Histoire et actualité de l’esclavage en Afrique

Mémorial esclavage Rotterdam

La diffusion en 2017 d’un reportage de la chaîne CNN montrant un marché aux esclaves en Libye a jeté une lumière crue sur une réalité que l’on pensait bel et bien terminée. Cela a fait resurgir un passé traumatique : plus de 42 millions d’africains ont été réduits en esclavage entre le VIIe et le XXe siècle. Pourtant, l’esclavage en Afrique n’appartient pas qu’au passé. Il subsiste de manière plus ou moins sporadique dans plusieurs régions du continent. Comprendre l’actualité de l’esclavage en Afrique implique d’en mesurer la profondeur de champ et de s’intéresser à son histoire et aux différentes traites qui ont saigné ce continent.


Les ravages de la traite atlantique

La traite atlantique a débuté au XVe siècle avec le développement des empires portugais et espagnol dans le nouveau monde. Elle a concerné plus de 11 millions de personnes entre le XVe siècle et le XIXe siècle, date de son abolition progressive.

Gérard Noiriel estime qu’entre “1625 et 1848, plus de 4200 expéditions négrières déportèrent 2 millions d’esclaves dans les territoires du premier empire colonial français”, principalement dans les Petites Antilles. Ces esclaves provenaient à 42% de Guinée-Côte d’Ivoire, 29% du Bénin et 17% de Sénégambie. Aux USA, l’esclavage constituait un phénomène encore plus massif. D’après Howard Zinn , le nombre d’esclaves dans le sud des Etats-Unis est passé de 500 000 à plus de 4 millions entre 1790 et 1860.

Marchand d’esclaves à Gorée © Wikipedia

Les hommes et  les femmes réduits en esclavage étaient brutalement arrachés à leur famille, parqués dans les cales de navires négriers pour un voyage de plus d’un mois. Environ le tiers des captifs mouraient durant le voyage à bord des bateaux négriers. Une fois arrivés à destination, les captifs étaient vendus à un colon. Le processus de déshumanisation “était accentué par des pratiques visant à détruire l’identité personnelle des captifs”. Ils perdaient leur nom d’origine et se voyaient affublés de noms européens. La plupart des esclaves étaient affectés à des travaux harassants, dans les plantations de tabac, de canne à sucre ou de coton et soumis à des mauvais traitements (la flagellation notamment). Une minorité d’entre eux étaient affectés à des tâches plus qualifiées : il s’agissait des “nègres à talents” (menuisiers, forgerons, …) ou des “nègres de maison”, qui étaient affectés à des tâches d’entretien des habitations, voire à l’éducation des enfants. Les registres d’une plantation de Caroline du Nord rendent compte de la dureté des conditions de travail dans les plantations du sud des Etats-Unis : sur les 32 personnes décédées entre 1850 et 1855, seules 4 avaient atteint l’âge de 60 ans.

L’ouvrage de Gérard Noiriel apporte des éclairages intéressants sur plusieurs aspects méconnus de l’histoire de l’esclavage dans les colonies françaises. De fait, la traite négrière a été précédée par une première forme de travail servile : l’engagement. Cette main d’oeuvre servile blanche (qui coexistait avec des esclaves amérindiens), était composée de paysans pauvres ou d’artisans au chômage, liés par un contrat de 3 ans. Le recours à la traite négrière s’explique largement par le remplacement de la culture du tabac par la canne à sucre. En effet, “la canne à sucre exigeait une main d’oeuvre beaucoup plus abondante et docile que le tabac. Elle nécessitait aussi la mobilisation de capitaux plus importants car il fallait posséder une surface suffisamment grande pour que l’exploitation soit rentable, et acquérir un matériel coûteux”. En dépit de ces évolutions économiques, Gérard Noiriel souligne que la majorité des colons étaient de petits propriétaires.

Le tabou des traites internes au continent africain

L’expansion de la traite atlantique a été facilitée par la préexistence de traites internes au continent africain. Ces traites étaient destinées à satisfaire les besoins de main-d’oeuvre de l’Afrique noire précoloniale. Selon Patrick Manning, elles auraient concerné au moins 14 millions de personnes.

Ibrahima Thioub de l’Université de Dakar est l’un des rares chercheurs à s’intéresser aux responsabilités africaines dans la traite des esclaves. “Est-ce à dire que les esclaves tombaient du ciel ? Il a bien fallu les produire. Il n’y a aucune puissance qui a les ressources pour venir sur les côtes africaines, pénétrer à l’intérieur du continent, […] pour les exporter. C’est parce que des groupes sociaux, des élites africaines ont très bien compris l’avantage qu’elles pouvaient tirer de ce facteur externe qui arrive sur les côtes africaines, et servir de relais” au commerce triangulaire développé par les puissances coloniales entre l’Europe, l’Afrique et le continent américain.

Il ajoute que “la traite atlantique a développé une violence sans précédent dans les sociétés africaines à partir du XVe siècle”. Ainsi, entre le XVe et le XVIIIe siècle, plusieurs royaumes (Ifé, Oyo, le Bénin ou Abomey) ont prospéré dans le golfe du Bénin grâce au commerce des esclaves. Gérard Noiriel décrit comment le fils du roi du Bénin paradait à Paris en 1785 “en portant sur lui, de façon ostentatoire, le produit des esclaves qu’il avait vendus (des talons rouges et un habit de satin)”.

La question des traites internes au continent Africain est un sujet quasi tabou en Afrique. Ibrahima Thioub témoigne de la sensibilité du sujet, lors d’une conférence organisée en 2001 à Bamako : “la réaction de la salle, en tous cas, du côté des africains, a été d’une violence à laquelle je ne m’attendais pas du tout. Il y a eu cette réaction épidermique, mais peu scientifique à ma communication. Quand je suis sorti de la salle, des africains sont venus me voir […] pour me dire : “ce que vous dites là, c’est vrai, vous avez raison, on doit explorer cet aspect des choses, mais il ne faut pas le dire devant les blancs””.

La traite oubliée : l’esclavage en terre d’islam

Si la traite atlantique est largement documentée, la traite des négriers musulmans est plus méconnue. Elle aurait concerné 17 millions de personnes entre 650 et 1920, soit plus de 40% des 42 millions de personnes déportées par l’ensemble des traites négrières. Cette traite a débuté avec la conquête arabe. Si la charia n’autorise la réduction en esclavage que des seuls non-musulmans, cette règle subit de nombreuses transgressions, notamment s’agissant des populations d’Afrique noire.

Les régions d’exportations des captifs correspondaient à l’espace sahélien, ainsi qu’à la côte orientale de l’Afrique, du Soudan jusqu’au Mozambique actuel. Les traites orientales empruntaient quant à elles des circuits terrestres, pour la traite transsaharienne, mais aussi maritimes.

Selon Olivier Pétré-Grenouilleau, “dès le VIIe siècle, des enclaves commerçantes furent établies sur la côte, entre Mogadiscio, dans l’actuelle Somalie, et Sofala (aujourd’hui Beira), au Mozambique. Grâce aux vents de mousson, les esclaves étaient conduits en Arabie et jusqu’en Inde. […] Partout, le même scénario se répéta. Des traitants Arabes, Swahili ou Noirs islamisés ouvraient des routes et razziaient les populations de l’intérieur, moins habituées aux armes à feu que celles de la côte. Des régions entières furent mises à sac, d’abord jusqu’aux Grands Lacs, puis bien au-delà, les traitants remontant le fleuve Congo.”

“A quoi était utilisée cette masse d’esclaves ? On a longtemps cru qu’ils n’avaient rempli pratiquement aucune fonction productive contrairement aux plantations des Amériques. En fait, un grand nombre d’esclaves jouèrent un rôle économique important, notamment dans l’agriculture. Dans les petites et moyennes exploitations, très répandues, et aussi dans les plantations, établies sur une vaste échelle en Mésopotamie au IXe siècle, au Maroc au XVIe siècle ainsi qu’en Égypte, à Zanzibar et sur les côtes orientales de l’Afrique au XIXe siècle.”

“14 Siècles d’Esclavage et de Traite Négrière Arabo-Musulmane”. © Capture d’écran du reportage

Alors, comment expliquer que les traites orientales, voire que les esclaves eux mêmes, aient laissé si peu de traces dans la mémoire collective ?

Cet oubli résulte en partie de la solidarité affichée entre les pays d’Afrique noire et le monde musulman. De plus, “à la différence des Amériques, il n’y eut guère de politiques d’encouragement aux naissances parmi les esclaves du monde musulman. Ceux-ci y étaient beaucoup plus dispersés dans l’espace et plus diversement répartis dans l’économie et la société. Et les arrivées d’esclaves furent très irrégulières dans le temps et dans l’espace […]. Mais c’est bien ce trafic qui explique la présence, parfois forte, de groupes ethniques d’origine noire dans les oasis du Sahara et les confins méridionaux des pays du Maghreb” (Source : Olivier Pétré-Grenouilleau) .

L’anthropologue et économiste franco-sénégalais Tidiane N’Diyae met également en avant la castration d’une partie des esclaves. “Le douloureux chapitre de la déportation des Africains en terre d’Islam est comparable à un génocide. Cette déportation ne s’est pas seulement limitée à la privation de liberté et au travail forcé. Elle fut aussi – et dans une large mesure – une véritable entreprise programmée de ce que l’on pourrait qualifier d’extinction ethnique par castration”.

Vers l’abolition de l’esclavage

Adresse de la Société des Amis des Noirs à l’Assemblée Nationale en 1791. © Wikipedia

Si le monde musulman ne connut pas de véritable mouvement abolitionniste, tel ne fut pas le cas des sociétés européennes. Le mouvement abolitionniste s’y développa sous l’influence de la philosophie des Lumières. En France, la Société des amis des Noirs fit campagne en faveur de l’abolition de l’esclavage, et comptait plusieurs membres éminents, parmi lesquels on peut citer l’abbé Grégoire, Sieyès, Lafayette, Mirabeau, Pétion.

Toutefois, comme le souligne Gérard Noiriel, c’est “l’insurrection des esclaves à Saint-Domingue et leur engagement militaire qui contraignirent Sonthonax, le gouverneur de Saint-Domingue, à proclamer l’abolition de l’esclavage le 29 août 1793”. Cette décision fut avalisée par la Convention le 04 février 1794 et étendue à l’ensemble des colonies. L’abolition de l’esclavage, fut certes dictée par un humanisme hérité des Lumières, mais visait également à ramener le calme à Saint-Domingue, dans un contexte de pression militaire britannique sur les possessions françaises des Caraïbes. L’esclavage fut rétabli par Napoléon en 1802. Il fut définitivement aboli par le Gouvernement provisoire de 1848. L’abolition permit d’émanciper 250 000 esclaves des colonies françaises.

Chemin de fer souterrain © Wikipedia

Aux Etats-Unis, le mouvement abolitionniste s’est structuré autour de William Lloyd Garrisson, de son journal The Liberator, et de militants noirs, des affranchis ayant rejoints les Etats du Nord où l’esclavage était aboli. Ensemble, ils organisèrent la fuite des esclaves du Sud, via “le chemin de fer souterrain”, vers le Nord, le Canada ou le Mexique. L’élection du président Lincoln en 1860, provoqua la sécession de 11 Etats esclavagistes. Au delà de la question de l’esclavage, deux visions de la société opposaient les élites nordistes et sudistes. Selon Howard Zinn, “l’élite nordiste désirait l’expansion économique – des terres libres, de la main-d’oeuvre libre et un marché libre-, des protections tarifaires […] pour les manufacturiers et la création d’une banque des Etats-Unis. Les intérêts esclavagistes s’opposaient à tout cela”. L’abolition de l’esclavage ne fut d’ailleurs pas une priorité pour Lincoln, mais un résultat contingent. Elle ne fut accordée qu’à la toute fin du conflit, par le vote du 13ème amendement en 1865.

La lutte contre l’esclavage permit aux puissances coloniales de justifier leur pénétration en Afrique. “Il est à cet égard symptomatique que la conférence de Berlin de 1884, réunie pour fixer les règles du jeu colonial en Afrique, réaffirme avec force […] la condamnation de la traite et de l’esclavage”. La France abolit l’esclavage à Madagascar en 1896, l’administration coloniale britannique établit un protectorat sur Zanzibar et y abolit l’esclavage en 1897.

Comme le souligne Gérard Noiriel, les empires coloniaux remplacèrent l’esclavage par le travail forcé : “la rhétorique républicaine fit à nouveau des miracles. La traite devint un “acte de libération”, les esclaves furent rebaptisés “engagés”, et les camps de travail renommés “villages de la liberté” […]. Dans la région du Chari, en Afrique centrale, la moitié de la population disparut en moins de trois décennies”. A cet égard, les exactions commises par l’Etat libre du Congo (colonie privée du Roi des Belges Léopold II) atteignirent des sommets : la mainmise léopoldienne (1885-1908) causa directement la mort de dix millions d’habitants.

Actualité de l’esclavage en Afrique

Le dernier pays ayant aboli l’esclavage en Afrique est la République islamique de Mauritanie en 1980. Malgré son interdiction, l’esclavage demeure une pratique courante en Mauritanie. Il resterait entre 100 000 et 600 000 esclaves (selon les estimations) dans ce pays de nos jours.

Les conflits armés et les guerres civiles contribuent à la résurgence sporadique de l’esclavage, comme au Soudan ou au Nigéria et plus récemment en Libye. Le journaliste guinéen Alpha Kaba a passé deux ans et demi de sa vie en Libye. Il y a été violenté, torturé et réduit en esclavage. Son témoignage nous livre un récit glaçant de la situation en Libye, dans un livre publié récemment aux éditions Fayard.

«Esclave des milices-voyage au bout de l’enfer libyen» © éditions Fayard

En Libye, on a été tout d’abord revendus, le passeur nous a vendus à des milices. Ces milices nous ont envoyés dans des squats, dans des maisonnettes abandonnées en périphérie des villes, on était 30 à 50 personnes, la vie était totalement impossible. On ne mangeait pas, on ne buvait pas pendant près de 48 heures. De là, ils viennent nous chercher pour nous envoyer dans d’autres squats où ils font le marché de l’esclavage. Nous on a été revendus lors d’un marché, d’une cérémonie qu’ils ont organisée entre eux. Ils sont venus nous revendre comme des bêtes sauvages à d’autres maîtres qui après nous ont envoyés dans des plantations de dattes, dans des chantiers. J’ai eu pas mal de tortures, de frappes avec la crosse des armes, c’est difficile à expliquer aujourd’hui. Il faut être là pour y croire. Honnêtement, j’ai eu toutes sortes de tortures, exceptée la mort que bon nombre d’entre nous ont trouvée là-bas. Et on ne mange pas, vraiment c’est invivable, c’est indescriptible”. Alpha Kaba a été revendu à 4 reprises avant d’être libéré par son dernier “maître”, un passeur, qui lui a permis de rejoindre l’Italie.

Si l’esclavage, au sens classique du terme, a largement disparu du continent Africain, d’autres formes de servitude, qualifiées “d’esclavage moderne”, se perpétuent sur le continent Africain ainsi qu’au niveau mondial. Il s’agit du travail forcé (servitude pour dette, travail des enfants) ou des mariages forcés. Selon le rapport 2017 du Bureau International du Travail, le nombre de personnes victimes d’esclavage moderne était de plus de 40 millions de personnes au niveau mondial, dont 9,2 millions en Afrique (3,4 millions de personnes au titre du travail forcé et 5,8 millions de personnes au titre du mariage forcé). “La prévalence la plus forte d’esclavage moderne est constatée en Afrique (7,6 victimes pour 1 000 personnes), suivie de l’Asie-Pacifique (6,1 victimes pour 1 000 personnes), puis de l’Europe et Asie Centrale (3,9 victimes pour 1 000 personnes)”.

Enfin, les représentations héritées de la traite orientale continuent de structurer les relations sociales de l’espace sahélien. Ainsi, Salah Trabelsi, Maître de conférences à l’Université de Lyon 2, constate que dans le sud de la Tunisie, le mot “esclave” (“abd” en arabe) est employé pour désigner les “noirs”. Et s’agissant du Tchad, Hubert Deschamps évoque une “hiérarchie du mépris” : “Mépris des Arabes blancs du Nord pour les Arabes noirs du Centre, mépris de ceux-ci pour les Noirs islamisés du Baguirmi, mépris des Baguirmiens pour les Noirs païens du Sud, ancien réservoir de captifs”. L’histoire de l’esclavage entretient donc une résonance permanente avec l’actualité, qu’il s’agit de comprendre, de commémorer et de combattre, au sein même de nos sociétés contemporaines.