Les Jeux Olympiques d’hiver 2030, attribués aux Alpes françaises, symbolisent l’aveuglement face aux urgences démocratiques et climatiques. Alors que la neige se raréfie et que le modèle économique de nombreuses stations est menacé, cette compétition serait un pas de plus dans la fuite en avant. C’est du moins l’analyse que développe Fiona Mille, présidente de l’association Mountain Wilderness, dans son ouvrage Réinventons la montagne. Alpes 2030 : un autre imaginaire est possible (Éditions du Faubourg). À travers trois scénarios prospectifs, l’autrice invite à repenser en profondeur notre rapport à la montagne et à sortir des logiques dépassées du « tout-ski » et du « tout-tourisme ».
La saison de ski vient de commencer, et avec elles les premières neiges qui blanchissent les cimes offrant aux skieurs la satisfaction de dévaler les pistes. Mais derrière ce décor fragile, le monde de la montagne reste fébrile. L’an dernier, la France a traversé le troisième hiver le plus chaud depuis 1900, un présage alarmant pour ces territoires dont l’économie repose principalement sur le tourisme de sport d’hiver. Alors qu’un mois de couverture neigeuse a déjà été perdu dans les Alpes depuis les années 1970, le réchauffement climatique va désormais s’intensifier. Avec 53 % des stations européennes menacées d’une grave pénurie de neige en cas de réchauffement de 2°C, et jusqu’à 98 % à 4 °C, l’avenir du ski alpin est profondément remis en cause.
Or, à l’exception des grandes stations de haute montagne, personne ne semble prêt à cette fin de la neige. Sous la présidence de Laurent Wauquiez, la seule réponse de la région Auvergne-Rhône-Alpes, qui compte le plus de stations, a été de subventionner massivement l’installation de canons à neige. Après 50 millions d’euros dépensés lors de son premier mandat (2016-2021), Wauquiez en a promis 50 de plus dans le cadre du « plan neige » de son nouveau mandat. Pour faire bonne figure, la Région financera aussi quelques dameuses à hydrogène, histoire de ne pas oublier l’écologie. Mais cette avalanche d’argent public n’offre en réalité qu’un court répit aux stations, tout en saccageant l’environnement pour installer des retenues collinaires, des tuyaux et des canons.
L’augmentation des prix des forfaits et la montée en gamme des infrastructures transforment ce loisir en un privilège réservé aux élites.
En attendant, le recours à ces canons renforce les difficultés financières des stations. En février, un rapport de la Cour des comptes alertait sur l’impasse économique dans laquelle se trouve de nombreuses stations, malgré un soutien public massif : 23 % du chiffre d’affaires des opérateurs de remontées mécaniques dans les petites et moyennes stations provient désormais de subventions. Certaines sont d’ailleurs contraintes de mettre la clé sous la porte : cette année, le Grand-Puy (Alpes-de-Haute-Provence) et Notre-Dame-du-Pré (Savoie) ont fermé, tandis que la station de Métabief (Doubs) a fermé 30% de son domaine skiable et que la station de l’Alpe du Grand Serre (Isère) a obtenu un sursis d’un an grâce à une cagnotte et à une nouvelle subvention…
Ce contexte renforce une dynamique déjà en marche : le ski, toujours plus coûteux et concentré dans les stations de haute montagne, devient une activité de luxe. L’augmentation des prix des forfaits et la montée en gamme des infrastructures transforment ce loisir en un privilège réservé aux élites. Alors que seuls 11 % déclarent pratiquer le ski chaque hiver et que les classes supérieures sont très surreprésentées, les classes populaires en sont toujours plus exclues, à mesure que les colonies de vacances et hôtels familiaux sont remplacés par des établissements haut de gamme.
Un cercle vicieux inégalitaire est en marche dans nos montagnes : pour faire face aux coûts des investissements (canons à neige, téléphériques…), les stations augmentent le prix des forfaits, ce qui attire une clientèle plus aisée, prisée par des promoteurs qui font exploser les prix des terrains… Enfin, les skieurs des Alpes françaises viennent de plus en plus de l’étranger, de moins en moins de Français ayant les moyens de pratiquer ce loisir. Si ce tourisme rapporte beaucoup, il augmente encore le bilan carbone de ce loisir, en raison des voyages en avion de cette riche clientèle étrangère.
Des JO imposés et désuets
Dans cet univers en mutation, les Jeux Olympiques d’hiver 2030 apparaissent comme un vestige d’un autre temps. Pour Fiona Mille, présidente de Mountain Wilderness France et autrice de Réinventons la montagne (Faubourg, novembre 2024), cet événement représente un double déni, démocratique et écologique. Par crainte de rejet, comme cela aurait pu être le cas si les candidatures de la Suisse et de la Suède avaient été retenues par le CIO, aucun débat public n’a été organisé en France. Résultat : un sentiment d’injustice et une opposition croissante au sein de l’opinion.
Or, la montagne, « sentinelle du climat », se réchauffe deux fois plus vite que la moyenne mondiale. Dans les Alpes, les températures ont déjà augmenté de +2°C depuis 1900, mettant en péril les écosystèmes et les activités humaines. La fonte accélérée des glaciers perturbe le cycle de l’eau, privant les vallées de ressources essentielles pour l’agriculture et les usages domestiques. Agnès Pannier-Runacher, ministre de la Transition écologique, a récemment déclaré qu’il fallait « réinventer nos loisirs en montagne » dans le cadre du troisième Plan national d’adaptation au changement climatique (PNACC). Cependant, cette ambition contraste avec les choix qui perpétuent un modèle économique dépendant du « tout-ski » et du tourisme intensif.
En replaçant la transition écologique et la justice sociale au cœur des décisions, il serait possible d’imaginer un autre avenir pour la montagne – construit avec les habitants et non contre eux.
Les Jeux Olympiques, loin de s’adapter aux réalités décrites par les scientifiques, amplifient en effet ces tensions. Le recours massif à la neige artificielle et à des infrastructures énergivores, présenté comme des solutions, ne fait que renforcer le risque environnemental dans ces territoires fragiles. Ces choix témoignent d’une fuite en avant technologique et d’un non-sens économique, alors même que nombre stations de ski de moyenne altitude sont déjà dépourvues d’enneigement. Selon une étude réalisée au printemps 2024 par l’Inspection générale des finances, la facture totale de ces Jeux d’hiver pourrait s’élever à 2,4 milliards d’euros, un montant qui risque, comme pour les éditions précédentes, d’augmenter encore d’ici la compétition. « Autant d’argent qui manquera cruellement à l’accompagnement de la transition des territoires de montagne » comme le souligne Eric Adamakiewicz, maître de conférence en management du sport à l’université Toulouse 3, cité dans l’ouvrage.
Pourtant, comme le montre Fiona Mille, cette crise pourrait être une opportunité de transformation. En replaçant la transition écologique et la justice sociale au cœur des décisions, il serait possible d’imaginer un autre avenir pour la montagne – un avenir construit avec les habitants et non contre eux.
Un appel à repenser la montagne
Face à ces constats, Fiona Mille propose trois scénarios prospectifs pour les Alpes à l’horizon 2030. Dans le premier, les JO ont lieu, mais au prix d’une catastrophe environnementale et sociale. Les stations de ski haut de gamme prospèrent, mais les villages de montagne sont désertés par leurs habitants, incapables de faire face à l’inflation des loyers et à la dégradation des conditions de vie. Dans le second scénario, les JO sont annulés en 2029 en raison de l’aggravation des crises climatiques et géopolitiques. Cette décision intervient dans un contexte d’abandon des territoires de montagne, frappés par des sécheresses, des incendies et des pénuries d’eau.
Enfin, le troisième scénario raconte comment un mouvement citoyen transforme l’opposition aux JO en un projet alternatif. Les stations deviennent des centres éducatifs et culturels. Les compétitions sportives, rebaptisées « Sportivades », adoptent des pratiques écoresponsables. Ce scénario explore un imaginaire inédit, où la montagne serait un lieu d’innovation écologique et sociale. Pour Fiona Mille, ces scénarios ne sont pas des prédictions, mais des invitations à agir. La crise climatique, loin d’être un obstacle insurmontable, est une opportunité de transformation. En réconciliant justice sociale et transition écologique, les montagnes peuvent redevenir des lieux de résilience et d’innovation.
Si l’ouvrage donne peu de pistes concrètes de transformation, l’autrice donne cependant la parole à des scientifiques et des militants comme Marie Dorin-Habert, championne olympique et défenseure du Vercors, ou Rémy Knafou, spécialiste du tourisme durable. Ils partagent une même conviction : l’avenir de la montagne dépend de choix politiques courageux et de l’implication citoyenne. Outre la diversification du tourisme, pour ne plus dépendre exclusivement de la neige et valoriser les « lits froids » inoccupés en dehors de l’hiver, on peut aussi imaginer relancer des activités traditionnelles de la montagne, comme le pastoralisme, le petit artisanat ou la production agro-alimentaire en général.
Les limites du « tout ski » étant désormais flagrantes, Réinventons la montagne nous appelle à imaginer une montagne qui ne soit plus un simple décor pour les loisirs, mais un refuge pour la biodiversité et un modèle de sobriété. Fiona Mille nous pousse à questionner notre rapport à ces territoires fragiles et à réfléchir dès maintenant à leur avenir.
À Lisbonne, avec la montée en flèche du tourisme, des dizaines de milliers d’appartements ont été transformés en Airbnb, au détriment des locataires lisboètes. Un référendum visant à interdire les locations courtes dans les immeubles résidentiels pourrait bien changer la donne. Par Richard Matousek, traduit par Piera Simon-Chaix [1].
António Melo habite depuis 71 ans – toute sa vie – dans le quartier d’Alfama, à Lisbonne. Mais son propriétaire a vendu l’immeuble à une entreprise de location touristique, qui a refusé de renouveler son bail. « J’ai peur d’être mis à la porte à tout moment, explique-t-il, [mais] je n’ai nulle part où aller. »
Cette histoire n’a plus rien d’extraordinaire pour les 546.000 habitants de la capitale portugaise, qui accueille entre 30 et 40 000 touristes par jour. Déjà, des habitants âgés ont été contraints de quitter des quartiers où ils avaient vécu toute leur vie. Cet exode « nous empêche d’avoir une vie de communauté dans l’espace local », explique Ana Gago, une géographe de l’université de Lisbonne qui a effectué une recherche de terrain dans le quartier d’Alfama. « Et c’est violent. »
Le nombre d’habitants d’Alfama a drastiquement chuté, passant de 20.000 dans les années 1980 à seulement 1.000 aujourd’hui. Alors que les prix « se sont envolés », selon les mots de l’universitaire Luís Mendes, consultant sur les questions d’habitat pour la municipalité, la population générale de Lisbonne a diminué. « L’effort consenti pour payer les loyers a atteint des taux disproportionnés, bien supérieurs au tiers des revenus, niveau que l’on considère habituellement comme un loyer acceptable », explique Luís Mendes.
À Lisbonne, par comparaison avec d’autres grandes villes européennes, l’augmentation du coût de la vie a été récente et brutale. Les salaires portugais, parmi les plus faibles de l’Europe occidentale, sont sans commune mesure avec les loyers. Les difficultés des personnes en recherche de logement à Lisbonne sont cauchemardesques. Certains habitants résistent pourtant, et se mobilisent pour contraindre les autorités à organiser un référendum qui pourrait mettre un coup d’arrêt aux déplacements engendrés par Airbnb et consorts.
La crise des années 2010, une opportunité pour le tourisme
La crise actuelle a commencé avec la grande récession, lorsque la Troïka a accepté de renflouer le Portugal si ce dernier imposait des mesures d’austérité et dérégulait son économie pour encourager les investissements étrangers. Le gouvernement portugais, considéré comme « le bon élève » par comparaison avec la Grèce, s’est lancé dans l’entreprise à corps perdu. Simone Tulumello, de l’université de Lisbonne, explique que la méthode employée à l’époque a consisté à tout miser sur des solutions miracles, à savoir « des activités de développement à faible valeur ajoutée, parmi lesquelles le tourisme est une poule aux œufs d’or. »
Le pays a également mis en place un « visa doré », auquel peuvent prétendre les investisseurs étrangers non communautaires prêts à mettre de l’argent sur la table (par exemple en achetant une propriété à 500.000 €) et qui leur confère le statut de résident de l’Union européenne. De même, le Portugal a déployé un programme à destination des résidents non permanents, destiné à inciter les investisseurs immobiliers européens.
La mairie a également fait la promotion de la marque Lisbonne jusqu’à ce que celle-ci remporte plusieurs classements, devenant le lieu européen incontournable à visiter pour tout touriste, nomade numérique ou startupper digne de ce nom. Une cargaison de célébrités, dont Madonna, s’y est également installée. Les propriétaires locaux et les investisseurs étrangers ont aussi sauté sur l’occasion. « Avec le boom de Lisbonne et la modification de sa perception d’elle-même, affirme Simone Tulumello, les gens se sont rendu compte que “OK, maintenant la location, ça rapporte beaucoup d’argent.” »
Plusieurs propriétaires bailleurs se sont prévalus d’une nouvelle loi locative destinée à faciliter les expulsions et ont converti leurs propriétés en lucratives locations de vacances à courte durée. Depuis 2014, il leur suffit de remplir un formulaire en ligne pour obtenir automatiquement un numéro d’enregistrement de location touristique. En 2020, 20.000 logements lisboètes étaient enregistrés avec ce statut, pour des proportions atteignant 60 % de l’ensemble des locations dans certains quartiers.
En 2020, 20.000 logements lisboètes étaient enregistrés avec ce statut, pour des proportions atteignant 60 % de l’ensemble des locations dans certains quartiers.
Malgré un énorme programme de construction et de rénovation, Lisbonne a perdu 6.000 logements nets en dix ans, principalement à cause des locations touristiques. « [La mairie] rénove et perd des habitants, affirme Simone Tutumello. C’est un échec total. »
Au fil du temps, avec la stagnation du marché du travail et des salaires portugais, le marché de la location a évolué, reflétant la puissance de la consommation mondiale. Des entreprises locales implantées de longue date dans la ville se sont métamorphosées afin d’attirer les touristes et les expatriés.
Maria, qui a vécu dans le quartier du Chiado pendant 78 ans, estime qu’elle peut de moins en moins se rendre dans les commerces locaux. « J’ai honte d’aller dans ces lieux, car je n’ai même pas idée de quoi commander », raconte-t-elle au sujet des cafés brunch qui ont remplacé les anciennes boutiques de son voisinage. « La vie disparaît, explique Agustín Cocola-Gant, géographe à l’université de Lisbonne. Lorsque je réalisais des entretiens avec des investisseurs dans la location de courte durée, le message qu’ils envoient aux habitants était : “Déménagez du centre. Cet endroit est une opportunité pour nous, ce n’est pas un lieu résidentiel. Laissez-nous tranquilles et reconnaissez que vous ne pouvez plus vivre ici.” »
Absence de volonté politique
Au Portugal, plutôt que de prendre ces questions à bras-le-corps, les dirigeants nationaux et municipaux ont oscillé entre le déni et la promotion de l’investissement immobilier. Pourtant, Berlin, Paris et Londres ont restreint le nombre de jours de location à court terme des propriétaires, tandis que Barcelone et New York brident les nouvelles locations touristiques. Jusqu’à l’année dernière, les autorités lisboètes n’ont entrepris aucune action de ce genre.
Une autre réponse politique a néanmoins eu lieu. Après le reflux de la pandémie et avec le regain sans précédent du tourisme, un mouvement social a émergé, alimenté par la frustration. De nouvelles organisations de plaidoyer ont ainsi été fondées en 2022-2023, comme Visa Justa, Porta a Porta et Casas Para Viver, une plateforme qui regroupe plus d’une centaine d’organisations. Des manifestations d’ampleur ont arraché quelques promesses au gouvernement, qui n’ont guère été suivies d’actions. Lors de l’élection municipale de 2021 et des élections nationales de 2024, ce sont les sociaux-démocrates – un parti de centre droit, malgré son nom – qui ont tiré leur épingle du jeu. Selon un universitaire interrogé, à la différence de la précédente administration socialiste, les sociaux-démocrates « ne reconnaissent même pas l’existence d’un problème. »
« Je pense que nous sommes encore très éloignés du surtourisme, affirme ainsi le maire Carlos Moedas, un social-démocrate. Nous devrions continuer à parier sur le tourisme et à miser sur un tourisme qualitatif. » Mais comment peut-il s’agir d’un choix électoral rationnel pour les principaux partis alors que la crise est sous les yeux de tous et que le Portugal est prétendument une démocratie ?
Le nombre d’électeurs qui ont placé leur argent dans l’immobilier est à présent suffisamment élevé pour que la municipalité soit prête à tout pour que la hausse des prix se poursuive, aussi peu viable puisse-t-elle être.
L’une des raisons est tout simplement que le nombre d’électeurs qui ont placé leur argent dans l’immobilier est à présent suffisamment élevé pour que la municipalité soit prête à tout pour que la hausse des prix se poursuive, aussi peu viable puisse-t-elle être. Et même si les électeurs pouvaient aspirer à des changements, de récents scandales ont montré comment les liens incestueux entre le capital et les partis politiques bafouent souvent leurs intérêts. En outre, comme la culture politique portugaise fait de la ville de Lisbonne un tremplin permettant d’accéder à des postes nationaux, cette tradition empêche la mise en œuvre d’une politique municipale plus ambitieuse, comme ces dernières années à Barcelone, New York, Paris, Londres et Berlin.
Le mouvement pour un référendum prend de l’ampleur
Des militants et des universitaires déçus par ce consensus politique et par l’inertie qu’il engendre se sont regroupés pour former une autre de ces nouvelles organisations, le Mouvement pour un référendum sur le logement (MRH). Inspirée du référendum berlinois de 2021 destiné à contraindre la municipalité à nationaliser les portefeuilles immobiliers des grands propriétaires en recourant à la préemption, l’initiative a accouché d’un ample mouvement, dont l’objectif est de forcer la municipalité à organiser un référendum sur le logement.
« Nous comptons parmi nous des professionnels, des personnes sans emploi, des locataires, des propriétaires, des personnes qui votent à droite, au centre ou à gauche, explique Agustín Cocola-Grant. La crise du logement et la touristification de la ville sont des thèmes transversaux, qui touchent les plus vulnérables, mais aussi la classe moyenne, voire les plus favorisés, installés depuis des années dans le centre [et en lutte pour préserver leur qualité de vie au milieu de la masse de touristes et de magasins de produits de pacotille]. »
L’objectif du MRH est de faire pour la première fois appel à la législation portugaise, qui autorise les électeurs à demander l’organisation de référendums. Selon la loi, si un nombre suffisant d’habitants inscrits signent une pétition pour qu’une décision publique soit prise sur une question, la municipalité est tenue d’organiser un vote sur l’organisation d’un référendum dont le résultat est contraignant. En juillet dernier, le mouvement a annoncé qu’en un peu plus de deux ans de démarchage, les 5.000 signatures requises avaient été obtenues et qu’elles seraient présentées au conseil municipal en octobre.
Le conseil en débattra, bien qu’il ne soit pas contraint d’approuver la tenue du référendum. Mais le MRH espère que la pression publique et médiatique se révèlera telle qu’il sera difficile de rejeter la demande populaire sur cette question brûlante. « Nous aurons collecté plus du double du nombre de signatures requis d’ici à l’échéance, explique Ana Gago, qui travaille également pour le MRH. Il y a donc une volonté claire de la population en faveur de la tenue du référendum. Si [la municipalité] s’y refuse, nous mettrons en doute notre démocratie. » Une telle déclaration n’est pas anodine, en cette année où le Portugal célèbre les 50 ans du renversement de la dictature.
Si tout se déroule comme espéré par le MRH, un référendum sera organisé au printemps 2025. Son résultat, à la différence de celui de Berlin, sera contraignant. Si plus de 50 % des électeurs votent « oui », le conseil municipal aura alors six mois pour interdire tous les Airbnb existants et en création, ainsi que les locations équivalentes dans les immeubles résidentiels.
Si plus de 50 % des électeurs votent « oui », le conseil municipal aura alors six mois pour interdire tous les Airbnb existants et en création.
Selon Agustín Cocola-Gant, il n’est cependant pas impossible que, pour contrecarrer cette démarche, le conseil vote un nouveau décret destiné à maintenir l’immobilisme. Mais ce décret ne pourrait attenter à la valeur symbolique du vote des habitants de Lisbonne en faveur de l’interdiction des locations à courte durée. « Si beaucoup d’habitants votent pour signifier “Nous ne voulons pas de ça”, la pression politique demeure. » Les tribunaux pourraient également mettre les bâtons dans les roues de l’initiative. Lorsque des villes comme Édimbourg et Berlin ont tenté de s’attaquer à Airbnb et consorts, la plateforme a lancé une bataille juridique qui a édulcoré ou entravé leurs plans.
Un référendum qui pourrait inspirer le reste du Portugal
Si, malgré les réticences, l’interdiction entrait en vigueur, les effets seraient considérables. Pendant la pandémie, 4.000 locations de courte durée sont revenues sur le marché des locations longues. Les retombées sur les prix lisboètes du locatif et de l’immobilier ont été palpables. « À présent, affirme Ana Gago, imaginez que nous puissions récupérer l’ensemble des 20.000 logements, j’imagine… j’espère que cela aurait des conséquences notables pour Lisbonne et pour la zone métropolitaine dans son ensemble. »
« Les quartiers ne seraient plus accaparés par les touristes, et les logements pourraient de nouveau être occupés par des résidents de tous âges, ajoute-t-elle. Les magasins qui, aujourd’hui, ne se préoccupent que des touristes, pourraient être amenés à repenser leur modèle économique afin d’attirer [les riverains]. Et [avec la stabilisation de la population], les associations de quartier cesseraient de disparaître. »
Dans cette perspective, la lutte tourne autour de qui est en capacité de définir la ville et son centre. « La ville est bien plus qu’un endroit où les investisseurs peuvent gagner de l’argent ; elle doit demeurer un mélange de personnes [différentes] », affirme Agustín Cocola-Gant en se remémorant les investisseurs avec lesquels il a réalisé des entretiens. « Le centre s’est construit grâce à un effort et à un héritage collectifs. Les investisseurs veulent utiliser cet héritage collectif pour faire des affaires [à leur profit] et, ce faisant, nous forcent à partir. C’est à cela que nous nous opposons. »
Il y a 50 ans, lors de la révolution des œillets, Lisbonne s’est soulevée contre l’une des autocraties les plus indéracinables d’Europe et a choisi le pouvoir du peuple. Cependant, alors que le Portugal célèbre les 50 ans de sa démocratie, la montée de l’extrême droite lors des élections 2024 a, pour de nombreuses personnes, jeté un froid sur la célébration de l’événement. Il est louable que des initiatives à l’image du Mouvement pour un référendum sur le logement fassent briller l’espoir que chacun puisse s’emparer des mécanismes démocratiques qu’elles mettent en branle pour provoquer des changements favorables au plus grand nombre.
Lisbonne n’est pas une enclave à part : d’autres zones du pays sont concernées par l’accroissement des pressions exercées sur l’habitat et exacerbées par les locations touristiques.
Lisbonne n’est pas une enclave à part : d’autres zones du pays sont concernées par l’accroissement des pressions exercées sur l’habitat et exacerbées par les locations touristiques. L’Algarve, Porto, Coimbra, Madère et les villes satellites de Lisbonne rencontrent les mêmes problèmes. Grâce à la Constitution signée après la révolution, l’ensemble du pays a accès à ce mécanisme de pétition pour réclamer un référendum. Toutes les personnes qui militent en faveur du droit au logement au Portugal auront les yeux tournés vers l’évolution de la situation à Lisbonne.
Si tout se déroule comme prévu, affirme Ana Gago, ce serait « une lueur d’espoir, qui montrerait que nous pouvons changer nos vies grâce à la mobilisation, à la planification, à l’organisation. Le système en vigueur, cette démocratie, inspirerait de nouveau confiance. » Au moment où le Portugal célèbre le cinquantième anniversaire de sa démocratie, le mouvement référendaire lisboète semble dépasser la simple question des loyers exorbitants.
[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « In Lisbon, Residents Seek a Vote on Banning Airbnb ».
En 2022, Sébastien Rome avait été élu député de la 4e circonscription de l’Hérault, sous l’étiquette de la France insoumise. Cet ancien professeur des écoles originaire de Nîmes avait gagné au second tour, d’une courte tête, face à la candidate du Rassemblement national. Deux ans plus tard, c’est l’extrême-droite qui l’emporte. L’implantation historique du RN sur le pourtour méditerranéen est désormais observable partout en France. Comment expliquer la dynamique de ce parti, la stabilisation et la diversification à la fois géographique et sociologique de son électorat ? Quelles leçons la gauche doit-elle en tirer, en dépit de sa majorité relative à l’Assemblée nationale ?Retour sur une campagne éclair dans l’ancien « Midi rouge ».
LVSL – Comment expliquez-vous l’ancrage et la progression du Rassemblement national dans votre circonscription, la 4e de l’Hérault, et plus globalement dans votre région ?
Sébastien Rome – La progression du RN est nationale. Elle a commencé dans le sud, mais elle concerne aujourd’hui toute la France, tous les territoires, même les banlieues. Le RN a d’abord remplacé la droite qui a déçu, jugée trop libérale par les uns et trop laxiste avec l’immigration par les autres. Son image est alors celle d’un parti qui va rétablir l’ordre dans la société. Puis il a remporté un électorat âgé, libertaire en 1968, qui fut ensuite électeur du PS et de Bayrou, que Macron a radicalisé, qui refuse de revenir à gauche, limitant la République à lui-même pour protéger ce qu’il a acquis dans les années « glorieuses » de la France.
Les difficiles reports de voix au second tour, largement freinés par le « ni-ni », ont logiquement offert plus de sièges au RN, suivant une logique de protection du capital. Toutefois, par un travail de terrain, la gauche peut progresser et résister à la vague RN. Dans ma campagne de 2022, il y a eu 14% de votes blancs et nuls au second tour. En 2024, c’était 9% ; à 8% je gagnais. Cela s’est joué à peu.
« Le phénomène majeur des deux dernières années est la convergence ordo-libérale du centre et du RN. »
Ainsi, le phénomène majeur des deux dernières années est la convergence ordo-libérale du centre et du RN. D’un côté, le RN a abandonné le peu de mesures sociales qu’il portait pour s’attirer les bonnes grâces du pouvoir économique – qui le lui rend bien dans les médias. De l’autre, la Macronie a adopté de nombreuses mesures du RN (port de l’uniforme à l’école et classes de niveau, fin du repos hebdomadaire pour les vendangeurs, préférence nationale, loi immigration…) croyant attirer ses électeurs. Ce faisant, elle a tout simplement légitimé l’original, plutôt que la copie, et ouvert un passage des électeurs de droite et du centre vers le RN.
Enfin, les effets du tourisme de masse sont ravageurs du point de vue social, environnemental et économique. Les taux de chômage dans le sud (la zone d’emploi avec le plus de chômage en France est Pézénas-Adge, depuis des années) sont parmi les plus hauts de France. L’inflation immobilière renforce l’enrichissement de certains et prive les jeunes locaux de la possibilité de se loger sur place. Rien n’est mis en place pour accueillir les travailleurs saisonniers qui ont tant perdu avec les réformes du chômage successives. Le bilan environnemental, en termes de consommation d’espace agricole et d’eau pour trois mois d’activité, doit nous interroger. L’installation de nouvelles populations, notamment de retraités, qui n’ont pas pris les habitus locaux, sur un temps très court, coïncide avec les très hauts scores du RN.
Il est temps de penser à l’installation d’activités économiques de production et d’arrêter avec une économie de la consommation. Dans le sud, ce sont des gens qui ne sont pas d’ici qui vendent et consomment le plus de produits fabriqués ailleurs. Le côté méditerranéen est un décor, pas un support à la création de richesses.
LVSL – La campagne a été extrêmement courte : un mois si on inclut l’entre-deux-tours. Quelles ont été les implications de cet agenda très particulier pour vous, sur le terrain ?
S.R – D’abord, l’impression d’avoir basculé dans un moment politique historique dès le dimanche soir de la dissolution. Le lundi matin, je me réunissais avec mon équipe. Le lundi après-midi, un premier tract était conçu et je lançais un appel à un premier rassemblement. Le mercredi, lors du rassemblement, les premières équipes de citoyens non encartés étaient prêtes à partir en campagne. Ils ont reçu les tracts et ont directement commencé à les distribuer.
Ce fut très efficace et rapide. Près de 400 personnes ont participé. Je les en remercie chaleureusement, car ce fut une belle expérience humaine et joyeuse. Nous avons tenu 12 réunions publiques, en plus des distributions sur le marché, des porte-à-porte, des appels téléphoniques, de la participation aux fêtes locales, la presse… La circonscription est immense. Elle englobe quatre-vingt-dix-neuf communes très espacées les unes des autres, du bassin de Thau jusqu’au Larzac avec les Cévennes, le Pic Saint Loup et la Vallée de l’Hérault. La brièveté de la campagne a catalysé les énergies du pays.
LVSL – Les thèmes de la campagne étaient-ils les mêmes en 2024 qu’en 2022 ? Quels éléments de votre mandat avez-vous mis en avant ?
S.R – Pendant cette campagne éclair, le national a tout écrasé. La candidate RN, parachutée, n’a même pas mis son visage sur les affiches, ni sur les professions de foi. Jordan Bardella et Marine le Pen étaient les seuls arguments du côté du RN.
De mon côté, j’ai tenté de « localiser » ma campagne. J’ai mis en avant mon travail de terrain reconnu par tous, même par la presse locale, pourtant peu aimable avec la France insoumise habituellement. J’ai mis en avant ma personnalité : je suis un enfant du pays, qui connait les habitudes, les manières de dire et de faire. J’ai aussi montré ma capacité à faire du consensus localement comme à l’Assemblée nationale, autour de textes d’enjeu majeur pour ce territoire : la mobilité, l’accès à la santé et la défense des services publics, le droit à l’emploi… J’ai eu un vrai bilan à défendre malgré un mandat de seulement deux ans.
LVSL – Depuis la formation du Nouveau Front Populaire, on entend dans les médias beaucoup de commentaires sur l’hétérogénéité de cette alliance. Comment l’union de la gauche a-t-elle été perçue dans votre circonscription? Est-ce ou non un enjeu pour les électeurs?
S.R – Personnellement, avant la Nupes, j’étais pour l’union de la gauche et des écologistes. Je l’ai prouvé à de nombreuses reprises comme lors des départementales de 2021 où j’étais en binôme avec Julia Mignacca, aujourd’hui présidente du conseil fédéral d’EELV. C’est la condition pour gagner ici et j’ai une fibre à chercher ce qui unit.
L’union de la gauche est une des raisons qui font que je me reconnais dans la figure de Jean Jaurès. Cette figure cherchait à unir non seulement les « sectes » socialistes mais aussi le « petit pays » du Midi Rouge, le « grand pays » qu’est la nation républicaine française, les peuples, l’humanité et…même l’humain avec la nature. Cette terre viticole est marquée par la présence de Jean Jaurès. Il y a un souhait d’union inconscient chez les électeurs de gauche.
LVSL – Les derniers scrutins ont confirmé la progression de l’extrême-droite dans la France rurale et périurbaine. À l’exception de Nice ou de Perpignan, les grandes villes restent principalement à gauche. Pourtant, vous avez récemment exprimé votre désaccord avec l’analyse de François Ruffin autour de « la France des bourgs » et « la France des tours ». Pourquoi son cas, en Picardie, constitue-t-il une exception, selon vous ?
S.R – La question n’est pas d’avoir des impressions vagues à des fins de communication, mais de connaître la France et la littérature scientifique sur ce sujet. La première impression vague, qui consiste à généraliser le cas de la Somme, est une erreur intellectuelle majeure. Imaginons que nous généralisions le cas des Pyrénées Orientales : la ville-centre vote RN et les villages votent NFP. L’ouest de la France donne des majorités à Renaissance et au NFP. Il n’y aurait pas d’ouvriers blancs dans l’ouest ? C’est la principale zone de création d’emploi industriel.
François Ruffin, malheureusement, reprend la lecture de Christophe Guilluy, largement démenti par toute la communauté scientifique. Il explique que nous [la gauche] aurions tout donné aux quartiers populaires – et donc aux immigrés – et que l’État a abandonné les territoires ruraux – et donc les blancs. La rhétorique est la même chez François Ruffin : la France insoumise ne s’occuperait que des quartiers et oublierait les territoires ruraux. Bien sûr, le RN veut désavantager les quartiers les plus pauvres pour flatter les campagnes, quand François Ruffin veut les réconcilier. Mais il accepte les règles du jeu fixées par cette grille de lecture, séparant les uns et les autres, au lieu d’inventer un autre discours.
« La relation territoriale que l’on observe fréquemment est plutôt un rapport entre la centralité, qui vote à gauche, et la périphérie, qui vote RN à toutes les échelles de territoires. »
La seconde impression vague, qui suit la première, consiste à croire que le NFP, et notamment la FI, ne progresse ou n’est devant le RN que dans les plus grandes villes. Albi, Apt, Avignon, Amiens, Abbeville, Etampes, Gap, Limoges, Le Mans, Mende, Valence…mais aussi de nombreuses petites villes autour de 10.000 habitants ont pourtant vu une progression de la gauche ! La règle est plutôt la suivante : plus grande est la ville, plus importante sera la probabilité d’un vote de gauche élevé.
La relation territoriale que l’on observe fréquemment réside plutôt dans un rapport entre la centralité, qui vote à gauche, et la périphérie, qui vote RN à toutes les échelles de territoires. Dans les petites centralités, on retrouve majoritairement le secteur public comme employeur – malgré toutes les difficultés qu’il rencontre – et des personnes aux revenus faibles (moins de 1250€ par foyer) qui ne votent pas, votent RN (38%) mais aussi NFP (35%). C’est particulièrement vrai dans l’arc méditerranéen où le RN a gagné pratiquement toutes les circonscriptions. Si on regarde de loin, seules les villes de Montpellier, Avignon et Marseille ont « résisté ». On observe là l’effet du découpage territorial et celui du tourisme de masse, dont j’ai parlé, qui pèse dans le résultat final. Si on regarde de plus près, on retrouve en Piémont, dans les montagnes et autour des petites centralités, un vote NFP.
« Dans la position de la France insoumise, il y a un angle mort pour porter des solutions dans les petites villes et les territoires ruraux qui ne se limitent pas à l’agriculture. »
Les cartographies d’Hervé le Bras analysant les aspects culturels et historiques du vote, localisés sur des terres, sont efficaces pour prédire les résultats d’une élection. C’est donc la lecture globale des villes contre les campagnes que je conteste, à partir de la recherche en sciences sociales mais aussi de mon expérience de terrain. Il y a des tours dans les bourgs. Il y a aussi des flux entre les tours et les bourgs : les habitants des tours vont vivre dans les bourgs dès qu’ils ont un emploi et inversement, quand ils vivent dans un logement insalubre de centre-ville, et qu’ils espèrent avoir une place dans une tour.
Dans la position de la FI, il y a un angle mort pour porter des solutions dans les petites villes et les territoires ruraux qui ne se limitent pas à l’agriculture. C’est tout le travail que j’ai commencé, avec d’autres, durant les deux dernières années, avec la volonté d’élargir notre espace politique. Nous avons constitué un groupe de députés ruraux et commencé un travail novateur. Ce travail continue. Mes propres travaux portaient sur les enjeux de ces territoires : réhabiliter les centres anciens, se déplacer, travailler, accéder aux services publics.
LVSL – D’après vous, le vote pour le RN est plus un vote de rejet que de pauvreté. La classe moyenne inférieure, qui vote majoritairement pour l’extrême-droite, est composée de travailleurs – dont de nombreux fonctionnaires – éprouvant des difficultés à boucler leurs fins de mois. Pourquoi la gauche ne parvient-elle pas ou plus à lui parler ?
S.R – Si l’on considère les choses à l’échelle intercommunale, les familles qui travaillent, avec des revenus leur permettant d’avoir accès au crédit pour acheter une maison en lotissement (fonctionnaires catégorie C, artisans ou ouvriers, personnels du soin, manutentionnaires, caristes, caissiers, vendeurs, retraités…) s’installent en périphérie des petites centralités. Ainsi, on retrouve souvent une sorte d’effet d’halo. Le centre plus pauvre vote à gauche et sa périphérie avec des revenus supérieurs (sans être CSP+) vote RN. Quand on parle avec ces personnes qui vivent dans la couronne des petites centralités, très clairement, il y a une volonté de se distinguer des « cas-sos » (« cas sociaux » qui vivraient bien des aides de l’État) et de ne pas se mélanger. Le racisme n’est alors jamais très loin.
« Le programme, qui est notre pierre angulaire à gauche, est un élément secondaire du vote. Ce que l’on représente, ce que l’on incarne compte bien plus. »
C’est la voiture qui permet de spécialiser les espaces sociaux (zone commerciale, zone dortoir, zone de travail). Elle implique que les nouvelles personnes installées ne se fondent pas vraiment dans le village. Le lien social se perd et les locaux ne reconnaissent plus leur village. Au final, les uns et les autres votent RN pour des raisons différentes. Dès que celles et ceux qui s’installent ont des revenus plus élevés, de plus hauts diplômes, du fait de la déconcentration de la métropole, le vote de gauche se réinstalle par réimplantation des habitudes de la ville. Il n’est pas étonnant que le RN veuille baisser le niveau de formation des jeunes et les envoyer le plus tôt possible sur le marché du travail : c’est son électorat.
Par ailleurs, à gauche nous oublions parfois que les électeurs votent plus souvent avec leurs tripes qu’avec leur tête. Le programme, qui est notre pierre angulaire à gauche, est un élément secondaire du vote. Ce que l’on représente, ce que l’on incarne, compte bien plus. C’est d’ailleurs ainsi qu’il faut lire nos scores, si haut dans les quartiers populaires. Nous sommes la seule force politique qui affirme que l’on ne juge pas un Français sur sa religion, sa couleur de peau, ses habitudes alimentaires, vestimentaires, sur ces manières de parler ou son accent mais sur son statut de citoyen ayant le droit de vote. C’est ce que Jean-Luc Mélenchon nomme la Nouvelle France. Or, à quelques kilomètres des grandes villes, il y a aussi des Français qui ont des habitudes, des imaginaires, des croyances différentes. L’héritage de la France des territoires est aussi une composante de cette Nouvelle France qui se grandit, comme son histoire de l’immigration l’a prouvé, par accumulation successive des cultures.
« Il est important pour les dominants de légitimer leur autorité sociale sur les dominés par l’institution d’une culture légitime, qui a pour fonction de délégitimer les cultures populaires. »
Pour le dire autrement, et avec Pierre Bourdieu, une des fonctions de la culture des musées, des livres et des spectacles est de faire croire qu’il y a des choses qui sont interdites à certains. Il est important pour les dominants de légitimer leur autorité sociale sur les dominés par l’institution d’une culture légitime, qui a pour fonction de délégitimer les cultures populaires. Or, il y a des pratiques culturelles populaires, de fêtes, de jeux, de traditions qui ont une valeur que nous recherchons à gauche : réunir la Nouvelle France et faire communauté nationale.
On ne peut pas représenter le peuple sans faire une part à sa culture. Jean Jaurès lançait à la chambre des députés en 1910 : « Oui, nous avons, nous aussi [la gauche face aux réactionnaires], le culte du passé. Ce n’est pas en vain que tous les foyers des générations humaines ont flambé, ont rayonné ; mais c’est nous, parce que nous marchons, parce que nous luttons pour un idéal nouveau, c’est nous qui sommes les vrais héritiers du foyer des aïeux ; nous en avons pris la flamme, vous n’en avez gardé que la cendre. » Le NFP est l’hérité du foyer des aïeux. Il nous faut entretenir la flamme.
LVSL – Pensez-vous néanmoins que certains thèmes ou certains positionnements de la gauche constituent des repoussoirs pour cet électorat acquis à l’extrême-droite ?
S.R – On entend beaucoup, dans les médias, que cet électorat serait « anti-tout ». C’est la surface des choses. Plus fondamentalement, le thème de l’égalité est majeur, mais il s’exprime en tout sens. Entre les riches et les pauvres bien sûr, mais aussi entre personnes de la même condition sociale ; c’est le voisin qui a eu un poste à la mairie « par piston » ou les « cas-sos », « les gris » qui ont un logement HLM en priorité… Tout cela ne repose souvent sur rien. Mais les perspectives de progrès collectif sont tellement bouchées que c’est une guérilla sociale.
Le racisme devient alors un signe de reconnaissance sociale pour les électeurs du RN. Dans les deux premières minutes d’une rencontre, un propos raciste est prononcé. Le sociologue Félicien Faury décrit bien cette réalité qui sert d’appel à l’autre où on lui dit « hein, tu es comme moi ou pas ? ». Par contre, la famille « arabe » dans le lotissement, dans la villa d’à côté, dont le mari est éducateur spécialisé et la femme infirmière, « c’est pas pareil ». Malgré ce racisme réel, nous ne pouvons pas réduire les électeurs du RN à cela. C’est encore moins vrai pour les électeurs ruraux ! Si nous refusons l’assignation sociale, nous n’avons pas à la reproduire. Les êtres humains sont des infinis, disait Émile Durkheim. Nous devons donc ouvrir des chemins positifs dans lesquels ces électeurs peuvent aussi se reconnaître.
« Nous devons saisir ce qui fait lien dans cette culture populaire. Nous ne devons pas la délégimiter. »
Je prendrai l’exemple du barbecue qui a valu beaucoup de critiques à Sandrine Rousseau. Oui, la gestion du feu est genrée, ce sont les hommes qui tiennent les pinces. Mais le barbecue, c’est aussi un rapport positif au monde : l’accès à un extérieur, à la convivialité et à l’invitation du voisin. Nous devons saisir ce qui fait lien dans cette culture populaire. Nous ne devons pas la délégimiter. L’autre aspect, c’est que la gauche ne promeut pas suffisamment d’élus issus de la diversité populaire française, pour que les électeurs se sentent représentés. Les Français doivent se voir en reflet avec leurs élus et la gauche a le devoir d’être exemplaire sur ce point.
Au final, ce qui est le plus repoussoir pour un vote de notre côté, c’est la gauche qui a déçu, c’est la gauche qui a trahi. Alors, nous ne devons pas manquer à notre devoir de tenir parole. De tenir parole, une première fois, puis la fois suivante et encore la suivante. Quand on perd la confiance d’une personne que l’on a aimé, il faut de nombreuses preuves d’amour pour refaire lien. La démocratie se définit par le contrôle des représentants par le peuple. Le NFP doit être cette occasion pour que le peuple redise à sa gauche qu’il peut lui faire à nouveau confiance, mais pas en étant simplement spectateur des décisions et des jeux des partis. Mes électeurs me le demandent. Nous nous retrouverons le 21 septembre pour prendre acte de ce nouveau contrat social. Aujourd’hui, demain ou prochainement, nous devons aboutir à ce nouveau contrat social avec la France.
Thorstein Veblen (1857–1929) était un économiste et sociologue américain. Dans son œuvre majeure, Théorie de la classe de loisir (1899), il analyse le capitalisme non pas par le prisme de la production, comme a pu le faire Marx, mais par celui de la consommation. Si son œuvre reste encore très peu lue aujourd’hui, les textes de Veblen permettent d’appréhender les dérives de notre système financier, notamment la destruction systématique de notre environnement.
Thorstein Veblen est issu d’une famille d’origine norvégienne qui a migré aux États-Unis une dizaine d’années avant sa naissance. Il naît en 1857 dans le Wisconsin, juste avant la guerre de sécession. Il ne pourra s’échapper de ce grand foyer de 12 enfants que pour suivre ses études, qui le mèneront au doctorat. Veblen enseigne aux écoles de Chicago, Stanford et New-York, même si ses idées anticonformistes feront de lui un professeur marginal. Dans son premier ouvrage Théorie de la classe de loisir, Veblen propose une critique de ce qu’il appelle « l’économie néoclassique » car il pense, contrairement à cette pensée, que le marché n’est pas une entité isolée de la société et de ses citoyens. Son parcours universitaire l’amène à observer les sociétés bourgeoises du début du XXème siècle et à constater leur propension à se répandre dans des dépenses inutiles et ostentatoires. Il meurt en 1929 après avoir assisté au décollage de l’économie américaine et à la multiplication des spéculations inhérentes au capitalisme financier.
La classe dominante cherche à se démarquer des autres
Veblen analyse et détaille dès son premier livre les mœurs et habitudes de la classe dominante, qu’il nomme « classe de loisir ». Les membres de cette classe sont aisés et à l’abri des besoins matériels primaires. Ils sont pourtant mus par une constante recherche d’honneurs à travers des actes socialement valorisés afin de se distinguer des autres classes. Pour l’auteur, « ce concept de dignité, de valeur, d’honneur, appliqué aux personnes ou à la conduite est d’une grande conséquence pour l’évolution des classes et des distinctions de classes ». La classe de loisir cherche constamment à montrer qu’elle peut utiliser son temps pour réaliser un travail non-productif et non vital par le prisme des loisirs. Le terme loisir est ici à comprendre comme « l’ensemble des pratiques différenciées de mise en valeur des richesses accumulées qui s’incarnent dans des modèles culturels de dépenses » (Lafortune, 2004).
La classe de loisir va également chercher à exhiber sa capacité à dépenser son argent sans compter, par de la consommation ostentatoire. L’émergence de cette classe est selon Veblen à mettre en parallèle avec celle de la propriété individuelle, qui permet la distinction entre plusieurs groupes sociaux. Le théoricien évoque les mariages forcés et va même jusqu’à désigner les femmes comme le premier bien approprié par les hommes. Avec l’avènement de la société industrielle, la propriété privée devient un critère de distinction majeur qu’il convient d’accumuler indéfiniment. La recherche d’honneurs et de distinctions est la réelle motivation derrière cette épargne grotesque, et la classe de loisir cherche à tout prix à empêcher une quelconque entrave à cette rétention monétaire. Analyser le capitalisme moderne au prisme de la théorie de Veblen permet ainsi de pointer du doigt les nombreuses contradictions inhérentes à notre système économique.
Notre modèle polluant est promu par la classe de loisir
L’héritage de Veblen est premièrement utile pour comprendre et critiquer la responsabilité du capitalisme dans la destruction de notre environnement. Notre système pourrait sans grande difficulté subvenir aux besoins vitaux de la population, sous la mince réserve de faire précisément l’inverse des politiques menées depuis la révolution industrielle. Mais, comme le fait remarquer le théoricien, la classe de loisir ne cherche pas seulement à palier ses besoins primaires mais à se répandre dans des dépenses ostentatoires. Ces achats coûteux et bien souvent inutiles sont assimilés à un capital honorifique qui permet aux membres de cette classe de se démarquer des autres. Seulement, nous oublions trop souvent d’associer la production de ces marchandises et de ces services à la destruction de notre écosystème. La classe de loisir pousse à la production de biens honorifiques qui ne sont pas primordiaux pour sa survie. Difficile ici de ne pas prendre pour exemple le développement massif du tourisme. La classe dominante valorise ainsi fortement l’utilisation régulière de l’avion afin de voyager à l’autre bout du monde. Ces excursions servent de marqueurs sociaux et permettent aux classes les plus aisées de montrer qu’elles sont capables de dépenser, voire d’accumuler des voyages aux destinations socialement valorisées.
Il convient cependant de déconstruire le modèle touristique vendu par les classes dominantes. Ces voyages réguliers ont premièrement un fort impact sur notre environnement. Outre l’évidente consommation énergétique de l’aviation, le développement des infrastructures touristiques cause d’énormes problèmes environnementaux : pollution des sols et des océans, bétonisation massive… Le développement du tourisme profite par ailleurs très peu aux populations locales. Le secteur touristique est en effet contrôlé par un nombre restreint de multinationales. La conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement estime ainsi que 80% des recettes du tourisme générées dans les Caraïbes retournent vers les pays où sont localisés ces multinationales. Le chiffre monte à 85% pour « les pays les moins avancés » d’Afrique. Il faut en outre remarquer que, ce que beaucoup appellent la « démocratisation du tourisme », est un leurre. Les cadres supérieurs et autres professions libérales ont en effet une large capacité financière à voyager, tandis que les classes populaires sont souvent limitées dans leurs choix. Deux tiers des français, majoritairement issus des classes populaires, ont ainsi été contraints de renoncer à partir en vacances d’été pour des raisons financières durant les cinq dernières années. Le modèle touristique de la classe de loisir ne semble alors pas seulement être nocif pour l’environnement, mais apparaît également comme source de frustration pour la majorité de la population qui ne peut en profiter.
La classe de loisir, par l’imaginaire consumériste qu’elle véhicule, entraîne également un effet d’imitation en cascade avec les classes « inférieures ». « Toute classe, explique Veblen, est mue par l’envie de rivaliser avec la classe qui lui est immédiatement supérieure dans l’échelle sociale, alors qu’elle ne songe guère à se comparer à ses inférieures, ni à celles qui la surpassent de très loin ». Ainsi, le modèle d’accumulation et de consommation de la classe dominante a un effet majeur sur la perception et les habitudes des classes moyennes et inférieures. La classe de loisir fixe et décide de notre modèle de consommation, si bien que « les usages, les gestes et opinions de la classe riche et oisive prennent le caractère d’un code établi ». Il est ainsi facile de comprendre la difficulté de promouvoir des technologies low-tech en opposition au high-tech. Ces technologies, volontairement moins performantes mais répondant à des besoins concrets et utiles n’intègrent pas ou peu de capital honorifique. La possession d’un outil low-tech n’est ainsi pas publicisée car elle est contraire au modèle consumériste promu par la classe de loisir.
Dans son livre Comment les riches détruisent la planète, Hervé Kempf montre que ce modèle d’imitation veblenien s’applique aux États. Les pays que l’on qualifie « du Sud » tentent de rattraper les pays riches, souvent au prix de la destruction de réseaux de solidarité ou de la planète. Cependant, qui doit-on blâmer ? Devons-nous nous alarmer de la situation dans les pays « du Sud », qui bien souvent subissent la pollution liée à la délocalisation de la production des pays « du Nord » ? Ou devons-nous directement remettre en cause notre système de production propagé par les pays les plus riches ? La première option est non seulement injuste, les pays riches ayant eux-mêmes utilisé pendant des décennies des énergies fossiles pour se développer et continuant de le faire, mais également contreproductive.
En effet, tant que les pays du Nord, sorte de classe de loisir mondiale, continueront de promouvoir la productivité à outrance et le consumérisme de masse – les deux étant intimement liés -, toute tentative visant à réduire l’impact humain sur l’écosystème sera vaine. Il faut donc attaquer frontalement la manière de consommer des classes dominantes et le système économique des pays riches pour permettre une réelle démarche écologique. Cette tâche sera ardue car, comme l’a remarqué Veblen, la classe de loisir est réputée conservatrice : tout changement structurel reviendrait à réduire voire anéantir ses avantages. Ainsi, « grâce à sa position d’avatar du bon genre, la classe fortunée en arrive à retarder l’évolution sociale ; elle le doit à un ascendant tout à fait disproportionné à sa puissance numérique ». De par sa posture dominante dans nombre d’institutions – économiques, médiatiques, politiques… – la classe de loisir marginalise toute critique de son modèle. Il n’y a qu’à regarder les propos de Macron contre les anti-5G, accusés de vouloir revenir aux temps anciens ou à « la lampe à huile ». Puisque la classe dominante rejette tout changement, voue aux gémonies toute critique constructive de notre système, il semble primordial de mener une « guerre de position » pour renverser le modèle économique vendu par cette dernière. Ce terme gramsciste décrit la remise en cause du pouvoir d’attraction culturelle de la classe bourgeoise sur les classes dominées. Un bloc populaire et écologiste ne pourra prendre le pouvoir que lorsque le modèle de société qu’il promouvra deviendra hégémonique. Il convient de ne pas sous-estimer la toute puissance de l’hégémonie du bloc bourgeois, sans quoi la classe de loisir moderne ne pourra jamais véritablement être renversée.
De l’impossibilité d’avoir une société inégale heureuse
Les textes de Veblen permettent également d’analyser notre rapport au Travail. Premièrement, l’auteur montre que la classe de loisir instaure de fait une distinction entre des tâches valorisées par la société et d’autres qui ne le sont pas. Cette discrimination veut que soient « nobles les fonctions qui appartiennent de droit à la classe de loisir : le gouvernement, la guerre, la chasse, l’entretien des armes et accoutrements, et ce qui s’ensuit – bref, tout ce qui relève ostensiblement de la fonction prédatrice. En revanche, sont ignobles toutes les occupations qui appartiennent en propre à la classe industrieuse : le travail manuel et les autres labeurs productifs, les besognes serviles, et ce qui s’ensuit. » Cette affirmation est frappante dans le contexte actuel, où la crise du coronavirus nous a fait, plus que jamais, remarquer comme certaines professions précaires étaient méprisées alors qu’elles sont primordiales pour notre société.
Ensuite, le mécanisme veblenien d’imitation permet de montrer comment une société inégalitaire rend ses membres malheureux. En effet, plus la classe de loisir sera éloignée du reste de la société, plus l’imaginaire qu’elle véhicule sera hors de la portée de tout le monde, ce qui ne peut générer que des frustrations. Une étude de Bowles et Park montre ainsi que le temps de travail moyen dans une société augmente en fonction de son degré d’inégalité. La disparité dans la répartition des richesses pousse les membres d’une société à travailler plus pour atteindre l’idée de réussite transmise par la classe de loisir. Les mêmes chercheurs montrent alors qu’une politique de taxation massive des groupes dominants « serait doublement attractive : elle augmenterait le bien être des moins bien lotis en limitant l’effet d’imitation en cascade de Veblen et fournirait des fonds à des projets sociaux utiles ».
L’étude des textes de Veblen nous fait ainsi comprendre pourquoi les groupes sociaux dominés par un modèle qu’ils n’ont pas choisi ne se rebellent pas contre ce dernier. L’effet d’imitation est très puissant et il convient de ne pas en ignorer les effets. Un nouveau modèle hégémonique doit être capable de renverser la classe dominante en faisant bien attention à ce qu’une nouvelle classe de loisir ne répande pas un énième paradigme aliénant.
Les locations touristiques rentrent aujourd’hui en concurrence avec le parc locatif traditionnel. Elles menacent la capacité de nombreux ménages à se loger. Assimilant nos foyers à un service marchand ou à un capital à rentabiliser, elles pulvérisent non seulement le droit au logement qui a valeur constitutionnelle depuis 1946 en France, mais dégradent également le sens même du mot « habiter ». Il est temps de les soumettre à des réglementations plus strictes et d’envisager leur interdiction pure et simple dans certains territoires tendus. Cette analyse de Jean Vannière constitue le deuxième volet du dossier du Vent Se Lève consacré au « crépuscule des services publics ».
L’expression nous vient du journal Le Monde, dont on reconnaîtra qu’il n’a pas coutume d’abuser des hyperboles : « Airbnb et les plateformes de location touristique sont en train de cannibaliser le parc de logements des grandes villes », au point d’en priver les ménages les plus vulnérables parmi lesquels étudiants, jeunes actifs et travailleurs précaires[1].
La formule a ses précédents dans la presse. Elle traduit le regard inquiet que la société civile porte sur la façon dont la firme au logo d’abeille pénètre nos pénates et altère le fonctionnement de nos villes. Le New Yorker évoque une « invasion » d’Airbnb à Barcelone et le « règne zénithal d’un nouveau genre de logement barbare au design standardisé, vaguement scandinave »[2]. Le Guardian dénonce un « rapt mondial de nos logements par la firme » [3]. Wired annonce l’« âge du tout-Airbnb » et s’inquiète de la financiarisation du logement qu’augure le modèle économique rentier extractiviste imposé par la multinationale[4].
Airbnb bouleverse les rapports entre l’Homme et le logement. Chose inédite dans l’Histoire, ce dernier cesse d’être une « demeure », c’est-à-dire un lieu de stabilité, de fixation et de repos pour un ménage défini. À la place, il se transforme en un produit « liquide » au sens baumanien du terme, dont l’occupation peut évoluer chaque jour et doit en tout cas être maximisée. Plus encore que le parc locatif traditionnel, le logement devient un capital soumis au calcul maximisateur d’un homo œconomicus davantage torturé par le montant de la rente qu’il va bien pouvoir en extraire. Ironiquement, Le Monde voit dans cet ultime procès de marchandisation du logement l’une des causes de la corrosion des liens familiaux[5]. Force est de constater que bien souvent, les solidarités entre parents, enfants ou membres d’une même fratrie ne résistent pas au fait que le foyer familial se transforme en chambre d’hôtes et qu’il devient obligatoire de booker le droit d’y dormir !
À l’origine, l’utopie Airbnb promettait pourtant l’avènement d’un Homme nouveau, « citoyen du monde ». Sa vision du city-break clés en main nous vendait un cosmopolitisme facile, démocratique et enfin accessible à tous. Elle était vantée par une formule commerciale vaporeuse, qui fleurait déjà bon l’oxymore : « belong anywhere » (chez soi partout dans le monde). Le grand rêve suggéré par Airbnb nous fit oublier qu’en ce bas monde, l’Homme est un être fait de chair et de stases. Il a besoin d’un chez-soi bien à lui. Icare finit donc par brûler les ailes de son EasyJet. L’orgueilleux mirage libéral – et léger délire de toute-puissance – duany place, d’un Homme abstrait des frontières terrestres et de tout ancrage et nécessité matériels se dissipa. Il laissa place au cauchemar du no sense of place (nulle part chez soi).
Airbnb abîme l’Homme, son habitat et son écologie. La plateforme ne se contente pas de désenchanter le voyage en l’intensifiant et en l’économicisant à outrance. Elle neutralise également le sens du lieu, du foyer, de l’accueil et de la citoyenneté. Les locataires-clients sont réduits à l’état d’enfants-consommateurs de mobilité et de tourisme[6] — de nos jours, l’expression anglaise « travel addict » traduit l’état de manque produit par cette industrie — ou de simples « particules »[7] circulant comme un fluide entre halls d’aéroports et autres non-lieux d’un espace mondial horizontal, réticulaire et hors-sol[8] [9]. Les ménages amenés à placer leur domicile en location, eux, sont consumés par la violence d’un calcul utilitariste qui pénètre leurs vies intimes. Consumés par la question de savoir comment faire un maximum d’argent avec leur domicile.
Le logement français, proie de choix des locations touristiques
Les plateformes de location touristique — Airbnb en tête, mais en fait également Booking, Abritel, HomeAway ou Le Bon Coin — ont déjà réussi à s’emparer d’une part significative du parc locatif de nos métropoles. En 2018, Airbnb a enregistré 330 000 logements mis en location touristique dans les communes-centre des dix plus grandes aires métropolitaines de France (Paris, Marseille, Lyon, Nice, Montpellier, Strasbourg, Nantes, Toulouse, Bordeaux et Lille), soit 25% de plus que l’offre hôtelière traditionnelle qui ne comptait plus que 260 000 logements disponibles en 2018 selon l’INSEE, et dont le volume d’activité ne cesse de décliner depuis 2015 dans ces grandes villes[10].
En 2018, Airbnb a enregistré 330 000 logements mis en location touristique dans les communes-centre des dix principales métropoles de France.
Il faut dire que la firme a tous les arguments pour convaincre les ménages occupants de céder à ses sirènes, à commencer par un modèle économique tentateur ! Selon une étude de Meilleurs Agents et du JDN effectuée en 2016, toutes choses égales par ailleurs, les locations Airbnb rapportent en moyenne 2,6 fois plus par mois que la location classique en France[11]. L’écart de rentabilité se creuse de façon encore bien plus considérable dans les quartiers qui constituent le cœur battant du nouveau marché mondial de la location touristique. La base de données AirDNA et le site d’Airbnb ont par exemple permis de constater des écarts de niveaux de loyers supérieurs à cinq par rapport à ceux pratiqués au mois par le secteur locatif traditionnel dans des quartiers prestigieux comme le Marais, la Place Vendôme (Paris), les Allées de Tourny (Bordeaux) ou la Place Gutenberg (Strasbourg)[12].
Le marché immobilier français constitue ainsi une proie de choix pour les plateformes de locations touristiques. Avec un volume de chiffre d’affaires de 11 milliards de dollars en 2018, l’Hexagone représente d’ailleurs le deuxième marché national d’Airbnb, juste derrière les États-Unis. Toujours selon la plateforme, c’est également le marché national de grande taille en plus forte progression en termes de volume de logements nouvellement mis en location, devant les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne. Cette croissance insolente est confirmée par l’INSEE, qui a enregistré une centaine de millions de nuitées dans des logements loués via les plateformes internet en 2018 en France, et une progression de respectivement 25%, 19% et 15% de ce nombre de nuitées en 2016, 2017 et 2018[13] — soit de plus de 70% en trois ans.
Le Carrousel Disney dans la métropole
Déjà météorique, la croissance d’Airbnb est encore plus fulgurante et retorse dans les grandes métropoles. Selon le New Yorker, 20 millions de touristes prennent désormais d’assaut Barcelone chaque année grâce à ces plateformes[14]. Le Guardian et Inside Airbnb relèvent quant à eux qu’avec plus de 65 000 logements mis en location touristique sur la plateforme, Paris occupe la deuxième place mondiale — derrière Londres et ses 80 000 logements — des villes proposant le plus d’annonces de locations touristiques Airbnb, fin octobre 2019[15][16]. Selon Le Monde, Paris est même de loin première du classement si le nombre d’annonces est rapporté au nombre total de logements du parc résidentiel. 3,8% du parc parisien est actuellement proposé en permanence à la location via Airbnb, contre 1,5% à Rome et 1,2% à Londres[17].
À Paris, ce sont plus de 35 000 logements qui ont définitivement quitté la location classique pour rejoindre la location touristique via les seules plateformes Airbnb et HomeAway[18]. Selon les données compilées par AirDNA, en 2019, 75 000 logements parisiens sont désormais mis en location sur leurs sites internet, dont 35 000 plus de quatre mois par an[19]. On peut dès lors considérer qu’ils perdent leur vocation résidentielle[20][21]. Ce sont donc autant de logements qui sont officiellement transformés en logements occasionnels, résidences secondaires ou logements vacants aux yeux de la typologie des fichiers logement de l’INSEE, dont la typologie ne prend pas encore en compte correctement le phénomène et est malheureusement incapable de quantifier son ampleur et sa gravité[22].
À Paris, plus de 35 000 logements ont définitivement quitté la location classique pour rejoindre la location touristique via les plateformes Airbnb et HomeAway.
Plus encore que Paris cependant, ce sont les grandes métropoles provinciales qui sont les premières victimes de la vampirisation d’Airbnb. Déjà en 2018, selon Le Monde, le pourcentage du parc immobilier des communes de Bordeaux (3,7%), Strasbourg (3,4%) et Nantes (3,1%) mis en location à l’année sur Airbnb était bien supérieur à celui de Paris (2,5%). Ces chiffres peuvent paraître modérés. Ils masquent cependant une réalité bien plus prononcée. Contrairement à l’Allemagne ou à la Suisse, en France, le parc locatif ne représente qu’une minorité — un tiers — du parc de logements[23]. Certes, dans le cœur des grandes métropoles, ce pourcentage est plus élevé. Néanmoins, si l’on tient compte du statut d’occupation, c’est en fait une part bien plus considérable du parc locatif qui est préemptée par les locations touristiques. Il avoisine les 8% à Bordeaux.
Le phénomène est encore plus spectaculaire si l’on considère également les logements qui ont été occasionnellement proposés à la location sur Airbnb au cours de l’année. Selon les chiffres de l’Observatoire Airbnb, une plateforme internet de diffusion de données sur le développement des locations touristiques fondée par Matthieu Rouveyre, élu PS bordelais, 6,5% du parc de logements de la commune de Paris et environ 15% de son parc locatif ont fait l’objet d’au moins un listing au cours de l’année. À Bordeaux, c’est le cas de 9,3% du parc de logements et un peu moins de 20% du parc locatif[24].
Quand le Marché prive les ménages d’un logement
Cette préemption du parc locatif par les plateformes de locations touristiques est en large partie responsable de la hausse accélérée de la construction de nouveaux logements dans les principales métropoles, confrontées à une demande en état d’insatisfaction chronique et dévoreuse de foncier. Ce phénomène est à l’origine du paradoxe suivant : celui d’une augmentation récente très nette du nombre de mises en chantier de bâtiments à usage résidentiel dans les grandes métropoles au cours des dernières années, bien supérieure à ce qui pourrait être expliqué par leur croissance démographique modérée ou même la réduction de la taille de leurs ménages, certes plus gourmands en logements[25]. En clair, nos villes continuent de se bétonner et de s’étendre, certes parce que le nombre de m² occupés par individu continue de croître, mais aussi parce qu’elles laissent libre cours à la voracité d’usages superfétatoires du logement — location touristique, augmentation de la vacance de logements dégradéset d’un parc immobilier de prestige laissé vacant durant la majeure partie de l’année, etc[26].
La vampirisation d’Airbnb est à géométrie — et géographie — variable. Elle cache des situations bien plus sévères dans certaines métropoles et certains quartiers spécifiques. Les locations Airbnb étant ultra-concentrées géographiquement et majoritairement destinées à des individus seuls ou en couple, elles préemptent en premier lieu les plus petits[27] et les plus beaux logements des quartiers dits « prime », ces quartiers hyper-centraux et touristiques des grandes métropoles — pour reprendre l’expression consacrée par le secteur immobilier anglo-saxon — situés à proximité immédiate des principaux monuments historiques de la ville en question. Or, c’est précisément ce type de logement qui est déjà concerné par la plus forte tension, dans un contexte conjoint de métropolisation de la population française et de réduction de la taille moyenne des ménages, davantage demandeurs de petits logements. Selon l’INSEE, ce phénomène s’accélère d’ailleurs depuis 2015 en France[28].
Ainsi, les données de la base AirDNA font apparaître que des quartiers comme les Allées de Tourny, Bourse-Parlement, les Capucins (Bordeaux), Euralille, les abords de Notre-Dame-de-la-Treille (Lille), les pentes de la Croix-Rousse, Fourvière (Lyon), le Vieux-Port, le Panier (Marseille), Sainte-Anne, Saint-Roch (Montpellier), Bouffay (Nantes), le Vieux-Nice, Jean-Médecin, le Carré d’Or (Nice), la Butte Montmartre, le Sentier, le Marais, Saint-Michel, Odéon, Vendôme (Paris), le Parlement de Bretagne, Saint-Pierre-Saint-Sauveur (Rennes), le Carré d’Or, la Place Gutenberg (Strasbourg)[29], les Carmes, le Capitole et Matabiau (Toulouse) sont particulièrement touchés. À Paris, les 2e, 3e et 4e arrondissements constituent l’épicentre historique du phénomène, au point où une association de riverains tente de sensibiliser l’opinion publique sur ses implications locales délétères depuis déjà trois ans[30].
Dans les rues de certains quartiers, 50% du parc locatif et la quasi-totalité des petits logements sont déjà phagocytés par les locations touristiques.
Concernant l’identité de la personne physique ou morale propriétaire qui met en location touristique ces logements et le nombre de logements qu’elle détient, on observe également un niveau de concentration parfois extrême. Selon une étude menée par l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur) et des étudiants de Sciences Po, la majorité des logements parisiens mis en location sur Airbnb dans les secteurs de l’Île Saint-Louis, du Marais, du Sentier, du Quartier Latin ou de l’Odéon est détenue par des multi-propriétaires qui possèdent plusieurs autres biens immobiliers[31].
Monopoly n’est donc plus seulement un jeu de société. Un phénomène pyramidal de concentration du logement locatif est à l’œuvre dans nos villes. Il a notamment été décrit par Saskia Sassen[32]. À son sommet, quelques Thénardier et surtout beaucoup de multi-propriétaires abrités derrière des sociétés civiles immobilières gèrent plusieurs dizaines de baux locatifs chacun, transformant le cœur des beaux quartiers des grandes métropoles en un vaste domaine néo-féodal. C’est ce qu’a pu constater la revue Wired, en enquêtant sur la formation d’un empire locatif illégal de 43 logements à New York, qui s’étendait d’Astoria à Harlem en passant par l’Upper East Side. Ce dernier a généré cinq millions de dollars de revenus en quatre ans. Ses gestionnaires avaient également acquis des participations dans d’autres réseaux de locations touristiques aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni, en France, en Suisse, en République Tchèque et à Singapour[33]. Ces révélations rendent l’affirmation des dirigeants d’Airbnb, selon laquelle la plateforme serait « utilisée par des ménages mono-propriétaires, ayant occasionnellement recours à la location touristique afin de générer des compléments de revenus pour améliorer leurs fins de mois »[34] un brin malhonnête.
La concurrence économique et le pouvoir d’exclusion que le marché de la location touristique exerce sur le parc locatif traditionnel s’intensifie donc particulièrement dans les cœurs des grandes métropoles, et surtout depuis 2015. À cette date, le nombre de logements mis en location touristique sur Airbnb dans le parc de leurs communes-centre n’a cessé de bondir. En seulement un an, de mai 2016 à mai 2017, il a augmenté de 120% à Bordeaux et Nantes, 80% à Montpellier, 60% à Lyon et Strasbourg, 50% à Marseille, 40% à Lille et 30% à Paris[35].
Extension du domaine du Marché
La location touristique en vient même à s’attaquer, de façon totalement illégale, au parc social. Principales organisations du monde HLM en France, l’Union Sociale pour l’Habitat (USH) et sa division francilienne (AORIF) ont dernièrement enjoint Airbnb, Le Bon Coin et De Particulier À Particulier (PAP) à lutter plus efficacement contre les mises en location de logements HLM sur leurs plateformes, tant celles-ci se sont multipliées[36][37]. En France, une telle pratique est pourtant explicitement interdite par la loi[38]. Des locataires ont d’ailleurs été assignés en justice par des bailleurs sociaux comme la Régie Immobilière de la Ville de Paris (RIVP), et condamnés pour avoir proposé leur logement social à la location[39][40].
La location touristique en vient même à s’attaquer illégalement au parc social. Les mises en location de HLM sur les plateformes se sont multipliées.
Les propos de Jean-Louis Dumont, directeur de l’USH, s’éclairent dès lors d’un sens nouveau. Selon lui, « le logement, notamment à Paris et dans les grandes agglomérations, devient un sujet de plus en plus préoccupant pour des dizaines de milliers de familles. À ce titre, il ne doit pas être possible de le percevoir comme un bien de consommation comme un autre. Le logement, et particulièrement le logement social, ne doit pouvoir faire l’objet d’une marchandisation qui va à l’encontre non seulement des règles, mais aussi de la morale »[41].
Vaines paroles ? La vampirisation du parc locatif provoquée par les locations touristiques Airbnb devient en tout cas un enjeu réglementaire primordial pour les grandes métropoles françaises, mais aussi pour l’État. Depuis le 1er décembre, un décret et un arrêté parus les 30 et 31 octobre derniers, pris en application de la loi ÉLAN du 23 novembre 2018[42], obligent certes les différentes plateformes internet à transmettre une fois par an aux services de 18 communes françaises, la liste des annonceurs qui mettent des logements en location sur leur territoire[43][44].
Cependant, les dispositions prévues par ces textes de loi sont décevantes, pour ne pas dire illisibles et complaisantes envers les plateformes et les propriétaires de logements mis en location touristique. Elles exigent des gestionnaires qu’ils ne transmettent les données relatives à leurs activités qu’une fois par an — au lieu de trois, comme certaines collectivités locales l’avaient initialement exigé —, et brisent ainsi les capacités réglementaires locales des collectivités en leur interdisant explicitement de procéder à davantage de contrôles, et n’obligent pas les gestionnaires à renseigner le nom de la plateforme en ligne sur laquelle ils ont posté leur annonce.
Ces textes de loi paralysent donc, plutôt qu’ils ne les organisent, de véritables moyens d’encadrement et de réglementation pour les collectivités. Ces dernières ne seront pas en mesure de mener une politique de contrôle efficace. Débordés, leurs agents seront réduits à mener leurs enquêtes par eux-mêmes, épluchant alla mano les sites internet de chaque plateforme de location touristique afin d’espérer y dénicher les logements mis illégalement en location. Selon Ian Brossat, adjoint à la Maire de Paris, cette reculade ne peut être expliquée que par les activités de lobbying menées par les plateformes auprès des parlementaires de la majorité LREM[45].
Pire encore, à travers l’extension du domaine de la concurrence, l’Union européenne contribue également à ce que ses États-membres soient dans l’incapacité technique et juridico-légale d’organiser toute politique de réglementation adéquate concernant les locations touristiques. Le 30 avril dernier, Maciej Szpunar, avocat général près la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), a par exemple estimé qu’Airbnb ne devait pas être soumis aux dispositions de la loi Hoguet, rejetant ainsi la plainte d’un justiciable français selon lequel la plateforme Airbnb devrait être soumise aux mêmes obligations légales, comptables et fiscales que les entreprises du secteur de l’intermédiation immobilière en France (agents immobiliers, administrateurs syndics)[46]. Depuis le siège social de sa division EMEA sis en Irlande afin d’échapper aux fiscs nationaux, Airbnb a même osé se fendre d’un communiqué réagissant à la décision de justice, poussant le vice jusqu’à s’en féliciter publiquement[47].
Outre-Atlantique, au nom du respect du Quatrième amendement[48], un arrêt de la Cour suprême des États-Unis, révélateur de la toute puissance actuelle de ce que Thomas Piketty nomme l’« idéologie propriétariste » [49], a quant à lui défait un arrêté municipal de la Ville de New York qui enjoignait aux gestionnaires de locations touristiques de renseigner un ensemble d’informations sur leur logement et l’identité de leurs locataires. Un des arguments motivant l’arrêt était qu’une telle mesure serait « de nature vexatoire envers les propriétaires »[50]. L’idéologie propriétariste si puissante dans notre pays, consacrée par la Révolution française et l’époque napoléonienne, permet d’expliquer pourquoi le Ministre de la Ville et du Logement, Julien Denormandie, a récemment déclaré qu’il était inenvisageable de remettre en question les caractéristiques élémentaires de ce droit sanctuarisé, « le plus absolu » au terme de l’article 544 du Code civil[51][52].
Arrêter l’hémorragie des villes, moraliser l’usage du logement
Malgré ces revers juridico-légaux et politiques, partout dans le monde, la résistance s’organise. Les municipalités ont fini par comprendre qu’elles ne peuvent attendre d’obtenir un imprimatur de leur gouvernement ou des institutions européennes pour mettre en œuvre les réglementations nécessaires à la protection du droit au logement et à la vie digne de leurs résidents[53]. Or, quand il s’agit de réglementer, ces dernières sont tout sauf dénuées d’inventivité.
Londres, Madrid, Seattle et San Francisco ont instauré une limite maximale initiale de cent vingt jours — dernièrement abaissée à quatre-vingt-dix jours à San Francisco — annuels durant lesquels un hébergeur peut mettre à disposition son appartement sur un site de location touristique[54][55]. À Amsterdam, c’est seulement soixante jours, bientôt trente, et les contrevenants s’exposent à 12 000 euros d’amende[56]. À New York, jusqu’à la dite décision de la Cour suprême, il était illégal de louer un logement entier en dessous de trente jours consécutifs et une loi votée en 2016 y punissait les annonces non-conformes de 7 500 dollars d’amende[57]. Santa Barbara (États-Unis, Californie) a réintroduit la même réglementation, qui n’a jusqu’alors pas encore été invalidée par la Cour. Berlin interdit de louer sur une courte durée plus de 50% de la surface disponible d’un même appartement, sous peine de devoir s’acquitter d’une coquette pénalité de 100 000 euros[58]. En 2012, Barcelone rend obligatoire la possession d’une licence délivrée par la municipalité afin d’obtenir le droit d’avoir recours aux locations touristiques. À partir de 2014, leur délivrance est gelée dans le centre-ville et les loueurs irréguliers contrevenants s’exposent à 30 000 euros d’amende. Enfin, en 2017, ce gel est institutionnalisé, étant indéfiniment prolongé et rendu légalement opposable par les documents d’urbanisme de la ville, comme le PEUAT (« Plan Especial Urbanístico de Alojamiento Turístico »)[59][60][61][62].
Dans plusieurs villes américaines (Chicago, La Nouvelle-Orléans, Santa Monica, Oxnard) et italiennes (Bergame, Bologne, Catane, Florence, Gênes, Lecce, Lucques, Milan, Naples, Rome, Palerme, Parme, Rimini, Sienne, Turin), le site d’Airbnb informe qu’une taxe est levée par les autorités locales pour chaque nuitée touristique. Toujours à Santa Monica et Oxnard (États-Unis, Californie), il est également obligatoire de posséder une licence, dont la délivrance a récemment été gelée. À Los Angeles, depuis 2018, il faut payer une taxe-malus annuelle de 850 dollars pour avoir le droit de louer son logement plus de 120 jours par an[63]. En cette même année, il devient purement et simplement interdit d’avoir recours aux locations touristiques de courte durée à Palma de Majorque[64][65] et Vienne, les contrevenants s’exposant à une amende de 50 000 euros dans la capitale autrichienne. Il en sera de même à Jersey City (États-Unis, New Jersey) et Valence (Espagne) l’année prochaine[66]. Enfin, pas plus tard que le 1er décembre dernier, Boston (États-Unis, Massachussetts) a interdit la sous-location touristique et la location par des propriétaires occupant leur logement moins de neuf mois par an.
En France aussi, il y a urgence à agir localement afin de limiter les effets de la location touristique sur la muséification et la destruction du tissu social de nos villes. Les cœurs des métropoles françaises sont en effet victimes d’une hémorragie démographique. À Paris, pour réemployer l’aphorisme parlant d’Ian Brossat, « on remplace désormais des habitants par des touristes »[67]. La ville se vide de ses classes moyennes[68]. Selon l’INSEE elle perd plus de 10 000 habitants chaque année sans interruption depuis 2011. L’intervention réglementaire des municipalités se devra donc d’être juste, morale et sans doute radicale. Ian Brossat suggère d’ailleurs d’interdire purement et simplement la location d’appartements entiers dans les quatre premiers arrondissements de Paris[69].
Surtout, il faut réaffirmer la puissance du droit public et notamment du droit au logement, qui a valeur constitutionnelle en France depuis 1946[70]. Ré-imprégner ces derniers de la notion d’interdit plutôt que celle d’efficacité économique, voilà l’enjeu. Le logement n’est pas un bien de consommation comme un autre. Il ne doit jamais le devenir. Face au vide et à l’insécurité juridiques dans lesquels le Législateur plonge, et à la toute puissance du désir individuel de surconsommation servicielles que le Marché développe, il est urgent d’opposer un cadre juridico-légal clair et lisible, des réglementations strictes et surtout un souci moral de justice sociale à ce nouvel espace de négoce que les plateformes de location touristique souhaiteraient créer[71].
Le logement n’est pas un bien de consommation comme un autre. Il faut réaffirmer le droit au logement qui a valeur constitutionnelle en France depuis 1946.
En l’absence actuelle de l’État, les collectivités locales devraient au moins essayer de se charger de cette ambitieuse mission, dans la limite de leurs moyens techniques et réglementaires. Parce que, pour reprendre l’expression du journal britannique The Conversation, Airbnb « fait souffrir nos villes »[72], elles doivent imaginer dès à présent les instruments qui permettront d’interdire ou de limiter l’hyper-marchandisation du logement, afin de garantir l’accès de chacun à ce dernier.
Comme le disait Karl Polanyi, économiste austro-hongrois en exil à Londres en 1944, témoin lucide de la déshumanisation produite par le libéralisme classique et l’extension du domaine du Marché qui précéda la dévastation des sociétés européennes à partir des années 1930, il faut « placer la terre, et tout ce qu’elle renferme de nécessaire à la subsistance de l’Homme, hors de la juridiction et de l’emprise du Marché »[73]. Le monde doit donc être rendu « indisponible » au Marché, pour reprendre le terme à la mode dernièrement conçu par Hartmut Rosa ; c’est-à-dire au désir de l’Homme et au pouvoir de prédation dont il faut lucidement reconnaître que ce dernier renferme. Une telle entreprise de mise en indisponibilité commence par le logement [74].
2. INSEE. La location de logements touristiques de particuliers par internet attire toujours plus en 2017. INSEE Focus n°133. 21 novembre 2018. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3646406
[26] Au sujet du développement de la vacance dans l’immobilier de prestige des grandes métropoles, consulter les articles suivants du journal britannique The Guardian :
Pour information, à Paris, plus de 87% des logements loués à l’année sont des petits surfaces (40m² ou moins), contre 12% dans le parc immobilier français.
1. Saskia Sassen (2014). Expulsions: Brutality and Complexity in the Global Economy. Cambridge: Harvard University Press.
Sassen ré-exploite la lecture d’Engels de la propriété privée, en tant qu’instrument d’extraction de valeur mis en œuvre par la bourgeoisie avec l’aide des institutions d’État (droit de la propriété, etc.). Elle la complète et la modifie cependant, indiquant qu’à l’heure de la mondialisation financière, cette dernière tend à s’émanciper progressivement et partiellement du cadre géographique et des nécessités juridico-légales de l’État, formant une « global bourgeoisie » en capacité d’abstraire son existence et la circulation des chaînes de valeur qu’elle met en place des frontières nationales. Au sujet de l’extractivisme mis en œuvre par les professions financières et para-financières (« FIRE economy ») dans les « global cities », Sassen ré-exploite implicitement le concept d’ « extraction de survaleur » développé par Marx dans le Capital.
Consulter notamment :
– Karl Marx (1867[1972]). Le Capital. Critique de l’économie politique. Paris : Éditions Sociales.
– Friedrich Engels (1878[1963]). Monsieur Eugen Dühring bouleverse la science. Paris : Éditions Sociales.
– Friedrich Engels (1884 [1893]). L’Origine de la Famille, de la Propriété privée et de l’État. Paris : Éditions Georges Carré.