façon : au lieu de viser une voiture 100 % autonome, Musk table sur un premier objectif visant à couvrir 90 % des situations de conduite. Surtout, il renonce à l’usage de radars basés sur une technologie infrarouge (LIDAR) pour détecter les obstacles, préférant des capteurs moins onéreux. Les équipementiers disposent déjà d’une solution, sous la forme d’une collection de systèmes : assistance au freinage (la voiture détecte automatiquement les obstacles et actionne le frein), régulateur de vitesse intelligent (qui s’adapte à la circulation) et assistance de trajectoire (qui actionne le volant pour éviter une sortie de route). En les poussant dans leurs retranchements, ces technologies peuvent théoriquement négocier des virages, arrêter la voiture aux intersections, accélérer sur une voie d’insertion, etc. Si les autres constructeurs n’explorent pas ces possibilités, c’est par souci de sécurité. Loin d’être présentés comme des systèmes de conduite autonome, ils sont généralement conçus pour se désengager dès que le conducteur lâche le volant. Musk les combine en une fonctionnalité unique, qu’il baptise « autopilote ».

« Je préfère [ce terme] à “autonome”. Autonome évoque l’idée que votre voiture peut faire quelque chose qui vous déplaît , alors qu’auto pilote c’est un bon système pour les avions, et ça le sera pour les voitures. »

Elon Musk à Bloomberg en 2013.

La principale innovation de Tesla se résume donc à une prise de risque habillement déguisée par une stratégie marketing pernicieuse. Chaque véhicule va rapidement proposer l’« autopilote » en option. La partie « hardware » (capteurs, ordinateur de bord et autres pièces) est censée supporter les futures mises à jour de la partie logiciel. Les acheteurs qui ne veulent pas passer à côté de l’arrivée imminente de la voiture autonome sont encouragés à dépenser quelques milliers d’euros supplémentaires pour acquérir le système. En redéfinissant le terme « conduite autonome », Musk peut ainsi présenter une technologie existante comme une innovation unique à Tesla, tout en évitant les risques juridiques et difficultés techniques inhérentes à une technologie véritablement « sans pilote ».

Trois ans après les premières annonces, l’Autopilote se trouve au cœur de la stratégie présentée dans le « Master plan, partie deux » de Tesla. Pourtant, il est évident qu’il s’agit d’une chimère. Malgré ses performances impressionnantes, l’« Autopilote » est incapable de prendre en charge la conduite dans toutes les situations. En novembre 2022, un essai du New York Times réalisé avec un testeur de Tesla, qui utilise une version non commercialisée et plus aboutie de l’« Autopilote », nécessite l’intervention fréquente du conducteur. Les entreprises qui se penchent sincèrement sur la voiture sans pilote privilégient un autre champ d’application : des lignes de taxis évoluant sur des parcours prédéfinis et embarquant des capteurs plus nombreux et sophistiqués.

Pour construire l’illusion d’un « autopilote » et maintenir la promesse de l’arrivée imminente d’une version 100% autonome, Musk déploie des efforts proches de la manipulation. D’abord, en exagérant les capacités du système. En 2014, il déclarait déjà « on dit aux conducteurs de garder leurs mains sur le volant au cas où, pour être prudent au début. Le système fonctionne presque au point que vous pussiez retirer vos main ». Cette ambiguïté est amplifiée par la diffusion d’un clip vidéo montrant une Tesla opérant sur un tronçon de six kilomètres en autonomie totale. De nombreuses prises furent nécessaires (et combinées) pour produire cette séquence trompeuse. En 2016, lorsque Tesla soumet ses résultats au régulateur californien, on apprend que son système n’a que 800 kilomètres au compteur. À la même date, Volkswagen a effectué 25 000 kilomètres de test et Google un million. Sur les 800 km parcourus par l’« autopilote de Tesla, le conducteur a été contraint d’intervenir 182 fois. Soit une intervention tous les 4.5 km, 200 fois plus fréquemment que le système développé par BMW. Waymo (propriété de Google), leader du marché, est capable de conduire 8.000 km entre deux interventions humaines. En présentant sa vidéo, Tesla avait pourtant affirmé avoir inclus un conducteur uniquement « par obligation juridique ».

À cette publicité mensongère s’ajoute une volonté de masquer les accidents et de nier la responsabilité de l’Autopilote. Le 7 mai 2016, le modèle S de Joshua Brown percute un semi-remorque à 110 km/h, tuant le conducteur sur-le-champ. Brown avait enclenché l’Autopilote et regardait une vidéo sur l’écran de contrôle de sa Tesla. Le système n’a pas détecté le camion, dont la couleur se confondait avec le paysage. Ce drame n’est ni le premier ni le dernier accident mortel impliquant l’Autopilote, mais il revêt des caractéristiques particulières. D’abord, les capteurs infrarouges privilégiés par Google auraient détecté l’obstacle. Ensuite, Elon Musk avait personnellement diffusé une vidéo postée par Joshua Brown, où ce dernier filmait sa Tesla conduisant de manière autonome. Non seulement Musk a encouragé les gens comme Brown à prendre des risques inconsidérés, mais Tesla nie sa responsabilité en accusant Brown d’imprudence. À chaque accident impliquant « l’Autopilote », la firme adopte la même défense : si le conducteur n’est pas intervenu, il est en tort. S’il intervient pour tenter de corriger une situation dangereuse, il désengage la fonction « Autopilote », ce qui permet à Tesla d’affirmer que la technologie n’est pas fautive. Tesla avait par ailleurs caché les premiers accidents mortels au public avant de procéder à une nouvelle ouverture de capital. Une investigation du National Transportation Safety Board conclut que le décès de Brown est dû « à une erreur de “l’Autopilote” et au design du système, qui encourage un mauvais comportement du conducteur. » Le cabinet d’étude indépendant QCS va quant à lui estimer que l’usage de « l’Autopilote » multiplie par 2,4 le risque de déploiement d’un airbag. En transformant ses clients en « bêta-testeurs », l’entreprise a provoqué de nombreuses tragédies évitables.

Les développeurs souhaitaient ajouter des capteurs pour forcer le conducteur à rester attentif à la route. Elon Musk y avait opposé son véto. Le système « Super cruise » de General Motors, qui dépasse les performances de Tesla en termes de conduite autonome, inclut ce type de capteur et n’a jamais tué personne. Mais ajouter un tel système briserait l’illusion de l’avantage technologique détenu par Tesla, et entraînerait vraisemblablement la chute du titre boursier.

« Fake it until you make it »

L’histoire de Tesla peut se résumer à une longue série d’annonces fracassantes destinées à séduire les investisseurs puis gonfler le cour de l’action dans une forme de fuite en avant rappelant une pyramide de Ponzi. Tesla a promis que son réseau de superchargeurs serait uniquement alimenté à l’énergie solaire et déconnecté du réseau électrique pour « résister à une apocalypse de zombies » ainsi qu’annoncé un système d’échange de batterie permettant de « faire le plein » plus rapidement qu’une voiture essence. La première promesse n’a jamais été tenue, pour la simple raison que la quantité de panneaux solaires nécessaires occuperait un espace délirant. La seconde était une arnaque en bonne et due forme destinée à accaparer des subventions publiques. 

Tesla veut désormais construire des légions d’androïdes pouvant effectuer des tâches ménagères et servir d’aide à la personne. Mais le charme commence à s’estomper. La présentation des fameux robots a été amplement moquée sur les réseaux sociaux. Le prototype nécessitait l’aide de multiples ingénieurs pour monter sur scène, alors que les androïdes de Boston Dynamics sont capables d’enchaîner des mouvements dignes d’un champion de gymnastique. « On ne dépasse pas le niveau de l’Asimo de Honda, conçu il y a 20 ans » notait un expert

Ce décalage entre la vision et la réalité n’est pas propre à Tesla. Après des milliards de dollars d’investissement et des années de recherche, L’Hyperloop est au point mort. La proposition initiale était déjà irréaliste : elle transportait dix à cent fois moins de personnes par heure qu’un bon vieux TGV pour un prix supérieur. Elon Musk a admis que le but était d’empêcher le développement d’un train à grande vitesse, du fait de son aversion pour les transports en commun où « vous êtes au milieu d’inconnus, parmi lesquels peut se trouver un tueur en série ».

De même, The Boring company devait creuser des dizaines de tunnels pour transporter des milliers de passagers à 250 km/h sur des centaines de kilomètres à l’aide de navettes sans pilotes. Six ans plus tard, le seul tunnel en opération mesure 2 km de long et transporte les usagers dans des Teslas pilotés par un chauffeur à une vitesse maximale de 50 km/h… Situé sous le Convention Center de Las Vegas, le projet a obtenu son permis de construire en tant que parc d’attractions. Avec cette entreprise, Musk promettait de creuser pour une fraction du prix du marché des tunnels en des temps records. Comme le notait récemment le Wall Street Journal, « The Boring Company séduit de nombreuses villes et agglomérations par ses propositions ambitieuses, pour ensuite laisser tomber ses potentiels clients au dernier moment en évitant de répondre aux appels d’offres ». Parmi les problèmes cités, l’incapacité de réaliser une étude d’impact et le turn-over massif des ingénieurs, dégoûtés par des horaires de travail infernaux. Le seul chantier validé consiste à remplacer un projet de ligne de chemin de fer par un tunnel pour voitures électriques, accentuant la perception que cette entreprise n’est rien d’autre qu’une gigantesque arnaque conçue pour ralentir le déploiement des transports en commun et valoriser Tesla grâce à la crédulité des élus locaux. 

Neuralink, qui veut connecter notre cerveau aux ordinateurs, est accusée de cruauté envers les animaux après le décès de 15 chimpanzés. Six des huit cofondateurs ont quitté l’entreprise, dont le directeur. La seule démonstration publique de ses progrès a laissé la communauté scientifique perplexe : le journal du MIT a qualifié Neuralink de « comédie scientifique » pendant que certains experts notaient que les résultats obtenus avaient déjà été réalisés dans les années 1990 par d’autres chercheurs. Du reste, l’entreprise semble souffrir des mêmes maux que Tesla, SpaceX et The Boring Company : il y régnerait une culture du secret et de la dénonciation, les employés seraient terrorisés par la direction et sommés de tenir des délais impossibles. 

« Move fast and break things » : le rachat de Twitter brise l’illusion

Du haut de ces 120 millions d’abonnées, Elon Musk utilise Twitter pour entretenir le mythe du génie visionnaire, promouvoir ses entreprises et pratiquer ce qui s’apparente à des manipulations de marchés. Mais l’outil est à double tranchant. Des tweets malheureux ont provoqué des baisses soudaines de l’action Tesla, d’autres lui ont valu une lourde condamnation de l’autorité des marchés financiers (SEC). Surtout, le réseau social expose le milliardaire comme aucune enquête journalistique ne le pourrait. 

Que ce soit en traitant de pédophile un secouriste ayant refusé son aide dans l’opération de sauvetage d’enfants thaïlandais, en mentant sur le décès de son premier enfant ou en applaudissant un coup d’État sanguinaire en Bolivie, ses tweets révèlent un homme extrêmement susceptible et vindicatif, doté d’un égo démesuré. Tout en soulevant la question de ses capacités intellectuelles. En mars 2020, Musk avait qualifié l’inquiétude liée à l’épidémie de Covid de « stupide », puis comparé le virus à un simple rhume et prédit qu’il n’y aurait plus aucun cas positif à partir du moins d’avril. Cent millions de cas et 1 million de décès plus tard, on peut y voir un effort de lobbyisme pour s’opposer aux confinements (Musk forcera ses employés à venir au travail en violation de la loi), ou une énième manifestation de sa bêtise.

Le milliardaire s’est laissé convaincre d’acheter Twitter par ses fréquentations libertariennes et réactionnaires, avant de réaliser que son offre d’achat était bien trop élevée. Il a déployé des efforts considérables pour faire annuler le contrat. Structurellement déficitaire, Twitter a refusé de céder et saisit les tribunaux. Le début du procès laissait peu de doute sur son issu, en plus d’embarrasser Musk en publiant ses communications personnelles ayant trait au rachat de la firme. Les 50 pages de SMS montrent à quel point Musk et ses conseillers n’avaient aucune idée de ce qu’ils faisaient. Tous les protagonistes apparaissent « incroyablement stupides », à l’exception notable de l’ancien PDG de Twitter.

Préférant limiter la casse, le patron de Tesla a finalisé l’achat. Depuis, rien ne se passe comme prévu. Musk a viré la moitié des employés sans prendre le temps de regarder lesquels étaient indispensables ni comment fonctionnait l’architecture du site, au point de devoir supplier certaines équipes de revenir. Il a augmenté le prix de la cafétéria et demandé aux salariés de doubler leurs horaires pour compenser le manque de main-d’oeuvre, tout en mettant fin au télétravail. Un gros tiers des employés a démissionné sur-le-champ, obligeant Musk à rétablir le travail en distanciel pour stopper l’hémorragie.

Si cette approche épouse sa manière de diriger ses autres entreprises, comme le notait le New York Times, il existe des différences notables. Les employés de Tesla et SpaceX peuvent être persuadés de travailler douze heures par jour six jours sur sept au nom de la colonisation de Mars ou de la démocratisation de la voiture électrique. Dans le cas de Twitter, il est difficile de vendre une mission allant au-delà du simple renflouement du porte-monnaie d’Elon Musk. D’autant plus que la situation est largement couverte par les journalistes, qui sont directement intéressés par le devenir de cet outil et profitent du fait que Musk ne peut pas s’empêcher de « live tweeter » les péripéties de sa reprise du site. Ses déclarations sur la liberté d’expression sont contredites par les nombreuses suspensions de comptes liés à la gauche américaine et l’intolérance qu’il manifeste envers ses critiques, qu’il s’agisse d’un économiste dont il suspend le compte ou de la firme Apple qu’il attaque publiquement. 

Ses déclarations ont effrayé les annonceurs, tout comme les propos qu’il a tenu avec eux en privé. En réalité, Musk est confronté à un dilemme insoluble. Il veut plaire à ses alliés politiques et médiatiques en relâchant la modération, mais ne veut pas perdre les annonceurs. Sa tentative d’introduction d’un service payant en étendant la pastille bleue normalement réservée aux comptes ayant prouvés leur identité s’est soldée par un échec hilarant. Les nouveaux utilisateurs « bleus » ont parodié les organisations et comptes officiels (y compris Musk, ses entreprises et ses principaux clients), forçant le milliardaire à suspendre le service. Ce résultat hautement prévisible n’avait pas été anticipé par le génie Elon Musk et son cercle de courtisans. 

En réalité, Musk est confronté à un dilemme insoluble : il veut plaire à ses alliés politiques et médiatiques en relâchant la modération, mais ne veut pas perdre les annonceurs effrayés.

Malgré tous ces couacs, la chute de Twitter parait improbable. Les usagers sont attachés à cette plateforme et Musk y a investi trop d’argent. Pour le reste, le futur du milliardaire semble s’assombrir. Tesla est confronté à plusieurs actions en justice pour violation du droit du travail. Ses concurrents proposent désormais une offre étendue de véhicules électriques et de systèmes de conduite semi-autonome. Le régulateur américain semble déterminé à rappeler la quasi-totalité des Tesla circulant aux États-Unis suite aux nombreux accidents impliquant son Autopilote, ce qui devrait logiquement faire plonger la capitalisation boursière de l’entreprise. À cela s’ajoutent les difficultés personnelles d’Elon Musk, accusé d’agression sexuelle et actuellement en procès pour une rémunération de 50 milliards de dollars qu’il se serait injustement octroyé. 

Pour échapper aux conséquences de ses actions, Musk est devenu un expert en surenchère et annonces grandiloquentes. Les premières victimes de cette fuite en avant sont ses employés, chargés de tenir les promesses irréalistes du patron en se tuant à la tâche. Qu’ils se retrouvent bloqués sur une île déserte sans nourriture, broyés par une machine sur une ligne de production ou simplement victimes de burn-out au nom d’une vision réductrice du futur. 

En admettant que Tesla ait accéléré l’adoption de la voiture électrique, Musk n’a fait que reproduire notre dépendance à ce mode de transport individuel en déplaçant la nature du problème écologique. Cette modeste contribution risque d’être compensée par l’impact climatique de la nouvelle course à l’espace initiée par SpaceX. À mesure que les projets d’Elon Musk échouent ou se révèlent être de gigantesques arnaques, il devient évident que la société tout entière paye l’hubris de ce visionnaire sans scrupule. Son histoire invite à une réflexion plus large sur le crédit qu’on accorde aux milliardaires et techno-solutionnistes, dont Musk représente l’ultime caricature.


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Hyperloop : les paradoxes d’une « révolution »

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Elon Musk, CEO of SpaceX and Tesla © Daniel Oberhaus (2018)

En 2013, l’iconoclaste patron de Tesla, Elon Musk, présente son idée du train du futur : l’Hyperloop. Il donne au monde les premières ébauches de ses travaux rassemblant quelques croquis, graphiques et études techniques. Cette nouvelle technologie « révolutionnaire » devrait permettre de se rendre de Paris à Marseille en moins d’une heure. Il est néanmoins nécessaire de questionner l’utilité politique et environnementale d’une telle avancée technique, ainsi que son modèle économique.


LA CONCURRENCE COMME MOTEUR

« Quand je l’explique à mes enfants, je leur dis simplement que c’est “un train, très, très rapide”, pour ne pas dire supersonique, qui est “très très propre” et qui va relier toutes les villes du monde. » explique Dirk Ahlborn, patron d’Hyperloop Transportation Technology.

Elon Musk invite le monde à s’approprier ses premières ébauches d’études, qu’il rend libre de droits sous format open source, dans un document de 57 pages, en arguant qu’il n’a pas le temps de s’en occuper lui même. Mais développer cette technologie est évidemment extrêmement coûteux et l’open source de Musk se transforme rapidement en mise en concurrence du peu de start-up capables de lever les fonds nécessaires. Quelques entreprises se battent aux quatre coins de la planète pour être la première à mettre au point l’Hyperloop. Deux ont investi récemment en France : Hyperloop TransPod à Limoges et Hyperloop Transportation Technology à Toulouse. Ce n’est donc ni SpaceX ni Tesla, ou une autre compagnie géante du monde technologique, qui mène cette recherche, mais bien de petits acteurs frontalement concurrents. Les recherches sont en cours, ponctuées de coups de communication et de secrets industriels.

https://www.spacex.com/sites/spacex/files/hyperloop_alpha.pdf
Croquis original de l’Hyperloop imaginé par Musk © SpaceX

À Toulouse on annonce régulièrement avoir « achevé les pistes d’essais », être en train de « procéder aux premiers tests » et même avoir « pris le temps de concevoir et de construire un système commercialement viable » pour cette première ligne-test actuellement en fin de construction, selon le PDG d’Hyperloop TT. Hyperloop TransPod se targue d’avoir obtenu les permis de construire à Limoges, entre deux visites à l’étranger, notamment en Thaïlande où Sébastien Gendron, le PDG, « a rencontré celui qui est pressenti pour devenir le prochain Premier ministre et qui souhaite créer une ligne Hyperloop entre Phuket, Bangkok et Chiang Mai », selon la presse. Les affaires marchent, les projets se multiplient et la science avance, mais la concurrence fait rage.

Cette technologie, qui doit révolutionner le monde du transport et changer le quotidien de millions de personnes selon ses promoteurs, se trouve donc au centre d’une guerre économique sans merci. Plutôt que de coopérer, les petits acteurs isolés sont incités à dépasser leurs concurrents le plus tôt possible, faute de quoi ils mettront la clé sous la porte. Cette situation n’étonne plus grand monde aujourd’hui, mais force est de constater qu’elle contraste fortement avec la précédente innovation en termes de transport à grande vitesse : le développement du TGV Français dans les années 70, conduit sur instruction du gouvernement, par une entreprise publique.

Elon Musk, loin d’avoir oublié cette histoire, en est le premier bénéficiaire : ses milliards lui permettent de racheter au prix fort la première startup capable de propulser son train à plus de 1000 km/h. Et même si ces entreprises déposent au fur et à mesure de leurs recherches différents brevets commercialisables, mieux vaut ne pas décevoir les investisseurs, notamment la SNCF ou General Electric dans le cas d’Hyperloop One, troisième startup dans la course.

Les territoires risquent d’être les grands perdants de la course à l’Hyperloop.

Même la gestion interne de cette innovation est 2.0. Comme le révèlent les Echos au sujet de l’implantation des bureaux de recherche d’Hyperloop TT à Toulouse : « le centre de R&D n’emploie encore que 10 salariés, au lieu des 25 prévus. Il fait aussi travailler une dizaine de personnes d’autres entreprises car la jeune pousse américaine a un modèle particulier : elle n’emploie que 60 salariés mais mobilise 800 personnes rémunérées en stock-options. » La rémunération en stock-options (c’est à dire en parts de l’entreprise) est un autre moyen de pousser ses associés à donner le meilleur d’eux même sur le champ de bataille économique. Si Hyperloop TT gagne la course, ces 800 personnes s’enrichiront considérablement, proportionnellement à la valeur de l’entreprise qu’ils auront contribué à créer. À l’inverse, les parts des entreprises perdantes risquent de ne pas valoir grand chose.

Certes, ces entreprises perdantes trouveront à n’en pas douter une pirouette économique pour revendre ou ré-exploiter les recherches engagées. Le gâteau mondial du déploiement de cette technologie semble si énorme qu’elles pourraient même retourner la situation et s’arranger entre elles pour se le partager. À l’inverse les territoires risquent d’être eux, les grands perdants de la course à l’Hyperloop.

LES POUVOIRS PUBLICS ET LE SOLUTIONNISME TECHNOLOGIQUE

L’imaginaire collectif valorise le progrès, la vitesse et l’innovation. Voilà en partie pourquoi ce projet est plébiscité partout et distille sa dose de rêve autant chez les enfants que dans les bureaux des métropoles, régions et autres collectivités territoriales. Vincent Léonie, président de l’association Hyperloop Limoges et adjoint au Maire de la ville déclare : « La Silicon Valley, au départ il n’y avait rien, et nous sommes sur le même principe. Aujourd’hui, à Limoges, les terrains sont disponibles et bon marché, nous avons de l’intelligence avec notre université. Nous défendons le désenclavement par notre intelligence pour montrer ce que l’on est capable de faire. Imaginez un Francfort-Paris-Limoges-Barcelone ! » À Châteauroux, à qui Hyperloop TransPod a promis une future ligne reliant Paris en 20 minutes, on chante également les louanges de la technologie. La Métropole a rejoint en mars cette association Hyperloop Limoges. « Nous ne voulons pas passer à côté de quelque chose qui peut être une opportunité pour le territoire », affirme Gil Avérous, président de Châteauroux Métropole.

Les métropoles françaises sont loin d’être les seules à s’associer à ces startup et à entrer indirectement dans cette course concurrentielle à l’innovation. Hyperloop TT a su gagner le cœur de l’Europe de l’Est en signant un accord avec les autorités slovaques pour étudier la faisabilité d’une liaison des trois capitales Vienne, Bratislava et Budapest, ainsi que des deux plus grandes villes de Slovaquie, Bratislava à l’Ouest et Kosice à l’Est. Chacun y trouve les avantages qu’il veut bien y voir, Vazil Hudak, ministre de l’Économie de la République slovaque estime que « La construction de l’hyperloop dans notre région d’Europe Centrale permettrait de réduire sensiblement les distances entre nos agglomérations ». Et des dires de l’entreprise : « Il est maintenant crucial pour nous de collaborer avec des gouvernements autour du monde. »

C’est également dans cette optique qu’un projet est en cours chez Hyperloop TT pour relier Abou Dhabi à Dubaï. Hyperloop One se concentre quant à lui sur les Etats-Unis et travaille à relier Los Angeles à San Francisco pendant que le Canadien TransPod tente de relier Toronto à Windsor, dans l’Ontario.

Les élus écologistes de la région Nouvelle Aquitaine, qui s’opposent aux Hyperloop, indiquent dans un communiqué en 2018 que : « Les promoteurs du projet Hyperloop exercent un lobbying intense auprès des collectivités et des médias. » À n’en pas douter ces promoteurs défendent leurs projets et tentent de convaincre les élus de son utilité. Sa facilité d’implantation s’explique donc par des efforts de lobbying mais aussi et surtout par une foi inébranlable de l’imaginaire collectif en un progrès forcément bénéfique, car relevant d’une innovation technologique.

Seul compte le dynamisme économique et le rayonnement territorial ; peu importe l’utilité sociale réelle de ces innovations et les conséquences environnementales néfastes.

Le solutionnisme technologique, c’est l’idée développée notamment par Evgeny Morozov et promulguée par la Silicon Valley, selon laquelle Internet, l’innovation et le progrès technique apporteront toutes les réponses aux problèmes sociétaux. Cette idée transparaît dans toutes les prises de paroles grandiloquentes autour de cette nouvelle technologie. Selon Morozov, qui déconstruit régulièrement l’enthousiasme autour des promesses techniques, ce solutionnisme a un problème fondamental : il construit un Silicon Paradise en répondant le plus souvent à des problématiques erronées. « Ce qui pose problème n’est pas les solutions qu’ils proposent, mais plutôt leur définition même de la question », dit-il. Pourquoi une telle vitesse ? Quel intérêt la majeure partie de la population aura-t-elle à voir se construire des lignes reliant Marseille à Paris en moins d’une heure ? Face à la catastrophe environnementale annoncée, la vitesse est-elle réellement plus intéressante que la transition écologique ?

Mais « les plus grands industriels viennent réussir ici, (…) Toulouse Métropole confirme avec éclat son statut de territoire des transports de demain », affirme Jean-Luc Moudenc, Maire de Toulouse au lendemain de la signature de contrat avec Hyperloop TT en 2017. Seul compte le dynamisme économique et le rayonnement territorial ; peu importe l’utilité sociale réelle de ces innovations et les conséquences environnementales néfastes.

CACHER UNE FAISABILITÉ ET UNE UTILITÉ DISCUTABLE

Si les entreprises engagées dans cette course trouveront probablement, comme évoqué précédemment, des issus de secours en cas de panne des projets Hyperloop, il n’en sera probablement pas de même pour les collectivités qui auront largement subventionné des projets disparus, qui se retrouveront potentiellement avec des infrastructures inutiles sur leur territoires, et qui risquent gros avec le départ de ces startup. À Toulouse par exemple, Hyperloop TT fut accueilli en grande pompe et se trouve aujourd’hui au cœur d’une nouvelle zone d’innovation centrée sur les transports de demain, au sein de laquelle lui ont été cédée de larges terrains. Si son arrivée fut bénéfique pour l’image et l’attractivité territoriale de la ville et de cette nouvelle zone de Francazal, son départ en cas de rachat ou de faillite pourrait être à l’inverse très négatif et déconstruire un processus en cours de polarisation territoriale de l’innovation.

Car il faut bien le dire, les critiques pleuvent à l’égard des projets Hyperloop. D’abord, le format startup pose la question de l’inscription de ces entreprises dans le temps. Elles donnent l’impression de vouloir s’insérer durablement sur les territoires où elles s’installent, pourtant les start-up qui marchent sont souvent rachetées par les géants de la tech. Le format de ce marché pousse à croire qu’une fois la technologie maîtrisée, SpaceX (où un autre géant) sera prêt à débourser des millions pour racheter l’heureuse élue. Si cette élue est Hyperloop TT, qu’adviendra-t-il des pistes de tests et des bureaux toulousains ? Musk continuera-t-il ses essais en Europe ou se concentrera-t-il sur son projet initial : une ligne San Francisco – Los Angeles ?

Ces questions surviennent finalement après les principales : cette technologie sera-t-elle un jour maîtrisée ? Est-il réaliste de penser qu’un modèle économique viable émergera de ces expériences ? Aujourd’hui, les entreprises qui se targuent d’avoir réussi leurs premiers tests, notamment Hyperloop One dans le désert du Nevada, n’ont pas encore dépassé les 400 km/h, bien loin donc des plus de 1000 km/h annoncés. Tout en annonçant des commercialisations pour 2020/2021, les startups laissent entendre que de nombreux défis techniques restent à relever.

https://www.spacex.com/sites/spacex/files/hyperloop_alpha.pdf
Carte originale de l’Hyperloop imaginé par Musk reliant Los Angeles à San Francisco © SpaceX

Les inquiétudes des ingénieurs, en externe et en interne, se focalisent sur la sécurité, le freinage, le nombre de capsules, etc. François Lacôte, ingénieur polytechnicien français et ancien directeur technique d’Alstom Transport, publie ainsi en avril 2018 avec l’Association des Lauréats de la Fondation Nationale Entreprise et Performance (Club Pangloss), une étude qui affirme que les défis techniques évoqués sont en fait des impasses techniques. Dans cette étude au titre univoque : « Hyperloop : formidable escroquerie technico-intellectuelle », il évoque les problèmes liés à la vitesse, notamment le fait que « là où les systèmes ferroviaires à grande vitesse actuels permettent un espacement à 3 minutes, soit un débit théorique de 20 trains à l’heure, l’Hyperloop, avec un débit théorique de 10 navettes à l’heure, ne devrait pas pouvoir faire mieux ». Pour lui, la taille des capsules pose également problème puisque selon ses calculs, « le débit théorique du système Hyperloop (1000 passagers par heure) est 20 fois inférieur au débit théorique du système TGV (20 000 passagers par heure). Ce qui est un bilan économique complètement impossible, même avec un coût d’infrastructure proche de celui du système TGV, alors qu’il lui est très largement supérieur. »

Ces considérations techniques posent donc la question du modèle économique d’Hyperloop. Ses promoteurs, notamment E. Musk dès les débuts, ont affirmé que ce mode de transport serait « économique ». En estimant par exemple les coûts de construction des infrastructures à 11,5 millions de dollars du mile (1,6 kilomètre), soit un coût moindre que celui du TGV. Problème : Forbes aurait eu accès à des documents internes d’Hyperloop One estimant le coût de la liaison entre Abou Dhabi et Dubaï à 4,8 milliards de dollars, soit 52 millions de dollars par mile. Ces coûts varient en fait totalement en fonction de la localisation des constructions et sont principalement liés au fait que pour atteindre des vitesses telles, les lignes Hyperloop doivent être totalement rectilignes (bien plus que celle d’un train classique) et nécessitent donc la construction de multiples ponts, tunnels et autres infrastructures extrêmement coûteuses.

« Nous voulons que ce soit un moyen de transport démocratique »

En croisant cette information avec l’idée que les capsules Hyperloop ne pourront contenir qu’un nombre limité de voyageurs et que leur fréquence ne pourra pas être trop importante, comment croire les promesses de Shervin Pishevar, membre fondateur d’Hyperloop One qui assure que l’Hyperloop sera « moins onéreux » pour les usagers « que n’importe quel système existant » ? Surtout quand cette promesse repose sur l’idée que ce faible coût se basera sur le fait que : « Vous n’avez plus de roues en acier qui frottent sur quelque chose. C’est sans contact. Donc vous n’avez pas d’érosion du matériel. » La baisse des coûts de maintenance couvrira-t-elle réellement l’ensemble des investissements évoqués plus haut ?

Au vu des données technico-économiques il semble que seul un plan d’investissement massif de la part d’un État pourrait permettre le déploiement d’Hyperloop en dehors des pistes d’essais. Mais se pose alors la question de son utilité sociale et environnementale.

POURQUOI ALLER PLUS VITE ?

Si les intérêts des différents promoteurs sont clairs : le profit grâce à l’innovation et la disruption, la construction de ce profit dépendra probablement de leur capacité à convaincre les acteurs publics de l’intérêt même de leur technologie, de leur capacité à vendre leurs innovations aux seuls acteurs capables de les déployer, ou en tout cas de les aider à la déployer. Mais pourquoi un État investirait-il dans cet accélérationnisme ?

Puisque la vitesse profite aux plus aisés, investir dans cette dernière se fait donc au détriment des plus défavorisés. Le risque est donc de développer un transport fondamentalement inégalitaire sous couvert de révolution du monde des transports.

Certains chercheurs tentent déjà de montrer depuis des années, en questionnant la notion d’intérêt général, les problèmes liés de la multiplication des lignes LGV en France. Julien Milanesi note notamment que « L’observation a malheureusement l’allure de l’évidence, mais plus on est riche et plus on voyage ». Il étaye son analyse par des chiffres de fréquentation montrant finalement que « l’investissement public dans de nouvelles lignes à grande vitesse n’est pas socialement neutre ». Puisque la vitesse profite aux plus aisés, investir dans cette dernière se fait donc au détriment des plus défavorisés. Que penser alors d’un potentiel nouvel investissement dans des lignes qui seront probablement encore plus élitistes ? Aujourd’hui les lignes à grande vitesse existantes profitent statistiquement plus à ceux qui peuvent se permettre de partir en vacances régulièrement ou à ceux qui peuvent se permettre d’habiter à Bordeaux pour travailler à Paris. Le risque est donc de développer un transport fondamentalement inégalitaire sous couvert de révolution du monde des transports. Même le député de la majorité Cédric Villani, dans un rapport daté de 2018, craint que ce nouveau mode de transport crée un « système de transports à deux vitesses […] où les plus rapides sont réservés aux plus riches ». Mais le député LREM conclu son rapport en annonçant que « La France […] doit veiller à développer ses capacités de R&D et d’innovation, publique comme privée, dans ce secteur dont les enjeux de propriété intellectuelle peuvent être importants ». Concurrence internationale oblige, si nous ne développons pas cette technologie, nos voisins le feront à notre place. Les craintes autours de possibles conséquences sociales néfastes sont vite balayées face aux opportunités de croissance.

Pourtant, développer un transport élitiste n’est pas le seul problème. Relier les métropoles ne sera pas sans conséquences pour les territoires ruraux exclus de ces avancées techniques. Si les TGV peuvent utiliser les petites gares, les projets Hyperloop souhaitent relier les grandes villes en oubliant totalement les périphéries. Pour établir à nouveau une comparaison avec les LGV, Milanesi montre que la croissance et le dynamisme économique promis aux collectivités investissant dans le développement de ces lignes se construit au détriment des autres territoires. L’activité promise ne se crée pas avec l’arrivée d’une LGV, elle se déplace plutôt des périphéries vers les centres urbains. La fracture territoriale existante risque donc encore de s’alourdir. « Vouloir relier deux grandes villes au détriment des transports de proximité, c’est tuer les villes moyennes », affirment les élus écologistes.

https://en.wikipedia.org/wiki/N700_Series_Shinkansen#/media/File:Line_scan_photo_of_Shinkansen_N700A_Series_Set_G13_in_2017,_car_02.png
The Shinkansen N700A Series Set G13 high speed train travelling at approximately 300 km/h through Himeji Station © Dllu

Mais la nécessaire évolution de nos modes de déplacement vers des moyens de transport propres ne justifie-t-elle pas les problèmes évoqués jusqu’à présent ? Car c’est la grande promesse des Hyperloop : « Faster, Cheaper, Cleaner » ; un train « très très propre ». Cette technologie se trouve en fait dans une sorte de flou permanent, que ses promoteurs entretiennent largement. Elle serait un nouveau moyen de transport entre le train et le métro, avec, grâce à sa vitesse, l’objectif de remplacer l’avion, moyen de transport le plus coûteux en émissions.

Le premier problème se situe dès le début, au niveau de ce flou. Hyperloop veut établir un report modal des usagers de l’avion, mais aussi de ceux du train voulant se déplacer plus vite, tout en développant une technologie à faible capacité d’accueil, ne pouvant évidemment pas traverser les Océans. Il paraît donc étonnant de penser qu’elle pourra un jour, même déployée à son maximum, supplanter l’aéronautique. D’autant que l’aéronautique reste un secteur industriel majeur qui trouvera les moyens de se distinguer pour survivre, par exemple en développant de nouveaux avions supersoniques extrêmement polluants. Hyperloop risque donc de créer un nouveau besoin, un nouveau marché, de nouveaux débouchés, de nouvelles possibilités de croissance ; mais ne sauvera pas la planète. Au contraire, cette technologie semble avoir un impact très négatif sur notre environnement.

On imagine le coût écologique entraîné par le va-et-vient de tous ces camions, coulant le béton tous les 25 mètres pour construire les pylônes nécessaires à la création des lignes .

Les promesses initiales sont tout de même à prendre en compte. Des panneaux solaires pourraient être installés sur les tubes pour permettre une autosuffisance relative, voire un excédent de production électrique. Un moyen de transport autosuffisant semble effectivement très intéressant écologiquement. D’autant que la pollution sonore sera inexistante grâce aux tubes, qui permettent aussi d’éviter les accidents, notamment avec les animaux traversant les voies. Mais se pose à nouveau le problème fondamental de la construction des infrastructures. Nous l’avons évoqué, la nécessaire linéarité des voies risque de conduire à des coûts financiers astronomiques, qui se transformeront en coûts environnementaux. Ce transport écologique en ligne droite devra, pour atteindre les vitesses espérées, fendre les montagnes, traverser des zones protégées, déboiser des forêts, passer au dessus des exploitations agricoles… Et même si TransPod affirme que pour la ligne Le Havre-Paris « les agriculteurs pourront cultiver leurs champs sous les lignes », on imagine aisément les expropriations nécessaires, les destructions d’espaces naturels, et surtout, le coût écologique entraîné par le va-et-vient de tous ces camions, coulant le béton tous les 25 mètres pour construire les pylônes nécessaires à la création des lignes.

Le doute s’installe donc quand à l’utilité économique, sociale et environnementale d’une telle innovation révolutionnaire et disruptive. Greenwashing ou réelle volonté d’apporter un renouveau écologique au monde du transport, largement responsable d’une part importante des émissions ? Le doute s’installe à nouveau lorsque l’on sait que parmi les principaux intéressés par le déploiement de cette technologie se trouve Amazon, grand défenseur s’il en est de la cause écologique, qui aimerait livrer ses colis toujours plus rapidement.

Cette histoire montre en tout cas comment, toujours aujourd’hui, face au désastre environnemental annoncé, notre système économique favorise l’innovation, source de croissance, plutôt que la recherche de solutions réelles. Un mode de transport autosuffisant semble être une bonne idée, mais comme le disent les élus écologistes de la Nouvelle Aquitaine : « Sans faire beaucoup de calculs, si on couvrait la voie SNCF d’un nombre suffisant de panneaux photovoltaïques, on pourrait arriver aux mêmes résultats. »

 


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