Les deux faces de l’inaction climatique

Brune Poirson, secrétaire d’État à la transition écologique en séance au Sénat, et Emmanuel Macron lors de son allocution au G7 à Biarritz

Le président Macron annonce le « virage écologique » de son quinquennat. Pourtant les politiques gouvernementales restent dans la lignée de l’inaction climatique de l’État français depuis des années. Une interview récente de la secrétaire d’État à la Transition écologique Brune Poirson dans laquelle elle fustige le « populisme vert » donne l’occasion de décrypter les ressorts de l’impasse dans laquelle se trouvent les politiques écologiques françaises. Structurée par deux figures antagonistes, les annonces magiques et les compromis dérisoires, elle ne pourra être dépassée qu’en promouvant, à la fois, une transition déclinée opérationnellement et un changement de paradigme économique. Retour sur les derniers paradoxes macroniens en matière d’écologie. Par Damien Mehl.


Le président Macron était en février dernier au chevet du Mont Blanc pour mettre en scène son engagement pour le climat. Mais la montagne a, à nouveau, accouché d’une souris : on met la biodiversité à l’honneur, mais il manque plus de 200 millions d’euros de budget à l’Office national qui doit la défendre ; on crée 4 nouveaux parc naturels régionaux, mais les grands projets inutiles continuent de fleurir comme le terminal T4 de Roissy ; on bannit l’avion pour les déplacements professionnels des 2,4 millions d’agents publics, mais on s’oppose à l’amendement visant à interdire certains vols intérieurs quand des alternatives en train existent.

En fait de « virage écologique du quinquennat », on reste malheureusement dans la lignée de la politique conduite jusqu’à présent. À ce titre, les propos tenus le 21 janvier par Brune Poirson dans le Figaro donnent un éclairage pertinent pour décrypter les codes d’une inaction climatique persistante.

Dans cet entretien, la secrétaire d’État à la Transition écologique s’en est prise à ce qu’elle a appelé du « populisme vert […], des responsables politique prêts à faire croire n’importe quoi en suggérant que tout est faisable en un claquement de doigts », prêts à « faire passer le réalisme pour un manque d’ambition ». Ce faisant, elle cherche à écarter les critiques récurrentes qui accueillent chacune des mesures écologiques du gouvernement : « Pas assez vite, pas assez ambitieux, pas assez fort » reprennent en canon oppositions et ONG…. Brune Poirson, dans la même interview, convoque, comme figure repoussoir, l’ancienne ministre socialiste de l’Environnement, Ségolène Royal, accusée de n’avoir pas géré ses dossiers et de n’en être restée qu’à des déclarations velléitaires, là où le gouvernement, lui, passe aux actes. On retrouve à travers ces propos le débat qui structure les politiques écologiques actuelles : le pragmatisme efficace ou l’ambition volontariste, les petits pas contre les grands objectifs.

Pourtant, au-delà de cette polémique, Mesdames Royal et Poirson sont en réalité les deux faces d’une même médaille, celle de l’inaction climatique.

D’un côté, l’annonce magique : il suffirait de viser un objectif ambitieux, si possible à grand renfort de trompettes médiatiques pour apporter des réponses aux défis environnementaux. Ségolène Royal a excellé dans cet exercice. Il suffit de se rappeler ses déclarations tonitruantes pour déployer plus de 1 000km de routes solaires alors même que le premier et seul kilomètre expérimental s’est avéré un fiasco. Ou l’absence totale d’anticipation de la baisse de la part du nucléaire qui a obligé N. Hulot, alors ministre, à en repousser la date. Mais elle n’est pas la seule dans le domaine… On peut citer le Grenelle de l’environnement de 2007 qui annonçait la baisse de 50% de l’usage de pesticides en 10 ans : faute des mesures concrètes quant à notre système agricole, on a constaté au final… une augmentation de +25% sur la période.

On voit actuellement se multiplier les annonces de changements radicaux à des échéances variées : ici une déclaration d’urgence climatique, là un territoire à énergie positive, ailleurs des neutralités carbones prochaines… On peut légitimement craindre que cela relève du même registre de postures incantatoires, tant elles sont rarement adossées à des programmes concrets de transition écologique dont le triptyque opérationnel est trop souvent absent : prévisibilité, irréversibilité, progressivité. Se fixer des objectifs ambitieux à la hauteur du défi environnemental est louable ; c’est inopérant si on ne se pose pas dans le même temps les questions comment et à quel rythme. Il faudrait exiger de tout politicien qui annonce un plan pour les décennies à venir de préciser par quelles mesures proportionnées à l’objectif il/elle commence le lendemain matin.

De l’autre côté, le compromis dérisoire : portée par une croyance libérale, cette autre face de la médaille reflète la conviction que rien ne se fera sans les acteurs économiques et la prise de conscience progressive de leur responsabilité dans la transition. Cela débouche sur des négociations pied à pied, mais dont les parties prenantes restent toutes deux embourbées dans les schémas de pensée productivistes qui sont justement à l’origine de la destruction du vivant et du dérèglement climatique. Et l’on est ainsi sommé de s’enthousiasmer pour la fin des plastiques à usages uniques pour 2040, la fin de la vente, mais pas de leur circulation, des véhicules thermiques pour la même date ou encore la fin du glyphosate pour une échéance… qui recule au même rythme que le temps passe.

C’est qu’au fond, ces compromis tellement éloignés des enjeux réels auxquels nous sommes confrontés sont extorqués à des opérateurs économiques qui n’en veulent tout simplement pas et qui luttent pour que rien ne bouge. Exagéré ? Qu’on en juge : P. Pouyanné, patron de Total, l’une des 20 entreprises contribuant le plus au changement climatique a ainsi déclaré le 14 janvier dernier que « les actionnaires… ce qu’ils veulent surtout [assurer], c’est la durabilité de nos dividendes » ; une note interne de BusinessEurope (le MEDEF européen) du 13 septembre 2018 explique la stratégie de communication pour s’opposer à toute hausse des ambitions climatiques de l’UE ; depuis l’accord de Paris, les cinq plus grosses entreprises pétrolières et gazières cotées en Bourse ont dépensé plus d’un milliard de dollars de lobbying pour retarder voire bloquer les politiques de lutte contre le changement climatique ; les géants de l’agrochimie manœuvrent pour faire annuler des lois limitant la production de produits dangereux pour la biodiversité et la santé ; 77% des entreprises de l’alimentaire se sont vues demander des baisses de tarifs lors des dernières négociations commerciales avec les mastodontes de la distribution ; l’industrie automobile déploie des fraudes massives pour contourner la réglementation anti-pollution des véhicules, etc.

On ne fera pas une transition écologique à la hauteur des enjeux en la négociant avec ces acteurs économiques-là, mais au contraire en leur ôtant tout pouvoir de nuisance : investissements publics démocratiquement décidés, isolation massive des logements, déploiement d’un système énergétique déconcentré basé sur les renouvelables, invention d’un nouveau modèle de mobilité libéré de la voiture, soutien inconditionnel à la conversion agroécologique de notre système alimentaire, fin des subventions aux énergies fossiles, arrêt de l’élevage industriel et de ses importations cause de déforestation… Autant d’actions concrètes indispensables qui vont directement à l’encontre des intérêts des grandes entreprises issus du modèle thermo-industriel : elles ont trop à y perdre pour en être des partenaires sincères.

Faute de transition écologique planifiée et de changement de paradigme économique, le gouvernement se condamne ainsi à l’inaction climatique, nourrissant un décalage grandissant entre les objectifs annoncés et la réalité des actions effectivement mises en œuvre. Le président Macron et son gouvernement, acculés dans leurs propres contradictions, s’en trouvent obligés, pour ne pas perdre la face, d’énoncer des « alternative facts » qu’on croyait réservés à l’administration Trump : on fanfaronne sur fond de Mer de glace sur le « combat du siècle », mais, en même temps, on recule devant la bataille à engager en retardant les objectifs de notre stratégie bas carbone. Cette distance entre les paroles et les actes vient raviver la méfiance grandissante envers les élites, déjà alimentée par l’accroissement des inégalités et la décrépitude du processus démocratique.

Lorsque de nombreux citoyens manifestent dans les rues en exhortant à « changer le système, pas le climat », quand des ONG attaquent l’État français en justice pour inaction climatique, ils ne réclament rien d’autre que de mettre fin aux annonces magiques et aux compromis dérisoires, de mettre enfin en cohérence les politiques avec les enjeux scientifiquement avérés. Mme Poirson, dans son interview au Figaro, accusait les populistes verts « [d’] utiliser l’écologie comme excuse pour casser le système actuel ». C’est parce que le gouvernement s’évertue à promouvoir une économie qui détruit la nature et le vivant que les collectifs et les citoyens engagés pour le climat veulent faire l’inverse : reconstruire un système solide car cohérent, celui-là, avec les écosystèmes.

Municipales : le Pacte pour la Transition prépare-t-il l’union des gauches écologistes ?

Quoiqu’on en pense du localisme et a fortiori dans le climat de décomposition politique actuel, les élections municipales à Paris ont toujours un parfum de national. Mais alors que la bataille fait rage dans la capitale, les principales listes écologistes et de gauche viennent de s’engager peu ou prou sur un texte d’engagements communs, le Pacte pour la Transition, ses trois principes et 32 mesures définis nationalement et portés localement par un collectif d’habitants et d’associations. Ce moment parisien est-il le signal d’un glissement politique ?


Les élections municipales à Paris ont toujours un parfum de national. Bien entendu, cette majorité comme toutes les autres affirmera qu’il s’agit d’un scrutin local qui ne vient pas sanctionner une politique nationale et/ou que de toute façon, la majorité en place est toujours sanctionnée aux élections locales, ce qui n’est effectivement pas loin d’être vrai : l’effondrement du Parti Socialiste entre 2012 et 2017 à toutes les échelles et élections territoriales en est l’exemple le plus spectaculaire et significatif. Pour autant, les oppositions n’auront pas totalement tort de clamer que la politique nationale est effectivement dans le viseur : selon un sondage Odoxa-CGI diffusé mardi 28 janvier, 30% des Français souhaiteraient sanctionner l’exécutif macronien à l’occasion des élections municipales.

Le scrutin de la capitale est d’autant plus national que Paris a été l’un des principaux bastions d’Emmanuel Macron durant les élections présidentielles. Il y avait récolté près de 35% des suffrages au premier tour : une défaite y serait doublement amère. Paris reflète également l’état instable des oppositions, et de la gauche et des écologistes en particulier, qui continuent leurs chevauchées solitaires. Pour encore longtemps ? Les principales listes écologistes et de gauche viennent de s’engager peu ou prou sur un texte d’engagements communs, le Pacte pour la Transition. Ses 3 principes et 32 mesures ont été conçus à l’échelle nationale, et portés localement par un collectif d’habitants et d’associations. Ce moment de convergence parisienne est-il le signal faible d’un glissement politique de plus grande ampleur ?

(source : https://www.pacte-transition.org/#pacte)
Les soixante ONG porteuses du Pacte pour la Transition.

Qu’est-ce que le Pacte pour la Transition ?

L’histoire commence fin 2019 lorsque le Collectif pour une Transition Citoyenne (CTC), composé d’une soixantaine d’ONG, lançait le Pacte pour la Transition, applicable dans les communes.. Le principe d’application est simple : des collectifs locaux et apartisans vont à la rencontre des listes candidates et leur demandent, quelle que soit leur couleur politique, de s’engager sur au moins 10 de ces 32 mesures. La démarche fait penser au principe de la Charte de Nicolas Hulot aux élections présidentielles de 2007, en plus participatif : c’est du côté du Pays basque qu’il faut aller chercher pour en comprendre la préhistoire. C’est en effet sur la terre natale du désormais bien connu mouvement citoyen de mobilisation contre le dérèglement climatique, Alternatiba, que dès 2014 des habitants appelaient leurs futurs élus à s’engager sur des mesures écologiques.

La démarche fait penser au principe de la Charte de Nicolas Hulot aux élections présidentielles de 2007, en plus participatif

On retrouve Alternatiba, qui a bien grandi depuis, au coeur du CTC qui porte aujourd’hui la démarche du Pacte pour la Transition sur l’ensemble du territoire. Et c’est de manière très révélatrice que la conférence de Presse du 4 mars 2020 qui réunissait le collectif parisien du Pacte et un certain nombre de listes candidates a également été l’occasion de tirer un premier bilan national : des collectifs citoyens se sont déclarés sur près de 2400 communes et ont annoncé officiellement la signature d’environ 300 pactes locaux pour la transition.

Car l’idée sous-jacente est bien de faire de la transition écologique, sociale et démocratique, un horizon politique commun et structurant tant pour les partis que pour l’électorat. Ainsi, lorsque quatre listes parisiennes affichent chacune leur engagement sur au moins 29 des 32 mesures, sur la même scène et lors d’une conférence de presse commune, on peut s’interroger : le Pacte serait-il l’ingrédient tant attendu d’une convergence politique des luttes ?

(source : http://www.enbata.info/articles/municipales-2014-lheure-du-bilan/
Photo officielle des maires du Pays Basque français engagés lors des élections 2014 dans le Pacte porté alors par Alternatiba.

A Paris, quel impact pour le Pacte ?

La première chose que l’on remarque, ce sont bien entendu les absents. C’est avec beaucoup de sobriété que Stéphanie Boniface, membre du collectif de citoyens parisiens porteurs du Pacte, explique que les listes de Serge Federbush (Rassemblement National) et de Marcel Campion “n’ont pas donné suite”, de même pour Rachida Dati (Les Républicains) qui a plus ancré sa campagne sur la sécurité et le déploiement d’une police municipale armée que sur ses ambitions écologiques.

Au sujet d’Agnès Buzyn (La République en Marche), la porte-parole se veut plus précise, annonçant que la candidate de la majorité présidentielle a indiqué son intérêt pour le Pacte, mais qu’à quelques jours du scrutin, ses propositions programmatiques sont encore loin de satisfaire les ambitions des 32 mesures. Le fait est révélateur de la difficile installation de la désormais ex-ministre de la Santé, grippée dans les sondages à la troisième position malgré son éloignement du dossier “coronavirus” : l’opération désespérée de sauvetage de son bastion parisien par le gouvernement semble d’autant plus tourner au désastre qu’il y a investi (ou sacrifié) l’un de ses rares éléments réputés fiables. Elle n’a en tous cas pas convaincu davantage que son prédécesseur sur la question de la transition.

Présentation listes
Les différentes listes signataires du Pacte pour la Transition introduites par Stéphanie Boniface (à droite), membre du collectif parisien du Pacte. De gauche à droite : Isabelle Saporta, Danielle Simonnet, Vikash Dhorasoo, Antoinette Gulh, Célia Blauel.

Si le député européen Yannick Jadot (Europe Ecologie Les Verts) affirme régulièrement que l’écologie n’est ni de droite, ni de gauche, force est de constater que la droite parisienne s’est donc, par échec ou conviction, inscrite très clairement en dehors du Pacte. A l’inverse, la question de la transition a laissé paraître un vivier important d’idées communes entre les listes candidates plus à gauche menées par Anne Hidalgo (Paris en Commun – Parti Socialiste), David Belliard  (L’écologie pour Paris – EELV), Danielle Simonnet et Vikash Dhorasoo (Décidons Paris – France Insoumise), mais aussi Cédric Villani.

Le Pacte se veut révélateur d’une certaine communauté d’idées

Si les Insoumis et les Écologistes ont signé les 32 mesures proposées (avec des niveaux d’ambition variables, comme le propose le Pacte) contrairement aux listes conduites par la maire sortante et le député mutin de la majorité qui en ont signé 29, le Pacte se veut révélateur d’une certaine communauté d’idées. Une convergence qui était déjà apparue lors d’un débat qui avait pris place le 25 février à la Base où les représentants des listes avaient donné l’impression d’avoir sur ces sujets de politique locale bien moins de divergences que de convergences, certes avec des nuances importantes dans la méthode et les ambitions, mais tout de même : qualité de l’alimentation dans les cantines, lutte contre le dérèglement climatique, amélioration des mobilités, rénovation thermique des bâtiments, ou encore, gestion plus ambitieuse des déchets sont apparues comme des objectifs communs, y compris du côté d’Isabelle Saporta qui représentait Cédric Villani. Alors, l’heure est-elle au grand rassemblement de l’écologie politique ?

La gauche parisienne et l’enjeu de la recomposition : mission impossible ou impasse politique ?

La question du rassemblement se pose d’autant plus que ce 4 mars 2020, le jour même de la présentation officielle du Pacte parisien et de ses signataires, François Ruffin déclarait au micro de France Info désirer une candidature unique à gauche pour les élections présidentielles de 2022 : “Il faudra éviter les logiques partidaires et suicidaires, si chacun y va dans son couloir, on est cuits.” Pour autant, alors même que les listes candidates concernées dans la capitale affirmaient un horizon politique commun à travers le Pacte pour la Transition, cette vitrine nationale parisienne offrait une image très peu unitaire ce 4 mars, les représentants profitant de l’événement pour affirmer leurs différences et divergences.

Premier indice de la désunion et principale cible des échanges lors de la conférence de presse, la liste d’Anne Hidalgo a essuyé les tirs les plus nourris. La plus virulente dans cet exercice a été Isabelle Saporta qui a attaqué la politique de la majorité socialiste, représentée par Célia Blauel, tant pour sa politique “debétonisation” que pour ses “conflits et frictions” avec le Conseil Régional dirigé par Valérie Pécresse, et les conséquences sur le manque de cohérence dans les politiques de transport et mobilités. Danielle Simonnet n’a pas non plus épargné la maire de Paris, critiquant la cherté des loyers pour les revenus les plus modestes et ses implications écologiques du fait de l’accroissement de la distance domicile-travail. Des critiques reprises en partie par Antoinette Gulh (L’écologie pour Paris – EELV), faisant apparaître une étonnante confluence de points de vue entre insoumis, écologistes et villanistes.

Jusqu’à ce que Danielle Simonnet réponde aux appels du pied d’Isabelle Saporta en affirmant clairement que les Insoumis ne “s’allieront jamais à des macronistes”. Propos appuyés par Vikash Dhorasoo qui a rappelé le soutien du député Cédric Villani au CETA, à la réforme des retraites ou encore à la loi Asile Immigration, l’ancien meneur de jeu des Bleus désormais candidat à la mairie du 18e arrondissement affirmant l’attachement de sa liste à “une écologie radicale et populaire”. Ce rejet des Villanistes par les Insoumis a fini d’enterrer le projet de grande coalition climat rêvée par David Belliard, ambition déjà fragilisée du fait de la participation des écologistes à la politique des précédentes mandatures.

Ainsi, quand Danielle Simonnet déclare préférer une “Ville écologique aux Jeux Olympiques”, elle ne fait pas qu’affirmer la spécificité de sa candidature à Paris par rapport aux autres listes : les propos de la candidate insoumise révèle que pour elle et son camp politique, la transition se situe en claire opposition à l’économie de marché et les grands projets qui l’incarnent, rendant improbable le scénario d’une convergence au second tour des élections municipales. Or à en croire les pronostics de François Ruffin pour la Présidentielle, c’est bien avant le premier tour que les forces politiques en faveur de la transition devront converger si elles espèrent pouvoir arriver au pouvoir. C’est peut-être en cela que transparaissent les limites actuelles d’un Pacte pour la Transition qui ne parvient toujours pas à réconcilier les gauches historiques.

La démarche de l’avenir, et l’avenir de la démarche

Mais n’est-ce pas trop en attendre d’un projet si neuf ? Certes le péril écologique est grandissant et rend plus urgente que jamais la convergence politique invoquée par François Ruffin : sans réaction politique forte au dérèglement climatique, le territoire français sera devenu littéralement invivable avant 2100. (source : https://www.pacte-transition.org/#welcome)

Carte représentant la répartition des communes signataires du Pacte sur l’ensemble du territoire métropolitain.La démarche du CTC est d’autant plus intéressante qu’elle conjugue plusieurs dimensions : l’alliance des expériences et savoir-faire d’associations non-marchandes et d’acteurs de l’économie sociale et solidaire marchande pour accompagner les territoires et collectivités en désir de transition ; l’affirmation progressive d’un imaginaire nouveau et commun, notamment à travers le développement de la Fête des Possibles (la prochaine édition aura lieu fin septembre 2020) ; le développement d’un municipalisme dans lequel la démocratie représentative est enrichie d’outils de démocratie directe. En l’espace de quelques mois, ce sont plus de 6500 citoyens et citoyennes dans près de 2500 communes qui sont engagés dans la démarche du Pacte et l’avenir de ce dernier dépendra, comme pour beaucoup de mouvements sociaux et écologiques actuels, de l’élargissement de son socle populaire et territorial.

Ce sont aujourd’hui plus de 6500 citoyens et citoyennes dans près de 2500 communes qui sont engagés dans la démarche du Pacte

Si le Pacte pour la Transition n’a pas rebattu les cartes des élections municipales à Paris, il aura réussi son entrée dans le jeu politique en un moment et un lieu déterminant de l’espace politique, notamment à gauche. Peut-être aidera-t-il dans les prochaines années et d’ici les élections présidentielles à répondre à la question suivante : l’impératif d’une transition écologique, sociale et démocratique dans le réel débouchera-t-il d’ici 2022 à une convergence politique autour d’un programme (ou pacte) commun porté par une candidature commune ? Inversement on pourra se demander quelles sont les barrières qui empêchent aujourd’hui l’avènement de cette union sacrée qui a manqué à la gauche en 2017.

Comment financer une politique ambitieuse de reconstruction écologique ?

https://americanart.si.edu/artwork/construction-dam-study-mural-department-interior-washington-dc-9643
William Gropper, Construction of the Dam (study for mural, the Department of the Interior, Washington, D.C.), 1938, oil on canvas, Smithsonian American Art Museum, Transfer from the U.S. Department of the Interior, National Park Service, 1965.

Si l’importance cruciale de la reconstruction écologique de nos sociétés n’est plus à démontrer et fait l’objet d’un large consensus, son ampleur, son financement et les modalités de sa mise en œuvre demeurent très largement discutés, ce qui en fait un objet politique de toute première importance. Une véritable reconstruction écologique suppose en effet des moyens financiers importants, difficiles à mobiliser sans une action déterminée de l’État, des banques centrales et des institutions financières publiques afin de compenser ce que le marché seul ne pourra pas réaliser. Une telle action ne peut que reposer sur une vision différente de la politique monétaire et budgétaire sur les plans théorique et pratique. Cette note propose des solutions concrètes pour parvenir à un financement adéquat de la reconstruction écologique, en distinguant ce qui peut être effectué dans le cadre juridique et financier européen actuel et ce qui pourrait être obtenu en allant au-delà de ce cadre. Elle insiste également sur la différence d’ambition entre le Green deal présenté aujourd’hui au niveau européen et le Green New Deal tel qu’il est souhaité par de nombreux acteurs. Par Gaël Giraud, Nicolas Dufrêne et Pierre Gilbert. 


 

Introduction 

La reconstruction écologique de nos sociétés est un impératif pour notre survie et une chance à saisir dans l’histoire du progrès humain. Nous le savons : la concentration de dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère est aujourd’hui d’environ 415 parties par million (ppm), soit un niveau inédit dans toute l’histoire de l’humanité. La dernière fois qu’un niveau similaire avait été atteint, c’était il y a trois millions d’années, alors que les températures étaient 3 à 4°C plus élevées. Le niveau des océans était alors de 15 mètres plus élevé qu’aujourd’hui, une réalité que nous pourrions de nouveau connaître au XXIIe siècle à trajectoire constante. Cette atteinte à la planète se double d’une atteinte à la vie : la sixième extinction de masse devient une réalité puisque nous avons perdu 60% des effectifs d’animaux sauvages de la planète en moins d’un demi-siècle, soit un rythme cent à mille fois supérieur au taux naturel de disparition des espèces.

Éclairés par ce que la science du climat nous permet de comprendre de notre avenir et des conséquences de notre action, nous voici également placés devant l’opportunité de repenser en profondeur notre manière d’habiter la Terre, en décarbonant notre production d’énergie, nos modes de transports et d’habitation, en protégeant la biodiversité et en nous donnant les moyens de bâtir une économie circulaire digne de ce nom. En effet, les périodes de crise, comme les périodes de guerre ou de reconstruction, ont cet avantage qu’elles peuvent nous permettre de dépasser les frilosités idéologiques et l’inertie de l’habitude pour mettre en place de nouveaux modèles de société et retrouver ainsi la voie démocratique du progrès social, qui, sans ce changement de cap, est rendu impossible par la dégradation du milieu duquel nous dépendons pour toute notre économie.

Toutefois, la multiplication des discours écologistes contraste de plus en plus avec la faiblesse des propositions, des mesures avancées et des résultats obtenus. En effet, financer un « Green New Deal », c’est-à-dire un vaste programme de reconstruction écologique qui inclut une dimension sociale et permette un véritable découplage entre l’amélioration de la qualité de vie de toutes et de tous et l’utilisation de ressources naturelles non renouvelables, suppose de mobiliser des moyens humains et financiers significatifs. Or, malgré quelques mécanismes d’incitation plus ou moins efficaces, la sphère financière et le secteur privé s’avèrent très largement incapables de financer et d’organiser seuls l’effort de reconstruction écologique et de s’imposer les cadres réglementaires nécessaires.

L’objet de cette note est donc d’abord de rappeler le contenu et les enjeux financiers d’un véritable programme de reconstruction écologique, ainsi que les obstacles institutionnels et politiques qui s’opposent à leur réalisation et les limites de ce que peut réaliser le « marché », livré à lui-même, dont on attend tout aujourd’hui. Elle propose ensuite des solutions financières concrètes pour dépasser ces contraintes afin de créer les conditions de mise en œuvre d’un réel programme de reconstruction écologique en France et en Europe.

Table des matières

I. Il n’y aura pas de reconstruction écologique sans investissement massif et sans rupture avec les dogmes existants.

A. Un plan de reconstruction écologique suppose d’investir des sommes significatives qui constituent une opportunité de renouer avec le progrès.

B. Le secteur privé ne pourra pas répondre seul au défi de la reconstruction écologique.

C. « Green Deal » vs « Green New Deal » : distinguer deux niveaux d’ambition.

II. Passer la première et financer une véritable reconstruction écologique

A. Il existe des marges de manœuvre importantes qui ne sont pas exploitées dans le cadre juridique actuel
1) Identifier ce qui est bon pour la reconstruction écologique pour guider les investissements.
2) Utiliser le levier fiscal et celui de la commande publique dans un souci d’efficacité et de justice
3) Utiliser les Banques publiques d’investissement pour investir rapidement.
4) Mobiliser l’épargne des Français.

B. Des actions non conventionnelles peuvent être défendues à la frontière de ce qu’autorisent les Traités
1) Remettre en cause la « neutralité » de la politique monétaire pour agir en faveur du climat et de la biodiversité.
2) L’annulation des dettes publiques détenues par la banque centrale en échange d’investissements verts

C. Penser hors du cadre et mettre en œuvre une réforme ciblée des traités en matière budgétaire et monétaire au profit de la transition écologique.
1) Réformer la politique budgétaire et les aides d’État pour augmenter la capacité d’investissement dans la reconstruction écologique.
2) Réviser les règles en matière d’aides d’État
3) Utiliser l’arme de la monnaie libre comme pilier de la reconstruction écologique.
4) Une telle politique est-elle soutenable ?.
5) Des externalités économiques positives, facteur de dynamisme et d’innovation.

D. Redynamiser l’économie dans son ensemble, résorber le chômage

Conclusion.

I. Il n’y aura pas de reconstruction écologique sans investissement massif et sans rupture avec les dogmes existants

La présente note fait le choix d’utiliser le terme de « reconstruction écologique » plutôt que de « transition écologique » pour insister sur le caractère matériel généralisé de l’effort à mener, ainsi que pour réaffirmer que l’objectif à poursuivre doit être celui d’une reconstruction et non pas celui d’une déconstruction ou d’une décroissance, terme par ailleurs trop équivoque. En effet, l’ère fossile a provoqué d’immenses destructions des écosystèmes naturels mais aussi des institutions démocratiques et du lien social. Concrètement, la reconstruction écologique peut se décliner en 4 objectifs principaux…

 

Lire la suite de cette note sur le site de notre partenaire l’Institut Rousseau. L’Institut est un laboratoire d’idée qui se consacre à l’élaboration de notes dédiées à penser les nouvelles politiques publiques. Rendez-vous sur institut-rousseau.fr.

 

 

 

 

« Notre société revendique l’égalité contre le néo-darwinisme de Macron » – Entretien avec Éric Piolle

Eric Piolle, séminaire “Construire une écologie populaire” organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Clément Tissot

Éric Piolle est maire écologiste de Grenoble depuis 2014 et candidat à sa réélection. Largement en tête des sondages, son bilan a été salué par de nombreux observateurs comme un modèle pour les grandes villes en transition. Il raconte cette expérience originale dans son livre Grandir ensemble, les villes réveillent l’espoir (éd. Broché), où il développe également un horizon ambitieux pour les métropoles, dans un contexte d’urgence climatique et de perte du lien social. Dans ce riche entretien, nous revenons particulièrement sur les conclusions politiques qu’il en tire, à quelques semaines des municipales, mais surtout à deux ans des présidentielles. Éric Piolle occupe en effet une place singulière dans le paysage politique : étiqueté EELV, il conserve une indépendance par rapport à l’appareil et a su entraîner l’ensemble des composantes de la gauche sociale et écologiste derrière lui. Retranscrit par Dominique Girod, réalisé par Pierre Gilbert.


 

LVSL – Au début de votre livre, vous dites que nous sommes une majorité culturelle et prédominante. Qui désignez-vous par ce « nous » et comment est-ce que cette majorité culturelle évolue ?  

Éric Piolle – Le « nous », ce sont des gens qui étaient déjà ancrés dans une structure écologiste, ou dans un prisme social très fort et qui évoluent face au constat qu’ils font sur la capacité du modèle ultralibéral à produire des inégalités sociales, l’épuisement des ressources, la pollution, le dérèglement climatique. Ils basculent, même si ce n’est pas leur culture d’origine, vers une perception qui est soit très explicite, soit juste un ressenti. Ils ne peuvent plus rester là, comme une espèce d’objet de la société de surconsommation qu’on ballotte, qu’on va stimuler et chez qui on va essayer de déclencher de la consommation compulsive. Il y a une sorte d’aspiration intérieure qui monte : une vie d’homme n’est pas celle d’un homo œconomicus sur lequel on va mettre plein de capteurs pour essayer de piloter ses réactions. C’est un « nous » large, indéfini. Il concerne les gens qui ont déjà réalisé cela et qui le vivent plus ou moins mal, qui sont dans l’action ou dans l’angoisse. Ce sont des personnes qui le sentent, mais qui sont encore en lien avec le système, qui ont un pied dedans, un pied dehors.

Une partie des classes moyennes et moyennes supérieures ne peut plus être conservatrice parce qu’elle ne peut plus assurer notamment à ses enfants la sécurité dont elle bénéficie. Il y a plusieurs vecteurs de bascule : d’une part, quelque chose qui interpelle parce que le monde est violent (les migrants, les guerres, les crises climatiques dans le monde, une crise sociale à proximité) et d’autre part, cette idée que tout est vain dans la réussite d’un individu de la classe moyenne supérieure, et que rien ne garantit que ses enfants feront partie des heureux élus.

LVSL – Vous avez évoqué le conservatisme. Quand on veut préserver la biosphère, on est conservateur. Est-ce que le clivage conservateur/progressiste vous parle ?

E.P. – Non, parce que parmi mes valeurs fondamentales, on trouve la joie, le partage, l’harmonie avec mes congénères ainsi que d’autres espèces, la nature, l’effort de libération sur soi-même, l’engagement et la transmission. On s’inscrit dans une histoire qu’on doit transmettre, qu’on travaille et qu’on cultive par une libération permanente pour que cela ne soit pas de la tradition conservatrice. Ce mythe de conservateur/progressiste me paraît d’autant moins pertinent que ce sont deux termes qui ont été accolés à un monde du bipartisme et il ne peut plus assumer ces fonctions-là. La gauche soi-disant progressiste, sociale-démocrate a abandonné cette transformation de cœur du modèle. Elle ne fait que gérer les externalités périphériques. Dans la droite historiquement conservatrice, l’idéologie méritocratique qui veut que la chance ne soit pas qu’une question de naissance a été balayée avec la mondialisation, l’accélération de l’évolution culturelle, le numérique et la connexion. Ce prisme me semble peu structurant.

LVSL – Vous dites vers la fin de votre livre que vous vous sentez Français et citoyen européen et non nationaliste-souverainiste. Nationaliste et souverainiste, est-ce la même chose pour vous ?

E.P. – Non. Pour moi l’arc humaniste se développe autour de six axes : gauche-droite, les rapports de domination et cette volonté de corriger les conditions initiales ; le féminisme ; le regard sur la diversité humaine ; le productivisme ; le rapport au monde ; la multi-appartenance (qui est un rapport à la frontière).

Chez les nationalistes-souverainistes, il y a un double rapport à la frontière qui est fermée, défensive. Ce n’est pas un rapport qui est élastique, on a toujours envie de déplacer une frontière. Il y a une sorte de viscosité : il faudrait que ce soit plus facile d’aller chercher des tomates à dix kilomètres plutôt qu’à 10000km tout en gardant la possibilité d’aller chercher un produit qui fait défaut à 10000km, moins souvent du fait de la complexité. Un individu appartient tout le temps à une communauté locale et à une communauté trans-spatiale, qui est ailleurs. Le souverainisme est une sorte de communautarisme à l’échelle d’une nation comme si l’appartenance à un collectif venait définir un individu entièrement. Pour moi, la subsidiarité est une question centrale.

LVSL – On dit souvent que l’échelle de l’État est un impensé pour EELV dans le sens où ils représentent traditionnellement le diptyque global/local. Pourtant, en France, on a quand même un attachement des classes populaires vis-à-vis de l’État, car celui-ci est protecteur à travers les services publics, les prestations sociales et la planification économique, par exemple, lors des Trente Glorieuses qui ont permis le plein emploi. De ce fait, les classes populaires sont très mobilisées pendant les élections présidentielles, mais moins pendant les autres. En ne considérant pas cette échelle, comment est-ce qu’on peut parler à d’autres gens qu’aux gagnants de la mondialisation ?

E.P. – Je pense qu’il faut considérer cette échelle, elle produit du cadre. Il y a deux échelles qui produisent du cadre : l’échelle européenne et l’échelle de l’État. On ne peut donc pas ne pas penser à l’échelle de l’État. Quand j’écris que les villes révèlent l’espoir, c’est parce que dans le processus de réappropriation de nos conditions de vie, de gain en confiance par l’entraînement à l’action, l’espoir part du local parce que, là, on va toucher à notre vie quotidienne : la mobilité, l’alimentation, le logement, la gestion des déchets, etc. On peut donc se réapproprier cela. C’est cette réappropriation qui permet de reconstruire un discours sur le fait qu’il faut aussi que l’État donne le cadre et les règles qui permettent de redéfinir un nouveau modèle de fonctionnement.

L’approche qui consiste à dire que la seule solution est d’arriver au sommet de l’État est un aveu d’impuissance comme il pouvait y avoir il y a dix ans ce discours d’impuissance de dire que les problèmes se régleront à l’échelle mondiale ou ne se régleront pas. Cela ne marche pas comme ça : c’est dans l’autre sens que l’on arrive à redéfinir nos conditions d’existence. On est obligé de penser à l’échelle de l’État. Je parlais tout à l’heure de viscosité, même si on a toujours envie de déplacer les frontières, il y a quand même des périmètres d’impact et l’État est un périmètre d’impact qui est intéressant aujourd’hui. On a une communauté de vie dans laquelle il y a une transmission de l’histoire. La France est donc une communauté de vie dans laquelle il y a une transmission de l’histoire qui fait qu’on a tous un attachement, quand bien même on appartient à plein de communautés différentes, on est alors multi-appartenants, nous avons en plus tous un lien singulier avec la France, un lien direct qui ne passe pas par des communautés.

Eric Piolle, séminaire « Construire une écologie populaire » organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Guillaume Caignaert

LVSL – Vous dites dans votre livre que réussir la transition écologique est le point de jonction entre l’ensemble des appareils de l’arc humaniste qui sont en concurrence électorale. Pensez-vous que 2022 soit l’ultime chance pour le climat, dans le sens ou si le bloc libéral macroniste ou si le bloc réactionnaire d’extrême droite gagne, nous n’aurons aucune possibilité de réduire par deux nos émissions en 2030 et de flécher nos efforts diplomatiques et commerciaux vers la transition mondiale ? Si oui, quelles conséquences politiques en tirez-vous ?

E.P. – Je ne crois pas que ce soit l’ultime chance. C’est une mécanique inversée qui me fait refuser cela. Je suis convaincu qu’un des vecteurs aujourd’hui de la peur, des angoisses de la société, qui, du coup, se retrouve en situation de burnout, c’est le fait que la crise environnementale vient tout d’un coup mettre un mur derrière la fenêtre de l’horizon. Cela est extrêmement violent pour le cerveau humain parce que sa métaphysique est faite de deux impensés : il n’arrive pas à appréhender l’infini du temps et l’infini de l’espace. Si on se vit avec cet infini bouché, on se vit dans une urgence, car il faut bien réfléchir aux solutions pour bouger et qu’en pratique l’urgence est une réponse à un danger, le danger suscite la peur qui n’est pas un vecteur de transformation. La peur vient de notre cerveau reptilien et provoque la paralysie, la soumission, la fuite en avant ou alors du combat quand l’animal est à la taille et là, ce n’est pas le cas.

La peur n’est pas un moteur d’action. Ce qui est un moteur d’action, c’est l’inspiration, la métaphysique, la spiritualité, la culture, l’art. C’est une nouvelle mythologie. Partant de cela, il n’y a jamais de point de non-retour. Le point de non-retour, on le constatera a posteriori si l’humanité disparaît ou que l’on passe de 7 milliards à 1 milliard. Avant, il n’y avait pas de trajectoire. Notre histoire humaine n’est pas faite de prolongation de courbes scientifiques, quand bien même elles seraient ultra alarmistes comme aujourd’hui. Notre histoire est faite d’événements improbables, notre avenir est fait de grains de sable qui grippent les engrenages. On ne peut pas développer une stratégie gagnante en présence d’une butée, car elle ne sera alors pas développée sur l’inspiration, mais sur la peur et le danger, et sera donc vouée à l’échec.

LVSL – Sans parler de dernière chance alors, si ce n’est pas le bloc écolo-humaniste qui gagne en 2022, pourra-t-on réduire nos émissions par deux en 10 ans comme le préconise le GIEC ? 

E.P. – Peut-être de façon ultra-radicale. C’est l’inspiration et l’entraînement à l’action qui font qu’on est débordés par nos actions et qu’on gagne en confiance. Cela fait vingt ans que je me dispute avec mon ami Pierre Larrouturou sur cette notion d’urgence parce qu’il dit toujours qu’on a une fenêtre de trois mois et que si on la rate, les choses seront plus difficiles encore. Notre désaccord vient du fait que je considère que cela ne génère pas une énergie d’action suffisante. Cela ne nous empêche pas de travailler pour que 2022 ne se passe pas comme 2017. En 2020, s’il n’y a pas une marée de villes qui enclenchent une transition écologique majeure, on pourrait craindre un échec parce que les prochaines élections seront en 2026 et qu’on ratera le coche pour 2030. On pourrait se dire que l’on a trois mois devant nous pour réussir, parce que ce n’est pas l’État qui fait les projets, il ne fait que poser un cadre.

LVSL – Tirant les leçons de l’expérience de 2017, selon vous, quel serait le scénario idéal pour 2022 ?

E.P. – On arrive à cristalliser un espace politique qui est l’espace idéologique et culturel, c’est-à-dire, un mouvement de repli sur soi, de droite et d’extrême droite, un mouvement ultralibéral sécuritaire qui s’assume pour la protection des vainqueurs du système. Pour moi, c’est ce qui est advenu avec l’effondrement du bipartisme. Le macronisme, c’est de l’entrepreneuriat politique. Avant, on avait des gouvernements de droite qui ne faisaient pas de la politique de droite et des gouvernements de gauche qui ne faisaient pas de la politique de gauche. Maintenant, on a un gouvernement ultralibéral qui fait une politique ultralibérale sécuritaire comme annoncé. Le troisième espace, c’est cet arc humaniste qui n’arrive pas à se cristalliser d’un point de vue politique alors qu’il est là d’un point de vue culturel. Dans ma lecture de 2017, si les trois candidats s’étaient retirés en disant à Nicolas Hulot qu’il serait le président d’une VIe République d’un nouveau genre, on aurait remporté les élections. Si aux Européennes on avait réussi à cristalliser cet arc humaniste, on n’aurait pas été à 10 points du duel Macron-Le Pen, mais en tête des élections. C’est ce qu’on avait vu à notre échelle à Grenoble en 2014 avec un sursaut de participation de 6 points au second tour.

LVSL – La participation à l’homogénéisation de ce troisième espace n’est-elle pas en contradiction avec un discours communaliste ? On parle de déterminer un projet national qui puisse cristalliser ce qui est déjà un acquis culturel autour d’un mouvement rassembleur.

E.P. – Je ne crois pas que ce soit autour d’un mouvement. Notre organisation sociale revendique l’égalité. Le néo-darwinisme de Macron lorsqu’il évoque les « premiers de cordée » et « ceux qui ne sont rien » brise cette égalité de fait, beaucoup plus revendiquée que par le passé. On retrouve ces nouvelles façons de faire société dans le monde de l’action de la société civile, au fonctionnement collectif, sans structure, sur un projet donné, par exemple dans le monde de l’énergie où on retrouve beaucoup de producteurs-consommateurs qui s’associent pour une mise en commun. On retrouve cette organisation dans le monde de la politique où les individus conservent leur identité, mais se retrouvent sur des projets communs à l’échelle municipale, européenne, pour la France, pour les régionales. Ces projets s’appuient sur la diversité, il ne s’agit pas d’une fusion des cultures.

Eric Piolle, séminaire « Construire une écologie populaire » organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Guillaume Caignaert

LVSL – Dans la dernière partie de votre livre vous évoquez la Commune de Paris. Vous assimilez Thiers au jacobinisme et sa répression à la peur de la liberté des Communards, « raison pour laquelle l’État central, le Paris capitale de la France a fait le choix de passer les Communards au fil de la baïonnette ». Est-ce que, pour vous, l’échelle de la gestion se confond avec une politique réactionnaire antirévolutionnaire ? Est-ce que l’État central est forcément quelque chose de réactionnaire et antirévolutionnaire par essence ?

E.P. – Cela dépend aux mains de qui il est. C’est un État qui est le plus souvent au service des puissants, quand il n’est pas dirigé par les puissants eux-mêmes. C’est la nouveauté du système Macron : maintenant on a Danone, Areva et consorts qui sont directement au pouvoir. Ce ne sont plus des visiteurs du soir et dans ces cas, il est là pour écraser ceux qui veulent reprendre en main leurs conditions de vie.

Là, on broie les aspirations profondes de gens qui souhaitent définir leurs conditions de vie parce que c’est un gouvernement réactionnaire et aussi un gouvernement qui dit que la structure et l’organisation prévalent sur la subsidiarité et la liberté de communautés auto-organisées, l’autogestion étant une menace pour le système.

LVSL – Justement, au sujet de la subsidiarité, ne serait-il pas temps d’arrêter d’opposer jacobinisme et girondisme ou décentralisation face à l’urgence climatique ? Ne pourrions-nous pas nous accorder sur un principe de subsidiarité écologique ? On ferait automatiquement ce que norme l’échelle la plus ambitieuse en termes d’écologie, que ce soit la région, la commune, l’État ou l’Europe.

E.P. – Il faut garder en tête que dans cette subsidiarité l’action déborde son cadre idéologique et appartient à plusieurs imaginaires, c’est donc quelque chose qui est fondamental pour moi. C’est-à-dire que je reconnais que dans cette diversité humaine, les imaginaires peuvent s’accorder sur une mythologie commune et que finalement, une action a le mérite de faire exploser un cadre idéologique et philosophique. On est entraîné par l’action dans laquelle on met de côté son histoire pour faire avec. Il y a donc là une production humaine qui crée du commun et qui est pour moi extrêmement riche. Autant, quand la loi est la norme, je pousse pour cette subsidiarité ; autant dans les moyens de l’action et de la transformation, le projet est beaucoup plus puissant quand il est municipaliste que quand il s’agit d’un grand plan d’État. Ce dernier fonctionne pour un rattrapage, mais peut également basculer dans le totalitarisme. Ce qui va nous faire avancer, c’est la liberté et la chance.

LVSL – Quelle est pour vous la différence entre la planification écologique et le Green New Deal dont vous parlez dans votre livre ?

E.P. – Je ne tiens pas à insister sur la différence, car je suis plutôt dans la recherche de la convergence des concepts aujourd’hui. Pour prendre l’exemple de la Smart City bourrée de capteurs et de pilotage, la cité n’est pas regardée comme un foyer humain, mais comme une sorte d’usine dont il faut optimiser les déplacements et la production de déchets des pions humains. Les humains sont considérés comme des pions dont il faudrait optimiser les actions. La Smart City, avec son pilotage total, est déshumanisée. Elle est construite sur une mythologie techno-scientiste dans laquelle on n’a pas besoin de questionner à nouveau notre humanité et nos façons de vivre. On a juste besoin de se laisser piloter par le monde techno-scientiste. À l’inverse, je crois que la ville est un foyer humain qui concentre des solidarités, de la production de connaissances, de culture, d’échanges, que c’est profondément humain et que nous regardons la Smart City à rebours de ce qui est communément admis dans la littérature techno-scientiste. Nous ne sommes pas technophobe par principe, mais ça ne peut s’impliquer que dans une conversion humaine et l’exercice de la liberté humaine. Je n’ai pas envie de vivre avec une multitude de capteurs et suivant les préceptes de gens qui me pousseraient à avoir des comportements écologiques comme ils ont essayé de me pousser à consommer de façon compulsive. C’est une atteinte à mon humanité.

LVSL – Comment liez-vous « Liberté, égalité, fraternité » avec votre devise « Garantir, chérir et nourrir » ?

E.P. – Je n’ai pas encore réfléchi à cette question, qui est intelligente. J’aime bien les triptyques, cela me parle. Si je faisais un pendant, ce que j’ai cherché à faire c’est dire qu’on va se décaler du développement durable pour aller vers ce triptyque pour mener des actions qui garantissent des sécurités, chérissent les biens communs, nourrissent de sens et qui atteindront les trois échelles : l’individu dans sa solitude, le collectif (l’individu organisé) et l’institution (l’individu organisé en société). Comme dans le triptyque « Garantir, chérir et nourrir », la devise « Liberté, égalité, fraternité » parle à la fois à l’individu, au collectif et à l’individu organisé en société. C’est là que je situe le parallèle.

L’hydrogène : quel rôle dans la transition énergétique ?

L’hydrogène suscite une effervescence croissante. En juin dernier, l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) a publié son premier rapport dédié à ce combustible de synthèse, décrivant ses nombreux usages énergétiques et industriels, et les possibilités qu’il offre, dans un futur proche, pour d’importantes réductions d’émissions de CO2. Qu’en est-il vraiment ? Qu’est donc cette molécule, comment peut-elle être produite et utilisée, et comment distinguer emballement technophile et opportunités concrètes et économiquement réalistes ?


La molécule énergétique par excellence

Commençons par une once de chimie. Ce qu’on appelle communément hydrogène, c’est la molécule de dihydrogène H2 qui est, avec celle d’Hélium He, la molécule la plus légère. À température et pression ambiantes c’est un gaz très peu dense (90 g/m3), qui ne se liquéfie qu’à -253 ºC, soit 20 K (« 20 Kelvin », i.e. 20 degrés au-dessus du 0 absolu de température). Le grand intérêt de l’hydrogène réside en ce que cette molécule, étant très faiblement liée, a un contenu énergétique énorme. Par unité de masse, l’hydrogène contient en effet 3 fois plus d’énergie que le pétrole ou n’importe quel hydrocarbure fossile (charbon, gaz, etc.). On peut comprendre assez intuitivement la chose en considérant les réactions de combustion. Une « combustion », c’est le fait de brûler un « combustible » en le faisant réagir avec de l’oxygène O2, sachant que l’oxygène est, lui, au contraire, très fortement liant. La réaction de combustion retire l’hydrogène des molécules, elle l’oxyde, i.e. le combine à l’oxygène, ce qui donne de l’eau H2O, tandis que le déchet énergétique, pour les combustibles carbonés, est le dioxyde de carbone CO2, molécule dépourvue d’énergie chimique. Les molécules hydrogénées, ou moins oxydées – on dit aussi « réduites » –, tels les combustibles fossiles (hydrocarbures), les sucres, graisses, et autres molécules organiques, sont donc porteuses d’énergie chimique, tandis que les molécules plus « oxydées » en sont vidées. Ainsi, oxygène et hydrogène sont en quelque sorte le Ying et le Yang de la chimie organique, de l’énergie, et même de la vie sur Terre. La réaction de combustion nous éclaire aussi sur le nom « hydro-gène » : substance provenant de l’eau, et qui génère de l’eau lorsque la molécule qui le contient est brûlée.

Un gaz industriel déjà omniprésent, aux potentialités multiples

L’hydrogène pur n’existe pratiquement pas dans la nature, étant trop réactif de par son haut contenu énergétique. Ce n’est pas un combustible naturel, mais plutôt un « vecteur énergétique », parce qu’il est pratiquement toujours produit et utilisé par l’homme pour transporter de l’énergie entre une source primaire et un usage final.

L’hydrogène est loin d’être une « technologie nouvelle », il est déjà massivement présent dans notre système énergétique et industriel actuel.

L’hydrogène est loin d’être une « technologie nouvelle », il est au contraire massivement présent dans notre système énergétique et industriel actuel. La production annuelle d’hydrogène pur atteint 73 Mt (millions de tonnes) de par le monde, auxquelles s’ajoutent 42 Mt d’hydrogène produit au sein de mélanges gazeux dont il n’est pas isolé, comme l’illustre la Fig. 1. La production « dédiée » de 73 Mt d’hydrogène cause l’émission de 830 Mt de CO2 par an, soit 2,5 % des émissions globales de CO2, car aujourd´hui environ 2/3 de l’hydrogène est produit à partir de gaz naturel, par reformage du méthane, et 1/3 environ par gazéification du charbon. Ainsi, la production d’hydrogène pur consomme 6 % du gaz naturel, et 2 % du charbon à échelle globale [1]. On ne peut pas dire que l’hydrogène soit un composant mineur de nos économies ! Mais comme ses usages sont industriels, il est peu connu du consommateur final.

Figure 1 : Production d’hydrogène selon usages finaux, de 1975 à 2018. De bas en haut, barres de gauche : raffinage, production d’ammoniac, autres usages sous forme pure. Barres de droite : production de méthanol, réduction directe du fer, autres usages en mélange. Source: [1]
En effet, l’hydrogène est produit dans des réacteurs industriels fermés, souvent dans de gros complexes chimiques, et passe sa vie dans des tuyaux jusqu’à son usage final. Comme le montre la Fig. 1, l’hydrogène est aujourd´hui avant tout utilisé comme vecteur chimique d’énergie, agent réducteur (i.e. désoxydant) ou précurseur d’autres molécules énergétiques [2]. Sa première utilisation (38 Mt) est dans le raffinage de pétrole (5 à 10 kg d’hydrogène par tonne de brut), dont il permet de retirer le soufre et autres impuretés. Comme agent réducteur, il est également utilisé (mélangé) en sidérurgie, remplaçant une petite part du charbon, notamment par la technique de réduction directe du fer, en anglais DRI, qui pourrait aussi fonctionner avec de l’hydrogène pur. Comme précurseur chimique, l’hydrogène est massivement utilisé pour produire, en premier lieu (32 Mt), l’ammoniac NH3, qui est le précurseur de tous les engrais azotés au monde, et de la plupart des explosifs. Combinés à du carbone (le plus souvent du monoxyde de carbone CO obtenu du même combustible fossile), 12 Mt d’hydrogène sont utilisés pour produire le méthanol (CH3OH). Cet alcool, le plus simple, est précurseur d’une vaste progéniture de matières plastiques et autres produits chimiques (solvants, colles, etc.), et est aussi un combustible pouvant être mélangé à l’essence, notamment en Chine. Enfin, l’hydrogène est aussi utilisé dans l’industrie agroalimentaire, la production de verre, etc.

En tant que combustible, l’hydrogène, gaz invisible et inodore, est un véritable concentré d’énergie, qui brûle très facilement, ce qui présente un certain danger d’explosion. Néanmoins, sa légèreté fait qu’il se disperse très rapidement dans l’air en cas de fuite. Il peut brûler en milieux gazeux, par exemple pour la production électrique en remplacement de gaz ou de charbon (usage encore peu développé, mais nécessaire à terme pour pallier les creux de productions d’ENR), et également dans des fours industriels, notamment en sidérurgie, ou dans des brûleurs domestiques pour chauffage et cuisson. On peut noter que le « gaz de ville », avant l’arrivée du gaz naturel (méthane) à partir des années 1950, était du gaz de charbon, contenant un mélange d’H2, CO, CH4, etc. – i.e. l’hydrogène a longtemps fait partie de l’énergie domestique courante !

La combustion de l’hydrogène peut aussi être réalisée dans des piles à combustible (PAC), dispositifs électrochimiques portables (inverses des électrolyseurs décrits plus bas) qui font réagir un combustible avec l’oxygène de l’air pour produire directement de l’électricité. Les PAC assurent une combustion propre, n’émettant que de la vapeur d’eau, avec une haute efficacité de presque 60 %, supérieure à celle d’un moteur thermique de voiture qui est plutôt de 36-42 %. Une PAC peut alimenter un moteur de véhicule (comme la flotte de taxis parisiens, 600 prévus pour fin 2020), de bus, de trains (déjà un train en fonctionnement en Allemagne), de navire, ou bien une station électrique autonome dans une zone reculée hors réseau, une station spatiale, un bâtiment, etc. Leur inconvénient majeur est leur coût encore élevé, près de 20 000 euros aujourd´hui pour une PAC de voiture.

De l’hydrogène gris a l’hydrogène vert

Si l’hydrogène est aujourd´hui majoritairement sale, ou « gris », car issu de fossiles, il peut aussi être « vert », i.e. produit à partir d’énergies renouvelables (EnR). On sait en effet le produire depuis le XIXe siècle par « électrolyse », en appliquant de l’électricité à de l’eau, pour casser la molécule H2O en hydrogène H2 et oxygène O2. L’efficacité de conversion de l’énergie électrique à chimique (restituable par combustion) est typiquement de 60-70 %, allant jusqu’à 80 % avec des technologies émergentes à haute température.

La production électrolytique d’hydrogène n’est, elle non plus, pas nouvelle ! Elle a en particulier été massivement utilisée des années 1920 aux années 1990, pour produire l’ammoniac des engrais, à partir d’hydroélectricité, en Norvège pour l’Europe, à Assouan en Égypte, au Canada, au Zimbabwe, avec des électrolyseurs de plus de 100 MW de puissance, et de manière rentable [2]. C’est l’arrivée du gaz à bas prix dans les années 1960 qui a permis à ce combustible fossile de détrôner l’hydrogène vert.

L’hydrogène vert Issu d’hydroélectricité a été massivement utilisé des années 1920 aux années 1990, pour produire l’ammoniac des engrais azotés

La troisième catégorie est l’hydrogène dit « bleu », produit de manière standard à partir de gaz ou charbon, mais avec capture et séquestration du CO2 émis, généralement dans des réservoirs gaziers ou pétroliers abandonnés. Il faut néanmoins signaler que la filière d’enfouissement souterrain du CO2, bien que déjà existante, ne suscite pas toujours la plus grande confiance, à cause du risque toxique en cas de fuite, des problèmes d’acceptabilité, des incertitudes sur la maturité et les coûts de même qu’à cause du risque moral inhérent, puisqu’elle permet de « verdir » une industrie en façade, mais sans rien changer à ses procédés, sauf la capture et la gestion du déchet final. Le fait que ce soient les industriels des fossiles qui la promeuvent en premier lieu présente aussi un risque de conflit d’intérêts par rapport aux informations présentées comme scientifiquement neutres sur la prétendue maturité et faisabilité de la filière.

Un enjeu majeur, aujourd’hui, pour la transition énergétique est d’arriver à produire, massivement et à bas coûts, de l’hydrogène vert par électrolyse ou, éventuellement, en phase transitoire, de l’hydrogène bleu si la séquestration du CO2 s’avérait localement fiable et réelle. Mais à terme, seule la filière verte est authentiquement durable et vertueuse.

Transformer les EnR électriques variables en combustibles stockables et transportables

Le gros intérêt de l’électrolyse est que, moyennant la perte d’1/3 de l’énergie utilisée, on transforme une électricité variable, par exemple solaire ou éolienne, disponible selon la météo, difficile à stocker et à transporter, en un vecteur énergétique matériel et stable, qui peut alors être stocké à coûts beaucoup plus modérés (environ 100 fois moins cher que le stockage électrique en batterie, voire 10 000 fois moins si des cavités souterraines peuvent être utilisées), et transporté en tuyaux, pipelines, bateaux, etc., ce qui représente des avantages considérables. En effet, par passage de l’électricité (flux) à la substance (stock), on s’affranchit de la variabilité temporelle et on réduit fortement les coûts de stockage et transferts temporels qui sont aujourd’hui, probablement, le frein principal au déploiement des EnR.

Ainsi, l’hydrogène représente un levier essentiel de la transition des énergies fossiles climaticides vers les EnR. D’une part, parce que sa production par électrolyse est flexible, pouvant suivre les courbes de production électrique solaire ou éolienne qui sont fortement variables, et aussi, en absorber les excès massifs qui deviennent inévitables à fort déploiement, constituant ainsi une voie de stockage énergétique. Mais aussi, parce que l’hydrogène opère un « couplage » entre le secteur électrique, d’où est attendue la majeure partie de la production primaire d’énergie décarbonée, dans tous les principaux scénarios de transition énergétique (du fait des potentiels mondiaux du solaire et de l’éolien), vers le secteur des combustibles, aujourd’hui très majoritairement fossiles (gaz, pétrole, charbon), qui sont la colonne vertébrale de notre civilisation, fournissant plus de 80 % de l’énergie primaire dans le monde, pour tous les secteurs économiques.

Ainsi, parce qu’il permet de transformer l’électricité renouvelable en combustibles gazeux et liquides, l’hydrogène constitue le « maillon manquant » permettant de concevoir la décarbonation de tous les secteurs, et non pas seulement de l’électricité, qui bien sûr doit être décarbonée, mais trop souvent monopolise le débat public alors qu’elle ne représente actuellement qu’environ 40 % de la consommation énergétique primaire, et 20 % des usages énergétiques finals.

De l’hydrogène aux combustibles de synthèse

Le gros inconvénient de l’hydrogène, c’est son insoutenable légèreté ! En effet, étant la molécule la plus petite et légère, il reste, pour un combustible, difficile et coûteux à stocker et à transporter. Avec seulement 90 g d’H2 par m3 à pression ambiante, il est nécessaire pour le transporter de le comprimer fortement, ou alors le liquéfier, mais cela demande de refroidir à -253 °C, et consomme l’équivalent de 30 % de son énergie… Autre souci, l’hydrogène est une molécule tellement petite qu’elle fuit très facilement, et peut même se faufiler et diffuser à travers certains matériaux, notamment l’acier, qu’elle finit par fragiliser. C’est pourquoi les réservoirs à hydrogène sont environ 100 fois plus chers que les réservoirs pour gaz usuels.

Par exemple, pour une voiture à hydrogène avec 500 km d’autonomie, il faut un réservoir de 5 kg d’hydrogène, comprimé à 700 bars, fait d’acier, fibres de carbone et polymères, qui pèse, lui, 87 kg. Un camion transportant des cylindres d’hydrogène, transporte essentiellement de la ferraille ! Si ce réservoir ne coûte qu’environ 2 000 euros (contre environ 20 000 euros pour une batterie électrique de voiture), ce sont les coûts tout le long de la chaîne de valeur, de la production à la distribution, qui rendront l’hydrogène onéreux à la pompe.

Pour les mêmes raisons, l’hydrogène n’est généralement pas injectable directement dans les réseaux de gaz à plus de 10-20 % en volume (soit seulement 3-6 % en énergie), ce qui est bien dommage, car alors il aurait facilement pu décarboner une grande quantité d’usages (chauffage, cuisson, usages industriels) à partir de l’immense infrastructure disponible que sont les réseaux de gaz, dont la valeur aux USA par exemple, est estimée à 1 000 milliards de dollars [3]. Pour ces raisons, dans de nombreuses applications, il peut être plus efficace économiquement, voire indispensable, de transformer l’hydrogène en molécules plus lourdes.

On parle alors des « combustibles de synthèse » : la stratégie étant de faire comme les plantes qui dans la photosynthèse, en plus d’arracher l’hydrogène à l’eau grâce à l’énergie solaire, le « recollent » sur des squelettes carbonés, plus lourds, obtenus à partir du CO2 de l’air, produisant ainsi des hydrates de carbone naturels (sucres, etc.). Pour nous humains, deux approches pour alourdir le combustible hydrogène sont principalement considérées.

La première consiste à transformer l’hydrogène H2 en ammoniac NH3 déjà évoqué, précurseur de tous les engrais azotés, dont on dit qu’ils assurent la moitié de l’alimentation humaine globale. La synthèse de l’ammoniac se fait par combinaison avec l’azote N2 de l’air à travers le célèbre procédé Haber-Bosch (doublement nobélisé), qui a permis à partir des années 30, de remplacer les engrais azotés naturels, issus de nitrates ou guano, par les engrais de synthèse. L’ammoniac n’est pas seulement intéressant à décarboner en soi, il peut aussi être un combustible d’usages variés, ayant, par exemple alimenté des bus en Belgique pendant la Seconde Guerre mondiale. Malgré sa toxicité, il a été massivement utilisé pendant des décennies avec un historique d’accidents très faible, et les techniques pour le transporter et stocker sont largement mûres et disponibles, par exemple, avec 5 000 km de pipelines dans le Midwest américain à partir des ports du Texas, pour l’utilisation en engrais.

La seconde approche consiste, comme les plantes, à accrocher l’hydrogène à des atomes de carbone, à partir de CO2, et de produire ainsi des hydrocarbures de synthèse (méthane, diesel ou kérosène de synthèse), ou des alcools, principalement le méthanol. Tous ces procédés sont déjà bien connus et technologiquement mûrs. La question majeure, aujourd’hui, est de les adapter à fonctionner avec de l’hydrogène électrolytique vert, dont le flux de production est fortement variable et non plus continu comme celui de l’hydrogène issu de fossiles dans l’industrie chimique actuelle. Cette variabilité est gérable via divers types de flexibilité ou stockages, mais toutes ont des coûts qui doivent être compris et maîtrisés (voir par ex. [4]).

Les électro-combustibles verts permettent de planifier la décarbonation des secteurs les plus contraignants : transport aérien, maritime, industrie lourde

Avec ces électro-combustibles verts, on peut alors envisager de décarboner les secteurs les plus contraignants, par exemple le transport aérien (avec du kérosène de synthèse) et maritime (plutôt avec de l’ammoniac), pour lesquels l’utilisation de batteries géantes est impensable et celle d’hydrogène difficile, du fait du poids, du volume et du coût des réservoirs nécessaires. Ainsi, le constructeur de moteurs navals MAN annonce que le premier moteur maritime à ammoniac pourrait être en utilisation début 2022 [5].

L’avantage de l’ammoniac vert, est que pour le produire on n’a besoin que d’électricité verte, d’eau et d’air (puisque l’atmosphère contient 80 % d’azote), alors que les hydrocarbures de synthèse ou le méthanol, plus commodes à l’usage, demandent de trouver du CO2, qui dans l’air est très dilué (0.04% en volume) et dont la capture atmosphérique directe demande beaucoup d’énergie et coûte encore cher. C’est pourquoi, pour les combustibles carbonés de synthèse, l’industrie se tourne plutôt pour l’instant vers les sources industrielles de CO2 issu de la combustion de fossiles, ce qu’on appelle capture et usage du CO2, ou « recyclage du CO2 ». Dans un tel schéma, l’atome de carbone C porteur d’énergie hydrogénée est utilisé une 1re fois dans la combustion initiale classique, puis, après captage et recyclage du CO2 émis, une 2e fois dans le combustible de synthèse. Ce recyclage réduit le bilan d’émissions environ de moitié, mais ne permet pas d’atteindre la neutralité carbone qu’il est aujourd’hui vitalement nécessaire de planifier.

Une voie prometteuse est l’utilisation de biomasse, dont le contenu en carbone excède d’un facteur 2 à 4 son contenu en énergie, ce qui veut dire, par exemple, qu’en injectant de l’hydrogène dans un méthaniseur à base de déchets agricoles ou urbains, au lieu de produire environ 40 % de méthane et 60 % de CO2, on pourrait « booster » la production de méthane d’un facteur 2,5 par apport d’hydrogène vert, où l’énergie viendrait pour 1/3 de la biomasse, et pour 2/3 de l’hydrogène vert.

Des coûts en déclin, un boom imminent ?

D’après l’AIE, l’hydrogène gris (sale) coûte aujourd’hui 1 à 1,7 $/kg à produire, le vert, 2 à 5 $/kg [1], dépendant essentiellement du coût de l’électricité renouvelable, mais ce coût pourrait baisser rapidement, à l’image des spectaculaires baisses de coûts qu’ont connus dans la dernière décennie les EnR solaires et éoliennes, qui sont aujourd´hui dans de nombreux pays, les sources d’électricité les moins chères, grâce à l’apprentissage et à la massification des productions. Ainsi, selon plusieurs analyses récentes dont celles de l’AIE [1] ou de BNEF [6], l’électricité solaire ou éolienne, coûtant déjà moins de 30 $/MWh à produire dans les géographies favorables (Moyen-Orient, Chili, Inde, Chine, etc.), permettra incessamment de produire de l’hydrogène vert à moins de 2 $/kg, proche du niveau de l’hydrogène bleu, ou même gris, et moins de 1,5 $/kg en 2030-2040. Alors, il devient pensable de l’utiliser pour décarboner de très nombreuses applications, sans qu’une forte taxation carbone soit nécessaire pour assurer sa compétitivité face à l’hydrogène gris.

L’effervescence de l’hydrogène vert se mesure actuellement au saut d’échelle spectaculaire des projets annoncés. En 2018, 135 MW d’électrolyseurs avaient été vendus dans le monde au total [6], avec beaucoup de petits projets ou pilotes de quelques MW au plus. En septembre dernier, le projet australien Moranbah, par exemple, annonce d’un seul coup 160 MW d’électrolyseur [7], pour de la production d’ammoniac vert ! Plusieurs annonces similaires ont également eu lieu récemment, notamment au Chili ou en Chine. Et sont même en discussion, encore en Australie, des projets de plusieurs GW [8], du fait de l’immense potentiel solaire et éolien (et combiné), et du rôle stratégique que ce pays se voit jouer en tant qu’exportateur d’EnR combustibles, et de la volonté affirmée du Japon, notamment, d’importer des EnR qu’il ne peut pas produire sur son territoire trop exigu et densément peuplé. Ainsi, l’hydrogène, ou plutôt ses dérivés, transportables par navires, sont appelés à devenir les vecteurs du commerce international d’EnR depuis les pays fortement dotés, vers ceux dont le potentiel domestique est insuffisant, ou trop cher à exploiter.

Malgré des coûts de production en déclin rapide, les coûts d’infrastructures, de transport et d’usage restent élevés

Si un essor de l’hydrogène vert paraît donc se profiler grâce à la chute attendue de ses coûts de production, il faut noter en revanche que les coûts des infrastructures de transport, de distribution, et des équipements d’usage peuvent être un obstacle fort selon les usages. Par exemple, pour la mobilité légère, pour que le coût de combustible par km soit à parité avec de l’essence à 1,5 €/L, il faut que l’hydrogène coûte 9 €/kg à la pompe, ce qui est presque déjà le cas en France avec un prix actuel de 10-12 €/kg. Mais dans ce prix (qui est pour de l’hydrogène gris), ce qui domine largement sont les coûts de transport et des bornes de distribution pressurisée. Et surtout, le principal obstacle reste le coût très élevé des véhicules, autour de 60 000 €, dont on espère néanmoins de fortes baisses à venir, notamment pour les PAC dont le prix pourrait être divisé par 4 à long terme, selon l’AIE [1].

Et en Europe, et en France ?

L’Europe et la France se veulent pleinement partie prenante. En France 900 000 t d’hydrogène gris sont actuellement produites par an, émettant 11 Mt de CO2, soit 2,8 % des émissions domestiques. Le plan Hulot pour l’hydrogène de juin 2018 avait astucieusement priorisé le développement des filières hydrogène propre sur les usages industriels massifs déjà présents, à commencer par le raffinage de pétrole. Il serait en effet néfaste de voir l’hydrogène comme un gaz exotique, et ne le penser qu’à travers la voiture à hydrogène, car ce développement-là requiert un déploiement d’infrastructures lent et difficile à rentabiliser tant que les utilisateurs sont peu nombreux, alors qu’un déploiement massif de l’hydrogène vert est urgent pour faire baisser les coûts de production et de distribution, et supprimer déjà les émissions de CO2 de l’hydrogène gris actuel et bien au-delà. C’est donc au sein des complexes industriels, généralement portuaires, que les meilleures opportunités sont présentes. En parallèle, le plan Hulot visait à appuyer la pénétration de l’hydrogène vert dans la mobilité, mais plutôt pour les usages longue distance ou fortes charges y compris le remplacement de trains diesel sur les petites lignes où l’électrification paraîtrait trop chère à installer, les camions, des utilitaires légers, des bus, et aussi des flottes captives comme les véhicules logistiques dans des ports. Il est cependant regrettable que le plan Hulot, de 100 M€/an, n’ait pas été approuvé et budgété, posant toujours la question de l’effort économique acceptable par notre système de gouvernance crispé sur l’exigence de croissance et de compétitivité…

Les meilleures opportunités pour amorcer le déploiement de l’hydrogène vert se trouvent au sein des complexes industriels, généralement portuaires

Le port de Rotterdam, 1er port d’Europe, est fortement positionné [8] du fait de la forte demande locale de 400 000 t d’H2 par an pour le raffinage, et de l’infrastructure présente. Air Liquide opère en effet déjà 900 km de pipelines d’hydrogène, connectant Rotterdam, Anvers et Dunkerque, comme le montre la Fig. 2. La proximité de la mer du Nord et de ses excellentes ressources éoliennes offshore, permet de concevoir divers schémas allant de la production d’hydrogène vert à l’hydrogène bleu à partir de méthane importé et enfouissement du CO2 sous la mer, technique pour laquelle la Norvège est pilote.

Figure 2 : Schéma du réseau Air Liquide de 900 km de pipelines à hydrogène, connectant Rotterdam, Anvers et Dunkerque. Source : [9]
En France, les deux plus gros projets sont proposés par H2V près de Dunkerque et Le Havre, pour des capacités de 200 MW d’électrolyseurs pour produire 28 000 t d’H2 par an chacun, un peu inférieurs aux 400 MW proposés à Rotterdam, ayant pour but de substituer de l’hydrogène fossile en raffinerie, et d’injecter partiellement dans les réseaux de gaz. À titre de comparaison, la quantité d’hydrogène pour un seul de ces projets de 200 MW, correspond à la consommation de 280 000 voitures à hydrogène (roulant 20 000 km/an), alors que la flotte française caracole à ce jour à 500 véhicules… On comprend bien que pour amorcer le déploiement de la filière, ce sont les applications industrielles qu’il faut viser en premier.

Un rôle crucial à jouer dans la transition énergétique, sous réserve de sobriété avant tout

De par ses multiples usages possibles, et son rôle éminemment pivot en tant que molécule énergétique essentielle connectant l’électricité et les combustibles, il est aujourd’hui devenu clair que la question n’est plus si l’hydrogène propre (bleu, mais surtout vert) peut ou doit jouer un rôle majeur dans la transition énergétique. C’est un fait à présent établi pour les analystes et décideurs. C’est même un fait tangible puisque son verdissement (production à partir d’EnR) et son essor dans les usages industriels classiques (raffinage, ammoniac) et au-delà, a commencé, et que les projets pilotes et incessamment commerciaux se multiplient pour utiliser l’hydrogène vert dans le transport lourd et longue distance, la sidérurgie (qui émet la bagatelle de 7 % du CO2 anthropique lié à l’énergie), etc. Aujourd’hui, l’enjeu, pour les politiques publiques, est de mesurer et planifier intelligemment les potentiels, les routes, les logiques à suivre, car il s’agit de déployer, à échelle temporelle très courte par rapport aux précédentes révolutions industrielles (moins de 20 ans pour répondre à l’urgence climatique), une infrastructure de production d’EnR, d’hydrogène, de combustibles de synthèse, et de transport, stockage et dispositifs pour utiliser ces matières énergétiques, à l’échelle suffisante pour remplacer le gros des fossiles.

Les questions posées par l’hydrogène sont complexes, puisqu’il intervient de multiples manières, et doit être pensé en synergie avec les autres outils de la transition énergétique, par ordre d’importance (selon nous) : la sobriété, les EnR (dont biomasse), l’efficacité énergétique, le nucléaire, la séquestration de CO2, avec les réserves nécessaires majeures pour les deux derniers. L’écueil évident serait de croire à une solution miraculeuse, permettant de faire perdurer le mythe de la croissance économique infinie soudain devenue verte (ou immatérielle), « découplage » qui ne s’est jamais vu et surtout pas à l’échelle aujourd’hui nécessaire, et n’a aucune raison de tomber du ciel, bien au contraire même du fait de la dégradation écologique en cours -comme l’explique par exemple, le récent rapport « Decoupling Debunked » [10].

Ainsi l’hydrogène même vert, en aucun cas ne pourrait faire perdurer la gabegie énergétique actuellement alimentée par les combustibles fossiles, dont la commodité d’usage n’a d’égale que leur pouvoir de destruction écologique universel. Pour la transition, ni l’hydrogène ni aucune autre technologie ne peut nous dispenser de nous attaquer en premier lieu à l’insoutenable niveau global de consommations énergétiques et matérielles, en passe de détruire l’essentiel de la vie sur Terre. Le premier défi, c’est de stopper la logique productiviste qui sous-tend la croissance économique et celle des flux physiques causés par les humains.

Affirmons donc fermement que non, l’hydrogène vert ne sortira pas l’humanité de sa folie énergétique actuelle ni du péril climatique. Son déploiement massif est souhaitable et pourra être compétitif financièrement, dans les cas faciles. Mais ce déploiement à l’échelle nécessaire pour la décarbonation profonde, vers la neutralité carbone, implique des choix qui doivent être faits sans tarder, bien que coûteux, souvent difficiles, demandant un déploiement industriel des EnR phénoménal, et des efforts économiques aujourd´hui inconcevables pour les décideurs. En effet cette décarbonation profonde demande de choisir volontairement des hausses de coûts -dont l’abandon des investissements dans les filières fossiles avant amortissement n’est pas le moindre- et des pertes de compétitivité majeures, ce qui implique d’organiser la baisse de la production industrielle et des consommations finales à échelle globale. Notons que ce propos ne considère même pas les autres limitations à l’économie planétaire que pose la disponibilité des ressources matérielles [11], du terrain pour installer les EnR dont l’emprise au sol est très largement supérieure à celle de l’extraction des fossiles, ainsi que les multiples autres pollutions industrielles, qui ne font que rajouter des arguments lourds pour un besoin urgent de sobriété organisée.

La transition énergétique doit être tricotée avec les deux aiguilles que sont la technologie et la sobriété organisée

On peut se représenter la transition comme un tricotage avec deux aiguilles. La première est la technologie, qui est essentiellement déjà présente (et dont l’hydrogène fait partie), avec des gains de rendements et d’efficacités incrémentaux possibles, mais pas de progrès révolutionnaire à prévoir ni à espérer. La tendance actuelle en effet est souvent plutôt au déclin global des efficacités dû à la raréfaction progressive des ressources, parfois déjà proche de critique (voir [11]), et aux pollutions. La seconde aiguille, fondamentalement plus importante, mais beaucoup plus problématique aujourd’hui, est celle de la visée civilisationnelle de fond. Seule une logique de sobriété collective, et donc de « décroissance », assumée et organisée dans la justice sociale et géopolitique, visant à réduire les consommations énergétiques et matérielles à un niveau soutenable (et donc, certainement aussi, le PIB), peut permettre de tricoter la transition nécessaire devenue urgence absolue. Ceci, en assurant d’abord les besoins basiques de chaque être humain, donc, en supprimant les consommations fastueuses ou superflues, celles des riches et surtout dans les pays riches. C’est donc par un rappel urgent et lucide à la nécessaire bifurcation vers la sobriété organisée, comme changement de paradigme, que nous concluons cet article à visée initiale technologique. 

Références :

[1]  IEA. The Future of Hydrogen. OECD, Paris, 2019.

[2]  Philibert C. Renewable energy for industry. IEA, OECD, Paris, 2017.

[3]  Webber ME. Power trip – A story of energy. New York: Basic Books, 2019.

[4]  Armijo J, Philibert C. Flexible production of green hydrogen and ammonia from variable solar and wind energy: Case study of Chile and Argentina. International Journal of Hydrogen Energy, 2020 ; 45:1541–58. https://doi.org/10.1016/j.ijhydene.2019.11.028.

[5]  Brown T. MAN Energy Solutions: an ammonia engine for the maritime sector. Ammonia Energy Association, 2019. https://www.ammoniaenergy.org/articles/man-energy-solutions-an-ammonia-engine-for-the-maritime-sector/.

[6]  BNEF. Hydrogen: the economics of production form renewables. Costs to plummet, 2019.

[7]  ARENA. Renewable hydrogen could power Moranbah ammonia facility. Australian Renewable Energy Agency, 2019. https://arena.gov.au/news/renewable-hydrogen-could-power-moranbah-ammonia-facility/.

[8] Maisch M. Siemens backs 5 GW green hydrogen plan for Australia. PV Magazine International, 2019. https://www.pv-magazine.com/2019/10/08/siemens-backs-5-gw-green-hydrogen-plan-for-australia/

[9]  Smart Port. Rotterdam Hydrogen Hub. 2019.

[10]  EEB. Decoupling debunked – Evidence and arguments against green growth as a sole strategy for sustainability, 2019.

[11] Bihouix P. L’Âge des low-tech : Vers une civilisation techniquement soutenable. Seuil, collection Anthropocène ; 2014.

 

« Les communes n’ont pas suffisamment de moyens humains pour développer des politiques énergétiques efficaces » – Entretien avec Géraud Guibert

Géraud Guibert, entretien LVSL, Paris – Photo © Clément Tissot

Géraud Guibert, conseiller maître à la Cour des comptes, a notamment été directeur de cabinet de la ministre de l’Écologie à partir de 2012 et est actuellement le président de La Fabrique Écologique, un think tank pluraliste et transpartisan dédié à la transition écologique et partenaire de LVSL à l’occasion du séminaire « Construire une écologie populaire » à la Sorbonne, le 23 novembre 2019. Dans cet entretien, nous revenons sur une de leurs dernières notes, consacrée au rôle des communes dans la réduction des émissions de carbone. L’occasion de constater les faiblesses de l’accompagnement des acteurs locaux, à quelques semaines des élections municipales. Entretien retranscrit par Dany Meyniel, réalisé par Pierre Gilbert.


LVSL – Vous avez récemment présidé un groupe de travail de La Fabrique Écologique ayant rédigé une note intitulée Les communes, les intercommunalités et l’action climatique : comment accélérer la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Vous tirez plusieurs constats, notamment que les outils de mesure de gaz à effet de serre sont souvent inefficaces et mal utilisés à l’échelle locale. Pourriez-vous revenir sur ce constat et sur ce que vous voulez dire par là ?

Géraud Guibert – Pourquoi ce travail, de La Fabrique Écologique, sur les collectivités locales et le climat ? Les différents pays, la France en particulier, sont en retard par rapport aux objectifs des Accords de Paris, eux-mêmes insuffisants pour stabiliser le climat à l’horizon 2050. Ce retard concerne d’abord l’État, mais il est légitime de se demander si les différents acteurs de la société comme les entreprises, les collectivités locales voire les citoyens sont dans la même situation. Notre conviction est que le sujet du climat concerne tout le monde et qu’il est important que chacun, dans son domaine, suive la bonne trajectoire.

Les collectivités locales jouent un rôle de plus en plus grand dans les négociations climatiques, y compris aux États-Unis par exemple, où malgré Donald Trump, toute une série d’entre elles agissent vigoureusement pour le climat. Dans notre pays, 70% des investissements pour la transition écologique et énergétique doivent être mis en œuvre par les collectivités locales, principalement les communes et les intercommunalités. Il est donc important de savoir précisément où elles en sont, en particulier pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.

L’enquête menée montre malheureusement qu’elles utilisent très peu les outils de mesure et de suivi à leur disposition, que ce soit pour les émissions de gaz à effet de serre ou, tout simplement, leur consommation énergétique. Du coup, les citoyens n’ont pas une vision précise des résultats globaux de l’action climatique de leurs élus et du chemin restant à parcourir. Or, pour que chacun agisse vraiment, il est important qu’ils aient confiance dans l’action menée, et donc une visibilité sur elle. Tous les outils existent pour mesurer les gaz à effet de serre, mais peu de communes (voire aucune) ne mesure tous les ans celles de leurs services municipaux (c’est-à-dire de leurs patrimoines, bâtiments ou activités directes, par exemple les véhicules qu’ils utilisent). Peu dispose d’un dispositif de suivi permettant de mesurer la cohérence entre le chemin parcouru et la trajectoire souhaitable de réduction dans les années qui viennent.

Il y a deux catégorie d’émissions de gaz à effet de serre pouvant être mesurées, celles des services municipaux (cf. supra) et celles du territoire. Ces dernières comprennent les émissions de l’ensemble des acteurs publics ou privés y étant implantés. Il y a ainsi une confusion générale entre ces deux notions. Chacune a son importance, mais c’est de la première que les collectivités ont une responsabilité directe.

LVSL – Si on prend l’exemple d’une usine implantée sur le territoire d’une commune, les émissions de gaz à effet de serre que produit l’usine sont comptabilisées au niveau du territoire mais la commune n’a pas d’impact dessus.

G.G  C’est tout à fait juste. Mesurer les émissions territoriales de gaz à effet de serre est plus compliqué et l’interprétation des résultats est nécessairement ambigüe : il suffit qu’une nouvelle usine vienne sur le territoire et vous augmentez fortement vos émissions, ce qui est évidemment un peu paradoxal et entraîne une vraie difficulté pour faire comprendre cet outil. En tous cas, il est très important d’avoir dans ces domaines des messages clairs et fiables, en particulier vis-à-vis des citoyens.

Géraud Guibert, entretien LVSL, Paris – photo © Clément Tissot

LVSL – Si les élus ne font pas ces expertises-là, pourquoi ? N’y a-t-il pas assez d’experts disponibles ? Les collectivités territoriales supérieures types régions, départements ne détachent pas des gens pour calculer ces émissions, ce qui évidemment a un coût ?

G.G – En fait, les raisons sont multiples. De nombreux élus continuent à considérer que ce n’est pas un sujet dont ils ont à traiter, et il faut espérer que ce type de réaction disparaîtra après les prochaines élections municipales.

Un certain nombre de communes manque en outre de moyens humains pour mener ces expertises dans de bonnes conditions. Ce n’est pourtant pas très compliqué, mais l’assistance proposée dans ce domaine par d’autres collectivités ou établissements mériterait d’être développée.

Les élus préfèrent enfin, le plus souvent, communiquer sur leurs projets, par exemple en matière de rénovation thermique ou d’énergies renouvelables, plutôt que d’afficher un suivi précis moins maîtrisable de leurs émissions. Celui-ci pourrait avoir l’inconvénient pour eux de montrer que leurs projets ne sont pas à l’échelle suffisante ou que cela ne permet pas d’avancer suffisamment vite.

Il peut donc y avoir le sentiment, chez un certain nombre d’élus, qu’après tout afficher ce type de résultats n’est pas forcément nécessaire et qu’il est plus intéressant de faire connaître l’ensemble des initiatives prises. Par exemple, il y a dans les grandes collectivités une obligation de produire tous les ans un rapport développement durable qui oblige à faire le point sur la politique dans ce domaine. Dans la quasi-totalité de ces rapports, il y a une énumération de toutes les actions sur les espaces verts, les transports etc. mais sans vision synthétique des émissions de gaz à effet de serre directes que la collectivité génère. C’est un manque évident qui mériterait d’être corrigé.

LVSL – On va s’attarder un peu sur l’exemple de la commune de Langouët en Bretagne qui est une des premières à avoir systématiquement associé la rénovation du bâtiment et les énergies renouvelables. Comment faire pour que l’expérience de cette commune fasse tache d’huile ?

G.G – Un des mots clés est la transversalité. Deux logiques séparées ont tendance à coexister dans les collectivités sur l’énergie dans les bâtiments, d’un côté des logements à rénover et à mieux isoler, de l’autre le développement des énergies renouvelables. La plupart du temps, il y a très peu de jonctions entre les deux. De fait, le développement des réseaux de chaleur et par exemple de la géothermie reste très mesuré. C’est aussi le cas pour le solaire, où ce qui se fait par exemple sur les bâtiments publics est encore très marginal. Certes, cela coûte encore un peu plus cher qu’une source d’énergie classique mais les prix ont beaucoup baissé y compris pour les installations sur les toits.

D’où l’idée – qui correspond exactement à ce qui se fait à Langouët –  que pour des rénovations de bâtiments publics, qui ont des toits souvent assez grands, ou de logements sociaux, une étude soit systématiquement faite sur la possibilité, par exemple, de panneaux solaires pour le solaire thermique ou photovoltaïque. La mise à l’étude systématique de telles opérations combinées ne veut pas dire que ce sera possible à chaque fois. Il y a des bâtiments où ce serait techniquement trop compliqué du fait d’une structure trop faible. Mais au moins on se pose à chaque fois la question.

LVSL – Vous avez évoqué le peu de marge de manœuvre énergétique que l’on a dans les métropoles et qui se résume aux panneaux solaires sur les toits et les réseaux de chaleur mais comment expliquez-vous qu’en Allemagne, les villes vont beaucoup plus vite pour installer ces panneaux ? Qu’est-ce-qui bloque en France ?

G.G – Une des explications est la relation dans notre pays des agglomérations avec les territoires limitrophes et les communes voisines. En Allemagne, les citoyens sont très largement à l’initiative des projets d’énergie renouvelable. Celles-ci se développent aussi car il existe des mécanismes de solidarité territoriale plus puissants. Un parc éolien à dix kilomètres d’une ville, avantageux pour elle parce qu’il l’approvisionne, générera des contreparties pour les gens du territoire, permettant qu’ils soient justement rémunérés y compris si le nouvel équipement génère quelques nuisances ou difficultés. Ce type de mécanismes n’existe pas suffisamment dans les métropoles françaises, qui ont souvent peu de terrains disponibles. Par rapport à l’Allemagne, l’intervention citoyenne n’est pas assez accompagnée.

Géraud Guibert, entretien LVSL, Paris – Photo © Clément Tissot

LVSL – Évidemment le modèle coopératif allemand, pour ce qui est de la décentralisation des énergies, fonctionne et les citoyens investissent dans des machines qui leur rapportent, pourquoi en France avons-nous tant de mal à le faire ? Est-ce parce qu’EDF est complètement centralisée et qu’elle a intérêt à ce que les mégawatts passent par elle ?

G.G –Le système énergétique français, décentralisé en droit, chacun pouvant en pratique faire à peu près ce qu’il veut, reste en fait très centralisé dans les flux financiers et humains, comme l’ont montré plusieurs notes de la Fabrique Écologique. La quasi-totalité des flux liés au système énergétique vont à l’État ou à des grandes entreprises et finalement très peu, en tous cas moins qu’ailleurs, aux territoires et aux citoyens.

Aujourd’hui les moyens humains et les compétences, très importants pour développer des actions concrètes, sont dans les grandes entreprises et dans une moindre mesure l’État. Ce sont les entreprises qui, dans des intercommunalités, ont les moyens de faire des choses intéressantes. Beaucoup d’intercommunalités, sans parler des communes, n’ont pas suffisamment de moyens humains pour développer des politiques énergétiques efficaces. Imaginez, vous êtes un élu (il y a des élus très courageux qui y arrivent, nous en citons dans la note) et vous ne savez pas vraiment à qui vous adresser pour avoir simplement les compétences techniques pour faire des opérations ou organiser des choses. C’est un frein considérable pour avancer par exemple dans ces politiques d’énergie renouvelable.

LVSL – Selon vous, quelles sont les villes les plus intéressantes en France sur cette voie de la transition, celles qui peuvent inspirer ? Avez-vous des éléments qui pourraient être intéressants, notamment au niveau de la gouvernance ?

G.G – Nous n’avons surtout pas voulu faire un palmarès des villes dans cette période de préparation des municipales. Il est très intéressant de voir qu’il y a différentes pratiques et expériences intéressantes. Plusieurs agglomérations françaises ont des mécanismes intéressants mais imparfaits de gouvernance, par exemple Grenoble, Lyon, Toulouse, ou encore Paris. Plusieurs métropoles sont en revanche nettement en retard.

Notre objectif n’est pas de donner des bons ou mauvais points, il est de faire prendre conscience de la nécessité d’une cohérence de la démarche. Il est très positif que beaucoup d’élus ou aspirants-élus veulent faire de l’action climatique une priorité et votent l’urgence climatique. Nous leur disons : pour montrer que votre engagement est sincère (et il n’y a aucune raison de croire qu’il ne le soit pas), faites en sorte d’avoir les outils adaptés pour avancer sur ce sujet.

LVSL – Pour vous, les municipales 2020 sont-elles le dernier grand moment, la dernière grande bataille climatique ? Si on loupe le coche en 2020, est-ce qu’il sera trop tard pour les territoires ?

G.G – C’est en effet une échéance majeure. On le voit bien, tout le démontre, les scientifiques y compris, le temps s’accélère et les problèmes s’aggravent. S’il n’y a pas de prise de conscience générale et d’actions très fortes à tous les niveaux, nous serons vite dans une impasse. Il y a déjà des choses faites mais reconnaissons qu’aujourd’hui, dans la plupart des collectivités locales, le rythme et l’ampleur des actions ne sont pas suffisants pour être en ligne des Accords de Paris. L’exigence, c’est que tout le monde s’y mette… Bien entendu, chacun a une responsabilité différente, l’État en a plus que les collectivités locales, qui elles-mêmes en ont plus que les citoyens, parce qu’elles ont plus de moyens, mais chacun, à son niveau, doit participer.

LVSL – Cette note a évidemment une portée opérationnelle pour inspirer les potentiels candidats et même ceux qui sont déjà en place, comment la transmettez-vous à ces différents acteurs ?

G.G – L’objectif de la Fabrique Écologique, je le rappelle, ce n’est pas seulement de réfléchir mais de faire passer toute une série d’idées dans le concret. Nous organisons des ateliers éco-écologiques, de co-construction de cette note, dans différents territoires comme Paris, Dijon, Bordeaux. Ce sera ensuite suivi de la publication définitive de la note. Nous avons d’ailleurs énormément de retour de citoyens et de collectivités locales tout à fait intéressés.

La publication définitive interviendra juste après les municipales à un moment où les nouveaux élus réfléchiront et s’interrogeront sur la manière de mettre en œuvre concrètement les priorités de leur programme. Nous avons prévu également des initiatives, un colloque etc., une série d’opérations dans les médias pour en en parler. L’objectif est bien que chacun prenne en compte ces propositions et que les citoyens, nous y croyons très fortement, demandent à leurs élus de s’y impliquer fortement.

« Le capitalisme colonial est en train de devenir la règle internationale » – Entretien avec Xavier Ricard Lanata

Xavier Ricard Lanata – Entretien LVSL, Paris, photo © Guillaume Cagnaert

Xavier Ricard Lanata est haut fonctionnaire, et surtout l’auteur d’un essai publié récemment aux Presses Universitaires de France intitulé La tropicalisation du monde. Il y décrit un phénomène de fond : le néolibéralisme reprend la forme, dans nos pays, de ce qu’il était dans les colonies il y a un siècle. Il met à son service la puissance publique au détriment de l’intérêt général. Nous revenons avec lui sur ce concept d’actualité, et les conclusions politiques qu’il en tire. Entretien réalisé par Sarah De Fgd et Pierre Gilbert. Retranscrit par Manon Milcent.


LVSL : Dans votre livre, vous défendez la thèse de la « tropicalisation » du monde. De quoi s’agit-il concrètement ?

Xavier Ricard Lanata : La tropicalisation du monde correspond au moment actuel du capitalisme mondial, caractérisé par le fait que les grandes entreprises transnationales, lesquelles autrefois s’étaient développées à l’abri des métropoles (celles-là mêmes qui leur fournissaient les conditions de leur développement et de leur essor à l’échelon international) traitent désormais ces mêmes métropoles comme de simples substrats destinés à leur fournir les facteurs de production nécessaires à l’accumulation du capital. Elles ne s’estiment plus redevables de quoi que soit à leur égard, et cherchent au contraire à s’affranchir des règles que ces dernières s’obstinent à leur imposer.

Les métropoles sont donc en train de vivre ce qui a été longtemps le propre des pays du Sud, la condition tropicale, où l’État ne joue plus aucun rôle parce qu’il n’est plus en mesure de contenir les acteurs économiques : il se contente de leur servir d’instrument, de relayer leurs ambitions. Le corps collectif disparaît, et avec lui la possibilité de l’action politique, puisque l’État n’entend plus incarner ni donner une traduction à l’action collective. L’État se réduit donc à un instrument de contrôle. Sa légitimité tient à sa capacité à exercer ce contrôle. Les dirigeants adoptent des modes de comportement caractéristiques des sociétés néocoloniales : préférence pour le court terme, tolérance aux inégalités, attractivité à tout prix… En France, cette obsession a dicté les termes d’une politique de réforme du droit du travail et de l’État providence pour que les détenteurs de capitaux puissent obtenir des marges plus importantes. Cet état d’esprit a caractérisé pendant des siècles les sociétés tropicales qui n’avaient pas d’autre élément à faire valoir pour intéresser les agents économiques que le niveau relativement faible de leurs coûts de production et qui s’interdisaient de penser à des politiques de développement « endogènes », reposant sur la demande intérieure, la substitution d’importation et la diversification de l’économie.

C’est ce que l’on observe actuellement : une extraversion des économies, et finalement une perte de confiance dans la possibilité de se construire un destin collectif qui serait déterminé socialement et non par les investisseurs. Cette condition tropicale a une influence déterminante dans la psychologie des élites et dans la possibilité même de faire de la politique. Elle est dangereuse parce qu’à partir du moment où vous vous installez dans l’idée que l’État n’existe que pour servir les intérêts des détenteurs des capitaux, et que toute personne qui pense autrement devient suspecte de sédition ou de désordre, alors vous minez la possibilité de construire des horizons politiques différents et faites disparaître la politique comme telle. C’est ce à quoi l’on assiste aujourd’hui : au Nord comme au Sud, les gouvernements sont de plus en plus sourds à la protestation sociale, de plus en plus incapables de concevoir un horizon de destin qui serait socialement et politiquement déterminé, de manière démocratique. Ces gouvernements méconnaissent complètement les structures intermédiaires qui ont vocation à représenter les intérêts particuliers et à les faire se rencontrer. Or l’État a pour vocation d’incarner l’universel et donc de composer avec les différents intérêts particuliers. Au contraire, les gouvernements ont de plus en plus tendance à réduire la société et les forces sociales à des facteurs de production : ils adoptent le point de vue des entreprises multinationales, et s’assignent pour objectif de servir leurs intérêts, convaincus que ces intérêts finiront par rejoindre ceux du corps social.

LVSL : Vous affirmez que la tropicalisation du monde est une régression vers un stade anté-capitalisme social des Trente glorieuses, époque durant laquelle le marché était encastré dans un compromis social, contrairement au capitalisme sauvage d’avant les années 1920. Pourquoi utiliser le mot tropicalisation plutôt que régression ?

XRL: Parce que cette tropicalisation a été testée à grande échelle dans les sociétés coloniales. Pendant longtemps, l’Occident a identifié le progrès social à l’augmentation de la production par unité de travail, donc de la productivité horaire du travail. Il a exporté dans les pays du Sud la violence contenue dans cette conception du progrès social : la soif, potentiellement illimitée, de ressources nécessaires à l’augmentation de la productivité horaire, qui ne dépend pas uniquement de l’innovation technologique : pour produire davantage, il faut se procurer de l’énergie « libre » et de la matière. Donc, pour que l’Occident parvienne à augmenter son taux de productivité horaire, il lui a fallu mettre la planète entière au pillage. Pour cela, il a fallu qu’il dispose de ressources (humaines et non-humaines) qui ont été saccagées dans tous les pays que je qualifie de « tropicaux ».

Aujourd’hui, à l’heure de la baisse tendancielle du taux de croissance de la productivité horaire, il faut trouver de nouvelles sources d’accumulation, hors des activités traditionnelles : par exemple les services publics, jusqu’à présent extérieurs au marché. Les détenteurs de capitaux y voient (comme dans le Royaume-Uni de Margaret Thatcher) un secteur susceptible de leur fournir des relais de croissance. Le démantèlement des services publics fait donc partie du programme, pour satisfaire les besoins des investisseurs. L’Occident industriel et post-industriel est devenu lui-même un lieu de prédation pour satisfaire les besoins des détenteurs des capitaux en matière de taux de croissance, ou de rentabilité nette du capital investi dans un monde où la taille de la production globale ne croit pratiquement plus. Comme le capitalisme est un jeu qui n’admet que des gagnants et des perdants, au sens où celui qui n’investit pas, ou retire de son investissement un rendement inférieur à celui de ses concurrents, voit la valeur de son épargne se réduire, autrement dit s’appauvrit relativement aux autres, et compte-tenu du niveau d’incertitude dans lequel baignent aujourd’hui les agents économiques, le détenteur de capitaux, où qu’il se trouve (Nord ou Sud) va  chercher à maximiser à court terme la rentabilité du capital. Il aura par conséquent tendance à adopter un comportement « prédateur », autrefois caractéristique des zones coloniales : la prédation s’appliquera tantôt au facteur travail, tantôt à la nature, tantôt aux services ou aux actifs publics. C’est ce capitalisme de prédation, un capitalisme colonial, qui est en train de devenir la règle internationale. On peut parler, avec Slavoj Zizek, d’une « auto-colonisation » des anciennes métropoles coloniales.

Nous sommes en train de faire l’expérience, nous habitants du « Nord », de ce qui va nous rapprocher de ce qu’ont vécu les pays du Sud. Cela peut être la préfiguration de ce qu’il peut nous arriver de pire, comme dans le cas de l’élection de Bolsonaro par exemple (en réalité, l’univers idéologique d’Emmanuel  Macron est d’ores et déjà très proche de celui de Jair Bolsonaro). Mais le Sud est aussi préfigurateur de ce qui pourrait nous arriver de meilleur, si nous sommes capables de reconnaître, dans les expériences de résistance et les multiples formes d’économies humaines non capitalistes dont les pays du Sud ont conservé la mémoire, des inspirations pour penser une mondialisation alternative qui ne reposerait plus seulement sur le libre-échange et l’extension ad infinitum de la sphère du marché, mais plutôt sur des partenariats politiques orientés vers un objectif de transformation écologique et sociale.

Xavier Ricard Lanata – Entretien LVSL, Paris, photo © Guillaume Cagnaert

LVSL : À la fin de votre livre, vous parlez de « démondialisation », comme solution à l’impasse néolibérale tropicalisante. Qu’est-ce qu’est, et n’est pas, cette démondialisation ?

XRL: Je préfère parler de « déglobalisation ». Le terme « démondialisation » est la traduction française du titre du livre de Walden Bello, Deglobalization, publié en 2002. Mais la déglobalisation est tout sauf une démondialisation, dans le sens d’un retour à des formes d’économie totalement relocalisées et repliées sur elles-mêmes, sans aucune coordination ou articulation mondiale entre les marchés et les agents économiques. La déglobalisation, c’est la fin de la « globalisation », qui fut le grand projet des entreprises multinationales à la fin des années 1970 : la dérégulation totale des flux de capitaux, de biens et de services. C’est ce que l’on a appelé la globalisation : à l’époque on parlait volontiers du « village global » comme d’une société mondiale unifiée dans laquelle les facteurs de production ainsi que les productions pourraient se déplacer librement. C’était finalement le visage riant, agréable, de la tropicalisation, une manière de vendre aux gouvernements et aux opinions publiques un projet qui dissimulait le véritable objet du désir : celui de jouer de la concurrence internationale pour réduire les coûts de production, augmenter le taux de profit dans un monde où la productivité horaire du travail avait cessé d’augmenter. La prime revenait donc à l’accapareur en chef, dont le visage est toujours et partout le même : celui du colon. « Déglobaliser », c’est en finir avec le capitalisme tropical, et organiser une alter-mondialisation, qui modifie l’objet du désir : non plus d’accumulation infinie du capital, mais la transformation écologique et sociale de nos modes de production et de vie. Ceci exigerait, entre autres, de relocaliser les productions qui peuvent l’être, grâce une politique à la fois protectionniste et coopérative : chaque région établirait des barrières protectionnistes la mettant à l’abri d’une concurrence déloyale, ce qui permettrait aussi de réduire les consommations générales d’énergie et de matière et d’accroître la productivité globale des territoires, qui dépend de la manière dont les écosystèmes interagissent avec les activités humaines.  Elle le ferait de façon coordonnée, à la faveur de « partenariats » bi ou pluri-latéraux, avec des pays partageant ses objectifs et/ou ses contraintes.

LVSL : La déglobalisation peut-elle être universaliste ?

XRL : La déglobalisation est un monde dans lequel peuvent tenir des mondes, comme le disent les héros de la rébellion zapatiste au Chiapas. Il nous faut donc bien un monde, avec un régime de l’un qui est celui de l’universel, mais un universel qui n’est pas abstrait ni donné d’emblée : il trouve à s’incarner dans des géographies et des cultures, il est tendu et orienté vers l’un (c’est d’ailleurs le sens même d’uni-versus, dont dérive le mot universel). Il s’agit, en somme, de concevoir un régime général dans lequel les différentes particularités pourraient s’exprimer. Dans ce sens, la déglobalisation est bien universaliste.

LVSL : Vous parlez de l’homme andin comme d’un modèle spirituel anti-consumériste. Ce genre de courant est à la mode dans les milieux écologistes, notamment parce qu’il s’agit de construire des récits alternatifs à la globalisation et au capitalisme. Mais comment ne pas retomber dans le mythe du « bon sauvage » ?

XRL: Il faut s’inspirer des principes, mais pas nécessairement des pratiques. Ce que nous pouvons retenir des sociétés andines, ce sont les principes, et notamment celui qui veut que l’économie ne soit qu’une sphère de la vie sociale parmi d’autres ; n’ayant aucunement vocation à subordonner à ses fins les autres sphères.

Or l’économie doit se prêter à des finalités sociales supérieures comme les droits énoncés dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948, ou la viabilité écologique et la conservation des systèmes vivants. Ce sont des impératifs qui doivent primer sur l’économie entendue comme système ayant pour but l’accroissement du capital en circulation. Dans les Andes, il y a des logiques différentes, à la fois de redistribution et de réciprocité hors marché, qui inscrivent les rapports économiques à l’intérieur des rapports sociaux : c’est ce que David Graeber appelle les « économies humaines ». Il est donc possible de s’inspirer de ces pratiques, d’autant plus qu’elles trouvent aujourd’hui des traductions institutionnelles au Nord (et notamment en Europe), via l’Économie Sociale et Solidaire, dont les principes sont les mêmes que ceux qui régissent les économies de réciprocité.

L’alternative au capitalisme, c’est l’Économie Sociale et Solidaire de transformation écologique, riche de multiples courants. La question de la socialisation des moyens de production est une condition nécessaire mais pas suffisante : il ne s’agit pas de substituer à un capitalisme de propriété privée un capitalisme d’État. Le point essentiel, dont dépend tout le reste, est de cesser de considérer que l’accumulation de capital prime sur toutes autres finalités sociales, en réinscrivant l’économie dans le social, et en élargissant la notion de « société » aux êtres autres qu’humains. Nous devons faire « société » avec la nature, et inscrire les activités humaines dans un réseau de collaborations inter-spécifiques, c’est-à-dire associant humains et non-humains, qui sont également nécessaires à la conservation des cycles naturels et à la reproduction de la vie.

LVSL : Comment articuler cette déglobalisation, qui passe nécessairement par un recentrement sur des échelles plus locales, avec les migrations climatiques ?

XRL : Les scénarios du GIEC laissent entendre qu’à plus ou moins brève échéance des zones vont devenir inhabitables. Cela concerne des centaines de millions de personnes qui vont être amenées à se déplacer. Nous avons les ressources spirituelles et matérielles pour les accueillir. Il nous appartient de nous organiser pour vivre en fraternité avec des peuples qui viennent chercher refuge chez nous. Ici, je rejoins les conclusions de Monique Chemillier-Gendreau ou d’Alain Policar, et plus généralement des rationalistes qui se réclament de la morale kantienne. Je pense qu’il nous faut être résolument kantiens dès lors qu’il s’agit des droits (la notion même n’a aucun sens à moins de la considérer comme un absolu moral). L’autre est un autre soi-même, et on ne peut pas vivre en dérogeant à ce principe impératif et catégorique, qui veut que l’autre doive être traité comme une fin en soi. Tout autre position nous réduit à l’état de choses, de produits consommables, et méconnaît notre humanité, par essence relationnelle. L’étranger qui se tient devant moi est lui aussi porteurs de droits imprescriptibles. Ce sont les mêmes qui m’ont valu d’être reconnu comme une personne. Les méconnaître chez lui, c’est aussi les méconnaître chez moi.

Il va falloir l’admettre et se battre pour que, le plus rapidement possible, on mette en place une stratégie de réduction des émissions pour retrouver progressivement des températures compatibles avec une distribution de la population sur la planète plus équilibrée. Il est évident que les pays au climat tempéré sont les plus susceptibles d’accueillir des populations chassées de la zone intertropicale en raison de températures trop élevées ou d’épisodes climatiques violents, devenus récurrents et trop fréquents.

Xavier Ricard Lanata – Entretien LVSL, Paris, photo © Guillaume Cagnaert

LVSL : Dans votre dernier chapitre, « un monde d’exilés », on pourrait vous reprocher de faire de la « pensée magique ». À propos de la collapsologie, vous dites qu’il faudrait « proposer une autre eschatologie » basée sur la fraternité, le partage. De votre point de vue, qu’est-ce qui devrait être fait concrètement, sur le plan politique, pour préparer l’avenir ?

XRL: Je pense que la France devrait commencer par encourager les révolutions démocratiques présentes à travers le monde, car elles sont susceptibles de porter au pouvoir une jeunesse et un mouvement social totalement conscients du caractère imbriqué, articulé, des enjeux, dont les inégalités sociales ou climatiques fournissent le trait le plus saillant. Ce lien entre le capitalisme et toutes ces problématiques apparaît clairement aux yeux des opinions, autant dans les pays du Sud (que l’on songe aux révoltes au Chili, en Bolivie, en Haïti ou au Liban par exemple) que dans les pays du Nord (en France comme à Hong-Kong). Ces mouvements sociaux, d’un genre nouveau, apparaissent en réponse à des entraves ou « péages », excluant une partie de la population de la vie économique, mais ils sont en même temps conscients de la responsabilité du capitalisme dans l’ultra-extraction qui mène à la faillite mondiale. Il faut donc soutenir ces mouvements et encourager la formation de gouvernements susceptibles de passer avec la France des accords de partenariat de long terme. Ils devraient être hors marché et permettraient de garantir, de part et d’autre, l’approvisionnement des ressources nécessaires à la vie, autrement dit les ressources et les productions, vitales (dans le double sens de nécessaires à la vie et de bénéfiques aux écosystèmes) que chaque partenaire ne peut obtenir ou fabriquer par lui-même. Ils reposeraient aussi sur une ambition commune, celle de constituer des systèmes institutionnels permettant d’associer le peuple, seul souverain, à la gestion des biens communs et plus généralement à la transformation écologique de nos sociétés, que la crise actuelle (qui pourrait bien devenir terminale) enjoint de devenir plus solidaires.

Pour cela, il faut sortir d’une mondialisation régulée par le libre-échange et aller vers une mondialisation régulée par des politiques de résilience, des politiques du vivant et des systèmes de relocalisation reposant sur des moyens de protection coordonnés. Cela, nous ne pourrons le faire qu’avec des pays qui partagent nos objectifs : ceux-là seront de plus en plus nombreux à l’avenir, notamment en Afrique où l’on a pris conscience du caractère fallacieux des politiques de développement, reposant sur l’illusion d’une croissance continue, alors que la consommation de ressources va nécessairement décroître. Tout cela relève d’une politique de partenariat de transformation écologique et sociale à laquelle la France pourrait contribuer en réformant son outil d’aide au développement (AFD), qui pourrait faire migrer tout son portefeuille de projets vers l’Économie Sociale et Solidaire de transformation écologique, afin de participer à l’effort collectif, mondial, visant à transformer la matrice économique afin de la rendre écologiquement et socialement viable.

13. L’économiste : Alain Grandjean | Les Armes de la Transition

Alain Grandjean est économiste. Il a cofondé la société de conseil Carbone 4 qui accompagne les entreprises sur la voie de la neutralité carbone. Par ailleurs, il préside la fondation Nicolas-Hulot (FNH) et a récemment fait paraître l’ouvrage « Agir sans attendre » dans lequel il revient sur les moyens pour financer la transition énergétique et écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL – À quoi sert un économiste pour l’écologie et pourquoi est-ce que vous avez choisi cette voie-là plutôt qu’une autre ?

Alain Grandjean – J’ai un intérêt pour les questions d’économie de l’environnement depuis très longtemps puisque j’ai fait une thèse d’économie de l’environnement en 1983 donc ce n’est pas nouveau. À quoi ça sert un économiste ? Si on veut faire passer les idées écologiques, si on veut faire passer une série de mesures et si on ne s’occupe pas d’économie, dans le monde actuel qui est malheureusement – ou heureusement, je n’en sais rien, plutôt malheureusement – très dominé par les raisonnements économiques, on n’a aucune chance ni de se faire entendre ni de faire progresser la cause. Ça me paraît donc important, voire indispensable.

LVSL – En quoi consiste concrètement votre activité ? Est-ce que vous pourriez par exemple nous décrire votre journée type et quelle est votre méthodologie de travail ?

AG – Je ne suis pas un économiste universitaire donc je pense, et je suis même sûr que les économistes universitaires passent beaucoup de temps à enseigner et à écrire des papiers. Je fais de l’enseignement : j’interviens à Sciences Po et dans des écoles d’ingénieurs le cas échéant. Sinon, dans l’activité de l’entreprise, on fait de l’économie opérationnelle : on va aider les entreprises à réfléchir à leur business model, à la question de savoir ce qu’elles vont gagner, ce qu’elles vont investir, pour faire face aux enjeux de la transition énergétique.

Sur le plan de l’économie politique, mon activité consiste principalement à lire beaucoup parce qu’il y a beaucoup de littérature sur le sujet. Je ne suis pas du tout convaincu d’être capable seul comme un grand d’avoir des bonnes idées, il y a beaucoup de réflexion. D’autant plus qu’en matière économique aujourd’hui – et c’est, je pense, une particularité de l’approche de l’économie en matière d’écologie – il y a une remise en cause assez fondamentale des raisonnements économiques qu’il faut faire. C’est-à-dire qu’il y a l’échelon micro, qui consiste à travailler avec des entreprises, et il y a l’échelon macro, qui consiste à réfléchir à des enjeux plus globaux, à comment intégrer dans les politiques publiques les enjeux de la transition, sachant que ça peut être des questions budgétaires : est-ce qu’on a assez d’argent dans la caisse pour financer la transition ? Est-ce qu’il faut mettre l’État en déficit ? Est-ce que l’État est déjà trop endetté pour faire des investissements ?

J’insiste un peu sur cette affaire d’investissements pour une raison extrêmement simple : il y a deux volets sur la question de l’écologie. Un premier volet d’investissement au sens où ce sont nos machines principalement qui émettent du CO2. Nous, on émet du CO2 quand on respire, mais ce n’est pas compté dans les émissions de gaz à effet de serre. Ce qui est à l’origine de la dérive climatique, c’est le CO2 – d’autres gaz, mais notamment le CO2 – qui est émis quand on brûle du pétrole, du charbon, du gaz, des énergies fossiles… Jusqu’à preuve du contraire, ce n’est pas « nous » directement qui brûlons, ce sont nos machines. Donc, si on veut que nos machines, nos voitures, nos chaudières, tous les équipements industriels émettent moins de CO2, il faut les changer, et en économie, ça s’appelle investir.

Le deuxième volet économique est celui de la consommation. Il n’y a aucune possibilité qu’on devienne neutre en carbone, c’est-à-dire qu’on vit dans un monde qui respecte les grands équilibres climatiques. Il n’y a pas non plus de raison qu’on y arrive en matière de biodiversité et de respect des ressources naturelles si on consomme toujours plus. Il y a donc le volet consommation qui joue et qui est évidemment un sujet économique parce qu’on va consommer moins, peut-être mieux, des produits qui sont peut-être plus durables. Cela a un impact considérable sur l’économie dans le domaine de la grande distribution et dans le domaine de l’industrie des biens de consommation.

LVSL – Pour que l’on comprenne concrètement ce qu’est l’activité de Carbone 4, admettons que je sois une entreprise et que je vous démarche pour avoir une expertise sur comment est-ce que je peux transiter, comment ça se passe ? Vous analysez par exemple toute la chaîne de sous-traitance de l’entreprise pour savoir quels sont les points de vulnérabilité ?

AG – Chez Carbone 4, on s’intéresse principalement à la question du climat. Il y a deux volets dans la question du climat : le volet de l’atténuation des impacts de l’entreprise sur le changement climatique et le volet de l’adaptation de l’entreprise au changement climatique.

Le volet de l’atténuation des impacts de l’entreprise sur le climat est relativement simple parce qu’on sait que le changement climatique est lié à l’émission de gaz à effet de serre, j’ai parlé tout à l’heure du CO2, mais il y a aussi le méthane et d’autres gaz comme les gaz fluorés. Le travail analytique consiste à identifier les sources de gaz à effet de serre dans la chaîne de valeur amont et aval de l’entreprise. Si je prends un exemple très concret, une entreprise productrice de pétrole, pour ne citer personne, va faire des trous pour aller forer et chercher du pétrole. Cela consomme de l’énergie et cette consommation d’énergie, comme c’est massivement du pétrole, émet des gaz à effet de serre. Cette entreprise va aussi raffiner le pétrole et le raffinage est une activité qui émet des gaz à effet de serre. Elle va transporter ce pétrole. Dans les pipelines, on peut considérer qu’il y a assez peu d’énergie consommée. Mais il n’y a pas que les pipelines, il y a aussi les camions pour arriver à livrer les stations-service. Tout cela c’est donc l’amont et le cœur de l’activité de l’entreprise.

L’aval, c’est le fait que si on vend du pétrole, ou du gaz quand on est un pétrogazier, c’est sans doute que le consommateur final va l’utiliser. Utiliser du pétrole ou du gaz passe par la combustion de ce gaz et de ce pétrole et là, ça émet du CO2. Donc, ce que l’on fait c’est une analyse complète, amont et aval, des activités d’entreprise qui émettent des gaz à effet de serre.

Une fois qu’on a fait cette analyse, on va aider l’entreprise à réfléchir aux moyens de réduire ces émissions, c’est ce qu’on appelle l’atténuation. Les moyens directement dans le périmètre de l’entreprise, c’est ce qu’elle peut faire, ce qui dépend d’elle, et indirectement ou de manière partagée, ce qui dépend d’autres. Si je prends un exemple relativement concret, l’important dans l’industrie automobile, c’est la consommation de nos véhicules : le but du jeu est d’aider les entreprises à réduire la consommation des véhicules. C’est assez trivial, mais c’est ce que cela veut dire. Cela peut être aussi, de manière pragmatique, dans l’activité logistique de l’entreprise, de faire en sorte que cette activité soit moins émettrice de CO2. Là, ça peut être un peu indirect parce que la logistique de l’entreprise est souvent sous-traitée, c’est plutôt de l’ordre de la politique de l’entreprise, le cahier des charges qu’elle soumet et rend obligatoire à ses sous-traitants. Tout cela c’est le volet atténuation du changement climatique. Évidemment, on est très pragmatiques en l’occurrence et ça dépend vraiment de l’activité de l’entreprise, de sa taille et de ses moyens parce que ça peut coûter un peu d’argent.

Le volet adaptation au changement climatique est assez franchement différent : ça consiste à dire que malheureusement, le changement climatique dans les 10-15 prochaines années est embarqué, fatal, inévitable et assez peu dépendant des émissions de gaz à effet de serre actuelles et des efforts d’atténuation qui vont avoir des effets beaucoup plus lointains. Les entreprises – là, je parle des entreprises de grande taille – vont avoir des risques physiques liés au changement climatique, certaines vont avoir des risques de submersion, d’îlots de chaleur, des réseaux qui sont en risque, des tornades, etc. Le métier consiste à utiliser l’information donnée par les modèles climatiques – informations qui sont assez précises – et les traduire de manière compréhensible et utilisable par les entreprises pour se dire : « j’ai tel type de risque, il va falloir que je m’adapte ». Si vous avez des risques de submersion marine, il va falloir soit déplacer vos actifs, soit créer des murs de protection. C’est ça le genre d’activités que fait Carbone 4.

LVSL – Quel est votre but ?

AG – Alors, dans mes activités professionnelles, mon but est de contribuer à limiter autant que je peux la casse qui me semble inévitablement liée à la frénésie de l’activité humaine. Je le formule de manière très intellectuelle, mais c’est très concret puisque j’ai des enfants, deux filles et un garçon, j’ai des petits-enfants et j’ai le souci très simple de ne pas laisser à ces êtres un monde qui est invivable. La question écologique n’est pour moi pas complètement une question relative aux espèces vivantes en tant que telles, mais je dois dire que je suis un peu anthropocentré, un peu naturaliste pour reprendre les termes de Descola et donc, j’ai une sorte de sentiment que laisser une planète inhabitable est extrêmement difficile à supporter.

LVSL – Est-ce que vous pourriez nous livrer deux ou trois certitudes que vous avez développées au cours de votre carrière ?

AG – Je ne suis pas un être de grande certitude. Il y en a une qui me paraît à la fois importante et évitable, c’est que l’économie telle qu’on la fait et qu’on la conçoit aujourd’hui, au sens micro et macro, c’est-à-dire pour les entreprises et pour les États, n’intègre pas dans son raisonnement, dans sa comptabilité, dans sa manière de compter les choses, n’intègre jamais et en rien ce que nous apporte la nature. La nature ne compte pas, et comme elle ne compte pas dans nos comptes, elle ne compte pas dans nos décisions, pour une raison très évidente : la nature nous rend des services gratuitement. Quand on apporte des préjudices à la nature, elle ne nous envoie pas l’huissier de justice ou la facture. C’est ma première conviction : si on n’intègre pas d’une manière ou d’une autre les enjeux de ressources naturelles, ce n’est pas tellement étonnant qu’ils ne soient pas intégrés dans nos raisonnements.

Pour ma deuxième certitude, prenons une question qui est liée au capitalisme financier actuel, qui est une forme de capitalisme un peu spécifique qui s’est développée et cristallisée dans les dernières années. Ce capitalisme-là est très peu sensible aux enjeux de moyen et long termes, à la fois pour les raisons précédentes (la nature ne compte pas), plus généralement parce que ce capitalisme cherche des rendements très élevés. Un tout petit peu de calcul et d’arithmétique élémentaire montrent que des rendements très élevés écrasent complètement le futur et donc que le long terme n’existe pas dans le raisonnement de ce capitalisme.

Ma troisième certitude, c’est que les enjeux écologiques et sociaux sont totalement interreliés. Il y a très probablement des personnes qui sont un peu convaincues dans leur for intérieur, même si elles n’osent pas le dire, que ce n’est pas très grave si dans quelques décennies, voire un peu avant, il y a une poignée de millions de personnes richissimes qui se débrouillent avec leurs cliniques privées, leurs murs pour se protéger des gueux, leurs jets, etc. Elles se disent : « s’il y a des désastres écologiques ce n’est pas très grave parce que nous on sera protégés de ces désastres par nos moyens financiers ». Prenons quelques cyniques qui pensent ça, je pense que même ces cyniques-là ont un peu tort, que les robots et les machines ne marchent pas tout seuls. Quand il y a 8 milliards d’habitants sur la planète et une petite dizaine en 2050, c’est délirant, en dehors de tout point de vue éthique, de considérer que ces gens-là vont se laisser crever la bouche ouverte. Je n’y crois pas un tiers de seconde. De ce point de vue-là, à une échelle qui est beaucoup plus petite et pour des considérations qui sont un peu ambivalentes, le mouvement des Gilets jaunes en France a bien montré qu’il allait falloir tenir compte des enjeux écologiques et sociaux en même temps. J’ai pris le pire cas qui est celui des milliardaires qui se foutent comme de l’an quarante de ce qui peut arriver à ceux qui sont dans la merde. Le mouvement des classes moyennes des Gilets jaunes est d’une autre nature, mais il montre bien que, ce qui est assez connu en psychologie sociale et même en économie, on est peut-être prêts à faire des efforts, mais, et on appelle ça la coopération conditionnelle, « moi, je veux bien faire un effort si je suis à peu près sûr que je ne suis pas le dindon de la farce ». Voilà mes trois convictions.

LVSL – On va revenir à vos deux premières convictions, c’est-à-dire comment est-ce qu’on intègre les services que nous rend la nature en économie et comment est-ce qu’on transforme le capitalisme pour qu’il intègre le long terme. Comment est-ce qu’on pourrait traduire ces deux convictions en politiques publiques ? Comment est-ce qu’on fait pour intégrer les services naturels dans un prix par exemple ?

AG – Sur le premier sujet qui est l’intégration des services, il y a deux grandes options pour moi. L’option principale est l’option réglementaire : c’est assez simple, il faut mettre des règles et des barrières. Si je prends un exemple très concret et très simple qui n’est pas lié au climat, mais aux ressources biologiques, halieutiques, il est clair, net et bien documenté qu’il faut à la fois créer des réserves naturelles pour protéger la reproduction dans toute une série de zones océaniques. Il est aussi assez clair que les dispositifs de marché ne fonctionnent pas vraiment bien, pour cinquante raisons que je n’ai pas le temps d’expliquer maintenant. Il faut mettre des dispositifs de quotas qui sont des manières de créer de la réglementation : il faut limiter les captures, mettre éventuellement – et c’est assez bien documenté aussi – un encadrement de la taille de prise des poissons. Ça, c’est le volet réglementaire qui va jusqu’à des interdictions. La frénésie, l’hubris humaine est telle que s’il n’y a pas ce type de méthode, ça ne marchera pas. L’enjeu est de savoir comment on se met d’accord au niveau de grandes communautés pour arriver à trouver des mécanismes qui fonctionnent et qui sont sanctionnés de manière efficace.

La deuxième méthode consiste à mettre un prix à l’externalité. C’est la méthode pour le climat de la taxe carbone, du dispositif de quotas. Ça marche : si vous considérez que sur le marché de l’électricité par exemple, vous avez un quota de CO2 qui est à 30 euros la tonne de CO2, ça a un effet assez immédiat, les arbitrages des opérateurs se font un peu différemment. Si c’était à 50, 60, 70, ce serait beaucoup mieux, les arbitrages seraient encore plus forts. C’est extrêmement clair que sur le marché européen de l’électricité, mettre un prix élevé au carbone, ça déclasse les centrales au charbon puis les centrales au gaz et donc ça permet de ne garder que les centrales bas carbone.

Il y a quand même un troisième dispositif, qui n’est ni tout à fait celui de l’interdiction-réglementation ni tout à fait celui de la taxe : celui de l’aide publique, de la subvention et de l’investissement public. Cela consiste à dire qu’il appartient à la puissance publique de réaliser une série d’investissements qui vont être favorables à la question climatique. C’est une manière d’internaliser dans la décision publique cette préoccupation-là. Si je prends un exemple concret, si on veut que se développent les transports ferroviaires ou les tramways, les transports en site propre, c’est à la main des collectivités nationales, régionales ou locales. C’est de l’investissement, donc si le secteur public ne fait pas ce job, ça ne se fera pas tout seul, au moins en Europe. Aux États-Unis, c’est encore pire puisqu’ils se désintéressent de la question de l’infrastructure, donc ce sont les voitures qui dominent. Ça, c’est pour la partie numéro un qui est « comment on internalise les enjeux de la nature dans l’économie ?».

Concernant la deuxième question sur la prise en considération du long terme dans le capitalisme, c’est un peu plus complexe parce que vous avez deux catégories d’entreprises. Les entreprises, qui sont exposées au marché boursier et la Bourse, sont peut-être des requins, mais c’est aussi des ménages qui mettent de l’argent, argent qui va ensuite être placé. On a donc des investisseurs qui ont un devoir fiduciaire et qui exercent une pression pour que les rendements soient plus élevés. Je crois qu’on est, pour les entreprises de cette nature-là, obligés de réfléchir à des mécanismes soit de modification des droits de vote, soit de modification de l’alchimie intégrale du système pour qu’elle soit moins rivée à la performance à très court terme. Pour la très grande majorité des entreprises, qui sont en général plus petites, soit familiales soit équivalentes – je prends l’exemple de Carbone 4, on n’est pas une entreprise cotée en bourse – le problème se pose de manière différente parce qu’on est moins rivés à la question du court, moyen et long terme. J’ai l’impression que c’est plus une question culturelle car ces entreprises ne sont pas à chercher en permanence du 15% par an.

LVSL – Admettons qu’un candidat à la présidentielle vous donne carte blanche pour son programme en matière d’écologie. Est-ce que vous pourriez nous donner deux ou trois mesures concrètes que vous aimeriez voir figurer dans ce programme ?

AG – La première mesure que je prendrais, ce n’est pas une mesure, mais un programme : je lancerais un vrai « Green New Deal », c’est-à-dire un programme d’investissement assez massif pour une raison extrêmement simple que j’ai déjà évoqué : ce sont nos machines et nos équipements qui envoient du CO2 dans l’atmosphère. Pour ce qui concerne l’agriculture qui est très concernée par le méthane, elle est coincée dans des spirales d’endettement qui font qu’une grande majorité des agriculteurs ne gagnent pas leur vie. On a besoin de désendetter ces entreprises donc en numéro un, pour moi, il est indiscutable que le candidat doit mettre en place de gros programmes d’investissements public et privé. Pour le secteur public en France, on parle d’un ordre de grandeur entre plusieurs dizaines et une centaine de milliards par an.

LVSL – France Stratégie dit entre 45 et 75 milliards.

AG – Ce sont les mêmes ordres de grandeur. Cela ne peut pas démarrer tout de suite, on est dans des systèmes avec des procédures (la question démocratique) donc évidemment, ce « Green New Deal », je ne le vois pas fait de manière totalement descendante et technocratique. Il faut mobiliser, discuter, échanger donc ça prend un peu de temps. On peut faire voler les milliards facilement, mais pour les dépenser de manière démocratique, il faut prendre le temps de la concertation. En tout cas, c’est sûr que je ferais ça dans un programme.

Je suis sûr aussi que je proposerais des mesures de changement de gouvernance. J’ai dit très rapidement qu’une entreprise cotée en bourse était très court-termiste. Il y a un gros travail de réglage là-dessus avec des modifications de gouvernance, peut-être à l’allemande en disant qu’il faut au conseil d’administration des représentants des salariés, des ONG, je ne sais pas. Ça tourne autour de ce qui avait été fait dans ce quinquennat-ci en s’appuyant sur la mission Notat-Senard, mais qui n’a pas été au bout du raisonnement.

La troisième idée, c’est tout ce qui est modification des prélèvements sociaux et fiscaux. La taxe carbone est en difficulté pour une raison relativement simple que j’ai évoquée tout à l’heure, c’est que les uns et les autres considèrent qu’ils payent, mais que ce n’est pas juste. Il faut trouver un autre équilibrage qui est assez évident : il faut une partie significative des revenus de cette taxe qui serve à aider les ménages, une partie significative qui aille en investissement, ça peut financer une partie du « Green New Deal ». Le fait que la taxe carbone ait un sens la rendra, je pense, plus acceptable. Je ne parle que de la taxe carbone, mais l’écofiscalité serait aussi à mettre en ordre de manière un peu plus générale.

Je mettrais certainement sur la table des discussions la question du libre-échange international, du protectionnisme vert au niveau au moins européen. Il me semble assez évident que la question de l’emploi au sens strict, limiter la destruction et favoriser la reconstruction d’emploi est un enjeu central aujourd’hui sur le plan politique, parce que c’est certainement la cause du vote RN dans les zones qui sont complètement en perdition sur ce plan-là. C’est à la fois pour des raisons d’emploi au sens strict, mais aussi pour des raisons de sens à la vie : on est dans une société où le travail a un sens de dignité. Je pense que c’est un sujet majeur, on a encore beaucoup d’emplois qui partent et continuent à partir hors de nos frontières. On a un mécanisme de mise en concurrence internationale qu’on appelle le libre-échange et qui est d’une violence extrême, qui est tout à fait typique dans le domaine agricole et qui n’est pas que dans un sens, c’est-à-dire que les emplois français de l’agriculture sont menacés, détruits par des dispositifs agro-industriels encore plus efficaces que ceux que l’on a. Nous-mêmes, on fout en l’air des emplois en Afrique ou dans des pays où il est vital d’avoir des emplois de proximité au lieu de fabriquer des produits qui sont nos biens de consommation.

Donc je pense que cette affaire-là, qui est la remise en cause du dogme du libre-échange, est un sujet central et bien sûr, ce n’est pas à confondre avec ce que fait Trump qui est une vision mercantiliste, très bêtement protectionniste de l’économie. Le sujet, ce n’est pas de s’enfermer, de ne pas vouloir entendre parler de l’extérieur. Le but, c’est de dire qu’en France et en Europe, on ne peut pas vouloir une chose et son contraire, des modèles qui sont écologiquement vertueux et accepter d’être concurrencés par des entreprises qui ne sont ni écologiquement ni socialement vertueuses. Ça ne marche pas. Je suis entrepreneur et chef d’entreprise depuis des années, je sais ce que c’est. Ma quatrième grande mesure tournerait autour de cela. Il y a encore beaucoup de choses à raconter, notamment autour des mécanismes de financement de ce fameux « Green New Deal » et c’est clair aussi que sur ce plan-là, je proposerais des réformes assez substantielles des mécaniques financières. Je pense d’ailleurs que ça permettrait de résoudre une partie des problèmes du court-termisme parce qu’il est lié à la domination excessive des marchés financiers et des très grandes banques qui ont des puissances de frappe considérables et qui peuvent développer des activités sans aucun sens, comme le trading à haute fréquence, qui déséquilibrent les mécanismes en permettant aux uns et aux autres d’offrir des rendements beaucoup trop élevés, rendant très difficile la rentabilisation de nos questions écologiques. Voilà en gros quelques mesures qui me semblent évidemment à mettre sur la table des discussions lors d’un débat présidentiel.

LVSL – Comment pourrait-on réguler une activité comme le trading à haute fréquence ou le shadow banking ?

AG – Il faut que l’opinion publique s’empare du sujet. Sur la question des paradis fiscaux, si vous refaites de l’histoire sociologique, vous allez voir que l’opinion publique ne se rendait pas compte de ce qu’il se passait donc il n’y avait pas beaucoup de potentiel d’action. Quand l’opinion publique s’empare de ce sujet et considère que c’est moralement inacceptable que des boîtes fraudent (d’autant plus qu’on nous demande des efforts à nous citoyens) la fraude baisse. L’autre grand sujet est celui de l’optimisation fiscale, qui commence à être pris en considération : des règles et des lois obligent les entreprises à extérioriser les impôts qu’elles payent pays par pays. Pour le trading à haute fréquence, je pense que c’est relativement simple : la technique réglementaire est très facile, il suffit de créer des petites contraintes temporelles. Tout le monde me dit que ça doit se faire au niveau européen, mais foncièrement il suffit juste qu’un gouvernement élu décide de le faire. Il n’y a aucune difficulté technique. Le problème est politique, c’est un problème de volonté, de négociation avec les grandes entreprises bancaires parce que pour elles, ce sont des sources de revenus importantes, donc elles bataillent pour les conserver.

LVSL – Est-ce que vous travaillez avec des spécialistes d’autres disciplines et si oui, comment est-ce que vous travaillez ensemble ?

AG – La première grande discipline avec laquelle je travaille, c’est le climat. Donc il y a toute une série de disciplines autour de la question du climat qui sont des physiciens, des gens qui font des modèles climatiques. On a la chance d’avoir une organisation qui s’appelle le GIEC qui fait des travaux de synthèse absolument remarquables. On s’inspire de ces travaux, on les cite, car on n’est pas nous-mêmes climatologues et si on ne comprend pas, on discute gentiment avec les climatologues qui sont très compétents et prêts à rendre ce service.

Une autre discipline à laquelle je pense spontanément est le droit : il y a beaucoup de questions qui sont à l’intersection du droit, de l’économie et de l’environnement. J’ai parlé du commerce international tout à l’heure : il y a beaucoup d’enjeux de droit. Il y a de nombreux spécialistes là-dessus. J’aurais pu évoquer des questions de réforme en matière de constitution française. Là, ce n’est pas compliqué, on discute avec des spécialistes de droit au conseil scientifique de la fondation Nicolas Hulot.

Une troisième discipline est tout ce qui est sociologie, anthropologie, psychologie sociale. Même si je suis économiste et plutôt à même de considérer que la taxe carbone est un levier fort, quand je discute avec des sociologues, des gens de la psychologie sociale, des anthropologues, ils m’aident à relativiser l’effet de ce type d’instrument et à réfléchir au fait qu’il y en a d’autres.

La dernière des grandes disciplines dont l’importance est considérable est la biologie, l’écologie qui n’est franchement pas la même chose que la question de la climatologie qui est plutôt une affaire de physiciens. Là pareil, au conseil scientifique on a beaucoup de spécialistes de l’écologie, de dynamiques des populations et d’histoire évolutive.

LVSL – Est-ce que vous êtes plutôt pessimiste ou optimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

AG – Si on me pose la question de l’optimisme sur la capacité de l’humanité, je suis profondément optimiste. Après, je dois dire que cela n’a pas beaucoup d’importance. D’une part, parce que ma mère m’a toujours dit que les cimetières étaient remplis de gens qui se croyaient indispensables. En revanche, il y a une formule que j’ai adorée : « il est trop tard pour être pessimiste ». De toute façon, on est face à de tels périls, un tel niveau de risque pour des milliards de personnes, dont nos enfants, et petits-enfants que le sujet n’est pas le pessimisme ou l’optimisme, mais le volontarisme.

Pour revenir à ma marotte qui est l’économie, il faut vraiment se mettre dans une situation et considérer qu’on doit très fortement faire bouger les lignes pour que le volontarisme politique ne soit pas considéré comme un retour archaïque au dirigisme d’État, mais bien considérer que les forces de marché n’ont aucune chance de régler cette crise. Je suis entrepreneur, je ne suis pas payé pour sauver la planète. Je suis chef d’entreprise, j’ai un mandat et des actionnaires. Il appartient à la puissance publique au sens large d’être volontaire sur les enjeux qui sont de l’ordre de l’intérêt général. Mais on ne peut pas poser les questions comme on le faisait il y a 50 ans : on n’a pas d’un côté le bien public et de l’autre le bien privé, il y a des communs mondiaux. Il y a une nécessité de faire évoluer assez considérablement la gouvernance. Je vais prendre un exemple : on a considéré pendant très longtemps que la question climatique était le job des États et que c’était la discussion entre les États qui comptait au niveau des conventions climat, les COP. Ça ne marche pas parce que ce fameux bien commun mondial est aussi l’affaire des ONG, des entreprises qui ont des solutions à apporter et des financiers qui sont certes court-termistes, mais qui apportent l’argent. Cette nouvelle configuration de biens communs mondiaux doit générer de nouveaux modes de gouvernance mondiale et européenne. Tout ça ne doit pas nous enlever le sens du rythme et de la volonté politique. Je suis très volontariste sur ces questions-là.

Il y a toute une série d’exemples qui montrent que des choses qu’on croyait impossibles, on a réussi à les faire. En revanche, je ne dis pas que les solutions vont sortir magiquement du cerveau de quelqu’un. Ça va être un effort assez important. Il y a des moments dans l’histoire de l’humanité où je ne sais pas pour quelle raison, les forces positives se sont mises en œuvre et on y est arrivés. Il n’y a pas de raison qu’on n’y arrive pas là, même si c’est très chaud.

 

Retranscription : Jeanne du Roure

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

 

Gaël Giraud : « Les banques sont intrinsèquement hostiles à la transition écologique »

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Clément Tissot

Gaël Giraud est économiste, directeur de recherche au CNRS, professeur à l’École nationale des Ponts et Chaussées et auteur. Spécialisé sur les interactions entre économie et écologie, il est également l’ancien chef économiste de l’Agence française de développement (AFD). Dans la première partie de cet entretien-fleuve, nous revenons notamment sur l’incapacité pour Emmanuel Macron de conduire une véritable transition écologique, sur le financement de celle-ci et la nécessaire réforme des traités européens qui la conditionne. Nouvelle économie des communs, dérive illibérale du gouvernement… Nous abordons également des questions relatives aux rapports entre foi chrétienne, laïcité et écologie. Gaël Giraud est, en plus de tout le reste, prêtre jésuite. Première partie. Retrouvez la seconde partie de l’entretien ici. Réalisé par Pierre Gilbert et Lenny Benbara.


Télécharger l’entretien complet en PDF ici (idéal pour impression)

LVSL – Vous travaillez sur les interactions entre changement climatique et économie. Vous avez par ailleurs soutenu la liste Urgence Écologie aux élections européennes. Pourquoi, selon vous, Emmanuel Macron ne conduit-il pas le pays vers une transition écologique ?

Gaël Giraud – Je pense que l’erreur de fond d’Emmanuel Macron, en termes de transition écologique, est de croire qu’il peut la mener dans le respect de l’interprétation actuelle des traités promue par la Commission européenne et par Bercy.

Sa stratégie européiste, si je la résume, consiste à affirmer : « Moi, je suis un bon élève de la classe européenne, je fais mes devoirs à la maison et ensuite on renégocie les traités ». Or cette stratégie est vouée à l’échec car les contraintes budgétaires, notamment sur l’interprétation de la réduction du déficit public en zone euro, sont telles que, dans le contexte actuel, elles rendent impossible le financement public de la transition écologique. D’ailleurs, elles rendent impossible le financement des services publics tels qu’on les connaît aujourd’hui en France, de sorte que notre pays est en sous-investissement public chronique : environ 3% du PIB d’investissement publics, cela ne suffit même pas pour maintenir à niveau le patrimoine public français : la France, aujourd’hui, s’appauvrit chaque année.

Qui peut croire que respecter une interprétation des traités permettra ensuite de mieux les renégocier ? Imaginez que l’on veuille vous couper une jambe pour vous aider à courir un cent-mètres-haies. Préconiser l’austérité par temps de déflation n’est pas moins absurde… Croyez-vous donc vraiment que commencer par vous faire amputer soit le meilleur moyen, ensuite, de faire comprendre à votre interlocuteur que vos deux jambes — le secteur public et le secteur privé — sont nécessaires pour courir ? La rigueur budgétaire à laquelle nous contraint l’interprétation actuelle des traités est tout simplement en train d’engendrer un effet Brünning en France : encore moins d’inflation, davantage de gilets jaunes ou rouges dans la rue, de pompiers, de policiers, de profs, d’urgentistes, d’aides-soignants en colère… et, à la fin, plus de voix pour le Rassemblement national. Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, tout en se présentant comme l’ultime rempart démocratique contre le fascisme, la République en marche fait le lit du Rassemblement national. Regardez l’Italie qui, depuis Berlusconi, sert de laboratoire politique à toute l’Europe avec une dizaine d’années d’avance sur nous : Renzi y a tenu le rôle que tente d’occuper aujourd’hui Macron. Ce qui n’a nullement empêché Salvini d’arriver au pouvoir, bien au contraire.

Tout aussi grave est le fait qu’en se privant des moyens possibles de financer la transition vers une société sobre en carbone, le président de la République fait perdre des années précieuses à notre pays, à l’Europe et au monde entier. Car mon expérience, c’est que, malgré la petite taille de notre économie, beaucoup de pays du Sud continuent d’observer ce que fait la France, pour éventuellement s’en inspirer. La démission de Nicolas Hulot en septembre 2018 a témoigné du fait que l’écologie ne pèse rien, aux yeux de ce gouvernement, face aux contraintes budgétaires. S’ajoute à cela des décisions incompréhensibles de la part de ce gouvernement comme, par exemple, l’extension de la liste des oiseaux éligibles à la chasse alors que l’effondrement du nombre d’oiseaux en Europe est l’une des marques de la destruction de la biodiversité dont notre modèle de société est en grande partie responsable. Nous avons perdu au moins 400 millions d’oiseaux en Europe depuis 1980. La situation n’est pas aussi tragique qu’en Amérique du Nord, où 3,5 milliards d’oiseaux ont disparu depuis cette date. Voilà certainement un terrain où nous ne souhaitons aucunement entrer en compétition avec l’outre-Atlantique. La décision française, à l’origine de la démission de Hulot, est tout simplement un cadeau électoral fait au lobby des chasseurs – dont le prix du permis a, par la même occasion, été divisé par deux – et une provocation pour la conscience citoyenne des Français. Il y a, semble-t-il, une part d’improvisation et de provocation de la part de ce gouvernement à l’égard des questions écologiques qui témoigne que ce n’est nullement sa priorité. Ceci n’est pas incompatible avec une communication extrêmement rodée comme au G7 à Biarritz, destinée à donner l’illusion du volontarisme gouvernemental. Les observateurs de la politique française doivent apprendre plus que jamais à faire le départ entre les discours du président et la réalité de ses décisions politiques.

L’autre raison pour laquelle je doute malheureusement que ce gouvernement fasse la transition écologique, dans ce mandat comme dans le suivant s’il devait être réélu en 2022, c’est qu’il est extrêmement sensible au lobby bancaire et que la plupart des banques européennes, en particulier françaises, sont intrinsèquement hostiles à la transition écologique. Pourquoi ? Parce que beaucoup d’entre-elles ont dans leur bilan énormément d’actifs hérités de la révolution industrielle et qui sont donc liés aux hydrocarbures fossiles. Rien de très étonnant à ça : le bilan de nos banques est simplement le reflet de notre histoire.

Si demain matin on décidait de faire du charbon et du pétrole des actifs échoués (stranded assets), c’est-à-dire de les interdire dans le commerce, une grande partie de nos géants bancaires serait en faillite ou proches du précipice. Ils savent très bien que ce risque de transition associé au climat (« le deuxième risque » dans la typologie esquissée par le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, dans son fameux discours de 2015 sur la tragédie des horizons) est mortel pour eux. Donc, tout en faisant du green washing qui consiste à faire croire que les banques se sont mises au vert, en réalité, ces dernières n’ont aucune intention de financer pour de bon un changement de société qui signifierait la fin de leur modèle d’affaires actuel. Un exemple : les fameuses obligations vertes. Deux amis, l’ancien trader Julien Lefournier et le mathématicien Ivar Ekeland, ont montré que ces obligations n’ont strictement rien de vert: elles financent en moyenne les mêmes projets que les obligations traditionnelles. Cela ne veut pas dire qu’à l’avenir, elles ne pourront pas financer de vrais projets liés à la transition écologique mais, jusqu’à présent, elles ont essentiellement servi à faire… de la publicité.

LVSL – Combien coûterait la transition écologique ?

G.G. – Il y a pas mal de chiffres qui circulent, mais on peut dire, en étant certain de ne pas se tromper, que c’est plus de 30 milliards et moins de 100 milliards par an pour mettre en œuvre les grands chapitres de la transition écologique en France. Soit entre 1,5 et 4% du PIB français. En quoi consiste un tel programme ? Plusieurs scénarios ont été élaborés par le Comité des experts pour le débat national sur la transition écologique commandité par la ministre d’alors, Delphine Batho, et présidé par Alain Grandjean. Ils diffèrent selon le bouquet énergétique retenu pour 2035. Mais ils ont tous en commun les mêmes étapes en matière d’efficacité énergétique : la rénovation thermique de tous les bâtiments (publics et privés), la mobilité verte avec un déploiement massif du train et du ferroutage – car nous ne pourrons pas acheminer la nourriture sur des camions électriques ou roulant à l’hydrogène – et le verdissement des processus industriels et agricoles. Voilà un authentique projet de société vers une France verte, sobre et juste. Ces travaux ne peuvent pas être délocalisés et ce ne sont pas des ouvriers chinois qui vont réhabiliter les combles de nos passoires thermiques. Un tel programme est donc extraordinairement créateur d’emplois locaux. À tel point que les entreprises du BTP nous préviennent : n’allez pas trop vite, nous disent-elles, car nous n’avons pas assez d’ouvriers spécialisés pour réaliser la rénovation thermique à grande échelle. Ouvrons alors des filières d’apprentissage ! Bien sûr, il y aura aussi des pertes d’emplois : notamment les emplois liés aux deux mines de charbon encore en activité sur notre territoire. Mais l’Allemagne, cette fois, est en train de donner le bon exemple en fermant toutes ses centrales à charbon et en déployant un ambitieux programme de reclassement pour les ouvriers de la mine. Au nom de quoi la France serait-elle incapable d’en faire autant ? La transition vers une société zéro carbone est aussi une très bonne nouvelle pour la balance commerciale française car elle réduit notre dépendance au pétrole, et donc à la principale importation (70 milliards chaque année), qui creuse le déficit de notre balance courante. Et qui dit moins de déficit de la balance extérieure, dit moins de déficit public car, comptablement, l’acteur qui in fine supporte le coût excédentaire de nos importations, c’est l’État.

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Clément Tissot

LVSL – Comment financer la transition écologique ?

G.G. – D’un point de vue macro-économique, si nous économisons plusieurs dizaines de milliards de déficit commercial, cela fait autant d’argent qui peut être dépensé autrement dans le pays. L’État pourrait donc d’entrée de jeu engager cette dépense en étant certain que cela lui reviendra sous forme de recettes fiscales simplement parce que l’argent économisé en achetant moins de pétrole se retrouvera au moins en partie dans ses caisses. Mais sans même entrer dans cette logique macro-économique qui, toute élémentaire qu’elle soit, échappe à beaucoup d’observateurs, nous disposons d’un grand nombre de marges de manœuvre inexploitées. Premièrement, la mise en place d’un grand emprunt national comme Giscard l’avait fait en 1976 pour lutter contre la sécheresse. La situation actuelle est bien plus grave que la sécheresse de 1976 : le stress hydrique dû au dérèglement climatique se fait sentir désormais chaque année dans les zones rurales françaises, il n’y a que les urbains pour ne pas s’en rendre compte. Cela justifierait amplement d’en appeler à titre exceptionnel à l’épargne nationale. Deuxièmement, on peut reconstituer des marges de manœuvre budgétaire en rétablissant l’impôt sur la fortune, car selon le rapport de la Commission des finances, le passage de l’ISF à l’IFI a fait perdre 3,5 milliards d’euros à l’État sans réel impact positif sur l’économie française, au contraire[1]. Je pense qu’il faut un grand big bang fiscal qui permette de rendre de nouveau l’impôt français redistributif, ce qu’il n’est plus aujourd’hui. Cela suppose de restituer le débat fiscal, terriblement embrouillé aujourd’hui, sur des bases saines. Je ferai prochainement une proposition dans ce sens.

Troisièmement, il faut considérer un degré de liberté que nous n’utilisons absolument pas et qui est l’interprétation de la règle des 3 % du déficit public imposée par l’article 140 du Traité du fonctionnement de l’Union européenne. En fait, comme l’ont montré avec force Alain Grandjean et la Fondation Nicolas Hulot[2], il est tout à fait possible de discuter du périmètre sur lequel on applique les 3% et, par exemple, de retirer du calcul du déficit public certaines dépenses d’investissement public liées à la transition écologique. On l’a fait pour certaines dépenses associées au sauvetage des banques en 2008 et 2009, pourquoi ne pourrait-on pas le faire pour sauver la planète ? Par ailleurs, l’État est bien le seul acteur économique pour qui aucune distinction n’est faite entre des dépenses d’investissement de long terme, dont l’amortissement s’étale sur plusieurs décennies, et des dépenses de fonctionnement. Que diraient nos entreprises si leur comptabilité était construite sur cette confusion ?

Cela suppose une discussion avec la Commission européenne sur l’interprétation du périmètre sur lequel s’applique la règle des 3 %, mais modifier son périmètre d’application n’impliquerait pas une violation des traités. Le Comité budgétaire européen, un organe consultatif indépendant de la Commission, a rendu début septembre un rapport très critique sur l’évaluation des règles budgétaires : complexité inutile et illisibilité de règles qui échouent, de toute façon, à atteindre leurs objectifs, effets délétères sur l’activité économique et l’investissement public, réponse inadéquate aux divergences accrues des taux d’endettement public entre le Nord et le Sud… il est temps que nous révisions l’herméneutique des traités européens de fond en comble.

À mon sens, il y a des dépenses incompressibles qu’on doit retirer du calcul des 3 %. Je l’ai dit : la dépréciation du patrimoine français induit un appauvrissement national net, et donc une réduction inacceptable de notre souveraineté. Un exemple caricatural est donné par le rapport sénatorial Chaize-Dagbert[3] sur les ponts en France : 25 000 ouvrages français sont en danger de sinistre. Si nous ne voulons pas revivre la catastrophe du pont Morandi de Gênes du 14 août 2018 ou celle du tunnel du Mont Blanc d’il y a vingt ans, il faut absolument réhabiliter ces ponts dans les années qui viennent. C’est une question de sécurité nationale. Du moins, si vous voulez que vos enfants continuent de traverser des ponts en France ! De la même manière, les circuits d’adduction d’eau en milieu rural en France sont vétustes : sans une rénovation massive, Véolia, Suez ou la Saur pourraient se trouver en difficulté pour assurer l’adduction d’eau potable dans nos campagnes au cours des années à venir. C’est un service public élémentaire. Je ne vois pas le début d’une réflexion sérieuse, au gouvernement, sur ces questions et ceci, sans doute pour des raisons d’orthodoxie budgétaire qui proviennent simplement d’une interprétation parmi d’autres des traités européens.

Enfin, quatrièmement, nous disposons d’une batterie d’instruments à notre disposition qui consiste à utiliser intelligemment la garantie publique. On a mis plus de 70 milliards d’euros de garanties publiques pour Dexia. BPI France a accordé l’an dernier près de 20 milliards de garantie publique à l’export pour faciliter les exportations des entreprises françaises à l’international. Et c’est fort bien ainsi. Mais qu’est-ce qui nous empêche, dès lors, de mettre 30 à 40 milliards d’euros de garanties publiques pour financer la transition écologique en France ? La garantie publique reste hors du bilan de l’État et, contrairement à ce qu’on raconte parfois, ce n’est pas de la dette. Pas même de la dette en puissance, à moins que vous ne soyez convaincu que l’argent sera dépensé en pure perte…

Comment procéder en pratique ? Nous pouvons mettre en place un fonds ou une société de droit privé qui puisse jouir de la garantie publique et qui pourrait emprunter de l’argent sur le marché obligataire en vue de financer la transition. Nous l’avons fait, en France, avec la SFEF, la Société de financement de l’économie française, précisée par Michel Camdessus en 2009, afin de sauver les banques. D’ailleurs, autant que je sache, la SFEF existe toujours : nous la conservons en réserve de la République pour le prochain maelström financier. Qui nous empêche de l’utiliser pour financer la transition en France ? Dans un contexte où les investisseurs internationaux s’arrachent la dette publique française au point d’être prêts à consentir des taux d’intérêt négatifs – autrement dit : ils paient l’État français pour que celui-ci s’endette auprès d’eux, ils ne barguigneraient pas pour prêter plusieurs dizaines de milliards à une SFEF destinée à financer la rénovation thermique des bâtiments publics, la réhabilitation de nos charmantes voies de chemin de fer de 1945 en vue d’aménager des circuits courts d’alimentation, etc. On pourrait aussi utiliser intelligemment les canaux de création monétaire de la Banque centrale européenne et de la Banque européenne d’investissement qui sont tout à fait en mesure de refinancer des dépenses d’investissement liées aux infrastructures vertes.

LVSL – Les Verts sont divisés sur cette question récurrente qu’est le capitalisme. Est-il compatible avec l’écologie ? Quen pensez-vous ?

G.G. – Je pense que c’est un faux débat. J’aimerais bien que ceux qui, par exemple opposent Yannick Jadot et David Cormand sur cette question me donnent leur définition du capitalisme. Il n’y en a pas une, mais des dizaines : le capitalisme rhénan ou celui de la Suisse dans les années 60 n’a rien à voir avec le capitalisme texan d’aujourd’hui qui lui-même n’a rien à voir avec la Suède, qui n’a rien à voir avec le Japon aux heures glorieuses du toyotisme… Déjà Michel Albert faisait valoir l’affrontement entre deux types, au moins, de capitalisme. Et mon collègue Bruno Amable, lui, en identifie au moins cinq. J’ignore, donc, si la transition vers une société zéro-carbone est compatible avec le capitalisme, et je vous avoue que cette question ne m’intéresse pas. Elle sert à alimenter nos discussions de bistros, tout comme, autrefois, l’affaire Dreyfus ou l’eschatologie communiste, sans faire avancer la discussion sur la vraie question qui est : par où commence-t-on la transition ?

Il est beaucoup plus intéressant à mon avis de discuter du rapport à la propriété privée et à la finance, qui est un aspect commun aux différents capitalismes contemporains. Ce n’est certes pas le seul mais il joue un rôle central dans la financiarisation de nos sociétés. Un monde de marchandisation intégrale de l’humanité et de financiarisation de nos relations est incompatible avec la durabilité écologique. Ce qui est très important aujourd’hui c’est la lutte de tous les instants à mener contre la colonisation de nos esprits par un imaginaire managérial et cybernétique qui voudrait que tout être humain soit une marchandise, contrôlable et échangeable. Certains économistes, lorsqu’ils vont parler à l’Académie des sciences morales et politiques, expliquent qu’il est normal qu’on puisse donner un prix de marché à la vie humaine, à votre vie, par exemple. En effet, à travers la spéculation sur les actifs financiers dérivés sur les contrats d’assurance, on fixe le prix de marché de ces contrats, et donc, implicitement, on donne un prix à la vie des personnes qui ont signé ce contrat. Quand bien même les marchés financiers seraient efficients, c’est inacceptable. Et quand on sait le degré d’inefficience et d’irrationalité des marchés financiers, de tels propos deviennent quasiment criminels. De la même manière, donner un prix aux services écologiques rendus gratuitement par la nature ou à la survie de l’espèce des tigres du Bengale ne permettra pas de sauver les tigres. Au contraire, la magie noire de la marchandisation les rend alors interchangeables avec n’importe quelle autre marchandise qui posséderait le même prix. C’est cette logique qui fait dire à certains de mes collègues que la disparition programmée de la faune halieutique dans nos océans n’est pas une tragédie : la pisciculture permettra, pense-t-on, de substituer des poissons de bassins à ceux que nous péchions autrefois dans la mer. De même, la disparition programmée des abeilles donnerait lieu, entend-on, à l’invention de robots articulés qui iront polliniser à leur place. C’est évidemment du délire, qui oublie que les robots eux-mêmes ont besoin de minerais et d’énergie et que, précisément, les minerais et l’énergie ne sont pas disponibles gratuitement en quantité illimitée. La vérité, c’est que ce sont les femmes pauvres des campagnes qui iront polliniser à la main. Cela s’est, hélas, déjà vu…

Il faut sortir de cette utopie de la privatisation du monde. Ce qui suppose une révolution anthropologique en vue de renouer avec une forme d’humanisme politique, social, économique : l’être humain est intrinsèquement un être de relations aussi bien dans nos familles que dans la société, dans le monde, avec les animaux que nous aimons et ceux que nous aimons moins, avec notre environnement, avec nos morts et avec les enfants qui ne sont pas encore nés. C’est la prospérité de ces relations qu’il faut promouvoir bien davantage que la réduction du monde à un vaste supermarché.

LVSL – Quelle est lalternative ?

G.G. – La gestion et la célébration des communs. Autrement dit, la promotion de ressources partagées, aussi bien des ressources matérielles qu’immatérielles. Par exemple, comment faire en sorte qu’un étang, une forêt ou un hot spot de biodiversité en France puisse devenir un commun et ne pas être détruit en étant réduit à des marchandises ? Comment faire en sorte que la faune halieutique qui est en train de disparaître dans nos océans (sous les coups conjugués de leur acidification à cause de nos émissions de CO2, de leur réchauffement, de la pollution plastique et de la pêche industrielle en eaux profondes) puisse devenir un commun ? Tant que les poissons seront la propriété privée de celui qui les pêche, nous courrons le danger de ne plus avoir de grands pélagiens, soit les poissons comestibles dans nos mers d’ici 2040 ou 2050.

Sur Internet s’inventent énormément de rapports renouvelés à la propriété comme les logiciels libres ou le Copyleft. Le Copyleft, c’est le contraire du copyright : il donne à tous le droit d’usage d’une invention mais à la condition expresse que personne ne tente de se l’approprier de manière privative. Ce bouillonnement d’inventions sur la Toile est le symptôme que nos sociétés sont en travail : elles cherchent d’autres moyens de partager nos ressources que leur simple destruction par leur privatisation. Wikipédia est un extraordinaire commun, bien plus efficace, complet et rigoureux que son équivalent public (c’est-à-dire étatiste) : il y a moins d’erreurs sur Wikipédia que dans l’Encyclopaedia Britannica…

Et puis, les communs, c’est certainement notre rapport au monde le plus ancien, le plus archaïque : avant l’invention de la propriété privée par des juristes romains, l’humanité a toujours considéré la Terre comme un commun, une ressource appartenant à tous pourvu que l’on en prenne soin. Mais les communs ne concernent pas seulement les ressources naturelles et Internet : comment faire, par exemple, pour que le travail ne soit pas une marchandise privée ? Comment mettre fin à la régression esclavagiste qu’est l’ubérisation de nos relations au travail, laquelle se dissimule derrière la promotion du statut d’auto-entrepreneur ? Comment faire en sorte que le travail puisse être un commun ? Cela suppose une refonte radicale du droit de travail qui va à contre-courant de ce que fait le gouvernement. Nous pourrions nous inspirer des remarquables travaux d’Alain Supiot sur le sujet. De même, comment redéfinir l’entreprise aux articles 1832 et 1833 du Code civil non plus comme une boîte noire qui produit du cash pour les actionnaires qui en sont, croit-on, les propriétaires privés, mais comme une communauté de destins qui veut mettre en œuvre un projet socialement utile ? Cela suppose d’aller beaucoup plus loin que la loi Pacte qui a accouché d’une souris. Pourtant la Commission Nota-Sénart, qui m’a auditionné, avait des propositions tout à fait intéressantes. Las, elle a été bridée par Matignon et l’Élysée… Pour aller plus loin, nous pourrions, là aussi, nous inspirer du travail de Daniel Hurstel, Cécile Renouard et moi-même.

Comment, enfin, faire de la monnaie un commun ? Cela passe par la promotion de toutes ces monnaies locales complémentaires qui bourgeonnent un peu partout en France, y compris dans la Creuse. Ces monnaies sont autant de moyens par lesquels une communauté, quelle qu’elle soit, s’efforce de se réapproprier le pouvoir de création monétaire qui a été confisqué par les banques privées depuis que les États de la zone euro sont privés du droit de battre monnaie. Nous sommes de fait les seuls au monde à l’avoir fait, en mettant en place une véritable indépendance de la Banque centrale à l’égard du politique, nous avons privatisé la monnaie en Europe.

LVSL – Pourquoi ?

G.G. – Parce que la BCE n’a pas de compte à rendre auprès des États, et elle rend formellement compte ex post de ses activités auprès du Parlement européen, sans que celui-ci ne puisse intervenir en amont sur ses décisions de politique monétaire. Du coup, la BCE est largement inféodée au lobbying des banques privées et vous n’aurez aucun mal à interpréter toutes les décisions prises par Francfort depuis 2008 comme des décisions favorables aux intérêts du secteur bancaire. Je vous mets au défi de trouver une seule exception. Pourtant, croyez-vous que les intérêts du secteur bancaire privé coïncident avec l’intérêt général ?

Mais revenons aux communs : ces quatre chantiers – la promotion des ressources naturelles et des ressources de l’intelligence collective sur Internet, le travail et la monnaie comme communs -, esquissent les contours d’un projet politique très ambitieux, où la première mission de l’État ne consiste plus seulement à gérer les biens publics – ce qu’il doit continuer de faire : l’école, la santé, la poste, etc. -, mais aussi à créer les conditions de possibilité d’émergence des communs dans la société civile. Voilà une utopie concrète qui va nous occuper pour plus d’un siècle. Mais la bonne nouvelle, c’est qu’elle a déjà commencé…

LVSL – Vous êtes prêtre jésuite. Pourquoi avez-vous choisi cette voie-là ? Quelle relation entretenez-vous avec l’Église ? Vous vantez souvent lhéritage de la Révolution française et la sécularisation, seriez-vous donc un prêtre laïc ?

G.G. – Je n’utiliserais pas cette expression de prêtre laïc. Les jésuites ont une grande tradition d’engagement en faveur de la justice. On connaît le sort des jésuites du Salvador assassinés par la junte militaire en 1989 parce qu’ils soutenaient les pauvres. On sait moins, par exemple, que deux jésuites ont été assassinés à Moscou en 2008, parce qu’ils gênaient les collusions entre l’Église orthodoxe et le régime de Poutine. Bien sûr, nous n’avons nullement le monopole de l’engagement en faveur de la justice, même parmi les ordres religieux catholiques. Je pense notamment au Frère dominicain Henri Burin des Roziers, décédé hélas en 2017, et qui fut un ardent défenseur des paysans sans terre dans le Nordeste brésilien —un homme lumineux. Je pense à telle religieuse xavière, Christine Danel, une amie également, qui s’est rendue dans les centres de traitement d’Ebola en Guinée, au pire moment de la pandémie de 2014, pour aider à la mise en place d’un traitement de la maladie. Pour les Jésuites, disons que la promotion de la justice sociale et l’expérience de foi sont une seule et même mission. C’est ce qui m’a sans doute séduit dans l’ordre des Jésuites, avec, bien sûr, une certaine rigueur intellectuelle et, surtout, une profonde tradition spirituelle. C’est ce qui manque à beaucoup de nos contemporains, je crois : un espace de liberté intérieure. Beaucoup de jeunes sensibles à la question écologique cherchent à retrouver des espaces d’intériorité, de silence, de gratuité. Notamment pour s’évader de la prison du tout-marchandise, du tout-jetable ou du tout-détritus. Certains cherchent du côté des sagesses orientales parce qu’ils ne se sentent plus liés au patrimoine chrétien qui est, pourtant, le leur. Ou bien à cause du discrédit qui frappe à juste titre notre Église du fait des scandales liés à la pédo-criminalité. Pour ma part, je crois que le christianisme est très fondamentalement une école du désir (ce que le bouddhisme n’est pas, par exemple) et que beaucoup d’entre nous ont soif d’apprendre à découvrir le désir de vie qui sourd du plus profond d’eux-mêmes.

Je parle volontiers de façon positive de la Révolution française et de la modernité occidentale, c’est vrai. Dans son intuition de fond, elle est un produit du christianisme même s’il est vrai que des chrétiens en ont été les victimes, je pense notamment au prêtre Jean-Michel Langevin et aux martyrs d’Angers. Lorsqu’au XVIIIe et surtout au XIXe siècle, une bonne partie de l’Église catholique a cru bon de s’opposer à la modernité, elle n’a pas reconnu que ce qu’elle avait en face d’elle, ce qu’elle a cru être son ennemie, était en partie son propre enfant. Bien sûr, il faut distinguer, au sein des Lumières, entre, disons, Rousseau et Voltaire. L’arrogance d’un Voltaire, riche commerçant esclavagiste, n’a pas grand chose à voir avec les intuitions démocratiques de Rousseau. Or, du point de vue du rapport du politique au religieux, les Lumières, disons, rousseauistes ont cherché à désacraliser le pouvoir politique : désormais, le pouvoir politique et la souveraineté n’auraient plus comme instance de légitimation un ordre sacré, transcendant fondé sur Dieu. C’est la “sortie de la religion” telle que Marcel Gauchet, par exemple, l’a thématisée. Gauchet a fort bien montré que le christianisme est justement la “religion de la sortie de la religion”. Ce n’est pas un hasard s’il n’y a, semble-t-il, que dans les sociétés de tradition chrétienne que la laïcisation du pouvoir politique est aussi avancée que chez nous. Or, depuis le début de l’aventure chrétienne, la grande tradition évangélique consiste à “rendre à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui est à Dieu” (Luc 20,25).

Par ailleurs, l’autre grande leçon des religions bibliques, c’est qu’il nous faut apprendre à préférer la sainteté au sacré : Emmanuel Lévinas avais mis l’accent sur ce point en relisant le Talmud ; aujourd’hui, un théologien comme Christoph Theobald montre que cette intuition est centrale pour l’expérience chrétienne. Là où le sacré sépare (le pur de l’impur, le sacré du profane, l’homme de la femme, l’élite du peuple, etc.), l’Évangile nous apprend à découvrir les ressources de sainteté enfouies dans la vie quotidienne de chacun d’entre nous. Il y a même de la sainteté chez les gilets jaunes ! (Rires.)

L’Église a fait l’erreur au Moyen Âge de prendre le pouvoir sur la souveraineté politique. Compte tenu de la désintégration de l’Empire romain et de la décomposition de l’Empire carolingien, il était sans doute nécessaire qu’elle assume la défense de l’intérêt général et du droit mais, après la réforme grégorienne du XIe siècle, elle a prétendu dicter ce qu’est un bon gouvernement, sacrer les rois et déposer les mauvais gouvernants. Aujourd’hui, c’est plutôt la Commission européenne qui tente de s’arroger un tel privilège, lequel n’est pas plus démocratique au XXIe siècle qu’il ne l’était sous le Pape Grégoire VII. Quand les institutions européennes font démissionner Berlusconi, tout le monde applaudit à juste titre, mais lorsqu’elles le remplacent par Mario Monti (qui, avec une étonnante inconscience, a démarré l’effet Brünning dans une Italie en pleine déflation), on est en droit de s’interroger sur le caractère démocratique de la méthode. Et quand elles obligent Tsipras à agir contre la volonté des citoyens grecs exprimée à 61,5% des voix lors du référendum du 5 juillet 2015, le doute n’est plus permis : Canossa n’est pas plus démocratique aujourd’hui qu’hier. L’Église, quant à elle, a mis un siècle à admettre que ce que les Lumières lui imposaient dans la violence — renoncer à se substituer au pouvoir politique souverain — venait, en vérité, de l’Évangile. Sa mission, aujourd’hui, c’est de dévoiler sans relâche les trésors spirituels dissimulés dans la création et dans le secret de nos relations sociales. Nous avons besoin de ces trésors pour y puiser l’énergie collective nécessaire à l’invention des communs sans lesquels la privatisation du monde achèvera de le détruire et de démanteler la démocratie. Finalement, l’encyclique Laudato Si’, telle que je la comprends, n’invite pas à autre chose. Les ressources d’intelligence collective partagées sont immenses mais fragiles, comme notre planète. L’État doit créer les conditions de possibilités juridiques d’émergence de ces communs ; l’Église, avec d’autres bien sûr, peut alimenter la soif spirituelle et le discernement nécessaires pour les faire émerger.

LVSL – Que pensez-vous de Pierre Teilhard de Chardin ?

G.G. – C’est un jésuite français qui a eu une intuition extrêmement forte : il y a une unité profonde entre l’évolution des conditions du vivant sur la terre et l’évolution de nos sociétés. Toute la recherche contemporaine en écologie montre que l’intuition de Teilhard était fondamentalement juste. Mes travaux au croisement de l’économie et de la thermodynamique suggèrent que l’économie est une structure dissipative analogue au métabolisme humain : nous absorbons de l’énergie et de la matière, que nous métabolisons pour fournir du travail, et nous exsudons des déchets. Ce qui signifie que la croissance du PIB ad nauseam n’est tout simplement pas compatible avec la capacité de charge finie de notre unique planète.

L’un des concepts-clefs de Teilhard, c’est la noosphère : l’intuition qu’à travers nos relations humaines se tresse un grand réseau d’idées, de paroles et d’actions en continuité avec le grand réseau du vivant. Internet, contrairement à une idée reçue, possède une empreinte matérielle très significative, à la fois en termes d’énergie, d’émission de chaleur et d’usage de minerais dans nos ordinateurs. Cette matérialité de la Toile rejoint l’intuition teilhardienne d’une continuité entre la matière et l’intelligence, même si la noosphère ne s’identifie nullement avec la sphère internet où il y a énormément de bruits, de brouillage et un flux d’information non pertinentes ou qui ne font grandir personne : pensez à la pornographie, par exemple. L’explosion de la sphère internet, par exemple, ne veut pas dire que la noosphère soit en croissance. Elle croît en revanche lorsque Wikipédia se développe, permettant un accès libre à la mise en commun de nos intelligences. Elle fera un grand pas le jour où les journaux français accepteront de rendre gratuit l’ensemble des articles dédiés au climat comme je l’ai récemment proposé dans une pétition qui a recueilli, à ce jour, 31 000 signatures…

LVSL – Quand régresse-t-elle ?

G.G. – Par exemple, lorsque des hackers russes réussissent à influencer les élections américaines et contribuent à faire élire un homme, Donald Trump, qui, au début des années 1990, était ruiné et dont les dettes ont été payées… par des oligarques russes. De là à faire l’hypothèse que Trump, en réalité, travaille pour la Russie, il n’y a qu’un pas. Les travaux de l’historien Timothy Snyder vont, hélas, dans ce sens. D’ailleurs, vous pouvez relire l’ensemble des décisions prises par Trump en matière de politique internationale depuis deux ans en vous interrogeant : servent-elles les intérêts des États-Unis ? Desservent-elles les intérêts de Moscou ? Vladimir Poutine — reçu comme un ami par notre président au fort de Brégançon pendant l’été— finance par ailleurs Matteo Salvini, Marie Le Pen et Boris Johnson. Autant de figures politiques dont le projet avoué est de déstabiliser l’Union européenne. L’ambition de Poutine, à ce sujet, est explicite : restaurer un pan-slavisme russe jusqu’en Europe de l’Ouest. Combien de temps faudra-t-il à l’Europe pour parler d’une seule voix, et avec fermeté, face à une menace aussi grave ? Angela Merkel serait-elle la seule à avoir pris la mesure de ce danger ?

LVSL – Revenons un instant à l’Église : quel devrait être le rapport entre l’État et l’Église et entre l’État et les autres religions ?

G.G. – Le compromis français de laïcité républicaine est le bon et il ne faut pas revenir dessus. L’Église catholique a pris une juste distance vis-à-vis de la souveraineté politique. Il y a bien sûr des courants réactionnaires qui veulent de nouveau sacraliser le pouvoir politique, mêler à nouveau le sabre et le goupillon mais je ne crois pas que l’Église catholique reviendra sur le compromis dont l’Évangile est, en fait, la source première. En tout cas, pas sous l’extraordinaire pontificat de François.

LVSL – L’Église est souvent perçue comme réactionnaire au sujet des questions liées aux mœurs. Que pensez-vous du mariage pour tous, de lavortement, de la PMA ?

G.G. – Je ne dirais pas que l’Église catholique est réactionnaire. Le Magistère romain a longtemps défendu une certaine vision de la famille qui est promue aussi bien par les psychanalystes lacaniens, par exemple. Il y a une analogie très forte entre l’anthropologie lacanienne et celle du Magistère. Et je ne suis pas sûr qu’on puisse accuser les psychanalystes lacaniens d’être réactionnaires, quand bien même il existe aussi, évidemment, des psychanalystes qui ne sont pas lacaniens : pensez à Donald Winicott, par exemple.

Quoi qu’il en soit, nous assistons en Occident à la décomposition du schéma traditionnel de la famille. À titre personnel, je suis inquiet pour la croissance humaine d’un certain nombre d’enfants dans certaines familles complètement disloquées ou recomposées. Reste que les évolutions qui ont conduit à la légalisation de l’avortement, au mariage pour tous et à la légalisation de la PMA, me paraissent irréversibles. Ce ne sont pas les bons combats pour l’Église aujourd’hui. Le bon combat, c’est de s’opposer à la GPA. La privatisation du corps de la femme, ça, c’est inacceptable. Cela fait partie de cette grande utopie néolibérale, mortifère, de privatisation du monde. La transformation des femmes en objets de consommation procède de la même déshumanisation que la destruction de l’environnement, la maltraitance des enfants ou des personnes âgées et la foi dans la toute-puissance des marchés (relisez l’incroyable paragraphe 123 de l’encyclique Laudato Si’ à ce sujet). À cela, il faut s’opposer avec la dernière énergie car la GPA revient, au sens littéral, à pouvoir acheter un enfant : elle permettra, en effet, de faire venir au monde un enfant, à la demande de parents dont il ne partagera aucune part du code génétique, porté dans le ventre d’une femme qui ne sera ni sa mère génétique, ni sa mère d’adoption. Alors la vie humaine sera entièrement marchandise. Ce fantasme post-libéral signe la fin de la dignité humaine et n’a plus rien à voir avec le libéralisme classique du XVIIIe siècle.

Les nostalgiques du schéma traditionnel de la famille, quant à eux, doivent lire Emmanuel Todd et sa réécriture de la cartographie leplaysienne de la famille. Car ce qu’ils ont en tête n’est qu’un schéma parmi beaucoup d’autres : il n’y a jamais eu de schéma universel et définitif de la famille. Les structures familiales ont évolué dans le temps et dans l’espace, notamment pour s’adapter à des contraintes agraires et climatiques de long terme. L’essence éternelle de la famille est introuvable. Le modèle nucléaire-égalitariste (où l’héritage est partagé équitablement entre des enfants qui, à l’âge adulte, quittent le foyer de leurs parents hétérosexuels) est un produit de l’histoire, hérité notamment du bassin parisien, et ne s’est imposé un peu partout en Occident que récemment. Il vole aujourd’hui en éclats parce que, l’énergie étant apparemment gratuite, beaucoup de couples peuvent se payer le luxe d’entretenir plusieurs foyers. Je ne suis pas sûr que cela durera très longtemps. Par contre, il est indéniable que le statut de la femme diffère grandement d’un schéma familial à un autre. Et que, malheureusement, beaucoup de régions des pays du bassin indo-méditerranéen régressent en ce moment vers des schémas de familles communautaires (où les enfants restent dans le giron familial, même à l’âge adulte) nettement défavorables à l’émancipation des femmes. Les femmes iraniennes jouissaient sous le Chah d’une liberté qu’elles ont hélas perdue.

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Clément Tissot

LVSL – Observez-vous, au plus haut niveau de l’État, une dérive illibérale ? Comment se concrétise-t-elle ?

G.G. – J’observe qu’une partie de la haute fonction publique française ne croit plus en l’État au sens où elle est persuadée que la République, telle que nous l’avons construite à travers les grands compromis d’après-guerre, est velléitaire, contradictoire, n’a plus les moyens de sa politique ou n’a plus de vision. De sorte que rien ne vaudrait une bonne assemblée sanglante d’actionnaires qui maximisent leurs profits à court terme. Ces propos, que j’entends y compris à l’Inspection générale des finances, font froid dans le dos. Il est vrai qu’il y a peu, Michel Pébereau se vantait qu’il y ait plus d’inspecteurs généraux des finances ayant pantouflé à la BNP Paribas que travaillant pour l’intérêt général dans la fonction publique. Cela veut dire que la haute fonction publique elle-même doute de sa propre mission. En témoigne également le nombre de pantouflages de hauts fonctionnaires : le directeur général du Trésor français s’en va travailler pour un hedge fund chinois, le Hongrois Adam Farkas, l’actuel directeur exécutif de l’Autorité bancaire européenne, s’apprête à prendre la tête de l’Association des marchés financiers en Europe, un puissant lobby qui défend les intérêts du secteur bancaire privé. Imaginez-vous le patron de la police de Bogotá qui deviendrait le principal lieutenant de Pablo Escobar ? Remarquez, en France, nous avons nommé à la tête de l’autorité monétaire suprême un ancien cadre dirigeant de BNP Paribas puis, à la tête de l’État, un inspecteur des finances ayant pantouflé chez Rotschild… Il y a heureusement des exceptions remarquables : des hauts fonctionnaires qui ont conservé envers et contre tout un haut sens de l’État. Mais, souvent, leur intégrité pénalise leur carrière, en particulier sous l’actuel gouvernement.

Cet état d’esprit délétère participe d’une forme de sécession des élites françaises et, plus généralement, occidentales, liée au schisme éducatif du tiers éduqué supérieur. Aujourd’hui, comme mon ami Todd a été le premier à le faire remarquer, je crois, un tiers environ de la population de notre pays fait des études supérieures à l’issue d’un bac généraliste. C’est à la fois peu (les membres de ce tiers s’imaginent souvent représenter 80% de la population) et beaucoup : un tiers, cela permet de vivre dans l’endogamie quasi-complète. Si vous appartenez à ce tiers-là, demandez-vous quand il vous arrive de rencontrer quelqu’un qui n’a pas son bac. Le tiers des études supérieures ne sait plus ce qui se passe dans le reste du corps social et ne le comprend plus. D’où son étonnement, parfois sincère, face aux gilets jaunes ou à la victoire du Non au référendum de 2005 sur l’établissement du Traité constitutionnel. Lorsque la haute fonction publique, ou une partie de ses membres du moins, doute de sa mission, elle doute de l’utilité de travailler pour ceux et celles qu’elle ne rencontre plus, qu’elle ne connaît plus. Une autre fraction de cette même noblesse d’État, penche au contraire pour une démocrature, dans laquelle on imposerait les décisions technocratiques qu’elle estime être les seules raisonnables. Sans s’apercevoir que, le plus souvent, ces décisions ne servent que ses propres intérêts de court terme. Il y a là un malentendu extrêmement profond.

Inversement les deux tiers du corps social français qui ne font pas partie de cette élite de masse ne se sentent plus représentés par des médias entièrement financés par et pour le tiers éduqué supérieur, lequel cumule tous les pouvoirs : financiers, économiques, politiques et, parfois, même culturels. Les autres, la majorité donc, ont l’impression d’être abandonnés par les privilégiés des centres-villes métropolitains. Dans bien des régions rurales de France, les trains s’arrêtent de moins en moins, il n’y a plus d’hôpital, plus de banque, la Poste et les écoles ferment. Les jeunes, évidemment, s’en vont… Certains protestent avec raison contre cet abandon incompatible avec le pacte républicain entre nos concitoyens. Les gilets jaunes ne sont qu’un aspect de cet immense malaise social. Le Grand débat national organisé à la suite des premières manifestations de décembre était un simulacre de discussion qui n’a pas permis la prise en compte sérieuse des revendications des deux tiers. Je crains que cela ne s’aggrave dans les mois et les années à venir. Et quand je vois des policiers français tirer avec des LBD sur des pompiers français, je m’interroge : l’élection de Marine Le Pen aurait-elle davantage divisé les Français ? Je n’en suis plus certain aujourd’hui. Encore une fois : le paradoxe de ce gouvernement, c’est qu’il gouverne pour une toute petite élite et, pour les autres, semble n’avoir rien d’autre à proposer que la violence et le mépris de classe. Le Rassemblement national aurait-il fait autrement ? Il est vital pour le débat démocratique que la scène politique française sorte de ce duel en miroir entre Le Pen et Macron.

LVSL – Pour finir, votre expérience au Tchad et à lAFD vous a ouvert sur les relations internationales. On observe un retour des politiques protectionnistes dans les pays qui sont les plus influents aujourdhui : Chine, États-Unis, Russie, Allemagne, Japon… la France, de son côté, brade son industrie stratégique, comme Alstom, et ses fleurons nationaux (ADP…). Ce qui faisait la puissance française est largement dilapidé. Pourquoi à votre avis ? Pensez-vous que les élites françaises soient les idiotes du village-monde ?

G.G. – Je ne crois pas qu’elles soient les idiotes de la globalisation. Ce phénomène de fuite de Varennes que je caractérisais à l’instant me semble important et grave : la sécession des élites par rapport au reste du corps social a des racines profondes. La Révolution française a consacré la défiance de la noblesse vis-à-vis du Tiers ordre. Depuis lors, les élites françaises restent traumatisées par la peur des États-Généraux et de la Jacquerie — ce qui n’est le cas ni de l’Angleterre, ni de l’Allemagne.

La grande peur des bourgeois de centre-ville au moment de l’acte IV des gilets jaunes procède d’une sorte de résurrection de cette hantise séculaire vis-à-vis d’un peuple français qui, si on ne le mate pas par la violence comme l’armée versaillaise a décimé les Communards, est capable de couper la tête du roi. Le fait est qu’aujourd’hui les élites parisiennes ont davantage comme terrain de jeu le monde cosmopolite des élites des autres capitales de la planète que le reste du territoire national. Un homme d’affaires du centre-ville parisien se sent plus proche d’un collègue du centre-ville londonien ou new-yorkais que de son compatriote d’Aulnay-sous-Bois. Dès lors, une partie de ces élites n’a plus aucun scrupule à brader les trésors industriels nationaux français du moment que cela semble servir ses intérêts à court terme. De la même manière, beaucoup de ceux qui se retrouvent à des postes de régulateur financier n’ont aucun scrupule à bloquer toute initiative qui nuirait aux intérêts des banques ou des fonds spéculatifs, vers lesquels ils pantouflent ensuite afin de bénéficier de paiements pour service rendu. Voilà pour l’explication socio-psychologique, si l’on veut.

Évidemment, ce n’est pas elle qui est mise en avant par les apôtres du libre-échange. Cette démission est généralement justifiée par les contes de fées du doux commerce de Montesquieu, qui n’ont pourtant aucun fondement analytique. En présence de mobilité du capital, je ne connais aucune justification rigoureuse du libre-échange y compris au sein de la théorie économique la plus favorable au néolibéralisme. Les travaux empiriques effectués, y compris par le GATT, ces derniers 40 ans, montrent que ces gains nets apportés par la suppression des barrières douanières sont très faibles : de l’ordre de quelques centaines de milliards de dollars, ce qui est ridicule comparé aux sommes en jeu (le revenu annuel mondial est de l’ordre de 70 trillions de dollars). Qui plus est, le seul vrai gagnant du libre-échangisme des quarante dernières années semble être la Chine.

Il est temps de revenir à une compréhension raisonnable du protectionnisme. Pour cela, il faut commencer par se défaire du mythe selon lequel le libre-échange serait synonyme de paix et le protectionnisme rimerait avec la guerre. Deux exemples : en 1868, la France et la Prusse ont signé un accord de libre-échange et deux ans après, elles se faisaient la guerre. Inversement, pendant les Trente glorieuses, tous les pays de l’Ouest européen étaient protectionnistes : pourtant, nous ne nous sommes pas fait la guerre.

La globalisation marchande des trente dernières années a essentiellement permis à l’Occident de continuer à orienter la production des ressources minières d’Afrique et d’Amérique du Sud à son profit tout en bénéficiant des produits manufacturés chinois bon marché et des bénéfices commerciaux, chinois également, recyclés dans les marchés financiers occidentaux via le rachat de dette publique américaine. Cette ère-là est close depuis la crise financière de 2008 mais le monde n’a pas encore trouvé de nouveau cycle global. La mise en place d’une régulation intelligente du commerce international et, en particulier, des flux de matières premières dont nous avons absolument besoin pour sauvegarder la souveraineté de la France, est une nécessité si nous voulons éviter les prochaines guerres qui seront celles de l’eau, de l’énergie et des minerais. Les travaux historiques de Christophe Bonneuil, encore un ami, montrent que l’économie française joue le rôle d’un parasite depuis plus d’un siècle en matière de flux de matière : mis à part la biomasse, nous importons la quasi-totalité de la matière dont nous avons besoin pour vivre. Si, en Europe, nous nous accrochons à cette idéologie sans fondement scientifique qu’est le libre-échange, nous allons tout simplement nous priver des moyens de négocier un juste commerce des produits dont nous avons besoin. Pendant ce temps, la Chine et les États-Unis continuent de piller le sous-sol de nombreux pays du Sud. En d’autres termes, le plus sûr moyen de courir vers des guerres de l’eau, du pétrole ou du cuivre dans les années qui viennent, c’est de ne pas réguler le commerce, de ne pas entamer une négociation maintenant. La réforme de la gouvernance du FMI, par exemple, réclamée par de nombreux pays émergents, serait une première étape. La réforme de l’OMC également. À l’inverse, la guerre civile syrienne est née en 2011 d’une pénurie d’eau prolongée, très mal gérée par la dictature de Bachar el Assad. Le libre-échange est la meilleure recette pour étendre le chaos syrien au reste du monde. Et mes travaux, avec Olivier Vidal et Fatma Rostom notamment, montrent que nous ne pourrons pas continuer à augmenter indéfiniment l’extraction de cuivre sur la planète[4]. Qui, en France, se soucie de trouver des substituts aux usages industriels du cuivre et d’améliorer l’efficacité du recyclage du cuivre que nous gaspillons aujourd’hui ? Cela aussi, ça fait partie des défis de l’industrialisation verte.

Lire la deuxième partie de l’entretien : Gaël Giraud « Nous sommes probablement à la veille d’une nouvelle crise financière majeure ».

[1] https://bit.ly/2onhdcS

[2] Alain Grandjean, Agir maintenant – notre plan pour un New Deal vert, LLL, 2019.

[3] http://www.senat.fr/notice-rapport/2018/r18-609-notice.html

[4] Olivier Vidal, Fatma Zahra Rostom, Cyril François, Gaël Giraud,“Global Trends in Metal Consumption and Supply: The Raw Material-Energy Nexus”, Elements, 2017, 13(5), pp. 319-324, et “Prey–Predator Long-Term Modeling of Copper Reserves, Production, Recycling, Price, and Cost of Production”, Environ. Sci. Technol, 2019, 53(19), 11323-11336.

Rob Hopkins : « Les mesures d’austérité ont un effet dévastateur sur l’imagination »

Rob Hopkins

Rob Hopkins est un intellectuel britannique. Il a notamment fondé le mouvement des Villes en transition en 2005. En France, le grand public le connait surtout pour avoir inspiré par son action le documentaire Demain de Cyril Dion, dans lequel il témoigne longuement. Nous avons profité de sa venue dans l’hexagone, à l’occasion de la journée Paris sans voiture, pour l’interroger sur la transition écologique et sociale au niveau municipal, le mouvement des gilets jaunes, Emmanuel Macron, la place de la voiture… mais aussi sur les liens entre imagination et transition écologique, le sujet de son dernier ouvrage. Réalisé par Pierre Gilbert, retranscrit et traduit par Sophie Boulay.


 

LVSL – Pouvez-vous nous raconter l’histoire du mouvement des Villes en transition ? Combien de villes en font désormais partie ?

Rob Hopkins : Tout a commencé en 2005. Nous réfléchissions à une solution à apporter au dérèglement climatique, une solution qui partirait du « bas », c’est-à-dire qui soit à l’initiative des habitants. Nous voulions qu’elle s’appuie sur l’engagement des citoyens et non sur leurs craintes. Nous voulions également proposer une solution qui renforce le lien social et réunisse autour d’un projet commun : repenser notre monde.

Tout a commencé dans ma petite ville d’Angleterre, à Totnes. Difficile de vous dire précisément combien de villes ont désormais rejoint le mouvement et créé un groupe de transition, probablement entre 2000 et 3000, mais nous sommes présents dans une cinquantaine de pays, sur tous les continents. Si je devais décrire Villes en transition, je dirais qu’il s’agit de citoyens qui réinventent et reconstruisent le monde ensemble.

L’imagination joue donc un rôle primordial dans notre mouvement, mais nous mettons également en œuvre des projets très concrets. Ils peuvent aussi bien être de petite envergure, par exemple fermer une rue à la circulation pour la transformer en jardin public, que très ambitieux, par exemple mettre en place la gestion par les citoyens eux-mêmes de projets immobiliers, de fermes, de leur approvisionnement énergétique, etc.

LVSL – Comme vous l’expliquiez, tout a commencé en 2005 à Totnes, en Angleterre. Avec le recul, quels sont les plus grands succès et les plus grandes difficultés que vous ayez rencontrés dans cette première ville ?

RH – Villes en transition est né il y 13 ans désormais. Nous avons lancé environ 50 projets à Totnes et le mouvement a profondément changé la réputation de la ville, au point que de nombreuses personnes viennent la visiter pour en apprendre davantage sur notre transition. La ville est désormais équipée de multiples installations d’énergies renouvelables et a accueilli des projets d’une grande variété. Villes en transition a écrit une nouvelle page de l’histoire de Totnes. De nombreuses entreprises y ont récemment ouvert leurs portes et souhaitent participer à l’aventure. Plusieurs projets sont également en cours de réalisation. Nous travaillons par exemple sur deux projets immobiliers qui permettront la construction de plus de 100 logements et avons créé une compagnie d’énergie citoyenne qui compte déjà de nombreux membres. Notre plus grand défi, c’est que nous dépendons de bénévoles ainsi que du temps et de l’énergie qu’ils peuvent nous consacrer pour mener à bien ces projets. Certains postes au sein du mouvement sont rémunérés, mais ils sont rares. Parfois la fatigue se fait donc sentir, nous connaissons des hauts et des bas, comme dans tous les projets bénévoles. Avec le recul cependant, je trouve que nous avons accompli un travail incroyable.

LVSL – Je vous posais tout à l’heure la question des difficultés rencontrées… Avez-vous dû faire face à des critiques ?

RH – J’imagine que, quel que soit le projet il y a toujours quelqu’un pour s’y opposer, par principe, mais nous avons été plutôt épargnés ! À vrai dire, je ne suis même pas certain que tous les habitants des villes en transition sachent en quoi notre mouvement consiste. Il y a cinq ans, nous avons organisé un grand sondage à Totnes et d’après les résultats, 75 % des habitants avaient entendu parler de Villes en transition, 62 % trouvaient que c’était une bonne idée, 33 % avaient participé d’une manière ou d’une autre aux projets et 2 à 3 % avaient été extrêmement actifs dans le mouvement. Pour nous, ce sont de bons résultats.

Concernant les rares critiques que nous avons reçues, elles sont surtout venues de personnes très engagées dans la lutte contre le réchauffement climatique qui trouvaient que nous n’en faisions « pas assez », ainsi que de climatosceptiques qui jugeaient notre projet complètement inutile. Mais encore une fois, nous avons été plutôt épargnés. Au contraire même, pour de nombreux habitants, le mouvement fait désormais partie de l’identité de la ville et a écrit une nouvelle page de son histoire. C’est bien la preuve que nous avons réussi à faire changer les choses.

LVSL – Justement, vous avez beaucoup travaillé sur les récits et avez écrit un livre à propos de l’imagination. Pouvez-vous nous en dire plus ?

RH – J’ai effectivement écrit un livre intitulé « From what is to what if[1]» qui sera publié très prochainement. J’avais souvent entendu des auteurs que j’admire beaucoup, Naomi Klein et Bill McKibben entre autres, dire que le réchauffement climatique était la conséquence d’un échec de l’imagination humaine. L’idée qu’on puisse, en 2019, menacer la pérennité de la vie sur Terre par manque d’imagination me fascinait, mais aucun de ces auteurs n’avait jamais réellement expliqué le pourquoi du comment.

J’ai donc décidé de m’attaquer à cette question afin de comprendre pourquoi l’imagination nous fait tant défaut, précisément au moment où nous devons réinventer notre monde dans son ensemble. Le livre cherche à apporter une réponse à cette question, à pointer du doigt les causes du problème, mais aussi à proposer des solutions et à envisager les conséquences d’un retour de l’imagination dans nos sociétés. Les interrogations suscitées par l’imagination commencent souvent par « Et si… », et ce livre est en quelque sorte une longue déclaration d’amour à ces deux mots. Imaginez seulement si tous les politiciens les utilisaient dans leurs discours… Bien formulées, les questions en « et si » sont extrêmement puissantes et les citoyens doivent s’en saisir. Ce livre est très dense, il retrace de nombreux récits et contient beaucoup d’informations ­— du moins, je l’espère. Je lui ai consacré deux ans de travail et il a nécessité plus d’une centaine d’entretiens et a occasionné la découverte de très nombreux projets. La traduction française paraîtra aux éditions Actes Sud en avril 2020.

LVSL – Proposez-vous des solutions politiques concrètes dans votre livre, c’est-à-dire des idées pour stimuler l’imagination des citoyens autour de la question du réchauffement climatique ?

RH – Oui, absolument. Je citerai l’exemple de deux villes qui ont mis en place des programmes exceptionnels et que j’ai découvert au fil de mes recherches. La première, c’est Mexico, dont le maire a créé un Ministère de l’imagination. Cela semble tiré du dernier Harry Potter, mais c’est pourtant vrai. La seconde, c’est Bologne, en Italie, où la municipalité a mis en place six Bureaux de l’imagination civique, chacun responsable d’une partie de la ville, et fonctionnant à peu de chose près comme les groupes de transition de notre mouvement. Ces bureaux font le lien entre la municipalité et les habitants, et utilisent des outils créatifs (brainstorming, open space, etc.) pour travailler en partenariat avec les citoyens et faire émerger des idées nouvelles. Pour lancer un projet, la municipalité conclut un pacte avec les citoyens. Elle propose par exemple de mettre à disposition un budget ou des ressources en échange d’heures de travail bénévole. Près de 500 pactes de ce genre ont été conclus au cours de cinq dernières années et les résultats obtenus sont exceptionnels.

Une des préconisations que je formule dans le livre consiste à faire voter par nos parlements nationaux des lois relatives à l’imagination qui obligeraient l’ensemble des organismes publics à mettre en œuvre des programmes pour stimuler l’imagination des personnes avec lesquelles ils interagissent.

À l’occasion de mes recherches, j’ai également appris l’existence d’un petit organe niché au cœur de notre cerveau et essentiel au fonctionnement de notre mémoire et de notre imagination : l’hippocampe. Cet organe est particulièrement sensible au cortisol [ndlr : également appelé « hormone du stress »] et peut rétrécir de près de 20 % en situation de stress, d’anxiété, ou encore à la suite d’un traumatisme. Une telle diminution nous rend incapables d’envisager l’avenir d’une manière positive et optimiste. C’est pourquoi, de mon point de vue, les mesures d’austérité actuellement adoptées par certains gouvernements ont un effet dévastateur sur l’imagination. Il en va de même pour la fermeture des bibliothèques, la suppression des matières artistiques dans les cursus scolaires, etc. Nos dirigeants sont en train de créer des systèmes éducatifs dans lesquels l’imagination et la créativité ne sont absolument plus valorisées, alors qu’il faudrait au contraire qu’ils garantissent notre droit à l’imagination, au même titre que notre droit de réunion, etc. Nous devons créer un environnement propice à l’épanouissement de l’imagination, c’est la condition sine qua non pour permettre une révolution par l’imagination, seule capable de relever le défi climatique.

Rob Hopkins lors de la journée “Paris sans voiture”, le 22 septembre 2019. Photo © Chris Charousset

LVSL – Vous évoquez souvent le concept de municipalisme, pensez-vous qu’il soit universel ? La France, par exemple, est un pays au fonctionnement très centralisé et il arrive que des villes françaises souhaitant s’engager dans la transition, par exemple à Grenoble, subissent des coupes dans les budgets qui leur sont alloués par l’État…

RH – Il n’existe pas de voie toute tracée, la transition change de visage en fonction des contextes et s’adapte aux objectifs à atteindre. Je pense malgré tout qu’il nous faut renoncer aux systèmes très centralisés. Pour moi qui viens d’Angleterre, il est amusant de remarquer que si la France compte parmi les systèmes centralisés, les maires y ont malgré tout beaucoup plus de pouvoir que dans mon pays. Au Royaume-Uni, ils se contentent généralement d’inaugurer des supermarchés et de serrer des mains tandis qu’ici, ils sont à l’initiative de beaucoup des plus belles histoires de transition. Je pense par exemple à Jean-Claude Mersch, maire d’Ungersheim, à Damien Carême, qui mène à bien des projets incroyables à Grande-Synthe, ou encore à Éric Piolle, maire de Grenoble, que j’ai eu la chance de rencontrer et qui fait tout ce qu’il peut pour engager sa ville dans la transition. Selon moi, il faudrait donner davantage de pouvoir aux maires, mais également qu’ils soient soutenus par des gouvernements nationaux conscients de l’urgence climatique et disposés à leur fournir les ressources nécessaires pour répondre à ce défi. Nous avons besoin d’un dialogue national sur ces questions et d’objectifs précis concernant la diminution des émissions de CO2, mais il faut également que les municipalités puissent travailler librement avec les habitants pour permettre une responsabilisation et une implication des citoyens, et ainsi une action à la hauteur de la gravité de la situation.

LVSL – Certes, mais pour donner davantage de pouvoir aux maires, il faudrait transférer des compétences gouvernementales au niveau local, ce qui impliquerait des révisions constitutionnelles, en France en tout cas. Le mouvement des Villes en transition est‑il engagé sur la scène politique nationale ? Êtes-vous soutenus ou bien soutenez-vous un parti politique en particulier ?

RH – L’indépendance vis-à-vis des forces politiques est justement une des caractéristiques de Villes en transition. Il s’agit d’un outil conçu pour fonctionner à l’échelle citoyenne et locale, et il est absolument fondamental que nous conservions une très grande neutralité politique pour en assurer le bon fonctionnement. Certains politiques anglais nous soutiennent, bien sûr ; ils nous proposent leur aide, nous demandent conseil, etc. Par ailleurs, je pense que le Royaume-Uni a rarement connu pire gouvernement que celui qui est actuellement à la tête du pays ; le Brexit est dans toutes les têtes, ce qui est une incroyable perte de temps et d’énergie. Quoi qu’il en soit, nous nous concentrons sur les citoyens et nous tenons à distance de la scène politique, mais je sais que ce n’est pas forcément le cas partout dans l’Union européenne. En Belgique, par exemple, pays particulièrement impliqué dans la lutte contre le réchauffement climatique, la nouvelle Ministre de l’Énergie, de l’Environnement et du Développement durable [ndlr : Mme Marie-Christine Marghem] s’est engagée pour la transition bien avant d’entrer en politique. Il arrive donc parfois que des acteurs de la transition rejoignent les rangs des décideurs, ou encore qu’ils se présentent aux élections municipales de leurs villes et les remportent !

LSVL – Êtes-vous proches du parti travailliste britannique ? De Jeremy Corbyn, par exemple ?

RH – Certains membres du parti travailliste soutiennent notre mouvement, mais je ne crois pas que ce soit le cas de Jeremy Corbyn, malheureusement. Cela dit, je peux me tromper, c’est un homme qui se tient très informé de ce qui se passe dans son pays.

LVSL – Depuis près d’un an, la France traverse une période de crise, celle des gilets jaunes, qui a été déclenchée plus ou moins directement par notre dépendance aux voitures. Que proposez‑vous pour faire sortir les voitures des villes ? Et à la campagne ?

RH – Il faut commencer par rendre l’ensemble des transports publics gratuits et tellement efficaces et propres qu’aucun citadin n’aura plus jamais la moindre raison de monter dans une voiture. J’étais à Paris au moment de la COP 21, le métro était gratuit pendant les 5 jours de la conférence, c’était génial. Je ne comprends pas pourquoi ils n’ont pas prolongé l’expérience ! Ensuite, il faut faire preuve de courage et prendre des mesures pour faire sortir les voitures des villes, comme cela a par exemple été fait à Barcelone. La municipalité a délimité des superquarters dont les rues ont été piétonnisées. Les voitures peuvent toujours circuler autour de ces quartiers, mais ne peuvent plus y pénétrer. L’espace ainsi libéré a été utilisé pour créer de nouvelles aires de jeu, des terrains de sports, des espaces de restauration, etc. C’est un beau modèle à suivre. Une fois les voitures sorties des centres-villes, il faut également définir des zones accessibles uniquement aux véhicules électriques. Je ne veux pas dire par là qu’il faille remplacer toutes les voitures actuellement en circulation par des voitures électriques, cela n’aurait aucun sens ; il faut chercher des alternatives à la voiture et non pas des voitures alternatives. Nous avons besoin de programmes qui permettent d’avancer en ce sens et vite, car le temps presse.

Ce sera plus difficile dans les zones rurales, c’est pour cela qu’il faut commencer par les endroits où les changements peuvent être mis en place facilement. Posséder une voiture quand on habite à Paris ou à Londres est parfaitement insensé ! La seule raison pour laquelle nous en avons encore besoin, c’est parce que nos transports publics fonctionnent mal. À la campagne, il faudra créer des programmes pour aider les habitants à se séparer de leurs voitures et à les remplacer par des véhicules électriques, mais également développer l’autopartage et les transports en commun. Au Royaume-Uni, certaines municipalités ont réussi à diminuer le nombre de voitures dans leurs rues par deux, mais cela ne s’est pas fait tout seul. Pour y parvenir, nous avons besoin de programmes clairement établis et de savoir précisément quels sont nos objectifs. Au-delà de la gratuité des transports, il est également important de garantir la sécurité des cyclistes, de les aider à acquérir des vélos, de leur apprendre à circuler en ville, etc. Encore une fois, avec de la volonté politique, tout est possible.

LVSL – Macron est souvent présenté comme un « défenseur de la planète » dans la presse internationale. Que pensez-vous de ce titre ?

RH – Diplomatiquement parlant, la France peut être fière d’avoir accueilli la COP 21 et permis la signature des Accords de Paris. Bien sûr, les engagements pris pendant la conférence ne sont pas suffisants, mais sans eux, la situation aurait été bien pire encore. En revanche, j’ai trouvé la politique d’Emmanuel Macron particulièrement maladroite depuis : une taxe sur le carburant n’est pas la meilleure manière de venir à bout du réchauffement climatique, entre autres parce qu’une fois de plus, ce sont les plus pauvres qui souffriront de la mesure.

J’aime en revanche beaucoup l’approche adoptée par le maire de Grande‑Synthe, Damien Carême. Tout l’argent que la municipalité économise en mettant en place des technologies ou des stratégies bas carbone est réinvesti pour soutenir les membres de la communauté locale les plus défavorisés. La ville a par exemple remplacé son éclairage public par un système d’éclairage à faible consommation, ce qui lui permet d’économiser près d’un demi-million d’euros chaque année. Cet argent a été redistribué aux familles les plus modestes de la ville sous la forme d’une aide financière. Tous les projets mis en place par la municipalité sont guidés par la volonté d’aider ceux qui sont dans le besoin, qu’il s’agisse de projets de jardins partagés permettant aux habitants de produire une partie de leur nourriture ou encore de projets immobiliers à haut rendement énergétique pour faire baisser leurs factures de chauffage. Les gouvernements devraient adopter la même perspective, c’est-à-dire une stratégie climatique nationale qui soit également une stratégie de justice sociale.

Par ailleurs, il est important que la société dans son ensemble s’engage dans la transition. Il est impensable de demander aux plus pauvres de faire des efforts si d’autres continuent à voyager en jets privés ! N’oublions pas qu’environ 80 % des émissions de carbone sont causées par les 10 % les plus riches, c’est donc à ces 10 % qu’il faut demander le plus d’efforts. Pour quelqu’un comme Emmanuel Macron ce n’est pas chose facile, car les gouvernements n’ont jamais eu pour habitude de demander aux plus riches de se serrer la ceinture, mais plutôt aux plus pauvres. Cependant, la crise climatique actuelle exige un changement de perspective et si Emmanuel Macron souhaite véritablement relever le défi climatique, c’est par là qu’il doit commencer.

[1] From what is to what if. Unleashing the power of imagination to create the future we want. Chelsea Green Publishing. 17 octobre 2019