Depuis plus d’un demi-siècle, les violences politiques sont comparées à l’aide du concept de totalitarisme, un des grands topos de l’histoire intellectuelle du XXe siècle. Dans le cadre de la théorie et de la science politiques, qui s’occupent de la définition de la nature et des formes du pouvoir, en élaborant une typologie des régimes politiques, ce concept est aujourd’hui quasi unanimement accepté. Peu d’analystes oseraient contester l’émergence, au cours du XXe siècle, de systèmes de domination qui n’entrent pas dans les catégories traditionnelles – dictature, tyrannie, despotisme – élaborées par la pensée politique classique, depuis Aristote jusqu’à Weber. Par Enzo Traverso.
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La définition que Montesquieu fait du « despotisme » – un pouvoir absolu et arbitraire, sans loi, fondé sur la peur – s’adapte mal à ces régimes. Le XXe siècle a donné naissance à des pouvoirs caractérisés, selon la définition de Hannah Arendt, par une fusion inédite d’idéologie et de terreur, qui ont cherché à remodeler globalement la société par la violence. Dans le cadre de l’historiographie et de la sociologie politique, au contraire, l’idée de totalitarisme est loin de faire l’unanimité. Elle apparaît limitée, étroite, ambiguë, pour ne pas dire inutile si l’on veut saisir, au-delà des affinités superficielles des systèmes politiques « totalitaires », leur nature sociale, leur origine, leur genèse, leur dynamique globale, leurs aboutissements.
Selon sa définition classique – systématisée durant les années 1950 par Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski –, le totalitarisme suppose différents éléments corrélés et indissociables, également présents dans le nazisme et dans le communisme. Tout d’abord, la suppression de l’État de droit fondé sur la séparation des pouvoirs – donc la domination de l’exécutif – et l’élimination de la démocratie représentative, qui reconnaissent les libertés individuelles et collectives par une charte constitutionnelle. Deuxièmement, l’introduction de la censure et l’instauration du monopole étatique sur les moyens de communication afin d’imposer une idéologie officielle. Troisièmement, un parti unique dirigé par un chef charismatique, objet d’un culte presque religieux exercé par la masse de ses adeptes.
Les slogans sur les portails d’entrée des Goulags, visant à exalter le travail forcé, source « d’honneur et de gloire, de valeur et d’héroïsme », voire de « félicité », évoquent l’aphorisme célèbre d’Auschwitz : « le travail rend libre ». Mais l’analogie est trompeuse.
Quatrièmement, la violence comme forme de gouvernement, grâce à la mise en place d’un système concentrationnaire tendant à l’exclusion sinon à l’élimination des adversaires politiques et des groupes ou individus considérés comme étrangers à une communauté homogène sur les plans politique, national ou racial. Enfin, un fort interventionnisme étatique marqué par une planification autoritaire et centralisée de l’économie.
Bien que l’on puisse facilement repérer l’ensemble de ces caractéristiques dans le nazisme et dans le communisme soviétique, force est de constater que cette définition est pour le moins statique et superficielle. Dans ses formes idéal-typiques, le totalitarisme est un modèle abstrait qui, souvent, correspond davantage aux fantaisies littéraires de George Orwell qu’au fonctionnement réel des régimes fascistes ou communistes. Un simple regard sur l’origine, l’évolution et le contenu social de ces régimes, révèle des différences très profondes quant à leur durée, leur idéologie et leur contenu social.
Leur durée : le nazisme a connu une radicalisation progressive pendant douze ans, jusqu’à sa chute finale ; l’URSS une succession d’étapes (révolutionnaire, autoritaire, totalitaire et post-totalitaire) étalées sur soixante-dix ans. Leur idéologie : le stalinisme revendiquait, radicalisait et caricaturait l’héritage des Lumières ; le nazisme créait une synthèse étonnante de scientisme et de Gegen-Aufklärung radicale. Leur contenu social : grâce à une révolution, le communisme a exproprié les anciennes élites dominantes et étatisé l’économie, alors que le régime hitlérien a préservé le système capitaliste. Bien qu’extrêmes l’une et l’autre, les violences totalitaires étaient aussi de natures différentes.
Celle du communisme soviétique a été essentiellement interne à la société qu’elle cherchait à soumettre, normaliser, discipliner, mais aussi à transformer et moderniser par des méthodes autoritaires, coercitives et criminelles. Les victimes du stalinisme ont presque toujours été des citoyens soviétiques. La violence du nazisme, au contraire, a été essentiellement projetée vers l’extérieur. Après une première phase de « normalisation » répressive de la société allemande (Gleichschaltung), intense mais rapide, la violence nazie s’est déchaînée au cours de la guerre comme une vague de terreur rigoureusement codifiée.
Dirigée d’abord contre des groupes humains et sociaux exclus de la communauté du Volk (juifs, Tziganes, handicapés, homosexuels), elle s’est ensuite étendue aux populations slaves, aux prisonniers de guerre et aux déportés antifascistes (dont le traitement répondait à une hiérarchie raciale précise). Un analyste lucide comme Raymond Aron a clairement indiqué la différence entre le stalinisme et le nazisme : le premier a abouti au camp de travail, soit une forme de violence liée à un projet de transformation autoritaire de la société ; le second à la chambre à gaz, c’est-à-dire l’extermination comme finalité en soi, inscrite dans un dessein de purification raciale.
Ils déployaient aussi deux modèles antinomiques de rationalité. D’une part, une rationalité des fins (moderniser la société) accompagnée par une irrationalité foncière des moyens employés (travail forcé, exploitation « militaro-féodale » de la paysannerie, etc.) ; d’autre part, une rationalité instrumentale poussée à l’extrême (l’extermination conçue selon les méthodes de la production industrielle) mise au service d’un but social complètement irrationnel (la domination du Volk germanique). Cette différence n’est pas marginale, mais elle échappe au concept de totalitarisme qui se limite à prendre en considération les analogies.
Dans les camps d’extermination nazis, les méthodes de production industrielle, les règles d’administration bureaucratique, la division du travail, les résultats de la science (le zyklon B) étaient utilisés dans le but d’éliminer un peuple considéré comme incompatible avec l’ordre « aryen ». Durant la guerre, la politique nazie d’extermination s’est révélée irrationnelle, même sur les plans économique et militaire, puisqu’elle a été réalisée grâce à la mobilisation de ressources humaines et de moyens matériels soustraits de fait à l’effort de guerre et en détruisant une partie de la force de travail présente dans les camps.
En URSS, en revanche, les déportés (zek) étaient « utilisés » et « consumés » par millions pour déboiser des régions, extraire des minerais, construire des voies ferrées et des lignes électriques, certaines fois pour créer de véritables centres urbains. Des procédés « barbares » et coercitifs, qui s’apparentaient souvent à des formes d’« extermination par le travail », étaient adoptés pour moderniser le pays et construire le socialisme. Selon Anne Applebaum, le paradoxe du stalinisme réside dans le fait que ce fut le Goulag qui « apporta la civilisation » en Sibérie. Pendant les années 1930, les camps soviétiques étaient devenus d’« authentiques colosses industriels » dans lesquels travaillaient deux millions de déportés.
Dans l’Allemagne nazie, à l’opposé, les méthodes les plus avancées de la science, de la technique et de l’industrie étaient utilisées pour détruire des vies humaines. Dans les KZ, à proprement parler, il ne s’agissait pas d’esclavage ayant une finalité économique, mais de « transformation du travail humain en travail de terreur », car « l’intensification du travail des détenus était uniquement un changement de degré dans la terreur ». Dans le cas des camps d’extermination, la seule structure « productive » était celle du meurtre sérialisé.
Comme l’a montré Sonia Combe en comparant Serguiej Evstignev, le chef d’Ozerlag, un Goulag sibérien sur les rives du lac Baïkal, et Rudolf Hoess, le plus connu des commandants d’Auschwitz, leur travail n’était pas le même. Le premier devait « rééduquer » les détenus et, avant tout, construire une voie ferrée : la « trace ». À Ozerlag, la mort était la conséquence du climat et du travail forcé.
Hoess, quant à lui, calculait le « rendement » d’Auschwitz-Birkenau en tenant la comptabilité des juifs tués dans les chambres à gaz. Cela explique aussi la différence considérable entre les taux de mortalité de ces deux systèmes : dans le Goulag, il n’a jamais dépassé 20 %, en dépit du caractère massif de la déportation (18 millions de citoyens soviétiques entre 1929 et 1953), tandis que, dans les camps de concentration nazis, il était de 60 % et, dans les camps d’extermination, il était supérieur à 90 % (la plupart des rescapés sont revenus d’Auschwitz, qui était à la fois un camp de concentration et d’extermination).
Les slogans inscrits sur les portails d’entrée des Goulags, visant à exalter le travail forcé, source « d’honneur et de gloire, de valeur et d’héroïsme », sinon de « félicité » ou de « liberté », évoquent irrésistiblement l’aphorisme célèbre qui accueillait les déportés à Auschwitz : « le travail rend libre » (Arbeitmachtfrei), mais il s’agissait d’une analogie trompeuse. Dans leur grande majorité, les juifs déportés n’ont pas connu l’univers concentrationnaire, car ils ont été tués le jour même de leur arrivée aux camps grâce à un système d’extermination industrialisée fonctionnant comme une chaîne de production : évacuation des convois, sélection, confiscation des biens, spoliation, gazage, incinération.
Tout cela explique la grande méfiance que le concept de totalitarisme suscite au sein de l’histoire sociale. Les chercheurs qui ont essayé de comprendre le comportement d’une société au-delà de sa façade totalitaire ont été obligés d’aller outre les ressemblances extérieures entre communisme et nazisme. Bien qu’il n’ait pas toujours rejeté la notion de totalitarisme, ce travail d’analyse comparative l’a tout au moins problématisée, en indiquant ses limites.
Notes :
Pour une synthèse, cf. Enzo Traverso (dir.), LeTotalitarisme. Le XXe siècle en débat, Seuil, Paris, 2001 ; Abbott Gleason, Totalitarianism. The Inner History of the Cold War, Oxford University Press, New York, 1995 ; et Wolfgang Wippermann, Totalitarismustheorien, Primus Verlag, Darmstadt, 1997.
Article issu de Enzo Traverso, L’histoire comme champ de bataille, Paris, la Découverte, 2012, publié sur LVSL avec l’autorisation de la maison d’édition et de l’auteur.
Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski, Totalitarian Dictatorship and Autocracy, Harvard University Press, Cambridge, 1956.
Cf. Ulrich Herbert, « Nazismo e stalinismo. Possibilità e limiti di un confronto », in Marcello FLORES (dir.), Nazismo, fascismo, comunismo. Totalitarismi a confronto, Bruno Mondadori, Milan, 1998, p. 37-66.
Raymond Aron, Démocratie et Totalitarisme, Gallimard, « Folio », Paris, 1965, p. 298-299, p. 61. Voir aussi, pour une comparaison entre les taux de mortalité des deux systèmes, Philippe Burrin, « Hitler et Stalin », Fascisme, nazisme, autoritarisme, Seuil, Paris 2000, p. 83, et Joël Kotek, Pierre Rigoulot, Il secolo dei campi. Concentramento, detenzione, sterminio : la tragedia del Novecento, Mondadori, Milan, 2001, p. 333-335.
Anne Applebaum, Gulag. A History, Doubleday, New York, 2003, ch. 5 [Goulag, Seuil, 2004].
Wolfgang Sofsky, L’Organisation de la terreur, Calmann-Lévy, Paris, 1995, p. 214.
Voir Sonia Combe, « Evstignev, roi d’Ozerlag », Ozerlag 1937-1964, Autrement, Paris, 1991, p. 214-227.
Cf. Anne Applebaum, Gulag, op. cit., p. 578-586. Voir aussi Nicolas WERTH, « Un État contre son peuple », in Stéphane Courtois (éd.), Le Livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression, Robert Laffont, Paris, 1997, où il souligne la fonction productive essentielle des camps soviétiques, en ajoutant que « l’entrée au camp ne signifiait pas, en règle générale, un billet sans retour » (p. 228-229). Sur le taux de mortalité des KZ nazis, cf. Wolfgang Sofsky, L’Organisation de la terreur, op. cit., p. 61. Voir aussi, pour une comparaison entre les taux de mortalité des deux systèmes, Philippe Burrin, « Hitler et Stalin », Fascisme, nazisme, autoritarisme, Seuil, Paris 2000, p. 83, et Joël Kotek, Pierre Rigoulot, Il secolo dei campi. Concentramento, detenzione, sterminio : la tragedia del Novecento, Mondadori, Milan, 2001, p. 333-335.
Cf. Ian Kershaw, « Retour sur le totalitarisme. Le nazisme et le stalinisme dans une perspective comparative », in Enzo Traverso (dir.), Le Totalitarisme, op. cit., p. 845-871.