Le « Plan industriel vert » de l’UE : échec programmé d’une transition incitative de marché

La Présidente de la Commission européenne Usrula von der Leyen en compagnie d’Emmanuel Macron © Léonie Saint-Fargeau

Sans surprises, le « Plan industriel vert » de l’Union européenne refuse toute logique de planification ou de redistribution. C’est sur une matrice incitative qu’il est fondé : une série d’entreprises seront éligibles à des fonds publics et leur accès aux financements de marché sera facilité. Outre la confiance démesurée que ce plan accorde à l’hydrogène sur le plan de l’énergie, il est d’ores et déjà critiqué pour sa carence d’investissements publics dans le domaine des transports. Il consiste en effet à déverser des sommes considérables aux géants de l’automobile pour les inciter à transiter vers la voiture électrique… sans rien prévoir pour permettre aux Européens pauvres d’acheter ce bien destiné à une clientèle aisée. Ce plan, dont les maigres effets vertueux sont facilement réversibles – dans un contexte où les logiques austéritaires reprennent de l’ampleur – n’offre aucune réponse structurelle au défi de la transition énergétique. Article d’Alexandra Gerasimcikova, publié par notre partenaire Jacobin, et traduit par Camil Mokaddem.

En 2019, Ursula von der Leyen n’avait pas hésité à comparer le Green Deal européen au premier pas de l’homme sur la Lune. La présidente de la Commission européenne dévoilait alors l’objectif de faire de l’Europe le premier continent à atteindre la neutralité carbone. Ce Green Deal, basé sur des fondations fragiles, s’est avéré n’être qu’une énième séquence technocratique dont Bruxelles a le secret.

Les faibles sommes injectées n’ont pas été à la hauteur de l’objectif, et sa mise en œuvre a surtout penché en faveur des secteurs privé et financier, comme en attestent le choix de subventionner des projets jugés rentables pour les investisseurs. Le maigre budget censé compenser les effets de la décarbonation pour les régions dépendantes aux énergies fossiles était un signe : le Pacte vert ne servirait pas de moteur à une transition énergétique équitable.

Plus de trois ans ont passé, et Ursula von der Leyen relance aujourd’hui le Green Deal avec un Plan industriel vert, qui prétend faire de l’Europe une figure de proue de l’objectif « zéro émission », en attirant sur le Vieux Continent les investissements dans les technologies propres. Ironie du sort, c’est à Davos, au Forum Économique Mondial, qu’a été annoncée cette initiative, de quoi enterrer les derniers espoirs de ceux qui comptaient sur l’Europe pour adopter une véritable juridiction écologique sur le plan industriel.

Le plan de l’UE est une réponse directe à l’Inflation Reduction Act (IRA), votée aux États-Unis. Cette dernière débloque un budget de 370 milliards de dollars dans l’optique de bâtir une économie fondée sur les énergies propres. La majorité des fonds prend la forme de crédits d’impôt, mais aussi de prêts et de subventions. Déjà inquiets de la place de la Chine dans plusieurs secteurs clés faibles en carbone, les États membres de l’UE voient maintenant cette juridiction américaine comme une menace supplémentaire pour la compétitivité de leurs entreprises. Celles-ci, contrariées par l’IRA, sont tentées tentées de mettre les voiles outre-Atlantique pour fuir la flambée des prix de l’énergie en Europe et bénéficier d’un cadre fiscal plus avantageux.

D’ores et déjà affaiblie par les conséquences de la pandémie sur les chaines d’approvisionnement et par la crise de l’énergie provoquée par la guerre en Ukraine, Bruxelles a été forcée de réagir. Les autorités de l’UE élaborent les conditions d’un déblocage massif de subventions visant à favoriser les investissements européens dans les « technologies propres », à décarboner l’industrie, et à accélérer la « croissance verte ».

Pour ce faire, la Commission européenne a proposé le Net-Zero Industrial Act, pilier du Plan industriel vert, visant à assouplir l’octroi de permis afin d’accélérer les grands projets technologiques d’énergie propre. La Commission table également sur un accès facilité aux financements, le renforcement des compétences (dont une proposition d’académies d’industries « zéro émission »), et l’ouverture du marché pour développer de nouvelles voies d’exportation pour l’industrie européenne verte, et s’assurer un accès aux matières premières.

Pour l’heure, l’UE ne dispose pas des liquidités suffisantes pour soutenir son plan, la Commission s’emploie donc à fluidifier et à accélérer les dépenses des États membres pour financer le Plan industriel vert. En temps normal, ces aides (considérées comme des ressources de l’État versées aux grandes entreprises sous forme de subventions, d’allègements fiscaux ou de participation publique) sont limitées par les règles de concurrence de l’Union au sein du marché intérieur.

Le faible budget censé compenser les effets de la décarbonation pour les régions dépendantes des énergies fossiles était un signe : le Pacte vert ne servirait pas de moteur à une transition énergétique équitable.

Les États membres peuvent également puiser dans les canaux d’investissements (comme InvestEU, REPowerEU, et le Fonds européen d’innovation). Les propositions visant à créer un nouveau fonds, elles, se heurtent aux désaccords entre les États, mais aussi aux limites du budget rachitique de l’Union européenne. Plusieurs responsables de banques et d’institutions européennes en appellent à la création d’une Union des marchés de capitaux, ce qui permettrait d’ouvrir l’accès aux finances du secteur privé grâce à un marché européen des obligations. Dans ce domaine, l’UE est clairement en retard sur Washington : les prêts bancaires sont actuellement la principale source d’emprunt des entreprises par rapport aux marchés obligataires en Europe, et c’est l’inverse aux États-Unis.

Avec l’objectif « zéro émission », le Plan tente de réconcilier « la planète avec le profit ». En réalité, il ne peut que nuire aux objectifs de décarbonation affichés par l’Europe. Il aura pour effet d’accroître des profits déjà faramineux par un apport de fonds publics – une distribution abondante de carottes, sans aucun bâton. Des multinationales comme Shell, Iberdrola ou Enel, déjà bénéficiaires de subventions record sur l’hydrogène, réclament déjà cette nouvelle enveloppe. De leur côté, la grande industrie qui subit la hausse des prix de l’énergie et fait face aux défis du « virage vert » compte également profiter du Plan pour prendre de l’avance sur ses concurrents globaux. Des géants comme le groupe sidérurgique ArcelorMittal ou le groupe chimique allemand BASF n’ont pas manqué d’enjoindre l’UE à suivre le modèle américain pour, eux aussi, recevoir davantage de fonds publics.

En résumé, le Plan industriel vert consiste en une politique verticale de cadeaux au secteur privé ; le débat collectif visant à déterminer les besoins sociaux et écologiques du continent n’a pas même été ouvert…

Quand les oligopoles se repeignent en vert

Selon toute vraisemblance, le Plan industriel vert risque d’accroître le caractère monopolistique du marché du renouvelable, et d’intensifier la compétition aux technologies propres au sein des oligopoles existants. Le projet est centré sur les batteries électriques, les panneaux solaires, les éoliennes, les biocarburants, ainsi que les techniques de capture d’hydrogène et de carbone – aux côtés de techniques de stockage inefficaces, coûteuses et inapplicables à grande échelle, qui représentent un danger écologique et social, mais ont l’indéniable mérite d’accroître les profits des géants de l’énergie.

Ce sont en effet ces derniers (dont certains spécialisés dans les énergies fossile) qui continueront à profiter des coups de pouce des États (les cinq plus grandes entreprises d’hydrocarbure ont réalisé un profit record de 134 milliards de dollars en 2022) pour amplifier le marché de l’hydrogène et de la capture du carbone… sans que rien ne les empêche de revenir sur leurs timides engagements sur le renouvelable.

Le Plan industriel vert, politique bureaucratique construite sur une logique d’aide aux entreprises, balaye l’idée d’une discussion collective sur les besoins sociaux et écologiques. Une occasion manquée de revoir les fondements d’une authentique transition verte de l’industrie, qui aurait pu planifier la décarbonation urgente de plusieurs secteurs. Ce plan s’entête plutôt à financer l’éternel modèle énergétique de marché, centralisé et court-termiste, qui fait la part belle aux actionnaires. Les quantités d’énergie et d’eau nécessaires au transport et à la production d’hydrogène (exemples non exhaustifs) rendent à elles seules cette solution non viable.

L’Allemagne a expérimenté un pass mensuel à 9 euros donnant accès aux transports ferroviaires sur les réseaux locaux et régionaux. Une initiative dont l’impact a été positif, en particulier auprès des revenus les plus modestes. La surcharge d’usagers a cependant mis en évidence le manque criant d’investissements publics

Qui plus est, on estime que le recours à l’hydrogène est plus coûteux que les énergies fossiles, même sur le long terme, ce qui implique un modèle sous perfusion constante de fonds publics. Une voie qui augure des subventions massives des oligopoles de l’énergie… à l’heure où l’Union s’oriente de nouveau vers l’austérité budgétaire !

D’autres plans européens comme Hydrogen Strategy 2030 ou REPowerEU parient sur les investissements extérieurs de l’UE pour compenser sa faible capacité de production d’hydrogène. Car le Plan industriel vert souhaite toucher de nouveaux marchés avec ses technologies propres afin d’obtenir, à terme, de l’hydrogène à faible coût (qu’importent les possibles retombées socioéconomiques locales). Ainsi, l’Europe compte sur l’Afrique et son potentiel en hydrogène, mais s’appuie également sur l’Ukraine, comme en atteste l’annonce début février 2023 d’un partenariat stratégique sur le biométhane, l’hydrogène et d’autres gaz de synthèse. En dépit des ravages de l’invasion russe et de la nécessité de répondre aux besoins locaux en énergie (renouvelable) durant la reconstruction de l’Ukraine, l’UE flaire une opportunité de sécuriser des importations d’hydrogène en Europe.

Des véhicules électriques, mais pour qui ?

Les véhicules électriques, tout comme les batteries et les stations de chargement, jouent un rôle majeur dans le Plan industriel vert. On peut cependant encore une fois déplorer l’absence de tout projet social en la matière – comme le développement des transports en commun ou la subvention de la mobilité partagée, dont les effets bénéfiques en termes écologiques ne sont plus à démontrer.

Le virage vers l’électrique porte avec lui une question sociale. En effet, l’Union européenne comme les États-Unis voient leur demande en voitures décliner. Selon l’association des constructeurs européens d’automobiles, les ventes de 2023 n’atteindront certainement pas les niveaux d’avant la pandémie. Les constructeurs s’engagent désormais à orienter leur production vers le tout-électrique (Fiat d’ici 2027, Mercedes d’ici 2030 et Volkswagen d’ici 2033) en ciblant une clientèle aisée. Les ménages aux revenus plus modestes sont eux mis de côté, et continuent à se tourner vers le marché de l’occasion.

De fait, aux États-Unis, les aides comme le crédit à la consommation proposé par l’IRA tentent d’apporter une solution à ce problème. En Allemagne, un système de subvention similaire est accusé de négliger les ménages à bas revenus et de privilégier les consommateurs aisés. De fait, les subventions à la consommation n’offrent aucune solution structurellement viable au problème du transport, mais peut tout juste encourager une acquisition volatile de biens privés sur fonds publics. La chute de 13,2% des ventes de véhicules électriques en Allemagne, suite à la décision de réduire ses subventions de moitié, en est l’illustration. Cette même mesure a provoqué une hausse de 3,5% des ventes de véhicules à essence… Le virage vers l’électrique semble avant tout profitable aux hauts revenus, ainsi qu’à l’industrie automobile, avide de fonds publics.

Cette transition vers l’électrique s’explique aussi par la volonté de cette industrie de « verdir » son modèle économique grâce aux deniers publics. Les constructeurs, qui sont pourtant en mesure de financer la fabrication de modèles plus vertueux avec la technologie actuelle, choisissent de faire du lobbying contre les normes d’émission de CO2 (qui d’après eux, les forcent à réduire leurs investissements vers l’électrique) et préfèrent réclamer des subventions. En attestent les 22,5 milliards d’euros de profits réalisés par Volkswagen en 2022, 13% de plus que l’année précédente, ce qui n’a pas empêché le groupe allemand de faire pression sur les États d’Europe de l’Est pour financer la construction de leurs giga-usines à batteries. Un projet en la matière est actuellement en suspens, Volkswagen comparant les avantages respectifs de l’UE et des États-Unis d’après le vote de l’IRA… Quoi qu’il en soit, en République tchèque, la perspective de voir s’installer une giga-usine a provoqué l’ire de la population locale, inquiète des conséquences sur l’environnement, l’emploi et l’économie de la région.

Laisser le soin aux multinationales de remplacer leurs véhicules à essence par des modèles électriques, sans repenser la structure même de la mobilité individuelle, ne contribuera pas à une véritable transition écologique. En particulier quand les géants continuent de s’appuyer sur les pays d’Europe de l’Est pour produire à moindre coût. La manne publique qui est déversée aux entreprises de l’automobile constitue autant d’argent qui n’est pas investi dans les transports publics : dans de nombreux pays, certains trajets sont plus coûteux en train qu’en covoiturage.

L’UE, qui s’appuie sur la capacité des multinationales à concevoir des technologies propres, ne prend aucune hauteur de vue sur les bénéficiaires et la finalité de cette course au « zéro émission ».

L’été dernier, l’Allemagne a expérimenté durant trois mois un pass mensuel à 9 euros donnant accès aux transports ferroviaires sur les réseaux locaux et régionaux. Une initiative qui a démontré la popularité des infrastructures publiques, en particulier auprès des revenus les plus modestes. Toutefois, la surcharge d’usagers due au succès de cette expérience a mis en évidence le manque criant d’investissements publics – nécessaires pour étendre le réseau, améliorer la fréquence des transports et la capacité d’accueil.

L’extractivisme et ses conséquences sont également absents du Plan industriel vert. On estime que la demande mondiale en lithium, indispensable à la fabrication des batteries électriques, sera multipliée par 40 d’ici 2040. La ruée vers les minéraux rares risque d’amener son lot de dégâts environnementaux et de provoquer des expropriations et l’épuisement des ressources en eau, tout en creusant davantage les inégalités et en augmentant le niveau d’émissions. Le Critical Raw Materials Act, texte faisant partie du Plan industriel vert, vise lui à accroître les projets d’extraction minière dans l’UE. Ironiquement, les auteurs de ce texte ont conscience de l’opposition populaire face à un tel projet (son impopularité est même inscrite dans le texte), et choisissent d’assurer l’accaparement des ressources en dehors des frontières européennes, en faisant payer aux pays du Sud le coût écologique et social de la croissance verte du Vieux continent.

Atténuer les risques, quoiqu’il en coûte

Le Plan industriel vert n’introduit pas la moindre remise en question, et n’imagine aucune politique industrielle à la hauteur des enjeux sociétaux actuels : des emplois de qualité, des transports et services publics fiables, et un accès aux énergies renouvelables à prix raisonnable. Le projet tient essentiellement à atténuer les risques d’investissement des multinationales et à tirer parti du financement privé pour mettre en œuvre la décarbonation.

Dès 2015, suite au plan Juncker de 315 milliards d’euros, la Cour des comptes européenne émettait des doutes quant à la capacité de la Commission à lever de telles sommes par garantie publique, qualifiant même d’illusoires les ambitions de l’UE en la matière. InvestEU, qui succède désormais au plan Juncker et doit aider à financer le Pacte vert et le Plan industriel vert, montre déjà des signes de faiblesse. Pour Daniela Gabor, économiste à l’université de Bristol, l’atténuation des risques n’est pas une solution pour atteindre la décarbonation à temps et à grande échelle.

En réalité, elle découle plutôt d’une logique de rentabilité : un projet ne sera financé que s’il permet un retour rapide sur investissement. Cette approche n’implique aucune remise en question sur le type d’économie et d’industrie nécessaires à une véritable transition écologique.

Il n’est donc pas étonnant que les actionnaires réclament les bonnes grâces de l’État pour développer des technologies propres, eux qui redoutent avant tout les faibles profits à court terme (ce qui est à craindre pour des secteurs florissants). Les fonds publics devraient toutefois être réservés à des projets d’énergies renouvelables viables et sûrs, qui eux nécessitent un capital patient et des prêts concessionnels. Le Plan industriel vert reste pourtant muet sur la question de conditionnalité. Éclaircir ce point permettrait d’identifier les bénéficiaires malhonnêtes et d’empêcher les subventions « vertes » de se retrouver dans les poches d’entreprises polluantes, qui elles peuvent facilement se financer sur les marchés.

Le cas du PDG d’Iberdrola, José Galán, est particulièrement frappant. Ce dernier a touché une rémunération de 13,2 millions d’euros en 2021, année où le Tribunal suprême (institution au sommet du pouvoir judiciaire en Espagne) enquêtait sur sa participation à des faits de corruptions, d’atteinte à la vie privée et de fraude. Le salaire du dirigeant équivalait à 171 fois le montant du salaire moyen de ses employés (qui lui chutait de 1,3 %).

Pour 2023, l’entreprise espagnole d’électricité Iberdrola s’attend à un bénéfice net situé entre 8 et 10 %, et ses actionnaires peuvent encore s’attendre à recevoir de juteux dividendes. Pourtant, cette année encore, la Banque européenne d’investissement a approuvé un prêt concessionnel de 150 millions d’euros à l’entreprise pour la construction de centrales d’énergies renouvelables en Italie. Iberdrola avait déjà bénéficié d’au moins 650 millions d’euros en 2021, puis de 550 millions d’euros en 2022. Les multinationales gonflées aux aides publiques qui distribuent d’énormes dividendes seront bien les véritables bénéficiaires du Plan industriel vert.

Les États européens tentent désespérément de doper la compétitivité industrielle de l’UE à l’ère du zéro émission. Mais pour l’heure, leurs initiatives se concentrent sur de fausses solutions comme l’hydrogène à grande échelle, moyen efficace d’augmenter les profits des grandes entreprises mais aucunement de transiter vers une énergie plus propre. L’UE, qui s’appuie sur la capacité des multinationales à concevoir des technologies propres, ne prend aucune hauteur de vue sur les bénéficiaires et la finalité de cette course au « zéro émission ».

Le Plan industriel vert ne répond à aucun des grands défis industriels européens. Il omet la question cruciale des exigences de réinvestissement, celle des limites aux rachats d’actions et versements de dividendes, qui représentent la contrepartie tant redoutée par les multinationales dopées à l’argent public. L’essentiel est ailleurs : le problème majeur reste l’incapacité à repenser en profondeur la politique industrielle de l’UE. Une telle refonte n’aura lieu qu’à condition de pouvoir discriminer entre secteurs propres et polluants, et ne sera possible que grâce à une stratégie d’investissements publics, visant une véritable transition écologique.

Les approches technocratiques tentant de faire coexister préservation de la planète et intérêts du marché ne mènent nulle part. Seule une véritable rupture démocratique permettra l’avènement de la transition écologique et la sortie du jeu à somme nulle qui découle des logiques d’entreprise.

Zones faibles émissions : une « écologie » punitive et anti-sociale

Embouteillage et smog dû aux rejets des pots d’échappement. © Jacek Dylag

Après la taxe carbone en 2018, qui avait donné naissance au mouvement des gilets jaunes, la voiture sera-t-elle à nouveau à l’origine de contestations sociales massives dans les prochaines années ? De plus en plus d’élus s’inquiètent de la colère grandissante contre les Zones à Faibles Émissions, y compris au sein du gouvernement. Il faut dire que cette mesure incarne à peu près tout ce qu’il ne faut pas faire en matière de politique écologique : non seulement elle va compliquer la vie des ruraux et des plus pauvres, mais en plus ses conséquences environnementales paraissent plutôt nulles, voire négatives. Plutôt que de développer réellement les alternatives à la voiture, les pouvoirs publics s’entêtent dans une impasse.

L’idée de départ des Zones à faibles émissions (ZFE) est simple : dans de nombreuses d’agglomérations, l’air est trop pollué, notamment en raison du trafic routier. On ne peut nier la gravité de cet enjeu : selon Santé Publique France, environ 48.000 décès prématurés peuvent être attribués à la pollution de l’air chaque année, ce qui en fait une des premières causes de réduction de l’espérance de vie. En 2015, une commission d’enquête du Sénat chiffrait quant à elle à 100 milliards d’euros par an le coût de la pollution de l’air, notamment en raison des impacts sur le système de santé. Plus que le CO2, connu pour son impact d’accroissement de l’effet de serre, les gaz les plus dangereux pour la santé sont les fameuses « particules fines » (PM2,5) et le dioxyde d’azote (NO2). 

Si les sources d’émission de ces gaz sont multiples, on peut notamment citer les centrales électriques thermiques, les chauffages au bois peu performants et la circulation automobile. Pendant longtemps, la France s’est peu préoccupée de la pollution de l’air, d’autant qu’elle ne compte pas beaucoup de centrales thermiques et que les normes imposées aux constructeurs automobiles permettaient de diminuer cette pollution malgré l’augmentation constante du nombre de véhicules en circulation. Mais depuis quelques années, le sujet est devenu de plus en plus présent dans la sphère publique, notamment à la suite des révélations du dieselgate – où l’on apprit que Volkswagen, mais aussi d’autres constructeurs, trafiquaient leurs moteurs pour passer les tests de pollution – et de plusieurs condamnations  de l’Etat français en justice pour ne pas avoir respecté des seuils d’exposition prévus par la loi.

Au cours des deux années à venir, les millions de Français propriétaires d’un véhicule polluant vont devoir en changer s’ils souhaitent continuer à se déplacer dans les grandes villes.

En 2019, l’Etat décide donc de mettre en place des ZFE dans les grandes agglomérations afin d’interdire progressivement la circulation des véhicules les plus polluants, définis ainsi en fonction de leur vignette Crit’Air (de 5 pour les plus polluants à 0 pour ceux qui sont considérés propres, telles que les voitures électriques). Si l’idée n’est pas forcément mauvaise, la montée en puissance rapide des ZFE inquiète fortement les élus. D’une part, celles-ci vont très vite se multiplier : si onze métropoles (Paris, Lyon, Marseille, Toulouse, Strasbourg, Grenoble…) ont déjà créé leur ZFE, d’ici le 1er janvier 2025, toutes les agglomérations de plus de 150.000 habitants (soit 43 au total) seront concernées. D’autre part, les véhicules interdits vont être de plus en plus nombreux : l’interdiction concernera les Crit’Air 5 en 2023, puis les Crit’Air 4 en 2024 et enfin les Crit’Air 3 en 2025. Au total, ces trois catégories représentaient en 2021 38% du parc automobile français selon Le Monde. Enfin, si les contrôles sont pour l’instant rares, les villes sont en train de s’équiper de caméras connectées et un système de vidéo-verbalisation devrait être opérationnel courant 2024, l’amende étant fixée à 68 euros.

La grogne monte

Au cours des deux années à venir, les millions de Français propriétaires d’un véhicule polluant vont donc devoir en changer s’ils souhaitent continuer à se déplacer dans les grandes villes. Or, ceux qui roulent avec un vieux diesel le font rarement par choix. Acheter une nouvelle voiture est en effet devenu extrêmement coûteux. Selon le cabinet AAA Data, le prix moyen d’une voiture neuve a atteint le record de 32.600 euros cette année, soit une hausse de 21% en deux ans à peine. Beaucoup d’acheteurs se tournent donc vers l’occasion, alimentant là aussi une flambée des prix : une voiture d’occasion de moins de huit ans coûterait en moyenne 25.000 euros aujourd’hui, selon Les Echos. Les raisons en sont multiples : éviction des anciens modèles bientôt interdits de rouler dans les grandes villes, pénurie de composants électroniques, nouvelles normes de sécurité, passage à l’électrique (30% plus cher à l’achat qu’un modèle à essence équivalent, hors primes), répercussions des hausses des prix de l’énergie et des matières premières… Bref, la voiture tend à devenir un bien de luxe hors de prix.

Bien sûr, de nombreuses aides existent pour changer son véhicule : bonus-malus écologique allant jusqu’à 7.000 euros de subvention pour les 50% les plus modestes, prime à la conversion pour racheter le véhicule mis au rebut, nouvelle prime de 1.000 euros pour les personnes vivant en ZFE, aides locales des métropoles (jusqu’à 5.000 euros à Strasbourg et Rouen)… Mais le compte n’y est pas : selon une mission flash conduite par l’Assemblée nationale cet été sur les ZFE, « le reste à charge moyen des ménages et des entreprises bénéficiant de ces aides demeure supérieur à 20.000 euros et atteint jusqu’à 40.500 euros en moyenne pour l’achat d’un véhicule hybride rechargeable neuf » ! Pour tenter de contourner le problème, l’Etat a depuis mis en place un prêt à taux zéro jusqu’à 30.000 euros et prépare un système de leasing, c’est-à-dire de location. Mais ces solutions peinent à convaincre. Pour beaucoup, s’endetter n’est en effet pas une solution, surtout dans une période où les revenus sont déjà grignotés par l’inflation. 

La mesure passe pour un « racket » supplémentaire venant s’ajouter aux prix des péages, aux radars, aux coûts des assurances et aux taxes sur l’essence. 

Or, cette dernière touche particulièrement les plus pauvres, dont le budget est grevé par les dépenses contraintes, et les ruraux, plus dépendants de la voiture. L’Insee estime ainsi la perte de pouvoir d’achat entre janvier 2021 et juin 2022 à 580 euros pour les ménages en région parisienne, contre 910 euros pour ceux qui vivent à la campagne, une fois tenu compte des aides de l’Etat. En outre, beaucoup ne voient pas pourquoi ils devraient changer leur véhicule alors que celui-ci roule encore sans problème et obtient le contrôle technique. La mesure passe alors pour un « racket » supplémentaire venant s’ajouter aux prix des péages, aux radars, aux coûts des assurances et aux taxes sur l’essence. 

Les pouvoirs publics s’entêtent

Outre l’aspect financier, les ZFE renforcent un clivage entre les zones urbaines et rurales, déjà visibles dans plusieurs domaines et qui semble peser de plus en plus dans les résultats électoraux. D’abord, pour les habitants des zones périurbaines se rendant en ville, les aides des métropoles ne seront pas forcément disponibles, en fonction de leur lieu exact de résidence. Surtout, les habitants des campagnes propriétaires de vieux véhicules ne pourront, de fait, plus se rendre dans les grandes villes. Or, même quelqu’un vivant la grande majorité de son temps à la campagne est parfois amené à se rendre dans une métropole, pour effectuer des démarches administratives ou des achats, rendre visite à un proche… Cela mérite-il une amende ? Pour le sondeur Jérôme Fourquet, les ZFE envoient un signal politique terrible : il y aurait d’un côté les grandes villes, « oasis écologiques » connectées à la mondialisation, débarrassées des véhicules polluants, et de l’autre les campagnes, « la France de l’arrière-cour » ou du « monde d’avant ». Un cadeau en or pour le Rassemblement National, qui peut se contenter de fustiger les « bobos parisiens » ou les « élites déconnectées » et engranger des voix facilement. Au final, les ZFE rassemblent donc largement contre elles : selon un sondage Opinion Way, 42% des Français envisagent de braver l’interdiction. Signe de la montée en puissance de la colère, les termes de « zone de flicage écolo » ou de « zone à forte exclusion » se répandent dans le débat public.

Selon un sondage, 42% des Français envisagent de braver l’interdiction.

Pour tenter de désamorcer la contestation naissante, les métropoles multiplient depuis quelques mois les « concertations ». Objectif : trouver des petites adaptations pour rendre la ZFE plus acceptable. Le 24 décembre, la Première Ministre a par exemple pris un arrêté pour exempter les métropoles en dessous d’un certain seuil de dioxyde d’azote de la mise en place de ZFE, ce qui devrait surtout concerner l’Ouest et le Centre de la France (Angers, Poitiers, Tours, Brest, Pau…). Certains axes majeurs, notamment les autoroutes urbaines, peuvent par ailleurs être exclus du périmètre de la ZFE. Les véhicules de collection ou de secours, ou encore ceux des personnes handicapées, font également l’objet de dérogation. Puis chaque ville y va de sa proposition : pas de ZFE après 20 heures à Paris, carnet avec un certain nombre de dérogation à Strasbourg, étude des dossiers au cas par cas, exception pour les petits rouleurs à Montpellier… Si ces aménagements vont dans le bon sens, ils risquent surtout de rendre la mesure totalement incompréhensible. 

Par ailleurs, les métropoles ne cessent de gonfler les aides financières et de demander un soutien plus important de la part de l’Etat. Là encore, si l’intention est plutôt bonne, l’absence d’un dispositif national unique conduit à des inégalités entre territoires, notamment en défaveur de ceux qui ne vivent pas dans ces métropoles mais doivent s’y rendre. Surtout, personne ne semble s’interroger sur les montants dépensés dans ces aides, qui bénéficient bien plus aux constructeurs automobiles qu’aux ménages modestes. L’installation de caméras connectées et de leurs systèmes de vidéo-verbalisation, qui devrait être confié à un gestionnaire privé, risque d’être elle aussi très coûteuse.

Une mesure pas vraiment écologique

Si les critiques portent principalement, et pour des raisons évidentes, sur les enjeux financiers et le sentiment des ruraux et périurbains d’être méprisés, la promesse originelle des ZFE est elle moins contestée. Pourtant, l’argument environnemental des promoteurs de la mesure paraît bien fragile. Certes, les émissions de CO2 devraient baisser grâce aux moteurs plus performants des Crit’Air 1 et 2 et à la croissance du parc électrique. Mais cette pollution est seulement déplacée, puisque la voiture électrique dépend de métaux rares dont l’extraction ravage l’environnement et d’électricité, dont la production peut être plus ou moins polluante. En revanche, concernant les particules fines, les effets des ZFE risquent d’être faibles. Selon l’ADEME, les voitures électriques émettent en effet autant de particules fines que les modèles thermiques les plus récents. La raison est assez simple : les pots catalytiques étant devenus très perfectionnés, ces émissions ne proviennent que minoritairement du moteur à combustion. L’usure des freins et des pneus est désormais la première source de particules fines, d’où des niveaux comparables de pollution peu importe l’énergie utilisée par le véhicule.

Par ailleurs, l’usure des freins et des pneus est corrélée certes au style de conduite, mais surtout au poids des véhicules, qui a tendance à augmenter. En cause ? La mode désastreuse du SUV, qui représentait plus de 40% des ventes l’an dernier, qui a fait passer le poids moyen à vide d’une voiture à près d’une tonne et demie ! Pour un même modèle, les véhicules électriques sont par ailleurs encore plus lourds, en raison du poids des batteries. Même en dehors des SUV, la tendance à des voitures plus confortables et apparaissant comme plus sécurisantes pousse leur poids à la hausse. Dès lors, le renouvellement forcé de millions de véhicules Crit’Air 5 à 3 risque de conduire ces ménages vers des véhicules plus lourds, pour, au mieux, une baisse de pollution pratiquement nulle, au pire une hausse de cette dernière.

Un Porsche Cayenne à 70.000 euros (2,3 tonnes, 20 litres au cent) est autorisé à circuler, tandis qu’une Clio d’ancienne génération (1 tonne, 6 litres au cent) ne l’est pas…

Par ailleurs, le fait de voir d’énormes SUV être autorisés à rouler en ville alors que des petites voitures économes ne le seront plus, risque de vite conduire à l’exaspération. A Montpellier, la conseillère municipale d’opposition Alenka Doulain (France Insoumise) a utilisé un exemple marquant : une Porsche Cayenne à 70.000 euros (2,3 tonnes, 20 litres au cent) est autorisé à circuler, tandis qu’une Clio d’ancienne génération (1 tonne, 6 litres au cent) ne l’est pas… Un deux poids, deux mesures totalement incohérent et injuste. Pour lutter contre la mode du SUV et encourager les constructeurs à proposer de nouveaux modèles moins lourds et plus petits, la Convention Citoyenne pour le Climat avait ainsi proposé une taxe sur les véhicules de plus de 1400 kilos. Le gouvernement  a finalement retenu le seuil de 1800 kilos, qui ne concerne que moins de 2% des véhicules… Dès lors, étant donné le peu d’effet des ZFE sur la pollution atmosphérique et leurs effets nuisibles sur les propriétaires de vieux véhicules, ne serait-il pas plus intelligent d’obliger les constructeurs à proposer des modèles plus légers et plus efficaces ?

Proposer des alternatives à la voiture individuelle

Si cette éventualité n’a visiblement pas été étudiée, il faut sans doute y voir l’influence du lobby automobile. Les constructeurs automobiles sont en effet les seuls grands gagnants de la création des ZFE. En obligeant des millions de personnes à changer leur véhicule encore fonctionnel, ils peuvent espérer une jolie hausse de leurs ventes, soutenues à grand renfort d’argent public via les multiples aides. Par ailleurs, les prix d’achat prohibitifs renforcent la tendance à la location de son véhicule, via un crédit de longue durée généralement contracté auprès de la banque du fabricant du véhicule. Une nouvelle activité des constructeurs qui leur permet de réaliser de très jolis profits. Enfin, la quantité croissante de capteurs et d’électronique embarquée dans les voitures récentes rendent leur réparation par des garages indépendants de plus en plus difficile. En dehors de tâches assez simples (vidange, changement de pneus et de plaquettes de frein…), les automobilistes seront bientôt totalement captifs des constructeurs pour les réparations les plus importantes, souvent facturées extrêmement cher.

Mise à la casse de véhicules en état de circuler, remplacement par des voitures lourdes et hors de prix, installation de caméras et d’algorithmes de verbalisation, impossibilité croissante de réparer soi-même son véhicule… Les ZFE sont un parfait exemple de l’écologie punitive et anti-sociale qui suscite de plus en plus de rejet et renforce les discours anti-écolo de l’extrême-droite. Ce dispositif illustre également l’impasse du techno-solutionnisme, cette tendance à voir dans l’innovation la solution à tous nos problèmes. Or, plutôt que de nouvelles voitures électriques, la véritable solution à la pollution de l’air et aux défis écologiques est bien connue : sortir du tout-voiture. 

Les ZFE sont un parfait exemple de l’écologie punitive et anti-sociale qui suscite de plus en plus de rejet et renforce les discours anti-écolo de l’extrême-droite.

Bien sûr, on ne peut pas dire que les villes n’aient pas mis en place des politiques importantes pour réduire la place de la voiture dans le cœur des agglomérations depuis au moins une vingtaine d’années. Zones piétonnes, réduction du nombre de parkings, développement des réseaux de transports en commun, pistes cyclables, hausse des tarifs de stationnement… Tout un panel de solutions a été déployé. Le problème est que la fracture entre les grandes villes et le reste du pays n’en est que plus grande : pendant que les métropoles mettaient peu à peu à l’écart les voitures, les campagnes et le péri-urbain voyaient les services publics et les commerces fermer, obligeant à prendre de plus en plus la voiture. En parallèle, la fermeture de petites lignes de train et le culte de la maison individuelle ont encore renforcé cette dépendance à l’automobile. Enfin, notons aussi que nombre de personnes travaillant en ville sont obligées de vivre de plus en plus loin en raison de la spéculation immobilière.

Dès lors, si la suppression des ZFE est souhaitable afin d’éviter un gaspillage d’argent public et une nouvelle mise à l’écart des plus pauvres pour le seul profit de l’industrie automobile, on ne saurait se contenter du statu quo. La politique de développement du vélo et des transports en commun doit être poursuivie, mais pas seulement dans une poignée de métropoles. Les RER métropolitains – récemment vantés par le chef de l’Etat, mais sans aucune annonce concrète alors que plusieurs projets n’attendent plus que les financements pour débuter – sont aussi une solution pour le péri-urbain : en rouvrant des haltes ferroviaires et en augmentant la fréquence des trains en banlieue des grandes villes, on peut espérer une forte hausse de leur fréquentation. Par ailleurs, la gratuité des transports, au moins ciblée sur certains types de passagers (les jeunes, les plus pauvres, les retraités…) est un très bon outil pour encourager à prendre les transports publics, si tant est que les montants nécessaires n’empêchent pas le développement de nouvelles lignes. Enfin, une autre politique d’urbanisme et d’habitat doit être adoptée, contre l’étalement urbain, pour la mixité des activités et avec plus de logements sociaux abordables. Le contrôle des loyers, théoriquement mis en place dans quelques grandes villes françaises, doit lui être sérieusement renforcé pour être respecté. Bien sûr, toutes ces politiques auront un coût important et prendront des années avant de donner des résultats. Mais le rôle de l’Etat est-il de faire vendre des voitures ou de réfléchir à l’intérêt général sur le long-terme ?

Rob Hopkins : « Les mesures d’austérité ont un effet dévastateur sur l’imagination »

Rob Hopkins

Rob Hopkins est un intellectuel britannique. Il a notamment fondé le mouvement des Villes en transition en 2005. En France, le grand public le connait surtout pour avoir inspiré par son action le documentaire Demain de Cyril Dion, dans lequel il témoigne longuement. Nous avons profité de sa venue dans l’hexagone, à l’occasion de la journée Paris sans voiture, pour l’interroger sur la transition écologique et sociale au niveau municipal, le mouvement des gilets jaunes, Emmanuel Macron, la place de la voiture… mais aussi sur les liens entre imagination et transition écologique, le sujet de son dernier ouvrage. Réalisé par Pierre Gilbert, retranscrit et traduit par Sophie Boulay.


 

LVSL – Pouvez-vous nous raconter l’histoire du mouvement des Villes en transition ? Combien de villes en font désormais partie ?

Rob Hopkins : Tout a commencé en 2005. Nous réfléchissions à une solution à apporter au dérèglement climatique, une solution qui partirait du « bas », c’est-à-dire qui soit à l’initiative des habitants. Nous voulions qu’elle s’appuie sur l’engagement des citoyens et non sur leurs craintes. Nous voulions également proposer une solution qui renforce le lien social et réunisse autour d’un projet commun : repenser notre monde.

Tout a commencé dans ma petite ville d’Angleterre, à Totnes. Difficile de vous dire précisément combien de villes ont désormais rejoint le mouvement et créé un groupe de transition, probablement entre 2000 et 3000, mais nous sommes présents dans une cinquantaine de pays, sur tous les continents. Si je devais décrire Villes en transition, je dirais qu’il s’agit de citoyens qui réinventent et reconstruisent le monde ensemble.

L’imagination joue donc un rôle primordial dans notre mouvement, mais nous mettons également en œuvre des projets très concrets. Ils peuvent aussi bien être de petite envergure, par exemple fermer une rue à la circulation pour la transformer en jardin public, que très ambitieux, par exemple mettre en place la gestion par les citoyens eux-mêmes de projets immobiliers, de fermes, de leur approvisionnement énergétique, etc.

LVSL – Comme vous l’expliquiez, tout a commencé en 2005 à Totnes, en Angleterre. Avec le recul, quels sont les plus grands succès et les plus grandes difficultés que vous ayez rencontrés dans cette première ville ?

RH – Villes en transition est né il y 13 ans désormais. Nous avons lancé environ 50 projets à Totnes et le mouvement a profondément changé la réputation de la ville, au point que de nombreuses personnes viennent la visiter pour en apprendre davantage sur notre transition. La ville est désormais équipée de multiples installations d’énergies renouvelables et a accueilli des projets d’une grande variété. Villes en transition a écrit une nouvelle page de l’histoire de Totnes. De nombreuses entreprises y ont récemment ouvert leurs portes et souhaitent participer à l’aventure. Plusieurs projets sont également en cours de réalisation. Nous travaillons par exemple sur deux projets immobiliers qui permettront la construction de plus de 100 logements et avons créé une compagnie d’énergie citoyenne qui compte déjà de nombreux membres. Notre plus grand défi, c’est que nous dépendons de bénévoles ainsi que du temps et de l’énergie qu’ils peuvent nous consacrer pour mener à bien ces projets. Certains postes au sein du mouvement sont rémunérés, mais ils sont rares. Parfois la fatigue se fait donc sentir, nous connaissons des hauts et des bas, comme dans tous les projets bénévoles. Avec le recul cependant, je trouve que nous avons accompli un travail incroyable.

LVSL – Je vous posais tout à l’heure la question des difficultés rencontrées… Avez-vous dû faire face à des critiques ?

RH – J’imagine que, quel que soit le projet il y a toujours quelqu’un pour s’y opposer, par principe, mais nous avons été plutôt épargnés ! À vrai dire, je ne suis même pas certain que tous les habitants des villes en transition sachent en quoi notre mouvement consiste. Il y a cinq ans, nous avons organisé un grand sondage à Totnes et d’après les résultats, 75 % des habitants avaient entendu parler de Villes en transition, 62 % trouvaient que c’était une bonne idée, 33 % avaient participé d’une manière ou d’une autre aux projets et 2 à 3 % avaient été extrêmement actifs dans le mouvement. Pour nous, ce sont de bons résultats.

Concernant les rares critiques que nous avons reçues, elles sont surtout venues de personnes très engagées dans la lutte contre le réchauffement climatique qui trouvaient que nous n’en faisions « pas assez », ainsi que de climatosceptiques qui jugeaient notre projet complètement inutile. Mais encore une fois, nous avons été plutôt épargnés. Au contraire même, pour de nombreux habitants, le mouvement fait désormais partie de l’identité de la ville et a écrit une nouvelle page de son histoire. C’est bien la preuve que nous avons réussi à faire changer les choses.

LVSL – Justement, vous avez beaucoup travaillé sur les récits et avez écrit un livre à propos de l’imagination. Pouvez-vous nous en dire plus ?

RH – J’ai effectivement écrit un livre intitulé « From what is to what if[1]» qui sera publié très prochainement. J’avais souvent entendu des auteurs que j’admire beaucoup, Naomi Klein et Bill McKibben entre autres, dire que le réchauffement climatique était la conséquence d’un échec de l’imagination humaine. L’idée qu’on puisse, en 2019, menacer la pérennité de la vie sur Terre par manque d’imagination me fascinait, mais aucun de ces auteurs n’avait jamais réellement expliqué le pourquoi du comment.

J’ai donc décidé de m’attaquer à cette question afin de comprendre pourquoi l’imagination nous fait tant défaut, précisément au moment où nous devons réinventer notre monde dans son ensemble. Le livre cherche à apporter une réponse à cette question, à pointer du doigt les causes du problème, mais aussi à proposer des solutions et à envisager les conséquences d’un retour de l’imagination dans nos sociétés. Les interrogations suscitées par l’imagination commencent souvent par « Et si… », et ce livre est en quelque sorte une longue déclaration d’amour à ces deux mots. Imaginez seulement si tous les politiciens les utilisaient dans leurs discours… Bien formulées, les questions en « et si » sont extrêmement puissantes et les citoyens doivent s’en saisir. Ce livre est très dense, il retrace de nombreux récits et contient beaucoup d’informations ­— du moins, je l’espère. Je lui ai consacré deux ans de travail et il a nécessité plus d’une centaine d’entretiens et a occasionné la découverte de très nombreux projets. La traduction française paraîtra aux éditions Actes Sud en avril 2020.

LVSL – Proposez-vous des solutions politiques concrètes dans votre livre, c’est-à-dire des idées pour stimuler l’imagination des citoyens autour de la question du réchauffement climatique ?

RH – Oui, absolument. Je citerai l’exemple de deux villes qui ont mis en place des programmes exceptionnels et que j’ai découvert au fil de mes recherches. La première, c’est Mexico, dont le maire a créé un Ministère de l’imagination. Cela semble tiré du dernier Harry Potter, mais c’est pourtant vrai. La seconde, c’est Bologne, en Italie, où la municipalité a mis en place six Bureaux de l’imagination civique, chacun responsable d’une partie de la ville, et fonctionnant à peu de chose près comme les groupes de transition de notre mouvement. Ces bureaux font le lien entre la municipalité et les habitants, et utilisent des outils créatifs (brainstorming, open space, etc.) pour travailler en partenariat avec les citoyens et faire émerger des idées nouvelles. Pour lancer un projet, la municipalité conclut un pacte avec les citoyens. Elle propose par exemple de mettre à disposition un budget ou des ressources en échange d’heures de travail bénévole. Près de 500 pactes de ce genre ont été conclus au cours de cinq dernières années et les résultats obtenus sont exceptionnels.

Une des préconisations que je formule dans le livre consiste à faire voter par nos parlements nationaux des lois relatives à l’imagination qui obligeraient l’ensemble des organismes publics à mettre en œuvre des programmes pour stimuler l’imagination des personnes avec lesquelles ils interagissent.

À l’occasion de mes recherches, j’ai également appris l’existence d’un petit organe niché au cœur de notre cerveau et essentiel au fonctionnement de notre mémoire et de notre imagination : l’hippocampe. Cet organe est particulièrement sensible au cortisol [ndlr : également appelé « hormone du stress »] et peut rétrécir de près de 20 % en situation de stress, d’anxiété, ou encore à la suite d’un traumatisme. Une telle diminution nous rend incapables d’envisager l’avenir d’une manière positive et optimiste. C’est pourquoi, de mon point de vue, les mesures d’austérité actuellement adoptées par certains gouvernements ont un effet dévastateur sur l’imagination. Il en va de même pour la fermeture des bibliothèques, la suppression des matières artistiques dans les cursus scolaires, etc. Nos dirigeants sont en train de créer des systèmes éducatifs dans lesquels l’imagination et la créativité ne sont absolument plus valorisées, alors qu’il faudrait au contraire qu’ils garantissent notre droit à l’imagination, au même titre que notre droit de réunion, etc. Nous devons créer un environnement propice à l’épanouissement de l’imagination, c’est la condition sine qua non pour permettre une révolution par l’imagination, seule capable de relever le défi climatique.

Rob Hopkins lors de la journée “Paris sans voiture”, le 22 septembre 2019. Photo © Chris Charousset

LVSL – Vous évoquez souvent le concept de municipalisme, pensez-vous qu’il soit universel ? La France, par exemple, est un pays au fonctionnement très centralisé et il arrive que des villes françaises souhaitant s’engager dans la transition, par exemple à Grenoble, subissent des coupes dans les budgets qui leur sont alloués par l’État…

RH – Il n’existe pas de voie toute tracée, la transition change de visage en fonction des contextes et s’adapte aux objectifs à atteindre. Je pense malgré tout qu’il nous faut renoncer aux systèmes très centralisés. Pour moi qui viens d’Angleterre, il est amusant de remarquer que si la France compte parmi les systèmes centralisés, les maires y ont malgré tout beaucoup plus de pouvoir que dans mon pays. Au Royaume-Uni, ils se contentent généralement d’inaugurer des supermarchés et de serrer des mains tandis qu’ici, ils sont à l’initiative de beaucoup des plus belles histoires de transition. Je pense par exemple à Jean-Claude Mersch, maire d’Ungersheim, à Damien Carême, qui mène à bien des projets incroyables à Grande-Synthe, ou encore à Éric Piolle, maire de Grenoble, que j’ai eu la chance de rencontrer et qui fait tout ce qu’il peut pour engager sa ville dans la transition. Selon moi, il faudrait donner davantage de pouvoir aux maires, mais également qu’ils soient soutenus par des gouvernements nationaux conscients de l’urgence climatique et disposés à leur fournir les ressources nécessaires pour répondre à ce défi. Nous avons besoin d’un dialogue national sur ces questions et d’objectifs précis concernant la diminution des émissions de CO2, mais il faut également que les municipalités puissent travailler librement avec les habitants pour permettre une responsabilisation et une implication des citoyens, et ainsi une action à la hauteur de la gravité de la situation.

LVSL – Certes, mais pour donner davantage de pouvoir aux maires, il faudrait transférer des compétences gouvernementales au niveau local, ce qui impliquerait des révisions constitutionnelles, en France en tout cas. Le mouvement des Villes en transition est‑il engagé sur la scène politique nationale ? Êtes-vous soutenus ou bien soutenez-vous un parti politique en particulier ?

RH – L’indépendance vis-à-vis des forces politiques est justement une des caractéristiques de Villes en transition. Il s’agit d’un outil conçu pour fonctionner à l’échelle citoyenne et locale, et il est absolument fondamental que nous conservions une très grande neutralité politique pour en assurer le bon fonctionnement. Certains politiques anglais nous soutiennent, bien sûr ; ils nous proposent leur aide, nous demandent conseil, etc. Par ailleurs, je pense que le Royaume-Uni a rarement connu pire gouvernement que celui qui est actuellement à la tête du pays ; le Brexit est dans toutes les têtes, ce qui est une incroyable perte de temps et d’énergie. Quoi qu’il en soit, nous nous concentrons sur les citoyens et nous tenons à distance de la scène politique, mais je sais que ce n’est pas forcément le cas partout dans l’Union européenne. En Belgique, par exemple, pays particulièrement impliqué dans la lutte contre le réchauffement climatique, la nouvelle Ministre de l’Énergie, de l’Environnement et du Développement durable [ndlr : Mme Marie-Christine Marghem] s’est engagée pour la transition bien avant d’entrer en politique. Il arrive donc parfois que des acteurs de la transition rejoignent les rangs des décideurs, ou encore qu’ils se présentent aux élections municipales de leurs villes et les remportent !

LSVL – Êtes-vous proches du parti travailliste britannique ? De Jeremy Corbyn, par exemple ?

RH – Certains membres du parti travailliste soutiennent notre mouvement, mais je ne crois pas que ce soit le cas de Jeremy Corbyn, malheureusement. Cela dit, je peux me tromper, c’est un homme qui se tient très informé de ce qui se passe dans son pays.

LVSL – Depuis près d’un an, la France traverse une période de crise, celle des gilets jaunes, qui a été déclenchée plus ou moins directement par notre dépendance aux voitures. Que proposez‑vous pour faire sortir les voitures des villes ? Et à la campagne ?

RH – Il faut commencer par rendre l’ensemble des transports publics gratuits et tellement efficaces et propres qu’aucun citadin n’aura plus jamais la moindre raison de monter dans une voiture. J’étais à Paris au moment de la COP 21, le métro était gratuit pendant les 5 jours de la conférence, c’était génial. Je ne comprends pas pourquoi ils n’ont pas prolongé l’expérience ! Ensuite, il faut faire preuve de courage et prendre des mesures pour faire sortir les voitures des villes, comme cela a par exemple été fait à Barcelone. La municipalité a délimité des superquarters dont les rues ont été piétonnisées. Les voitures peuvent toujours circuler autour de ces quartiers, mais ne peuvent plus y pénétrer. L’espace ainsi libéré a été utilisé pour créer de nouvelles aires de jeu, des terrains de sports, des espaces de restauration, etc. C’est un beau modèle à suivre. Une fois les voitures sorties des centres-villes, il faut également définir des zones accessibles uniquement aux véhicules électriques. Je ne veux pas dire par là qu’il faille remplacer toutes les voitures actuellement en circulation par des voitures électriques, cela n’aurait aucun sens ; il faut chercher des alternatives à la voiture et non pas des voitures alternatives. Nous avons besoin de programmes qui permettent d’avancer en ce sens et vite, car le temps presse.

Ce sera plus difficile dans les zones rurales, c’est pour cela qu’il faut commencer par les endroits où les changements peuvent être mis en place facilement. Posséder une voiture quand on habite à Paris ou à Londres est parfaitement insensé ! La seule raison pour laquelle nous en avons encore besoin, c’est parce que nos transports publics fonctionnent mal. À la campagne, il faudra créer des programmes pour aider les habitants à se séparer de leurs voitures et à les remplacer par des véhicules électriques, mais également développer l’autopartage et les transports en commun. Au Royaume-Uni, certaines municipalités ont réussi à diminuer le nombre de voitures dans leurs rues par deux, mais cela ne s’est pas fait tout seul. Pour y parvenir, nous avons besoin de programmes clairement établis et de savoir précisément quels sont nos objectifs. Au-delà de la gratuité des transports, il est également important de garantir la sécurité des cyclistes, de les aider à acquérir des vélos, de leur apprendre à circuler en ville, etc. Encore une fois, avec de la volonté politique, tout est possible.

LVSL – Macron est souvent présenté comme un « défenseur de la planète » dans la presse internationale. Que pensez-vous de ce titre ?

RH – Diplomatiquement parlant, la France peut être fière d’avoir accueilli la COP 21 et permis la signature des Accords de Paris. Bien sûr, les engagements pris pendant la conférence ne sont pas suffisants, mais sans eux, la situation aurait été bien pire encore. En revanche, j’ai trouvé la politique d’Emmanuel Macron particulièrement maladroite depuis : une taxe sur le carburant n’est pas la meilleure manière de venir à bout du réchauffement climatique, entre autres parce qu’une fois de plus, ce sont les plus pauvres qui souffriront de la mesure.

J’aime en revanche beaucoup l’approche adoptée par le maire de Grande‑Synthe, Damien Carême. Tout l’argent que la municipalité économise en mettant en place des technologies ou des stratégies bas carbone est réinvesti pour soutenir les membres de la communauté locale les plus défavorisés. La ville a par exemple remplacé son éclairage public par un système d’éclairage à faible consommation, ce qui lui permet d’économiser près d’un demi-million d’euros chaque année. Cet argent a été redistribué aux familles les plus modestes de la ville sous la forme d’une aide financière. Tous les projets mis en place par la municipalité sont guidés par la volonté d’aider ceux qui sont dans le besoin, qu’il s’agisse de projets de jardins partagés permettant aux habitants de produire une partie de leur nourriture ou encore de projets immobiliers à haut rendement énergétique pour faire baisser leurs factures de chauffage. Les gouvernements devraient adopter la même perspective, c’est-à-dire une stratégie climatique nationale qui soit également une stratégie de justice sociale.

Par ailleurs, il est important que la société dans son ensemble s’engage dans la transition. Il est impensable de demander aux plus pauvres de faire des efforts si d’autres continuent à voyager en jets privés ! N’oublions pas qu’environ 80 % des émissions de carbone sont causées par les 10 % les plus riches, c’est donc à ces 10 % qu’il faut demander le plus d’efforts. Pour quelqu’un comme Emmanuel Macron ce n’est pas chose facile, car les gouvernements n’ont jamais eu pour habitude de demander aux plus riches de se serrer la ceinture, mais plutôt aux plus pauvres. Cependant, la crise climatique actuelle exige un changement de perspective et si Emmanuel Macron souhaite véritablement relever le défi climatique, c’est par là qu’il doit commencer.

[1] From what is to what if. Unleashing the power of imagination to create the future we want. Chelsea Green Publishing. 17 octobre 2019

« Avoir de la pub est une décision politique » – Entretien avec Eric Piolle

Eric Piolle, maire de Grenoble. © Ville de Grenoble

Depuis 2014, Grenoble, jusqu’alors bastion du Parti socialiste, est dirigée par une majorité EELV-PG qui compte plusieurs militants des mouvements sociaux. Malgré cette victoire, la ville fait toujours face à une situation budgétaire difficile et les leviers du pouvoir municipal ont de nombreuses limites. Alors qu’arrivent bientôt les prochaines élections municipales, nous avons interrogé Eric Piolle, le maire de Grenoble, sur certains enjeux marquants de son mandat afin de mieux comprendre le potentiel d’une gestion municipale progressiste.


LVSL – Commençons par les élections municipales de 2014 : qu’une liste du courant municipaliste portée par les citoyens qui se revendique de la gauche et de l’écologie politique, parvienne à gouverner une des plus grandes villes de France, c’était exceptionnel. Comment avez-vous vécu les choses à l’époque et pourquoi n’était-ce pas le cas ailleurs?

Eric Piolle – Je pense qu’à Grenoble, comme ailleurs, l’écologie politique est ancrée dans la citoyenneté locale et avait démontré sa capacité à porter l’intérêt général, sa capacité de travail, d’ouverture et d’exigence. D’abord, cela était porté par des listes d’une écologie politique locale, « Ecologie et solidarité » de manière autonome depuis 1977, sauf en 1983, qui reste un mauvais souvenir pour la gauche et les écologistes à Grenoble avec l’élection du maire corrompu [Alain Carignon devient maire RPR de Grenoble, jusqu’alors bastion de la gauche, et sera condamné à de la prison ferme en 1996, il prépare son retour pour 2020, ndlr]. La reconquête de la remunicipalisation de l’eau à la fin des années 1990 est devenue emblématique, après sa privatisation liée à la corruption de Carignon et de ses équipes, puis l’atermoiement du PS lors de la victoire de 1995. Une eau pure et non traitée, des investissements triplés, une baisse du prix pour l’usager, un comité d’usagers… cette vraie exigence de bonne gestion du bien commun a marqué le territoire. Évidemment, il y a eu la rupture de 2008 quand les sociaux-démocrates ont préféré s’allier avec des anciens adjoints de Carignon, avec le président des amis de Nicolas Sarkozy pour l’Isère en 2007, tout ça pour ensuite se débarrasser de ces partenaires exigeants en 2008. On avait également le succès de la caserne de Bonne, premier écoquartier de France qui avait été porté par l’adjoint de l’urbanisme qui était la tête de liste de 2001. Des succès concrets qui parlent au quotidien, une exigence autour de l’intérêt général qui parlent aux gens donc. Ça existe ici, mais aussi sans doute dans bien d’autres endroits , parce que ces mouvements écologistes et citoyens ont cette caractéristique d’un travail des dossiers, d’un engagement etc.

Là où nous avons porté une vision politique nouvelle, c’est qu’au lieu de voir ces différents contre-pouvoirs comme des victoires particulières ou une corde de rappel sur un pouvoir social-démocrate déviant, notre parti pris a été le suivant : nous étions potentiellement en capacité de proposer un projet qui corresponde à une majorité culturelle et nous permettant, nous, de devenir les leaders de cette majorité pour la mettre en acte. Je crois que c’est ça le gros travail qui a été fait. Bien sûr, nous étions beaucoup à faire depuis longtemps le diagnostic d’un effondrement du bipartisme. Avec Macron, il s’est trouvé un avatar supplémentaire, mais qui est la fusion d’un bipartisme qui s’effondre parce qu’il n’y a plus de différences idéologiques et de capacité à apporter un progrès sur à peu près tout… Ce sont devenus des syndicats d’élus, de simples gestionnaires, incapables de saisir les défis de la société d’aujourd’hui. On a aussi un pôle de repli sur soi autour de l’extrême-droite qui a une stratégie de prise du pouvoir par les élections et qui l’a déjà fait dans l’histoire, et de l’autre côté un champ potentiellement important mais qui n’arrivait pas à accéder au pouvoir parce qu’il se vivait comme contre-pouvoir, comme une constellation de petits contre-pouvoirs et n’était pas capable de se mettre au service d’un projet qui dépasse les formations politiques.

C’est ça notre aventure. De fait, ce pari a été couronné de succès. Ça a changé notre structure mentale de devoir proposer un projet de majorité et non pas un projet de négociations à la marge entre les deux tours. Nous avons pensé une façon d’aborder l’exercice du mandat, de rassembler en amont et ça a rencontré un souffle parmi les citoyennes et les citoyens, d’abord pendant la campagne, puis après les élections. Pour moi ce n’est pas une surprise, j’ai travaillé à cela pendant trois ans quand même. Le plus compliqué, le plus long, c’est ce changement culturel au préalable, mais on s’inscrit dans une histoire. Et cette histoire elle existe différemment ailleurs. Ceux qui me disent « Oui, mais à Grenoble c’est très spécifique… », je leur rappelle que les écolos ont fait 15% à l’élection de 2008. Or, il y a d’autres grandes villes où les écolos font autour de 15% et où il y a eu des grandes victoires symboliques. Donc il y avait ces conditions ici mais elles existent aussi ailleurs.

L’écoquartier de la Caserne de Bonne © Alain FISCHER 2013, Ville de Grenoble.

LVSL – Au moment où vous récupérez la gestion de la ville, Grenoble est confronté à des difficultés financières graves. La dette de la ville la met sous la menace de la tutelle de l’État, les impôts locaux sont d’ores-et-déjà assez élevés, et en plus les dotations de l’État diminuent. Comment maintenir une gestion budgétaire correcte dans cette situation ? Quels arbitrages avez-vous fait ?

EP – D’abord on peut se battre politiquement contre le choix qui a été fait par les présidents successifs, et encore plus par l’actuel, de se soumettre à l’emprise de la finance. Il faut rappeler qu’en l’espace de moins de 5 ans, 3 000 milliards d’euros ont été créés dans la zone euro et que personne n’a vu la couleur de cet argent, ni les États pour leurs politiques publiques, ni l’Europe pour la transition énergétique et sociale, ni les collectivités qui ont vu leurs ressources baisser. Cet argent est parti dans la spéculation et prépare une bulle qui va finir par éclater. Il y aura une nouvelle crise financière, sauf que celle de 2008 a été contenue par les pouvoirs publics via une hausse de 20 points de l’endettement dans tous les États, cette fois-ci ils auront moins d’outils pour lutter contre. Donc on est plus exposé et c’est plus dangereux.

Après, une fois que ce choix-là est fait au niveau national, nous, en tant que collectivité, on a des règles d’or à respecter. Or, il était clair qu’il y avait un ressentiment face à notre succès de 2014, comme si c’était un jeu de ping-pong entre la droite et la gauche et qu’on leur avait piqué la balle. Il y avait vraiment une union sacrée pour venir nous taper dessus et pour nous faire rendre la balle. Dans ce cadre-là, il était clair de notre point de vue qu’ils ne nous feraient aucun cadeau. Nous avons donc fait le choix délibéré de garder le contrôle politique de la situation. Dans les derniers comptes administratifs disponibles, ceux de 2012, on découvre une épargne nette négative et deux éléments qu’on connaissait : nous avons les impôts les locaux les plus hauts des villes de plus de 5000 habitants et nous sommes dans le top 5 de la dette par habitant des villes de plus de 5000 habitants, plus de 50% au-dessus de la moyenne.

« Deux semaines après notre élection, Valls annonce la baisse de dotations de l’État et nous perdons 20 millions d’euros sur un budget de fonctionnement de 240, un mois de budget ! »

Nous nous sommes fixés le prérequis suivant : « On garde le contrôle de la situation, on ne s’expose pas à une mise sous tutelle ou un pilotage de l’extérieur ». Deux semaines après notre élection, Valls annonce la baisse de dotations de l’État et nous perdons 20 millions d’euros sur un budget de fonctionnement de 240, un mois de budget ! Donc il nous faut à la fois retrouver une épargne nette positive pour respecter les deux règles des collectivités locales qui empêchent la mise sous tutelle et absorber cette baisse de 20 millions.

Les premières mesures sont des mesures de sobriété dans le train de vie de la mairie, qui conviennent finalement à tout le monde ou presque, ça allait très bien avec le fait qu’on voulait casser le mur entre les citoyens et les élus, donc on baisse nos indemnités. Il faut rappeler qu’en 2008, la réaction du PS face à la crise, c’était de se voter une hausse d’indemnité de 25% en 2008 et d’augmenter les impôts de 9% ! Nous, on baisse les indemnités, on rend les voitures de fonction, de toute façon on se déplace à vélo, à pied ou en transports en communs et on applique aussi une sobriété dans les notes de restaurants, qui ont été divisé par trois c’est quand même notable. D’ailleurs les restaurateurs ont senti passer la pilule, mais ces genres de restaurant ont retrouvé une clientèle.

Sobriété et efficacité aussi dans les modes de gestion : on peut souligner la régie du téléphérique qui perdait de l’argent et qui, sous l’impulsion de son président Pierre Mériaux, en regagne. On peut citer Alpexpo qui était un gouffre financier à plusieurs millions d’euros par an et qui est revenu à l’équilibre sous l’impulsion de son président Claus Habfast. On peut citer le palais des sports qui coûtait 1,7 millions d’euros d’argent public pour une gestion par une association privée qui organisait à peu près 10 événements publics par an. Maintenant, ils nous coûtent 700 000 €, on a économisé 1 million d’euros, et on l’a ouvert en termes de nombre et de diversité d’évènements, ce lieu emblématique des Jeux olympiques de 1968 est redevenu un endroit fréquenté par toute sorte de Grenoblois et de Grenobloises. Pour les 50 ans des JO, on a mis en place une patinoire gratuite pendant plusieurs semaines, on a fait des galas, des entreprises privés le loue, il y a des concerts de 7000-8000 spectateurs, il y a de tout.

Tout ça nous a permis de survivre, de passer le cap des premières baisses de dotations. Et puis derrière, nous avons lancé une réflexion autour du périmètre de l’action publique pour avaler les deux autres tiers de baisses des dotations. On l’a fait dans un format original, pas dans un pouvoir hiérarchique concentré au niveau du maire et ensuite descendant dans les services via le directeur général des services, mais dans un système de réseau où les élus et les directeurs travaillent ensemble pour questionner le périmètre d’action de la ville au regard de trois axes :

D’abord, un axe d’efficacité de bonne gestion autour du patrimoine, des tarifs, etc. Ensuite un axe autour des compétences, sur ce qu’on fait alors que ce ne sont pas nos compétences ou comme opérateur des autres, mais avec des écarts de financement colossaux entre ce qu’on nous donne et ce qu’on dépense. Enfin, un troisième axe autour de la culture urbaine est de repenser la ville. On est la troisième ville-centre la plus dense de France, il faut repenser les questions de coutures urbaines pour éviter cette fermeture latente qui s’est fait avec les années. Autour de chaque quartier, il doit y avoir tout, comme c’est un petit monde. Il faut une école primaire tout près de chez soi où l’on va à pied, avec les enfants, mais un collège ou une piscine ça peut être un peu plus loin. Par exemple, quand vous faites votre passeport une fois tous les cinq ans, si c’est dans trois lieux au lieu de sept, c’est possible. C’est un plan qui se déploie depuis mai 2016 et qui est train de se terminer. Ça ne nous permet pas de retrouver une situation financière très réjouissante, mais de rester à flot, de garder le contrôle politique et d’avoir quand même des moyens d’action.

LVSL – Grenoble est parfois dépeint comme le « Chicago français » en raison de l’insécurité. Récemment, des violences urbaines ont eu lieu suite à la mort tragique de deux jeunes sur un scooter volé. Cette question de la sécurité en pose beaucoup d’autres : la légalisation du cannabis que vous portez mais qui n’avance pas dans le débat politique en France, la question de la Police de sécurité du quotidien dont l’expérimentation vous a été refusée par Gérard Collomb, la vidéo-surveillance… Comment répondez-vous à cette demande de sécurité légitime qu’ont les citoyens, même si elle est parfois utilisée à mauvais escient à des fins politiques ?

EP – Dans ce débat sur la sécurité, il me semble d’abord important de ne pas se faire enfermer uniquement sur la question de la sécurité physique qui s’est tendanciellement quand même largement améliorée en France et partout en Europe : les homicides ont fortement baissé et désormais la catégorie majeure dans les chiffres de la criminalité, ce sont les vols de voitures et les vols d’objets dans les voitures, qui ont aussi fortement baissé. Même les cambriolages de commerces sont en forte chute, parce qu’il y a moins d’argent liquide qui circule. Et en parallèle, on a une montée générale de la violence dans la société, on le voit évidemment dans les mouvements sociaux: la parole disparaît et on se retrouve coincé entre une violence d’État et une violence sociale pour s’exprimer. La sécurité, c’est donc un champ assez large. Nous, notre objectif est de garantir des sécurités en matière de biens communs, de liberté de contribuer, de garantir la sécurité du logement, de l’alimentation, de l’accès à la mobilité… Si l’on oublie cela, on masque des enjeux relatifs à la sécurité. Nous avons donc une vue globale sur la sécurité.

« Au lieu d’avoir une police au milieu des habitants, qui est là pour les protéger, on a surtout une police d’intervention, qui est en plus mise en accusation par les habitants. Sous Sarkozy, on a perdu 120 policiers, c’est colossal. »

Maintenant, évidemment la sécurité physique à Grenoble est une question latente et réelle depuis des décennies. Nous sommes à la fois là pour assurer la tranquillité des publics via notre police municipale, l’une des plus importantes de France numériquement, et en coopérant avec l’État dans ses missions régaliennes. Dans le cadre de cette coopération, nous disons : notre politique de lutte contre la drogue est en échec total, en matière de santé publique, en matière de sécurité avec la violence entre trafiquants et de violence de ceux qui sont sous l’emprise de la drogue. Mais c’est aussi un échec dans la capacité de la République à avoir des pouvoirs régaliens en situation acceptable : il y a une violence pour les policiers dans leur travail à être exposés à des trafiquants au vu et au su des habitants sans pouvoir y répondre. C’est extrêmement violent pour les policiers de passer devant des dealers qui sont assis dans des canapés à 100 mètres du commissariat et ne pas avoir, objectivement, les moyens humains et techniques, les outils législatifs pour lutter contre cela. Donc ils sont interpellés par les habitants qui leur disent: « Regardez, vous voyez bien ! Et vous ne faîtes rien ? ». Au lieu d’avoir une police au milieu des habitants, qui est là pour les protéger, on a surtout une police d’intervention, qui est en plus mise en accusation par les habitants. Sous Sarkozy, on a perdu 120 policiers, c’est colossal.

Face à cet échec, la légalisation du cannabis est une solution, on le voit maintenant : plus de dix États américains l’ont légalisé, le Canada depuis l’automne, le Portugal il y a fort longtemps. Je suis convaincu qu’on le fera, parce que tous ceux qui ont mené des politiques ultra-répressives se sont cassé les dents sur leur propres échecs. Au-delà de la drogue, notre volonté est d’avoir une police municipale qui est connue et reconnue des habitants, qui connaît le territoire et qui coopère avec d’autres acteurs en matière de sécurité. C’est ce travail que l’on fait tous les mois lorsque l’on fait des conseils de quartiers, des conseils de prévention de la délinquance dans chaque secteur de la ville. On étudie des cas très concrets de jeunes qui sont en train de basculer et on voit comment on peut les récupérer. C’est un travail de vigilance de terrain qui est porté par des élus tous les mois, avec différents acteurs, un travail de fond sur l’éducation. C’est aussi un travail sur la parole : dans le cadre de la Biennale des villes en transition, il y avait pour la deuxième fois un concours d’éloquence avec des entraînements pour des jeunes issus de quartiers populaires qui n’ont pas forcément les codes de la parole publique ou en tout cas pas de celle qui est acceptée par les institutions. Pour nous, faire émerger la parole c’est lutter contre les inégalités sociales, c’est aller chercher des compétences, des talents qui ne peuvent pas s’exprimer, mais aussi une forme de lutte contre la violence. C’est dans la disparition de la parole que naît la violence.

Après, on a pris des mesures très concrètes: on a rajouté une équipe de nuit au printemps dernier, on a équipé nos équipes de nuits de pistolet à impulsion électrique, adaptés à réguler la vie nocturne et à répondre au développement de cette violence au couteau. C’était important pour les conditions de travail des policiers et l’exercice de leurs missions. Nous avons acheté des caméras piétons pour clarifier l’interface entre notre police municipale et les citoyens. Là encore, c’est amusant : l’État nous dit : « Vous ne faîtes rien », alors qu’en fait on attendait le décret d’application depuis presque un an, il vient de sortir. On a aussi donné des moyens d’entraînement solides avec un nouveau dojo.

Nous faisons donc ce travail là, mais sans oublier les dimensions de prévention, d’une police au milieu des citoyens. Maintenant, c’est frappant mais c’est symptomatique, la présence policière ne rassure pas : aujourd’hui, quand vous voyez des policiers, vous vous dites « Je suis au mauvais endroit, c’est dangereux ! Il se passe un truc grave, il faut que je me cache ». C’est sidérant. Je le vois même avec les enfants : les parents avec des poussettes, s’ils voient un camion de police, ils pourraient se dire « Je suis en sécurité, il y a la police », or c’est l’inverse. On a totalement retourné la logique d’avoir une police parmi les habitants, qui est là pour la protéger, on a seulement une police d’intervention. Evidemment, ça amène des limites au dialogue.

C’est aussi ce qu’on voit dans les quartiers à la suite du drame de la mort de Fathi et Adam, il y a une colère qui s’exprime. Ce qui ressurgit à ce moment-là, c’est la discrimination reçue, réelle et perçue. Pourtant, l’ensemble des acteurs de terrains, des salariés, des associations, des bénévoles ont été à l’écoute. Les parents ont été extrêmement forts et dignes, ils sont sortis de leur deuil pour faire un appel au calme et demander à ce qu’il n’y ait pas de drame rajouté au drame. Nous avons été, moi y compris, à l’écoute et déterminés à continuer de tisser des liens dans ce quartier et dans les autres quartiers pour éviter cette propagation fondée sur le sentiment de l’injustice. Le procureur de la République a lancé une enquête pour connaître exactement les faits, c’est important parce que l’aspiration à la justice est grande. En définitive, je crois qu’il faut donc élargir cette thématique de la violence, on le voit avec le mouvement des gilets jaunes, c’est du jamais vu, une telle violence dans les manifestations. C’est important de le dire, ce n’est pas cantonné à des jeunes de quartiers relégués, loin de là. Il y a une sur-angoisse dans la société et peu d’espace de dialogue.

LVSL – Pour rebondir là-dessus justement : À la mairie, pour développer la démocratie participative, vous avez mis en place un budget participatif comme d’autres villes en France, mais aussi essayé quelque chose qui s’apparente au Référendum d’initiative citoyenne revendiqué par les gilets jaunes, mais celui-ci a été retoqué il y a quelque temps. Que mettez-vous en place au niveau de la démocratie directe ou participative à Grenoble et plus précisément via ce Référendum d’initiative citoyenne ?

EP – Pour nous, il faut s’entraîner à la démocratie, ça s’apprend. Pour les budgets participatifs, plus de 1000 personnes ont participé au dépôt des projets, donc ça mobilise, et c’est le cas dans tous les quartiers de la ville, à tous les âges. On l’a ouvert à l’ensemble des résidents, mais également aux mineurs et on voit que ça se diversifie. C’est réjouissant comme exercice de la démocratie, mais ça transforme aussi complètement notre ville, ça évite d’avoir des villes aseptisées où tout est partout pareil. Par définition, ce sont des projets spécifiques qui sont portés par les habitants, jamais vous retrouverez la Dragonne de la place Saint Bruno dans une autre ville. Dans les budgets participatifs il y a aussi ce changement de rapport entre les citoyens et le service public: on n’est plus dans une consommation. C’est important autant pour les agents de la ville que pour les citoyens. Sur l’idée d’Antoine Back, un des élus de secteurs, on a lancé il y a un an des chantiers « ouverts au public », comme pendant des chantiers interdits au public, ça marche extrêmement bien, beaucoup de gens viennent, portent des idées d’aménagement d’espaces publics délaissés ou en friche, et les transforment avec des agents à nous qui ont plaisir à transmettre et partager leurs savoirs. C’est un entraînement qui passe évidemment par les phases d’aménagement urbain que nous avons lancées nous, avec des diagnostics partagés et de la co-construction en amont, des phases d’informations, de concertation sur des projets déjà très cadrés. Nous avons cette volonté d’expliciter quel est l’enjeu. On a lancé des conseils citoyens indépendants qui reçoivent aussi une formation certifiée par Sciences Po. Les conseils citoyens sont indépendants, ils sont en capacité de poser des questions orales, des questions d’actualités au début des conseils municipaux, ce qu’ils font assez largement. On a aussi lancé des formations pour les citoyens sur le budget municipal organisées par nos services financiers, qui ont attiré beaucoup de monde initialement. C’est la première fois qu’un service finance va au contact des citoyens, c’est très intéressant pour eux : ils mettent en valeur leur métier, se questionnent sur le sens de leur métier, sur comment on l’explique à l’extérieur, aux citoyens. Maîtriser comment fonctionne un budget municipal, c’est de l’éducation populaire.

« Dans les budgets participatifs il y a aussi ce changement de rapport entre les citoyens et le service public : on n’est plus dans une consommation. C’est important autant pour les agents de la ville que pour les citoyens. »

Sur le référendum, dans notre cas c’était une votation citoyenne, on avait deux objectifs : d’abord pouvoir, par un droit de pétition, amener un sujet de débat au conseil municipal qui n’est pas dans le radar des élus et ou qui est connu mais remis à plus tard alors que l’enjeu est en fait immédiat. La deuxième chose, c’était la votation citoyenne comme droit de veto par rapport à une équipe : durant les élections, les citoyens choisissent un maire et une équipe avec un projet, un style, une méthode mais il se peut que sur telle ou telle propositions, les citoyens ne soient pas d’accord. Nous, on avait 120 propositions et si les citoyens veulent faire différemment, on se plie à cette décision. Effectivement, ça a été attaqué en première instance, où nous avons perdu, nous sommes maintenant en appel… On a été attaqué à la fois parce que l’État gouvernant, Macron en l’occurrence, continue les attaques lancées par Valls, à qui cela posait problème de déléguer la décision aux habitants et parce que c’était interdit de faire voter les mineurs et les résidents qui n’étaient pas inscrits sur les listes électorales. C’est totalement anachronique quand on voit maintenant les thèmes du Grand débat et le besoin d’expression dans le mouvement des gilets jaunes… Il y a une surdité. C’est assez marrant parce que pleins de gens sont venus nous voir pour ces expériences, pour mener des missions parlementaires, et dans le même temps on se fait attaquer, casser par le gouvernement Macron. Mais je pense que le débat va forcément revenir sur la table grâce à la mobilisation des gilets jaunes.

LVSL – Sur votre politique de transport : vous avez limité la place de l’automobile en ville en limitant la vitesse, en instaurant la piétonisation dans certaines rues et avec une politique différente sur les parkings. Se pose alors la question du niveau de développement des transports en communs, parce qu’il faut bien proposer des alternatives. Parmi les 120 propositions sur lesquelles vous avez été élu, l’une était la gratuité des transports publics pour les jeunes de moins de 25 ans. Aujourd’hui la gratuité des services publics progresse comme idée, en France on a l’exemple de Dunkerque pour les transports en commun. Quel regard avez-vous sur cette question de la gratuité des transports public ? Rappelons qu’il y a une enquête préliminaire sur le sujet lancée par le SMTC.

Avec Strasbourg, Grenoble est la ville où la part du vélo dans les déplacements est la plus forte en France: plus de 15% en 2017 © Sylvain Frappat – Ville de Grenoble 2017

EP – Il y a effectivement une étude lancée par le SMTC. Tout à l’heure, nous parlions de garantir des sécurités : nous, ce qui nous intéressait dans la gratuité pour les 18-25 ans, c’est que les dépenses de la mobilité sont une des contraintes de revenu les plus importantes pour cette catégorie d’âge, donc c’était pertinent. Deuxièmement, c’est le moment où le jeune on prend son indépendance, donc il ne faut pas que son imaginaire par rapport à la mobilité soit « J’ai besoin d’une voiture », mais plutôt « J’ai des solutions de mobilités qui s’offrent à moi : les transports en commun et l’autopartage par exemple, donc mon objectif premier n’est pas d’avoir une voiture ». On a donc divisé par deux les tarifs, puis on s’est retrouvé coincés parce que c’est un vote administratif des transports en communs, où il y a 17 membres, et il n’y a plus eu de majorité pour aller plus loin. Bien qu’une étude du SMTC ait montré que c’est bien sur cette catégorie-là que porte la dépense contrainte en matière de mobilité. Sur la mobilité en générale, cette étude est lancée : la question c’est le financement et le développement de l’offre.

Par rapport à Dunkerque, je connais bien Patrice Vergriete, j’ai eu l’occasion d’en parler avec lui, les ressources usagers c’était 4 millions d’euros, et en pratique il n’y avait presque pas de réseau de transports et il était peu utilisé. Les enjeux sont différents dans une métropole où on a 90 millions de voyages, donc plus de 200 voyages par habitants par an, et un réseau qui est problématique. Aujourd’hui il faut rajouter des transports urbains et essayer de désengorger les lignes actuelles en proposant des alternatives de cheminement. Il y a toute une section, dans le centre-ville notamment, où les trams sont blindés, ils sont à la queue leu leu. Donc la question de la gratuité est aussi celle de l’impact du report modal : quand c’est voiture versus transport en commun c’est super, si c’est piéton versus transports en communs, il faut faire attention. A Dunkerque, ça a coûté 4 millions, la gratuité des 18-25 c’était 3 millions et quelques, mais toutes les recettes passagers c’est plus de 30 millions. Dont une partie très significative est financée par les entreprises parce que les abonnements de ces passagers sont pris en charge, au moins à moitié, par les entreprises. Donc en pratique, avant de faire une croix sur cette recette de plus de 30 millions financée en partie par les entreprises, il faut identifier quel est l’autre modèle économique que l’on propose. Donc les études, et notamment celles sur la gratuité ciblée et ce qu’elle permettrait comme bascule, nous donneront des éléments d’indication.

LVSL – Pour l’instant vous préférez donc continuer à avancer vers une gratuité ciblée pour des question de faisabilité ?

EP – Oui.

LVSL – Un projet est problématique pour de nombreux Grenoblois : celui de l’élargissement de l’A480 [autoroute périphérique de Grenoble, qui va être élargie de 2 à 3 voies dans chaque sens, ndlr]. Bien que la mairie ne soit pas entièrement compétente et entièrement responsable de cet aménagement, comment voyez-vous les choses par rapport à ce genre de projet ?

EP – D’abord, ce projet fait partie du plan de relance des autoroutes de Valls, qu’il faut combattre, et qui est d’ailleurs combattu au tribunal sur sa légalité…

LVSL – Oui, c’est un cadeau aux sociétés d’autoroute qui augmentent les prix des péages…

EP – Exactement. C’est une gabegie totale en terme d’argent public et en termes de vision. Ce plan, nous continuons donc de le combattre au plan national. Nous disons que ce projet ne peut se faire qu’à condition qu’il soit un pas vers la mobilité de demain, qu’il soit connecté à notre plan de déplacement urbain et c’est pour ça que nous demandons une voie de covoiturage qui serait une première en France. Nous avons demandé et obtenu le passage à 70km/h. On demande aussi une voie réservée aux transports en commun depuis l’axe Sud, on avait été le premier territoire à le faire il y a une dizaine d’année pour l’axe Nord-Ouest. Deuxièmement, il faut que cela améliore les conditions des riverains, d’où le 70km/h pour le bruit, des murs anti-bruit, des mesures autour de la pollution sur la nature des revêtements pour agir sur le bruit etc. Et puis il y a un troisième volet autour de la préservation de la nature, donc on coupe des arbres parce que c’est nécessaire, mais on en replante deux pour un sur site etc. Enfin, je pense qu’il y a une demande tout à fait légitime qui monte pour évaluer l’impact en matière de circulation puisqu’on a gardé les verrous Nord et Sud, parce que nous avons aussi demandé à abandonner le projet de l’A51, ce qui a été fait. Le département a clairement énoncé qu’il ne soutenait plus l’A51 [autoroute non-terminée devant relier Grenoble à Marseille en passant par Gap, ndlr]. Sinon on était en train de faire une deuxième vallée du Rhône en fait, c’est une victoire. Et le fait de garder les verrous Nord et Sud évite d’aspirer plus de voiture depuis l’extérieur et de continuer cette folie humaine dans laquelle nous sommes engagés depuis des décennies.

Il faut garder cette exigence pour que le projet amène quelque chose. De même, nous avions affirmé la nécessité de faire des travaux autour du Rondeau et de passer ce contournement à 2 fois 2 voies contre 2 fois 1 voie aujourd’hui, où les deux autoroutes se connectent dans un entonnoir, un goulot d’étranglement géant, et cela également fait partie du projet. Il faut garder une exigence extrêmement forte pour que ce projet à 300 millions, s’il doit se faire, se fasse pour améliorer les choses dans ces trois domaines, surtout qu’on ne va pas y revenir avant longtemps. C’est pour ça qu’on bataille beaucoup, on a obtenu les 70km/h mais on continue de se battre pour le covoiturage et la voie réservée parce que c’est un impératif.

LVSL – Donc si le projet se fait, autant qu’il soit fait correctement ?

EP – Il faut retourner la question: il ne peut pas se faire si toutes ces conditions ne sont pas remplies, sinon c’est vraiment de la gabegie, un non-sens de la part de l’État, et pour le territoire ça n’a aucun intérêt non plus.

LVSL – Quelque chose de très différent dont on entend jamais parler dans le débat public en France c’est la question de la publicité. Aujourd’hui, à Grenoble, à l’exception des vitrines de magasins et des abris-bus, il n’y a plus de publicité. Pourquoi avoir pris cette décision ?

EP – D’abord réduire la place de la publicité, c’était dans nos engagements. Il y a eu l’opportunité pour faire très vite puisque la concession de JCDecaux arrivait à son terme en 2014 et on ne l’a pas renouvelée. On a leur quand même laissé 6 mois pour enlever leurs panneaux, ce qui n’est pas prévu dans le contrat, normalement ils devraient les enlever dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier. Ça montre à quel point ces contrats sont faits pour ne jamais être rompus. C’est intéressant à pleins de titres. D’abord parce que le premier retour qu’on a eu c’est « Ah mais c’est possible ! », parce que c’est une décision politique d’avoir de la pub. Je trouve que c’est important parce que ça redonne du pouvoir et de la légitimité au politique, qui n’est pas seulement là pour organiser la disposition des chaises sur le pont du Titanic en quelque sorte. En réalité, nous sommes une communauté, nous avons des moyens de décider comment nous voulons vivre, même s’il y a des contraintes et qu’on ne peut pas tout faire. Donc cette symbolique autour de la décision politique était très forte.

« Ça satisfait l’imaginaire des grands-parents qui n’ont pas envie de voir ça quand ils amènent leur petits-enfants à l’école, mais aussi l’anticapitaliste qui lutte contre la surconsommation, l’environnementaliste pur et dur qui veut mettre des arbres à la place des panneaux, le commerçant de proximité qui de toute façon ne pouvait se permettre de faire de la publicité sur ces affichages vu le prix… »

Ensuite c’est intéressant parce que c’est le genre de mesures qui appartiennent à pleins d’imaginaires différents : ça satisfait aussi bien l’imaginaire de grands-parents qui amènent leurs petits enfants à l’école et que ça ulcère de passer devant des panneaux de pub pour des bagnoles, de la lingerie féminine et de l’alcool. L’image de la femme véhiculée est d’ailleurs assez marquée. Ça satisfait donc cet imaginaire des grands-parents qui n’ont pas envie de voir ça quand ils amènent leur petits-enfants à l’école, mais aussi l’anticapitaliste qui lutte contre la surconsommation, l’environnementaliste pur et dur qui veut mettre des arbres à la place des panneaux, le commerçant de proximité qui de toute façon ne pouvait se permettre de faire de la publicité sur ces affichages vu le prix… Si on avait dû se mettre d’accord avant sur les raisons pour lesquelles on prend chaque décision, jamais on y arrive. On s’engueule sur les raisons, que ne partageons pas tous, alors que l’action nous réunit tous.

On a quand même enlevé plus de 320 panneaux, plus de 2 000 mètres carrés de publicité ! Nous sommes maintenant en train de revoir le règlement local des publicités, qui est intercommunal désormais. Il y a également le renouvellement de la concession pour les transports en commun qui arrive, où je pense que nous allons enlever à nouveau à peu près le même nombre de panneaux [depuis l’interview, une forte réduction de la pub a été prévue sur ces deux terrains, voir ici et ici, ndlr]. Il n’y aura pas de suppression totale mais on va continuer la trajectoire de forte baisse de la pub. C’est important, puisqu’on dit avec raison qu’on est une société de la surconsommation, que notre espace public soit un espace public de projets, où l’on fait de l’agriculture, où l’on plante des arbres… L’espace public peut amener des conflits d’usage mais c’est aussi un espace de rencontre, un espace social. Pour une ville qui n’a été construite qu’avec des rues, qui ne sont pas des rues mais des routes, des axes de circulation, avec de la surexcitation de consommation un peu partout, c’est un enjeu majeur. Ce changement de pied est donc central.

LVSL – Pour finir, je voulais savoir ce que vous pensez de 2020 et des enjeux de l’élection municipale à venir.

EP – Je pense que la dernière fois, l’enjeu finalement c’était : il y a des propriétaires du système, est-ce qu’on a une alternance à proposer à cela ? Pour 2020, est-ce que tout cet appétit de transition sociale et environnementale, par exemple le fait qu’on ait mis tous nos tarifs en tarifications solidaire, même pour l’eau etc., sera encore là ? Notre démarche a été de dire : « Non, on n’est pas obligé de faire comme d’habitude juste parce que c’est comme ça, nous sommes une majorité à avoir des aspirations qui sont autres ». Et cette majorité, si elle change de stratégie, peut gagner et conduire les affaires publiques.

Je pense que les électeurs ont confirmé leur vote en faveur de cette expérience, on l’a vu aux cantonales, aux régionales, aux législatives, aux présidentielles, même s’il n’y a pas eu de scrutin depuis maintenant deux ans. Nous exerçons le pouvoir dans l’intérêt commun autour d’un projet de démocratie, de boucliers sociaux, environnementaux, d’une ville à taille humaine. Plein de décisions que nous prenons viennent heurter des changements, sont mal comprises, ou sont parfois des erreurs, évidemment on en fait aussi. Ça peut donc créer un petit questionnement, « Oh oui, mais ça va m’embêter en bas de chez moi ça, c’est plus compliqué ainsi » ou « Telle décision je ne la comprends pas » etc. Donc est-ce qu’on tient ce cap déterminé, exigeant, cohérent, courageux, plutôt que d’être face au mur du dérèglement climatique et des enjeux sociaux et de se dire en permanence: « Bon, c’est pire que l’année dernière, ça veut dire qu’il faudra qu’on fasse plus dans l’avenir » ?

Nous, on a changé de pied, on agit partout, on va s’entraîner pour cette transition et on y prend plaisir : en termes de déplacements, en fait c’est agréable, un centre-ville plus piéton, avec plus de vélos. Aller au boulot en vélo, même sous la pluie, c’est agréable. Le plan que nous avons mis en place pour couvrir les besoins en électricité des Grenoblois en 2022 avec une énergie 100% verte, c’est-à-dire ni nucléaire ni fossile, n’est possible que parce qu’on a une entreprise publique locale, GEG, qui est en capacité d’investir pour cela. Nous allons réaliser la transition énergétique, qui est aussi une transition sociale : il y avait 1000 personnes qui bénéficiaient des tarifs sociaux quand on est arrivé, il y en a maintenant 7000, parce qu’on a poussé l’accès au droits. On a lutté contre la précarité énergétique, mais on travaille aussi sur la santé, sur l’alimentation etc.

Au final, on gagne en confiance dans notre capacité à être collectivement à la hauteur des enjeux qui nous font face plutôt que de se dire qu’on va dans le mur et qu’on y va de plus en plus vite. Même s’il y a des choses qui ne plaisent pas à tel ou tel et qu’il y a des problèmes de communication, la question est : est-ce que l’on fait le pari de continuer ce changement-là ? Pour nous, ce cap là est pertinent, on veut continuer à porter cette cogestion. Sinon il y aura En marche !, voilà. Et on voit la traduction concrète des politiques En marche ! sur le terrain, que ce soit sur les contrats aidés, sur le logement et le logement social, sur la politique de la ville, sur le prix de l’énergie, sur l’accès au soin, énormément de choses…

 

Hyperloop : les paradoxes d’une « révolution »

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Elon Musk, CEO of SpaceX and Tesla © Daniel Oberhaus (2018)

En 2013, l’iconoclaste patron de Tesla, Elon Musk, présente son idée du train du futur : l’Hyperloop. Il donne au monde les premières ébauches de ses travaux rassemblant quelques croquis, graphiques et études techniques. Cette nouvelle technologie « révolutionnaire » devrait permettre de se rendre de Paris à Marseille en moins d’une heure. Il est néanmoins nécessaire de questionner l’utilité politique et environnementale d’une telle avancée technique, ainsi que son modèle économique.


LA CONCURRENCE COMME MOTEUR

« Quand je l’explique à mes enfants, je leur dis simplement que c’est “un train, très, très rapide”, pour ne pas dire supersonique, qui est “très très propre” et qui va relier toutes les villes du monde. » explique Dirk Ahlborn, patron d’Hyperloop Transportation Technology.

Elon Musk invite le monde à s’approprier ses premières ébauches d’études, qu’il rend libre de droits sous format open source, dans un document de 57 pages, en arguant qu’il n’a pas le temps de s’en occuper lui même. Mais développer cette technologie est évidemment extrêmement coûteux et l’open source de Musk se transforme rapidement en mise en concurrence du peu de start-up capables de lever les fonds nécessaires. Quelques entreprises se battent aux quatre coins de la planète pour être la première à mettre au point l’Hyperloop. Deux ont investi récemment en France : Hyperloop TransPod à Limoges et Hyperloop Transportation Technology à Toulouse. Ce n’est donc ni SpaceX ni Tesla, ou une autre compagnie géante du monde technologique, qui mène cette recherche, mais bien de petits acteurs frontalement concurrents. Les recherches sont en cours, ponctuées de coups de communication et de secrets industriels.

https://www.spacex.com/sites/spacex/files/hyperloop_alpha.pdf
Croquis original de l’Hyperloop imaginé par Musk © SpaceX

À Toulouse on annonce régulièrement avoir « achevé les pistes d’essais », être en train de « procéder aux premiers tests » et même avoir « pris le temps de concevoir et de construire un système commercialement viable » pour cette première ligne-test actuellement en fin de construction, selon le PDG d’Hyperloop TT. Hyperloop TransPod se targue d’avoir obtenu les permis de construire à Limoges, entre deux visites à l’étranger, notamment en Thaïlande où Sébastien Gendron, le PDG, « a rencontré celui qui est pressenti pour devenir le prochain Premier ministre et qui souhaite créer une ligne Hyperloop entre Phuket, Bangkok et Chiang Mai », selon la presse. Les affaires marchent, les projets se multiplient et la science avance, mais la concurrence fait rage.

Cette technologie, qui doit révolutionner le monde du transport et changer le quotidien de millions de personnes selon ses promoteurs, se trouve donc au centre d’une guerre économique sans merci. Plutôt que de coopérer, les petits acteurs isolés sont incités à dépasser leurs concurrents le plus tôt possible, faute de quoi ils mettront la clé sous la porte. Cette situation n’étonne plus grand monde aujourd’hui, mais force est de constater qu’elle contraste fortement avec la précédente innovation en termes de transport à grande vitesse : le développement du TGV Français dans les années 70, conduit sur instruction du gouvernement, par une entreprise publique.

Elon Musk, loin d’avoir oublié cette histoire, en est le premier bénéficiaire : ses milliards lui permettent de racheter au prix fort la première startup capable de propulser son train à plus de 1000 km/h. Et même si ces entreprises déposent au fur et à mesure de leurs recherches différents brevets commercialisables, mieux vaut ne pas décevoir les investisseurs, notamment la SNCF ou General Electric dans le cas d’Hyperloop One, troisième startup dans la course.

Les territoires risquent d’être les grands perdants de la course à l’Hyperloop.

Même la gestion interne de cette innovation est 2.0. Comme le révèlent les Echos au sujet de l’implantation des bureaux de recherche d’Hyperloop TT à Toulouse : « le centre de R&D n’emploie encore que 10 salariés, au lieu des 25 prévus. Il fait aussi travailler une dizaine de personnes d’autres entreprises car la jeune pousse américaine a un modèle particulier : elle n’emploie que 60 salariés mais mobilise 800 personnes rémunérées en stock-options. » La rémunération en stock-options (c’est à dire en parts de l’entreprise) est un autre moyen de pousser ses associés à donner le meilleur d’eux même sur le champ de bataille économique. Si Hyperloop TT gagne la course, ces 800 personnes s’enrichiront considérablement, proportionnellement à la valeur de l’entreprise qu’ils auront contribué à créer. À l’inverse, les parts des entreprises perdantes risquent de ne pas valoir grand chose.

Certes, ces entreprises perdantes trouveront à n’en pas douter une pirouette économique pour revendre ou ré-exploiter les recherches engagées. Le gâteau mondial du déploiement de cette technologie semble si énorme qu’elles pourraient même retourner la situation et s’arranger entre elles pour se le partager. À l’inverse les territoires risquent d’être eux, les grands perdants de la course à l’Hyperloop.

LES POUVOIRS PUBLICS ET LE SOLUTIONNISME TECHNOLOGIQUE

L’imaginaire collectif valorise le progrès, la vitesse et l’innovation. Voilà en partie pourquoi ce projet est plébiscité partout et distille sa dose de rêve autant chez les enfants que dans les bureaux des métropoles, régions et autres collectivités territoriales. Vincent Léonie, président de l’association Hyperloop Limoges et adjoint au Maire de la ville déclare : « La Silicon Valley, au départ il n’y avait rien, et nous sommes sur le même principe. Aujourd’hui, à Limoges, les terrains sont disponibles et bon marché, nous avons de l’intelligence avec notre université. Nous défendons le désenclavement par notre intelligence pour montrer ce que l’on est capable de faire. Imaginez un Francfort-Paris-Limoges-Barcelone ! » À Châteauroux, à qui Hyperloop TransPod a promis une future ligne reliant Paris en 20 minutes, on chante également les louanges de la technologie. La Métropole a rejoint en mars cette association Hyperloop Limoges. « Nous ne voulons pas passer à côté de quelque chose qui peut être une opportunité pour le territoire », affirme Gil Avérous, président de Châteauroux Métropole.

Les métropoles françaises sont loin d’être les seules à s’associer à ces startup et à entrer indirectement dans cette course concurrentielle à l’innovation. Hyperloop TT a su gagner le cœur de l’Europe de l’Est en signant un accord avec les autorités slovaques pour étudier la faisabilité d’une liaison des trois capitales Vienne, Bratislava et Budapest, ainsi que des deux plus grandes villes de Slovaquie, Bratislava à l’Ouest et Kosice à l’Est. Chacun y trouve les avantages qu’il veut bien y voir, Vazil Hudak, ministre de l’Économie de la République slovaque estime que « La construction de l’hyperloop dans notre région d’Europe Centrale permettrait de réduire sensiblement les distances entre nos agglomérations ». Et des dires de l’entreprise : « Il est maintenant crucial pour nous de collaborer avec des gouvernements autour du monde. »

C’est également dans cette optique qu’un projet est en cours chez Hyperloop TT pour relier Abou Dhabi à Dubaï. Hyperloop One se concentre quant à lui sur les Etats-Unis et travaille à relier Los Angeles à San Francisco pendant que le Canadien TransPod tente de relier Toronto à Windsor, dans l’Ontario.

Les élus écologistes de la région Nouvelle Aquitaine, qui s’opposent aux Hyperloop, indiquent dans un communiqué en 2018 que : « Les promoteurs du projet Hyperloop exercent un lobbying intense auprès des collectivités et des médias. » À n’en pas douter ces promoteurs défendent leurs projets et tentent de convaincre les élus de son utilité. Sa facilité d’implantation s’explique donc par des efforts de lobbying mais aussi et surtout par une foi inébranlable de l’imaginaire collectif en un progrès forcément bénéfique, car relevant d’une innovation technologique.

Seul compte le dynamisme économique et le rayonnement territorial ; peu importe l’utilité sociale réelle de ces innovations et les conséquences environnementales néfastes.

Le solutionnisme technologique, c’est l’idée développée notamment par Evgeny Morozov et promulguée par la Silicon Valley, selon laquelle Internet, l’innovation et le progrès technique apporteront toutes les réponses aux problèmes sociétaux. Cette idée transparaît dans toutes les prises de paroles grandiloquentes autour de cette nouvelle technologie. Selon Morozov, qui déconstruit régulièrement l’enthousiasme autour des promesses techniques, ce solutionnisme a un problème fondamental : il construit un Silicon Paradise en répondant le plus souvent à des problématiques erronées. « Ce qui pose problème n’est pas les solutions qu’ils proposent, mais plutôt leur définition même de la question », dit-il. Pourquoi une telle vitesse ? Quel intérêt la majeure partie de la population aura-t-elle à voir se construire des lignes reliant Marseille à Paris en moins d’une heure ? Face à la catastrophe environnementale annoncée, la vitesse est-elle réellement plus intéressante que la transition écologique ?

Mais « les plus grands industriels viennent réussir ici, (…) Toulouse Métropole confirme avec éclat son statut de territoire des transports de demain », affirme Jean-Luc Moudenc, Maire de Toulouse au lendemain de la signature de contrat avec Hyperloop TT en 2017. Seul compte le dynamisme économique et le rayonnement territorial ; peu importe l’utilité sociale réelle de ces innovations et les conséquences environnementales néfastes.

CACHER UNE FAISABILITÉ ET UNE UTILITÉ DISCUTABLE

Si les entreprises engagées dans cette course trouveront probablement, comme évoqué précédemment, des issus de secours en cas de panne des projets Hyperloop, il n’en sera probablement pas de même pour les collectivités qui auront largement subventionné des projets disparus, qui se retrouveront potentiellement avec des infrastructures inutiles sur leur territoires, et qui risquent gros avec le départ de ces startup. À Toulouse par exemple, Hyperloop TT fut accueilli en grande pompe et se trouve aujourd’hui au cœur d’une nouvelle zone d’innovation centrée sur les transports de demain, au sein de laquelle lui ont été cédée de larges terrains. Si son arrivée fut bénéfique pour l’image et l’attractivité territoriale de la ville et de cette nouvelle zone de Francazal, son départ en cas de rachat ou de faillite pourrait être à l’inverse très négatif et déconstruire un processus en cours de polarisation territoriale de l’innovation.

Car il faut bien le dire, les critiques pleuvent à l’égard des projets Hyperloop. D’abord, le format startup pose la question de l’inscription de ces entreprises dans le temps. Elles donnent l’impression de vouloir s’insérer durablement sur les territoires où elles s’installent, pourtant les start-up qui marchent sont souvent rachetées par les géants de la tech. Le format de ce marché pousse à croire qu’une fois la technologie maîtrisée, SpaceX (où un autre géant) sera prêt à débourser des millions pour racheter l’heureuse élue. Si cette élue est Hyperloop TT, qu’adviendra-t-il des pistes de tests et des bureaux toulousains ? Musk continuera-t-il ses essais en Europe ou se concentrera-t-il sur son projet initial : une ligne San Francisco – Los Angeles ?

Ces questions surviennent finalement après les principales : cette technologie sera-t-elle un jour maîtrisée ? Est-il réaliste de penser qu’un modèle économique viable émergera de ces expériences ? Aujourd’hui, les entreprises qui se targuent d’avoir réussi leurs premiers tests, notamment Hyperloop One dans le désert du Nevada, n’ont pas encore dépassé les 400 km/h, bien loin donc des plus de 1000 km/h annoncés. Tout en annonçant des commercialisations pour 2020/2021, les startups laissent entendre que de nombreux défis techniques restent à relever.

https://www.spacex.com/sites/spacex/files/hyperloop_alpha.pdf
Carte originale de l’Hyperloop imaginé par Musk reliant Los Angeles à San Francisco © SpaceX

Les inquiétudes des ingénieurs, en externe et en interne, se focalisent sur la sécurité, le freinage, le nombre de capsules, etc. François Lacôte, ingénieur polytechnicien français et ancien directeur technique d’Alstom Transport, publie ainsi en avril 2018 avec l’Association des Lauréats de la Fondation Nationale Entreprise et Performance (Club Pangloss), une étude qui affirme que les défis techniques évoqués sont en fait des impasses techniques. Dans cette étude au titre univoque : « Hyperloop : formidable escroquerie technico-intellectuelle », il évoque les problèmes liés à la vitesse, notamment le fait que « là où les systèmes ferroviaires à grande vitesse actuels permettent un espacement à 3 minutes, soit un débit théorique de 20 trains à l’heure, l’Hyperloop, avec un débit théorique de 10 navettes à l’heure, ne devrait pas pouvoir faire mieux ». Pour lui, la taille des capsules pose également problème puisque selon ses calculs, « le débit théorique du système Hyperloop (1000 passagers par heure) est 20 fois inférieur au débit théorique du système TGV (20 000 passagers par heure). Ce qui est un bilan économique complètement impossible, même avec un coût d’infrastructure proche de celui du système TGV, alors qu’il lui est très largement supérieur. »

Ces considérations techniques posent donc la question du modèle économique d’Hyperloop. Ses promoteurs, notamment E. Musk dès les débuts, ont affirmé que ce mode de transport serait « économique ». En estimant par exemple les coûts de construction des infrastructures à 11,5 millions de dollars du mile (1,6 kilomètre), soit un coût moindre que celui du TGV. Problème : Forbes aurait eu accès à des documents internes d’Hyperloop One estimant le coût de la liaison entre Abou Dhabi et Dubaï à 4,8 milliards de dollars, soit 52 millions de dollars par mile. Ces coûts varient en fait totalement en fonction de la localisation des constructions et sont principalement liés au fait que pour atteindre des vitesses telles, les lignes Hyperloop doivent être totalement rectilignes (bien plus que celle d’un train classique) et nécessitent donc la construction de multiples ponts, tunnels et autres infrastructures extrêmement coûteuses.

« Nous voulons que ce soit un moyen de transport démocratique »

En croisant cette information avec l’idée que les capsules Hyperloop ne pourront contenir qu’un nombre limité de voyageurs et que leur fréquence ne pourra pas être trop importante, comment croire les promesses de Shervin Pishevar, membre fondateur d’Hyperloop One qui assure que l’Hyperloop sera « moins onéreux » pour les usagers « que n’importe quel système existant » ? Surtout quand cette promesse repose sur l’idée que ce faible coût se basera sur le fait que : « Vous n’avez plus de roues en acier qui frottent sur quelque chose. C’est sans contact. Donc vous n’avez pas d’érosion du matériel. » La baisse des coûts de maintenance couvrira-t-elle réellement l’ensemble des investissements évoqués plus haut ?

Au vu des données technico-économiques il semble que seul un plan d’investissement massif de la part d’un État pourrait permettre le déploiement d’Hyperloop en dehors des pistes d’essais. Mais se pose alors la question de son utilité sociale et environnementale.

POURQUOI ALLER PLUS VITE ?

Si les intérêts des différents promoteurs sont clairs : le profit grâce à l’innovation et la disruption, la construction de ce profit dépendra probablement de leur capacité à convaincre les acteurs publics de l’intérêt même de leur technologie, de leur capacité à vendre leurs innovations aux seuls acteurs capables de les déployer, ou en tout cas de les aider à la déployer. Mais pourquoi un État investirait-il dans cet accélérationnisme ?

Puisque la vitesse profite aux plus aisés, investir dans cette dernière se fait donc au détriment des plus défavorisés. Le risque est donc de développer un transport fondamentalement inégalitaire sous couvert de révolution du monde des transports.

Certains chercheurs tentent déjà de montrer depuis des années, en questionnant la notion d’intérêt général, les problèmes liés de la multiplication des lignes LGV en France. Julien Milanesi note notamment que « L’observation a malheureusement l’allure de l’évidence, mais plus on est riche et plus on voyage ». Il étaye son analyse par des chiffres de fréquentation montrant finalement que « l’investissement public dans de nouvelles lignes à grande vitesse n’est pas socialement neutre ». Puisque la vitesse profite aux plus aisés, investir dans cette dernière se fait donc au détriment des plus défavorisés. Que penser alors d’un potentiel nouvel investissement dans des lignes qui seront probablement encore plus élitistes ? Aujourd’hui les lignes à grande vitesse existantes profitent statistiquement plus à ceux qui peuvent se permettre de partir en vacances régulièrement ou à ceux qui peuvent se permettre d’habiter à Bordeaux pour travailler à Paris. Le risque est donc de développer un transport fondamentalement inégalitaire sous couvert de révolution du monde des transports. Même le député de la majorité Cédric Villani, dans un rapport daté de 2018, craint que ce nouveau mode de transport crée un « système de transports à deux vitesses […] où les plus rapides sont réservés aux plus riches ». Mais le député LREM conclu son rapport en annonçant que « La France […] doit veiller à développer ses capacités de R&D et d’innovation, publique comme privée, dans ce secteur dont les enjeux de propriété intellectuelle peuvent être importants ». Concurrence internationale oblige, si nous ne développons pas cette technologie, nos voisins le feront à notre place. Les craintes autours de possibles conséquences sociales néfastes sont vite balayées face aux opportunités de croissance.

Pourtant, développer un transport élitiste n’est pas le seul problème. Relier les métropoles ne sera pas sans conséquences pour les territoires ruraux exclus de ces avancées techniques. Si les TGV peuvent utiliser les petites gares, les projets Hyperloop souhaitent relier les grandes villes en oubliant totalement les périphéries. Pour établir à nouveau une comparaison avec les LGV, Milanesi montre que la croissance et le dynamisme économique promis aux collectivités investissant dans le développement de ces lignes se construit au détriment des autres territoires. L’activité promise ne se crée pas avec l’arrivée d’une LGV, elle se déplace plutôt des périphéries vers les centres urbains. La fracture territoriale existante risque donc encore de s’alourdir. « Vouloir relier deux grandes villes au détriment des transports de proximité, c’est tuer les villes moyennes », affirment les élus écologistes.

https://en.wikipedia.org/wiki/N700_Series_Shinkansen#/media/File:Line_scan_photo_of_Shinkansen_N700A_Series_Set_G13_in_2017,_car_02.png
The Shinkansen N700A Series Set G13 high speed train travelling at approximately 300 km/h through Himeji Station © Dllu

Mais la nécessaire évolution de nos modes de déplacement vers des moyens de transport propres ne justifie-t-elle pas les problèmes évoqués jusqu’à présent ? Car c’est la grande promesse des Hyperloop : « Faster, Cheaper, Cleaner » ; un train « très très propre ». Cette technologie se trouve en fait dans une sorte de flou permanent, que ses promoteurs entretiennent largement. Elle serait un nouveau moyen de transport entre le train et le métro, avec, grâce à sa vitesse, l’objectif de remplacer l’avion, moyen de transport le plus coûteux en émissions.

Le premier problème se situe dès le début, au niveau de ce flou. Hyperloop veut établir un report modal des usagers de l’avion, mais aussi de ceux du train voulant se déplacer plus vite, tout en développant une technologie à faible capacité d’accueil, ne pouvant évidemment pas traverser les Océans. Il paraît donc étonnant de penser qu’elle pourra un jour, même déployée à son maximum, supplanter l’aéronautique. D’autant que l’aéronautique reste un secteur industriel majeur qui trouvera les moyens de se distinguer pour survivre, par exemple en développant de nouveaux avions supersoniques extrêmement polluants. Hyperloop risque donc de créer un nouveau besoin, un nouveau marché, de nouveaux débouchés, de nouvelles possibilités de croissance ; mais ne sauvera pas la planète. Au contraire, cette technologie semble avoir un impact très négatif sur notre environnement.

On imagine le coût écologique entraîné par le va-et-vient de tous ces camions, coulant le béton tous les 25 mètres pour construire les pylônes nécessaires à la création des lignes .

Les promesses initiales sont tout de même à prendre en compte. Des panneaux solaires pourraient être installés sur les tubes pour permettre une autosuffisance relative, voire un excédent de production électrique. Un moyen de transport autosuffisant semble effectivement très intéressant écologiquement. D’autant que la pollution sonore sera inexistante grâce aux tubes, qui permettent aussi d’éviter les accidents, notamment avec les animaux traversant les voies. Mais se pose à nouveau le problème fondamental de la construction des infrastructures. Nous l’avons évoqué, la nécessaire linéarité des voies risque de conduire à des coûts financiers astronomiques, qui se transformeront en coûts environnementaux. Ce transport écologique en ligne droite devra, pour atteindre les vitesses espérées, fendre les montagnes, traverser des zones protégées, déboiser des forêts, passer au dessus des exploitations agricoles… Et même si TransPod affirme que pour la ligne Le Havre-Paris « les agriculteurs pourront cultiver leurs champs sous les lignes », on imagine aisément les expropriations nécessaires, les destructions d’espaces naturels, et surtout, le coût écologique entraîné par le va-et-vient de tous ces camions, coulant le béton tous les 25 mètres pour construire les pylônes nécessaires à la création des lignes.

Le doute s’installe donc quand à l’utilité économique, sociale et environnementale d’une telle innovation révolutionnaire et disruptive. Greenwashing ou réelle volonté d’apporter un renouveau écologique au monde du transport, largement responsable d’une part importante des émissions ? Le doute s’installe à nouveau lorsque l’on sait que parmi les principaux intéressés par le déploiement de cette technologie se trouve Amazon, grand défenseur s’il en est de la cause écologique, qui aimerait livrer ses colis toujours plus rapidement.

Cette histoire montre en tout cas comment, toujours aujourd’hui, face au désastre environnemental annoncé, notre système économique favorise l’innovation, source de croissance, plutôt que la recherche de solutions réelles. Un mode de transport autosuffisant semble être une bonne idée, mais comme le disent les élus écologistes de la Nouvelle Aquitaine : « Sans faire beaucoup de calculs, si on couvrait la voie SNCF d’un nombre suffisant de panneaux photovoltaïques, on pourrait arriver aux mêmes résultats. »

 

« La libéralisation des transports accentue le désastre environnemental » – Entretien avec Laurent Kestel

Laurent Kestel
Laurent Kestel

Un an après le nouveau pacte ferroviaire qui actait la fin du statut de cheminots pour les nouveaux embauchés de la SNCF et la poursuite de la logique d’ouverture à la concurrence, le transport français poursuit sa libéralisation. Nous avons interrogé Laurent Kestel, docteur en science politique et auteur de “En marche forcée. Une chronique de la libéralisation des transports : SNCF, cars Macron et quelques autres” publié aux éditions Raisons d’agir. Entretien réalisé par Antoine Pyra.


LVSL – Lors du Pacte ferroviaire du gouvernement Macron, comme lors des précédentes réformes ferroviaires, la question du statut des cheminots a été l’un des principaux angles d’attaque de la SNCF. D’une part, on reproche à ce statut d’être injuste et de favoriser de manière excessive les cheminots comparativement au reste de la population française, et d’autre part on accuse aussi ce statut d’être en grande partie responsable de l’endettement de la SNCF. La situation des cheminots est-elle si enviable que cela, et sont-ils responsables de l’endettement de la SNCF ?

Laurent Kestel – Cet angle d’attaque, on pouvait s’y attendre. Médias et politiques au pouvoir, de droite comme de gauche, ont depuis longtemps pointé les cheminots et leurs prétendus privilèges comme responsables du désormais célèbre « fardeau de la dette », ceci en vue de travailler l’opinion publique et de légitimer les réformes impulsées par l’Union européenne : fin du monopole public et ouverture à la concurrence. Sauf que dans les faits, ce poids supposé du statut de cheminot dans la dette, il n’en est rien. La dette – 47 milliards d’euros l’an dernier – relève avant tout de deux choses : le financement des infrastructures nouvelles, telles que les lignes à grande vitesse et la rénovation du réseau, dont le coût est d’autant plus élevé que l’État a sous-investi chroniquement sur l’entretien. Le statut n’est pas non plus à l’évidence un obstacle à la « performance économique » de la SNCF : ses substantiels bénéfices en 2017 – plus de 1,3 milliards d’euros – et le dividende record – 537 millions – qu’elle va verser en 2019 en attestent. L’argument politique est d’autant plus absurde qu’au cours de la dernière décennie, la dette a pratiquement augmenté de 20 milliards pendant que la direction de l’entreprise supprimait concomitamment près de 20 000 emplois.

« Si l’on parle encore de « La SNCF », l’entreprise actuelle n’a que peu à voir avec l’esprit qui a concouru à sa création et à son développement »

Par ailleurs, et à la méconnaissance générale de l’opinion publique, les cheminots subissent de plein fouet depuis de nombreuses années la profonde transformation néolibérale de l’entreprise, à commencer par son démantèlement. Si on parle encore de « la SNCF », l’entreprise actuelle n’a en effet que peu à voir avec l’esprit qui a concouru à sa création et son développement. Les orientations de l’Union européenne –validées par les gouvernements nationaux au demeurant – ont largement essaimé et « la SNCF » a été en réalité largement démembrée : séparation de l’exploitation et de l’infrastructure en 1997 et cloisonnement progressif de chaque activité (Fret, TGV, Intercités, TER, Transilien) ont profondément bouleversé l’environnement de travail des cheminots. En outre, ce cloisonnement les ont privés de la vision d’ensemble du métier qui prévalait jusqu’alors. De la même manière, la relation d’interdépendance entre les différentes activités évolue dans le sens d’une relation marchande et contractuelle. Mais c’est aussi la nature du travail qui change radicalement. La conscience professionnelle ancrée dans la culture du service public est profondément remise en cause par les objectifs de rentabilité, d’efficience, de productivité. Les réductions d’effectifs se traduisent par une intensification de la charge de travail qui a des répercussions immédiates et importantes sur les voyageurs. La disparition des guichets dans les gares et l’allongement souvent considérable des files d’attente aux guichets en sont des exemples parlants.

Les années à venir verront une accentuation de cette logique. Les cheminots seront les premiers concernés. Guillaume Pepy l’a récemment annoncé en indiquant vouloir tout remettre à plat, à la fois la réglementation du travail, son organisation par l’accroissement de la polyvalence et la poursuite de la suppression d’effectifs. Autant d’éléments qui vont certainement contribuer à dégrader davantage les conditions de travail et la santé des cheminots. En 2017, la SNCF a comptabilisé plus de 1200 démissions, départs volontaires ou ruptures conventionnelles. C’est le signe d’un malaise parmi les cheminots. Le sujet est du reste d’autant plus prégnant que les quatre organisations représentatives (CGT, UNSA, SUD, CFDT) alertent la direction depuis plusieurs années sur la montée des risques psychosociaux. Médiapart a récemment avancé le chiffre de 57 suicides à la SNCF. S’il est exact, le taux de suicide à la SNCF serait donc environ deux fois et demi supérieur à la moyenne nationale (14,9 pour 100 000 habitants). Signe peut-être que la situation des cheminots n’est pas forcément celle qu’on leur prête.

LVSL – L’ouverture à la concurrence nous est présentée comme permettant d’améliorer le service ferroviaire auprès des usagers tout en diminuant les coûts. Est-ce que vous pensez que c’est ce qui va vraiment se passer, et pourquoi ?

LK – Les exemples existants nous enseignent que ce ne sera certainement pas le cas. En l’occurrence, même en France, la concurrence existe bien sur certains secteurs, et c’est un euphémisme d’affirmer que ce n’est pas concluant. C’est le cas du fret depuis 2007 et des lignes internationales depuis 2009. Dans le fret, la concurrence n’a permis ni de mettre un seul wagon de marchandises sur les rails, ni d’endiguer le déclin du secteur : entre 2007 et 2018, la part du rail dans le transport de marchandises s’est écroulée de 16% à moins de 10%… Et le bilan ne s’arrête pas là : sur la période, d’une part, les effectifs de Fret SNCF ont été divisés par deux ; d’autre part, la plupart des compagnies privées sont déficitaires et la première d’entre elles, Euro Cargo Rail, filiale de la Deutsche Bahn, a supprimé 10% de ses effectifs en 2017.

« La concurrence existe bien sur certains secteurs et c’est un euphémisme d’affirmer que ce n’est pas concluant »

Dans le secteur des lignes internationales à grande vitesse, la stratégie d’alliance de la SNCF avec d’autres entreprises pour créer les trains Thalys, Eurostar ou encore Lyria, fait que la concurrence est inexistante. Quant à l’opérateur italien Thello, qui exploite la liaison de nuit Paris-Venise, il ne cesse d’accumuler les pertes depuis 2011, malgré une politique zélée de réduction des coûts : à titre d’exemple, les personnels de bord ont été pendant plusieurs années des salariés d’une filiale de la Lufthansa, travaillant sous la convention collective de la restauration et de l’hôtellerie…

“En marche forcée”, livre de Laurent Kestel

Chez nos voisins européens, il est également difficile de parler de « succès » de la concurrence. La libéralisation du rail britannique au milieu des années 1980 a conduit au désastre. Elle a non seulement été la cause directe de la dégradation du réseau et de plusieurs catastrophes ferroviaires, provoquant d’ailleurs sa renationalisation, mais elle s’est aussi traduite par des hausses de prix vertigineuses, faisant des trains britanniques les plus chers d’Europe. En mai 2018, la faillite de l’entreprise Virgin Trains East Coast a contraint le gouvernement conservateur de Theresa May à annoncer la renationalisation de la ligne. En Italie, elle a eu pour effet de créer deux réseaux bien distincts : celui des TGV et celui des trains du

quotidien. Délaissé par la puissance publique, le réseau secondaire a connu huit accidents ou catastrophes ferroviaires depuis 2001. Quant au « modèle allemand », cher à tant de commentateurs français, son exemplarité reste encore à démontrer : sur le seul critère de la régularité des trains, les usagers sont perdants puisqu’elle y est plus faible qu’en France (77% contre plus de 85% pour la SNCF en 2017).

Pour les usagers, justement, l’ouverture à la concurrence annoncée des trains régionaux en France risque fort de se traduire par un unique changement de logo sur les trains. Car, pour le reste, le matériel roulant restera le même, puisqu’il est propriété de la région, et qu’il empruntera lui aussi un réseau secondaire que l’on sait en mauvais état. Cette libéralisation sera donc surtout profitable pour les nouveaux opérateurs – et peut-être plus encore pour les compagnies d’autocars, puisque le rapport Spinetta préconisait, au nom de l’efficacité, de fermer 56 lignes et 120 gares… Pour les plus chanceux qui disposeront encore d’une liaison ferroviaire dans les années à venir, cela pourrait aussi se traduire par une augmentation sensible des prix, en particulier si les régions disposent de moins en moins de moyens pour financer l’activité. La « diminution des coûts » qu’on nous assène se réalisera donc avant tout aux dépens des travailleurs du rail, qui verront immanquablement la logique de cette concurrence se traduire non seulement par du moins-disant social, mais aussi par la course à la polyvalence et à la sous-traitance déjà largement initiée par l’entreprise publique. Un peu difficile, donc, d’y voir l’affaire du siècle.

LVSL – La politique de libéralisation des transports ne touche pas que le ferroviaire : ainsi, le ministre de l’économie Macron avait déjà mis en plus une libéralisation des cars, présentée comme permettant aux plus pauvres de se déplacer à moindre coût. Est-ce vraiment le cas ? Et est-ce que les cars Macron ne posent pas d’autres problèmes sociaux ?

LK – La libéralisation des autocars s’inscrit dans le droit fil de la concurrence généralisée des différents modes de transports, inscrite dès le traité de Rome en 1957. Pour « vendre » cette mesure, Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie du gouvernement de Manuel Valls, avait déclaré qu’elle allait aider les « plus modestes, les plus humbles, les plus fragiles » à se déplacer. En réalité, cette mesure a surtout aggravé les inégalités sociales d’accès aux transports en faisant des cars le mode de transport « des gens qui ne sont rien », pour reprendre sa formule désormais célèbre. En laissant libre cours aux mécanismes du marché, Macron et la majorité socialiste d’alors ont ajouté une pierre de plus au démantèlement du service public. Au point de retomber aujourd’hui dans les mêmes problématiques que celles du XIXe siècle, à savoir des transports différenciés selon les classes sociales qui se distinguent à la fois par la classe de confort et les temps de parcours. Plus l’on est pauvre, plus le temps de trajet s’allongera et plus le confort sera spartiate.

Les cars Macron et leurs logiques n’ont pas seulement favorisé une régression pour les voyageurs ; ils ont aussi favorisé un mouvement de régression sociale du secteur. Pour comprendre cela, il faut avoir en tête l’évolution du marché, en particulier sa forte concentration en cours. En moins de deux ans, deux entreprises (Starshipper et Mégabus) ont fait faillite. La filiale de la SNCF, Ouibus, a été portée à bout de bras par la maison-mère qui y a laissé plus de 200 millions d’euros. La SNCF a récemment décidé de céder Ouibus à Blablacar. De son côté, le groupe Transdev a décidé de vendre ses deux entreprises que sont Eurolines et Isilines à Flixbus. Si toutes ces opérations aboutissent, le secteur se trouverait donc en situation de duopole. Le succès de Flixbus, en Allemagne comme en France, tient avant tout à l’élimination de toute concurrence par des politiques tarifaires agressives en-dessous des prix du marché et au fait d’avoir imposé dans le secteur le « modèle Uber » : l’entreprise ne possède en propre ni car, ni chauffeur – qui relèvent de sous-traitants –, mais organise et contrôle le service (vente, marketing, etc.). Les cars Macron sont, au final, un condensé ce qui se passe de façon plus générale dans les transports, à savoir la transformation des grands groupes en « organisateurs de mobilité » et en « distributeurs », charge aux sous-traitants de répercuter sur leurs salariés les décisions de fermer des liaisons ou de réduire les fréquences. Avec la multiplication du nombre de ses filiales (plus de 1000) et le développement de la sous-traitance, la SNCF en prend clairement le chemin.

LVSL – L’actualité, avec le mouvement des gilets jaunes, pousse la classe politique et les citoyens à réfléchir sur l’articulation entre l’écologie et le social. Pouvez-vous nous en dire plus sur les conséquences environnementales de l’actuelle libéralisation des transports ? Et sur l’accès au train pour les usagers ?

LK – Elles sont massives. La part des émissions totales de gaz à effet de serre (GES) générée par les transports n’a fait que croître depuis 1990, passant de 21,7% à 29,5% en 2018. Le transport est de loin le premier secteur émetteur de GES et ces émissions proviennent presque exclusivement du transport routier (95%). Ce résultat n’est pas le fruit du hasard : la France a été l’une des pionnières en matière de déréglementation du transport routier de marchandises, si bien qu’aujourd’hui, 90% des marchandises transitent par la route. Le fret a purement et simplement été liquidé par les politiques nationales et par la SNCF qui a surtout misé sur sa filiale Geodis. Cette politique a des conséquences en matière de santé publique qui sont aujourd’hui bien connues et documentées. Les études de l’Agence santé publique France (SPF) évaluent à 48 000 le nombre de décès prématurés liés à cette pollution atmosphérique en moyenne par an. Et il faut bien sûr ne pas oublier d’y ajouter l’accidentologie liée au trafic routier.

« Le fret a purement et simplement été liquidé par les politiques nationales et par la SNCF »

Quand il n’est pas relégué au rang de communication politique, l’environnement est souvent traité sous une forme dépolitisée, centré sur la « moralisation » des individus. En clair, il faudrait avant tout « changer nos comportements », « adopter des réflexes vertueux de mobilité », ce qui présente l’avantage incontestable de cibler la responsabilité individuelle et de passer sous silence les déterminants collectifs, au premier rang desquels les structures économiques mondialisées. Et l’essentiel de ce qui a été fait n’a fait qu’accroître le problème : les cars Macron remettent davantage de circulation sur les routes, contribuant ainsi à l’augmentation de la pollution, et la métropolisation des territoires conduit à réduire les dessertes ferroviaires. Les habitants des villes moyennes et des zones peu denses seront de moins en moins desservis par le train – on le voit déjà avec la fermeture de lignes régionales, de liaisons Intercités, ou encore avec la volonté de la SNCF de réduire certaines dessertes TGV, dans les Hauts-de-France notamment. C’est d’une certaine manière ce que révèle aussi le mouvement des gilets jaunes – même s’il révèle bien plus que cela – : des pans entiers de la population n’ont finalement que très peu accès aux transports publics et sont très dépendants de leur voiture. Ils sont donc les plus exposés aux hausses de taxe sur le carburant, que l’on a vendues sous couvert de transition écologique, alors qu’elles devaient essentiellement servir à financer le CICE.

LVSL – Selon vous, qu’est-ce que serait une bonne politique de transports publics ?

LK – Je n’ai évidemment pas la prétention de dire quelle serait la « bonne » politique en matière de transports. Considérant que le libéralisme est l’extension du domaine de la régression pour les voyageurs et les travailleurs du secteur, on pourrait imaginer une alternative aux politiques mises en place depuis 30 ans qui aurait pour objectif de lutter contre le réchauffement climatique par un service public de transport universel.

Il faudrait certainement réinventer le service public de transports : lutter contre les inégalités sociales d’accès aux modes de transport et donc offrir au plus grand nombre, et tout particulièrement dans les territoires mal desservis en transport en commun, une offre régulière et abordable. La question de la gratuité des transports urbains est de plus en plus souvent évoquée, pourquoi ne pas l’étendre au-delà ? Le train est un instrument essentiel d’aménagement du territoire et de lutte contre le réchauffement climatique. C’est, de loin, le mode de transport de masse le moins polluant. Or au niveau de l’État et de la SNCF, le prisme du tout-TGV a profondément fragilisé l’ensemble du système. Il a aussi éclipsé les autres solutions possibles et surtout instillé l’idée que seul le TGV était un marqueur de modernité pour les territoires, ce qu’il est désormais très difficile de remettre en question dans les esprits. À rebours des politiques menées qui marquent le retrait progressif de la puissance publique, il faudrait probablement engager une action d’ampleur équivalente à celle du plan Freycinet de 1879 qui avait abouti à doter d’une desserte ferroviaire chaque sous-préfecture de la République. Sans action claire des politiques en faveur du service public ferroviaire, le désastre environnemental et les inégalités sociales d’accès aux transports se poursuivront imperturbablement.

La SNCF gangrenée par la sous-traitance et la privatisation

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Les grèves du printemps dernier n’y ont rien changé : le gouvernement persiste à garder le cap en matière de politique ferroviaire. Pour la première fois depuis la nationalisation de la SNCF, l’Etat va imposer la concurrence du transport de personnes sur deux lignes Intercités en 2022. Mais la compagnie est d’ores et déjà vendue par pièces aux entreprises privées au travers de la sous-traitance, un phénomène qui s’accélère alors que le nombre de cheminots chute toujours. La SNCF sera-elle la future icône de la déstructuration du service public, au nom de l’injonction à la privatisation ?


Une inquiétante vague de privatisation

Les cheminots ne portent pas de gilets jaunes. Ce 18 janvier, devant l’entrée du siège de l’infrapôle SNCF de Limoges, en Haute Vienne, ils ont revêtu leurs vestes réfléchissantes orange, la tenue de travail des employés « à la voie », le long des rails. Ils veulent voir le directeur, lui demander des comptes, mais le directeur se dérobe. Alors ils s’installent sur le rond-point voisin, sortent les fumigènes, allument la sono du syndicat.

« Je ne veux pas que le privé vienne me prendre mon boulot », explique Max aux journalistes du Populaire du Centre. Il est venu de la Creuse voisine, où il travaille à l’entretien des voies, pour rejoindre le rassemblement des cheminots. « La direction se prépare à externaliser toutes nos missions », explique un peu plus loin Philippe Blanchon, un vieux militant de la CGT, au quotidien local. « D’ici 2020, 100% des investissements et de 25 à 30% de la maintenance iront au privé. Le tout encadré dans un premier temps par des cheminots », poursuit-il.

Il n’y a pas que le travail de Max, à Guéret, dans la Creuse, ou bien celui de Philippe, en Haute-Vienne, qui peuvent partir aux mains du secteur privé. La privatisation insidieuse des missions des cheminots est un phénomène national. En 2016, la sous-traitance s’élevait à trois milliards d’euros. Une hausse spectaculaire de 67% par rapport à 2011, et qui devrait progresser de l’ordre de 27% d’ici à 2020. A chaque fois que les gouvernements successifs annoncent des investissements sur le rail, c’est un jackpot pour les entreprises privées.

« Même pour des missions de maintenance courante il y a des appels d’offre »

« La sous-traitance a toujours existé pour la SNCF Réseaux », témoigne Guy Zima, responsable régional de la CGT cheminots en Bourgogne-Franche-Comté. « Mais avant, c’était pour des chantiers très spécifiques, pour des choses qu’on ne savait pas faire », poursuit-il. Les travaux d’ampleur par exemple, nécessitaient le recours à des grandes entreprises du BTP.

Aujourd’hui, la sous-traitance s’est étendue, partant des grands chantiers ou des secteurs d’activité restreints pour désormais toucher le cœur de métier des cheminots. « Maintenant, même pour des missions de maintenance courante il y a des appels d’offre », déplore le syndicaliste.

De la conception des pièces à leur entretien, en passant par leur fabrication et leur pose, tout est désormais susceptible d’être l’objet d’un appel d’offre, « sauf quelques missions de sécurité », précise le cégétiste. « On a même des cheminots qui ont été formés à l’extérieur de la SNCF sur des métiers du ferroviaire », illustre-t-il.

La nouvelle stratégie de délégation de la SNCF

Les chiffres sont éloquents : l’entreprise publique a réduit ses effectifs pour les remplacer par des entreprises privées sous-traitantes. Ainsi, entre 2006 et 2016, le nombre d’agents disponibles est passé de 164 404 à 146 623. Une baisse presque ininterrompue de 10% en dix ans. Les premiers touchés sont les agents d’exécution. Entre 2011 et 2016, leur nombre a diminué de plus de 10% lui aussi, alors que dans le même temps, la population des cadres augmentait dans les mêmes proportions.

« On a moins d’équipes structurées pour des tâches de maintenance », constate ainsi Guy Zima. « Il y a sept ou huit ans, on avait deux équipes spécialisées pour les interventions sur les voies à Dijon, de vingt personnes chacune. Elles pouvaient intervenir à n’importe quel moment, pour remplacer par exemple des traverses de rail. Aujourd’hui, elles ont complètement disparu, et ont été dispatchées dans différents endroits », explique-t-il.

L'érosion des effectifs de la SNCF © Yves Souben
L’érosion des effectifs de la SNCF © Yves Souben

Les cheminots, désormais, surveillent l’état des voies, au sein d’équipes plus réduites. Leurs anciens chantiers sont confiés au privé. « On ne peut plus faire de changement de pièces, ça nécessite trop de monde », illustre le responsable syndical.

Le phénomène n’est cependant pas si récent. « Mais il y a eu une bascule il y a trois ou quatre ans, à partir du moment où l’état du réseau nécessitait un investissement massif », explique Guy Zema. Pour réaliser ces chantiers d’ampleur promis par les différents gouvernements, la direction de la SNCF Réseaux, plutôt que d’embaucher de nouveaux salariés, préfère se tourner vers le privé.

« La SNCF est passée d’une stratégie de “faire” à une stratégie du “faire faire” », indique le responsable syndical. De la réalisation des chantiers, la mission des cheminots évolue vers un contrôle et une surveillance de chantiers externalisés. « A terme, on ne serait que les gestionnaires d’un patrimoine », résume le cégétiste.

Cette privatisation des missions cheminotes permet de chercher de l’innovation auprès d’entreprises privées, plutôt que de se reposer sur les ingénieur et les ouvriers de la SNCF

Pour la SNCF, en plus de combler la baisse de ses effectifs, cette privatisation des missions cheminotes permet de chercher de l’innovation auprès d’entreprises privées, plutôt que de se reposer sur ses ingénieurs et ses propres ouvriers, dont les marges de manœuvre pour proposer de nouvelles façons de travailler se sont considérablement réduites. « On a maintenant une automatisation du serrage des attaches, la SNCF a racheté une société néerlandaise pour avoir la technologie, et c’est donc une filiale dont elle est propriétaire qui fait ce travail », illustre Guy Zema. Cependant, il s’inquiète : « Il y a un risque de dépendance technologique, on n’est plus dans le marché, on ne maîtrise plus les coûts ».

Vinci, Bouygues et Eiffage : le tiercé gagnant de la privatisation

Les entreprises du secteur privé sont les principales bénéficiaires de cette évolution. « Il y a toute une économie qui se développe autour de la SNCF », explique le responsable syndical. Ainsi, à Montceau-les-Mines, les entreprises du rail se sont regroupées en un réseau. Sous le nom de “Mecateam Cluster”, il regroupe 80 acteurs, avec des ateliers communs et notamment une halle de maintenance pour les engins du ferroviaire. Ces 12 hectares, financés pour une bonne partie par l’Etat et les collectivités locales, sont mis au service d’entreprises privées uniquement, pour l’instant. Mais, la SNCF pourrait en venir à l’utiliser, confiait son directeur à France 3 Bourgogne, en mai 2018.

« C’est une volonté qui a été amorcée par les deux présidents successifs de la SNCF Réseaux, qui veulent créer un géant français, avec tout un système économique autour du réseau », analyse Guy Zema. Mais dans ce tissu d’entreprises, toutes ne sont pas égales, et les noms des principaux bénéficiaires de cette privatisation croissante des missions des cheminots sont bien connus. Trois grands groupes du BTP se partagent 70% de l’activité : Vinci, Bouygues, et Eiffage.

Maître d’œuvre de ces chantiers, la SNCF ne fait pourtant pas d’économies en déléguant ces missions au privé. La CGT évalue ainsi à 10% le surcoût causé par la sous-traitance à la compagnie ferroviaire.

Les grands groupes se servent, tandis que les employés récoltent les pots cassés. « Des travaux non finis, des malfaçons, ça j’en ai vu », témoigne Guy Zema. Le cheminot bourguignon a de nombreux exemples pour l’illustrer : « Il y a des pièces qui devaient être montées graissées, elles sont montées à sec », raconte-t-il. Les cheminots, alors, repassent derrière pour corriger les travaux, voire les finir. « On se retrouve à remettre à niveau des équipements qui sont pourtant neufs », témoigne Jérôme Joannic. Lui est responsable à la CGT cheminots à Rennes. Il explique : « Avec les appels d’offres faits par la SNCF, c’est le moins disant qui l’importe à chaque fois ». Résultat, les entreprises réalisent leurs marges en faisant des économies dès que possible. « Les gens ne sont pas assez payés, pas assez formés. Pour les entreprises privées qui se contentent d’interventions ponctuelles, le rendement est supérieur à la qualité », explique le cheminot breton.

La SNCF ne fait pourtant pas d’économies en déléguant ces missions au privé. La CGT évalue ainsi à 10% le surcoût causé par la sous-traitance à la compagnie ferroviaire.

Mais avec ce travail éparpillé entre de nombreuses entreprises, la tâche des cheminots devient de plus en plus complexe. « Les gars doivent courir derrière les entreprises pour vérifier les dossiers de sécurité », explique-t-il. Une perte de temps, d’autant plus que plusieurs entreprises peuvent intervenir sur un même secteur. Or, chacune de ces entreprises a ses propres façons de travailler. « Quand on a un souci sur une installation, on appelle les employés de la SNCF, qui n’ont parfois jamais vu les installations, puisqu’ils ne les ont pas eues en charge », continue le syndicaliste.

Progressivement, ces cheminots ne perdent plus seulement leurs missions, ils perdent aussi les connaissances qui y étaient associées. « Ce sont des métiers très techniques, si on ne les pratique pas, on est moins performants », explique Guy Zema. Pour les ouvriers qui viennent travailler sur les rails, cette sous-traitance a aussi des conséquences. Les salaires sont ainsi moins élevés, puisque ce n’est plus la convention collective des cheminots qui s’applique, mais celle du BTP, plus restrictive. Mais cette mise en concurrence des salariés et des normes sociales se fait aussi sur la sécurisation des chantiers. « Le statut de cheminot nous donnait le pouvoir de dire non directement quand les conditions de sécurité n’étaient pas respectées, sans risquer de sanction disciplinaire. Ce n’est pas possible dans le secteur privé », précise le cégétiste.

Avec de telles conditions de travail, le pire n’est parfois évité que de justesse. « J’ai déjà évité un mort », témoigne Jérôme Joannic. Au milieu des travaux de rénovation de la gare de Rennes, le salarié d’une entreprise privée travaillait au milieu des câbles électriques, sur un quai, seul. « Il avait la tête dans le trou, dos à la voie, et la plaque qui permettait d’accéder aux câbles dépassait du bord du quai », raconte le syndicaliste. Dans de tels cas, les règles de travail des cheminots imposent un annonceur pour surveiller la venue des trains. « Là, il y avait un TGV qui arrivait. Il aurait pu mourir, et la plaque aurait pu voltiger. On est arrivés de manière fortuite, on l’a tiré à temps de son trou et on a tout remis en place à temps. »

Trains en retards, surcoûts, accidents… Tous ces enchaînements, des prises de décisions à l’incident, ce sont les voyageurs du rail qui en paient le prix. Une politique du risque calculé, les marges des entreprises privées prenant le pas sur la sécurité. Et une politique qui débouche parfois sur le pire. Le 12 janvier 2013, un train déraille en gare de Brétigny-sur-Orge, et fait sept morts. A l’origine du drame, la trop faible maintenance des voies, conséquence de la chute des effectifs et de la sous-traitance forcenée de la compagnie ferroviaire.