L’industrie culturelle : la culture contre elle-même

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Philosophe, musicologue et critique d’art, Theodor W. Adorno a imprimé sa pensée dans de nombreux domaines. De la littérature au politique en passant par la musique, ses réflexions prolifiques ont souvent été caricaturées en raison de leur complexité et des prises de position radicales de l’auteur. Toutefois, un certain nombre d’idées ont pénétré la sphère des sciences sociales et ont fait du père fondateur de l’école de Francfort une figure incontournable pour penser la modernité, la domination ou la culture de notre époque. Le concept d’ « industrie culturelle » est ainsi devenu un lieu commun de la sociologie qui nous avertit du détournement de la culture et de ses dangers sur la société dans son ensemble.

Chaque jour, plus de 76 millions de vidéos musicales sont consommées sur YouTube rien qu’en France, tandis que les vidéos musicales y représentent désormais la principale source de monétisation. L’écoute de masse est une réalité bien ancrée dans les habitudes et implique des enjeux financiers importants. Parallèlement à cette consommation boulimique de musique, la production musicale a évolué en développant une forme de séparation du travail (réparti entre beatmakers, ghostwriters, topliners, musiciens et vedette), une production concurrentielle qui cherche l’impact sur les auditeurs (notamment via la guerre du volume et la répétition des morceaux) et une uniformisation des morceaux dans leur ensemble – durée, thèmes, instruments et même mélodies. Tous ces éléments sont en lien direct avec la volonté de rationaliser la production, c’est-à-dire d’organiser l’activité de sorte qu’elle soit le plus rentable possible. La rationalisation est apparue avec le fordisme et le taylorisme puis s’est développée, tant qualitativement que quantitativement, jusqu’à englober toute la production matérielle. Toutefois, avec l’organisation d’une production artistique massive, la rationalisation sort de la sphère purement matérielle et s’attaque à la culture en tant que système de pratiques et de symboles dont le but original n’est pas la lucrativité mais le développement de l’être humain en tant que tel.

Ce phagocytage de la culture par la logique industrielle est ce que Max Horkheimer et Theodor Adorno ont développé dans leur ouvrage La Dialectique de la Raison et ont nommé « industrie culturelle » (ou Kulturindustrie en allemand). Ils explorent le concept central de la deuxième partie de l’ouvrage, « La production industrielle de biens culturels » pour démontrer la manière dont la raison peut se retourner contre elle-même au sein de la sphère culturelle. Pour cela, plusieurs grands axes émergent : la standardisation, la pseudo-identité et en dernier lieu l’aliénation.

« Les biens culturels ne sont alors plus conçus pour eux-mêmes, mais en vue de leur valeur d’échange sur le marché culturel. »

Standardisation

La standardisation est une notion clé pour comprendre le fonctionnement de l’industrie culturelle : dans la mesure où des millions de gens ont désormais accès à l’offre culturelle à travers les médias de masse, le secteur culturel a recours à des modes de productions industriels, ceux d’une production standardisée. En effet, pour satisfaire une telle masse de consommateurs, il faut pouvoir répondre à des millions de besoins, ce qui implique une planification de la production. Non seulement il faut pouvoir fournir suffisamment de produits, ce qui exige que ceux-ci soient faciles à fabriquer, mais il faut également prévoir leur promotion et leur acheminement afin qu’ils couvrent la demande sur tout le territoire concerné. La notion d’industrie culturelle se définit donc principalement par la rationalisation de la production et la planification de sa réception.

Dans le cadre de la musique, médium de prédilection d’Adorno, cette rationalisation passe par la standardisation, c’est-à-dire l’imposition de normes auxquelles le produit doit se soumettre. Il y a ainsi un certain nombre de critères qui sont imposés aux œuvres musicales et que l’on retrouve encore de nos jours : pont en fin de refrain qui ramène vers une nouvelle occurrence, signature rythmique symétrique, accents sur les deuxièmes et quatrièmes temps, etc. Ce sont des éléments que l’on retrouve dans beaucoup de morceaux, par exemple Money For Nothing de Dire Straits, qui parodie pourtant la consommation culturelle de la classe moyenne américaine. Loin d’un seul effet d’habitude, ces standards entraînent une répétition de la production musicale : puisque toutes les musiques qui sont produites doivent se soumettre à ces mêmes schémas, toutes sont semblables dans leurs structures métriques et harmoniques. Ce schéma se retrouve ainsi toujours dans beaucoup de morceaux à succès de nos jours, par exemple Blinding Lights de The Weeknd qui a été n°1 du Billboard 2020, comme Money For Nothing 25 ans avant elle. Le produit culturel se voit réduit à une quasi-répétition permanente, contraint par des standards qu’il doit sans cesse reproduire.

Puisque l’industrie culturelle impose ses critères à toutes les œuvres qu’elle produit, rien n’en sort qui ne soit marqué de son sceau. Par force d’habitude, les standards de l’industrie culturelle deviennent alors l’idiome de référence dans lequel il faut évoluer. La répétition de ces normes musicales permet ainsi à la fois de produire aisément des chansons, mais également que celles-ci soient plus facilement intégrées par les consommateurs, car la récurrence de caractéristiques reconnaissables entre dans un idiome artistique commun correspondant au modèle standard de l’industrie culturelle. La sphère de la musique populaire est ainsi gagnée par une double contrainte de répétition : non seulement celle qui lui est imposée « par le haut », qui l’oblige à se soumettre aux standards de l’industrie, mais également celle venue « du bas » où la répétition d’éléments identiques a créé l’attente de ceux-ci chez les consommateurs, lesquels refusent à présent des chansons ne les contenant pas. Les standards deviennent ainsi une seconde nature, à la fois pour les musiques et pour les consommateurs, et la sphère culturelle elle-même en vient à fonctionner par et selon les critères industriels.

Il n’est alors plus possible pour l’œuvre de se développer selon ses propres désidératas, elle ne peut que se soumettre à des normes dont la justification est extra-esthétique : facilitation de la production, effet produit sur les auditeurs, facilité de mémorisation, etc. Les biens culturels ne sont plus conçus pour eux-mêmes, mais en lien avec leur valeur d’échange sur le marché culturel. Ce ne sont plus des objets d’expérience artistique avant tout, mais des marchandises fabriquées en masse visant à garantir des bénéfices maximaux à leurs producteurs.

« Les standards n’ont donc pas simplement pour objectif de rendre la production plus facile, ils servent à induire des réactions chez l’auditeur, à susciter une émotion et une réaction chez lui grâce à une panoplie de gadgets que l’on mobilise selon les besoins. »

Réaction et pseudo-identité

La répétition était déjà présente bien avant l’émergence de l’industrie culturelle. On peut retrouver une répétition formelle dans le cas de la forme-sonate, qui a été utilisée par de très nombreux compositeurs, ou une répétition mélodique comme dans la Sérénade pour cordes de Dvorak. Toutefois, la répétition de l’industrie culturelle est qualitativement différente de celle qui pouvait avoir cours auparavant. L’enjeu se trouve principalement dans la notion de standardisation, qui n’implique pas seulement la répétition, mais aussi l’application mécanique d’un procédé. Avec la standardisation, l’œuvre est soumise à un procédé qui ne tient pas compte du rapport esthétique interne à l’œuvre. Ce qui compte n’est plus la logique de l’œuvre, son évolution inhérente et indépassable, mais son efficacité sur l’auditeur. En effet, si la structure des œuvres n’a, comme le laisse penser Adorno, aucune cohérence intrinsèque, pourquoi faudrait-il que celles-ci suivent toujours les mêmes procédés tandis qu’il serait sans doute plus simple de créer littéralement n’importe comment ? Si les standards sont aussi rigides, c’est parce qu’ils cherchent à fabriquer un certain type d’œuvre : celui qui rapporte le plus. Par conséquent, les standards ne sont pas choisis au hasard : pour reprendre l’exemple de la musique, il faut que les chansons soient dansantes et produisent un effet sur les auditeurs, qu’ils puissent mémoriser des airs entêtants, que le refrain soit clairement identifiable du reste du morceau, etc. Au sein de toutes les marchandises culturelles, leur soumission à l’industrie culturelle fait que ce qui compte n’est pas leur qualité, mais leur capacité de produire une réaction chez l’auditeur, littéralement de lui « faire de l’effet ». Les standards ont donc été sélectionnés selon leur capacité à mettre la chanson dans les esprits, à donner envie de danser, de taper le rythme du pied, de secouer la tête, etc. La construction d’une œuvre digne de ce nom devient alors impossible puisque les différentes parties ne se succèdent pas selon leur pertinence artistique, mais en tant que stimuli atomisés pris dans une structure qui les force ensemble sans lien pérenne entre eux. Les standards n’ont donc pas simplement pour objectif de rendre la production plus facile, ils servent à induire des réactions chez l’auditeur, à susciter une émotion et une réaction chez lui grâce à une panoplie de gadgets que l’on mobilise selon les besoins.

Photographie d’Adorno au piano.
Musée Guggenheim, Suisse.

Une simple attention portée à notre autoradio tend à donner raison aux constats de l’industrie culturelle. Toutefois, ce même bon sens voit très vite une objection à cela : il y a différents styles artistiques, et ils n’ont rien à voir entre eux. Un passage chez un disquaire nous le rappelle bien : il y a le rayon Rock, puis le rayon Jazz, puis le rayon Variété française, puis le rayon Rap, etc. Et même parmi ces genres musicaux, on distinguera une ballade d’un groove, d’un tube, etc. Cela n’a pas échappé aux auteurs francfortois, et la réponse se trouve là encore comprise dans le concept d’industrie culturelle. À travers cette apparente diversité, les distinctions servent moins à organiser les œuvres que les auditeurs eux-mêmes. Chaque genre aura bien ses qualités spécifiques : un son de guitare distordu pour le Rock moderne, l’usage de beats pour le Rap, des paroles en français pour la Variété française, mais toutes ces différences ne changent rien à la structure des morceaux dans laquelle se retrouvent les standards de l’industrie culturelle. Bien entendu, les standards peuvent changer quelque peu d’un genre musical à un autre : on attendra souvent un solo de guitare dans un morceau de Rock tandis qu’on ne sera pas choqué par l’autotune dans le Rap contemporain, mais la structure des morceaux et leurs codes, eux, ne changent pas. Ces différents genres musicaux servent alors à anticiper les attentes des auditeurs voire à les conditionner. Chacun trouvera dans un style musical des groupes qui lui « parlent » ou qui renverront à sa situation sociale et, en répartissant ainsi les auditeurs selon des genres musicaux et des catégories spécifiques, l’industrie culturelle peut anticiper précisément la consommation musicale et adapter ses produits en fonction. Cette différence, qu’Adorno considère comme superficielle, sert alors à donner l’impression que les auditeurs ont toujours le choix et que les morceaux produits sont variés. L’identité se cache derrière une pseudo-différence, mais les produits continuent de suivre les mêmes structures lucratives (voir La massification culturelle : une fatalité pour la scène techno ?). On peut également envisager une dimension idéologique à cette diversité. En produisant des types différents, les principales entreprises de l’industrie culturelle font croire qu’il y a une vraie diversité d’acteurs, qu’il n’y a pas de monopole et que la concurrence règne toujours – ce qui ne pourrait être qu’une idéologie au vu de la puissance des principaux labels et majors artistiques.

La pseudo-individualisation s’étend par ailleurs au-delà des styles, elle pénètre l’intérieur des morceaux pour soulager leur standardisation. Nous l’avons vu, les produits de l’industrie culturelle doivent d’une part se conformer aux standards afin d’entrer dans l’idiome et ne pas contrarier les habitudes des consommateurs ; mais d’autre part, ils doivent se démarquer pour ne pas être noyés dans la masse de la production et susciter de l’effet chez l’auditeur. Des exigences contradictoires, en somme, en ce que le produit doit être comme tous les autres… mais différent. La pseudo-individualisation permet de masquer la plaie par une nouveauté de surface. Tandis que la structure de l’œuvre reste conforme aux standards industriels et que sa composition ne diverge pas trop de ce qui a cours au moment de sa production, on l’orne d’éléments excentriques, de légères irrégularités, d’une production particulière, etc. On peut ainsi penser respectivement à Lean On de Major Lazer, à Zombie de The Cranberries et à la mode actuelle du Lo-fi. On retrouve alors ce qu’Adorno appelle la « pseudo-individualisation »1 : l’apparence de spécificité d’un produit en fait structurellement similaire à tous les autres. Les résidus d’artisanat que contient l’industrie culturelle servent alors parfaitement ce but en laissant aux individus la possibilité de se distinguer dans les couches les plus superficielles de leur production puisque cette pseudo-individualisation permet à la fois de marquer les auditeurs par son apparente nouveauté et de masquer le toujours-semblable de la structure de l’œuvre.

L’industrie culturelle doit donc se comprendre comme la transformation d’une création artistique authentique en une production industrielle rationalisée selon des standards déterminés. Les produits qui en sortent ne sont plus déterminés par leur logique propre, de manière autonome, mais par des raisons qui sont extérieures à l’art et à la culture – à savoir des motifs économiques. En subordonnant tous les produits à de mêmes standards de production, la culture ne peut devenir qu’une éternelle reproduction d’éléments identiques. L’imitation devient ainsi la norme dans l’industrie culturelle ; ce faisant, elle nivelle la culture en imposant ses références du toujours-semblable à la société tout entière. Cela saborde les potentialités d’émancipation, car c’est la possibilité de l’individualité qui est mise à mal.

« L’enfant capricieux peut se boucher les oreilles, mais quand la musique de l’industrie culturelle est partout, il faut renoncer à l’ouïe pour y échapper. »

Contrainte de répétition

La logique de répétition qu’impose l’industrie culturelle par la standardisation de ses produits place le sujet face au toujours-semblable, à une récurrence sans fin de caractéristiques identiques recouvertes d’un vernis de différenciation. Cette similarité pesante est renforcée par ce qu’Adorno qualifie de « matraquage » c’est-à-dire la diffusion des mêmes œuvres par les médias de masse. L’appauvrissement devient double : on entend non seulement des produits n’ayant que peu de différences entre eux, et, parmi ceux-ci, certains sont sans cesse rabâchés par les médias. L’être humain se voit alors placé dans une situation suffocante où la culture n’est pas vécue comme un espace de liberté mais de contrainte. Cela anéantit ses possibilités de résistance, car l’air en vogue est tant répété qu’il en devient étouffant. Le matraquage détruit toute possibilité de résistance, il ne reste plus que la possibilité de « faire avec », car même si on peut éteindre ses médias personnels (poste de radio, journaux, télévision, etc.), on ne peut éteindre ceux qui diffusent dans les rues, dans les commerces, dont les gens parlent, etc. Grâce à ce matraquage et en occupant les espaces de manière monopolistique, l’industrie culturelle crée l’accoutumance à ses produits et à ses recettes, de sorte que le sujet, ne trouvant aucune issue possible, devient contraint d’accepter le fatum inexorable. La passivité est imposée au sujet, qui n’a pas son mot à dire sur ce qu’il entend, dans un grand nombre de lieux qu’il fréquente. L’enfant capricieux peut se boucher les oreilles, mais quand la musique de l’industrie culturelle est partout, il faut renoncer à l’ouïe pour y échapper. La situation est aggravée par la pauvreté des œuvres diffusées. Quoi que tout aussi oppressante, on peut cependant supposer que la diffusion constante d’œuvres riches et exigeantes puisse former les goûts de l’auditeur, l’habituer à une certaine diversité. Ce n’est ici pas le cas en raison de la superficialité des morceaux produits massivement – d’autant plus de nos jours où l’incorporation de nos préférences et de nos habitudes d’écoutes par des algorithmes sert à nous faire écouter toujours plus de musique en nous proposant d’autres morceaux similaires, créant par là même un flux continu de musique à consommer qui nous est agréable et familier. Les produits de l’industrie culturelle qui nous sont proposés sont pauvres en raison des standards qui les contraignent et surtout parce qu’il ne faut pas qu’ils soient trop compliqués : ils doivent être faciles à mémoriser et ne rien laisser à l’interprétation de l’auditeur – seulement un thème facilement identifiable et qui reste en tête immédiatement. Le sujet devient à la fois passif et contraint d’entendre toujours la même chose. Cela empêche le développement de l’individualité, élimine la relation d’échange entre la société d’une part et l’humain d’autre part, un humain considéré comme personne capable de jugement indépendant et de décision. La passivité entraine l’absence de relation, tandis que la répétition du toujours-semblable exclut toute pensée critique et autonome, car ses codes deviennent une seconde nature. Il ne reste que la soumission face au monopole du réel standardisé.

Contrairement aux œuvres d’art qui peuvent être amenées à une existence autonome, les produits culturels cherchent à produire de l’effet avec des structures simples, des procédés facilement identifiables, à susciter la reconnaissance et l’assentiment de l’auditeur, et ce afin de faciliter l’achat. Ils se réduisent à un assemblage de moments particuliers mis bout à bout, sans réelle cohérence. Il n’y a pas de totalité à appréhender mais une simple conjonction d’éléments partiels. Ces produits ne considèrent pas l’auditeur autrement qu’en consommateur, ils ne lui demandent pas d’efforts, seulement une acceptation. Ces produits n’ayant aucune structure cohérente, l’auditeur ne peut exercer son sens musical : il n’a aucune organisation à reconstituer, aucune dynamique interne à saisir, aucune cohérence autonome à laquelle faire face. L’auditeur de produits culturels n’a aucun travail à fournir, rien ne lui demande un quelconque effort de compréhension. Sa faculté esthétique est mise en retrait, tandis que les produits culturels ne cherchent qu’à faire appel qu’à ses réflexes sensuels primaires ou à ses habitudes d’écoute. Adorno dit ainsi dans Le fétichisme dans la musique et la régression de l’écoute que « les airs à la mode émoussent […] la faculté perceptive ». On est donc bien loin des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme où le sujet s’ouvre à la diversité du monde grâce à l’art : les auditeurs de l’industrie culturels ne peuvent entendre que la similarité et n’ont aucun objet sur lequel exercer leurs capacités d’écoute. Ils ne sont pas seulement contraints à engloutir les produits de l’industrie culturelle, ces derniers les privent de leur faculté de jugement esthétique même. Le sujet ne peut alors plus juger adéquatement d’une œuvre, il est contraint à des réflexes sensoriels et à appliquer des schémas auxquels il est habitué. Adorno parle dans ce cas de « régression » de l’écoute non parce que l’écoute retourne à un stade antérieur de son développement, mais parce que la faculté d’écoute elle-même est mise sous tutelle. Par l’atrophie de sa capacité de jugement esthétique, l’auditeur perd sa capacité de juger correctement de ce qu’il voit ou entend et, par conséquent, de faire des choix esthétiques libres et autonomes. Il devient lésé dans ses capacités mêmes de sujet, il régresse en deçà de ce qu’il pourrait être, et perd sa possibilité d’avoir une relation vivante avec des œuvres d’art – et avec elle ses possibilités d’individuation. 

Copie du Docteur Faustus possédée par Greta Garbo. Les trois photos représentent, de gauche à droite, Arnold Schoenberg (fondateur du dodécaphonisme), Theodor Adorno et Thomas Mann, lesquels ont beaucoup échangé lors de leur exil.
Fondation Caflisch, Genève.

Cette vision de l’industrie culturelle comme élément bloquant les potentialités d’émancipation se retrouve dans les interprétations qu’Adorno fait du Jazz et de la radio. Souvent caricaturé en raison de l’apparence réactionnaire de sa critique, Adorno voit dans le Jazz la répétition des mêmes structures masquées sous une fausse liberté de composition, ce jusque dans son cœur même à savoir la syncope qui suspend le temps pour finalement rattraper son retard – on retrouve ici la notion de pseudo-individualisation. Il considère alors le Jazz comme une musique d’interférence, c’est-à-dire une musique à laquelle des éléments viennent se superposer pour la brouiller, mais sans toutefois affecter réellement le phénomène auquel ils se rapportent. À ses yeux, la syncope n’a alors pas la force du rubato qui modifie le temps, mais retient ce qu’il a modifié, car la syncope est prise dans la rigidité du tempo, elle n’a alors pas de dimension émancipatrice, car elle échoue à changer le morceau. Pour ce qui est des conséquences sur les auditeurs, Adorno pense qu’en suivant le tempo comme unité musicale de référence, la syncope habitue les auditeurs à se soumettre à un ordre strict qui doit rester inchangé, ce qui fait dire à Adorno qu’il y a un type d’auditeur « rythmique » qui exprime un désir d’obéissance. Adorno y voit alors un renoncement à toute autonomie et à toute activité dans la société, ce serait l’acception d’un ordre sur lequel on n’a aucune prise.

Cette impossibilité de résister qu’Adorno décèle dans les produits de l’industrie culturelle confère alors une fonction idéologique à la production culturelle sous le capitalisme monopolistique : celle de distraire, comme en témoigne la porosité accrue entre la sphère du divertissement et celle de la musique – des chansons d’animateurs à succès aux récentes ambitions de YouTubers de faire le tube de l’été. Les produits de l’industrie culturelle – à savoir la culture de divertissement – ne servent pas à élever l’individu ou à lui proposer une réelle expérience esthétique, elle a un rôle idéologique. En faisant office de bruit de fond de leur existence, en attirant sans cesse leur attention, elle empêche les hommes de réfléchir sur eux-mêmes et sur le monde où ils vivent. De plus, en exposant et en diffusant des produits gais et légers, on fait croire aux gens que les choses vont paisiblement, que la vie continue tranquillement et que l’abondance est une émanation du pays de Cocagne. La production de l’industrie culturelle sert ainsi à couper court à toute réflexion, à saboter toute conscience qui pourrait s’élever de ses conditions matérielles pour adopter un point de vue critique. De même, la répétition constante de la musique fait passer la vie pour un ensemble de cycles qui se poursuivent sans accrocs. Il n’y aurait donc pas d’évolution réelle à chercher, pas de progrès, seulement une situation qui se répète comme le refrain vient toujours après le couplet et que les mêmes morceaux marquent nos trajets pendulaires. La production culturelle se contente alors de réaffirmer le statu quo, en répétant sans cesse les mêmes rengaines, la même positivité du monde et la même surdité à la souffrance. Les produits de l’industrie culturelle ne sont donc pas seulement aliénés dans leur structure hétéronome, ils sont aussi aliénants, car ils empêchent aussi de s’occuper de ce que la société a de faux. Ils maintiennent les humains dans une forme de léthargie qui permet à la société de s’autoconserver par l’autorépétition de son contenu et de son irrationalité.

En raison du matraquage et la seconde nature que crée l’idiome de l’industrie culturelle, les auditeurs font leurs les standards qu’on leur impose et l’individualité est tellement contrainte qu’elle ne peut plus émerger. Il n’y a plus de prise sur l’activité culturelle, plus de relation vivante à l’art et à la culture, plus de place pour que le sujet s’exprime et choisisse librement, seulement la passivité et la soumission. L’individualité se voit abandonnée pour permettre au sujet de survivre dans une société qui l’oppresse et qui le contraint à répéter les mêmes choses. Cela ne veut pas dire pour autant que les sujets vivent mal sous l’industrie culturelle, seulement qu’il n’y a plus de différenciation entre eux et qu’ils ne cherchent plus aucune différence – ni en eux, ni dans ce qu’ils écoutent, ni politiquement. La standardisation va donc bien au-delà de la sphère artistique, elle englobe tout. L’industrie culturelle n’est pas seulement la production industrielle de biens culturels, c’est aussi l’industrialisation de l’humain lui-même, la réduction de son être à une structure commune à tous ; le règne du toujours-semblable, de la passivité, de la soumission et la mort de l’autonomie.

[1] Adorno Theodor W., Current of music, Québec, Presses de l’Université Laval ; Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2010

Pour approfondir :
-Adorno Theodor W., Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, Allia, Paris, 2016.
-Adorno Theodor W., Philosophie de la nouvelle musique, Gallimard, Paris, 2009.
-Adorno Theodor W., Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 2004.
-Adorno Theodor W., Moments musicaux, Genève, Contrechamps, 2003.
-Adorno Theodor W., Prismes, Geneviève Rochlitz et Rainer Rochlitz (trad.), Paris, Payot et Rivages, 2010.
-Adorno Theodor W. et Max Horkheimer, La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, coll. « Coll. tel », no 82, 1974.
-Christ Julia, « Une critique de la mêmeté », Réseaux, Revisiter Adorno, no 166, 2011, p. 99-124.
-Genel Katia, « La fin de l’individu ? Adorno lecteur de Kant et de Freud », Vrin, Cahiers philosophiques, no 154, 2019, p. 29-45.


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Nietzsche : un allié pour les progressistes ?

À moins de le dogmatiser, Nietzsche n’a pas développé de philosophie politique à proprement dit. Mais cela ne veut surtout pas dire que sa pensée ne serait d’aucune utilité pour le renouvellement de problématiques sociales et politiques contemporaines. Certaines des interprétations les plus progressistes de Nietzsche, tant du côté allemand (la Théorie critique) que français (Canguilhem, Deleuze, Foucault) peuvent en effet s’articuler autour du renouveau d’un style de philosophie pratique longtemps méconnu dans l’Hexagone : la philosophie sociale, dont l’originalité est de relancer une interrogation interdisciplinaire et critique sur la société. Elle hérite aussi de l’ambition nietzschéenne : diagnostiquer le temps présent, loin des conformismes et de la « pensée tiède ». 

Renouveau de la philosophie sociale en France

Il convient d’attirer l’attention sur ce qui s’est passé en France, ces deux dernières décennies, dans le champ de la philosophie politique. On a assisté en effet à la résurgence d’un concept, initialement promu par Auguste Comte, qui n’a finalement eu que très peu de visibilité dans l’espace francophone : la philosophie sociale. Ce terme de philosophie sociale, bien qu’il ne nous soit pas familier, revient à circonscrire un champ de questionnement qui n’est ni tout à fait réductible à une philosophie morale (centrée sur l’action individuelle) ni non plus à une philosophie politique au sens traditionnel (science de l’État). Bien plutôt s’agit-il, du moins dans le cadre de ce renouveau, de relancer la critique sociale et déplacer ce faisant un certain nombre de frontières entre la philosophie, les sciences sociales et la politique.

Deux facteurs ont pu favoriser une telle mutation du paysage intellectuel hexagonal. Au plan historique, d’abord, c’est dans la foulée des grandes grèves de 1995 que sont apparues avec force des critiques d’inspiration sociologique et psychanalytique (P. Bourdieu, R. Castel, L. Boltanski et É. Chiapello, C. Dejours, A. Ehrenberg, S. Paugam) et, après la crise politico-financière de 2007, que de nouvelles lectures de Marx délestées du poids du marxisme ont réactualisé des concepts critiques (aliénation, domination, souffrance sociale, exclusion) en les retaillant à l’aune du présent et, tout particulièrement, des nouvelles formes (néo-libérales, néo-managériales) d’organisation du travail (S. Haber, F. Fischbach, G. le Blanc, E. Renault). Sur un plan plus théorique ensuite, c’est certainement la réception française des travaux du philosophe allemand Axel Honneth, notamment sa théorie de « la lutte pour la reconnaissance sociale »1, qui a été, au tournant du nouveau millénaire, l’élément fédérateur le plus considérable pour la diffusion française de la philosophie sociale2.

Fin de la « pensée tiède »

La réapparition de la philosophie sociale, couplée à la critique, signe l’interruption d’une forme de pensée sinon dominante du moins largement influente dans le champ intellectuel hexagonal, que Perry Anderson a désigné par le bon mot de « pensée tiède »3. Cette dernière, à partir des années 1980 et dans le sillage du reflux du marxisme, a consisté à prendre le contre-pied de toute une tradition de pensée critique française rebaptisée à dessein par les mauvais concepts de « pensée 68 » ou « nietzschéisme de gauche ». Mais cette coupure générationnelle avait aussi un prix puisqu’elle délaissait du même coup le champ de la critique et des sciences sociales en revalorisant une philosophie politique de type idéaliste centrée sur l’État-nation et les droits de l’homme, et tout ceci contre ce qu’on appelait alors le « spectre de la révolution ».

Si plus personne aujourd’hui n’est dupe quant au caractère idéologique voire réactionnaire de cette contre-offensive intellectuelle4, on ne mesure peut-être pas assez l’importance qu’a pu jouer, à ce moment-là des débats, la référence à une autorité comme celle de Jürgen Habermas qui pourtant se revendiquait, quant à lui, d’une tradition de pensée critique et postmarxiste qu’ignoraient savamment les orchestrateurs de ce retour (néo)conservateur à la politique. Dans Le discours philosophique de la modernité (1988), Habermas initiait une polémique avec la pensée française contemporaine (Bataille, Derrida, Foucault) en instituant une coupure entre la tradition critique issue de Hegel et de Marx restant attachée aux promesses normatives de la modernité et des Lumières et celle qui, ralliée à Nietzsche, aurait basculé dans l’irrationalisme et l’anti-modernisme maquillés en post-modernisme. Aussi cette vision dualiste (pro et anti-Lumières) a-t-elle pu favoriser, du côté cette fois des contempteurs français du prétendu « nietzschéisme français », la liquidation de toute une pensée de gauche ainsi déplacée sur le terrain qu’avaient toujours occupé les intellectuels de droite.

Alors que la critique habermassienne restait adossée, on l’a dit, à des préoccupations sociales, sa récupération, côté français, a clairement délaissé le champ social pour faire de Habermas un soutien voire un instrument idéologique en vue de dénoncer les méfaits de la pensée critique et son « irresponsabilité politique »5. Aussi est-ce peut-être la raison pour laquelle ceux qui ont cru devoir dire pourquoi ils n’étaient pas nietzschéens se sont révélés, à quelques exceptions près, les promoteurs d’une modernisation néo-libérale alors en plein essor, à tendance centriste ou conservatrice voire réactionnaire6.

Pourtant, le renouveau de la philosophie sociale en France nous force à admettre qu’un processus sensiblement analogue s’est déroulé, mais cette fois dans l’autre sens. La réémergence de la philosophie sociale dans l’espace francophone n’aurait pu s’opérer, en effet, sans l’entremise d’une autre figure centrale de la Théorie critique allemande : Axel Honneth, alors directeur de l’Institut de recherche sociale à Francfort et représentant de ce qu’il est convenu d’appeler la troisième génération de l’École de Francfort après Habermas (seconde génération). C’est donc en partant d’une autre réception de la Théorie critique francfortoise que tout un pan de la pensée critique en langue française, jadis discrédité, retrouve pleinement une actualité7.

De Nietzsche à Foucault : une histoire de la philosophie sociale

Il y a bien à coup sûr une continuité entre la théorie honnethienne de la reconnaissance sociale et la théorie habermassienne de la communication sociale. Mais, par contraste avec Habermas, Honneth entend réintégrer au cœur de sa philosophie sociale la critique du pouvoir que Foucault, on le sait, établissait pour sa part en dialogue avec Nietzsche8. D’où l’avancée la plus notable de Honneth par rapport à son prédécesseur lorsqu’il propose de reconstruire une histoire de la philosophie sociale dont l’objet prioritaire serait de diagnostiquer les « pathologies du social »9. Cette notion entièrement renouvelée de pathologie sociale permet ainsi d’établir une continuité entre des auteurs que tout semble pourtant opposer. Si l’on suit la reconstruction honnnethienne, ce sont autant Nietzsche que Marx, Weber que Horkheimer, Adorno, Lukács, Foucault ou Arendt qui ont en commun – par-delà leurs divergences doctrinales – d’établir un diagnostic critique sur la société, et ce en forgeant des concepts critiques censés identifier les pathologies du présent (« aliénation », « nihilisme », « réification », « raison instrumentale », « discipline », etc.).

De ce point de vue, Nietzsche occupe une place de tout premier plan dans l’histoire de la philosophie sociale moderne : « le diagnostic du temps présent que Nietzsche entreprend devient un élément constitutif de première importance dans le développement de la philosophie sociale moderne (…). Nietzsche a lancé le programme d’une analyse généalogique de l’histoire culturelle. Ce programme est resté jusqu’à aujourd’hui, comme le montrent notamment les enquêtes de Michel Foucault, et aussi d’une certaine manière les analyses de Horkheimer et Adorno, un modèle méthodologique pour quiconque entreprend de faire un diagnostic du temps présent en s’appuyant sur la philosophie sociale »10.

De prime abord, cette reconstruction pourrait sembler contre-intuitive : Nietzsche, comme chacun sait, ne n’est jamais vraiment intéressé à la question sociale, et il lui est même arrivé de stigmatiser tous les partis politiques de son temps (parlementarisme, anarchisme, socialisme) au motif de leur ascendance christiano-européenne. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi toute une tradition de pensée postmarxiste a pu lire Nietzsche comme une penseur de droite incarnant une politique réactionnaire voire préfasciste11. Et c’est d’ailleurs aussi sans doute au nom d’une telle « politique de Nietzsche » que les artisans francophones du retour à la politique se sont efforcés de mettre en contradiction ses lecteurs les plus progressistes.

Politique de Nietzsche ?

À cette difficulté, il n’est pas inutile de rappeler ce qu’écrit la philosophe américaine Wendy Brown : « la plupart des traitements politiquement sympathiques de Nietzsche tentent de tirer une politique de sa pensée, même s’ils reconnaissent qu’il y a beaucoup de choses chez Nietzsche qui ne peuvent être rachetées par une pratique démocratique. Mais que se passerait-il si la pensée de Nietzsche était plutôt conçue comme un couteau porté sur ce que recouvre les idéaux et les pratiques constitutives de la vie politique ? Et si la pensée de Nietzsche ne guidait pas mais seulement provoquait, révélait et mettait au défi, fonctionnant ainsi pour renforcer la culture démocratique ? Peut-être les critiques et les généalogies nietzschéennes peuvent-elles couper dans la politique, interrompant, violant ou perturbant de manière productive les formations politiques au lieu de s’y appliquer, de s’y fondre ou de s’y identifier »12.

Partant de cette proposition de Brown, on voit que la bonne question n’est pas de savoir si Nietzsche est penseur politique ou apolitique, social ou antisocial. C’est bien plutôt parce que la pensée nietzschéenne demeure incommensurable à la philosophie politique traditionnelle qu’elle représente un véritable défi pour la pensée démocratique aujourd’hui. Dans sa critique de la démocratie parlementaire et sa remise en question des valeurs au motif qu’elles ne sont pas tant des idéaux que des conditions d’existence, Nietzsche ne peut-il pas aider à nous défaire de nos adhésions (ou répulsions) spontanées envers la politique instituée ? Pour le dire autrement : est-ce que la philosophie de Nietzsche n’offrirait pas des outils conceptuels (valeurs, ressentiment, généalogie, luttes…) en vue de déplacer les problèmes socio-politiques de l’institué vers l’instituant, de l’état des choses politiques vers les conditions effectives, peut-être même vitales, de leur transformation ?

Pour aller dans cette direction, il faut en conséquence cesser de se focaliser sur quelques-uns des thèmes les plus bruyants autour de Nietzsche (et sa postérité) comme sa prétendue destruction de la vérité et de la raison, son anti-progressisme, sa politique de la puissance ou encore son individualisme féroce. Bien sûr que ces interprétations sont défendables, mais elles ne sont pas intéressantes dans la mesure où elles ne permettent aucunement de comprendre l’apport considérable des analyses de Nietzsche dans le champ d’une philosophie sociale qui, on va le voir, reste passible de plusieurs programmes critiques selon qu’on la situe dans la Théorie critique allemande ou la pensée française contemporaine.

Autrement dit, Nietzsche n’est résolument pas un philosophe offrant ad nauseam une politique, et c’est pourquoi il peut nourrir des formes d’interrogation alternatives à la philosophie politique. En témoigne Michel Foucault lorsqu’il affirme que ce qui le séduisait chez Nietzsche, c’est d’avoir été « le seul philosophe du pouvoir » à « penser le pouvoir sans s’enfermer à l’intérieur d’une théorie politique pour le faire »13. Dans cette perspective, Nietzsche n’est non seulement pas un penseur réactionnaire, n’en déplaise à un Lukács ou un Habermas, mais il peut même, comme on souhaiterait le montrer, retravailler l’héritage des Lumières. Là où généralement les Lumières sont assimilées, sans autre forme de procès, au seul progressisme rationaliste, c’est alors la composante plastique et autocritique de l’histoire conceptuelle de l’Aufklärung que l’on passe sous silence. Or, si Nietzsche s’inscrit dans une histoire de l’Aufklärung, c’est justement qu’il permet à des penseurs aussi différents que Horkheimer, Adorno, et plus tard Foucault et même Deleuze, de réinterpréter le programme critique et social porté par le courant des Lumières à l’aune d’un présent qui n’est naturellement plus celui du siècle des Lumières.

Nietzsche dans l’histoire de l’Aufklärung : sur une réception franco-allemande

Foucault entame, à partir de 1978, un dialogue avec les représentants de l’école de Francfort (Horkheimer, Marcuse, Habermas) en introduisant le concept critique d’ontologie de l’actualité. Mais la démarche foucaldienne va aussi plus loin puisqu’elle tente de justifier sa différence méthodologique d’approche de l’actualité par une double histoire de l’Aufklärung : d’un côté, la tradition allemande (de Kant jusqu’aux représentants de la Théorie critique en passant par Hegel, Marx, Nietzsche) et, de l’autre, celle inaugurée côté français dans la pensée saint-simonienne et la philosophie sociale de Comte que Foucault rattache ensuite au courant français de l’épistémologie historique (Koyré, Cavaillès, Bachelard, Canguilhem) dont Georges Canguilhem incarne, à ses yeux, la figure centrale14. Certes, les historiens des sciences n’ont pas d’emblée articulé une philosophie sociale mais c’est en partant d’un questionnement spécifique sur l’actualité de la rationalité dans les sciences que l’épistémologie historique finit par rejoindre, avec Canguilhem et Foucault à sa suite, un problème que Comte soulevait déjà à propos des interactions entre l’évolution des sciences et celle des sociétés, entre les pratiques scientifiques et les pratiques sociales. Partant de ce double héritage de l’Aufklärung profilant deux approches d’une philosophie sociale critique, la pensée nietzschéenne présente deux défis majeurs.

Le premier est de savoir comment Nietzsche se positionne par rapport à ces deux traditions de pensée aufklärerisch. À première vue, il semble à la fois l’héritier et le contradicteur de l’Aufklärung. Pour cette raison, Max Horkheimer et Theodor W. Adorno pointent, dans La dialectique de la Raison, tout un courant de pensée néoromantique allemand à dominante réactionnaire se réclamant de Nietzsche (R. Borchardt, L. Klages, O. Spengler…). Mais c’est aussi contre eux qu’ils réaffirment la position éclairée de la pensée nietzschéenne : « nous devons poser de manière définitive et ne pas laisser échapper que Nietzsche était un Aufklärer et qu’il appartient à la tradition de pensée de l’Aufklärung »15. Ce qui signe la grande originalité de cette proposition de lecture de Nietzsche, c’est donc qu’elle s’écarte des interprétations dominantes (politiciennes, irrationalistes, néoromantiques) du philosophe dans l’Allemagne de cette époque. En un sens polémique, défendre l’Aufklärung de Nietzsche consiste à prendre le parti de sauver Nietzsche de ses interprètes les plus réactionnaires (préfascistes ou fascistes). Mais, corrélativement, Nietzsche permet aussi de contrecarrer l’optimisme et le progressisme démesurés des apologistes (libéraux ou marxistes) de l’Aufklärung. Reste que Horkheimer et Adorno soulèvent aussi le manque de dialectique de la pensée de Nietzsche qui fait qu’elle a raison de diagnostiquer une ambivalence dans la pensée de l’Aufklärung (entre émancipation et domination) mais ne parvient pas à fonder son autocritique sur des propositions pratiques et sociales. Et c’est pourquoi ils vont compléter méthodologiquement la critique nietzschéenne par la critique dialectique qu’Adorno appréhende, dans son dialogue incessant avec Hegel et Marx, comme « dialectique négative ».

Côté français, il en va tout autrement : ce sont cette fois les potentiels méthodologiques de la pensée nietzschéenne qui apparaissent prometteurs. Lorsqu’au colloque de Royaumont (1964), il tente de ressaisir les raisons pour lesquelles il y a tant des choses cachées et masquées chez Nietzsche, Gilles Deleuze en vient à insister sur la raison « la plus générale » et qui n’est autre que la raison « méthodologique »16. Ce que souligne ici Deleuze, c’est bien la fonction méthodologique de la pensée nietzschéenne – et on pourrait même aller jusqu’à dire épistémologique – que, dans le sillage de l’intervention de Foucault, Deleuze rattache à « une nouvelle conception et de nouvelles méthodes d’interpréter ». Dit en d’autres termes, ce que suggère Deleuze, c’est non seulement la possibilité d’un renouvellement de la pratique philosophique avec Nietzsche mais aussi l’ouverture à de nouveaux champs d’investigation. De sorte que Nietzsche n’est ni antimoderne ni non plus postmoderne mais, comme l’affirme Deleuze, « un des plus grands philosophes du XIXème siècle » pour cette raison qu’il « change la théorie et la pratique de la philosophie »17.

Ce qui ne veut pas dire qu’il faille pour autant répéter ses méthodes à l’identique : « Nietzsche a trouvé des méthodes extraordinaires. On ne peut les recommencer »18. Et Foucault d’ajouter, à propos de la généalogie nietzschéenne, qu’il faut lui trouver un « contenu qui corresponde mieux à la réalité que pour Nietzsche »19. Autrement dit, non pas reprendre les méthodes de Nietzsche telles quelles mais les remanier, quitte à les transformer. Ce qui mérite à ce stade d’être souligné, c’est donc que le label « nietzschéen » que l’on accole généralement à Deleuze ou Foucault ne signifie absolument pas qu’ils adhèrent à une quelconque doctrine de Nietzsche mais, dans un esprit là-aussi très nietzschéen, qu’ils expérimentent avec Nietzsche de nouvelles méthodes d’interrogation critique.

Nietzsche et la critique : puissance de négation ou d’affirmation ?

Le second défi porte justement sur le statut de la critique chez Nietzsche. Cette dernière représente de toute évidence une pierre d’achoppement puisqu’il est devenu presqu’un lieu commun d’assimiler les lectures françaises de Nietzsche à une « idéologie de la déconstruction » entendue au sens le plus brutal de destruction nihiliste de toutes les valeurs et de toute exigence rationnelle de vérité. Or Nietzsche refusait déjà de faire de la critique une fin en soi puisqu’elle se doit, selon lui, d’être complétée par une fin supérieure qui est de légiférer et créer de nouvelles valeurs : « les critiques sont des instruments du philosophe et pour cette raison précise, du fait qu’ils sont instruments, à mille lieux encore d’être eux-mêmes philosophes ! »20. De là, deux reconfigurations de la critique nietzschéenne se sont faites jour de part et d’autre du Rhin.

La première, défendue par la Théorie critique, exploite la « force de négation » de la critique nietzschéenne, y voyant des ressources ou des obstacles (épistémologiques) pour le renouvellement d’une théorie critique de la société dont le cadre théorique reste la dialectique inspirée de Hegel et Marx. Dans le contexte français, ce qui devient opératoire, c’est un sens renouvelé de la critique entendue comme « force de proposition » visant, avec Nietzsche, à dépasser la négativité de la critique – et donc aussi bien la dialectique des contradictions sociales – pour redonner à celle-ci son sens pleinement positif – peut-être même dans le cas de Foucault, son sens « positiviste » au sens non traditionnel : « le positivisme de Nietzsche n’est pas un moment de sa pensée qu’il s’agirait de surmonter (…) : c’est un acte critique »21. Au plan de la réinterprétation de la philosophie nietzschéenne des valeurs, Deleuze souligne à son tour que « l’élément critique » de la généalogie nietzschéenne s’accompagne toujours d’une activité d’évaluation, laquelle présuppose de diagnostiquer « de nouvelles possibilités de vie »22 que celles qui étouffent actuellement sous le nihilisme et la réactivité. En somme, jamais la critique ne saurait être seulement destructive, mais s’accompagne toujours d’une tâche proprement constructive : chez Foucault au travers d’une problématique de la transformation de soi et chez Deleuze dans la captation de nouvelles possibilités de vie. La problématique politique de l’émancipation ne peut donc se poser, avec Foucault et Deleuze relisant Nietzsche, qu’en mettant l’accent sur la figure éthique de la transformation sociale – quitte à sortir du cadre orthodoxe de la politique telle qu’elle a été instituée et pratiquée depuis au moins la Révolution française23.

Que veut dire pratiquer une philosophie sociale critique aujourd’hui ?

Les deux défis que représente la pensée de Nietzsche pour l’élaboration d’une philosophie sociale critique semblent toutefois solidaires si l’on admet que pratiquer une philosophie sociale peut s’entendre au moins de deux manières qui ne sont pas nécessairement antithétiques. La première adopte une position classique sur le social en cherchant à diagnostiquer les normes qui forment actuellement le cœur de la société (Hegel, Durkheim, Habermas, Honneth) ; le social est alors interprété dans le sillage de ce que Hegel définissait par les concepts d’esprit objectif et de vie éthique. La seconde, moins classique, réfère le social à la vie des sujets en tant qu’ils font, sur eux-mêmes, l’expérience des rapports sociaux, ces derniers conditionnant pour partie ce que nous sommes (Nietzsche, Canguilhem, Foucault, Deleuze). Au contraire d’une certaine doxologie, Deleuze et Foucault ne célèbrent donc pas la « mort du sujet » mais sa refonte sur le terrain d’une extériorité comprenant les relations sociales : pas de critique sociale qui ne soit, corrélativement, critique de notre subjectivité sociale.

Aussi la philosophie sociale peut-elle contribuer, avec et après Nietzsche, à régénérer l’interrogation politique en sondant la vitalité des institutions (sociales, politiques) à partir de leurs effets, en bien comme en mal, sur nos vies : soit en sélectionnant les normes immanentes et positives de la reproduction sociale prise en totalité, soit en se demandant comment nous vivons de manière immanente la société et ses normes. De ce double point de vue, ce qui suscite tant l’intérêt pour Nietzsche des co-auteurs de La dialectique de la Raison que de Deleuze ou Foucault, c’est que le philosophe de Sils-Maria leur permet de repenser des formes critiques de subjectivité et d’individualité qui ne sont dès lors pas séparables des rapports sociaux qui les constituent (autant dire des formes de subjectivation sociale). Le cas tout à fait atypique et paradoxal des lumières nietzschéennes en politique, c’est donc qu’elles ne proposent aucun programme politique. Nietzsche devient bien plutôt, pour ses lecteurs les plus progressistes, un opérateur de politisation de phénomènes que, traditionnellement, la philosophie politique juge en dehors de son champ d’étude (formes de vie, rapports sociaux, subjectivité, sciences). Comment ne pas apercevoir, dans notre actualité la plus brûlante, l’impact d’un tel déplacement de la politique instituée vers d’autres formes (sociales) de pratiques politiques ?

[1] A. Honneth, La lutte pour le reconnaissance, Paris, Éditions du Cerf, 2000.

[2] À propos de ce renouveau :  E. Renault et Y. Sintomer, Où en est la théorie critique ? Paris, La Découverte, 2003 ; F. Fischbach, Manifeste pour une philosophie sociale, Paris, La Découverte, 2009 ; S. Haber, « Renouveau de la philosophie sociale ? », Esprit, Mars-Avril 2012.

[3] P. Anderson, La pensée tiède : un regard critique sur la culture française, Paris, Seuil, 2005.

[4] Cf. S. Audier, La pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle, Paris, La Découverte/Poche, 2009.

[5] P. Nora, « Que peuvent les intellectuels ? », Le Débat, 1980/1, n°1.

[6] A. Boyer et alii, Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens, Paris, Grasset, 1992.

[7] Pour plus de précisions sur cette nouvelle réception de la Théorie critique et son actualité, on écoutera l’entretien avec Bernard Harcourt pour LVSL : https://lvsl.fr/larchipel-critique-quest-ce-que-la-theorie-critique/

[8] A. Honneth, Critique du pouvoir. Michel Foucault et l’école de Francfort, élaborations d’une théorie critique de la société, Paris, La Découverte, 2016.  [1]

[9] A. Honneth, « Les pathologies du social. Tradition et actualité de la philosophie sociale », La société du mépris, Paris, La Découverte, 2008, p. 39-101.

[10] Ibid., p. 61.

[11] Cf. G. Lukacs, La destruction de la raison, Paris, L’Arche Éditeur, 1958. Plus récemment : D. Losurdo, Nietzsche, le rebelle aristocratique. Biographie intellectuelle et bilan critique, Paris, Éditions Delga, 2016.

[12] W. Brown, Politics out of History, Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2001, p.127.

[13] M. Foucault, Dits et Écrits, n°156, Paris, Gallimard-Quarto, 2001.

[14] M. Foucault, Dits et Écrits, n°219 et n°361. Voir aussi : M. Foucault, Qu’est-ce que la critique ?, Paris, Vrin, 2015.

[15] T.W. Adorno, M. Horkheimer, « Nietzsche et nous », in H. G. Gadamer, Nietzsche l’antipode, Paris, Allia, 2007, p. 64, trad. modifiée.

[16] G. Deleuze, « Conclusions – sur la volonté de puissance et l’éternel retour », in Nietzsche. Colloque de Royaumont (1967), Paris, Les Éditions de Minuit, 2000, p. 276.

[17] G. Deleuze, Deux Régimes de fous, Paris, Les Éditions de Minuit, 2003, p. 188.

[18] G. Deleuze, L’île déserte et autres textes, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 195.

[19] M. Foucault, Dits et Écrits II, n° 235, op.cit.

[20] F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 210.

[21] M. Foucault, Leçons sur la volonté de savoir. Cours au Collège de France (1970-1971), Paris, Seuil-Gallimard, 2011, p. 27.

[22] G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1999, p. 115.

[23] Cf. É. Balibar, « Trois concepts de la politique : Émancipation, Transformation, Citoyenneté », in La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 1997, p. 19-52.


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L’art de la confrontation. Bilan critique de la réception de Marx en France

Marx a largement influencé de nombreux grands intellectuels français ; cette importance ne se dément pas aujourd’hui. Cet héritage est pluriel, il l’est même nécessairement si l’on tire pleinement les conséquences de ce constat : toute pensée originale est multiple. Mais une pensée originale comme celle de Marx ne saurait pas donner naissance qu’à des processus créateurs, comme en témoignent les tendances institutionnelles à l’image de celles de l’Université entraînant souvent routinisation et momification d’une œuvre vivante.

Influence de Marx sur les grandes figures intellectuelles françaises

L’œuvre de Marx a influencé la plupart des grands intellectuels français du siècle passé. Les « marxistes » tout d’abord, penseurs rangés dans cette catégorie pour des raisons diverses : identité parfois revendiquée, parfois imposée par d’autres dans des luttes de concurrence pour des positions de prestige et d’hégémonie d’école. Ainsi, depuis le début du XXe siècle, et sans que le fil soit jamais entièrement rompu, des intellectuels « marxistes » connus et reconnus se succèdent : Simone Weil, Georges Politzer et Henri Lefebvre, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Lucien Goldmann, Louis Althusser et Nicos Poulantzas, Guy Debord, Cornelius Castoriadis, Alain Badiou, Étienne Balibar et Jacques Rancière.

Certains ont été élèves des autres, comme Badiou, Balibar et Rancière, normaliens formés par Althusser dans les murs de la rue d’Ulm ; puis, cherchant à tuer le père, à dépasser le maître, pour des raisons à la fois politiques – avec l’effet de mode maoïste autour de Mai 68 – et théoriques – pour s’émanciper d’Althusser qui les avait d’abord libérés de la philosophie universitaire sclérosée et du carcan du marxisme stalinisé du Parti communiste français (PCF) – et pouvoir ainsi continuer à s’élever en tant que philosophes libres.

Certains ont abandonné l’identité « marxiste », s’affranchissant encore davantage de toute affiliation théorique stricte, comme Castoriadis qui construit une pensée de l’imaginaire marquée par sa lecture de Freud et des philosophes antiques, ou Rancière et Balibar qui ont depuis longtemps construit leur univers original et exercé une force d’attraction propre. On peut souligner que Balibar et Rancière ont mis des années à s’extirper de l’étiquette « marxiste » en s’étant fait connaître d’abord comme contributeurs à l’ouvrage collectif dirigé par Althusser Lire Le Capital 1.

Marx a également influencé des intellectuels français non « marxistes » bénéficiant d’une immense notoriété de leur vivant, tels André Gide, Raymond Aron, Albert Camus, Claude Lévi-Strauss, Jacques Lacan, Roland Barthes, Jacques Derrida, Michel Foucault, ou encore Pierre Bourdieu. Tous reconnaissant leur dette à l’égard de la pensée de Marx.

Au début des années 2010, alors que Marx et les « marxistes » constituent des références clivantes, voire prohibées, « la maison Thomson Reuters […] a passé au crible les livres de sciences humaines – essentiellement en langue anglaise – les plus cités dans le monde ». Les trois auteurs arrivant en tête du classement sont, dans l’ordre, Foucault, Bourdieu et Derrida 2. Les idées marxiennes 3 infusent donc encore à une très large échelle, même si de façon moins directe et visible qu’auparavant.

On doit noter que Marx a aussi eu une influence certaine sur des intellectuels contemporains non français importants, tels les théoriciens du populisme Ernesto Laclau et Chantal Mouffe qui constituent des références politiques et théoriques pour Jean-Luc Mélenchon et La France Insoumise (LFI)4. Laclau et Mouffe refaçonnent le concept d’hégémonie d’Antonio Gramsci et tentent de l’articuler avec celui de « signifiant vide », inspiré par l’œuvre de Lacan, pour proposer une stratégie d’union politique transclassiste reposant sur le concept volontairement non délimité objectivement et chargé en affects de « peuple ». Si Laclau et Mouffe font partie des rares personnalités théoriques ayant exercé une influence sur des organisations politiques de gauche, on doit préciser que l’héritage des penseurs français étudiés, passionnant d’un point de vue intellectuel, a eu un impact bien limité sur les mouvements d’émancipation – innocuité notée avec soulagement par la CIA à l’époque pour « les successeurs de Sartre 5 ».

Aujourd’hui encore, les intellectuels dominants dans l’espace des sciences humaines et sociales critiques – des nouvelles figures telles que Frédéric Lordon, ou Pierre Dardot et Christian Laval, exerçant désormais une influence comparable sur la vie intellectuelle française à celle de philosophes de la génération précédente comme Étienne Balibar, Jacques Rancière et Alain Badiou – se placent dans un héritage critique vis-à-vis de Marx pour proposer des interprétations théoriques originales de notre histoire contemporaine, marquée par le néolibéralisme. Outre l’importance de Marx dans leur développement intellectuel, tous ces penseurs ont un autre point commun : celui de confronter des traditions théoriques diverses, de jouir de multiples influences, souvent contradictoires.

Au-delà de cet amoncellement de noms, si l’on reprend uniquement les intellectuels critiques dominants de ces dernières décennies en France, on se retrouve avec une lignée Sartre-Foucault-Bourdieu-Lordon 6 qui se revendique toute entière de la pensée de Marx, confrontée principalement à Husserl pour Sartre, Nietzsche pour Foucault, Weber et Durkheim pour Bourdieu et Spinoza pour Lordon.

Mais dans la bataille des idées, les penseurs critiques sont largement dominés dans l’influence de masse en France par les « demi-savants », « demi-habiles » et « intellectuels-journalistes » 7, des « nouveaux philosophes », ou du moins ce qu’il en reste à travers les figures de Bernard-Henri Lévy, d’André Glucksmann, ou encore d’Alain Finkielkraut et de Michel Onfray, qui ont tous rejeté Marx en bloc et ne cessent de le fustiger lors de leurs passages télévisés et dans leurs pamphlets déguisés en études.

Cependant, il existe différents niveaux d’influence. Si la diffusion quantitative demeure une dimension primordiale, il ne faut pas pour autant négliger l’importance de l’influence qualitative. En effet, si un Onfray vend beaucoup plus d’exemplaires qu’un Lordon aujourd’hui en France, on peut penser que les lecteurs de Lordon feront une analyse plus poussée de ses écrits, qui auront ainsi une influence plus profonde sur leurs réflexions et que leurs positions sociales – militants politiques, associatifs, universitaires, etc. – leur assureront via une diffusion secondaire un destin plus complexe et pénétrant.

Généalogie des penseurs classiques : l’éclectisme rigoureux comme condition nécessaire à l’originalité théorique

« Dire que l’on peut penser à la fois avec et contre un penseur, c’est contredire radicalement la logique classificatoire dans laquelle on a coutume – presque partout, hélas, mais surtout en France – de penser le rapport aux pensées du passé. Pour Marx, comme disait Althusser, ou contre Marx. Je pense qu’on peut penser avec Marx contre Marx ou avec Durkheim contre Durkheim, et aussi, bien sûr, avec Marx et Durkheim contre Weber, et réciproquement. C’est comme ça que va la science. Par conséquent, être marxiste ou ne pas l’être est une alternative religieuse et pas du tout scientifique. […] La phrase de Sartre selon laquelle le marxisme est la philosophie indépassable de notre temps n’est sans doute pas la plus intelligente d’un homme au demeurant très intelligent. Il y a peut-être des philosophies indépassables, mais il n’y a pas de science indépassable. Par définition, la science est faite pour être dépassée. Et Marx a assez revendiqué le titre de savant pour que le seul hommage à lui rendre soit de se servir de ce qu’il a fait et de ce que d’autres ont fait avec ce qu’il avait fait pour dépasser ce qu’il a cru faire. 8»

Si ces propos tenus par Pierre Bourdieu en 1983 apparaissent pertinents dans leur globalité, il nous semble qu’ils tombent dans l’excès quand ils font de l’identité marxiste une « alternative religieuse et pas du tout scientifique ». On perçoit aisément l’absurdité d’une définition classificatoire du « marxisme », permettant de tracer des frontières fixes selon une liste de critères à remplir, mais Marx a mis en place une méthode de recherche dialectique spécifique et a laissé un édifice conceptuel monumental qui justifie pleinement la possibilité scientifique de se revendiquer de son héritage et de sa tradition théorique : le marxisme.

Les chercheurs en sciences humaines et sociales se doivent d’être à la fois ambitieux et modestes. Sans ordre chronologique préétabli, ils ont à réaliser un aller-retour permanent entre formation théorique et travail empirique. Le moment théorique nécessite l’étude des grands auteurs de l’histoire des idées, la plupart philosophes pour des raisons disciplinaires historiques 9. Il permet de s’approprier des concepts, boîtes à outils qui servent à tester des hypothèses sur son terrain.

La modestie et la patience de l’étude théorique sont des conditions indispensables de possibilité de la réalisation concrète et rigoureuse empiriquement de toute ambition théorique. Des penseurs nous ont précédés, nous offrant des édifices conceptuels monumentaux. Quelle présomption de ne pas tenter de se hisser sur les épaules de ces colosses avant de proposer ses propres analyses. Ils se condamnent à tirer à blanc au lieu de s’armer de scalpels.

Actuellement, la répartition des tâches universitaires apparaît claire en sciences humaines et sociales : aux philosophes le quasi-monopole de la théorie et aux autres le labeur d’accumuler et trier les données les plus significatives du réel, respectant ainsi l’arbitraire de cette division du travail. Les philosophes formés à des pensées souvent spéculatives et hypothético-déductives n’utilisent que faiblement les précieuses ressources empiriques ordonnées par leurs collègues non-philosophes, préférant disserter à l’infini sur des questions métaphysiques – même si elles ne prennent plus que rarement une apparence religieuse – tandis que leurs collègues sont cantonnés à des études de terrain souvent dépourvues d’une forte dimension théorique 10. Il serait temps de rejeter enfin ces tendances institutionnelles, néfastes à la création théorique concrète et au développement de pulsions au service d’une quête de connaissance probe et donc fatalement ambitieuse.

À l’aide de Marx et de Nietzsche, commençons par tenter de proposer une distinction claire entre théorie et philosophie, trop souvent confondues. La théorie consiste à interpréter la totalité dialectique, constituée d’infinis éléments réels liés entre eux de façon contradictoire. Cette contradiction est une conflictualité possible constante dans le devenir, les différents éléments bénéficiant d’une autonomie relative. À proprement parler, tout écrit est théorique puisque la formalisation écrite repose sur l’utilisation du langage, création humaine entièrement conceptuelle et interprétative. Cependant, les auteurs peuvent se différencier dans leur distanciation du sens commun et leur maîtrise d’un vocabulaire propre et ainsi réaliser un effort théorique supplémentaire. Toute théorie contrôlée comporte une dimension épistémologique d’où découle l’usage d’une certaine méthodologie. La philosophie serait d’une part cet exercice épistémologique spécifique, d’autre part l’acte propositionnel affirmateur civilisationnel, politique, esthétique et moral.

On rejoint l’hypothèse de l’historien de la philosophie Léo Strauss, selon laquelle il existerait un patrimoine théorique de l’humanité se transmettant d’une époque à une autre et notamment d’un grand théoricien à un autre. On se positionne ainsi contre ce qui nous apparaît constituer un relativisme excessif, en vogue chez certains adeptes d’une « histoire sociale des idées » où la tâche principale résiderait dans une reconstitution du contexte historique de production théorique des différents auteurs. « Le jeune Marx n’était-il pas convaincu que les philosophes avaient ceci de commun avec les champignons qu’ils étaient les fruits de leur temps ? Cent ans de multitude après, demeure cette ultime leçon. 11 » Ces propos tenus par Georges Labica gardent toute leur pertinence. L’histoire sociale des idées est intéressante pour comprendre l’influence des idées comme force historique, notamment politique. Mais si les philosophes, et plus généralement les hommes, appartiennent toujours à leur époque, il n’en est pas moins possible d’atteindre un degré élevé de vérité dans son interprétation du réel, par une rigueur épistémologique nécessitant une réflexivité constante du chercheur sur ses préjugés et sur les prénotions du vocabulaire employé.

La grandeur de ces bâtisseurs théoriques est rendue possible par le fait d’avoir su confronter différents courants intellectuels pour proposer une interprétation cohérente de multiples dimensions du réel. Mais de nombreux philosophes ont succombé au fétichisme de la Vérité et ont présumé l’existence d’un ordre causal au vivant. Ainsi, Nietzsche montre comment les doctrines de Platon, Descartes, Spinoza ou Kant comportent des axiomes absolument indémontrables, métaphysiques, sur lesquels reposent tous leurs édifices conceptuels. Refusez tel ou tel préjugé idéaliste et l’ensemble menace de s’écrouler. Pour Nietzsche, une bonne théorie se rapproche de la vérité chaotique du monde, humain et non humain ; elle est une quête d’un certain niveau générique. Elle nécessite une logique dialectique non hypothético-déductive et une éthique sans faille de l’explorateur qui ne doit se permettre aucune concession vis-à-vis de son être propre en matière de recherche, afin de s’élever au-dessus de soi vers une certaine forme d’objectivité. Un bon travail théorique doit ainsi permettre d’entretenir un rapport intense de puissance au monde et un non-dogmatisme profond, curiosité continue face à la magie du réel.

Dans cette généalogie théorique en sciences humaines et sociales – épistémologique et psycho-sociologique – Freud fait figure d’exception. En effet, il existe un fil rouge reliant les grands penseurs entre eux. Aristote a influencé Descartes, qui a influencé Spinoza, qui a influencé Hegel, qui a influencé Marx, qui a influencé Weber, qui a influencé Gramsci, etc. Mais, même s’il est connu que Freud a suivi des cours d’initiation à la pensée d’Aristote, il a construit l’édifice de la psychanalyse à partir de l’utilisation d’une méthode d’investigation psychologique originale et non axiomatique, sur un matériau d’une valeur inestimable : les discours non censurés de ses patients. Admettons alors qu’il s’agit de l’exception qui confirme la règle.

La pensée même de Marx a par exemple diverses sources, dont la plus célèbre exposition réside sans doute dans un exposé de Lénine : « La doctrine de Marx est toute-puissante, parce qu’elle est juste. Elle est harmonieuse et complète ; elle donne aux hommes une conception cohérente du monde, inconciliable avec toute superstition, avec toute réaction, avec toute défense de l’oppression bourgeoise. Elle est le successeur légitime de tout ce que l’humanité a créé de meilleur au XIXe siècle : la philosophie allemande, l’économie politique anglaise et le socialisme français12. »

Sans aller jusqu’à considérer à la suite de Lénine la doctrine de Marx comme « toute-puissante », il apparaît difficilement contestable que les travaux de Marx constituent une synthèse originale hautement créative, démontrant ainsi en acte la puissance de la confrontation dynamique menée avec exigence. Sur le contingent d’intellectuels français influencés par Marx cité précédemment, Politzer a confronté la méthode dialectique marxienne à la psychanalyse, Lefebvre a confronté la pensée de Marx à celles de Hegel et Nietzsche, Lucien Goldmann a construit sa méthode du « structuralisme génétique » à l’aide de Marx, Georg Lukács et Jean Piaget 13, Raymond Aron a proposé ses analyses de la société industrielle en s’appuyant conjointement sur Marx et Tocqueville, etc. Cette dimension dynamique de la confrontation se retrouve également chez Gide, Camus, de Beauvoir ou Sartre qui, à partir de diverses sources d’inspiration théoriques, exaltent leur soif de savoir en sublimant leurs pulsions en création artistique.

L’influence unique de l’œuvre d’un auteur, Marx ou un autre, peut aboutir à des propositions originales d’interprétation du réel, toujours mouvant ; car, même sans apports conceptuels, l’extension d’une méthode et de notions à de nouveaux objets est susceptible de présenter un véritable intérêt. Le plus grand legs de Marx ne serait-il pas alors sa méthode dialectique, débarrassée de ses excès économiciste, mécanistes et positivistes ?

Tendances institutionnelles : exégèse et fétichisme

Le cas de Georges Politzer apparaît intéressant afin d’illustrer les tendances dogmatiques et fétichistes pouvant provenir d’un parti politique (ici, le PCF) : « L’œuvre de Georges Politzer porte témoignage de ce rendez-vous manqué. Il suffit de comparer sa Critique des fondements de la psychologie de 1928 à ses articles des années Trente sur Diderot et Descartes, ou à ses Principes élémentaires de philosophie, pour mesurer l’étendue du désastre. De pionnier du marxisme vivant, parti à la rencontre constructive de la psychanalyse, il se transforme peu à peu en un artisan du « front populaire » en philosophie. Face à la montée inquiétante de l’irrationalisme, il s’emploie alors à creuser les tranchées statiques et dérisoires des Lumières et de la raison cartésienne 14. »

Cette « transformation » délétère dont parle Daniel Bensaïd ne peut se comprendre en-dehors de l’appartenance de Politzer au Parti communiste français (PCF), dont les cadres se font, durant les années 1930, les promoteurs de la version rigidifiée du marxisme par Staline : une dialectique matérialiste mécaniste érigée en philosophie officielle. Si le totalitarisme stalinien n’est pas une conséquence nécessaire de la théorie et de la pratique de Lénine, cette déification de Marx par Staline et le Komintern se retrouve néanmoins au niveau idéel dans la formule écrite par Lénine en 1913 : « La doctrine de Marx est toute-puissante, parce qu’elle est juste 15. »

Loin du fétichisme potentiel porté par les partis politiques, la tendance institutionnelle universitaire serait celle de l’exégèse. Il est d’autant plus important de saisir les logiques académiques que les nouveaux intellectuels critiques sont pour la quasi-totalité des universitaires n’exerçant pas de fonction politique majeure, contrairement aux « marxistes classiques », tels Marx, Engels, Lénine, Trotski, Rosa Luxemburg, ou Gramsci, qui cumulaient les rôles de dirigeants politiques et de théoriciens 16. Ces nouveaux intellectuels critiques sont donc bien davantage soumis aux tendances universitaires qu’à celles partisanes.

En 2015, Marx était au programme de l’agrégation de philosophie, en compagnie de Platon, pour l’épreuve écrite d’ « histoire de la philosophie » où deux œuvres sont étudiées toute une année par les agrégatifs. Marx serait-il donc devenu un auteur canonique ? Un « classique » ? Il nous a semblé qu’un des indicateurs les plus pertinents pour analyser l’importance universitaire d’un penseur était le doctorat 17: les choix de sujet de thèse, de discipline, d’Université et de directeur ayant des conséquences déterminantes sur le parcours ultérieur.

On peut noter que la philosophie est la discipline où Marx est le plus étudié au niveau du doctorat en France, loin devant les sciences économiques 18. Il existe peu de sujets sur la pensée politique de Marx, et très peu sur sa pensée psychologique. Cependant, le constat le plus important est que la quasi-totalité des thèses soutenues sur Marx en France se trouve étrangère à toute ambition confrontationnelle 19. Soit, de nombreuses thèses comportent une multiplicité d’auteurs dans leur intitulé. Mais ces thèses en question n’en constituent pas pour autant – tout du moins au prisme de la prise de connaissance limitée des sujets résumés – des tentatives de confrontation dynamique et contradictoire, voire conflictuelle, cherchant à articuler plusieurs théories dans un processus de dépassement créateur, d’amélioration interprétative du réel. La plupart de ces thèses semble rester à un niveau d’études assez académiques, dans un travail d’exégèse qui sera au mieux une retranscription rigoureuse et intelligente de telle ou telle dimension de la foisonnante théorie marxienne 20.

Pour contrer ces tendances à l’exégèse, il semblerait possible de lancer des chantiers de réflexion sur les pratiques scientifiques et leurs conséquences sur la valeur de la production théorique, posant tout particulièrement la question de la transdisciplinarité des laboratoires de recherche et de l’hétérogénéité théorique de leurs membres ; ce qui est souvent le cas en philosophie mais bien moins en sociologie ou en science politique par exemple, où des Écoles peuvent régner sans partage sur des îlots de pouvoir.

Loin de cette technicisation sur-spécialisée et statique, Lucien Sève illustre parfaitement le gai savoir nietzschéen, remède à l’académisme monotone. Élu au Comité central du PCF de 1961 à 1994 et directeur des Éditions sociales de 1970 à 1982 auxquelles il confère de nouveau diversité et liberté éditoriales. Chercheur infatigable et prolifique ayant évolué en-dehors de l’Université française, non par choix mais par ostracisme politique, Lucien Sève a publié de nombreuses études dynamiques où il confronte la pensée psychologique de Marx avec celles de Nietzsche, Vygotski ou Freud, pour proposer une théorie originale de la personnalité marxiste 21. Lucien Sève est une incarnation du caractère potentiellement créatif d’un chercheur appartenant à un parti politique, confirmant et infirmant simultanément les positions de Bourdieu.

Ce dernier considère en effet jusqu’à la fin des années 1980 que l’autonomie du champ scientifique exige un non-engagement politique des chercheurs, impropre à un travail « axiologiquement neutre », en reprenant la terminologie wébérienne. Cette posture s’explique sans doute largement par le regard critique porté par Bourdieu sur de nombreux intellectuels affiliés au Parti communiste français (PCF) qui, dans leur double appartenance universitaire et partisane, font souvent primer les exigences de la seconde sur la première. Mais Bourdieu revient ensuite radicalement sur ses préconisations antérieures : « En fait, on peut dire, en simplifiant un peu, que les sciences sociales ont payé leur accès (d’ailleurs toujours contesté) au statut de sciences d’un formidable renoncement : par une auto-censure qui constitue une véritable auto-mutilation, les sociologues – et moi le premier, qui ai souvent dénoncé la tentation du prophétisme et de la philosophie sociale – s’imposent de refuser, comme des manquements à la morale scientifique propres à discréditer leur auteur, toutes les tentatives pour proposer une représentation idéale et globale du monde social. 22 »

Ici, Bourdieu parle de cette perte comme d’un sacrifice regrettable en termes personnels autant que professionnels. Dès la fin des années 1980, il n’accepte plus cette « abdication scientiste, qui ruine la conviction politique », et objecte que « le moment est venu où les savants se doivent d’intervenir dans la politique, avec toute leur compétence, pour imposer des utopies fondées en vérité et en raison 23 ».

1 Louis Althusser, Étienne Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey et Jacques Rancière Lire le Capital, Paris, Maspero, coll. « Théorie », 2 volumes, 1965 ; réed. Maspero, coll. « Petite Collection Maspero », 4 volumes, 1968 ; réed. Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1 volume, 1996

2 « Ces philosophes que le monde nous envie », par Didier Raoult, publié le 15 janvier 2013 sur le site du Point.

3 A savoir les idées de Marx. L’adjectif « marxien » peut également être utilisé pour désigner ceux qui se réclament de la pensée de Marx, se distinguant des « marxistes » qui se revendiquent de Marx et de certains développements du matérialisme historique, très nombreux et divers, parfois même contradictoires (Lénine et Rosa Luxemburg sur de nombreux points, pour ne citer qu’un exemple). Maximilien Rubel, spécialiste de Marx en charge de la publication de ses œuvres pour la prestigieuse collection La Pléiade, a quant à lui proposé le terme de “marxologue” pour désigner tout chercheur travaillant à l’interprétation de la pensée de Marx.

4 Et de manière bien plus conséquente encore pour Íñigo Errejón et la formation de gauche radicale espagnole Podemos à laquelle il appartenait avant de lancer son propre parti en 2019, Más País (succédant à son mouvement Más Madrid).

5 Le document de la CIA date de 1985, voir : https://www.lemonde.fr/big-browser/article/2017/03/23/quand-la-cia-s-interessait-de-pres-a-foucault-derrida-et-althusser_5099574_4832693.html

6 Si Sartre, Foucault puis Bourdieu sont largement reconnus comme ayant été objectivement dominants dans l’espace des pensées critiques en France, le choix qui est le nôtre de placer Frédéric Lordon dans leur continuité est nettement plus original, mais loin d’être arbitraire pour autant. Il est évident que le prestige de Lordon n’égale pas celui de ses prédécesseurs de leur vivant, en France comme dans le monde. Mais malgré l’affaiblissement de l’édition spécialisée en Sciences humaines et sociales (SHS) ces dernières décennies en France – phénomène illustré par la baisse des tirages et l’augmentation du nombre des titres, handicapant ainsi les intellectuels/chercheurs –, on trouve presque systématiquement plusieurs ouvrages de Lordon exposés sur les tables consacrées aux SHS dans les librairies indépendantes.

De plus, Lordon bénéficie de médiums auxquels n’avaient pas accès ses prédécesseurs, lui offrant une influence parfois considérable. La vidéo « L’Économiste (Frédéric Lordon) » du youtubeur à succès Usul postée le 30 octobre 2014 atteint plus de 800 000 vues (Usul, « Mes chers contemporains. L’Économiste (Frédéric Lordon) », 30 octobre 2014 : https://www.youtube.com/watch?v=87sEeVj057Q&t=731s). Comme indicateur de la fonction que Lordon assume actuellement dans la vie intellectuelle française, on peut mentionner la place occupée par ses articles dans Le Monde diplomatique, mensuel français le plus diffusé dans le monde avec 2,4 millions d’exemplaires (voir https://www.monde-diplomatique.fr/diplo/apropos/) : affichage au sommet de la première page, comme ceux de Bourdieu avant lui.

7 On reprend ces expressions à Pierre Bourdieu qui les utilisait face à la médiocrité intellectuelle des « nouveaux philosophes » et la confusion croissante entre essayistes médiatiques et éditorialistes essayistes.

8 Pierre Bourdieu, « Repères », octobre 1983, dans Pierre Bourdieu, Choses dites, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1987, pp. 63-64.

9 La constitution d’une méthodologie propre à la sociologie ne remonte par exemple qu’au XIXe siècle avec des auteurs comme Comte, Tocqueville ou Marx. La discipline sociologique ne s’institutionnalise qu’au début du XXe siècle avec des personnalités structurantes comme Weber et Durkheim.

Voir Marc Joly, La Révolution sociologique, Paris, Éditions La Découverte, coll. « Laboratoire des sciences sociales », 2017.

10 Même si un intellectuel comme Bourdieu est parvenu à proposer des modèles théoriques exigeants dans une matière autre que la philosophie. On peut néanmoins préciser que Bourdieu a suivi une formation en philosophie à l’ENS avant de se tourner vers la sociologie et le travail empirique.

11 Entretien avec Georges Labica dans Courrier de l’UNESCO, octobre 1983.

12 Lénine, « Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme », marxists.org (site gratuit proposant de nombreux textes marxistes) : https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1913/03/19130300.htm

13 Georges Politzer, Critique des fondements de la psychologie, La psychologie et la psychanalyse, Paris, Les Éditions Rieder, 1928 ; rééd. Paris, PUF, 1967 ; rééd. Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2003 ;

Henri Lefebvre, Hegel, Marx, Nietzsche, ou le royaume des ombres, Paris, Tournai, Casterman, coll. « Synthèses contemporaines », 1975 ;

Lucien Goldmann, Sciences humaines et philosophie. Suivi de structuralisme génétique et création littéraire, Paris, Gonthier, 1966 ; reed., Paris, Delga, 2014.

14 Daniel Bensaïd, « Visages et mirages du marxisme français », publié sur le site de Daniel Bensaïd.http://danielbensaid.org/Visages-et-mirages-du-marxisme-francais

On peut préciser que les Principes élémentaires de philosophie sont la retranscription de cours donnés par Politzer à l’Université Ouvrière du PCF durant l’année 1935-1936, et qu’il est par conséquent un peu facile de les comparer à d’autres œuvres du philosophe pour Daniel Bensaïd, dirigeant trotskiste en désaccord politique avec Politzer et la stratégie de Front populaire à laquelle adhérait alors ce dernier.

15 Lénine, « Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme », marxists.org: https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1913/03/19130300.htm

16 Perry Anderson, Sur le marxisme occidental, Paris, Maspero, 1977
Voir également Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, Paris, Éditions La Découverte, coll. « Zones », 2010

17 Pour cette section, nous avons eu recours à la plateforme thèses.fr afin d’établir des tendances des doctorats sur Marx. Cette plateforme recense toutes les thèses soutenues en France depuis 1985, mais de nombreuses thèses en cours ne sont pas visibles. Nous avons réalisé un tableau regroupant l’ensemble des thèses avec « Marx » dans l’intitulé (et de façon marginale « Marx » dans le résumé de thèse). On a recensé 98 thèses : https://docs.google.com/spreadsheets/d/1K8sAfd5IcXXx7KaNGjCL6G6YPPOsCqb7OgX0Vo_nft0/edit#gid=0

Il ressort de cette recension plusieurs enseignements. L’Université Paris 10 Nanterre a été le lieu du plus grand nombre de thèses sur Marx depuis 1985, l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis arrivant largement en deuxième position. Plusieurs universitaires ont dirigé trois thèses ou plus sur Marx à partir de 1985  : Georges Labica (4), Jean-Marie Vincent (5), Stéphane Haber (5), Frank Fischbach (5), Jean-François Kervégan (3) et Guillaume Sibertin-Blanc (3). On noter que deux de ces enseignants-chercheurs (Labica et Haber) ont dirigé tous leurs doctorants à Paris 10.

18 65 contre 18. Quant à la répartition des dates de soutenance, elle souligne une assez grande continuité sur la période, malgré un nombre nettement plus important dans la seconde moitié des années 1980. On peut émettre l’hypothèse que ces variations, tournant autour de la chute de l’URSS et du début de l’hégémonie néolibérale, sont liées aux changements géopolitiques et aux effets de (dé)légitimation théorique qui leur sont liés.

19 thèses ont été soutenues de 1985 à 1990, 22 durant les années 1990, 17 pour les années 2000 et 26 dans les années 2010, tandis que 14 thèses au moins sur Marx sont en cours de rédaction. On peut penser que ce nombre est nettement plus élevé, du fait de l’absence de nombreuses thèses en préparation sur la plateforme. Par exemple, aucune thèse en cours sur Marx n’est recensée à Nanterre, ce qui apparaît surprenant et pourrait relever d’un défaut de communication de l’Université.

19 À notre avis, 2 thèses au moins font figure d’exception : « De la société à l’histoire » soutenue en 1986 par Tony Andréani sous la direction de Georges Labica, en philosophie à Paris 10 et « De la thématique du conflit à l’exploration de l’entre Hegel et Marx » soutenue en 1993 par Solange Mercier-Josa sous la direction de Georges Labica, en philosophie à Paris 10 (surlignées en bleu).

Il n’est sans doute pas un hasard que ces deux travaux aient été réalisés sous la direction du même directeur, Georges Labica, dont la femme Nadya Labica nous confiait en entretien : « Georges, il était marxiste et matérialiste mais il s’est toujours beaucoup référé à la philosophie classique et à la philosophie grecque, d’ailleurs il avait fait latin-grec. Et ces philosophes qui prétendaient faire de la philosophie sans étudier la philosophie classique, lui, il n’admettait pas ça. […] Spinoza était très important pour lui, son premier mémoire de maîtrise c’était le problème de l’erreur chez Descartes et Spinoza [en 1952, Georges avait alors 22 ans]. »

Entretien avec Nadya Labica, réalisé le 28 février 2017 en compagnie d’Antoine Aubert, politiste dont le doctorat portait sur les marxistes française des années 1968 aux années 1990.

20 On peut esquisser quelques pistes permettant d’interpréter ce phénomène. Les doctorants qui s’intéressent à l’œuvre de Marx sont pris, tous comme les autres, dans des logiques institutionnelles où la spéculation sur son parcours professionnel après sa soutenance de thèse a toute son importance. Ces logiques sont souvent incorporées de façon infra-consciente par les acteurs et ne relèvent pas de choix « rationnels », les doctorants se conformant ainsi spontanément aux pratiques scientifiques en vigueur. L’expérience de thèse, puissante dans ses effets logiques et affectifs de long terme, forme de futurs « experts », critère central dans l’employabilité universitaire. Les chercheurs qui ont travaillé en doctorat sur Marx, par rapport à un travail équivalent sur Descartes ou Kant, auront sans doute plus de difficulté à décrocher par la suite un poste de maître de conférences puis de professeur, pour des raisons de légitimité à la fois théoriques et politiques. En cela, Marx n’est toujours pas un auteur canonique.

21 Voir notamment Lucien Sève, Marxisme et théorie de la personnalité, Paris, Éditions Sociales, 1969 (5e édition 1981) ; Lucien Sève, Penser avec Marx aujourd’hui. II. L’homme?, Paris, Éditions La Dispute, 2008.

Sur la trajectoire intellectuelle et militante de Lucien Sève, voir l’entretien « Marx, toute une vie », de Alain Badiou, Étienne Balibar, Jacques Bidet, Michael Löwy, Lucien Sève, entretiens sous la direction d’Alexis Cukier et Isabelle Garo, Avec Marx, philosophie et politique, Paris, La Dispute, 2019, pp. 139-169

Voir également le documentaire de Marcel Rodriguez sorti en décembre 2018 « Les trois vies de Lucien Sève, philosophe» (https://gabrielperi.fr/librairie/dvd/les-trois-vies-de-lucien-seve-philosophe/) et sa notice accessible en ligne sur le site du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Le Maitron  (https://maitron.fr/spip.php?article173192).

Sur les activités éditoriales de Sève, on renvoie à « Un éditeur communiste ‘‘heureux’’. Entretien de Jean-Numa Ducange avec Lucien Sève », dans Jean-Numa Ducange, Julien Hage, et Jean-Yves Mollier (dir.), Le Parti communiste français et le livre, Écrire et diffuser le politique en France au XXe siècle (1920-1992), Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2014, pp. 107-137. Lucien Sève est décédé le 23 mars 2020 du Covid-19, laissant derrière lui une œuvre théorique importante et le souvenir d’un engagement enflammé.

22 Pierre Bourdieu, Propos sur le champ politique, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2000, pp. 104-105.

23 Ibidem.


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L’Archipel Critique : Comment hériter du marxisme ?

L’Archipel Critique, une émission qui veut faire redécouvrir et renaître la radicalité de la théorie critique. Après Bernard Harcourt, nous recevons Jean-Numa Ducange, historien, pour répondre avec nous à la question suivante : Comment hériter du marxisme ? Car s’il est certain que Marx est une figure incontournable de la « critique », il n’en demeure pas moins l’objet d’interprétations, de récits ou d’incompréhensions, qui l’efface souvent derrière des grands mots d’ordre. Alors, comment s’y retrouver et comment faire une place à Marx dans notre temps, moins comme un visionnaire qui aurait déjà tout compris, que comme un théoricien pour qui l’objectif était de mettre en évidence les contradictions de chaque présent historique ?

L’Archipel Critique est une émission présentée, enregistrée à distance et mixée, par Laëtitia Riss et produite par Le Vent Se Lève. 


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« Trump court-circuite le temps réel » – Entretien avec Dork Zabunyan

On le sait : les images sont partout. Elles nous cernent, nous forment et nous informent, et sont autant de prises ou de prismes sur le monde. Trump l’a bien compris, et c’est ce que s’attache à démontrer et démonter Dork Zabunyan, professeur de cinéma à l’université Paris-8, dans son essai stimulant, Fictions de Trump, puissances des images et exercices du pouvoir (Le Point du Jour, 2020).

L’auteur prend l’angle d’attaque des images et s’intéresse à leurs effets de pouvoir ; il déplace ainsi les critiques sur le phénomène Trump pour mieux en saisir la singularité. Affrontant de face les créations audiovisuelles de Trump, s’immergeant dans son univers qui rend poreuse la frontière entre réalité et fiction, Dork Zabunyan offre des outils pour interroger à nouveaux frais l’adhésion à l’image d’un tel dirigeant ou encore la problématique des fake news. Il invite aussi à produire des contre-feux filmiques pour s’armer dans la bataille, cruciale, de l’image et de l’imaginaire. Entretien réalisé par Ysé Sorel. 

LVSL – Contre une certaine critique, in fine improductive, qui se contenterait de dénoncer Donald Trump comme « bouffon », votre livre s’ouvre sur une hypothèse : il faut prendre Trump au sérieux, et notamment en le considérant comme un grand inventeur de fictions. En quoi consistent-t-elles ? 

Dork Zabunyan – Le livre s’appelle Fictions de Trump, et je cherche à y élargir le sens du mot « fiction » en essayant de le sortir de son opposition avec la « réalité », à la suite de Jacques Rancière. Rancière soutient en effet que la fiction structure notre rapport au réel, c’est un rapport des mots aux choses, des mots aux images, et toute fiction montre, voire impose un monde commun. Il faut entendre « fictions de Trump » alors dans ce premier sens, à savoir comment les images et les discours de Trump sont liés, et comment ils imprègnent nos façons de penser, de sentir, de parler, d’agir. 

Le deuxième sens englobe les inventions audiovisuelles de Trump, et j’insiste sur ce terme d’invention. Je m’inspire de Syberberg qui disait à propos de son film Hitler, un film d’Allemagne qu’on ne peut pas faire une fiction, au sens traditionnel du terme, ou un documentaire sur Hitler sans le considérer lui-même comme un cinéaste, du fait de la propagande d’État pendant la Seconde Guerre mondiale. Il ne s’agit pas bien sûr de faire des comparaisons sauvages entre des périodes historiques totalement différentes, mais l’hypothèse sous-jacente consiste à dire que Trump est aussi un inventeur de formes télévisuelles, et plus largement audiovisuelles. 

L’importance accordée aux images dans cet essai se justifie alors par sa présence médiatique dans le monde du spectacle en un sens élargi : on le voit dans les émissions de variétés, sur le ring de catch, il a créé des émissions de télé-réalité ou encore le concours Miss Univers, on l’a vu dans des publicités…. Il a inventé aussi des formats pendant qu’il était président, avec la chaîne officielle de la Maison-Blanche. 

Les tweets de Trump sont des sortes de synopsis, de petits scénarios de la vie politique à Washington.

Je voulais aussi opérer un déplacement : généralement on méprise ce genre de production, considérant par exemple que la télé-réalité, c’est la poubelle du petit écran. On peut ressentir une forme de dégoût, parfois légitime, mais cela empêche de voir comment se fabrique ainsi un homme public, à moyen et long terme, et son électorat.

À côté de cette production d’images, il faut aussi prendre en compte les discours qui leur sont liés et dont ils sont inséparables. Je considère les tweets de Trump comme des sortes de synopsis, des petits scénarios de la vie politique à Washington. Il surnomme par exemple ses ennemis, les transformant en personnages, ce qui est une manière de raconter la vie politique, nationale comme internationale. Nancy Pelosi devient « Crazy Nancy », Joe Biden « Sleepy Joe »… Son préféré est « Little Rocket Man » pour Kim Jong-un. À travers ces « fictions » là, on peut aussi réinterroger la problématique des « fake news » : on voit bien ici que c’est la mise en fiction des événements, plutôt que la vérité, qui est centrale. 

Enfin, le troisième sens contenu dans le titre serait les fictions sur Trump, tous les contre-feux que l’on pourrait imaginer à son propos. Je fais référence à des productions très diversifiées pour donner quelques pistes, du film Le Caïman de Nanni Moretti sur Berlusconi, à L’Autobiographie de Nicolas Ceausescu par Andrei Ujica, conçu avec des images d’archives. 

Pour ces trois niveaux de fiction, je place donc toujours l’image au centre, en la considérant   comme véhicule d’un savoir. Car je défends aussi, à travers cet ouvrage, un point de vue épistémologique : l’imagerie politique n’est pas simplement là pour être décryptée, ce que je ne prétends pas faire, mais j’invite d’autres disciplines à s’en saisir pour caractériser un jeu institutionnel, les affects qui traversent une nation ou l’inconscient collectif.

Si 75 millions de personnes ont voté pour Trump, s’il a réussi à obtenir 11 millions de voix de plus qu’à la dernière élection, c’est aussi à cause de ce que ses images véhiculent. 

LVSL – En s’attaquant à un tel sujet, vous vous placez dans la lignée de la Théorie critique et notamment du sociologue Horkheimer, qui examinait le fascisme en étudiant les préjugés racistes au sein d’une population. En tant que spécialiste de l’image, vous vous intéressez aux productions audiovisuelles de Trump et aux effets qu’elles produisent en suivant la même démarche : d’abord décrire, pour expliquer et idéalement éradiquer un phénomène. 

D. Z. – Je fais référence au texte de Horkheimer qui introduit un livre sur la figure de « l’agitateur américain » dans les années 30 et 40 (Les Prophètes du mensonge de Norbert Guterman et Leo Löwenthal). Le texte de Horkheimer est très important car il prend au sérieux les scènes spectaculaires, visuelles et sonores, de l’agitateur. 

Par rapport aux enjeux contemporains, j’essaye de dépasser toute opposition un peu trop tranchée entre une culture populaire soi-disant aliénante, et puis tout un domaine supposé noble des productions artistiques. L’iconographie du livre en témoigne : des grands noms de l’histoire du cinéma jouxtent des captures d’écran des scènes de catch ou d’émission de télé-réalité. Plus fondamentalement, j’utilise le cinéma pour mieux appréhender comment toute cette imagerie hétéroclite marche. Le cinéma a une histoire, et possède des outils qui sont aussi des armes pour nous aider à ouvrir les yeux sur le fonctionnement verbal, la gestuelle, la représentation du corps, du visage, de la bouche des leaders politiques. Le vocabulaire d’analyse filmique est très utile pour comprendre ce qu’il se passe dans ces images qui sont supposées être « pauvres », et les disciplines artistiques, souvent mises de côté par les visual ou cultural studies, ont une vraie légitimité pour aborder des phénomènes contemporains de ce genre. 

C’est aussi une manière de prolonger ce que dit Foucault à propos de l’intellectuel spécifique : il faut réfléchir et lutter chacun dans son champ, et la description est déjà une première étape dans le mien. Quand il s’intéresse à l’hôpital ou à la prison, Foucault déclare que son travail relève d’abord de la description, notamment de rapports de force, et c’est déjà beaucoup. Cela suppose une posture modeste au sens où elle évite une condescendance par rapport à ces objets. Barthes, dans ses Mythologies dont je cite le texte sur le catch, fait la même chose.

Pour cet essai, je me suis donc immergé dans les images de Trump, en mettant de côté les sentiments d’effroi ou de dégoût que l’on peut au départ ressentir, pour comprendre comment fonctionne ce régime d’images dont la portée est si grande. Si 75 millions de personnes ont voté pour Trump, s’il a réussi à obtenir 11 millions de voix de plus qu’à la dernière élection, c’est aussi à cause de ce qu’elles véhiculent.

LVSL – Cela témoigne non seulement d’une forme de bravoure mais aussi d’un sentiment de responsabilité : beaucoup de chercheurs préféreraient détourner le regard, avec une forme de dédain qui confine au déni. 

D. Z. – Je pense qu’il faut sortir d’une position confortable. Ce qui caractérise les anti-Trump de la critique de gauche là-bas comme ici, sans vouloir généraliser mais juste pour pointer une tendance, c’est une forme de répulsion et en effet de déni. Je pense que le déni est un affect que l’on doit prendre en compte, mais un déplacement de nos modes d’analyse doit être opéré. Une figure comme Trump nous oblige à nous défaire des manières dont on pouvait penser la représentation politique, le corps d’un leader politique.

Quand on parle de bêtise ou de vulgarité à propos de Trump, ce qui me gêne c’est que d’une part cela implique une proximité, c’est comme si l’on parlait de quelqu’un qu’on connaissait, qu’on venait de rencontrer. Alors que là, c’est vraiment une figure de pouvoir et qui a des effets de pouvoirs par l’entremise de ces images. 

D’autre part, bêtise et vulgarité sont des traits de sa personne mais il faut dépasser cette approche psychologique, voire psychologisante, pour en faire un problème de pensée. Deleuze le dit très bien quand il parle des rapports entre bêtise et philosophie : la bêtise, c’est un problème transcendantal, cela engage les conditions de pensée de la philosophie, de même que cela engageait les conditions d’écriture quand Flaubert en faisait son problème dans Bouvard et Pécuchet. Concernant la vulgarité, qui est pour moi très différente de la bêtise, il faut qu’elle devienne aussi un problème transcendantal, au sens où elle doit nous interroger sur les conditions de la pensée telle qu’on peut l’éprouver nous-mêmes, ou telle qu’elle peut fonctionner chez les partisans de Trump, et Trump lui-même.

Je pense qu’il faut donc distinguer entre le fait de sortir de son confort de pensée, ce que j’ai tenté de faire, et le fait d’arriver à délester de leurs affects ces expériences pour en faire des problèmes, permettant ainsi les conditions de la pensée et un positionnement critique.  

LVSL – Vous soutenez que Trump est un maître du temps, et notamment un maître de la distraction : il court-circuite, contrarie le cours normal du temps, comme on a pu le voir indirectement encore le 6 janvier, avec le sac du Capitole, qui vient retarder la prise de pouvoir du prochain président des États-Unis. Quel usage politique fait-il de ce pouvoir de distraction ? Comment trouble-t-il le « temps réel » ?

D. Z. – Dire que Trump a la volonté d’être partout et tout le temps ne nous apprend rien sur sa façon d’intervenir dans les flux. Il n’essaie d’ailleurs pas d’épouser les flux mais de les interrompre : il intervient dans le temps réel spectaculaire, et c’est ce pouvoir qui crée toute sa force d’emprise sur les esprits. On est toujours dans l’attente ou l’appréhension d’une intervention : dans l’attente du 6 janvier, du 20 janvier, du prochain Tweet qu’il va faire, de nouveaux rebondissements.

Trump n’est pas le président Twitter : c’est le président « homme de télévision » qui utilise Twitter pour intervenir, interrompre, intercepter des flux du direct télévisuel. Si on oublie ses habitudes de téléspectateur, on passe à côté de cette emprise. 

On est loin du présentisme tel qu’il a été défini par François Hartog. Même s’il avait une conception plus fine de cette expression, Hartog décrit ce régime temporel comme la « tyrannie de l’instant ». Si on en reste au « présentisme », on rate la puissance et les effets extrêmement pervers et dangereux du mode de gouvernement de Trump, qui est d’interrompre et ainsi de distraire le public américain des vrais problèmes. Son ancien conseiller John Bolton le qualifiait d’ailleurs de « maître de la distraction » en ce sens-là.

J’étudie notamment la façon dont il interrompait avec ses tweets les auditions en direct lors de la procédure de l’impeachment. Lors de l’audition de l’ambassadrice ukrainienne, ses tweets étaient lus en direct pendant un débat institutionnel ! Trump court-circuite le temps réel, qu’il soit institutionnel, juridique, législatif, ou bien celui des émissions à la télévision. C’est tout à fait nouveau. Et cela éclaire aussi son rapport aux réseaux sociaux : ils sont dépendants chez lui du direct télévisuel. Ce n’est pas le président Twitter : c’est le président homme de télévision qui utilise Twitter pour intervenir, interrompre, intercepter des flux du direct télévisuel. Si on oublie ses habitudes de téléspectateur, on passe à côté de cette emprise.  

J’entends opérer alors un pas de côté contre cette critique un peu pavlovienne du temps médiatique comme un flux d’images où l’on serait bombardé… oui c’est vrai, mais c’est une remarque inoffensive, ça ne mange pas de pain… Surtout, ça ne nous aide pas à comprendre l’engourdissement produit par Trump grâce à ses captures de flux : c’est cela qui créé le désarroi. Et c’est peut-être ce que le cinéma devra rendre par le geste du montage : comment cette interruption, qui est du montage temporel, compose un présent feuilleté, hétérogène. C’est une façon de réarmer la Théorie critique et la théorie des médias. 

LVSL – En coupant l’accès à ces comptes sur les réseaux sociaux, les GAFAM n’ont pas seulement montré leur immense pouvoir – et les enjeux autour de leur régulation reviennent dans le débat public –, mais aussi la dépendance de Trump à leur égard. 

D. Z. – Cela change considérablement la donne, mais on aurait dû pointer cette interdiction bien avant. 

Ses comptes Twitter et Facebook étant suspendus, c’est plus compliqué pour lui d’intervenir, il est coupé de 88 millions de followers. Mais cette interdiction, il aurait fallu la faire dès le « muslim ban » qui interdisait l’entrée aux États-Unis des ressortissants musulmans et des réfugiés, dès la première année. Or Twitter avait une relation ambiguë avec le bientôt ex-président des États-Unis, puisqu’il participait à créer le buzz que cette plateforme réclame sans cesse.  Et Trump sait qu’il réalise ainsi de la publicité pour Twitter, que Twitter se nourrit de ses pratiques… c’est d’ailleurs pour cela qu’il n’utilise jamais le terme de Twitter, il parle de social media ou même Trump media

Dans les médias, on axe le débat sur la liberté d’expression : mais Trump n’est pas censuré, il peut prendre la parole à la Maison-Blanche, avant de monter dans Air Force One, quand il veut, et il a une audience mondiale ! Trump n’est pas bâillonné, même si son utilisation de Twitter est empêchée. Et si les compte Facebook et Twitter de Trump sont fermés, ce n’est pas uniquement pour incitation à la violence, mais tout simplement parce qu’ils ont peur d’avoir un procès, et qu’ils soient tenus pour responsables ou complices d’événements chaotiques. En lui coupant l’accès, c’est une façon pour la Silicon Valley de se protéger juridiquement. 

LVSL – Faire un film, un documentaire, une série sur Trump relève du défi. Quels seraient les écueils possibles et les difficultés que rencontreraient un ou une cinéaste lors d’une telle entreprise ? Comment ne pas reconduire une dénonciation de Trump en bouffon vulgaire ? 

D. Z. Le livre comprend aussi une dimension pratique, et se présente comme une invitation faite aux cinéastes, pour qu’ils imaginent ce que j’ai appelé des « contre-feux filmiques ». Contre-feux filmiques qui peuvent prendre des formes très diverses, allant d’un film de fiction à un documentaire avec des images archives, voire quelque chose d’expérimental, avec par exemple des images de Trump qui mange des hamburgers pendant une heure. Je ne sais pas, je ne suis pas cinéaste ! Mais j’égrène quelques règles de prudence : éviter la caricature, ce qui est un peu la tendance spontanée, que l’on a vue à l’œuvre dans le Saturday Night Live où Trump est interprété par Alec Baldwin qui surjoue, surinterprète Trump avec un visage très grimaçant. Un tel parti pris, la caricature d’un être déjà caricatural, me paraît peu intéressant, et ces versions n’arrivent même pas à la cheville de l’original. 

Un autre écueil serait le bêtisier, comme on peut déjà en voir sur YouTube. Trump savait qu’il allait en faire l’objet, mais cela rentre dans une stratégie de distraction : tout cela distrait le public des problèmes que pose son mode de gouvernement. 

Je cite un film de Nanni Moretti, Le Caïman, qui me semble un bon exemple de ce qui peut être fait, et notamment en évitant une position de surplomb. Le film s’attache à montrer la multitude des visages de Berlusconi sur la scène télévisuelle : lorsqu’il est à la fois président du Conseil, président d’un club de foot, intervenant dans des émissions de variétés avec des blagues misogynes, des chansons, etc. Moretti, dans la structure même de son film et à travers la direction d’acteurs, a choisi de multiplier les interprètes, tous très différents, pour jouer le rôle de Berlusconi. C’est une manière de répliquer dans le film cette multitude de visages, et cette multiplication nous fait prendre conscience que c’est une aberration. C’est comme si on voyait et on entendait Berlusconi autrement.

LVSL – L’expression pouvoir de l’image reprend à travers vos réflexions toute sa consistance : d’une part en montrant son rôle dans l’influence de quelqu’un comme Trump ou Berlusconi, avec l’image du pouvoir ; mais aussi dans sa force de contre-champ, par exemple ici en nous permettant de voir de nouveau, par des procédés filmiques, des figures dont leur hypervisibilité nous empêche habituellement de les mettre à jour. 

D. Z. Cette hypervisiblité est d’ailleurs elle-même multiple, avec les conférences de presse, les participations à la TV, la communication politique qui frôle la propagande, avec un culte de la personnalité. Cette hypervisibilité passe aussi par une dialectique entre présence et absence. Je reprends les travaux de Louis Marin sur le Portrait du roi, où il est dit que le pouvoir du roi s’affirme notamment par son absence physique. Trump utilise cela de façon admirable, par exemple dans ses interventions très tôt le matin dans « Fox & Friends », où il intervenait non pas en duplex depuis la Maison-Blanche mais au téléphone. On voyait ainsi un plan fixe sur les animateurs, écoutant la voix si particulière de Trump, souvent en roue libre – ce qui est anti-système donc stratégique de sa part. Tout cela crée un effet spectral très puissant. C’est comme s’il était partout et nulle part, ici et ailleurs. 

C’est aussi le cas sur ces chaînes vidéos de la Maison-Blanche que j’ai déjà mentionnées : on le voit serrer la main à des militaires, au peuple américain lorsqu’il est en déplacement, et sa voix en off commente les images. Ce sont des discours officiels qui viennent recouvrir des scènes où on le voit proche des Américains.

LVSL – L’une des grandes nouveautés de la présidence Trump, c’est qu’au lieu de rompre avec son passé d’homme du spectacle, il l’a réaffirmé sur une plus grande scène et avec une plus grande audience, contaminant les plus hautes fonctions étatiques par sa vulgarité et son goût du show télévisuelQuelles formes a pris ce passé d’homme de TV lors de son mandat ? 

D. Z. Si Reagan était un homme de cinéma, Bill Clinton un proche de Hollywood, Trump, en effet, est d’abord un homme de la télé, et ça c’est une vraie rupture. La TV, c’est le monde des annonceurs, de la publicité, et Trump apporte beaucoup plus d’importance à l’audimat qu’aux sondages d’opinion pour saisir la portée effective de sa parole et de sa figure. Ses émissions de télé-réalité The Apprentice et The Celebrity Apprentice ont eu un succès d’audience réel sur NBC, et c’est pour lui le seul critère de réussite. D’ailleurs, le slogan « You are fired ! » en est issu, et c’est quelque chose d’indissociable dans l’esprit des gens. Depuis les années 80, Trump est une personnalité très connue aux États-Unis. Ses deux émissions lui ont permis de devenir une figure familière dans les foyers américains. Il faut dire que 20 à 30 millions de personnes le regardaient régulièrement de 2004 à 2015, ce n’est pas rien. 

Tout le monde pensait que Trump allait abandonner ses manières d’homme du spectacle. Mais il les a en réalité prolongées en tant que président. Quand on parle du chaos qu’il a semé à la Maison-Blanche et qu’on énumère les noms des personnes qu’il a licencié en quatre ans – qu’il s’agisse de proches collaborateurs ou de ministres – on retrouve finalement l’application du « You Are Fired ! ».

Il faut aussi rappeler que Trump, c’est une marque. Le critique américain Jim Hoberman a raison de le rappeler. Si Kennedy et Obama sont devenus des marques, d’une certaine manière, après leur présidence, Trump l’était avant. Michael Cohen, qui était son avocat personnel à la Trump Organization, a dit que Trump est entré en politique pour faire la promotion de la marque Trump. Ce n’était pas purement narcissique mais économique : il était persuadé de perdre l’élection, mais c’était une manière de mener une campagne publicitaire pour sa marque, qui englobe des clubs de golf, des steaks, des cravates, le marché immobilier bien sûr, et bien d’autres choses. Et d’une certaine façon, une fois président, il a continué comme avant en appliquant les recettes du marketing à la politique, en engourdissant les esprits de la même façon. Toutes ses expressions, de « You are fake news » à « Lock her up » en parlant de Hillary Clinton et récemment le fameux « Stop the steal » s’inscrivent dans les esprits comme des slogans publicitaires. 

Le philologue Victor Klemperer avait mis en évidence les trois critères de la langue totalitaire dans son livre sur la langue du IIIe Reich : la simplicité, la répétition et aussi les superlatifs. Trump utilise les trois, et le superlatif a d’ailleurs une dimension promotionnelle. Or la performativité du marketing, ses effets très puissants, sont extrêmement dangereux quand ils deviennent un outil de propagande contre les institutions démocratiques.

LVSL – Ce marketing politique à usage propagandiste participe aussi à ce que vous appelez la « scène pornographique ». Comment se caractérise-t-elle ? 

D. Z. Cela part des réflexions de philosophes, notamment français comme Deleuze ou Foucault, qui cherchaient à parler autrement de la politique et du rapport de pouvoir. Non pas comme quelque chose qui s’imposerait verticalement et forcément avec violence sur les masses, mais au contraire comme quelque chose de désiré, ce que Foucault appelle « l’amour pour le pouvoir ». Qu’est-ce que cet amour pour le pouvoir ? Comment des individus peuvent-ils soutenir des figures qui vont par ailleurs à l’encontre de leurs intérêts ? Foucault façonne cette érotisation du pouvoir à partir de cela. Il distingue trois moments : le rituel de la monarchie, dont le faste constitue un attrait ; après la Seconde Guerre mondiale, il note une sorte de retrait avec les figures du secret, qui engendre par ce mystère aussi une attraction, de Nixon ou Brejnev ; puis une ré-érotisation du pouvoir par l’entremise de corps séduisants de dirigeants politiques, comme Kennedy ou Valéry Giscard d’Estaing. 

Avec Berlusconi, qui a été central, et Trump ou Bolsonaro, je mets en évidence que l’on serait passé à une forme de pornographie. Le terme « pornographie » n’est pas à prendre ici au sens de l’industrie pornographique, même si cela fonctionne aussi pour Trump puisqu’il a eu des relations extra-conjugales avec des stars du X, comme Jessica Drake et Stormy Daniels. D’ailleurs ce qui l’intéresse dans l’intimité avec des travailleuses du sexe, ce n’est pas tant la reproduction de fantasmes ou de positions vues, mais comment ça marche d’un point de vue économique, comment l’industrie du porno fait de l’argent. 

Je reprends plutôt la définition que donne Jacques Rancière. Il écrit dans Chroniques des temps consensuels : « ce qui caractérise la scène pornographique, c’est la présupposition que ce que l’un fait à l’autre est précisément ce qui l’autre souhaite qu’on lui fasse. ». Pour lui, la pornographie illustre le fonctionnement du capitalisme mondialisé, le contrat social dans le monde néo-libéral. L’exploitation de la classe ouvrière passe par la croyance que cette exploitation serait incorporée par les personnes qui souffrent de cette exploitation. Pensons à la vidéo de l’émission « Access Hollywood », qui avait été diffusée un mois avant l’élection de 2016.  On entend Trump affirmer que, comme il a du pouvoir, il peut faire ce qu’il veut avec les femmes, et que les femmes aiment ça parce qu’il a du pouvoir. Le fameux « grap them by the pussy ». Cela signifie donc : « Je fais ça, parce que c’est ce que j’estime que les femmes veulent que je leur fasse ». Ce raisonnement a contaminé ensuite sa manière de gouverner, en partant du fait que cette cruauté pornographique était totalement incorporée par les masses qui la subissaient par ailleurs. Le slogan « you are fired » fonctionne aussi comme cela :  les personnes admettent le verdict et quittent le jeu. C’est comme cela que fonctionne le monde du travail dans le capitalisme sauvage. 

LVSL – La fiction qu’incarne Trump, c’est à la fois la réussite du rêve américain au sens économique, avec son patrimoine, sa richesse, son image de milliardaire – même si cette réussite est « héritée » – et de l’autre côté le common man qui mange des hamburgers à la Maison-Blanche avec l’équipe de basket-ball. Est-ce la conjonction des deux qui crée à la fois une possibilité d’identification et un investissement libidinal ? 

D. Z. Il faut aussi ajouter la contrariété fatale de ce rêve, car tout le monde ne peut pas être milliardaire… Trump incarne seulement la partie économique du rêve américain, et il déleste complètement sa dimension hégémonique, sur laquelle a longtemps joué Hollywood. Trump saborde le rêve des États-Unis comme champions du monde libre, personnifiés par le président. Cette « fiction », cette illusion nécessaire à la formation des États-Unis est en crise. 

Et Hollywood est d’ailleurs considéré par Trump et ses électeurs comme une forme d’élite, et plus du tout une industrie populaire destinée au plus grand nombre. 

Que peut le cinéma à une époque où cette hégémonie est bafouée ? On observe des films un peu ambigus, comme le film Vice d’Adam McKay sur Dick Cheney, ou Joker de Philip Todds. Ce film se clôt d’ailleurs sur une scène qui relève plutôt de la violence exutoire, d’une jouissance de la violence, plutôt qu’un réel soulèvement populaire. Cela fait songer aux événements du Capitole, qui font eux-mêmes penser à ce qu’écrit Flaubert à propos de 1848 dans L’Éducation sentimentale. Avec cette figuration de la « populace » qui se saisit des signes et investit les lieux du pouvoir, on observe une continuité iconographique, avec en plus à notre époque une circulation virale et quasi immédiate des images. Les photos des pros-Trump assis dans le fauteuil du vice-président m’évoquent la caricature de Daumier, Le gamin de Paris aux Tuileries, qui représente un enfant installé sur le trône de Louis-Philippe. 

LVSL – Si Hollywood a été un creuset et un diffuseur du rêve américain, cette « panne » d’un imaginaire commun reflète une Amérique extrêmement divisée. Quels contre-champs peut-on alors créer pour nourrir la bataille des images et de l’imaginaire ? 

D. Z. – Les réponses peuvent être extrêmement diversifiées : il y a des possibilités énormes grâce à l’outil filmique. Mais il ne faut pas prétendre qu’on va « démythifier » certains récits ou images, ou encore « désaliéner » qui que ce soit, ou que ces productions auront une efficacité directe contre le trumpisme. Il ne s’agit pas d’appliquer à l’art une vocation de guérison totale, mais au contraire de multiplier les contre-feux sans anticiper sur leurs possibles effets. Je crois à une forme de dissémination. 

Aux États-Unis, la fiction est tellement présente dans l’esprit des gens, à travers le cinéma, la télévision, les séries, les clips, les shows, que je suis persuadé que les Américains ont la capacité de rebondir. Il faudra suivre de près les productions issues de #Metoo, du mouvement Black Lives Matter, ou encore les interrogations que les troubles des derniers mois ont amenées dans la société américaine sur leur propre histoire. 


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