RER métropolitains : passer des discours au concret

Un RER en région parisienne. © Adnane Abdoulwahab

Le 27 novembre 2022, le Président de la République annonçait un ambitieux projet de développement de RER métropolitains dans 10 grandes agglomérations françaises. Inspirés du modèle francilien, ces réseaux visent à répondre aux défis de mobilité, d’écologie et de cohésion territoriale. Cependant, la concrétisation de cette vision requiert des efforts considérables en matière d’investissements, de coordination et de modernisation ferroviaire. 

Un Réseau Express Régional, aussi appelé Service express métropolitain (SEM) et plus récemment Service express régional métropolitain (SERM), est défini par le Comité d’Orientation des Infrastructures (COI) comme « une offre ferroviaire destinée aux voyageurs offrant une fréquence à l’heure de pointe inférieure à 20 minutes et en heure creuse inférieure à 60 minutes ». Ce type de réseau englobe donc deux éléments fondamentaux : un réseau ferroviaire orienté vers les voyageurs et une desserte fréquente. À cela s’ajoutent des aspects tels que la diamétralisation, comme observée en région parisienne, où les lignes traversent le cœur de la ville, ainsi que le recouvrement, impliquant l’utilisation de différentes lignes pour desservir les mêmes gares. Le recouvrement et la diamétralisation répondent aux besoins de déplacement entre zones résidentielles périphériques et pôles d’activité, parfois également situés en périphérie. Cette approche permet ainsi d’éviter les interruptions de trajet induites par les réseaux en étoile traditionnels tout en favorisant l’interconnexion.

Le succès du RER repose autant sur ce rôle crucial d’interconnexion que sur la fréquence élevée des lignes, qui en font un mode de transport fiable apte à concurrencer l’usage de l’automobile.

En France, le RER renvoie avant tout au réseau qui dessert Paris depuis les années 1970. Aujourd’hui composé de cinq lignes, il demeure le réseau le plus fréquenté d’Europe, accueillant jusqu’à 1,3 million de voyageurs par jour. Son émergence résulte d’un vaste effort d’ingénierie visant à moderniser et à connecter les lignes suburbaines préexistantes. L’acte de naissance du RER est la jonction des lignes du RER A et B à la station de Châtelet-Les Halles, symbole de la mise en réseau du RER.  Le succès du RER repose autant sur ce rôle crucial d’interconnexion que sur la fréquence élevée des lignes, qui en font un mode de transport fiable apte à concurrencer l’usage de l’automobile. Plusieurs réseaux reprennent les principes du RER francilien. On peut mentionner le RER métropolitain de Bordeaux, le Réseau Express Métropolitain Européen de Strasbourg, les tram-train de Nantes et Lyon, ainsi que le réseau franco-suisse du Léman Express. Cependant, ces réseaux se démarquent du RER francilien par un développement et des investissements nettement moins importants.

Un transport de masse écologique

La volonté de développer des SERM répond aux enjeux liés à l’évolution territoriale. En France, la concentration des populations dans des agglomérations attractives et l’attachement au logement périurbain ont engendré un éloignement entre les lieux de résidence et les pôles d’activité. Cette tendance a engendré des déplacements pendulaires de plus en plus longs et fréquents, amplifiant les disparités socio-territoriales. La carence en alternatives de transport adaptées a propulsé l’automobile en tant que seule réponse viable à ces besoins, au prix d’une augmentation du trafic et d’une exacerbation de la pollution. Ce phénomène contraint ainsi une part significative de la population à affronter des itinéraires congestionnés et d’importantes factures de carburant.

La mise en place de RER métropolitains constitue une réponse à ces nouveaux besoins. Le transport ferroviaire est adapté au mass transit et à l’intermodalité, tout en demeurant l’un des modes de transport les plus écologiques. L’infrastructure ferroviaire existante, héritée du XIXe siècle et organisée sous la forme d’étoiles avec les métropoles comme centres névralgiques, est d’ailleurs propice à ce type de projets. Ces étoiles ferroviaires couvrent de vastes portions des zones urbaines et assurent la liaison avec les espaces ruraux environnants. Plusieurs pays étrangers, notamment l’Allemagne, l’ont d’ailleurs bien compris et ont développé des RER autour de leurs grandes métropoles. 

Dans son schéma directeur de 2020 « Étoiles ferroviaires et services express métropolitains », SNCF Réseau met en lumière les enjeux liés à la création de SERM s’inspirant du modèle francilien tout en adaptant les approches aux particularités locales. Au total, 24 SERM potentiels ont été identifiés par la SNCF Réseau : 10 métropoles à fort potentiel (Aix-Marseille, Bordeaux, Grenoble, Lille, Lyon, Nantes, Nice, Rennes, Strasbourg et Toulouse), 10 métropoles à potentiel (Toulon, Rouen, Dijon, Montpellier, Tours, Angers, Le Mans, Besançon, Chambéry, Reims) et 4 zones transfrontalières à développer (Metz-Nancy-Luxembourg, Pays Basque, Annemasse-Genève, Mulhouse-Bâle).

Ce schéma directeur expose un certain nombre de caractéristiques inhérentes à la mise en place d’un SERM. Avant tout, il est nécessaire d’instaurer un service intégré dans les déplacements métropolitains, en mettant particulièrement l’accent sur l’intermodalité (correspondances avec les réseaux urbains, parkings), l’intégration tarifaire au sein du réseau de transport interurbain (pass unique) et la mise en place de nouvelles haltes ferroviaires pour rapprocher les arrêts des espaces d’activités.

Une seconde caractéristique majeure des RER métropolitains réside dans la fréquence élevée du service, un élément crucial pour garantir sa prévisibilité et son adoption par les usagers. Cette exigence implique une amplitude horaire étendue, allant de 6h à 21h du lundi au samedi, avec des horaires de service prolongés jusqu’à minuit les vendredis et samedis. Le schéma directeur préconise également une fréquence soutenue, avec un train toutes les 15 à 30 minutes minimum en heure de pointe, toutes les 30 minutes minimum en heure creuse, et au moins un train par heure le dimanche. Cette cadence est en effet une nécessité pour que le train réponde aux besoins de la population et éviter la congestion aux heures d’affluence.

La mise en place de ce type de service soulève de nouveaux enjeux pour le réseau ferroviaire. Il nécessite l’acquisition de matériel roulant approprié, doté d’une capacité importante et de performances d’accélération et de freinage adaptées aux arrêts fréquents. SNCF Réseau suggère également la possibilité d’organiser le réseau à travers des méthodes de recouvrement et de diamétralisation. Elle rappelle toutefois que ces approches ne sont pas « pas une fin en soi » mais uniquement un « levier » à disposition de la réseau.

Grands travaux et gros sous

L’enjeu majeur de la mise en place des SERM réside néanmoins dans leur intégration au sein du réseau ferroviaire existant. L’instauration d’un SERM entraîne une utilisation conséquente des sillons ferroviaires, susceptible de générer des conflits avec d’autres types de trafic, tels que les transports régionaux, interrégionaux ou de marchandises. Or, de nombreuses étoiles ferroviaires de grandes métropoles sont déjà saturées. Plusieurs solutions sont envisageables pour y faire face, notamment une optimisation des circulations (centralisation de la gestion des circulations, amélioration de la signalisation, nouveaux systèmes de signalisation ERTMS optimisés). Cependant, seule la mise en place de nouvelles infrastructures peut efficacement répondre à l’augmentation prévue du trafic. Celle-ci peut impliquer la réorganisation des voies et des croisements pour isoler les différents flux de circulation – SNCF Réseau parle de fonctionnement en « tubes » – et, dans certains cas, la création de nouvelles voies pour faire face à l’accroissement du trafic. Ainsi, la coexistence de services métropolitains, régionaux, nationaux et de fret, tous en demande de développement, ne pourra se concrétiser que par la construction de nouvelles infrastructures permettant d’anticiper un trafic ferroviaire sans précédent.

L’instauration d’un SERM entraîne une utilisation conséquente des sillons ferroviaires, susceptible de générer des conflits avec d’autres types de trafic, tels que les transports régionaux, interrégionaux ou de marchandises.

Cet effort de développement des transports ferroviaires exige d’importants investissements pour adapter le réseau existant. En juillet 2022, le Président de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, demandait 100 milliards d’euros sur 15 ans pour le réseau, dans le but d’augmenter la part modale du transport ferroviaire de 10 à 20%. En octobre de la même année, l’ensemble des présidents de régions ont appelé à un « New Deal ferroviaire » de 100 milliards sur 10 ans. En décembre 2022, le Comité d’Orientation des Infrastructures a recommandé un investissement de 40 milliards supplémentaires sur 20 ans pour la régénération et la modernisation du réseau. Les besoins d’investissement liés à la mise en place des SERM et à la désaturation des étoiles ferroviaires étaient alors estimés à 15 à 20 milliards d’euros, dont 11 milliards d’euros pour la période 2023-2042 pour les seuls projets prioritaires. Ces chiffres ne prennent pas en compte la Côte d’Azur, qui est concernée par un projet global de ligne nouvelle.

Au cours d’une vidéo postée le 27 novembre 2022, le président de la République  a annoncé son projet en matière de SERM : « Pour tenir notre ambition écologique, je veux qu’on se dote d’une grande ambition nationale : dans dix grandes agglomérations, dans dix métropoles françaises, de développer un réseau de RER, un réseau de trains urbains ». S’il n’a précisé les contours exacts de sa vision, ni les villes retenues, le projet a depuis gagné en clarté. En février 2023, la Première ministre a affirmé la création d’un Plan d’avenir pour les transports doté de 100 milliards d’euros en faveur du développement ferroviaire d’ici 2040, avec un budget annuel de 4,5 milliards d’euros alloué à la régénération du réseau ferroviaire.

Une récente proposition de loi, adoptée en première lecture par l’Assemblée Nationale le 16 juin 2023, est venue définir les SERM dans le code des transports : ceux-ci sont décrits comme « une offre multimodale de services de transports collectifs publics qui s’appuie sur un renforcement de la desserte ferroviaire et intègre, le cas échéant, la mise en place de services de transport routier à haut niveau de service ainsi que la création ou l’adaptation de gares ou de pôles d’échanges multimodaux ». Elle a pour objectif une « amélioration de la qualité des transports du quotidien, notamment à travers des dessertes plus fréquentes et plus fiables des zones périurbaines, le désenclavement des territoires insuffisamment reliés aux centres urbains et la décarbonation des mobilités. »

Beaucoup d’acteurs à faire travailler ensemble

Les projets de SERM devront découler d’une collaboration entre les Régions (autorités organisatrices des mobilités) et l’État. La Société du Grand Paris, forte de son expérience dans la réalisation du Grand Paris Express, deviendra la Société des Grands Projets et sera chargée de contribuer à la conception, à la gestion de projet et au financement des futurs SERM, en collaboration avec SNCF Réseau. Un amendement adopté par les députés prévoit la mise en place d’au moins 10 SERM dans les dix prochaines années.

Bien que les contours du développement des futurs SERM se précisent, de nombreuses zones d’incertitude persistent quant à leur mise en œuvre. Le financement des SERM n’a pas encore été totalement défini. Le rapporteur du projet de loi évoque une somme de 20 à 25 milliards d’euros sur une période de 10 ans, au sein des 100 milliards d’euros d’investissements promis par Elisabeth Borne pour le secteur des transports. Les Contrats de Plan État-Région (CPER) pour la période 2023-2027 prévoient quant à eux une enveloppe de 800 millions d’euros pour financer les premières études, une somme qui peut tout juste couvrir les études préliminaires, mais qui demeure insuffisante pour des réalisations à court terme. A ce titre, Régions de France souligne la nécessité d’un investissement plus important de la part de l’État afin de concrétiser l’ambition d’un développement ferroviaire. Cette nécessité se renforce d’autant plus que les Régions sont déjà engagées financièrement dans d’autres projets ferroviaires et font face à des ressources limitées.

La querelle budgétaire entre l’Etat, la SNCF et les Régions ne fait que retarder la mise en œuvre des futurs RER métropolitains.

Le manque de financement de la part de l’État s’ajoute à des projets largement inaboutis. Les premiers réseaux en cours de lancement, à Bordeaux, à Strasbourg et le Léman Express, essuient quelques difficultés dûes à un manque d’anticipation. Ainsi, le réseau strasbourgeois ne remplit pour l’instant pas toutes ses promesses en raison d’un manque de personnel. Un point pourtant prévisible, mais que la SNCF a trop tardé à reconnaître selon la CGT. Au-delà de ces trois SERM, « la grande majorité des projets n’en est encore qu’à des stades d’études d’opportunité ou préliminaires » signale le rapport du Comité d’Orientation des Infrastructures en décembre 2022. De plus, plusieurs projets de SERM dépendent d’opérations majeures qui ont été repoussées, telles que le Grand Projet Ferroviaire du Sud-Ouest (Toulouse, Bordeaux et le Pays Basque), la Ligne Nouvelle Provence Côte d’Azur (Marseille, Toulon, Nice), le contournement ferroviaire de l’agglomération lyonnaise et la Ligne Nouvelle Paris Normandie (Reims).

Comité d’Orientation des Infrastructures, Investir plus et mieux dans les mobilités pour réussir leur transition – Rapport de synthèse : stratégie 2023-2042 et propositions de programmation, page 69, décembre 2022. Carte réalisée par l’auteur.

Le souhait partagé de mettre en place des réseaux ferroviaires métropolitains en s’inspirant du modèle du RER francilien souligne l’impératif de concevoir des projets clairs et efficaces pour répondre aux besoins des métropoles et proposer des alternatives à la voiture, tout en répondant aux enjeux environnementaux et sociaux des territoires. Cependant, ces projets ne pourront être concrétisés sans un effort substantiel visant à moderniser le réseau ferroviaire hérité du XIXe siècle. 

Outre l’adaptation des infrastructures, la mise en place de ces projets nécessitera aussi l’acquisition de rames supplémentaires et l’embauche de personnels en nombre suffisant pour les faire fonctionner. Etant donné le temps nécessaire pour tous ces aspects, la querelle budgétaire entre l’Etat, la SNCF et les Régions ne fait que retarder la mise en œuvre des futurs RER métropolitains. Face à cette situation, de nombreux élus locaux et acteurs économiques critiquent vivement la lenteur des arbitrages et font part de leurs inquiétudes concernant les investissements nécessaires. 

Enfin, si ces futurs réseaux métropolitains constituent une bonne réponse aux besoins de transports décarbonés dans les grandes agglomérations, leur mise en place ne doit pas occulter des questions plus larges sur les mobilités et l’urbanisme. D’une part, les RER métropolitains doivent s’articuler avec une politique d’urbanisme intelligente, visant la densification autour des nœuds de transports plutôt que l’encouragement à une nouvelle vague d’étalement urbain. D’autre part, l’impératif d’amélioration des transports ferroviaires urbains ne doit pas faire oublier les campagnes, où la voiture reste souvent le seul moyen de déplacement. Autant de chantiers sur lesquels le gouvernement semble encore avoir un train de retard.

Pass ferroviaire en France : le défi de la démocratisation du rail

Automates de distribution de billets de train. © Yves Moret

Alors que l’Allemagne trace sa voie avec son Deutschland-Ticket, la France peine à développer une offre ferroviaire économique comparable, malgré l’annonce d’un futur pass par le ministre des transports Clément Beaune. Pourtant, plusieurs initiatives passées ont démontré le succès d’une telle offre.

L’Allemagne se distingue comme le précurseur des pass ferroviaires. Dès l’été 2022, elle a lancé son 9-Euro-Ticket, permettant une circulation illimitée sur le réseau régional pour un abonnement mensuel de 9€. Cette initiative a été mise en place dans un contexte marqué par une hausse des prix de l’essence et dans le but de favoriser le transfert modal de la voiture vers le train. Dans ce cadre, l’État fédéral a alloué 2,5 milliards d’euros aux Länder pour compenser les pertes.

L’Allemagne, pionnière des pass ferroviaires

Cependant, malgré le succès indéniable de cette initiative avec près de 52 millions de billets vendus, son impact écologique apparaît mitigé. En effet, le 9-Euro-Ticket n’a pas atteint les objectifs escomptés en termes de réduction de l’utilisation de la voiture, le report modal restant limité. Comparé à la même période en 2019, le nombre de trajets en train a augmenté d’environ 40 %, tandis que l’usage de la voiture n’a que légèrement diminué. La saturation des lignes touristiques allemandes témoigne de cette augmentation importante des voyages en train. Cette offre, si elle n’a pas forcément eu l’effet écologique recherché, révèle donc un potentiel de développement significatif pour les voyages touristiques en train et a permis une démocratisation des vacances.

Graphique de l’auteur. Source des données : DE Statis

Soucieux de poursuivre cette initiative, des négociations au sein de la coalition gouvernementale regroupant sociaux-démocrates, libéraux et verts ont abouti à la relance du pass dès le 1er mai. Sous sa nouvelle forme, le Deutschland-Ticket se présente comme un pass national mensuel au tarif de 49€, dont le financement est partagé à parts égales entre l’État fédéral et les Länder, chacun contribuant à hauteur de 1,5 milliard d’euros. Avec 10 millions d’abonnement au premier mois, ce nouveau pass apparaît déjà comme un succès commercial outre-Rhin.

Pass France-Allemagne et Pass TER Jeunes, des offres qui ont trouvé leur public

Les pass ferroviaires français à destination des jeunes ont également connu un large succès. Récemment, l’initiative du Pass France-Allemagne, a offert 60 000 tickets gratuits – 30 000 en France et 30 000 en Allemagne – permettant aux jeunes de 18 à 27 ans de profiter de 7 jours de voyages gratuits sur le réseau régional de l’autre pays. Le lancement de cette initiative a donné lieu à un afflux massif de demandes sur le site de réservation, qui, saturé, a délivré l’ensemble des abonnements en quelques instants.

Une autre initiative, plus large, avait également existé au cours des étés 2020 et 2021, le Pass TER Jeunes. Cet abonnement permettait aux jeunes âgés de 18 à 27 ans de voyager de manière illimitée sur le réseau TER pour seulement 29€ par mois. L’offre avait alors rencontré un vif succès, dépassant largement les attentes. Au cours de l’été 2021, alors que la SNCF visait la vente de 10 000 pass, 70 000 avaient finalement été vendus. Toutefois, malgré le succès de cette offre, Régions de France a annoncé en 2022 l’abandon du dispositif. 

Vers des réseaux ferroviaires surchargés ?

À l’heure de la décarbonation des transports, le transfert modal vers le ferroviaire apparaît comme une nécessité alors que le secteur des transports est celui qui dégage le plus de gaz à effet de serre : 31% des émissions françaises en 2019. Si les comparatifs d’émissions de gaz à effet de serre divergent, tous consacrent le train comme étant de loin le transport le plus écologique. Mais, si l’intérêt environnemental du train est désormais bien connu, le prix reste la première entrave à ce mode de locomotion, selon un récent sondage Harris Interactive pour le Réseau Action Climat.

L’instauration d’un pass, au prix unique et réduit, serait en mesure de réduire ce frein majeur. Toutefois, le succès des pass ferroviaires chez nos voisins européens a aussi mis en évidence les limites du système ferroviaire. De nombreuses gares et un grand nombre de trains sont déjà régulièrement engorgés, en particulier à la période estivale. Le développement de nouvelles offres, aux prix plus faibles, apporte un risque majeur : la saturation des infrastructures.

Garantir le droit aux vacances

Outre la question de l’état du réseau ferroviaire, les pass ferroviaires illustrent le besoin d’accéder à des destinations touristiques, de voyager et finalement de démocratiser les vacances. A l’heure où près de la moitié des français ne partent pas en vacances, dont la moitié pour des raisons financières, cette question revêt une importance particulière, et une politique ferroviaire ambitieuse, à l’image des billets congés annuels mis en place en 1936, apparaît pertinente.

C’est cette voie qu’a emprunté la NUPES avec sa proposition de loi sur l’accès aux vacances. Dans une tribune publiée, les députés François Ruffin, Benjamin Lucas, Soumya Bourouaha, Arthur Delaporte, Marie-Charlotte Garin et Frédéric Maillot ont dénoncé une situation où “le porte-monnaie fait la loi”. Ils proposent donc un “ticket-climat train à prix réduit et à volonté”, avec un abonnement TER mensuel illimité au prix de 29€, soit le même tarif que l’ancien Pass TER Jeunes. En réponse, le ministre des transports a prévu de faire des annonces sur une future offre.

Si l’idée d’un pass fait peu à peu son chemin en France, la mise en place d’offres tarifaires accessibles ne pourra faire l’impasse sur une politique d’inclusion ferroviaire. En Allemagne, les pass ferroviaires ont été critiqués en raison de la charge qu’ils représentent pour les habitants de territoires non desservis. De même, 33% des Français estiment que leur commune est mal desservie par le train, un chiffre qui monte à 64% dans les zones rurales

Afin que tous les Français puissent bénéficier de tarifs réduits, il serait envisageable d’inclure les autocars de la SNCF et des Régions dans un futur pass, à condition qu’un accord soit trouvé avec les Régions. A moyen terme, il sera toutefois indispensable d’initier un vaste mouvement de réouverture et de construction de lignes ferroviaires dans les régions les plus isolées.

Railcoop : la privatisation ferroviaire sous façade citoyenne

L’autorail X72500, un train diesel des années 2000, a été choisi par Railcoop pour la ligne Lyon-Bordeaux. © Christophe Beuret

Autoproclamée « première entreprise ferroviaire coopérative d’Europe » depuis 2020, Railcoop a récemment annoncé la suspension de son service de fret. Cette annonce survient alors que la coopérative a accumulé les éloges pour son engagement en faveur des petites lignes de chemin de fer abandonnées, notamment grâce à son projet phare de rouvrir la ligne Bordeaux-Lyon. Cependant, cette suspension révèle les limites de la coopérative et soulève des interrogations quant au modèle ferroviaire qu’elle promeut.

Railcoop est une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) ferroviaire qui ambitionne de « redonner du sens à la mobilité ferroviaire en impliquant citoyens, cheminots, entreprises et collectivités autour d’une même mission : développer une offre de transport ferroviaire innovante et adaptée aux besoins de tous les territoires ». Cette ambition se concrétise par différents projets de liaisons ferroviaires, parmi lesquels l’ouverture d’un service de voyageurs direct reliant Bordeaux à Lyon via le Massif Central, prévue pour l’été 2024, occupe une place centrale. Outre la promotion de l’implication citoyenne dans le domaine du ferroviaire, Railcoop insiste sur la complémentarité de ses activités avec le service public et sur une démarche écologique visant à proposer des alternatives à la voiture.

Une communication citoyenne et volontariste basée sur l’effet d’annonce

Le discours d’une coopérative citoyenne, visant à relancer les petites lignes délaissées a suscité un grand intérêt médiatique. Qu’il s’agisse de la presse régionale (Sud-Ouest, La Montagne, La Dépêche, Le Télégramme…), nationale (France Télévision, L’Express, Le Monde, LCI, Europe 1, Brut… ), internationale (El Pais, RTBF, France 24…) ou spécialisée (Aiguillages, La Vie du Rail… ), les médias ont été très nombreux à relayer cette initiative. Nombre de médias « engagés » ont également participé activement à la promotion de la société (Médiapart, Radio Parleur, Reporterre, Alternatives Economiques, La relève et la peste, Socialter, Sans transition, Libération, PositivR, L’âge de faire, Basta!, Pioche).

En annonçant régulièrement des ouvertures de lignes, la société s’offre une forte couverture médiatique, en particulier dans la presse locale, intéressée par la perspective de « réouverture prochaine » d’anciennes lignes délaissées.

Le caractère publicitaire et la source des informations de ces articles sont sujets à questionnement. En effet, la majorité de ces publications reprennent directement les éléments de l’imposant dossier de presse proposé par la société. Ce dossier construit un récit, celui de la réouverture des petites lignes abandonnées par la SNCF grâce à une initiative citoyenne qui agit concrètement.

© Ugo Thomas

La carte des futurs trajets proposés fait rêver les amoureux du rail : nombre de liaisons aujourd’hui mal desservies sont évoquées, alors que la priorité donnée au TGV a délaissé de nombreuses gares et trajets. C’est sur cet effet d’annonce, poussé à son paroxysme, que repose la communication de Railcoop. En annonçant régulièrement des ouvertures de lignes, la société s’offre une forte couverture médiatique, en particulier dans la presse locale, intéressée par la perspective de « réouverture prochaine » d’anciennes lignes délaissées. Railcoop a ainsi annoncé la réouverture de 10 lignes différentes, de Bâle – Le Croisic à Thionville – St Etienne. Pourtant, ces projets, à l’exception de la ligne Bordeaux – Lyon, ne restent à ce jour qu’à l’état d’ébauche.

Au-delà des annonces, une société en crise

Derrière cette façade de sauveur des petites lignes, la réalité est bien moins reluisante. Deux projets sont mis en avant en priorité par la société : un service de fret en Occitanie et un service voyageur entre Bordeaux et Lyon. Aujourd’hui, aucun de ces services ne circule. Le service fret, inauguré avec grande pompe le 15 novembre 2021, reliant Capdenac à Toulouse, a été suspendu le 19 avril dernier, faute de rentabilité économique. La ligne Gignac-Saint-Gaudens, inaugurée en avril 2023, a connu le même sort. Le service voyageur, dont le lancement était initialement prévu pour l’été 2022, avec deux allers-retours par jour entre Bordeaux et Lyon a lui été reporté successivement en décembre 2022, puis à l’été 2024 avec un aller-retour sur deux jours et un service en deux phrases : Lyon-Limoges à l’été et Limoges-Bordeaux à l’horizon de l’hiver 2025.

Outre cette érosion des promesses à mesure que la mise en service se précise, le modèle coopératif mis en avant par Railcoop semble lui aussi bien loin de la réalité. Entreprise coopérative rassemblant, au 26 avril 2023, 14.171 sociétaires, qui doivent chacun débourser 100€ minimum pour obtenir une part de la SCIC, Railcoop promettait une gouvernance très ouverte. En réalité, une récente enquête de Médiapart révèle que la direction est assurée par Nicolas Debaisieux, en tant que directeur général, et par sa sœur Alexandra Debaisieux en tant que directrice générale déléguée. Un fonctionnement très centralisé et vertical donc, en décalage avec le modèle citoyen que prône la coopérative. Suite aux récentes difficultés, celle-ci doit être remaniée prochainement, avec le départ d’Alexandra Debaisieux et la mise en place d’une direction bicéphale.

Une réforme de la gouvernance qui fait suite à une crise sociale interne mise en lumière par Médiapart. En effet, sur les 32 salariés et alternants que compte l’entreprise – dont seulement trois conducteurs pour une vingtaine d’encadrants -, dix d’entre eux ont quitté leur poste, pour partie dans le cadre d’un plan de sauvegarde de l’emploi. Toujours selon Médiapart, la gestion des fonds de la part de la coopérative serait entachée d’investissements hasardeux. Ainsi, une partie des fonds de Railcoop aurait été dépensée dans l’achat et la location de wagons et locaux au final jamais utilisés par l’entreprise. Interloqués par cet usage des fonds, certains salariés se plaignent également de devoir appliquer des « priorités qui changent du jour au lendemain » et de l’absence d’écoute de leurs suggestions par la direction.

Un modèle économique qui interroge

Si le climat social interne est mauvais, les difficultés de Railcoop sont également liées à l’objectif que s’est fixé la société. Le transport ferroviaire est une activité peu lucrative, avec des marges limitées voire inexistantes, et requiert des investissements de départ très importants. La ligne Bordeaux-Lyon sur laquelle la société compte opérer est ainsi historiquement déficitaire. Avec des tarifs attractifs et un prix d’appel de 42€ par billet, le modèle économique interroge sur la capacité de l’entreprise à maintenir une rentabilité durable.

Pour assurer les investissements et les frais de fonctionnement nécessaires, la coopérative semble s’appuyer sur la constitution d’un capital important garanti par les parts sociales de ses membres. Toutefois, Railcoop a vite réalisé que cela ne serait pas suffisant pour couvrir les coûts liés à la mise en place de ses services, évalués à environ 40 millions d’euros. Ainsi, depuis octobre 2022, elle a lancé une levée de fonds à hauteur de 34 millions d’euros dont 5 millions d’euros devraient être issus des sociétaires, afin de garantir une trésorerie minimale et de rassurer les prêteurs bancaires.

Pour atteindre la viabilité financière, une solution possible serait d’attirer en permanence de nouveaux investisseurs.

Mais la constitution d’un capital important ne résoudra pas la question de la rentabilité à long terme de Railcoop. Pour atteindre la viabilité financière, une solution possible serait d’attirer en permanence de nouveaux investisseurs. A ce titre, Railcoop indique que : « La trésorerie de la société étant étroitement liée à sa capacité à collecter régulièrement des souscriptions, la stabilité des souscriptions est importante pour la pérennité de la société. » De ce point de vue , les campagnes médiatiques sur la réouverture imminente de nouvelles lignes apparaissent comme un moyen d’assurer la survie financière de la société, et ce d’autant plus que le bilan actuel de la coopérative est assez décevant. Ainsi, le résultat de l’exercice 2021 était déficitaire à hauteur de 1,4M€ dont 1M€ pour les charges de personnel. Sur ce point, il est légitime de se demander quel sera l’état de la trésorerie de Railcoop lors du lancement de la ligne Lyon-Bordeaux prévu en 2024 après quatre années sans recettes.

En Allemagne, une expérience similaire à celle de Railcoop appuie ces inquiétudes. La société Locomore, financée par crowdfunding, a fait faillite après seulement cinq mois d’activité. Interrogée à ce sujet dans sa FAQ, Railcoop a éludé le fond du modèle économique en indiquant que l’échec de Locomore était dû au fait qu’elle n’était pas une coopérative, sans expliquer en quoi son propre modèle économique était différent.

Dans les faits, Railcoop s’appuie sur le recours aux fonds publics. Alors que sur son site on peut lire que « Railcoop fera rouler des trains de passagers et de marchandises sans subvention d’exploitation » (elle précisait auparavant « sans subvention publique »), le rapport de Railcoop aux fonds publics est plus complexe. La société permet en effet aux collectivités territoriales de devenir coopératrices, avec une contribution minimale de 100 €. Cette participation est ensuite calculée selon un barème dégressif en fonction du nombre d’habitants de la collectivité, allant de 50 centimes à 10 centimes par habitant (bien que ce modèle ne semble plus exclusif). Actuellement, les contributions des collectivités territoriales atteignent presque un million d’euros, avec une participation au capital social évaluée a minima à 933 600 €. À ces prises de participation s’ajoutent également des aides indirectes, comme la cession de rames à un prix symbolique de la part de la région Auvergne-Rhône-Alpes, dirigée par Laurent Wauquiez. Ironie du sort, les rames en question étaient celles de trains régionaux du même type que l’ancienne liaison Bordeaux-Lyon.

Les premières liaisons devaient se faire à l’aide de neuf rames X 72500 cédées à un prix « symbolique » de la part de la région Rhône Alpes. Finalement, seule une rame circulera et la seconde servira de pièce détachée. © Patrick Janicek, Flickr

Railcoop, un laboratoire de la privatisation du rail

Plus largement, le modèle économique de Railcoop s’inscrit dans un contexte plus large, celui de l’ouverture à la concurrence du système ferroviaire. A cet égard, il peut être considéré comme un pionnier pour les futurs entrants privés dans le réseau. Le secteur ferroviaire nécessite des investissements considérables (construction et entretien des voies, infrastructures électriques, signalisation, gares, matériel roulant…), traditionnellement assurés par la puissance publique, qui a pris en charge les investissements pour assurer l’unité du réseau. Cette approche a permis de réduire le déficit du système ferroviaire, les liaisons rentables compensant les coûts des infrastructures et des services régionaux généralement déficitaires. Cependant, avec l’ouverture à la concurrence, les acteurs privés se positionnent uniquement sur les liaison les plus rentables tandis que l’entreprise publique historique doit assumer seule le déficit demeure des liaisons secondaires.

Faute de pouvoir rivaliser avec les acteurs historiques formés et financés par les pouvoirs publics, Railcoop opte pour une stratégie d’externalisation de ses activités. N’ayant pas de centre de formation, elle fait appel à des agents formés par la SNCF ; n’ayant pas d’opérateurs au sol, elle fait appel aux filiales de la SNCF ; n’ayant pas de locomotives, elle loue celles de la Deutsche Bahn ; enfin, n’ayant pas de wagons, elle loue celles d’une filiale privatisée de la SNCF

Contrairement à la complémentarité affichée, Railcoop agit donc dès aujourd’hui en concurrent des activités de la SNCF.

Contrairement à la complémentarité affichée, Railcoop agit donc dès aujourd’hui en concurrent des activités de la SNCF. Sud Rail a ainsi critiqué l’impact de Railcoop sur les activités de la SNCF avec la cession de plusieurs locaux de la SNCF, y compris une salle de pause pour les cheminots à Guéret. Cette concurrence s’étend également aux trains régionaux. En Normandie, une décision du 2 décembre 2021 de l’Autorité de Régulation des Transports a révélé que les services de Railcoop pourraient directement concurrencer dix-huit trains régionaux, suscitant des craintes chez les usagers quant au remplacement de leurs liaisons. En Auvergne-Rhône-Alpes, le comité des usagers de trains de l’Auvergne dénonçait la suppression d’un service Limoges-Montluçon en raison de l’hypothétique arrivée prochaine de Railcoop.

Railcoop ne s’arrête pas là. Non-contente de s’engouffrer dans le nouveau marché ferroviaire, elle milite activement en faveur de la poursuite du processus de libéralisation du secteur. La société a ainsi adhéré au lobby AllRail qui représente les concurrents ferroviaires aux opérateurs historiques et a participé à la campagne European Startup Manifesto on Rail qui prône une plus grande libéralisation du ferroviaire européen. Alexandra Debaisieux, la directrice générale déléguée de Railcoop, a également plaidé auprès du Sénat pour « dénoncer les barrières » limitant le développement de nouvelles sociétés ferroviaires et en particulier l’absence de libéralisation des centres de maintenance et de formation de la SNCF.

Ce que Railcoop dit du ferroviaire

Railcoop illustre l’attachement profond des Français au ferroviaire, qui s’inscrit dans une histoire longue, un engagement pour l’écologie et une plus grande accessibilité des territoires isolés. L’initiative proposée par Railcoop, qui vise à rouvrir des lignes et à sortir de l’actuelle résignation, trouve donc naturellement un public attentif et enthousiaste.

Cette initiative est également bien accueillie par les collectivités locales, qui y voient une opportunité d’agir concrètement en faveur du retour du train et de développer des territoires en proie à de nombreuses difficultés. C’est ce sentiment que l’on retrouve par exemple dans le procès verbal du conseil communautaire du Grand Guéret où les élus mettent en avant l’apport en terme d’emplois et d’activité sur leur territoire tout en craignant, s’il n’y a pas d’investissement à la hauteur, que le centre technique promis par Railcoop n’ouvre pas dans l’agglomération.

La société apparaît comme un pionnier de la libéralisation ferroviaire, cause principale de l’abandon des petites lignes qu’elle dit pourtant vouloir rouvrir. 

Dans ce contexte, Railcoop apparaît comme la solution miracle pour sortir de la fatalité actuelle et c’est sur ce discours qu’elle parvient à lever des fonds. Pourtant, loin d’apporter une solution pérenne à ces difficultés, Railcoop est en réalité une impasse. En encourageant les collectivités – dont ce n’est pas la compétence – et les citoyens dans un projet difficilement viable, tout en déchargeant l’État de ses responsabilités, elle offre de faux espoirs. Pire, la société apparaît comme un pionnier de la libéralisation ferroviaire, cause principale de l’abandon des petites lignes qu’elle dit pourtant vouloir rouvrir. 

Si l’État agissait concrètement pour le rail, « l’aventure Railcoop » n’aurait jamais existé. La ligne Lyon-Bordeaux, projet phare de la coopérative, l’illustre parfaitement. Jusqu’en 2013, cette ligne existait sous la forme d’un Train d’Equilibre du Territoire (Intercités) subventionné par l’Etat avant que ce dernier n’abandonne la liaison. En 2017, la section ouest de la ligne est rouverte par la Région Nouvelle Aquitaine mais la Région Auvergne-Rhône-Alpes, sollicitée, n’a pas donné de suite. Laurent Wauquiez annonçait alors que « la région ne se substituera pas à l’État. » C’est pourtant ce même président de Région « très favorable » à Railcoop qui déclarait en 2021 que : « ce projet est plus que symbolique puisque, depuis des années, on ferme des lignes dans notre pays. »

Déjà profondément dysfonctionnelle, Railcoop semble destinée à échouer. Son modèle économique, qui repose sur une perfusion constante de nouveaux apports de capital, notamment par les collectivités, paraît en effet insoutenable à terme. Mais d’ici-là, elle aura servi de faire-valoir aux détracteurs du service public, qui trouvent ainsi un moyen de légitimer leurs attaques contre la SNCF. Loin de pallier aux insuffisances de l’ancien monopole public, Railcoop aura donc joué le rôle d’enfant-modèle de la libéralisation et d’écran de fumée pour masquer les décisions d’abandon de nombreux territoires par un service public ferroviaire national de plus en plus mal en point. Espérons au moins que sa probable faillite serve de leçon.

La longue agonie du fret ferroviaire

© Ale3xanderD, Pixabay

Le 22 octobre dernier, le premier ministre inaugurait en grande pompe la reprise du train des primeurs : le Perpignan-Rungis. Après deux ans de suspension, ce retour fait écho aux mesures annoncées le 27 juillet pour relancer le fret ferroviaire. Cette initiative semble pourtant déjà s’inscrire dans une longue liste de plans de relance qui n’ont pas donné les effets escomptés. Alors, comment expliquer ce déclin du fret ferroviaire ?

En 1827, la première ligne de chemin de fer ne transportait pas des voyageurs mais des marchandises. Avec seulement 18 kilomètres de voies, la ligne de Saint-Étienne à Andrézieux, tractée par des chevaux, servait à transporter de la houille depuis le port fluvial. Le transport de marchandises par train s’est ensuite développé de manière exponentielle au travers de compagnies privées. En 1882, la France possède alors la plus forte densité de chemin de fer au monde avec 26 000 km de voies. Les marchandises sont échangées dans des halles adjacentes aux gares, avant que le trafic ne soit peu à peu séparé des voyageurs.

En 1950 les deux tiers des marchandises sont transportées par le rail.

En 1938, la création de la SNCF unifie le réseau. Il y a alors 6 500 embranchements jusqu’aux entreprises (les ITE) et plus de 42 500 km de voies. Cette situation continue dans l’après-guerre : en 1950 les deux tiers des marchandises sont transportées par le rail et c’est le transport de marchandises qui fait vivre la SNCF. Alors que les frontières entre cheminots du service voyageur et du service fret ne sont pas établies, on estime que 200 000 d’entre eux travaillent directement ou indirectement dans le transport de marchandises. Pourtant, la concurrence avec la route a déjà commencé. Les camions se multiplient et, en 1984, le ferroviaire ne représente déjà plus que 30% du transport de marchandises1. La baisse est brutale : ce chiffre passe à 20% en 1990, puis 17% en 2000 et 9% en 2010. Aujourd’hui, il reste moins de 5 000 cheminots au service de SNCF Fret et seulement 32 milliards de tonnes-kilomètres2 sont transportées sur les voies ferroviaires contre 317,3 milliards de tonnes-kilomètres sur les routes.

Le fonctionnement du fret ferroviaire

Pour expliquer cette baisse, il faut d’abord comprendre comment fonctionne le fret ferroviaire. En France, les trains de marchandises circulent le plus souvent sur le même réseau que les trains de voyageurs. Ils occupent donc des sillons horaires de la même manière que les autres trains. Ces sillons sont des laps de temps durant lesquels les trains utilisent une infrastructure donnée (aiguillage, gare, voie ferrée). Ils sont gérés par un gestionnaire de réseau qui les facture au travers de péages ferroviaires.

Pour le transport de marchandises, il existe deux types de trains. Le premier est le train massif qui transporte d’un point à un autre des marchandises sans réorganisation du convoi. Il peut s’agir par exemple d’un train au départ d’une usine agro-alimentaire qui va directement à une autre de transformation. Le second est le train de lotissement. Il est composé de wagons isolés qui doivent être réorganisés dans une gare de triage pour aller dans des directions différentes. Ce serait par exemple le cas d’une usine de voiture en Bretagne qui doit envoyer la moitié de ses wagons dans le Nord et l’autre moitié en Alsace. Le train s’arrête alors dans une gare de triage où les wagons sont remaniés avec d’autres wagons qui vont dans la même direction afin de former un train complet.

Réalisation personnelle

Pour les marchandises ne faisant qu’une partie de leur trajet en train, le reste étant effectué par voie maritime ou routière, il existe des terminaux de transport combiné. Il peut s’agir de conteneurs récupérés dans un port et qui sont ensuite déposés sur des wagons. Le transport combiné peut également avoir lieu entre le rail et la route avec la prise en charge de la remorque du camion ou du camion entier avec sa cabine (dans ce cas, il s’agit de ferroutage).

Réalisation personnelle

Enfin, si les trains sont chargés dans des terminaux gérés par la SNCF, certaines voies desservent directement des entreprises, usines ou entrepôts particuliers, on parle alors d’installation terminale embranchée (ITE) ou d’embranchement particulier. Il existe une autre spécificité : les Opérateurs Ferroviaires de Proximité (OFP). Ces entreprises gèrent une petite partie du réseau ferroviaire avec leurs propres matériels. Au port de La Rochelle par exemple, un OFP se charge des activités ferroviaires sur le port. Ces OFP peuvent soit gérer de manière étanche un réseau entre différents terminaux soit le gérer jusqu’au réseau SNCF où un autre opérateur ferroviaire prend le relais pour des plus longues distances.

Réalisation personnelle

Un déclin plus marqué que chez nos voisins

Le fret français transportait 57,7 milliards de tonnes-kilomètres en 1984, contre 32 milliards de tonnes-kilomètres en 2018. Cette diminution est également visible dans le mix modal du transport de marchandises : en 34 ans, la part du ferroviaire dans le transport de marchandises a diminué de 70%.

Évolution du mode de transport des marchandises depuis 1984 en France, INSEE. Réalisation personnelle

Si la situation est assez inquiétante dans toute l’Europe, le sort de la France est plus dramatique que celui de ses voisins. En Allemagne, le trafic de fret ferroviaire a connu une hausse de 50% entre 2003 et 20183. La dynamique est aussi positive en Autriche, en Suède et de manière plus nuancée en Italie. Si l’Espagne et le Royaume Uni ont, comme la France, subi une diminution de leurs volumes transportés par le fret ferroviaire (environ -10% pour les deux depuis 2003), seule la France connaît une chute aussi importante. Ainsi, alors que les trafics allemands et français étaient équivalents dans les années 1990, le trafic français est aujourd’hui quatre fois moindre que celui de l’autre côté du Rhin. Enfin, alors que la part moyenne du fret ferroviaire dans le transport de marchandise en Europe est de 18%, cette même valeur se situe en France dix points en deçà, à 9%.

Évolution du trafic du fret ferroviaire européen en tonne-kilomètre, base 100 = valeur en 2003, EUROSTAT. Réalisation personnelle

Qui a tué le fret ?

Témoignage de la diminution du fret, la gare de triage de Sotteville est devenue un cimetière ferroviaire. © Frédéric Bisson

On peut trouver trois explications au déclin du fret ferroviaire. 

Tout d’abord, il faut prendre en compte la situation industrielle et portuaire. La désindustrialisation a diminué de manière importante les marchandises à transporter sur de longues distances à l’intérieur du pays avec, par exemple, la fin des exploitations minières.

D’autre part, la France n’arrive pas à capter une part importante du trafic maritime international sur ses ports. Le tonnage de l’ensemble des ports français équivaut aujourd’hui au seul port de Rotterdam aux Pays-Bas. Anvers en Belgique est parfois même qualifiée de premier port français, une particularité surprenante vue la taille de la façade maritime de l’Hexagone, son positionnement stratégique et le nombre de ports prêts à accueillir des marchandises comme Marseille, Le Havre ou Saint-Nazaire. À cette situation s’ajoute une mauvaise liaison entre les ports français et les voies ferrées. Alors qu’à Hambourg près d’un tiers des marchandises transitent par le rail, seules 10% des marchandises dans les ports français font de même.

La concurrence de la route met aussi à mal le fret ferroviaire. Le transport routier présente pour les entreprises de nombreux avantages : fiable, peu coûteux, les transporteurs y bénéficient également d’un réseau très dense permettant de desservir directement tout le pays. De plus, l’arrivée d’entreprises de transports routiers d’autres États membres de l’UE permet aux transporteurs d’utiliser de la main-d’œuvre étrangère avec des prétentions et des droits salariaux moindre que ceux attendus normalement en France.

Pourtant ces différents facteurs n’expliquent pas l’ensemble du déclin du fret ferroviaire. La situation dans des pays comme l’Espagne, l’Italie ou le Royaume-Uni montre que malgré la désindustrialisation et l’émergence du transport routier, le fret ferroviaire peut persister et maintenir une part de marché plus importante que celle que nous connaissons en France. De plus, le fret ferroviaire demeure moins coûteux que le transport par camion sur les longues distances. Un kilomètre avec un camion de 40 tonnes coûtait ainsi 1,20 euro en 2007 contre 0,51 euro pour un train de 1 800 tonnes ramené au même poids4.

La violente libéralisation et mise en concurrence voulue par Bruxelles est également responsable de ce déclin. En 1991, l’Union européenne impose une première réforme ferroviaire exigeant la séparation entre l’exploitation des lignes (pour le transport voyageur et fret) et la gestion de celles-ci. Cette réforme donne lieu à la création, en 1997, de Réseau Ferré de France (RFF), le gestionnaire des infrastructures ferroviaires. Pour se financer, RFF dispose des revenus des péages ferroviaires, ce qui représente en parallèle un nouveau coût pour les exploitants (même s’ils en payaient déjà indirectement une partie). Au cours des années 2000, sous la pression des gouvernements et de l’UE, la séparation entre les activités fret et voyageurs à la SNCF est renforcée. L’objectif ? Que l’État et les collectivités territoriales évitent de financer le fret avec des subventions à destination des services voyageurs (comme les TER).

L’ouverture à la concurrence du « deuxième paquet ferroviaire » est une véritable saignée pour le fret SNCF.

Cette évolution entraîne un dédoublement des postes auparavant mutualisés, ce qui augmente les coûts d’exploitation. Dans la même période, l’Union européenne, qui ne jure que par le culte du « marché libre et non faussé », interdit aux États de financer leurs activités de fret, une situation d’autant plus compliquée en France que le service fret de la SNCF n’est plus équilibré budgétairement depuis 1998. En 2004, face à la dette du fret ferroviaire, l’État obtient la permission de l’Union européenne de le recapitaliser à hauteur de 800 millions d’euros (qui s’ajoutent aux 700 millions apportés par la SNCF), en contrepartie de quoi, la France ne doit plus refinancer le fret pendant 10 ans et doit ouvrir cette activité à la concurrence (2005 pour les lignes avec l’étranger puis 2006 sur les lignes intérieures). L’ouverture à la concurrence de ce « deuxième paquet ferroviaire » est une véritable saignée pour le fret SNCF. Si celle-ci garde la majorité des parts du marché ferroviaire, les opérateurs étrangers vont prendre en charge les trains massifs plus rentables et laisser les wagons isolés, plus coûteux, à la SNCF.

Face à un tel déséquilibre, la crise du fret s’accentue et, deux plans de relance se succèdent en 2004 et en 2007 (plans Véron et Marembaud), tentant de limiter les pertes en abandonnant les dessertes de wagons isolés les moins rentables, menant à une baisse directe du volume transporté et des effectifs cheminots. En 2008, alors qu’il reste moins de 10 000 cheminots dans le fret, la SNCF achète GEODIS, un transporteur routier, et instaure de facto la concurrence au sein même de l’entreprise. La même année, la crise économique frappe de plein fouet le fret ferroviaire. Les plans s’enchaînent sans enrayer la crise. Les liaisons avec des wagons isolés sont restreintes et les ITE fermées (4 535 en 2002, 1 400 en 2015). En 2012, alors qu’un tiers du fret est assuré par des opérateurs extérieurs, la SNCF assure encore 400 trains de wagons isolés par semaine. Malgré cette saignée, la Cour des comptes demande en 2017 une nouvelle réduction du nombre de wagons isolés et la cession d’une partie de la flotte de locomotives. Un an plus tard, le rapport Spinetta demande la recapitalisation et la filialisation du fret ferroviaire. Cette même année, Fret SNCF supprime 754 postes et se fixe comme objectif de restreindre à 4 724 les effectifs en 2021. Enfin en 2020, à la suite de la réforme du ferroviaire, FRET SNCF devient une Société par Action Simplifiée, prélude à une cession du capital, c’est-à-dire une privatisation.

Le plan Castex, une nouvelle tentative de sauvetage du fret

Le 27 juillet dernier, un énième plan en faveur du fret ferroviaire a été présenté par le Premier ministre, qui a annoncé vouloir s’appuyer sur le développement d’autoroutes ferroviaires, des transports combinés et a garanti la gratuité des péages ferroviaires pour 2020 et la division par deux de leurs prix pour le fret en 2021. A ces annonces s’ajoute une recapitalisation de 150 millions d’euros.

Cette subvention prouve que la libéralisation du fret ferroviaire est un échec. Elle va toutefois permettre à Fret SNCF de repasser dans le vert temporairement. Les syndicats de cheminots s’amusent à dire que cette même subvention, en 2000, aurait permis, au fret, qui transportait alors 17% du trafic de marchandise avec 10 000 cheminots, d’être excédentaire. Désormais, cet argent va uniquement permettre à Fret SNCF de maintenir son trafic actuel, et non d’investir dans les infrastructures.

Les autoroutes ne servent à rien sans routes départementales et communales !

Laurent Brun, secrétaire général de la CGT Cheminot

Une autre annonce concerne les autoroutes ferroviaires. Il nous faut ici expliquer ce terme. On le sait, le transport combiné est composé d’une partie du trajet en camion et une autre en train à partir d’un terminal de transport combiné. L’autoroute ferroviaire allie le transport combiné avec d’importants corridors qui traversent la France et s’inscrivent dans une logique européenne. Ce système, déjà mis en avant par les plans de relance Véron, Marambaud et Nadal, a pourtant de sérieuses limites. Comme son nom l’indique, il ne relie que peu de points de dessertes et montre donc assez peu de flexibilité. De plus, le transport combiné s’appuie sur un simple ferroutage : on met un camion sur un wagon. Une technique bien moins économique que le remplissage d’un wagon standardisé. L’annonce de Jean Castex, qui s’appuie déjà sur de précédents projets d’autoroutes, ne peut donc pas entraîner un report massif vers le fret ferroviaire. Et pour cause, en France, 63% du transport de marchandises concerne le trafic intérieur. Comme le dit Laurent Brun, secrétaire général de la CGT Cheminot, « Les autoroutes ne servent à rien sans routes départementales et communales ! »

Un intérêt écologique, mais des entreprises sceptiques

Si les plans de sauvetage ou de relance du fret ferroviaire ont pour l’instant tous échoué, la demande citoyenne d’une relance est très présente, notamment pour des raisons écologiques. Le transport routier, aujourd’hui largement majoritaire en France, est à l’origine d’une forte pollution atmosphérique. En 2018, il génère à lui seul 28,6% des gaz à effet de serre (en équivalent CO2), contre 21,3% en 1990. Au sein des transports routiers, les poids lourds représentent en 2018 un quart des émissions (41,3% si on y inclut les véhicules utilitaires). L’ensemble du transport ferroviaire ne représente quant à lui que 0,1% des gaz à effet de serre.

Selon le rapport Bain, le transport routier émet en France 82 grammes de CO2 par tonne-kilomètre (g/t-km) contre huit g/t-km pour le ferroviaire. Pour l’Agence européenne de l’environnement, ce chiffre serait plutôt de 20,97 g/t-km, à l’échelle européenne, contre 75,33 g/t-km pour le routier. Quoi qu’il en soit, le constat est sans appel : le fret ferroviaire émet quatre à dix fois moins de CO2 que la route. En outre, la forte électrification du réseau ferré français et notre important recours à l’énergie nucléaire garantissent une pollution très faible. En 2010, un rapport du Sénat, chiffrait ainsi le bilan écologique du transport de marchandises : 2 grammes/km de CO2 pour un train électrique et 55 grammes/km pour un train thermique contre 196 grammes/km pour un seul camion semi-remorque de 32 tonnes et 982 grammes/km pour un utilitaire léger. Par ailleurs, au-delà du bilan écologique, le fret ferroviaire participe à l’équilibre du territoire en reliant des régions parfois mal desservies par la route.

Toutefois, malgré ces divers avantages, les clients de Fret SNCF ne manifestent pas un grand attachement pour le ferroviaire. Plus de quatre clients sur dix s’en disent peu ou pas satisfaits et la moitié déçus du rapport qualité-prix. La ponctualité est également mise en cause : le rapport du Sénat de 2008 pointait ainsi une ponctualité dans la journée de seulement 70% pour les wagons isolés contre 80% dans l’heure pour les trains massifs. Les clients du fret ferroviaire réclament donc une fiabilité plus importante et un meilleur rapport qualité-prix, deux éléments qui les font pencher en faveur du transport routier.

Les solutions pour relancer l’activité

Pour aller au-delà des annonces, plusieurs projets existent. En 2008, le projet EuroCarex a ainsi essayé de créer un TGV fret de nuit. Après un essai en 2012 entre Lyon et Londres, le projet est aujourd’hui au point mort à cause de sa rentabilité à court terme. En 2014, le projet Marathon a mis sur pied le plus long train de fret d’Europe. Long de 1,5 km, il a transporté 70 wagons, contre 35 habituellement. En 2015, dans le prolongement de ce projet, le train le plus lourd du réseau ferroviaire, long de 947 mètres et avec une masse de 5 410 tonnes a relié Somain dans le Nord à Uckange en Moselle. Ces deux projets sont aujourd’hui au point mort. Depuis 2017, c’est le projet de train autonome qui est sur les rails. L’objectif est de développer divers niveaux d’autonomie pour un train (conduite assistée, conduite à distance, voire absence de conducteur) à horizon 2023. Si les conséquences sociales de ce projet ne sont pas encore connues, celui-ci devrait permettre d’améliorer la ponctualité des trains grâce au calcul informatique.

Le TGV Postal proposait entre 1984 et 2015 un service de transport de courrier à grande vitesse, il a été arrêté à la suite de la diminution du volume de courrier et l’envoi à J+2 à J+3 par La Poste. Aucun projet de train fret à grande vitesse n’a pour l’instant repris. © Florian Fèvre

Ces différentes innovations nous amènent à regarder de l’autre côté de l’Atlantique. Aux États-Unis, les trains de fret impressionnent par leurs dimensions, avec deux étages de conteneurs sur un seul wagon et une longueur pouvant atteindre plus de trois kilomètres. Des chiffres d’autant plus spectaculaires quand on les comparent aux 750 mètres des trains français. Comment expliquer ces différences qui pourraient largement augmenter la compétitivité du fret SNCF ? Le problème réside dans le réseau. Le réseau américain a été adapté au niveau des ponts et des tunnels pour que les trains puissent mesurer plus de 6 mètres de haut contre 4,28 mètres en France. Pour prétendre à ces dimensions en France, il faudrait adapter un nombre très important d’ouvrages. Pour la longueur, le problème vient également des infrastructures. Le réseau français a été construit historiquement pour des trains de 500 mètres de long puis de 750 mètres. Cela signifie que l’ensemble du réseau a été adapté sur ces distances avec des voies de garage et des triages à ces tailles. Aux États-Unis, le réseau est extrêmement long et permet de doubler des trains de plusieurs kilomètres de long. Pour obtenir les mêmes performances que le réseau américain, c’est tout le réseau ferroviaire, les wagons et les infrastructures qui devraient être adaptés en conséquence, ce qui demanderait d’importants investissements.

Le principal problème du fret ferroviaire ne vient pas d’un manque d’innovation mais bien de la concurrence avec le transport routier. Or, ce dernier n’est plus compétitif qu’en raison de la non-prise en compte des externalités négatives, notamment environnementales, qu’il génère.

Le principal problème du fret ferroviaire ne vient pas d’un manque d’innovation mais bien de la concurrence avec le transport routier. Or, ce dernier n’est davantage compétitif qu’en raison de la non-prise en compte des externalités négatives, notamment environnementales, qu’il génère. Outre la pollution, les ballets de camions ont aussi un impact fort sur l’usure des infrastructures routières, sur les nuisances sonores, les embouteillages et les accidents de la route. Autant de facteurs qui plaident pour l’augmentation des impôts et droits de péages sur le fret routier.

Depuis le début du déclin du fret ferroviaire, ce sont 1,8 million de camions qui ont été mis sur les routes. Un report modal massif du routier vers le ferroviaire aurait pourtant de nombreuses conséquences positives. Mais pour ce faire, trois éléments seront nécessaires : des investissement massifs dans le fret ferroviaire (cheminots, infrastructures, réseau), la remise en cause de la libéralisation du fret ferroviaire et une nouvelle façon de prendre en compte l’ensemble des conséquences négatives du transport routier.

Notes :

1 : Transport intérieur terrestre de marchandise par mode, Données annuelles de 1984 à 2018, INSEE
2 : Le tonne-kilomètre est une unité de mesure de quantité de transport correspondant au transport d’une tonne sur un kilomètre.
3 : Goods transported by type of transport (2003-2018), EUROSTAT
4 : Pertinence du fret ferroviaire, diagnostic, SNCF, avril-mai 2009

Vie et mort du train de nuit

La gare de Crépy-en-Valois (France) sous la neige, 2013. © Renaud Chodkowsky

Jeudi 20 mai, le Premier Ministre Jean Castex annonçait, depuis le premier Paris-Nice, le grand retour du train de nuit. Relégués il y a encore quelques années aux archives de l’histoire, les trains de nuit réapparaissent pourtant partout en Europe. Comment ce dinosaure des chemins de fer est-il revenu sur le devant de la scène ?

Commençons par un problème. Vous habitez à Nice et vous devez vous rendre à Paris un vendredi. Vous pouvez partir par TGV à 16h53, en plein horaire de bureau et pour 60 €, ou bien à 20h55, pour 63 € en avion avec un temps de trajet divisé par quatre. Ce dilemme, c’est celui que la disparition du train de nuit a posé dans de nombreuses villes. Pratiques, écologiques, ces « trains d’équilibre du territoire », regroupés parmi l’offre Intercités de la SNCF, qui irriguaient abondamment la France, ont subi une sévère cure d’austérité au cours des dernières décennies.

Vie et mort du train de nuit

L’Histoire du train de nuit se mêle à celle du ferroviaire. Au début des chemins de fer, la vitesse des trains impose l’étalement des trajets sur la journée – et donc sur la nuit. Il faut 16 heures pour relier Paris à Brest en 1866 et 11 heures en 1900[1]. Les trains de nuit sont alors indifférenciés de ceux de la journée : ils s’arrêtent à de nombreuses gares, même en pleine nuit, et le matériel n’est pas adapté au sommeil. Les voitures-couchettes n’apparaissent qu’à la toute fin du XIXème siècle et ne se démocratiseront qu’au début du siècle suivant. On assiste également à l’arrivée des voitures-lits[2], plus rares et réservées à une clientèle aisée.

À mesure que les villes se rapprochent avec le TGV, la pertinence des trains de nuit se voit remise en cause.

Au cours de l’entre-deux guerres, la durée des trajets diminue tandis qu’augmentent les trajets en tranches multiples[3]. Après la Seconde guerre mondiale, alors que les trains transportent passagers, courrier et fret, les trains de longue distance diurnes restent rares. Les trains nocturnes ont l’avantage de desservir les gares locales avec une desserte extrêmement fine du territoire. Cohabitent donc dans les trains de nuits places assises, couchettes et voitures-lits privatisés. En 1956, le service auto-couchette voit le jour, permettant de transporter les voitures simultanément ; apparaissent également à la même époque les trains neiges qui relient directement les stations de ski depuis les grandes gares. Entre 1965 et 1980, le trafic des trains de nuit va doubler pour représenter 16% du trafic voyageur de la SNCF[4]. Malgré les premières fermetures de lignes, les années 60 marquent donc l’âge d’or du train de nuit. 

Progressivement, le développement de la grande vitesse ferroviaire a raison du train de nuit. À mesure que les villes se rapprochent avec le TGV, la pertinence des trains de nuit se voit remise en cause. Le modèle ferroviaire français délègue de plus en plus les trajets interrégionaux aux TGV, et les trains de nuit sont rationalisés. En 2000, 300 points d’arrêts sur les 67 trains de nuit quotidiens sont supprimés, (il y en avait 500 en 1981). Guillaume Pépy, alors directeur clientèle à la SNCF, évoque une « décision courageuse » face à un risque lié à la sûreté dans les trains[5]. L’offre des trains de nuit se regroupe en 2004 sous la marque Lunea avant d’être à nouveau regroupée en 2012, avec des trains de jour, sous la marque Intercités. La fin de vie annoncée du matériel roulant a poussé la SNCF, en 2015, à préconiser la suppression de la quasi-totalité des lignes de trains de nuit par manque de compétitivité face au covoiturage, aux liaisons en journées et à l’aviation low cost. En 2016, toutes les lignes sont supprimées à l’exception des lignes de Briançon, de celle de Toulouse et de ses branches pour Latour-de-Carol (Ariège et Pyrénées-Orientales) et Rodez.

Évolution des dessertes du train de nuit entre 1981 et aujourd’hui (Paris-Nice en pointillé) – Production personnelle.

Le discours de la suppression

En 2017[6], Guillaume Pépy tenait un discours hostile sur le train de nuit en se basant sur deux arguments : le déficit des trains de nuit et l’absence de clientèle. 

Pour l’ancien PDG de la SNCF, les trains de nuit faisaient « perdre 100 millions d’euros au contribuable par an ». Pourtant, quand 1 voyageur/km[7] coûte à la collectivité 0,18 € pour les trains de nuit, ce montant atteint 0,23 € pour les Intercités de jour et 0,224 € pour les TER[8]. Autre exemple de coût d’opérations ferroviaires, le partenariat public-privée de la LGV Paris-Bordeaux, qui coûte 90 millions d’euros par an[9]. On le constate, cette contribution publique de 100 millions d’euros dans les trains de nuit est loin d’être excessive pour le maintien de lignes quotidiennes d’équilibre du territoire.

Le second argument – l’absence de clientèle pour les trains de nuit– , semble lui aussi peu fiable. En 2015, le taux d’occupation des trains de nuit était de 47% contre 25% pour les TER, 26% pour les Transiliens, 42% pour l’ensemble des Intercités et 64% pour les TGV. Ce taux est toutefois descendu à 36% en 2018 suite à la suppression du train de nuit Paris-Nice qui avait le taux d’occupation le plus important (56% en 2017). Malgré cette importante diminution, l’occupation des trains de nuit restait, en 2018, supérieure aux TER (26%), aux Transiliens (27%) et semblable à la moyenne des Intercités (40%). Le discours qui a accompagné la suppression des trains de nuit ne se base donc pas sur la réalité. 

Si ces arguments semblent inopérants, quelles sont les raisons profondes qui expliquent cette mise en sommeil du train de nuit ?

Comparatif 2015-2018 du taux d’occupation des trains suivant leur type – Autorité de Régulation des transports

Qui a vraiment tué le train de nuit ?

On dit souvent que le TGV a tué le train de nuit. En réalité, le TGV n’est pas seulement un développement technique mais avant tout un développement commercial. La SNCF est devenue une « compagnie aérienne sur rail »[10] avec la promotion d’un seul type de train en concurrence non seulement avec l’aviation mais surtout avec les autres trains. La compagnie nationale, sous les impératifs de rentabilité, s’est centrée autour de ses offres les plus profitables : le TGV, la location d’espaces en gare, ou l’international, et a délaissé les transports conventionnés (Transiliens, TER, Intercités). Cette situation illustre parfaitement l’intention de préjudicier au service public ferroviaire en faveur d’une SNCF devenue une « entreprise comme les autres ».

La SNCF est devenue une « compagnie aérienne sur rail ».

Le financement des Intercités est donc l’écueil principal auquel se heurtent les pouvoirs publics comme la SNCF. Alors que l’État souhaite laisser aux régions l’organisation des transports, les Intercités, dans une logique interrégionale, vont à rebours de cette stratégie. L’État a donc cherché à remplacer les Intercités par des TGV, par des TER ou par un conventionnement avec des régions pourtant mal dotées. C’est ainsi que l’on a vu diminuer de manière drastique les trajets Intercités au cours de ces dernières années. 

Carte des destinations Intercités en 2006 et en 2020 – SNCF

Le vent du retour

En Europe, la suppression des trains de nuit s’est appuyée sur les mêmes arguments qu’en France. L’Allemagne a ainsi annoncé en 2016 la suppression des trains de nuit pour cause de rentabilité et de fréquentation. Pourtant, cette même année, l’Autriche a sonné le retour des trains de nuit, prenant le relais de la Deutsch Bahn (DB, la compagnie nationale allemande) sur les lignes autrichiennes et allemandes. Après une rénovation du matériel, directement racheté à la compagnie allemande, Österreichische BundesBahnen (ÖBB, la compagnie nationale autrichienne) a affiché en un an des comptes positifs. L’activité représente aujourd’hui près de 20% du chiffre d’affaires d’ÖBB avec un trafic en constante augmentation.

Pressée par ces retours positifs et la recherche d’alternatives à l’avion, les États européens ont repris la direction des trains de nuit. D’autant que le ferroviaire bénéficie d’un impact sur le climat bien moindre que ses concurrents routiers et aériens. Selon l’Agence Européenne de l’Environnement, le train produit 14 grammes de CO₂ par voyageur par kilomètre contre 104 pour une petite voiture et 285 pour un avion.

En France, ce retour des trains de nuit s’est traduit par la réouverture du Paris-Nice ce mois-ci et le retour du Paris-Tarbes avant décembre. Le ministre des Transports souhaite également étendre ce mouvement avec la réouverture de quelques autres lignes à l’année et d’une dizaine pour la saison estivale : un timide retour après une destruction organisée.

Projet de liaisons nocturnes estivales, extrait du rapport sur les trains de nuit, Twitter de Jean-Baptiste Djebarri, ministre délégué chargé des transports.

Le train de nuit, maillon essentiel pour décarboner les transports

Pratique et plus économe, le train de nuit s’affirme comme un transport d’avenir dans le cadre de la transition écologique. Son retour peut, à condition d’y mettre les moyens, concurrencer l’avion tant sur l’Hexagone qu’à l’international. Le retour du train de nuit pourrait également annoncer celui du service public ferroviaire avec le développement des Intercités, du fret et des petites lignes. Ce développement permettrait d’éloigner le « pire des scénarios » que décrivait Michel Delabarre, ministre des transports en 1988, « celui où une minorité de privilégiés [pourraient] circuler d’une ville à l’autre dans les centres d’affaires situés autour des gares, parfaitement équipés pour répondre à leurs besoins d’activités et de loisirs, îlots de prospérité enclavés dans des agglomérations abandonnées à leurs problèmes et à leurs embouteillages. »[11]

Néanmoins, à l’heure actuelle, les propositions que présente le gouvernement sont loin d’être à la hauteur des enjeux que posent la décarbonation des transports. En continuant de subventionner l’aérien tout en « rationalisant » les chemins de fer, il fait le choix de privilégier un minorité qui jouit d’une hyper-mobilité à défaut de soutenir des transports publics à destination de tous.

Notes :

[1] : Tableau horaire Chaix 1866, Train 3 (Express 1ère), 16h10 entre Paris-Montparnasse et Brest ; Tableau horaire Chaix 1900, Train 103 (Rapide 1ère), 10h40 entre Paris-Montparnasse et Brest. 
URL : http://bcprioult.free.fr/retrovieuxhorair/index.html

[2] : Les voitures lits disposent d’espaces privatisés généralement pour une à deux personnes. Assez rare en France, la dernière voiture-lit a été celle des trains de nuits russes Paris-Nice pendant les années 2000.

[3] : Raccordement de plusieurs trains en un convoi, les différents trains peuvent provenir de différentes gares, se regrouper dans une gare intermédiaire avec une seule locomotive, puis se diviser plus tard.

[4] : Etienne Auphan, «  Quelques aspects géographiques de l’évolution des trains de nuit en France », Actes du colloque de l’AHICF,‎ 19 mars 1988, pp. 335 à 338.

[5] : Le risque indiqué pour expliquer la suppression de ces 300 arrêts concerne le vol, l’agression et les fraudes dans les petites gares. Chacun pourra apprécier la qualité de cet argument. 
Bruno Mazurier. La grogne monte contre la suppression de 300 arrêts, Le Parisien, 13 mai 2000
URL : https://www.leparisien.fr/economie/la-grogne-monte-contre-la-suppression-de-300-arrets-13-05-2000-2001371452.php

[6] : 8h20 de France Inter, 10 mars 2017.

[7] : Le voyageur-kilomètre est une unité de mesure qui équivaut au transport d’un voyageur sur une distance d’un kilomètre.

[8] : Pour les Intercités de jour : Rapport « Duron » TET : Agir pour l’avenir, 25 mai 2015.
URL : https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/154000341.pdf
Pour les TER hors Ile-de-France en 2018 : Le Marché français du transport ferroviaire de voyageurs, 2018 : volume 2, Autorité de régulation des transports.
URL : https://www.autorite-transports.fr/wp-content/uploads/2020/01/bilan_marche_ferroviaire_voyageurs_2018_volume2_vf2-1.pdf

[9] : Afin de rentabiliser son PPP, Vinci a exigé que plus de trains que nécessaires circulent sur la ligne entre Bordeaux et Paris, occasionnant un déficit évalué à 90 millions d’euros par an. 
Le Monde, La LGV Tours-Bordeaux, première ligne ferroviaire sous concession privée, 1 mars 2017.
URL : https://www.lemonde.fr/economie/article/2017/03/01/la-lgv-tours-bordeaux-premiere-ligne-ferroviaire-sous-concession-privee_5087446_3234.html

[10] : Vincent Doumayrou, La fracture ferroviaire : Pourquoi le TGV ne sauvera pas le chemin de fer, Editions de l’Atelier, 2007.

[11] : La Vie du Rail, 1er au 7 novembre 1990.

La fausse relance ferroviaire de Macron

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L’accident de train du 22 octobre 1895 en Gare Montparnasse

« On va redévelopper le fret ferroviaire massivement. On va redévelopper les trains de nuit, là aussi, on va redévelopper les petites lignes de train parce que tout ça, ça permet de faire des économies et ça permet de réduire nos émissions. » Lors de l’interview télévisée du 14 juillet, le chef de l’État a présenté un discours étonnement volontariste sur l’avenir du transport ferroviaire. Moins de deux semaines plus tard, celui-ci a été suivi de nouvelles annonces de la part du Premier Ministre Jean Castex qui a énuméré les actions en faveur du fret ferroviaire. Enfin, le récent plan de relance économique du gouvernement a annoncé le 3 septembre dernier le chiffre de 4,7 milliards d’euros d’investissement. [1] L’exécutif serait-il soudainement devenu ferrovipathe ?


La relation entre le rail et l’Elysée a débuté sur un coup de force. Le rapport Spinetta, en février 2018, décrivait les petites lignes comme « héritées d’un temps révolu » et préconisait leur fermeture. Quelques mois plus tard, le gouvernement a engagé une grande réforme du rail avec la Loi pour un Nouveau Pacte Ferroviaire. Transformation de la SNCF en Société Anonyme, filialisation du fret, fin du statut de cheminot, concurrence : la « modernisation » promise ressemble alors à une destruction en règle du service public ferroviaire. Malgré une grève massive et historique des cheminots, la réforme a été adoptée le 27 juin 2018, au grand dam des syndicats et de l’intérêt des usagers. Un an plus tard, c’est la fermeture de la ligne de fret Perpignan-Rungis qui marque un nouveau coup, symbolique, contre le ferroviaire. Malgré les promesses de réouverture de la ligne par le gouvernement en novembre 2019, puis en décembre, et maintenant à l’automne 2020, les wagons sont toujours à l’arrêt. En décembre 2019, la Loi d’Orientation des Mobilités, présentée par le Gouvernement, affiche comme objectifs ambitieux de « Sortir de la dépendance automobile »,  « d’accélérer la croissance des nouvelles mobilités », de « réussir la transition écologique » et de  « programmer les investissements dans les infrastructures de transports ». Dans le secteur ferroviaire, les mesures proposées sont pourtant loin de renverser la table. La loi prévoit que seulement 49% des investissements dans les infrastructures soient alloués au rail, le reste pour le routier. Le Gouvernement en profite également pour mettre à l’arrêt la plupart des grands travaux sur le réseau. Pourtant, depuis les annonces de l’été, les chantiers du fret, des trains de nuit et des infrastructures semblent s’organiser. Que peut-on en attendre ?

Au fret, rien de nouveau

Alors que le volume des marchandises transportées augmente, celui du ferroviaire diminue depuis 1984. © Ugo Thomas [2]
Selon l’INSEE, en 1984 le fret français transportait 57,7 milliards de tonnes-kilomètres[3] contre 32 milliards de tonnes-kilomètres en 2018. De 30% de marchandises transportées par le rail en 1984[4], la part du ferroviaire s’effondre à 18% dix ans plus tard, jusqu’à atteindre 9% en 2018. En 34 ans la part du ferroviaire dans le transport de marchandises diminue donc de plus de 70%. Si dans l’ensemble de l’Europe la situation est assez inquiétante, le sort de la France est plus dramatique que celui de ses voisins. Les données d’Eurostat nous permettent d’apprécier cette évolution à l’échelle européenne. En Allemagne, le trafic de fret ferroviaire a connu une hausse de 50%[5] entre 2003 et 2018. La dynamique est aussi positive en Autriche, en Suède et de manière plus nuancée en Italie. Si l’Espagne et le Royaume Uni ont, comme la France, vu une diminution de leurs volumes transportés par le fret ferroviaire (environ -10% pour les deux premiers depuis 2003), seule la France connaît une chute si importante. Alors que les trafics allemands et français étaient équivalents dans les années 1990, le trafic français est aujourd’hui quatre fois inférieur à celui Outre-Rhin. Enfin, alors que la part moyenne du fret ferroviaire dans le transport de marchandises en Europe est de 18%, cette même valeur se situe aujourd’hui en France dix points en deçà, c’est à dire à 9%.

La France connait l’un des pires bilans européens pour le fret ferroviaire. Loin derrière ses voisins. © Ugo Thomas

Trois éléments permettent habituellement d’expliquer cette situation : la désindustrialisation, le manque de connexions entre les infrastructures portuaires et ferroviaires et la concurrence de la route. Le routier présente en effet de nombreux avantages pour les entreprises : fiable, peu coûteux, les transporteurs y bénéficient également d’un réseau très dense permettant de desservir directement tout le pays. De plus, l’arrivée d’entreprises de transport routier d’autres États membres de l’Union Européenne permet aux transporteurs d’utiliser de la main d’œuvre étrangère avec des prétentions et des droits salariaux moindres que ceux attendus normalement en France.

Pourtant ces différents facteurs n’expliquent pas l’ensemble du déclin du fret ferroviaire. La situation dans le reste de l’Europe montre que malgré la désindustrialisation et l’émergence du transport routier, le fret ferroviaire peut persister et avec une part de marché plus importante que celle que nous connaissons en France. De plus, le fret ferroviaire est aujourd’hui moins coûteux que le transport par camion sur les longues distances. Un kilomètre avec un camion de 40 tonnes coûtait ainsi 1,20€ en 2007 contre 0,51€ pour un train de 1800 tonnes ramené au même poids.[6]

C’est dans la libéralisation et la mise en concurrence du fret ferroviaire que l’on trouve une autre source de ce déclin. De la séparation entre le gestionnaire des lignes et le transporteur en 1991 à la mise en concurrence du fret en 2004, l’Union Européenne a mené la chasse aux financements publics du fret. Les subventions des États aux activités fret ont été interdites et la chasse aux subventions croisées a mené à ce que les postes, alors mutualisés, soient dissociés. Les transporteurs privés ont alors pris en charge les trains massifs[7], plus rentables, laissant le marché des wagons isolés à Fret SNCF[8]. Alors que le fret embauchait encore plus de 10 000 cheminots avant l’ouverture à la concurrence en 2005, il en reste aujourd’hui moins de 5000.

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La gare de triage de Sotteville-lès-Rouen, devenue depuis une cimetière ferroviaire © Mouliric

La relance de Jean Castex, des demi-mesures pour préserver le statu quo

Le plan de relance du gouvernement annoncé le 3 septembre se contente en réalité de reprendre les mesures que le Premier Ministre avait déjà exposées le lundi 27 juillet. L’intention affichée par le gouvernement est de relancer le fret ferroviaire à partir du développement d’autoroutes ferroviaires, des transports combinés et avec la gratuité des péages ferroviaires pour 2020, puis la division par deux de leur prix en 2021. A ces annonces s’ajoute également la volonté de recapitaliser à hauteur de 150 millions d’euros le fret.

Cette subvention prouve que la libéralisation du fret ferroviaire est un échec. Elle va seulement permettre à Fret SNCF de ne plus être déficitaire temporairement : l’argent va uniquement permettre un maintien du trafic actuel sans envisager des investissements importants dans les infrastructures.

Le « transport combiné » couple quant à lui une partie du trajet en camion et une autre en train à partir d’un terminal de transport combiné avec d’importants corridors qui traversent la France et s’inscrivent dans une logique européenne. Ce système, déjà mis en avant par les précédents plans de relances, a pourtant de sérieuses limites. Il ne relie que peu de points de dessertes et, à ce titre, est peu flexible. De plus, le transport combiné s’appuie sur un simple ferroutage : le camion est mis sur un wagon. Cette technique reste donc bien moins économique que d’utiliser directement un wagon standardisé. L’annonce de Jean Castex, qui s’appuie déjà sur de précédents projets d’autoroutes, ne peut donc pas entraîner un report massif vers le fret ferroviaire. Et pour cause, en France, 63% du transport de marchandises concerne le trafic intérieur. Comme le dit Laurent Brun, secrétaire général de la CGT Cheminot, « Les autoroutes ne servent à rien sans routes départementales et communales ! »

Le ferroviaire, champion écologique du transport de marchandises

La situation du fret ferroviaire ne cesse de se détériorer malgré les plans de relances proposés. Pourtant, il est au cœur d’une forte demande de la part des citoyens, faisant figure de transport « propre » notamment à travers ses avantages face au transport routier.

Le transport routier est en effet à l’origine d’une forte pollution atmosphérique. Il émet quatre gaz à effet de serre différents (CO2, N2H, CH4 et HFC) et génère à lui seul 33,9% des émissions de CO2 en France en 2008 contre moins de 30% en 1990[9]. Le constat à valeurs égales est sans appel : le rapport Bain a conclu que le transport routier émet en France 82 grammes de CO2 par tonne-kilomètre contre 8 g/t-km pour le ferroviaire. Les données de l’Agence européenne de l’environnement recoupent en partie ces chiffres. Pour celle-ci, à l’échelle de l’Union européenne, le ferroviaire émet en 2018 20,97 g/t-km contre 75,33 g/t-km pour le routier. Ainsi, le fret ferroviaire qui ne transporte en France qu’un dixième des marchandises émet pourtant quatre à dix fois moins de CO2. En 2008, un rapport du Sénat affirmait que le bilan écologique du transport de marchandises était de 2 grammes/km de CO2 pour un train électrique et 55 grammes/km pour un train thermique contre 196 grammes/km pour un seul camion semi-remorque de 32 tonnes. Le fret ferroviaire français, l’un des plus électrifiés d’Europe, pourrait émettre encore moins s’il se séparait de ses vieilles locomotives diesel. Au-delà du bilan écologique, le fret ferroviaire peut également se vanter de participer à l’équilibrage du territoire en reliant des régions parfois mal desservies par la route.

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Aux USA, un réseau adapté permet de transporter deux conteneurs par wagons sur plusieurs kilomètres, une technologie impossible à renouveler en France sans adapter l’ensemble du réseau ferroviaire. © Dan

Les solutions pour relancer l’activité fret

Le principal problème du fret ferroviaire ne vient pas d’un manque d’innovation mais bien de la concurrence avec le transport routier. L’avantage de la route sur le rail repose sur le fait que les conséquences du transport routier ne sont pas prises en compte dans le prix : on parle d’externalités négatives. En plus de ce que débourse un transporteur, les citoyens vont payer deux fois le transport routier. Une première fois en payant par leurs impôts à travers les péages, la construction et la maintenance des infrastructures routières, puis une seconde fois à travers les incidences du trafic routier sur leur santé et leur qualité de vie. Outre l’impact écologique désastreux du transport routier, les embouteillages ou encore les nuisances sonores sont les conséquences directes du transport massif de marchandises sur les routes.

Depuis le début du déclin du fret ferroviaire au milieu du siècle dernier, ce sont 1,8 millions de camions qui ont été mis sur les routes. Un report modal massif du routier vers le ferroviaire aurait pourtant de nombreuses conséquences positives. Un seul train fret équivaut à 55 poids lourds de 32 tonnes, le tout pour moins de CO2 et sans toutes les conséquences du tout-routier sur la santé et la qualité de vie. Mais pour ce faire, trois actions sont nécessaires : investir massivement dans le fret ferroviaire (cheminots, infrastructures, réseau), remettre en cause la libéralisation du fret ferroviaire et répercuter l’ensemble des conséquences, sociales et écologiques, du transport routier sur son prix.

Le vrai faux retour des petites lignes

Les « petites lignes » représentent aujourd’hui 44% du réseau ferré[10] en opposition aux « lignes structurantes ». Héritières de l’histoire ferroviaire française, elles trouvent leur apogée en 1930 quand le réseau ferré s’étale alors sur 60 000 km de lignes. La diminution de la longueur du réseau trouve son origine dans la concurrence avec la route et la diminution du fret. Aujourd’hui il ne reste plus que 28 000 km de réseau dont seulement 7% sont constitués de Lignes à Grande Vitesse. La différenciation entre réseau structurant et petites lignes repose sur la hiérarchisation par l’Union Internationale des Chemins de Fer des voies en neuf catégories. Ce critère est pourtant destiné initialement à la maintenance des voies. Cette classification se fait suivant la charge théorique supportée par l’infrastructure et les petites lignes sont celles avec un trafic théorique inférieur à 7000 tonnes. Cet indicateur est loin d’être idéal puisque faussé par le trafic du fret, plus lourd que le trafic voyageur. Un seul train de fret de 1800 tonnes équivaut ainsi à 11[11] automoteurs à grande capacité de quatre caisses (220 places) ou 35[12] autorails mono-caisse (78 places). Cette nomenclature faussée a pourtant été la boussole des décisions publiques des derniers rapports (Rapports Rivier et Putallaz 2005, Putallaz et Tzieropoulos 2012 ; Spinetta 2018). Cette erreur de compréhension va par exemple pousser Jean-Cyril Spinetta à considérer que les petites lignes sont un coût, une faiblesse, du réseau français. Pourtant, ces voies sont essentielles pour assurer une desserte fine des territoires. Sur l’ensemble des petites lignes, 27% sont sans voyageurs car réservées au fret et dont la suppression serait un coup violent pour le trafic ferroviaire.

La France connaît également un autre phénomène ferroviaire particulier en Europe : sa politique d’entretien des voies. Alors que chez tous ses voisins européens, les dépenses des infrastructures se tournent prioritairement vers le renouvellement des voies et ensuite vers l’entretien de l’existant, c’est l’inverse qui se produit en France. Cette politique occasionne un vieillissement rapide du réseau français. Aujourd’hui, celui-ci affiche un âge moyen de 30 ans, avec près d’un quart des lignes ayant dépassé leur durée de vie normale. L’investissement de 1,5 milliards entre 2006 et 2015 a permis de réduire de 10 ans cet âge sur les petites lignes, hors fret, passant leur moyenne d’âge de 47 ans à 38 ans. Pourtant il faudrait aujourd’hui 5 milliards d’euros pour effectuer un renouvellement complet des lignes sans lequel près de 4 000 km de voies seraient menacés d’ici 2026.

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L’autorail X73500, l’un des trains français les plus léger symbolise les petites lignes TER souvent non-électrifiées © Snoopy31

Une relance hiérarchisée

La relance des petites lignes s’appuie sur un rapport[13] du recteur Philizot de février 2020. Celui-ci y recommande de hiérarchiser les petites lignes, d’établir rapidement un plan à moyen terme et de développer les trains légers. Les annonces qui suivirent reprendront strictement ses propositions. La hiérarchisation est faite en trois catégories : les petites lignes essentielles qui entrent dans le réseau structurant, financé par SNCF Réseau, le maintien du cofinancement Etat-SNCF-Région sur les lignes les plus rentables et le transfert total de la gestion des plus petites lignes aux Régions. Pour les lignes intégrées au réseau structurant, cette décision ne fait qu’augmenter le déficit de SNCF Réseau en leur donnant la responsabilité de l’entretien et de la régénération de ces lignes alors qu’elles étaient financées à 92% par la puissance publique[14]. Les lignes laissées à la gestion des Régions risquent quant à elles, d’être ouvertes à la concurrence. En région Grand-Est, les élus ont déjà voté l’ouverture à la concurrence de la ligne Nancy-Contrexéville et de certains tronçons entre Epinal et Strasbourg.

Le second point sur lequel s’appuie le gouvernement pour relancer les petites lignes est le développement des trains légers. Sans que le cahier des charges soit précisément connu, l’objectif semble s’orienter vers des trains peu coûteux, avec une capacité réduite, une masse limitée et le souhait d’une traction à hydrogène. La grande difficulté du train léger est sa vitesse limitée qui risque de l’empêcher de concurrencer l’autocar ou la voiture sur la durée[15]. La réduction capacitaire risque également de rencontrer ses limites dans les afflux de voyageurs aux heures de pointes ou lors des correspondances avec des liaisons plus importantes[16].

Les petites lignes, un outil pour développer les mobilités de demain

Alors que le plan de « relance » du gouvernement constitue en réalité l’aveu d’un abandon d’une partie des petites lignes aux Régions, les enjeux de ces dessertes mériteraient mieux.  Dans une société dépendante de voitures à combustible fossile, le développement de ces lignes s’inscrit dans l’impératif de l’urgence écologique. De plus, dans des territoires enclavés, éloignés des grandes aires urbaines et des centres économiques, la survie des petites lignes conditionne l’avenir de la région. Dans les territoires périurbains, le TER peut pourtant s’intégrer dans l’offre de transports métropolitains avec le développement du tram-train ou la mise en place d’une tarification unique pour les TER et les services de transports de l’agglomération. Enfin, l’offre TER gagnerait à intégrer les enjeux de l’intermodalité avec le développement de places pour les vélos. Loin d’être issues d’un temps révolu, le succès des petites lignes dépend aujourd’hui des politiques de transport.

Le train, transport d’avenir pour la transition écologique

L’un des enjeux majeurs de la transition écologique est la limitation du réchauffement climatique. L’objectif que se sont fixés les Etats lors de la COP21 de limiter à 2°C la hausse des températures ne peut être atteint que par une stratégie qui vise à décarboner l’économie. Alors que le secteur des transports est celui qui dégage le plus de gaz à effet de serre (29%[17] des émissions territoriales), le bilan du ferroviaire y est particulièrement positif. Si les comparatifs d’émissions de gaz à effet de serre donnent des chiffres très différents, tous consacrent le train comme étant de loin le transport le plus écologique face à la voiture et à l’avion[18]. Sans parler du transport de marchandises où les trains sont 4 et 10 fois moins polluant.
Pourtant, la suppression des petites lignes et des dessertes de nuit pousse les voyageurs à s’orienter vers l’aviation, subventionnée dans les petits aéroports via des délégations de services publics[19], et low-cost sur les trajets les plus importants. Dans les aires urbaines, l’absence d’offre ferroviaire attractive économiquement et sur l’ensemble de la journée ne permet pas de concurrencer la voiture individuelle.

Entre la voiture et l’avion, sur les trajets du quotidien comme sur le continent européen, le train se positionne comme le mode de transport écologique du futur. Pourtant, le manque d’ambition des gouvernements successifs et son abandon au profit de la voiture ont conduit à la diminution de son offre voyageur et fret. Les grands plans de « relance » ou de « redéveloppement » du ferroviaire promis par le gouvernement ne permettront, au mieux, qu’à préserver le statu quo. Néanmoins, sur le volet social, la mise en place de la concurrence dans les réseaux imposée par l’Union Européenne et mise en place par le gouvernement risque de donner dans les années à venir, un nouveau coup au service public ferroviaire.


[1] Toutes les mesures du plan de relance, Gouvernement, 3 septembre 2020, page 90. Disponible en ligne sur : https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/plan-de-relance/annexe-fiche-mesures.pdf

[2] Transport intérieur terrestre de marchandises par mode, Données annuelles de 1984 à 2018, INSEE. Disponible en ligne sur : www.insee.fr/fr/statistiques/2016004

[3] Le tonne-kilomètre est une unité de mesure de quantité de transport correspondant au transport d’une tonne sur un kilomètre.

[4] INSEE, op. cit.

[5] Goods transported by type of transport (2003-2018), EUROSTAT [rail_go_typepas].

[6]  Pertinence du fret ferroviaire, diagnostic, SNCF, avril-mai 2009. https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/104000519.pdf

[7] Les trains massifs sont des trains fret qui ne nécessitent pas d’être réorganisés en cours de voyage, en opposition avec les wagons isolés qui doivent passer par des gares de triage.

[8] Fret SNCF regroupe les activités fret de la SNCF. Il s’agit aujourd’hui d’une SAS détenue par SNCF.

[9] Francis GRIGNON, au nom de la commission de l’économie, Avenir du fret ferroviaire : comment sortir de l’impasse ? Rapport d’information n°55 du Sénat, 20 octobre 2010. Disponible en ligne sur : https://www.senat.fr/rap/r10-055/r10-055.html

[10] SPINETTA J.-C. L’avenir du transport ferroviaire, rapport au Premier Ministre remis le 15 février 2018, 127 p. Disponible en ligne sur : https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/2018.02.15_Rapport-Avenir-du-transport-ferroviaire.pdf

[11] Moyenne entre le X76500 diesel et le Z27500 électrique.

[12] X73500, train le plus léger en service dans de nombreuses régions pour les petites lignes.

[13] Ministère de la Transition Ecologique Petites lignes ferroviaires – Des plans d’actions régionaux, , 20 février 2020. Disponible en ligne sur : https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/20200220_JBD_DP_Petites_lignes_vf.pdf

[14] Sur les 240 millions d’euros d’engagements financiers pour la régénération des voies entre 2015 et 2018, 8% était assuré par la SNCF, 25% par l’Etat et 67% par les Régions

[15] Actuellement le X73500 s’approche le plus de cette description avec ses 80 places pour 50t

[16] Le X73500 subit déjà ces critiques et il sera difficile de produire un train plus léger avec un même niveau de service.

[17] AEE, 2018.

[18] 14gCO2/voy-km pour le train, 104 pour la voiture et 285 pour l’avion selon l’Agence européenne de l’environnement ; 3,4g pour le train, 110g pour la voiture, entre 73 et 254g pour l’avion selon le guide InfoGES du ministère de la transition écologique ; 1,9 à 26,5g pour le train, 213g pour la voiture et 172g pour l’avion selon la SNCF.

[19] La FNAUT pointe du doigt 11 lignes exploitées sous Obligation de service public dans l’hexagone.

« La libéralisation des transports accentue le désastre environnemental » – Entretien avec Laurent Kestel

Laurent Kestel
Laurent Kestel

Un an après le nouveau pacte ferroviaire qui actait la fin du statut de cheminots pour les nouveaux embauchés de la SNCF et la poursuite de la logique d’ouverture à la concurrence, le transport français poursuit sa libéralisation. Nous avons interrogé Laurent Kestel, docteur en science politique et auteur de “En marche forcée. Une chronique de la libéralisation des transports : SNCF, cars Macron et quelques autres” publié aux éditions Raisons d’agir. Entretien réalisé par Antoine Pyra.


LVSL – Lors du Pacte ferroviaire du gouvernement Macron, comme lors des précédentes réformes ferroviaires, la question du statut des cheminots a été l’un des principaux angles d’attaque de la SNCF. D’une part, on reproche à ce statut d’être injuste et de favoriser de manière excessive les cheminots comparativement au reste de la population française, et d’autre part on accuse aussi ce statut d’être en grande partie responsable de l’endettement de la SNCF. La situation des cheminots est-elle si enviable que cela, et sont-ils responsables de l’endettement de la SNCF ?

Laurent Kestel – Cet angle d’attaque, on pouvait s’y attendre. Médias et politiques au pouvoir, de droite comme de gauche, ont depuis longtemps pointé les cheminots et leurs prétendus privilèges comme responsables du désormais célèbre « fardeau de la dette », ceci en vue de travailler l’opinion publique et de légitimer les réformes impulsées par l’Union européenne : fin du monopole public et ouverture à la concurrence. Sauf que dans les faits, ce poids supposé du statut de cheminot dans la dette, il n’en est rien. La dette – 47 milliards d’euros l’an dernier – relève avant tout de deux choses : le financement des infrastructures nouvelles, telles que les lignes à grande vitesse et la rénovation du réseau, dont le coût est d’autant plus élevé que l’État a sous-investi chroniquement sur l’entretien. Le statut n’est pas non plus à l’évidence un obstacle à la « performance économique » de la SNCF : ses substantiels bénéfices en 2017 – plus de 1,3 milliards d’euros – et le dividende record – 537 millions – qu’elle va verser en 2019 en attestent. L’argument politique est d’autant plus absurde qu’au cours de la dernière décennie, la dette a pratiquement augmenté de 20 milliards pendant que la direction de l’entreprise supprimait concomitamment près de 20 000 emplois.

« Si l’on parle encore de « La SNCF », l’entreprise actuelle n’a que peu à voir avec l’esprit qui a concouru à sa création et à son développement »

Par ailleurs, et à la méconnaissance générale de l’opinion publique, les cheminots subissent de plein fouet depuis de nombreuses années la profonde transformation néolibérale de l’entreprise, à commencer par son démantèlement. Si on parle encore de « la SNCF », l’entreprise actuelle n’a en effet que peu à voir avec l’esprit qui a concouru à sa création et son développement. Les orientations de l’Union européenne –validées par les gouvernements nationaux au demeurant – ont largement essaimé et « la SNCF » a été en réalité largement démembrée : séparation de l’exploitation et de l’infrastructure en 1997 et cloisonnement progressif de chaque activité (Fret, TGV, Intercités, TER, Transilien) ont profondément bouleversé l’environnement de travail des cheminots. En outre, ce cloisonnement les ont privés de la vision d’ensemble du métier qui prévalait jusqu’alors. De la même manière, la relation d’interdépendance entre les différentes activités évolue dans le sens d’une relation marchande et contractuelle. Mais c’est aussi la nature du travail qui change radicalement. La conscience professionnelle ancrée dans la culture du service public est profondément remise en cause par les objectifs de rentabilité, d’efficience, de productivité. Les réductions d’effectifs se traduisent par une intensification de la charge de travail qui a des répercussions immédiates et importantes sur les voyageurs. La disparition des guichets dans les gares et l’allongement souvent considérable des files d’attente aux guichets en sont des exemples parlants.

Les années à venir verront une accentuation de cette logique. Les cheminots seront les premiers concernés. Guillaume Pepy l’a récemment annoncé en indiquant vouloir tout remettre à plat, à la fois la réglementation du travail, son organisation par l’accroissement de la polyvalence et la poursuite de la suppression d’effectifs. Autant d’éléments qui vont certainement contribuer à dégrader davantage les conditions de travail et la santé des cheminots. En 2017, la SNCF a comptabilisé plus de 1200 démissions, départs volontaires ou ruptures conventionnelles. C’est le signe d’un malaise parmi les cheminots. Le sujet est du reste d’autant plus prégnant que les quatre organisations représentatives (CGT, UNSA, SUD, CFDT) alertent la direction depuis plusieurs années sur la montée des risques psychosociaux. Médiapart a récemment avancé le chiffre de 57 suicides à la SNCF. S’il est exact, le taux de suicide à la SNCF serait donc environ deux fois et demi supérieur à la moyenne nationale (14,9 pour 100 000 habitants). Signe peut-être que la situation des cheminots n’est pas forcément celle qu’on leur prête.

LVSL – L’ouverture à la concurrence nous est présentée comme permettant d’améliorer le service ferroviaire auprès des usagers tout en diminuant les coûts. Est-ce que vous pensez que c’est ce qui va vraiment se passer, et pourquoi ?

LK – Les exemples existants nous enseignent que ce ne sera certainement pas le cas. En l’occurrence, même en France, la concurrence existe bien sur certains secteurs, et c’est un euphémisme d’affirmer que ce n’est pas concluant. C’est le cas du fret depuis 2007 et des lignes internationales depuis 2009. Dans le fret, la concurrence n’a permis ni de mettre un seul wagon de marchandises sur les rails, ni d’endiguer le déclin du secteur : entre 2007 et 2018, la part du rail dans le transport de marchandises s’est écroulée de 16% à moins de 10%… Et le bilan ne s’arrête pas là : sur la période, d’une part, les effectifs de Fret SNCF ont été divisés par deux ; d’autre part, la plupart des compagnies privées sont déficitaires et la première d’entre elles, Euro Cargo Rail, filiale de la Deutsche Bahn, a supprimé 10% de ses effectifs en 2017.

« La concurrence existe bien sur certains secteurs et c’est un euphémisme d’affirmer que ce n’est pas concluant »

Dans le secteur des lignes internationales à grande vitesse, la stratégie d’alliance de la SNCF avec d’autres entreprises pour créer les trains Thalys, Eurostar ou encore Lyria, fait que la concurrence est inexistante. Quant à l’opérateur italien Thello, qui exploite la liaison de nuit Paris-Venise, il ne cesse d’accumuler les pertes depuis 2011, malgré une politique zélée de réduction des coûts : à titre d’exemple, les personnels de bord ont été pendant plusieurs années des salariés d’une filiale de la Lufthansa, travaillant sous la convention collective de la restauration et de l’hôtellerie…

“En marche forcée”, livre de Laurent Kestel

Chez nos voisins européens, il est également difficile de parler de « succès » de la concurrence. La libéralisation du rail britannique au milieu des années 1980 a conduit au désastre. Elle a non seulement été la cause directe de la dégradation du réseau et de plusieurs catastrophes ferroviaires, provoquant d’ailleurs sa renationalisation, mais elle s’est aussi traduite par des hausses de prix vertigineuses, faisant des trains britanniques les plus chers d’Europe. En mai 2018, la faillite de l’entreprise Virgin Trains East Coast a contraint le gouvernement conservateur de Theresa May à annoncer la renationalisation de la ligne. En Italie, elle a eu pour effet de créer deux réseaux bien distincts : celui des TGV et celui des trains du

quotidien. Délaissé par la puissance publique, le réseau secondaire a connu huit accidents ou catastrophes ferroviaires depuis 2001. Quant au « modèle allemand », cher à tant de commentateurs français, son exemplarité reste encore à démontrer : sur le seul critère de la régularité des trains, les usagers sont perdants puisqu’elle y est plus faible qu’en France (77% contre plus de 85% pour la SNCF en 2017).

Pour les usagers, justement, l’ouverture à la concurrence annoncée des trains régionaux en France risque fort de se traduire par un unique changement de logo sur les trains. Car, pour le reste, le matériel roulant restera le même, puisqu’il est propriété de la région, et qu’il empruntera lui aussi un réseau secondaire que l’on sait en mauvais état. Cette libéralisation sera donc surtout profitable pour les nouveaux opérateurs – et peut-être plus encore pour les compagnies d’autocars, puisque le rapport Spinetta préconisait, au nom de l’efficacité, de fermer 56 lignes et 120 gares… Pour les plus chanceux qui disposeront encore d’une liaison ferroviaire dans les années à venir, cela pourrait aussi se traduire par une augmentation sensible des prix, en particulier si les régions disposent de moins en moins de moyens pour financer l’activité. La « diminution des coûts » qu’on nous assène se réalisera donc avant tout aux dépens des travailleurs du rail, qui verront immanquablement la logique de cette concurrence se traduire non seulement par du moins-disant social, mais aussi par la course à la polyvalence et à la sous-traitance déjà largement initiée par l’entreprise publique. Un peu difficile, donc, d’y voir l’affaire du siècle.

LVSL – La politique de libéralisation des transports ne touche pas que le ferroviaire : ainsi, le ministre de l’économie Macron avait déjà mis en plus une libéralisation des cars, présentée comme permettant aux plus pauvres de se déplacer à moindre coût. Est-ce vraiment le cas ? Et est-ce que les cars Macron ne posent pas d’autres problèmes sociaux ?

LK – La libéralisation des autocars s’inscrit dans le droit fil de la concurrence généralisée des différents modes de transports, inscrite dès le traité de Rome en 1957. Pour « vendre » cette mesure, Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie du gouvernement de Manuel Valls, avait déclaré qu’elle allait aider les « plus modestes, les plus humbles, les plus fragiles » à se déplacer. En réalité, cette mesure a surtout aggravé les inégalités sociales d’accès aux transports en faisant des cars le mode de transport « des gens qui ne sont rien », pour reprendre sa formule désormais célèbre. En laissant libre cours aux mécanismes du marché, Macron et la majorité socialiste d’alors ont ajouté une pierre de plus au démantèlement du service public. Au point de retomber aujourd’hui dans les mêmes problématiques que celles du XIXe siècle, à savoir des transports différenciés selon les classes sociales qui se distinguent à la fois par la classe de confort et les temps de parcours. Plus l’on est pauvre, plus le temps de trajet s’allongera et plus le confort sera spartiate.

Les cars Macron et leurs logiques n’ont pas seulement favorisé une régression pour les voyageurs ; ils ont aussi favorisé un mouvement de régression sociale du secteur. Pour comprendre cela, il faut avoir en tête l’évolution du marché, en particulier sa forte concentration en cours. En moins de deux ans, deux entreprises (Starshipper et Mégabus) ont fait faillite. La filiale de la SNCF, Ouibus, a été portée à bout de bras par la maison-mère qui y a laissé plus de 200 millions d’euros. La SNCF a récemment décidé de céder Ouibus à Blablacar. De son côté, le groupe Transdev a décidé de vendre ses deux entreprises que sont Eurolines et Isilines à Flixbus. Si toutes ces opérations aboutissent, le secteur se trouverait donc en situation de duopole. Le succès de Flixbus, en Allemagne comme en France, tient avant tout à l’élimination de toute concurrence par des politiques tarifaires agressives en-dessous des prix du marché et au fait d’avoir imposé dans le secteur le « modèle Uber » : l’entreprise ne possède en propre ni car, ni chauffeur – qui relèvent de sous-traitants –, mais organise et contrôle le service (vente, marketing, etc.). Les cars Macron sont, au final, un condensé ce qui se passe de façon plus générale dans les transports, à savoir la transformation des grands groupes en « organisateurs de mobilité » et en « distributeurs », charge aux sous-traitants de répercuter sur leurs salariés les décisions de fermer des liaisons ou de réduire les fréquences. Avec la multiplication du nombre de ses filiales (plus de 1000) et le développement de la sous-traitance, la SNCF en prend clairement le chemin.

LVSL – L’actualité, avec le mouvement des gilets jaunes, pousse la classe politique et les citoyens à réfléchir sur l’articulation entre l’écologie et le social. Pouvez-vous nous en dire plus sur les conséquences environnementales de l’actuelle libéralisation des transports ? Et sur l’accès au train pour les usagers ?

LK – Elles sont massives. La part des émissions totales de gaz à effet de serre (GES) générée par les transports n’a fait que croître depuis 1990, passant de 21,7% à 29,5% en 2018. Le transport est de loin le premier secteur émetteur de GES et ces émissions proviennent presque exclusivement du transport routier (95%). Ce résultat n’est pas le fruit du hasard : la France a été l’une des pionnières en matière de déréglementation du transport routier de marchandises, si bien qu’aujourd’hui, 90% des marchandises transitent par la route. Le fret a purement et simplement été liquidé par les politiques nationales et par la SNCF qui a surtout misé sur sa filiale Geodis. Cette politique a des conséquences en matière de santé publique qui sont aujourd’hui bien connues et documentées. Les études de l’Agence santé publique France (SPF) évaluent à 48 000 le nombre de décès prématurés liés à cette pollution atmosphérique en moyenne par an. Et il faut bien sûr ne pas oublier d’y ajouter l’accidentologie liée au trafic routier.

« Le fret a purement et simplement été liquidé par les politiques nationales et par la SNCF »

Quand il n’est pas relégué au rang de communication politique, l’environnement est souvent traité sous une forme dépolitisée, centré sur la « moralisation » des individus. En clair, il faudrait avant tout « changer nos comportements », « adopter des réflexes vertueux de mobilité », ce qui présente l’avantage incontestable de cibler la responsabilité individuelle et de passer sous silence les déterminants collectifs, au premier rang desquels les structures économiques mondialisées. Et l’essentiel de ce qui a été fait n’a fait qu’accroître le problème : les cars Macron remettent davantage de circulation sur les routes, contribuant ainsi à l’augmentation de la pollution, et la métropolisation des territoires conduit à réduire les dessertes ferroviaires. Les habitants des villes moyennes et des zones peu denses seront de moins en moins desservis par le train – on le voit déjà avec la fermeture de lignes régionales, de liaisons Intercités, ou encore avec la volonté de la SNCF de réduire certaines dessertes TGV, dans les Hauts-de-France notamment. C’est d’une certaine manière ce que révèle aussi le mouvement des gilets jaunes – même s’il révèle bien plus que cela – : des pans entiers de la population n’ont finalement que très peu accès aux transports publics et sont très dépendants de leur voiture. Ils sont donc les plus exposés aux hausses de taxe sur le carburant, que l’on a vendues sous couvert de transition écologique, alors qu’elles devaient essentiellement servir à financer le CICE.

LVSL – Selon vous, qu’est-ce que serait une bonne politique de transports publics ?

LK – Je n’ai évidemment pas la prétention de dire quelle serait la « bonne » politique en matière de transports. Considérant que le libéralisme est l’extension du domaine de la régression pour les voyageurs et les travailleurs du secteur, on pourrait imaginer une alternative aux politiques mises en place depuis 30 ans qui aurait pour objectif de lutter contre le réchauffement climatique par un service public de transport universel.

Il faudrait certainement réinventer le service public de transports : lutter contre les inégalités sociales d’accès aux modes de transport et donc offrir au plus grand nombre, et tout particulièrement dans les territoires mal desservis en transport en commun, une offre régulière et abordable. La question de la gratuité des transports urbains est de plus en plus souvent évoquée, pourquoi ne pas l’étendre au-delà ? Le train est un instrument essentiel d’aménagement du territoire et de lutte contre le réchauffement climatique. C’est, de loin, le mode de transport de masse le moins polluant. Or au niveau de l’État et de la SNCF, le prisme du tout-TGV a profondément fragilisé l’ensemble du système. Il a aussi éclipsé les autres solutions possibles et surtout instillé l’idée que seul le TGV était un marqueur de modernité pour les territoires, ce qu’il est désormais très difficile de remettre en question dans les esprits. À rebours des politiques menées qui marquent le retrait progressif de la puissance publique, il faudrait probablement engager une action d’ampleur équivalente à celle du plan Freycinet de 1879 qui avait abouti à doter d’une desserte ferroviaire chaque sous-préfecture de la République. Sans action claire des politiques en faveur du service public ferroviaire, le désastre environnemental et les inégalités sociales d’accès aux transports se poursuivront imperturbablement.