Participation : la mesure sociale trompeuse de Darmanin

Darmanin
Le ministre de l’action et des Comptes publics Gérald Darmanin. © Jacques Paquier – Wikimedia Commons

Une idée pour le monde d’après qui sent bon le gaullisme. Gérald Darmanin, en campagne pour Matignon, a trouvé la parade en ressuscitant la participation, un dispositif permettant de redistribuer aux salariés une partie des bénéfices réalisés par leur entreprise. Pensée à l’origine comme une troisième voie entre capitalisme et communisme, l’idée présente l’avantage de renvoyer dos à dos droite et gauche. Il ne faut pas s’y tromper : non seulement la philosophie du projet est très discutable, mais ses modalités pratiques de mise en œuvre sont également complexes. Ceux qui espèrent un virage social du quinquennat risquent d’être déçus.


Le rêve inabouti d’une troisième voie

La participation est une vieille idée. Dès son origine elle est conçue comme un modèle intermédiaire entre le capitalisme et le communisme. Inspiré par le distributionnisme, modèle porté par les catholiques sociaux, l’idée est de répartir au maximum la propriété des moyens de production entre les salariés. Il s’agit de cette façon de préserver la propriété privée, mais en la diffusant, ce qui permet de répondre à la question du partage des richesses. Pour y parvenir, cette doctrine préconise de distribuer les bénéfices de l’entreprise aux salariés sous forme de participation au capital, assurant en douceur et sans spoliation le partage du capital par dilution des actionnaires historiques.

Il n’en fallait pas plus pour séduire les partisans du nouveau monde, en recherche d’une solution permettant de calmer la crise sociale liée à la hausse des inégalités sans peser sur la « compétitivité » des entreprises. Le tout sans coût pour les finances publiques. Cette solution est donc apparue comme une martingale pour LREM, au bénéfice de son promoteur. Cette hypothèse présente également l’avantage d’achever ce qu’il reste de la droite et la gauche. Les premiers auront peine à s’opposer à une mesure directement inspirée par le Général. Les seconds ne pourront pas dire non à un projet censé profiter aux salariés.

Ce projet correspondait en effet parfaitement au goût gaullien des équilibres. Méfiant à l’égard du patronat mais soucieux d’affaiblir les communistes, ce projet représentait une pierre angulaire de la pensée gaulliste. Paradoxalement, c’est ce dernier projet qui finira par l’éloigner à jamais du pouvoir. Face aux réticences des possédants à partager le capital, le gaullisme ne réussira que péniblement à faire aboutir ce projet.

Or, force est de constater que cette vision d’équilibre est restée à l’état de chimère. Le référendum de 1969 fut un échec, d’abord celui du gaullisme, mais également d’un texte très technique et même obscur. Depuis aucun pays ne s’est sérieusement engagé dans cette voie de dispersion du capital au plus grand nombre, y compris en France, où elle est devenue obligatoire à partir de 1967 pour les entreprises de plus de 100 salariés. Mais avec une ambiguïté fondamentale : il s’agit d’une participation aux bénéfices et non plus d’une participation au capital des salariés.

Hormis son ambition originelle, fondée sur la situation globale de l’entreprise, ce dispositif se rapproche de l’intéressement : versement annuel, exonéré d’impôt en cas de placement sur le PEE (Plan Epargne Entreprise, ndlr), et bloqué pendant 5 ans. Il a constitué depuis un complément de rémunération sans changer significativement la face du capitalisme français. En 20171 ce dispositif ne profitait plus qu’à 35 % des salariés, et les montants distribués se limitaient à 1,46 % de la masse salariale. Plus encore, sur les 10 dernières années, la participation apparaît en perte de vitesse régulière. Le nombre de bénéficiaire a ainsi reculé de 100.000 en 10 ans.

Un piège politique

Le charme a fait effet. Les réactions se sont avérées peu nombreuses de la part des autres partis politiques, signe d’une gêne. Et pourtant, ce projet apparaît discutable jusque dans ses fondements.

Cette mesure intervient à contre-temps. La principale critique retenue jusqu’à présent se porte sur le fait qu’il sera difficile de partager des bénéfices tant qu’il n’y aura pas de bénéfices à distribuer. En effet, d’ici à la fin de l’année de nombreuses entreprises vont devoir faire le constat d’une perte de rentabilité. Au manque à gagner lié au confinement s’ajoute désormais les frais requis par le déconfinement. Qui plus est, il s’agit d’un projet propre à la société industrielle. Sont donc d’office exclus du dispositif les chômeurs, dont le nombre explose, les indépendants mais également les travailleurs ubérisés qui ne disposent plus d’un contrat de travail en bonne et due forme. Un nombre qui a atteint les 3 millions de personnes en 2018. On a peine donc à envisager sous cette forme une mesure de soutien au pouvoir d’achat pour toute la population.

En offrant aux salariés une épargne défiscalisée, la participation affaiblit encore un peu plus les finances publiques.

Par ailleurs, les analystes ont voulu voir dans cette proposition un symbole du « tournant social » maintes fois annoncé du quinquennat. Il n’en est rien. Dans sa philosophie, la participation s’intègre parfaitement à un cadre de pensée libéral. D’abord, en offrant aux salariés une épargne défiscalisée, elle affaiblit encore un peu plus les finances publiques. Le pari reste le même : les individus rationnels feront toujours meilleur usage de ces sommes que l’État. Par ailleurs, l’épargne est encouragée à être mise au service de l’investissement des entreprises, via des fonds financiers. Plus encore, ce dispositif de placement sur le plan épargne entreprise (PEE)2 permet de bénéficier d’une exonération d’impôt sur le revenu, au profit des salariés déjà les plus aisés, et qui n’ont pas des sommes immédiatement. À titre d’illustration, la part des foyers disposant d’un PEE est en effet deux fois plus élevée que la moyenne quand le patrimoine financier dépasse les 50 000€.

Elle constitue par ailleurs une réponse satisfaisante aux éventuelles poussées sociales du moment, au point d’avoir reçu le soutien du patron du MEDEF3. En effet, il s’agit d’une mesure ponctuelle, sur laquelle il sera bon de revenir dès que possible. Pour le patronat, elle est donc en tout point préférable à des augmentations de salaires.

Une mise en œuvre complexe et injuste

Par ailleurs, la mise en œuvre opérationnelle d’une relance de la participation s’annonce être un véritable casse-tête. Tout d’abord, elle risque de créer une inégalité forte entre petites et grandes entreprises. Alors que les grandes entreprises disposent déjà du cadre législatif pour proposer une telle mesure, ce n’est pas le cas des entreprises de moins de 50 salariés, qui rassemblent tout de même la moitié des salariés. Ensuite, les grandes entreprises auront beaucoup plus de facilité que les petites à négocier le montant des frais de gestion, à leur charge, à verser aux gestionnaires.

La formule de calcul va accentuer les disparités entre entreprises et entre salariés.

La formule de calcul permettant de déterminer le bénéfice à distribuer demeure opaque. Difficile pour les salariés de comprendre ce montant. Plus encore, en liant différent agrégats comptables, elle va accentuer les différences de traitement entre les salariés de différents secteurs. Et permettront aux comptables aguerris de réduire à la portion congrue ce montant à coup d’optimisation. Par construction, la formule favorisera les salariés des entreprises disposant de peu de capitaux (C) et dont les salaires représentent une part significative de la valeur ajoutée (S/VA élevé). Elle favorise donc les salariés des secteurs les moins capitalisés. À bénéfice égal, les salariés d’un consultant toucheront donc plus que les ouvriers d’usine. Par ailleurs, le fait de faire reposer en grande partie ce montant sur le bénéfice ne correspond plus hélas à une donnée suffisante. Les GAFAM devraient ainsi pouvoir moduler comme bon leur semble ce montant, par leur habileté à diminuer leurs bénéfices. En effet, les transferts de charges entre leurs différentes filiales internationales permettent de réduire d’autant le bénéfice en France à coup de rémunération de licences et brevets. 

Formule de la réserve spéciale de participation - source : URSSAF
Source : URSSAF

Enfin, en l’état actuel, la participation se résume à un complément de revenu dirigé vers les placements financiers. Il n’y aura donc pas de « révolution » dans l’organisation de l’entreprise tant que les salariés ne seront pas davantage impliqués dans les décisions stratégiques, ce qui assurerait une meilleure stabilité de la gouvernance.

Pire encore, bien qu’illégale, au gré de la crise et de l’encouragement du gouvernement, certaines entreprises pourraient être tentées de substituer de la participation aux salaires effectifs. En effet, alors que des baisses de salaires sont en discussion, celles-ci feront mécaniquement augmenter le bénéfices. Et par conséquent les montants à distribuer au titre de la participation. Or ces derniers sont exonérés de cotisations retraites, l’opération ne sera donc pas neutre pour l’employeur malveillant. En tout cas, avec cette hausse, les salariés sont incités à privilégier le moyen terme, et les investissements financiers, au long terme, en nuisant un peu plus au financement de la Sécurité sociale.

Les grands gagnants d’une hausse de la participation sont en revanche tout désignés. Les gestionnaires d’actifs, qui perçoivent des frais proportionnels aux montants investis. En effet, ceux-ci bénéficient grâce à cet avantage fiscal de fonds relativement stables (avec la limite de 5 ans pour être non imposable), rémunérés faiblement et sur lesquels des frais sont prélevés. Ce seront eux qui tireront les principaux bénéfices de ce “tournant social”.

1 Enquête Acemo-Pipa de la Dares – calcul de l’auteur

2 Le plan épargne entreprise est un compte titre ouvert par l’entreprise au nom du salarié à sa demande. L’entreprise prend en charge les frais de gestion. Les salariés peuvent y placer les éléments de rémunération variable : la participation (prime indexée sur les bénéfices) et l’intéressement (prime sur la réalisation d’objectifs). Il peut également effectuer des versements volontaires. Les sommes versées sont bloquées pendant 5 ans minimum mais en contrepartie sont exonérées d’impôt sur le revenu. Les sommes versées sont complétées selon l’accord d’entreprise par l’employeur (abondement).

3 Canard enchaîné du 27 mai 2020

“Macron est l’aboutissement de la reconversion de la social-démocratie” – Entretien avec Fabien Escalona

Fabien Escalona est politiste, rattaché à l’Institut d’études politiques de Grenoble et à l’UPMF. Il est également chroniqueur politique dans les colonnes de Mediapart depuis la campagne présidentielle de 2017. Auteur d’une thèse récemment parue sur la reconversion partisane de la social-démocratie à la fin des années 1970, il revient pour nous sur les évolutions de la famille social-démocrate depuis l’après-guerre et sur les développements politiques récents, notamment l’élection d’Emmanuel Macron.


LVSL – Les années 1945-1975 sont généralement considérées comme l’âge d’or de la social-démocratie. Pourriez-vous revenir sur ce que vous qualifiez de « régime social-démocrate keynésien » ?

Fabien Escalona – Je n’emploie pas le terme d’âge d’or mais plutôt celui d’apogée, dans la mesure où même dans ces années-là, il y a quand-même eu des phases parfois longues où les partis sociaux-démocrates étaient dans l’opposition. Et puis c’est une période dont il ne faut pas exagérer le caractère progressiste : sur le plan économique tout n’était pas rose et il subsistait tout un ensemble de dominations sexistes, patriarcales, etc. On a souvent tendance à idéaliser, sous une forme nostalgique, ces années-là. Il faut se garder de le faire.

Je parle d’apogée parce que, sur la longue durée, c’est la période où les partis sociaux-démocrates en Europe de l’Ouest ont globalement obtenu leurs meilleurs résultats électoraux. C’est à ce moment qu’ils ont eu la plus grande marge de manœuvre, où leur originalité est la plus forte. C’est la raison pour laquelle je parle de « régime social-démocrate keynésien », dans une allusion au régime d’accumulation du capital dont parle l’école de la régulation. On peut aussi employer le terme de configuration social-démocrate, c’est-à-dire un certain agencement entre un projet, une doctrine, des politiques publiques, une coalition d’électeurs, un type d’organisation du parti et l’inscription de ces dimensions dans un contexte donné.

Ce régime social-démocrate avait une grande cohérence. Cohérence interne avec le keynésianisme, l’appui sur les classes moyennes et populaires et des organisations héritées des partis de masse. Tout cela s’inscrivait bien dans le paysage politique de la Pax Americana (l’équilibre entre les deux superpuissances) et dans le contexte des accords de Bretton-Woods qui apportaient une certaines stabilité internationale dans le domaine économique, dans un contexte de haute croissance et d’apogée du fordisme, cercle vertueux entre production de masse et consommation de masse.

Pour autant, les salariés demeuraient en position subalterne dans les entreprises. On restait dans le cadre du capitalisme, l’ordre social n’était pas subverti. Mais c’est à cette période que la social-démocratie a poussé le plus loin son agenda de défense des salariés et de progrès social.

LVSL- Vous faîtes de la crise économique des années 1970 le facteur principal du déclin de la social-démocratie et l’élément déclencheur de ce que vous appelez la « reconversion » des partis sociaux-démocrates.

Fabien Escalona – Oui. Il y a à la fois l’épuisement du régime fordiste et keynésien avec le déclin de la productivité, l’internationalisation des chaînes de valeur, etc. On observe également des changements de compositions des classes populaires avec, par exemple, le déclin de la classe ouvrière historique. Beaucoup de bouleversements de moyen-terme se révèlent dans les années 1970. Surtout, on observe un déclin qui va s’avérer durable des taux de croissance. C’est un phénomène majeur car les taux de croissance élevés permettaient le déploiement et le renforcement de l’État social tout en se préservant du conflit direct avec les détenteurs de capitaux et les milieux d’affaires.

LVSL – Au début des années 1980, l’aile gauche du Labour britannique tente de prendre le pouvoir au sein du parti. En France, en 1983, une partie du PS défend la sortie du système monétaire européen et la poursuite d’une politique de gauche. Aurait-on pu imaginer une reconversion « vers la gauche » de la social-démocratie ?

Fabien Escalona – La première chose qu’il faut dire, c’est qu’il y a eu des tentatives. Une grande offensive de l’aile gauche au Royaume-Uni, derrière la figure  de Tony Benn dont était proche Jeremy Corbyn. Ce qui est amusant, c’est qu’on rencontre souvent l’idée que les socialistes français auraient toujours été en retard dans leur mue social-libérale par rapport aux autres partis sociaux-démocrates européens. En réalité, le moment de retournement des socialistes français intervient en 1983, au moment même où l’aile gauche du parti travailliste britannique est très forte et parvient à imposer un agenda radical au parti.

C’est un exemple du fait qu’il y a eu des tentatives de radicalisation vers la gauche de l’agenda égalitaire social-démocrate. Ces tentatives ont échoué. Tout n’était pas écrit, mais aucune tentative n’a réussi : c’est quelque chose qui doit interpeller et inviter à aller un peu au-delà du procès en trahison de la social-démocratie. Non, tous ces gens n’étaient pas des « traîtres », certains ont essayé et s’y sont cassé les dents. Pourquoi ? Parfois pour des raisons conjoncturelles, par exemple un leadership défaillant.

À cause aussi, parfois, d’une désynchronisation entre les moments où les ailes gauche sont fortes et les moments où elles auraient eu de réelles opportunités politiques. Dans le cas du SPD allemand, l’aile gauche était très forte au début des années 1980, notamment au sein des jeunesses socialistes. Mais le vrai moment où cette aile gauche a une opportunité, c’est lors de la réunification, au cours de laquelle toutes les cartes sont rebattues. Or c’est à ce moment que l’aile gauche décline et s’épuise dans des batailles internes.

Mais il y a surtout des raisons structurelles à ces échecs. D’abord des raisons institutionnelles : si l’on prend l’exemple du Labour, l’organisation fédérale du parti suppose d’être fort à la fois dans les sections locales, dans les syndicats, au Parlement, etc. Cela rendait plus difficile une prise de pouvoir de l’aile gauche. Dans le cas français, le leader socialiste avait beaucoup de marge de manœuvre et il était très facile pour lui de mettre au pas l’aile gauche.

LVSL – À un journaliste qui l’interrogeait sur sa principale réussite politique, Margaret Thatcher aurait répondu « Tony Blair et le nouveau travaillisme. » La reconversion de la social-démocratie n’est-elle pas aussi une victoire culturelle de la droite ?

Fabien Escalona – Oui et non. Si on regarde la dimension socio-économique, c’est en partie le cas. Le New Labour ne présente pas de rupture par rapport au régime économique mis en place par Margaret Thatcher et John Major. On peut faire cette constatation pour d’autres pays. Mais il faut nuancer. J’ai essayé de montrer, dans mon travail, que la social-démocratie a su intégrer un certain nombre de revendications qui n’étaient pas d’ordre économique mais concernaient la place des femmes, des minorités au sens large ou encore l’écologie. La façon dont la social-démocratie a intégré ces demandes est peut-être insuffisante, il n’empêche qu’elle l’a fait, mieux et beaucoup plus tôt que beaucoup d’autres partis de gauche, notamment les partis communistes.

De ce point de vue, la social-démocratie a embrassé des revendications d’égalité et de liberté qui appartiennent de plein droit à une sorte de schème de revendications démocratiques, comme le disent Mouffe et Laclau que vous appréciez (rires). De ce point de vue, la social-démocratie, en même temps qu’elle cédait du terrain sur le plan de l’économie politique, s’est montrée capable de s’emparer de questions autrefois considérées comme mineures par le mouvement ouvrier. Cela explique aussi son succès, sans cela on ne comprend pas pourquoi ces gens qui auraient trahi et ont effectivement déçu beaucoup de gens sur les sujets économiques, ont pu reproduire leur légitimité électorale à des niveaux suffisants pour se maintenir en tant qu’alternative électorale. Cela, ce n’est pas une victoire de la droite.

LVSL – Est-ce aussi la traduction de changements sociologiques au sein de l’électorat social-démocrate ?

Fabien Escalona – Oui, des changements sociologiques que la social-démocratie a su épouser. C’est une adaptation active à l’environnement, les sociaux-démocrates ne se sont pas contentés de maintenir le statu quo.

LVSL- On observe tout de même, depuis quelques années, un affaissement électoral des partis sociaux-démocrates, voire un véritable effondrement dans certains cas (français notamment). Qu’est-ce qui l’explique ? Est-ce la crise économique ?

Fabien Escalona – En grande partie, oui. L’affaissement électoral est continu des années 1970 aux années 2000. On le sait, c’est documenté. Depuis les années 2010, il se passe quelque chose de nouveau : une accélération remarquable de ce déclin électoral. Plus on avance dans le temps, plus la probabilité est grande qu’un parti social-démocrate fasse le pire score de son histoire. Et puis il y a des cas d’effondrement partisan : les cas français, grec, néerlandais, islandais, etc. La crise de 2008 est une vraie césure. C’est l’épuisement d’un cycle. Les élites dirigeantes ont gagné du temps, via la dette et l’expansion de la finance.

Il s’agit de tout un ensemble d’artifices, comme le montre très bien le sociologue allemand Wolfgang Streeck, destinés à prolonger la durée de vie du régime néolibéral. Mais le cycle s’achève. Les politiques d’austérité ont mis en jeu les conditions de vie de la population, notamment celles des classes moyennes et des jeunes issus des classes moyennes. En Espagne, en Grèce et en France, ce sont les classes moyennes instruites qui subissent la précarité ou vivent dans la peur de basculer dans la précarité, et qui se détournent de la social-démocratie.

LVSL – En France, dans le discours d’Emmanuel Macron sur la nécessité de dépasser le clivage droite/gauche et d’accompagner les évolutions de la société, ne retrouve-t-on pas l’influence de la Troisième voie blairiste ?

Fabien Escalona – Il y a un peu de ça. La Troisième voie à la sauce blairiste se caractérise par la négation du conflit. Dans la mesure où le clivage droite/gauche suppose le conflit et la compétition entre deux visions représentant des intérêts et des convictions divergents, le geste de Blair a été de substituer à cette dichotomie « latérale » (droite/gauche) une dichotomie temporelle : conservateurs/progressistes. On retrouve cette rhétorique chez Macron. C’est une façon de délégitimer toutes les oppositions, puisqu’elles appartiennent nécessairement au passé. Alors les tenants de la Troisième voie s’arrogent le droit de définir ce qui relève du progrès. Macron est une sorte d’aboutissement de la reconversion de la social-démocratie, poussée jusqu’à son évolution ultime, qui fait qu’on coupe les quelques liens qui pouvaient rester avec une culture de gauche.

LVSL – Justement, à une époque où ce modèle entre en crise, comment expliquer qu’Emmanuel Macron remporte l’élection présidentielle ?

Fabien Escalona – C’est une bonne question. C’est quelqu’un qui est issu du système et qui parvient à se présenter comme celui qui va bousculer voire faire sortir du jeu des élites qui ont déçu. Il joue sur deux tableaux. D’une part il capitalise sur un rejet des élites dirigeantes qui était ancré au sein même des fractions les plus intégrées de l’électorat. D’autre part, il joue sur la thématique du « on va gouverner avec les meilleurs ». Cette construction rhétorique s’est doublée d’un discours beaucoup plus habile que celui des sociaux-démocrates en phase terminale type Hollande ou Valls, qui a d’abord consisté à tenir bon sur la question du libéralisme culturel.

Je rappelle qu’il n’a pas approuvé la déchéance nationalité. Il a tenu bon sur un libéralisme culturel qui unit assez fortement l’électorat de gauche dans toute sa diversité. D’autre part, il a défendu une politique néolibérale non pas en promettant du sang et des larmes comme Fillon ou Thatcher mais en mettant en avant la promesse d’une émancipation par le marché. On peut considérer que c’est une ruse de plus du néolibéralisme mais ça n’avait jamais été tenté avec autant de brio dans le champ français. Son discours sur les auto-entrepreneurs ou les « blocages » de la société française était sur le mode « même si vous ne pouvez pas intégrer le salariat, je vous propose une autre voie qui en plus vous accordera plus d’autonomie. »

Il a été très malin, à la fois dans son discours sur la classe politique et dans une forme nouvelle de promotion des réformes néolibérales. Je rappelle toutefois que sa victoire repose sur un socle électoral fragile. 24% au premier tour, ce n’est pas un succès énorme. On vit encore dans un pays dont la structure sociale n’a pas été totalement bouleversée par la crise, ce qui explique qu’il a pu bénéficier d’un socle électoral, fondé notamment sur les classes moyennes et les personnes âgées, qui lui a permis d’être élu.

LVSL – Dans L’illusion du bloc bourgeois, Stefano Palombarini et Bruno Amable envisagent plusieurs scénarios, notamment l’émergence d’un nouveau bloc dominant qui serait soit un « bloc bourgeois » (alliance du centre gauche et du centre droit), soit un bloc souverainiste, soit enfin une réunification de l’ancien bloc de gauche. Qu’en pensez-vous ?

Fabien Escalona – J’ai apprécié ce livre, que j’ai d’ailleurs chroniqué pour Mediapart pendant la présidentielle. Je trouve malgré tout que c’est très « économiste » comme livre. Il manque d’autres dimensions, pour rendre compte des dynamiques de la droite radicale par exemple. Il me semble que l’opposition droite/gauche demeure difficile à contourner. Dans le champ français, on voit bien que la proposition d’un « souverainisme des deux rives » a échoué. La constitution d’un bloc souverainiste m’apparaît donc difficile. Toutefois, la constitution d’un « néo-bloc de gauche » est tout aussi délicate, en raison du dilemme stratégique très compliqué qu’est le rapport à l’intégration européenne.

Malgré tout, il existe peut-être un autre enjeu qui peut faciliter les choses : l’écologie. C’est un enjeu qui n’est pas si conflictuel dans la société, il peut permettre d’élargir de façon assez forte la base sociale de la gauche telle qu’elle se présente aujourd’hui. Il peut contribuer, avec la question démocratique, à lier les différents segments du bloc de gauche. Pour ce qui est de la construction européenne, une des voies possibles est, comme l’a fait la France insoumise durant la campagne, de poser que c’est le peuple souverain qui aura le dernier mot. S’il s’agit d’opposer une stratégie de sortie à une stratégie de modification interne du sens de la construction européenne, il ne peut pas y avoir d’accord entre les différentes composantes de la gauche. En revanche, défendre un recours au peuple en cas de blocage politique me semble être la ligne de crête qui permet de rapprocher le plus possible les deux positions.


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