Comment les « fonds vautours » dépècent les États surendettés

Citation extraite du livre de Benjamin Lemoine. © Joseph Edouard

Les difficultés financières du Sud global constituent une opportunité pour les « fonds vautours » pour empocher de très grosses plus-values. Leurs méthodes extrêmement agressives pour soumettre les États, judiciaires ou non, sont mêmes théorisées par un cabinet d’avocats new-yorkais. Dans son nouvel ouvrage Chasseurs d’États. Les fonds vautours et la loi de New York à l’assaut de la souveraineté (La Découverte), le sociologue Benjamin Lemoine plonge dans les arcanes de la finance et des cours de justice américaines pour décrypter les méthodes de ces rapaces de la finance… et les moyens de leur résister. Extrait.

Ils se vivent comme des « chasseurs ». Leurs proies sont les « souverains ». Ils sont avocats et ont pour clients la haute finance ou des firmes multinationales à qui des États doivent de l’argent, qu’il s’agisse d’une dette impayée, d’une indemnité obtenue à la suite d’un procès ou d’un recours en arbitrage [1]. L’un d’entre eux a rédigé le manuel du « bon » traqueur d’État, intitulé « À la poursuite des actifs protégés des débiteurs souverains ». Son auteur, Michael S. Kim, est spécialisé dans les disputes commerciales transnationales. Fondateur et principal associé du cabinet d’avocats new-yorkais Kobre & Kim LLP, diplômé de la faculté de droit de Harvard, cet ancien assistant au bureau du procureur général du district sud de New York (où il travaillait sur la criminalité en col blanc) met son expertise acquise au département de la Justice au service des entreprises et financiers qui cherchent à recouvrer leurs créances.

De redoutables « chasseurs d’États »

Les États souverains constituent pour ces chasseurs, qui s’en prennent aussi à des sociétés privées, l’espèce la plus redoutable des débiteurs, et les poursuivre relève d’« un affrontement avec des titans ». Pendant l’été 2005, les membres du cabinet Kobre & Kim se sont rendus dans le Connecticut, où ils ont passé une journée entière sur un champ de tir : « Nous nous occupons de litiges et de procès très agressifs ; nous préférons donc une activité qui s’accorde bien avec cette culture. Frapper une petite balle blanche sur les greens de golf ne nous convient pas vraiment », explique Kim à un journaliste du New York Times en 2005. Le stand de tir est devenu l’activité de prédilection pour les séminaires d’intégration de nombreuses entreprises new-yorkaises. Finies les parties de pêche et de softball. Les montants en jeu sont élevés, dépassant la plupart du temps la centaine de millions, parfois plusieurs milliards de dollars. Le lexique décrivant leur travail est militaire : on parle de « campagnes d’exécution ». Il s’agit, en mobilisant tous les leviers de pression imaginables, juridiques ou extra-juridiques, de contraindre les États à transiger. En effet, si le créancier a le droit pour lui, une décision de justice ou la sentence d’un tribunal d’arbitrage, aucune force ne contraint les États à payer. Dès lors, une armada est nécessaire pour transformer un bordereau de justice en liquidités. 

Depuis la fin des années 1990, le tableau de chasse mondial est fourni. Certains actifs saisis sont qualifiés de « trophées » en raison de leur valeur financière ou symbolique, matérialisant la punition et l’entrave infligées aux États. Un Falcon de la flotte du président de la République du Congo, Denis Sassou-Nguesso, attaché au sol dans un hangar de l’aéroport de Mérignac en Gironde. Une frégate argentine immobilisée au Ghana. Des huissiers de justice dépêchés pour tenter de saisir un satellite de l’État argentin ou pour bloquer un port commercial du Venezuela. Les comptes bancaires des ambassades gelés. La Federal Reserve de New York dans l’incapacité de transférer de l’argent depuis le compte de la Banque centrale d’Argentine pour honorer le paiement du gouvernement au Fonds monétaire international… 

Quand bien même ces saisies peuvent être levées dans certaines juridictions où elles sont entreprises, l’objectif a été atteint. Car ces raids légaux, délibérément spectaculaires, embarrassent, sinon humilient les États. Si les créanciers n’espèrent pas se rembourser intégralement par la saisie d’actifs, cette collecte provisoire finance leur procédure et, surtout, paralyse progressivement la cible. L’État débiteur voit peu à peu sa vie de souverain devenir impossible : ses partenaires commerciaux sont aussi visés et touchés, ses biens, ses transports sont placés sous surveillance et certains sont immobilisés. Tant que l’État pourchassé n’accepte pas de revenir à la table des négociations, avec eux en priorité, il éprouve de sérieuses difficultés à débourser son argent pour payer un autre créancier sans être menacé de confiscation. Jusqu’à ce qu’il craque. Tous les coups légaux sont permis pour mettre sous pression et étrangler financièrement le mauvais payeur et l’acculer au remboursement. En donnant libre cours à leur « instinct de chasseur », les créanciers finissent souvent par arracher le consentement de l’État débiteur à transiger et par en tirer profit. 

Depuis le début des années 2000, des centaines d’investisseurs étrangers ont poursuivi en justice plus de la moitié des États du monde.

Depuis le début des années 2000, des centaines d’investisseurs étrangers ont poursuivi en justice plus de la moitié des États du monde, fait des recours en arbitrage pour réclamer des dommages et intérêts liés à un large éventail d’actions gouvernementales – des réglementations en matière environnementale ou de santé publique – considérées comme une remise en cause de leurs investissements financiers (en juillet 2024, on recensait 1 332 cas de recours contre les États, ndlr). Mais les réclamations devant les tribunaux portent aussi sur des dettes non honorées. La probabilité qu’une crise de la dette s’accompagne d’une action en justice est passée de moins de 10 % dans les années 1980 à plus de 50 % ces dernières années.

Quand les États ne sont plus souverains face aux spéculateurs

Cette industrie du litige contre les États est dominée par un petit nombre de fonds spéculatifs, des hedge funds [2], qui sont entourés d’enquêteurs et d’informateurs très bien renseignés, officiels ou officieux – dont la fonction est de traquer les actifs de l’État endetté circulant dans le monde –, ainsi que de spécialistes en relations publiques – qui se démènent pour nuire à la réputation des mauvais payeurs et, a contrario, polir l’image de victime des financiers auprès des tribunaux et de l’opinion financière. Dans chaque opération commando, il s’agit de faire face à la souveraineté des États, c’est-à-dire d’affronter leur capacité à ne pas reconnaître des droits au remboursement, à ne pas se plier au jugement des tribunaux étrangers et à décider qu’une situation exceptionnelle – crise économique, sociale ou politique – justifie d’ignorer les promesses préalablement faites.

La plupart du temps, les détenteurs originaux des titres d’emprunt ou des indemnités arbitrales se sont délestés des créances ou du dossier et les ont revendus sur un marché de l’occasion, dit secondaire, découragés par le coût d’une procédure judiciaire de longue haleine ou éprouvant le besoin de nettoyer leur portefeuille. On le voit, la poursuite juridique est devenue financiarisée, transformant les litiges en supports d’investissement circulant sur un marché des affaires. Des consortiums réunissant financiers, avocats, spécialistes de l’information investissent dans des disputes et rachètent les créances « vacantes ». 

En Argentine, ces organisations financières sont devenues des ennemis publics : la présidente Cristina Kirchner comparait les fondos buitres, « fonds vautours », à des « terroristes financiers ». Si les hedge funds sont décrits comme des spéculateurs prospérant sur le cadavre des entreprises, des clubs de football ou des États au bord de la faillite, les milieux financiers parlent plus sobrement de « fonds procéduriers », d’activistes, spécialisés dans une classe d’investissements spécifique : la dette en détresse. La méthode est, a priori, simple et lucrative : mettre la main sur la créance d’un débiteur insolvable, revendue à bas prix, et le poursuivre par des moyens judiciaires et extrajudiciaires, par exemple via une campagne médiatique de dénigrement, jusqu’à l’astreindre au paiement et empocher le remboursement à un prix bien supérieur à celui de l’achat, auquel s’ajoutent les intérêts courus et les frais de justice. Si beaucoup se prétendent « chasseurs d’actifs souverains », peu ont un « historique de recouvrement » à faire valoir, me confie Kim. Les succès sont « extrêmement rares » : « Lorsque des clients (des investisseurs) engagent des avocats, presque personne ne demande : “Avez-vous déjà perçu des fonds ?”. » [3]

La méthode est simple et lucrative : mettre la main sur la créance d’un débiteur insolvable, revendue à bas prix, et le poursuivre par des moyens judiciaires et extrajudiciaires, jusqu’à empocher le remboursement à un prix bien supérieur à celui de l’achat.

En face, les gouvernants des États-nations débiteurs ne sont pas des victimes ingénues. Il est donc fondamental pour ces fonds vautours de dégainer vite et de frapper par surprise, pendant le procès, avant même que la décision soit rendue. Car, dans les trente jours qui suivent l’émission du jugement, l’adversaire aura réagi et peut-être déjà mis ses biens à l’abri des saisies. Face « à un débiteur souverain récalcitrant typique qui a déjà fait l’objet de nombreuses attaques et est assez avisé, ce n’est pas le moment de tergiverser en se demandant s’il va bientôt payer ». Les chasseurs le savent : « En général, un État dispose de ressources beaucoup plus importantes et d’un portefeuille plus garni que n’importe quelle entreprise, et peut employer des tactiques de mauvaise foi pour dissuader les créanciers de chercher à monnayer une indemnité. »

Et de fait, les États aussi savent s’équiper. Pour optimiser leur rapport au droit et minimiser leur exposition au risque de saisie, ils s’entourent d’avocats des grandes places financières du monde, New York ou Londres, et qui travaillent pour les cabinets les plus prestigieux – ce qu’on appelle le « cercle magique ». Dans le domaine du droit, les actifs d’État sont réputés les plus insaisissables parce que le souverain dispose de moyens d’esquive et de dissimulation atypiques : il peut faire valoir son immunité souveraine ou déplacer ces actifs dans des territoires échappant au droit commun commercial (comme à la Banque des règlements internationaux en Suisse). La proie souveraine ne se laisse pas prendre aisément.

Le « Sud global », une proie de choix

Mais l’énigme se complique car ce sont les États eux-mêmes qui, pour des raisons financières, renoncent souvent à nombre de ces protections spéciales. Afin de susciter la confiance des prêteurs mondiaux et d’accéder à un crédit moins onéreux, les services des États emprunteurs dont la confiance est la moins assise ont libellé leurs titres de dette en monnaie étrangère, la plupart du temps en dollar, et complété ce « péché originel », comme disent les économistes, sur le terrain du droit en plaçant leurs contrats sous l’égide du droit dominant, celui de l’État de New York. Ils ont ainsi écarté la référence à leur droit national, « suspendu » leur immunité souveraine et consenti à des clauses protégeant largement les créanciers. En échange d’un crédit plus avantageux, un taux d’intérêt plus faible, les départements du Trésor de ces pays se sont ainsi délibérément exposés à des risques juridiques et financiers. Dans la logique rationnelle du contrat, plus le souverain se laisse des marges d’action discrétionnaire en cas d’impossibilité de paiement, plus le créancier fera payer cher son prêt. Inversement, plus les efforts de sécurisation des créanciers privés sont importants, plus les facteurs de risque sont élevés pour les États.

Mais tous les débiteurs publics ne se sont pas soumis aux mêmes contraintes. L’inégalité entre pays occidentaux et pays du « Sud global » se décline dans le support même de l’emprunt : les souverains n’ont pas tous besoin d’émettre des contrats au sens strict pour lever de l’argent. Les États les plus centraux de l’architecture financière mondiale (les États-Unis, l’Allemagne, la France, etc.), forts de leur capital confiance, goûtent peu ce jeu de la rationalité contractuelle (et son cocktail de risques versus protections) et cet empiètement sur leur souveraineté pour obtenir des financements. Leurs emprunts, y compris auprès de créanciers étrangers, sont inscrits dans leurs droits administratifs, dans des lois, des arrêtés ministériels et des décrets domestiques : ce sont des actes d’État unilatéraux et incontestables, au sens où ils ont pour fonction d’éviter le couperet des tribunaux étrangers.

Au contraire, en fixant les obligations de l’État, en listant précisément les voies de recours possibles et impossibles en cas de défaut, et en étant éventuellement régi par une juridiction étrangère, le contrat d’emprunt est un outil de force pour le créancier privé et l’arme de l’État faible. Mais le droit peut constituer un instrument de contre-pouvoir dans ces terrains de la finance globale : à partir des années 1960, les États postcoloniaux du Sud global revendiquent un droit international « réellement universel », qui ne soit pas seulement la projection et prolongation des standards du droit coutumier favorables aux intérêts économiques des puissances européennes. 

Le système financier et monétaire mondial n’est donc pas plat, mais hiérarchique : certains souverains dominent le monde de la finance et semblent plus souverains que d’autres. À mesure que Wall Street est devenue la place financière incontournable du monde, les tribunaux de New York se sont imposés comme la chambre globale de règlement des litiges et de collecte des réclamations. La grande majorité des dettes en circulation, émises par des États émergents sous forme d’obligations, sont régies par le droit new-yorkais. Le tribunal du district sud de Manhattan, New York Southern District, le premier niveau hiérarchique de l’administration judiciaire étatsunienne (avant les tribunaux d’appel et la Cour suprême), est ainsi devenu un véritable centre de pouvoir global. La juridiction est qualifiée de « district souverain » pour souligner sa puissance et son autonomie relative vis-à-vis du pouvoir exécutif à Washington. Ce pouvoir juridique de la finance a façonné un terrain de jeux local et global pour les créanciers privés.

Notes :

Chasseurs d’États. Les fonds vautours et la loi de New York à l’assaut de la souveraineté, Benjamin Lemoin, La Découverte, 2024.

[1] Consenti par les États eux-mêmes dans le cadre des traités bilatéraux d’investissement et des accords de libre-échange, le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE) – Investor-State Dispute Settlement (ISDS) en anglais – est une voie de recours, alternative à la justice étatique, pour les investisseurs, qui leur permet de réclamer auprès des arbitres des indemnités compensatoires si l’utilisation par l’État de ses institutions pour promulguer des lois, enquêter sur des infractions présumées, retenir ou révoquer des licences, etc., remet en question, de façon non conforme aux traités, les promesses faites à un investisseur.

[2] Les hedge funds, contrairement à ce que suggère leur appellation littérale (fonds de couverture), sont des fonds d’investissement qui, profitant d’une faible réglementation, placent une part importante de leur portefeuille sur des actifs illiquides, complexes ou risqués – à la différence des fonds d’investissement (investisseurs institutionnels, compagnies d’assurances, fonds de pension) destinés au grand public. Peu transparents et souvent implantés dans les paradis fiscaux, ils cherchent la surperformance et utilisent massivement les techniques de spéculation sur l’évolution des marchés, à la baisse comme à la hausse (produits dérivés, vente à découvert et effet de levier). Autrefois petits groupes d’entrepreneurs, ils sont aujourd’hui, le plus souvent, de grandes institutions financières qui emploient des centaines de personnes.

[3] Quand je l’interroge sur son palmarès, Kim évoque trois dossiers au moins : Conoco Philipps c. Venezuela ; Chevron c. l’Équateur ; Elliot c. Corée (qui fait actuellement l’objet d’un appel).

Transition énergétique : quand les multinationales rançonnent les États

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Manifestation des Amis de la Terre à Londres pour la sortie du Traité sur la Charte de l’Energie en 2023. © Global Justice Now

Dès l’indépendance des anciennes colonies européennes, les grandes entreprises extractivistes ont mis en œuvre des mécanismes pour y préserver leurs intérêts économiques. Depuis quelques décennies, ce processus touche aussi les pays européens qui tentent de réaliser leur transition énergétique. Le cas du Traité sur la Charte de l’Énergie, dont l’Union Européenne vient de sortir, constitue ici un cas d’école. Par Nick Dearden, traduit par Piera Simon-Chaix et édité par William Bouchardon [1].

Alors que la lutte contre le changement climatique accuse un immense retard, un récent vote du Parlement Européen est venu apporter une petite lueur d’espoir. Le 24 avril dernier, celui-ci a en effet validé la sortie de l’Union européenne du traité sur la Charte de l’énergie (TCE), demandée par plusieurs pays-membres dont la France. Le Royaume-Uni pourrait bientôt suivre, le gouvernement conservateur ayant annoncé son futur retrait en février dernier.

Ce traité climaticide est un legs d’une autre époque. Sa rédaction remonte aux années 1990, à une période où il s’agissait de préserver les intérêts énergétiques occidentaux dans les pays de l’ex-Union soviétique. Le cœur de ce traité est un mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États, via un tribunal d’arbitrage privé. Celui-ci permet aux sociétés et aux investisseurs transnationaux de poursuivre des gouvernements qui imposeraient des modifications réglementaires susceptibles d’attenter à leurs profits.

Cela fait à présent plusieurs décennies que sont inscrites des clauses relatives au mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États dans les accords de commerce et d’investissement. Ces dispositions demandées par les magnats du pétrole et les financiers voient le jour dès les années 1950 : à mesure que les pays du Sud global se libéraient des jougs coloniaux et que des gouvernements issus des mouvements de libération nationale y prenaient le pouvoir, les dirigeants de grandes entreprises occidentales s’inquiétaient de la protection de leurs intérêts économiques.

La nationalisation du pétrole iranien en 1953 a marqué une rupture. Si les États-Unis et le Royaume-Uni ont alors organisé un coup d’État pour renverser le gouvernement iranien, il devenait évident que cette méthode n’était pas viable à long terme. Il valait mieux créer une série d’obligations juridiques. De fait, selon les mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États, si un gouvernement s’approprie les actifs d’une entreprise étrangère, celle-ci a la possibilité de contourner le système judiciaire national et de se tourner directement vers l’arbitrage international. Ainsi, avec ce système fonctionnant dans l’opacité la plus totale, sans véritable juge chargé de peser les différents intérêts, sans possibilité de faire appel et avec tout le poids du droit international pour faire appliquer les verdicts, les entreprises ont instauré leur propre système judiciaire unilatéral.

Avec ce système fonctionnant dans l’opacité la plus totale, sans véritable juge chargé de peser les différents intérêts, sans possibilité de faire appel et avec tout le poids du droit international pour faire appliquer les verdicts, les entreprises ont instauré leur propre système judiciaire unilatéral.

Dans les années 1990, alors que l’Union soviétique s’effondre, les opportunités offertes aux entreprises occidentales sont légion, mais les sociétés se refusent à courir le risque que de nouveaux gouvernements puissent remettre en cause leur business. Le traité sur la charte de l’énergie a alors été conçu pour supprimer ce risque et enclencher des réglementations durablement favorables aux entreprises. Ce que les pays occidentaux n’ont alors pas réalisé, c’est qu’ils allaient à leur tour devenir la proie de ces tribunaux d’arbitrage.

Après le Sud global, l’Occident pris pour cible

À l’orée des années 2000, les entreprises se sont rendu compte que la menace la plus criante n’émanait pas de gouvernements souhaitant nationaliser leurs plateformes pétrolières, mais plutôt de mesures pour le climat, considérées à travers l’Europe comme une nécessité de plus en plus criante. Les juristes ont alors travaillé sans relâche pour multiplier les affaires susceptibles de relever du TCE. 

Les procédures visant des pays souhaitant adopter des mesures environnementales ambitieuses et abandonner l’exploitation des énergies fossiles se sont rapidement multipliées. Des entreprises allemandes du secteur du charbon ont ainsi poursuivi les Pays-Bas, qui tentaient d’abandonner le charbon. La Slovénie a été poursuivie pour son interdiction de la fracturation hydraulique, une technique d’extraction du gaz de schiste désastreuse pour l’environnement et l’eau. Le Danemark fut quant à lui ciblé pour sa taxe sur les superprofits tirés du pétrole.

Et ce n’est pas tout : les entreprises n’engagent pas uniquement des poursuites pour récupérer l’argent déjà investi dans les projets. La plupart du temps, elles ont d’ailleurs déjà reçu des compensations pour les frais engagés. En réalité, les réclamations sont bien plus importantes et concernent des profits qu’elles auraient réalisés à l’avenir, et qui sont soi-disant perdus.

L’entreprise britannique Rockhopper a ainsi attaqué l’Italie lorsque des manifestations ont forcé le gouvernement à interdire l’exploitation pétrolière au niveau de la côte Adriatique, une zone que l’entreprise espérait exploiter. La compensation réclamée par Rockhopper s’est élevée à 350 millions de dollars, sept fois plus que l’investissement engagé pour la seule exploration, le gisement n’ayant jamais été mis en exploitation ! La société a par la suite annoncé qu’elle investissait dans un nouveau projet au large des îles Malouines, détenues par le Royaume-Uni. Ainsi, le traité sur la charte de l’énergie ne se contente pas de faire supporter le coût de l’action climatique du secteur privé au secteur public, il contribue activement à faire perdurer l’économie fossile.

Nombre de ces affaires s’apparentent à des tentatives de punition des gouvernements qui prennent des décisions en réaction à des manifestations et à des campagnes orchestrées contre des projets d’extraction impopulaires. Partout dans le monde, des affaires portées devant le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États visaient spécifiquement à reprocher aux gouvernements de ne pas avoir déployé suffisamment d’efforts pour réprimer les mouvements de protestation menaçant les intérêts de capitalistes étrangers. 

Les militants du monde entier ont alors réalisé l’obstacle à la souveraineté populaire posé par le traité sur la charte de l’énergie. Des personnalités politiques de toutes obédiences ont appris avec étonnement l’existence du traité sur la charte de l’énergie et se sont horrifiées de la manière dont celui-ci empiète si fondamentalement sur la souveraineté. Des campagnes d’information et l’interpellation des élus sont parvenus à convaincre des gouvernements très divers, allant de la coalition de gauche en Espagne au parti très droitier Droit et Justice en Pologne, de sortir de ce pacte sur l’énergie.

Le traité sur la charte de l’énergie ne se contente pas de faire supporter le coût de l’action climatique du secteur privé au secteur public, il contribue activement à faire perdurer l’économie fossile.

En 2023, neuf pays, dont l’Italie, la France, l’Allemagne et les Pays-Bas, ont tous annoncé leur retrait du TCE. Pour eux, celui-ci constitue désormais un danger évident et imminent face à la nécessité impérative de réorienter leur économie en réalisant la transition énergétique, puisqu’il y ajoute des obstacles juridiques et contribue à siphonner l’argent nécessaire à un processus déjà ardu.

Un problème demeure néanmoins. Le traité sur la charte de l’énergie comporte une « clause de survie » indiquant que des recours judiciaires peuvent être lancés jusqu’à vingt ans après le départ d’un Etat. Une frénétique activité diplomatique a commencé dans l’Union européenne (UE) pour tenter d’abroger cette clause. Finalement, les gouvernements des États-membres se sont dit qu’ils avaient intérêt à quitter le traité ensemble, de façon coordonnée, afin de signer ensuite un accord empêchant les différents qui pourraient les opposer, ce qui permet à minima de limiter les risques.

La particularité du cas britannique

Une fois sorti de l’UE, le Royaume-Uni s’est mis à voir les choses sous un jour nouveau. Sa classe politique y reste convaincue des vertus du marché et souhaite faire du Brexit une opportunité pour signer de nouveaux traités de libre-échange avec le reste du monde, bien que peu aient vraiment abouti. Le gouvernement conservateur a même probablement voulu profiter de la sortie de l’UE du traité pour devenir le dernier bastion de protection des investisseurs en Europe et ainsi attirer davantage d’investissements. En annonçant son intention de « maximiser » l’exploitation des réserves d’énergie fossile de la mer du Nord en accordant de nouveaux permis, le Premier ministre britannique Rishi Sunak tente clairement de provoquer une guerre culturelle contre la gauche qui réclame la fin progressive des champs pétro-gaziers. 

Quelle que soit sa détermination, la réalité finira par le rattraper. Depuis que Joe Biden est devenu le président des États-Unis, il est de plus en plus évident que le changement climatique appelle un plus grand interventionnisme de l’Etat dans l’économie. Une course est lancée entre les grandes puissances, abondée par l’argent public, en vue de construire les industries « vertes » de demain.

Sur ces questions, le Royaume-Uni est loin derrière. Alors qu’une partie du monde des affaires, majoritairement les entreprises d’énergies fossiles et une partie du secteur financier, soutient le traité sur la charte de l’énergie, une autre partie est en train de réaliser que le laissez-faire du gouvernement britannique risque de saper durablement leur compétitivité. Tandis que l’Union européenne commençait à sortir du traité sur la charte de l’énergie, les syndicats de l’industrie, une partie du monde des affaires et même quelques parlementaires conservateurs ont commencé à s’inquiéter à l’idée que le Royaume-Uni puisse se trouver confronté à des obstacles plus importants que ses voisins européens pour effectuer sa transition écologique. Des tensions ont commencé à se faire sentir au sein du gouvernement et son approche est graduellement passée d’un soutien inconditionnel (en 2023) à la reconnaissance que les coûts encourus à demeurer signataire du traité étaient tout simplement trop élevés (en février dernier).

Alors qu’une partie du monde des affaires, majoritairement les entreprises d’énergies fossiles et une partie du secteur financier, soutient le traité sur la charte de l’énergie, une autre partie est en train de réaliser que le laissez-faire du gouvernement britannique risque de saper durablement leur compétitivité.

Si le revirement du gouvernement doit beaucoup aux pressions du monde des affaires, cela ne remet aucunement en cause le rôle central joué par les pressions militantes. Ainsi, c’est uniquement grâce aux actions menées durant des dizaines d’années par le mouvement climat que l’action climatique est à présent considérée comme une nécessité. Si l’indispensable transformation économique est encore loin, le peuple a, sur ce sujet, vaincu les partisans de la mainmise du marché. Sans l’action de nombreux militants durant quatre ans, allant des franges les plus modérées au mouvement Extinction Rebellion (XR), l’UE et le Royaume-Uni seraient toujours signataires du TCE.

Une victoire qui pourrait en entraîner d’autres

Bien sûr, ces annonces récentes ne sont qu’une première étape, à savoir la suppression d’un obstacle structurel à la transition énergétique. Elle est cependant importante. Le retrait du Royaume-Uni pourrait bien sonner le glas du traité sur la charte de l’énergie dans son ensemble ; celui-ci est à présent considéré comme un mort-vivant et ne sera regretté que par ceux qui profitent de la destruction de la planète. Par contrecoup, cette annonce signifie aussi la suppression d’un élément certes mineur, mais prééminent, de notre économie néocoloniale abandonnée à la main invisible du marché.

Ceux qui ont le plus souffert du système de mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États vivent dans le Sud global. Dans de nombreux accords commerciaux, ce mécanisme est utilisé pour intimider et exploiter les pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. Le Honduras et la Colombie sont par exemple actuellement confrontés à des demandes d’indemnisations extravagantes, alors qu’ils se contentent d’essayer de protéger les intérêts de leurs citoyens face à un capital vorace.

Récemment, les multinationales ont commencé à recourir aux tribunaux d’arbitrage privés pour sécuriser l’accès à des minerais d’importance critique pour la transition écologique, afin de les extraire selon leurs propres conditions. Quelle que soit l’importance de ces métaux pour la transition écologique, il ne peut être accepté que ceux qui ont le moins participé au changement climatique soient maintenant victimes d’une nouvelle phase d’exploitation au nom de « l’économie verte ». Au contraire, ces États doivent pouvoir décider de quelle manière leurs ressources sont utilisées pour soutenir leur développement.

Du Pakistan à l’Afrique du Sud en passant par la Bolivie, de nombreux pays ont engagé des procédures de sortie de ces traités qui les assujettissent à la loi des multinationales occidentales. Récemment, le gouvernement de gauche du Honduras a ainsi annoncé son futur retrait du système de tribunaux d’arbitrage de la Banque mondiale, le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements. La victoire remportée contre le traité sur la charte de l’énergie aidera à mettre en lumière l’hypocrisie d’un Occident qui redécouvre peu à peu – bien que de manière très insuffisante – les vertus de la planification économique, tout en exigeant du reste du monde qu’il suive les règles du marché. Si l’ampleur de la tâche pour limiter le changement climatique est immense, ces combats auront au moins été une étape importante, permettant de lier les enjeux environnementaux à ceux de la souveraineté et de la planification économique.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « The Global Laws That Help Corporations Block Climate Action »