Yanis Varoufakis : « L’État grec et la BCE soutiennent les intérêts des fonds vautours »

Yanis Varoufakis en 2019 à Athènes. © DTRocks

Pendant que les Grecs s’appauvrissent et fuient leur pays miné par l’austérité, une poignée d’investisseurs étrangers réalisent d’excellentes affaires, grâce aux privatisations et au rachat de créances pourries pour une fraction de leur valeur nominale. Dépendant de la BCE et dépourvu de la plupart de ses services publics, l’Etat grec ressemble davantage à une colonie qu’à un Etat souverain. Alors que de récentes élections viennent de reconduire le conservateur Kyriákos Mitsotákis, l’ancien Ministre grec des Finances, l’économiste Yanis Varoufakis, nous livre son analyse de la situation et ses solutions pour sortir son pays du pillage et du carcan de l’euro.

Le 21 mai dernier, des élections législatives ont eu lieu en Grèce. A cette occasion, le parti du Premier Ministre sortant, Nouvelle Démocratie (droite conservatrice) est arrivé largement en tête avec 41% des suffrages. Une performance qui a surpris nombre d’observateurs, Kyriákos Mitsotákis ayant été particulièrement critiqué ces derniers mois pour son autoritarisme et accusé d’espionnage envers ses opposants politiques. Surtout, malgré les fables de la presse économique, qui affirme que le pays relève enfin la tête après des années d’austérité, la crise de la dette souveraine n’est pas terminée et la situation ne fait que s’aggraver pour les citoyens ordinaires. Le 28 février dernier, une catastrophe ferroviaire ayant coûté la vie à 57 personnes est d’ailleurs venue rappeler tragiquement les conséquences de l’austérité et de la privatisation.

Le principal rival de Mitsotákis, l’ancien Premier ministre Alexis Tsipras, peine pourtant à cristalliser la contestation, étant donné que son mandat (de 2015 à 2019) s’est résumé à une trahison : au lieu de rejeter l’austérité imposée par la Troïka et d’appliquer le résultat du référendum de 2015 (61% des Grecs avaient voté contre le plan d’austérité), son parti Syriza a poursuivi cette politique mortifère. La gauche est ressortie durablement affaiblie de cette expérience.

Ancien ministre des Finances du premier gouvernement de Syriza, Yanis Varoufakis a préféré donner sa démission en juillet 2015 plutôt que de céder aux dogmes de l’austérité. Très critique du bilan de Syriza, il a depuis fondé un autre parti de gauche, MeRA25, sous l’étiquette duquel il a été élu député en 2019. Ayant réalisé seulement 2,62% lors des dernières élections, son parti ne siègera désormais plus au Parlement. Néanmoins, Varoufakis a mené une campagne offensive contre les institutions européennes et décrit avec lucidité l’état économique de la Grèce. Dans cet entretien publié par notre partenaire Jacobin, traduit par Camil Mokadem, il évoque les conséquences actuelles de l’austérité en Grèce, les fondements de la prétendue « reprise économique » ainsi que les solutions alternatives proposées par son parti.

David Broder – Le 13 mai, un article du Financial Times affirmait qu’après une décennie marquée par l’austérité et les plans de sauvetage, la Grèce connaissait un redressement économique. Le PIB ne représente toujours que 80 % de son niveau de 2008 et les salaires moins de 75 %, mais une croissance rapide permet au pays d’améliorer sa notation auprès des investisseurs. Cité dans l’article, le président de l’Eurobank (une banque grecque, ndlr) évoque même « le plus grand redressement de l’histoire du système financier européen ». Peut-on vraiment se fier à ce tableau ?

Yanis Varoufakis – Tout dépend de quel côté on se place. Si l’on se situe du côté de la population grecque, tout ceci relève du discours orwellien. Mais si vous observez la Grèce en tant qu’investisseur étranger, ces propos ont du vrai. 

Aujourd’hui, la Grèce est encore plus insolvable qu’il y a dix ans, lorsque le monde de la finance (le Fonds monétaire international, la Banque centrale européenne et la Commission européenne, qui forment la Troïka, ndlr) nous a déclarés en faillite. Notre dette était alors aux alentours de 295 milliards d’euros et notre PIB s’élevait à 220 milliards d’euros. Aujourd’hui, notre dette atteint 400 milliards d’euros et le revenu national est de 192 milliards d’euros. Nous sommes donc plus dépendants que jamais de la Troïka et des investisseurs étrangers, qui sont nos principaux créanciers.

Le niveau de vie de la population grecque a baissé en moyenne de 20 % depuis 2010. Mais c’est une moyenne, si l’on regarde la situation de la classe ouvrière, le PIB par habitant a chuté de 45 % ! Pour ce qui est de la dette du secteur privé, environ 2 millions de Grecs sur 10 millions ont des fonds propres négatifs et des prêts non productifs. C’est un record mondial, une situation inédite que même les États-Unis n’ont pas connue lors de la crise des subprimes en 2008.

Dans un tel contexte, comment puis-je affirmer que la Grèce se porte bien du point de vue des investisseurs étrangers ? C’est assez simple : les obligations d’État se négocient à un taux de rendement de 3,6 à 3,7 %, soit bien au-dessus des obligations à 2,2 à 2,3 % de l’Allemagne. Pourtant, tout le monde sait que l’État grec est en faillite et que ses obligations ne pourront jamais être remboursées, alors pourquoi les racheter ?

« Déclarer la Grèce solvable en 2023 découle d’une manœuvre politique du même ordre que celle qui a consisté à la déclarer insolvable en 2010. »

La raison est simple : la Banque Centrale Européenne a annoncé qu’elle garantissait les obligations grecques. Toutefois, déclarer la Grèce solvable en 2023 découle d’une manœuvre politique du même ordre que celle qui a consisté à la déclarer insolvable en 2010. Pour Christine Lagarde et ses laquais, il s’agit là d’un clin d’œil adressé aux investisseurs.

Si la BCE soutient les obligations grecques, alors qu’elle ne l’a pas fait en 2012 et 2015, c’est parce qu’un mécanisme inédit est apparu ces dernières années, permettant d’extraire de la richesse des États en faillite. Les pouvoirs en place ont instauré le plan Hercules, qui retire les obligations des bilans des banques pour les vendre à des fonds vautours basés aux îles Caïman. Ces fonds deviennent la propriété d’investisseurs étrangers, de dirigeants de banques grecques, et de familles élargies de la classe politique. Ils ont la possibilité d’acheter un prêt non productif d’une valeur de 100.000 euros pour seulement 3.000 euros, tout en sachant pertinemment qu’ils ne pourront pas récupérer leur argent. Ils peuvent en revanche, s’ils vendent la garantie attachée au prêt pour 50 000 euros, empocher 47 000 euros sans avoir à déclarer un centime une fois les fonds transférés aux îles Caïmans. Cette manœuvre permet d’extraire environ 70 milliards d’euros d’une économie qui en produit moins de 200 milliards par an !

À première vue, il pourrait donc sembler paradoxal pour la presse financière de vanter les mérites d’une économie dont les secteurs public et privé sont à ce point en faillite. Mais en tenant compte des profits que tirent les investisseurs étrangers d’une telle situation, on comprend ces commentaires élogieux. De tels profits n’existent nulle part ailleurs : la Grèce est une véritable poule aux œufs d’or. De plus, ce plan Hercules, approuvé par le Parlement grec, garantit au moins 23 milliards d’euros. L’État grec et la BCE soutiennent donc les intérêts de ces fonds vautours s’ils ne parvenaient pas à extraire suffisamment de richesses par les dépossessions.

DB – En janvier, vous avez désigné Syriza, Nouvelle Démocratie et Pasok (équivalent grec du PS, ndlr) comme « l’arc du mémorandum ». Vous accusez ces partis d’ignorer le fait que, quelle que soit la couleur politique du gouvernement au pouvoir à la fin de la décennie, il devra quoiqu’il arrive emprunter davantage. À quel point la Grèce s’est-elle enfoncée dans cette spirale de dépendance depuis 2015 ? N’y a-t-il pas de nouveaux signes de croissance dans des secteurs comme la construction ou le tourisme ?

YV – Nous avons affaire à un désinvestissement massif : l’argent investi l’est dans des secteurs qui affaiblissent la capacité de notre pays à produire. Le gouvernement et la presse économique s’auto-congratulent devant l’augmentation des investissements directs étrangers (IDE). Il y a effectivement une augmentation des IDE, mais quels sont leurs effets ? Un fonds vautour qui achète un prêt de 100.000 euros pour 3.000 euros est comptabilisé comme un IDE. Pourtant cela ne rapporte qu’une faible somme d’argent, qui permet d’extraire un montant bien plus élevé par une dépossession. On n’y trouve pas le moindre signe de capital productif.

D’autre part, pendant que les garde-côtes de Frontex repoussent les migrants au large du littoral grec, causant la mort de nombreuses personnes, le système de « visa doré » laisse circuler dans l’espace Schengen quiconque pouvant investir 250.000 euros dans le pays. Pourtant cela ne provoque aucun investissement productif : dans mon quartier en centre-ville d’Athènes, on achète des appartements pour les convertir en Airbnb. Les seules conséquences sont l’affaiblissement de l’offre immobilière, qui force les locaux à se loger ailleurs. Ces manœuvres ne contribuent donc pas à la construction d’un capital productif.

Les gens qui viennent d’Ukraine, de Russie, de Chine ou du Nigéria n’utilisent pas ces passeports pour investir en Grèce durablement, mais pour s’installer ensuite en France ou en Allemagne grâce au système Schengen. L’argent des touristes américains circule d’une banque américaine à une banque allemande, contournant la Grèce, tout en augmentant les loyers pour les locaux par la même occasion. Les IDE ont pour but de tirer profit du marché de l’immobilier, des prêts non performants et des privatisations, tous préjudiciables au fonctionnement d’une économie réellement productive.

« Les IDE ont pour but de tirer profit du marché de l’immobilier, des prêts non performants et des privatisations, tous préjudiciables au fonctionnement d’une économie réellement productive. »

Nous pouvons prendre l’exemple de l’accident ferroviaire qui a récemment coûté la vie à 57 personnes. Au Parlement, les membres de MeRA25 (le parti de Yanis Varoufakis, ndlr) ont alerté sur les dangers des privatisations. La compagnie ferroviaire grecque a été vendue à la firme italienne Ferrovie dello Stato pour 45 millions d’euros en 2017, mais cela n’a donné lieu à aucun investissement, au contraire, l’État s’est engagé à subventionner la ligne Athènes-Thessalonique à hauteur de 15 millions d’euros par an. C’est une escroquerie pure et simple.

Pour ce qui est du plan de relance de l’UE, dont on entend beaucoup parler, la répartition des fonds est entachée de corruption. L’argent se retrouve dans les poches des oligarques, qui n’investissent pas, ou bien directement dans le système bancaire. On assiste, depuis la soumission de Tsipras en 2015, à un pillage ininterrompu, à une expérience d’extorsion de fonds à grande échelle. Après la pandémie, j’ai immédiatement affirmé que le plan de relance était insignifiant d’un point de vue macroéconomique. Certains ont préféré le voir comme un moment hamiltonien (c’est-à-dire qui conduirait à un fédéralisme européen, ndlr), mais en réalité ce plan a enterré tout projet d’union fiscale.

DB – Que pourrait entreprendre un gouvernement grec différent ?

YV – MeRA25 est le seul parti qui dispose d’un programme complet, modulaire et multidimensionnel pour gouverner. Notre manifeste aborde les enjeux sociaux, économiques et environnementaux et propose une alternative au prétendu mémorandum « d’entente » qui règne en maître dans le pays.

Un des points essentiels de notre programme consiste à instaurer une banque publique qui remplacerait le système Hercules afin d’empêcher l’achat et la vente de prêts non performants sur les marchés financiers. Cette banque, appelée Odysseus, absorberait ces prêts et permettrait aux individus menacés de liquidation ou de vente de sauver leur propriété en échange d’une redevance qui ne dépasserait pas un sixième de leurs revenus disponibles.

Les banques cèderaient leurs prêts pourris à Odysseus, qui les gèlerait ensuite par l’émission d’obligations. L’idée étant qu’une fois que le prix d’une propriété excède la valeur nominale des prêts gelés, des négociations peuvent avoir lieu entre les emprunteurs et Odysseus. Les emprunteurs ne perdraient pas la part qu’ils ont déjà payée, ceci permettrait de mettre un terme au transfert de richesses vers les îles Caïmans, et aux dépossessions qui sont une véritable catastrophe sociale.

Un autre volet clé concerne l’énergie : le réseau électrique a été privatisé et se trouve entre les mains d’une poignée d’oligarques qui se sont répartis les restes du distributeur public d’électricité. Notre programme prévoit la nationalisation progressive des producteurs d’énergie et des distributeurs, afin d’empêcher que le prix de l’énergie ne dépasse le coût moyen de sa production.

« Après mon départ du ministère des Finances, un “super fonds” a été imposé pour administrer les biens publics. Cette situation, unique dans l’histoire, représente le pire exemple de néo-colonialisme. »

Après mon départ du ministère des Finances, un « super fonds » a été imposé pour administrer les biens publics. Cette situation, unique dans l’histoire, représente le pire exemple de néo-colonialisme. Le fonds étant géré directement par la Troïka, les biens grecs sont donc légalement entre les mains de puissances étrangères. Nous proposons de démanteler ce fonds et de transférer ces biens vers une banque publique de développement dont le stock de capital servira notamment à financer la transition énergétique ou l’agriculture biologique.

Nous proposons également une autre institution, une plateforme de paiement numérisée, basée sur les données de l’administration fiscale grecque. Chacun pourra recevoir et envoyer de l’argent via son numéro de déclaration fiscale, ce qui permettra d’effectuer des transactions en dehors du carcan de la BCE, des banquiers privés, ou des systèmes Mastercard et Visa. Ce projet nous ferait économiser deux milliards d’euros par an, mais reste une mesure controversée, car elle sort du cadre établi par la BCE. L’objectif est de nous rendre hors de portée des mesures de chantage que le système bancaire grec a subies en 2015.

De plus, nous proposons le démantèlement des entreprises qui pratiquent le commerce de la main-d’œuvre humaine par le système de mise en relation. Nous souhaitons faire passer la TVA de 24 à 15 %, réduire le taux d’imposition des petites entreprises de 22 à 10 %, tout en faisant passer le taux d’imposition des sociétés de 22 à 30 %. Le financement des soins de santé et de l’éducation est à un niveau abyssalement bas et il est urgent de le doubler. Nous ne faisons pas de promesses impossibles à financer, mais développons plutôt un programme d’anti-austérité.

DB – Votre liste pour les élections législatives, MeRA25 – Alliance pour la Rupture, compte dans ses rangs le parti Unité Populaire, qui préconise une sortie de la zone euro, voire de l’Union européenne elle-même. Avez-vous des points communs sur ce sujet, et comment comptez-vous vous coordonner pour appliquer votre programme ?

YV – Nous avons eu quelques désaccords sur le plan tactique et dans une certaine mesure sur la stratégie à adopter. Unité Populaire s’était fixé comme objectif la sortie de la zone euro, ce qui nous semblait préjudiciable, économiquement comme politiquement. Nous savons que l’euro est une monnaie désastreuse, non viable et responsable de l’asphyxie de la Grèce et de l’Italie. Seulement, annoncer ouvertement la sortie de la zone euro n’a pas de sens sur le plan politique, car une sortie aura de lourdes conséquences.

Au cours de l’année dernière, nos camarades d’Unité Populaire ont progressivement rallié notre position, ce qui nous a permis de nous rassembler autour des principes de base de MeRA25. Il n’en demeure pas moins vrai que depuis 2015-2016, la zone euro a systématiquement échoué à rendre viables les économies des pays membres. Pour se faire, une union politique est fiscale serait nécessaire.

« Le problème, c’est que la zone euro est à la fois invincible et intenable. Nous devons donc nous préparer à l’éventualité où l’euro s’écroulerait de lui-même. »

Le problème, c’est que la zone euro est à la fois invincible et intenable. Nous devons donc nous préparer à l’éventualité où l’euro s’écroulerait de lui-même. Il serait particulièrement naïf de notre part de penser que la Banque Fédérale allemande n’a pas prévu d’imprimer des Deutschemarks dans un tel scénario. La même logique s’applique en politique étrangère : nous devons nous préparer à la possibilité que Recep Tayyip Erdoğan envahisse Rhodes du jour au lendemain, même si nous n’espérons bien sûr pas que cela ait lieu (la Grèce et la Turquie ont une longue histoire de conflits territoriaux non résolus, ndlr).

Nous l’affirmons fermement : la sortie de l’euro n’est pas un objectif politique. Mais étant donné que la survie de l’euro est incertaine, notre système de paiement digital (appelé Demeter) offre, lui, deux avantages bien distincts : il nous permet d’abord de respirer plus librement dans la zone euro, et nous fournit une solution intermédiaire pour sortir de l’euro, si cela devait arriver.

DB – Bien qu’étant arrivé derrière Nouvelle Démocratie, Syriza vise à former un nouveau gouvernement. Dans un entretien pour Star TV, Tsipras a récemment déclaré que MeRA25 et le PASOK n’auraient d’autres choix que de soutenir son parti s’il arrivait au pouvoir plutôt que de voir survenir de nouvelles élections. Y a-t-il une possibilité de vous voir soutenir un tel gouvernement ?

YV – Suite à notre congrès, nous avons mis un point d’honneur à inviter Syriza à la table des négociations, sans aucune condition préalable, afin de mettre nos différents derrière nous, d’honorer notre système de représentation proportionnelle et de trouver un accord mutuel pour mettre fin à l’exploitation des Grecs. 

Nous avons également mentionné le fait indéniable que notre Constitution ne nous permet pas de négocier avec tous les partis pendant trois mois après une élection pour former un programme de gouvernement, comme cela se fait en Allemagne ou en Italie. La Constitution grecque donne deux jours pour former une éventuelle coalition. Durant ces deux jours, il serait impossible d’avoir une véritable conversation débouchant sur un authentique programme progressiste, c’est pourquoi nous avons sollicité Syriza ces deux dernières années.

Tsipras a refusé de nous parler avant l’élection. Nous lui répondons que nous refusons de lui parler après, car cela ferait de nous des traîtres, nous rendant complices de l’oligarchie en échange de quelques postes au gouvernement. Or, les oligarques n’ont besoin d’aucun accord ni d’aucun manifeste, ils ont leur mémorandum, leurs cabinets d’avocats, ils règnent dans le secret. Nous ne pouvons pas appeler les électeurs à voter pour nous en leur disant d’un côté : élisez-nous pour mettre fin à l’escroquerie des prêts non performants, à la marchandisation de l’électricité, et pour renationaliser les chemins de fer qui ont provoqué 57 morts, pour accepter ensuite des postes de ministres en renonçant à nos promesses.

DB – J’ai récemment assisté à une conférence à Londres où la ministre de l’Intérieur Suella Braverman citait la Grèce, le Royaume-Uni, la Pologne, l’Italie et le Danemark comme des pays adoptant une ligne plus dure sur l’immigration. Dans un entretien pour le tabloïd allemand Bild, le Premier ministre Kyriákos Mitsotákis a réclamé les financements de l’UE pour ériger une clôture le long de la frontière turque. Son parti, Nouvelle Démocratie, est souvent comparé à celui de Victor Orbán, le Fidesz. Est-ce une tendance marginale ou peut-on y voir un point de restructuration de la droite ?

YV – Mitsotákis est un mélange de centrisme radical, d’un discours favorable à la Troïka et d’un ultranationalisme débridé. Son gouvernement est à la fois néolibéral, car il adopte les mesures de la Troïka, et néofasciste, car il diabolise l’immigration et les musulmans en les qualifiant de « Satan ». C’est ainsi que sont perçues les populations désespérées qui fuient la guerre et la faim pour rallier la Grèce.

« Mitsotákis est un mélange de centrisme radical, d’un discours favorable à la Troïka et d’un ultranationalisme débridé. »

J’ai vécu en Australie dans les années 1990, et en Grande-Bretagne et au Texas au début des années 2010. Je trouve que Mitsotakis a des points communs avec l’ancien Premier ministre australien John Howard, qui avait fait interner les réfugiés arrivant en Australie dans des camps de concentration ouverts dans des pays pauvres en échange de la promesse d’aides financières. On peut aussi le comparer à Suella Braverman, car l’UE n’est pas exempte de tout reproche dans sa gestion migratoire : elle est à l’origine d’une situation infernale en Libye, où les réfugiés sont détenus dans des camps au milieu du Sahara dans des conditions catastrophiques.

Mitsotakis est un mini Trump. Comme lui, il voit les frontières comme un élément de fierté nationale. Le mur érigé à la frontière nord du pays est une source d’orgueil pour lui. La différence avec Trump est qu’il l’a réellement fait construire un mur, et se prend même en photo devant. Mes anciens camarades de Syriza le comparent à Victor Orbán (pas à Trump, avec qui Tsipras entretenait une relation cordiale durant son mandat). De manière honteuse, Tsipras a lui aussi affirmé qu’il soutenait la construction d’une barrière frontalière, la seule différence est qu’il réfléchit à la faire financer par l’UE.

Fuite des capitaux, dette, bras de fer avec la finance… Comment résister ?

© Bastien Mazouyer pour LVSL

Et si la gauche radicale gagnait les élections ? Bien qu’une réélection d’Emmanuel Macron soit à ce stade l’hypothèse la plus probable pour l’élection présidentielle à venir, la percée de Jean-Luc Mélenchon dans les sondages invite à considérer sérieusement cette possibilité. Si le programme du candidat de l’Union Populaire est très riche en propositions, il s’étend moins sur la façon de le mettre en œuvre, sans doute pour des raisons stratégiques. Or, la réaction des milieux d’affaires, des créanciers et des institutions européennes promet d’être brutale, notamment via une asphyxie budgétaire de l’Etat et la fuite des capitaux. Comment éviter un destin à la Tsipras et ne pas doucher les espoirs des classes populaires ?

« Le verdict du peuple grec signifie la fin de la Troïka » déclarait Alexis Tsipras, tout juste élu Premier Ministre, le 25 janvier 2015. Moins de six mois plus tard, celui-ci signait pourtant un troisième plan d’austérité, malgré le rejet de cette option par plus de 61% des Grecs par référendum. Cette tragique défaite de la gauche radicale rappelle combien les marchés financiers et les institutions européennes peuvent empêcher un gouvernement, pourtant légitimé par les urnes, d’adopter des mesures d’intérêt général. Certes, contrairement aux pays latino-américains, la Grèce n’a pas subi de coup d’état militaire. Mais l’expérience Syriza a laissé un goût amer aux Grecs, pour qui les promesses anti-capitalistes risquent de sonner creux pour au moins une génération.

Si la détermination de Tsipras et de son équipe peut être questionnée, cet épisode rappelle surtout l’impérative nécessité pour un gouvernement prônant une rupture avec le néolibéralisme de se préparer sérieusement à l’opposition frontale des marchés financiers, de l’Union européenne et des multinationales. En effet, si les blocages institutionnels, les éventuelles alliances avec des partis plus modérés ou encore l’opposition médiatique sont déjà de sérieux obstacles à la mise en œuvre d’un programme radical, l’adversaire principal reste le fameux « monde de la finance ». En outre, la démobilisation probable des citoyens et des corps intermédiaires suite à l’élection de la gauche radicale rend ce bras de fer d’autant plus ardu. Enfin, le capital politique dont dispose un gouvernement nouvellement élu tend à s’éroder rapidement en l’absence de gestes forts dès l’arrivée au pouvoir. La chute de Biden dans les sondages suite à ses renoncements à de nombreuses réformes promises durant la campagne (annulation de la dette étudiante, Green New Deal, mesures sociales…) l’a récemment démontré.

Organiser la résistance aux attaques spéculatives

Une récente note du think tank Intérêt Général liste un certain nombre de mesures pouvant être prises quasi-immédiatement pour envoyer un signal fort aux couches populaires. Par exemple, la hausse du SMIC, la revalorisation de certains minimas sociaux ou le blocage des prix peuvent être décidées par décret, sans nécessité d’attendre les élections législatives. Toutefois, les réformes fiscales permettant de financer ces dépenses supplémentaires nécessitent un nouveau projet de loi de finances, traditionnellement voté à l’automne. Dès lors, si un gouvernement radical prenait le pouvoir en France, le déficit de l’Etat augmenterait de manière significative durant une première phase. Depuis la fin du circuit du Trésor à partir des années 1970, c’est-à-dire le financement direct des dépenses publiques par la Banque de France, l’Etat a recours aux marchés financiers (1). Or, avant même la prise de fonction du nouveau gouvernement, ceux-ci peuvent augmenter les taux d’intérêt qu’ils exigent. Ainsi, en 2017, un « risque Mélenchon » était apparu sur les marchés à l’approche de l’élection présidentielle.

Comme le rappelle Raul Sampognaro, économiste à l’OFCE ayant contribué à la note d’Intérêt Général, « même des gouvernements qui ne sont pas de gauche radicale subissent des attaques spéculatives », mentionnant l’exemple de la coalition entre le Mouvement 5 Étoiles et la Lega en 2018 en Italie, qui avait fait bondir les taux d’intérêt, soit autant de « ressources perdues pour la transformation sociale ». Selon lui, la France pourrait connaître un sort similaire. Une situation qu’il estime « gérable » en raison du faible niveau actuel des taux d’intérêts, alors que la Grèce partait de beaucoup plus haut et avait vu ses taux augmenter de plus de cinq points lors des premiers mois du gouvernement Syriza. En outre, face à l’extrême volatilité de la Bourse, les titres de dette souveraine demeurent les actifs les plus sûrs et donc les plus convoités. Sampognaro rappelle enfin que « le fait que les politiques monétaires non-conventionnelles soient devenues plus permanentes que prévu crée un système qui atténue le pouvoir des marchés financiers ». Dès lors, la situation de la France, dont la dette reste soutenable, apparaît plus solide que celle de la Grèce.

« Si vous devez 1 000 livres à votre banque, vous avez un problème. Si vous lui devez un million, c’est elle qui a un problème. »

John Maynard Keynes

Toutefois, toutes les éventualités doivent être prises en compte. Ainsi, la BCE pourrait tout à fait décider de s’opposer au nouveau pouvoir en réduisant ses rachats d’obligations françaises sur le marché secondaire, mettant de nouveau en application la célèbre phrase de Jean-Claude Juncker, qui affirmait « qu’il ne peut y avoir de choix démocratiques contre les traités européens » qui sanctuarisent l’austérité. Si un tel scénario invite à considérer sérieusement l’hypothèse d’une sortie de l’euro, à court terme, d’autres leviers sont actionnables pour contrer les marchés. Les trésoreries d’entreprises publiques, les banques publiques et surtout l’épargne des Français – largement gérée par la Caisse des Dépôts et Consignations – pourraient servir à financer la dette supplémentaire en attendant de lever de nouvelles recettes. L’épargne accumulée dans les banques privées pourrait aussi être mise à disposition, comme l’expliquait l’économiste Jacques Nikonoff au Monde Diplomatique : « On réalise des emprunts forcés auprès des banques et des compagnies d’assurances. En d’autres termes, l’État impose à ces sociétés l’achat d’une fraction donnée de ses émissions de dette. » Si ces dispositifs peuvent paraître risqués, il faut rappeler qu’ils ont déjà été utilisés avec succès par le passé, par exemple en 2009 par la Californie, alors dirigée par le républicain Arnold Schwarzenegger… Ces solutions reviennent en fait à « reconstruire par d’autres canaux des vieux outils qui orientent l’épargne populaire vers le financement d’actions d’intérêt général » résume Raul Sampognaro.

Enfin, dans l’hypothèse où la dette deviendrait vraiment insoutenable, l’Etat peut toujours entrer en confrontation frontale avec les créanciers en faisant partiellement ou totalement défaut. Une hypothèse certes assez extrême, mais qui a historiquement permis de purger nombre de créances illégitimes et de sortir par le haut du cercle vicieux de la dette (2). Dans ce cas, l’option la plus stratégique consiste probablement à annoncer un taux maximum auquel les créanciers seront remboursés ou même à en rembourser certains mais pas d’autres pour éviter un front uni d’adversaires. En outre, la dépendance de l’Etat à ses créanciers fonctionne dans les deux sens : comme le rappelait John Maynard Keynes, « Si vous devez 1 000 livres à votre banque, vous avez un problème. Si vous lui devez un million, c’est elle qui a un problème. » Fragilisé par un défaut, même partiel, les banques risqueraient de s’effondrer, permettant leur socialisation à moindre coût par la suite, bien qu’au prix d’un certain chaos temporaire. Cette option n’est donc pas sans risques, mais elle illustre que le chantage des créanciers peut être renversé si la volonté politique est forte.

La menace de la fuite des capitaux

Si la masse considérable d’épargne des Français peut permettre de résister aux pressions des créanciers, encore faut-il que celle-ci ne quitte pas le pays. En effet, une politique de redistribution forte a toutes les chances de susciter une hostilité considérable auprès des gros patrimoines et des grandes entreprises. Or, si le bulletin de vote des investisseurs pèsent autant que ceux de leurs concitoyens, ceux-ci « ont un droit de veto sur la politique démocratiquement choisie » grâce à leur portefeuille, résume Sampognaro. Lorsque ceux-ci disposent de patrimoines peu liquides, c’est-à-dire très ancrés sur un territoire, par exemple des mines ou de l’immobilier, leur préférence va à un renversement du pouvoir. A l’inverse, lorsque leurs possessions sont surtout composées de titres financiers, ils préfèrent quitter le pays pour s’installer dans un État plus accommodant. Ce « paradoxe des actifs » constitue une explication originale pour comprendre, par exemple, pourquoi Salvador Allende a été victime d’un coup d’Etat tandis que François Mitterrand n’y a pas eu droit. Mais même sans effusion de sang, l’opposition des plus fortunés peut être très violente. 10 jours avant la prise de fonction de François Mitterrand, la Bourse de Paris avait ainsi dû être suspendue en raison de sa chute continue. 

Même sans effusion de sang, l’opposition des plus fortunés peut être très violente.

Dans le régime actuel de liberté de circulation des capitaux, reconnue comme « liberté fondamentale » dans l’Union européenne, et étant donné la rapidité avec laquelle les transactions peuvent être faites par ordinateur, cette fuite des capitaux peut être très rapide. Dès lors, des mesures immédiates et fortes sont nécessaires pour l’interrompre au maximum. L’économiste Frédéric Lordon imagine par exemple s’inspirer de la Malaisie, qui, lors de la crise financière asiatique de 1997-1998, avait mis en place un système de deposit : concrètement tous les investisseurs qui possèdent des actifs sur le territoire français ou qui souhaitent s’y implanter doivent verser une part importante de leur investissement dans un fond. L’argent leur est ensuite rendu s’ils quittent le pays, mais seulement s’ils y sont restés un certain temps minimum, par exemple un an. Une mesure qui permet de bloquer les mouvements spéculatifs tout en ne bridant pas les investissements productifs ou le commerce international.

Ensuite, si un contrôle des capitaux à proprement parler ne pourrait être mis en place à très court terme, et imposerait une confrontation directe avec l’Union européenne, le maximum doit être fait pour surveiller les mouvements de capitaux. « Le renforcement des moyens de l’administration, notamment fiscale, est la clé de voûte pour atteindre ensuite les objectifs plus structurels » explique Sampognaro. Même si « légalement un millionnaire a le droit de retirer sa fortune pour quitter la France, il est aussi obligé de le déclarer au fisc. Si l’information est suivie, on pourra le retrouver. » L’instauration d’un « impôt universel », déjà en vigueur pour les citoyens américains et suisses et proposé par Jean-Luc Mélenchon, permettrait alors de demander à ces individus fortunés de payer la différence d’impôts entre le pays où ils ont placé leur fortune et le taux français.

Par ailleurs, un certain degré de contrôle des capitaux pourrait être instauré en abaissant les montants à partir desquels une transaction doit faire l’objet d’une autorisation. La note d’Intérêt général rappelle que de tels dispositifs existent déjà afin de lutter contre la fraude fiscale, le financement du terrorisme, le blanchiment d’argent ou toutes sortes d’activités crapuleuses. Une amende, idéalement d’un montant égal à celui de la transaction, pourrait être instaurée pour les établissements bancaires qui effectuent ces transactions, afin de s’assurer de leur coopération, le tout assorti de contrôles rigoureux. Un tel dispositif avait par exemple été instauré en Islande suite à la crise financière de 2008, dévastatrice pour l’île. « Techniquement on pourrait même retirer les Îles Caïmans et les autres paradis fiscaux de SWIFT » (système international de transactions interbancaires), complète Raul Sampognaro rappelant que tout est question de volonté de politique.

Une telle offensive contre le capital poserait très vite la question du maintien dans l’Union européenne et la zone euro.

Bien sûr, de telles mesures demandent un vrai courage politique et comportent des risques. De plus, bien que nécessaires pour résister aux assauts des grandes fortunes et de la finance mondiale, elles ne permettent en rien de s’assurer du soutien d’une majorité de la population, qui ne pourra être obtenu que laborieusement, grâce à des actes concrets et rapides en matière sociale. Une telle offensive contre le capital poserait aussi très vite la question du maintien dans l’Union européenne et la zone euro. Enfin, les rapports avec le patronat ne manqueraient pas d’être tendus, bien que celui-ci ne soit pas monolithique et tout entier acquis aux revendications du CAC40. Autant de questions majeures qui ne pourront être mises de côté. Certes, de tels plans d’actions ne fédèrent pas les foules. Mais face à la feuille de route parfaitement rodée des élites néolibérales, une résistance déterminée et organisée sera indispensable. Au risque sinon de connaître le même sort qu’Alexis Tsipras.

Notes :

1/ Eric Toussaint, Le système dette: Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017.

2/ Benjamin Lemoine, La démocratie disciplinée par la dette, Éditions la Découverte, 2022.

« L’Union européenne a placé la Grèce sous tutelle coloniale » – Entretien avec Panagiotis Lafazanis, ex-ministre sous Tsipras

Panagiotis Lafazanis © I. L.

Panagiotis Lafazanis a été ministre de la Restructuration de la production, de l’environnement et de l’énergie sous le premier gouvernement d’Alexis Tsipras en Grèce (janvier 2015 –  juillet 2015). Pendant des années, il incarnait au sein de Syriza (le parti actuellement au pouvoir en Grèce), une ligne dure concernant l’Union européenne (UE). Il défendait notamment la nécessité d’en sortir dans le cas où l’UE ne permettrait pas la mise en place d’un programme alternatif. C’est finalement la ligne d’Alexis Tsipras qui l’a emporté, excluant toute perspective de sortie de l’UE ou de l’euro. Panagiotis Lafazanis a quitté le gouvernement lorsque Tsipras a accepté la mise en place de nouvelles réformes d’austérité en juillet 2015. Aujourd’hui dans l’opposition, il nous livre sa version de la crise que connaît la Grèce.


LVSL – Vous avez été ministre pendant sept mois sous le premier gouvernement d’Alexis Tsipras (janvier 2017 – juillet 2017). Quels ont été les obstacles auxquels vous vous êtes heurtés lorsqu’il s’agissait de mettre en place le programme de Syriza ?

Panagiotis Lafazanis – L’obstacle principal à la mise en place du programme de Syriza, c’était Alexis Tsipras lui-même. Et le second obstacle le plus important, c’était Yanis Varoufakis. Ce duo s’est avéré fatal pour le programme de Syriza.

Dès le début, il était évident que le programme de Syriza ne pourrait pas être mis en place sans confrontation avec l’Union européenne. Les pressions qui allaient être exercées sur le gouvernement grec par l’Union européenne étaient attendues. Beaucoup d’entre nous voyaient très bien vers quelles politiques inhumaines ces pressions avaient pour but de nous entraîner. Le dilemme qui était posé à la Grèce en 2015 était le suivant : ou bien se soumettre au diktat des créanciers pour rester dans la zone euro, ou bien choisir une alternative hors de la zone euro. Tsipras a fait le choix de capituler de la manière la plus humiliante face au chantage des créanciers et de l’Union européenne.

À ce moment-là, il existait une voie alternative pour la Grèce : abandonner l’euro pour nous permettre d’appliquer notre programme. Mais l’option de la sortie de la zone euro n’a jamais été mise sur la table – pas même comme menace ! C’est un constat que je veux généraliser : quiconque pense qu’il est possible de mettre en place une politique progressiste dans le cadre de la zone euro, ou résister à l’agenda du gouvernement allemand dans le cadre de la zone euro, se trompe. Ce sont ces illusions entretenues par Alexis Tsipras que la Grèce est en train de payer aujourd’hui.

Certains, pour défendre Tsipras, avancent le fait qu’il aurait permis à la Grèce de sortir du mémorandum [le contrat qui permettait à la Grèce de refinancer sa dette en échange d’une série de mesures d’austérité]. C’est faux : il se poursuit, et continue d’être appliqué. Il n’y a plus de mémorandum dans la mesure où l’Union européenne ne prête plus d’argent à la Grèce. L’Union européenne n’aurait en effet pas les moyens de payer pour un quatrième refinancement de la dette ; les parlements nationaux ne l’auraient pas accepté. Pour le reste, rien n’a changé : l’Union européenne impose toujours ses conditions à la Grèce… mais sans un financement en contrepartie !

LVSL – La sortie de l’euro est une option sur laquelle les principaux mouvements « progressistes » d’Europe sont dans l’ensemble peu loquaces. Comment expliquez-vous que cette mesure soit en général déconsidérée par ces mouvements, en Grèce et en Europe ?

PL – Cela démontre l’absence de sérieux des partis « progressistes », ou leur manque de courage. Les peuples d’Europe sont aujourd’hui asservis par le gouvernement allemand et le capital financier. Ce nouveau colonialisme – qui s’exerce notamment dans les pays d’Europe du Sud   ne durera pas. Il n’y a aucun avenir pour l’Union européenne et la zone euro. Leur dissolution n’est qu’une question de temps. L’enjeu aujourd’hui est le suivant : comment faire en sorte que leur dissolution ne s’accompagne pas d’un glissement vers l’extrême-droite ? Il faut que ce soient les forces progressistes qui mettent en place ce changement, et non les forces d’extrême-droite.

Les mouvements progressistes d’Europe devraient dire en commun : « non à la zone euro, non à l’Union européenne ». Ce n’est qu’à cette condition que des peuples libres pourront coopérer sur une base égalitaire, en vue du progrès commun.

LVSL – Vous parlez d’une « nouvelle forme de colonialisme » concernant la Grèce. La Grèce étant sortie des mémorandums successifs, par quel biais s’exerce selon vous cette nouvelle forme de colonialisme ?

PL – La nouvelle forme de colonialisme, c’est tout simplement l’Union européenne et le marché commun qui l’exercent. Prenons une métaphore sportive : les législations interdisent qu’en boxe, un poids lourd affronte un boxeur de la catégorie la plus légère. Dans le cas de la Grèce et de l’Allemagne, c’est comme si nous avions été placés dans un même ring, malgré notre différence de taille. On attribue à un banquier du XIXème siècle cette phrase – sans doute apocryphe – : « donnez-moi le contrôle de la monnaie, et je me fiche de qui écrit les lois ». C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui en Europe. La monnaie est allemande, et l’Allemagne a concédé aux autres pays le droit d’avoir leur propre gouvernement et leur propre législation.

Il n’y a pas que l’Allemagne qui profite de la soumission du gouvernement grec aux puissances étrangères. La Grèce, aujourd’hui, est totalement alignée sur les impératifs stratégiques des États-Unis. Le ministre grec de la Défense a récemment dit publiquement qu’il était prêt à offrir chaque hectare du territoire grec afin qu’il soit utilisé comme base militaire pour les États-Unis ! L’accord qui a été récemment voté en Grèce avait essentiellement pour but de permettre aux États-Unis de renforcer leur contrôle sur les Balkans. [Voir l’article d’Olivier Delorme sur la question : La question macédonienne peut-elle faire tomber Tsipras ?] Les États-Unis se sont assuré que cet accord soit voté et mis en place par le gouvernement grec – à l’encontre de la volonté du peuple grec et de Macédoine du Nord. En Grèce, cet accord a été voté d’une manière anti-démocratique. Il était si controversé que Tsipras n’est parvenu à trouver que 145 députés de sa majorité pour le voter. Il en fallait 151. Par diverses magouilles politiques et contreparties, Syriza a réussi à persuader six députés de l’opposition de voter l’accord. C’est exactement le même scénario qui a eu lieu en Macédoine du Nord. Ce ne sont pas de tels accords, mis en place par de telles méthodes, qui parviendront à réconcilier les peuples, bien au contraire !

LVSL – Les médias français se plaisent à célébrer une « renaissance » de la Grèce, qui aurait eu lieu sous le mandat d’Alexis Tsipras. Ils mettent par exemple en avant le fait que le taux de chômage a reculé en Grèce. Que pensez-vous de cette vision des choses ?

PL – La pauvreté s’est accrue ces dernières années en Grèce. Officiellement, le taux de chômage a diminué – il demeure très haut, autour de 20 %. Mais qu’en est-il vraiment ? La précarité a explosé, et près d’un demi-million de Grecs, surtout des jeunes, se sont exilés depuis le début de la crise ! Il faut prendre en compte cette donnée lorsqu’on évoque la baisse du chômage.

Les médias, sous le contrôle de l’oligarchie financière, euphémisent la tragédie que vivent les Grecs. La situation en Grèce n’est absolument pas celle qu’évoque la presse française. Les Grecs en sont, en ce moment-même, à se battre pour que le gouvernement ne systématise par la saisie de biens et la coupure de l’électricité pour les foyers endettés !

LVSL – Les médias français ont fait la part belle au parti néo-nazi Aube Dorée. Il incarnerait, selon eux, la frange la plus radicale de l’opposition à l’Union européenne et à l’austérité. Certains ont d’ailleurs tenté d’amalgamer les mouvements qui s’opposaient à l’UE et à l’austérité à Aube Dorée, comme si ce parti avait le monopole de cette opposition. Comment percevez-vous le phénomène Aube Dorée ? Est-il utilisé par les médias, en Grèce, pour décrédibiliser les mouvements qui s’opposent à l’Union européenne ?

PL – Une demande de démocratie et de souveraineté voit le jour en Grèce ; pas une demande de fascisme. Aube Dorée est très pratique : ce parti est mis en avant par les médias pour effectuer des amalgames avec les forces anti-austérité et empêcher toute critique du système. Quiconque s’oppose à la politique dominante s’expose à l’accusation infamante de collusion avec l’extrême-droite. C’est une dégringolade idéologique que de confondre les forces démocratiques avec les forces d’extrême-droite. La revendication de l’indépendance de la Grèce a toujours été une revendication issue de la gauche. Ce n’est pas une revendication qui appartient à l’extrême-droite : elle s’en empare simplement de manière démagogique. Leur critique de l’Union européenne est superficielle : si jamais ce parti d’extrême-droite accédait au pouvoir en Grèce, le peuple constaterait simplement qu’il accroîtrait la soumission du pays aux grandes puissances étrangères – en plus de s’attaquer aux libertés individuelles et à la démocratie.

Ces amalgames sont calomnieux. Nous n’avons rien à voir non plus avec les régimes socialistes autoritaires qui ont gouverné l’Europe de l’Est par le passé. Nous sommes en première ligne dans le combat pour les libertés individuelles et collectives, les droits civiques et la démocratie. Nous cherchons à propager les idéaux de la Révolution française, en les enrichissant d’un contenu social.

« Le pire ennemi de l’Europe, c’est le dogme qui prétend qu’il n’y a pas d’alternatives » – Entretien avec Yanis Varoufakis

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Visite à la mairie de Barcelone en 2015. ©Marc Lozano

Nous publions ici, en partenariat avec Socialter, un entretien réalisé par Philippe Vion-Dury avec Yanis Varoufakis à la mi-juin. Découvrez ici le dernier numéro de Socialter. Photos : Cyrille Choupas. Photo de couverture : ©Marc Lozano.


Pouvez-vous nous raconter les événements du 5 juillet 2015, lors du référendum en Grèce ?

Je pense que c’est le seul événement dans l’histoire de la politique où un gouvernement a renversé son propre peuple plutôt que l’inverse. Nous avons convoqué un référendum dans le but de donner la possibilité aux Grecs de dire oui ou non à un ultimatum posé par les créanciers. Je pensais que c’était une très bonne idée, parce que je crois en la démocratie. Nous étions dans une position très difficile : en tant que pro-européens, nous ne voulions pas aller au clash avec les institutions européennes, mais d’un autre côté, en tant qu’économiste et ministre des Finances, je ne pouvais que constater qu’on nous proposait un deal qui n’avait absolument aucun sens. On me demandait de prendre à nouveau de l’argent aux gens alors qu’il était absolument évident que nous ne serions jamais en mesure de payer. Et si on se signait pas, nos banques seraient fermées et le pays asphyxié. Ça n’a aucun sens, aucun créancier normal ne ferait une chose pareille. Nous avons estimé que nous n’avions pas de mandat pour une telle décision et avons organisé une consultation populaire. À qui d’autre que le peuple revenait ce choix ? Et les gens ont dit non. Mon Premier ministre avait l’air dévasté, mais en réalité il espérait un oui, même s’il avait fait campagne pour le non. Un oui lui aurait permis de dire que le peuple lui ordonnait de signer. Mais le peuple a préféré se battre. Aux alentours de minuit, quelques minutes après la déclaration de victoire, il m’a dit que c’était le moment de capituler. Je pensais au contraire que c’était le moment d’honorer le mandat que nous venions de recevoir. Mais c’était lui le Premier ministre, alors il ne me restait plus qu’à démissionner, ou bien accepter de prendre part à ce coup d’État contre le peuple.

Nous avons entendus tout et son contraire à propos de votre position sur le Grexit [le retrait de la Grèce de la zone euro].

Je n’ai jamais été en faveur du Grexit. Mais je n’ai jamais aimé l’euro. Aucun économiste sérieux sur la planète peut vous affirmer que l’euro est bien construit : il est extrêmement mal pensé. Mais j’ai toujours dit – et ça m’a d’ailleurs valu de perdre beaucoup d’amis à gauche – qu’il fallait différencier le fait de dire que nous n’aurions jamais dû entrer dans l’euro et l’affirmation selon laquelle il faudrait en sortir. Mais ça ne veut pas non plus dire que nous ferions tout pour rester dans l’euro – nous ne réduirons pas nos enfants en esclavage pour rester. Nous voulions rester dans l’euro mais résoudre aussi les multiples banqueroutes de notre pays. Néanmoins, si les créanciers ne faisaient pas le nécessaire pour stabiliser la crise grecque et persistaient à vouloir que nous fassions un nouvel emprunt selon des conditions qui allaient renforcer encore plus le processus de désertification déjà engagé, alors nous refuserions de signer. Et s’ils voulaient nous exclure de l’euro, alors nous les laisserions faire. La monnaie est un instrument, pas une idéologie : j’étais donc opposé à la fois à ceux qui pensaient que nous mourrions tous si nous sortions de l’euro, et à d’autres à gauche qui faisaient de la sortie un nouveau fétiche. En résumé : si les créanciers et les puissants à Berlin nous avaient mis un pistolet sur la tempe en disant “si vous appliquez la moindre de ces mesures (pourtant essentielles), on vous met dehors”, alors ma position était de répondre “OK, mettez-nous dehors”. Et je pense que c’était là le sens du vote des Grecs au référendum.

D’un point de vue politique et stratégique, diriez-vous qu’utiliser la menace d’une sortie de l’euro est désormais essentielle pour les pays qui essayent de transformer structurellement l’Union européenne ou l’euro ?

Je le formulerai différemment. Il ne s’agit pas tant d’une “menace” que du fait d’être prêt à endurer les conséquences d’une sortie de l’euro. Parce qu’en face, on vous menacera toujours d’une exclusion, que vous soyez la France, l’Italie ou la Grèce. On ne vous menacera d’ailleurs pas explicitement mais en coupant vos liquidités, en fermant vos distributeurs de billets. Ça ressemble à un paradoxe, mais non. Regardez l’Italie : le pays ne peut pas rester de façon pérenne dans l’euro si rien ne change, mais les choses n’évolueront pas tant qu’un gouvernement ne sera pas prêt à rompre. Finalement, le seul moyen d’éviter la sortie de l’euro, c’est d’y être préparé.

©Cyrille Choupas

Pensez-vous que des pays comme la France, l’Espagne ou l’Italie, pourraient un jour être menacés d’une exclusion de la zone euro comme l’a été la Grèce ?

La France ne peut pas être menacée d’une exclusion. Mais l’Italie est un vrai champ de bataille. L’instabilité de ce pays a engendré une crise politique et l’arrivée d’un gouvernement horriblement xénophobe qui entend bien entrer en conflit avec l’Union européenne. Contrairement à la Grèce en 2015, il n’y a pas dans ce gouvernement de volonté de rechercher un accord décent. Nous allons tout droit dans une impasse. Et si l’Italie sort, la France sortira aussi, sans même que le peuple soit consulté, sans même que l’on demande son avis à l’Assemblée. D’ailleurs, la France sortira avant même qu’Emmanuel Macron en soit conscient.

Quelle est votre analyse de la situation actuelle en Italie [l’entretien a été réalisé mi-juin], pays que de nombreux observateurs qualifient de “laboratoire politique” en Europe ?

La situation est fascinante. D’abord parce que l’économie italienne ne ressemble à aucune autre en Europe. C’est un pays qui exporte, qui a une balance commerciale positive. Le gouvernement n’a même pas besoin d’emprunter pour payer les retraites. C’est aussi un pays très industrialisé. Le poids de sa dette est le premier en Europe avec près de 2 300 milliards d’euros de dette – c’est trop important pour n’importe quel renflouement. C’est impossible d’exclure l’Italie sans tuer l’euro. Mais il y a une autre caractéristique importante : une dette privée faible. Le Japon est le seul pays développé qui ressemble à l’Italie d’un point de vue macroéconomique : industrialisé, avec une population déclinante car vieillissante, avec une dette privée faible, une dette publique importante, et des banques “zombies” du fait de crises précédentes et de prêts à outrance. C’est très utile de comparer ces deux pays. Quand les banques sont devenues des zombies au Japon, c’est le secteur public qui est intervenu pour jouer le rôle de prêteur en dernier ressort, que ce soit le Trésor qui s’est énormément endetté pour injecter de l’argent dans l’économie, ou la banque centrale japonaise qui a alors inventé le “quantitative easing”, bien avant qu’il ne soit utilisé par les États-Unis, le Royaume-Uni ou la BCE. On se retrouve donc avec une banque centrale japonaise qui imprime de la monnaie en masse, et le Trésor qui emprunte, dans le but de dépenser : c’est de cette manière que le Japon a évité une crise politique. L’Italie ne peut pas faire ça parce qu’elle est dans la zone euro. À la place, vous avez l’austérité et la chute constante du revenu par habitant, jusqu’à ce que ça finisse par craquer. Soit l’Italie quitte la zone euro, soit la zone euro est réformée. Et l’euro ne semble pas devoir être réformé demain — regardez ce qu’il s’est passé avec les propositions de Macron, tuées dans l’oeuf par Merkel — donc avoir une montée du racisme, de la xénophobie et de la fragmentation.

Une sortie de l’Italie de la zone euro vous semble-t-elle probable ?

Absolument. Je ne dis pas que ça va se passer, mais c’est probable. Quand est-ce que la politique va devenir assez toxique pour que quelque chose craque ? Les Italiens sont en train de ressembler aux Grecs en 2015, quand ces derniers restaient à la maison, dépressifs, à se morfondre et à panser leurs plaies. Néanmoins, l’Italie peut continuer ainsi, en restant dans l’euro zone, pendant très longtemps. Pensez à l’URSS : c’était un système économique qui n’était pas viable, et ce dès la fin des années 1960. Mais grâce à son autoritarisme, le système s’est maintenu jusqu’aux années 1990.

©Cyrille Choupas

Avez-vous entendu parler des “mini-BOTS” en Italie ? Est-ce un signe que l’Italie met en place les conditions d’une sortie ?

Ça repose en réalité sur une idée que j’avais eue. Dans la zone euro, il y a des zones fiscales négatives, comme l’Italie ou la Grèce, où l’État doit de l’argent (qu’il n’a pas) au secteur privé. Il y a trois phases. D’abord on utilise le site internet du centre d’impôt, et on crée un compte pour chaque usager. On dit aux gens : “Je ne vais pas pouvoir vous payer avant plusieurs mois. Donc vous pouvez accepter d’attendre tout ce temps, ou bien je rentre la somme que je vous dois directement sur le compte, et je vous donne un code PIN avec lequel vous pouvez transférer cet argent comme bon vous semble. Vous ne pourrez pas retirer cet argent, mais vous pourrez vous en servir pour payer des impôts. Et si jamais vous devez vous aussi de l’argent à quelqu’un qui doit lui aussi payer ses impôts, alors vous pourrez transférer la somme sur le compte de cette personne”. Grâce à ce système, on peut annuler des dettes entre l’État, les individus et les entreprises. C’est la première phase. Dans un second temps, j’avais prévu d’aller plus loin : même si vous ne devez d’argent à personne, mais que vous avez de l’argent à la banque, et que vous savez que allez devoir payer des taxes et des impôts l’année suivante. Votre argent à la banque ne vous rapporte pas d’intérêt. Si vous transférez de l’argent bancaire vers le compte qu’on vous aura créé, on pourrait imaginer un taux d’intérêt à 10% – en mettant 1000€ sur votre compte, vous obtiendrez l’année suivant un compte avec 1100€. Soudainement, cela permet à l’État d’emprunter directement auprès des citoyens en utilisant ce marché. Lorsque le système devient assez fluide, la troisième phase consiste à le faire fonctionner comme un moyen de paiement. Cela donne aussi la possibilité à l’État d’utiliser une partie de ces liquidités pour mettre en place des mesures sociales ou pour lutter contre la pauvreté. Trois avantages : puisque c’est une mesure fiscale, c’est totalement légal au sein de l’Europe même si, bien entendu, Berlin va hurler. Ensuite, cela vous donne davantage de marge de manœuvre fiscalement sans craindre pour autant une évasion des capitaux puisque l’argent dans ce système ne peut pas aller dans un autre pays. Et enfin, ça améliore votre pouvoir de négociation avec les institutions puisque c’est de fait un moyen de paiement parallèle.

Face à la coalition italienne eurosceptique, les réactions de certains organes de presse et des institutions en Europe ont été très virulentes et rappellent les propos très durs tenus à l’encontre de la Grèce…

Je reviendrais à l’histoire du XXe et au traité de Versailles, lorsque les gagnants ont imposé des conditions très dures aux perdants. Ils les ont humiliés. À cette époque, c’était l’Allemagne. La France, les États-Unis et la Grande-Bretagne sont devenus des créanciers, en exigeant que la dette soit payée coûte que coûte. John Maynard Keynes, encore jeune homme, a écrit l’ouvrage Les conséquences économiques de la paix dans lequel il reproche aux créanciers d’être stupides. Il arguait qu’en exigeant que la dette soit remboursée sous des conditions aussi dures, on rendait impossible la production des revenus qui pourraient permettre à l’Allemagne de rembourser. La seule chose qui pouvait alors en sortir, c’est l’humiliation des perdants et l’émergence de mouvements politiques extrémistes qui vont se retourner contre les créanciers. N’est-ce pas ce qui s’est passé ? Aujourd’hui, l’Allemagne a oublié les leçons de sa propre histoire.

Pour revenir à l’Italie, vous avez récemment déclaré qu’une majorité de votants italiens ont ignoré les forces de gauche et installé un gouvernement anti-système de droite. N’est-ce pas trop schématique de mettre la Lega et M5S dans le même sac ?

Ce sont eux qui s’y sont mis tous seuls. C’est bien le M5S qui a accepté de former un gouvernement avec la Lega, et ce sur la base d’un accord autour de trois mesures politiques : deux pour la Ligue et une pour M5S. Pour la Ligue, il y a d’abord une politique scandaleusement raciste qui consiste à arrêter 500.000 migrants et à les expulser… Mais pour les envoyer où ? Qui va les prendre ? La seconde mesure de la Lega, c’est une flat tax, [un impôt non progressif, à taux unique, ndlr], soit un incroyable cadeau fait aux riches que même Trump n’a pas osé faire. Qu’a obtenu le M5S en échange ? Un soi-disant revenu de base, universel, qui n’est ni universel, ni “de base”. Le principe d’une telle mesure serait d’accorder son accès à tout le monde alors qu’il ne s’adresse ici qu’aux pauvres. Ce n’est au final rien d’autre qu’une prestation de sécurité sociale. Pour ça, ils ont sacrifié leur âme et intégré un gouvernement raciste.

Que pensez-vous de l’idée d’un populisme de gauche ?

C’est une contradiction dans les termes. C’est comme si vous déclariez être un “démocrate fasciste”. Bien sûr, cela dépend des définitions. Être populiste signifie que vous vous adressez aux peurs de la population. Vous nourrissez ces peurs avec des promesses vides, dans le seul but de gagner le pouvoir. C’est ça le populisme, et ça ne peut être de gauche. Pas dans ma définition en tout cas, ou dans celle de la gauche progressiste à laquelle j’appartiens. La gauche doit parler le langage de la vérité. La vérité est révolutionnaire, et le populisme est fondé sur le mensonge.

©Cyrille Choupas

Mais une des composantes du populisme consiste à opposer le peuple aux élites, peut-être vous sentez-vous proche d’une telle conception, vous qui avez été confronté à l’intransigeance de ceux que vous qualifiez de “technocrates de Bruxelles” ou d’insiders ?

Avez-vous déjà lu Goebbels ? Je vous le recommande sincèrement. C’est très dérangeant, mais intéressant. Son analyse est exactement ce que vous décrivez : le peuple contre les élites – alors représentées par les banquiers, supposés être juifs… Mais si vous enlevez la composante antisémite, c’est exactement ce qu’on retrouve aujourd’hui. Qu’ont toujours fait les fascistes ? Ils font appel à une rage tout à fait compréhensible et légitime qui émerge dans la population, afin de gagner le pouvoir et le réserver finalement à une nouvelle élite. C’est ce qu’ont fait les Nazis ou Mussolini, avec un programme soi-disant anti-capitaliste. Ils ont certes créé des emplois ou mis en place des formes de sécurité sociale, mais pour servir in fine les intérêts des industriels. Donald Trump fait exactement la même chose. Il a gagné les élections en s’adressant aux peurs de ceux qui avaient été déclassés, dans le Wisconsin, à Détroit… Et quelle est la première chose qu’il a faite ? Placer tous ses amis de Goldman Sachs à la tête du pouvoir, et baisser massivement les impôts sur les riches. L’Histoire se répète. Ce n’est pas la gauche, et ça ne pourra jamais être la gauche.

Oui mais il y a des gens, par exemple chez Podemos en Espagne, ou chez la France Insoumise en France, qui réfléchissent à se définir eux-mêmes comme “populistes de gauche”…

Ils ont tort, totalement tort. Ils se trompent dangereusement. Vous aurez d’ailleurs remarqué que je ne travaille ni avec Mélenchon, ni avec Podemos. Dans l’idéal, nous devrions travailler ensemble. Mais nous ne le faisons pas à cause de ça. Le populisme souffle sur les braises de l’extrême-droite. Et même si ce n’est pas l’intention de Jean-Luc Mélenchon ou de Pablo Iglesias, vous finissez toujours par aider Le Pen, l’Afd ou Salvini. Vous n’aidez pas les forces du progrès.

Comment nourrissent-ils l’extrême-droite selon vous ?

Il n’y a aucun moyen de rivaliser avec Le Pen sur le nationalisme : vous perdez dans tous les cas. Quand la gauche dit qu’il faut désintégrer l’Europe et donner la priorité à la nation, vous aurez forcément Le Pen derrière qui va dire : “Oui évidemment, d’ailleurs votez pour moi”. La seule solution, c’est l’internationalisme, unir les travailleurs de France, d’Allemagne, d’Italie, de Grèce, pour transformer les institutions européennes. Regardez la gauche au XXe siècle, elle n’était pas anarchiste, elle ne voulait pas détruire l’État. La gauche marxiste a toujours promu la prise du pouvoir pour en faire profiter les masses. C’est pareil avec les institutions européennes, nous devons nous en emparer pour en faire profiter les masses, qu’importent les origines des gens, qu’importent qu’ils soient Français ou Espagnols.

Parlons de l’Europe que vous voulez, et ce qu’il est possible de faire. Avant toute chose : étiez-vous en faveur du traité de Maastricht en 1992 ?

Bien sûr que non.

Maintenant que nous avons l’euro, que pourrions-nous faire pour le réformer ?

Il y a trois voies potentielles : la désintégration de l’euro ; sa réparation et sa transformation en une monnaie progressiste et anti-austérité ; le statu quo. Nous devons décider dans quel ordre classer ces trois options. Les institutions en place pensent que la meilleure solution est le statu quo, et que le pire serait la désintégration, avec une réforme de l’euro entre les deux. Pour nous, la priorité est la socialisation et la démocratisation de l’euro, tandis que le pire est le statu quo, pas la désintégration. Pour les gens comme Jean-Luc Mélenchon, la désintégration est la meilleure chose. C’est là où nous sommes en désaccord.

À quoi ressemblerait un euro socialisé et décentralisé ? Imaginez que nous ayons dans les prochaines années, un programme d’investissement de la banque européenne d’investissement (BEI) à hauteur de 500 milliards chaque année pour les technologies et énergies vertes. Ces technologies permettent de développer des métiers de très bonne qualité et dont nous manquons cruellement. Ce plan pourra passer par l’emprunt et l’émission de bonds que la BCE pourrait soutenir le programme en utilisant les circuits financiers déjà existants. Aujourd’hui, la BCE réalise au moins 90 milliards d’euros de profits par an – des profits qui ne sont pas redistribués. Pourquoi la BCE ferait-elle du profit ? Ça n’a aucun sens, ce n’est pas une entreprise privée. C’est de l’argent social, pourquoi personne ne l’utilise ? On devrait s’en emparer pour créer un fond de lutte contre la pauvreté. Imaginez si des familles pauvres en Grèce, en France et en Allemagne recevaient chaque mois un chèque de la part de la BCE, cela aurait un effet unificateur énorme. Enfin, troisième exemple : lorsqu’une banque italienne ou grecque fait banqueroute, elle doit être sauvée par les contribuables. Imaginons plutôt que nous créions une nouvelle juridiction européenne qui puisse recapitaliser cette banque via le mécanisme de stabilité européenne, que tous les actionnaires soient mis à la porte et remplacés par de nouveaux directeurs — disons japonais pour qu’il ne soient pas partie prenante du système — et qu’une fois que cette banque a été purgée, elle puisse être revendue et que les contribuables européens y gagnent de l’argent. Ce sont des choses que nous pourrions faire et qui pourraient transformer considérablement la zone euro. Une simple conférence de presse de cinq minutes suffirait. On pourrait faire ça, avant même de s’attaquer aux traités.

Que pensez-vous des idées de monnaie commune et de mix entre euro et monnaie nationale ?

Nous avons une proposition de système de paiement parallèle en zone euro, comme je vous l’ai dit toute à l’heure. Ce qui est bien dans ce système, c’est que vous réparez l’euro mais que dans le même temps, si l’euro s’effondre, ce système permet le passage à une monnaie nationale. À la différence de ceux qui parlent d’un plan B, nous voulons un plan A. Mais nous incorporons au plan A des composants qui permettent d’anticiper l’effondrement. Ce système permet de rendre l’euro meilleur et plus soutenable, mais dans le même temps il permet d’anticiper le choc d’une sortie de l’euro.

Vous définiriez-vous comme fédéraliste en faveur d’“États-Unis d’Europe”, plutôt souverainiste et pour une “Europe des Nations”, ou quelque chose entre les deux ?

Je suis un marxiste. Je ne vois pas la nation comme un concept naturel mais comme le résultat d’un processus historique. Elles ont émergé au XIXe siècle pour servir l’accumulation du capital. Par exemple, l’identité nationale grecque n’existait pas il y a seulement 300 ans. Trois siècles en arrière, les Grecs se pensaient davantage comme des chrétiens membres de l’empire ottoman. Le concept de nation tout comme notre identité évoluent. Un grand nombre d’Européens, les jeunes en particulier, se sentent bien plus européens qu’avant. Étant donné que je suis internationaliste, j’aimerais développer cette identité européenne, pour créer un “demos” européen. Ce sont les processus politiques, la “praxis”, comme on dit en grec, qui créeront une identité européenne, qui préservera aussi les identités nationales. Je ne vois pas de conflit entre identités européenne et nationales.

©Cyrille Choupas

Vous avez appelé à la “désobéissance”. Quelle forme cela peut prendre à l’échelle individuelle ?

A l’échelle citoyenne, c’est facile. La ville de Naples a par exemple décidé de ne pas respecter les règles de Maastricht sur les dettes et le déficit et de lancer une campagne de désobéissance, en occupant des bâtiments, etc [lire notre dossier sur Naples dans le précédent numéro de Socialter]. Mais ce que nous proposons est plus fort que ça : la désobéissance gouvernementale. Prenez Macron, par exemple : pourquoi ses propositions européennes n’aboutissent-elles pas ? Elles étaient très faibles – elles n’auraient pas fait grande différence – mais Berlin a quand même dit non. Pourquoi ? Parce qu’il n’envisageait pas la désobéissance. Moi je pratique la désobéissance européenne. Je dis : “Non je ne signerai pas, tuez moi”. Si Macron veut que ses propositions aient la moindre chance, il peut bien être modéré, mais dans le même temps il doit être prêt à la désobéissance. C’est la chaise vide de Charles de Gaulle. Si vous n’êtes pas prêt à faire ça, l’Europe ne changera pas. C’est là la différence entre la désintégration, la volonté de faire Brexit, Frexit, Grexit, et ceux qui comme moi, disent : “non on reste, et c’est vous qui sortez”. Chaise vide et véto jusqu’à ce qu’on ait une conversation décente.

Vous avez créé il y a deux ans DiEM 25, quel est votre agenda pour les prochains mois ?

DiEM 25 est une plateforme électorale en vue des élections européennes de 2019. Nous avons formé une plateforme démocratique et ouverte. Tous les citoyens et tous les courants politiques peuvent échanger avec nous sur ce qu’il convient de faire – et non pas “qui aura quel poste”. On parle de ce qu’il faut faire demain matin, dans deux ans ou dans dix. On évoque tous les problèmes qui affectent nos sociétés et les citoyens. Nous avons finalisé un “New Deal pour l’Europe”, un agenda politique qui couvre presque tout et qui est très clair. On a travaillé dur, avec beaucoup de partenaires potentiels partout en Europe. Le pire ennemi de l’Europe c’est le dogme qui prétend qu’il n’y a pas d’alternatives. Mais nous devons offrir des alternatives aux gens, poser des questions très spécifiques, réfléchir à ce qu’il faut faire au cas par cas, avec un agenda très précis. Ces réponses proposées par DiEM25 sont le résultat d’une concertation et d’un vote section par section. C’est essentiel pour montrer ce que l’on entend par “démocratie”.

Pensez vous endosser de nouveau des responsabilités politiques en Europe ou Grèce ?

Non. Tsipras a dit au moins une chose correcte sur moi : “Yanis est un bon économiste mais un terrible politicien”. Être un “terrible politicien” est un honneur pour moi. Si un jour je deviens un bon politicien, flinguez moi. Être aux responsabilités est pour moi un cauchemar. Mais c’est comme sortir les poubelles le soir : quelqu’un doit le faire.

Avez-vous encore des contacts avec Wolfgang Schäuble ?

Non. Mais je dois dire que les conversations avec lui étaient très exaltantes.

La question macédonienne peut-elle faire tomber Tsipras ?

Historien, spécialiste de la Grèce et des Balkans, auteur d’une oeuvre historique en trois tomes intitulée La Grèce et les Balkans (Folio Histoire), Olivier Delorme revient sur l’épineuse question macédonienne et son influence sur la politique intérieure grecque. A l’aune des manifestations de masse qui ont eu lieu à Thessalonique et à Athènes contre l’ouverture de négociations avec Skopje, on peut envisager que le nationalisme hellénique arrive à faire coaguler les mécontentements contre le gouvernement Tsipras. A moins que Tsipras n’ait l’intention de se servir de la question macédonienne pour fracturer la droite et se maintenir au pouvoir… 

Si l’on veut comprendre quelque chose à la « question macédonienne » et ne pas s’arrêter aux poncifs véhiculés par les médias dominants d’Europe occidentale, il faut commencer par prendre en compte les trois réalités que recouvre l’appellation de Macédoine :

– un royaume antique de langue et de culture helléniques dont les centres de pouvoir se trouvaient sur le territoire de la Grèce d’aujourd’hui : Pella, Verghina (Aigéai antique), Philippes sont des sites archéologiques remarquables dont les musées[1] présentent un matériel attestant le large usage d’un soleil à seize branches, que l’Ancienne République yougoslave de Macédoine (ARYM[2]) adopta, lors de son indépendance consécutive aux guerres de sécession yougoslaves, en septembre 1991, comme symbole figurant sur son drapeau ;

– une région géographique appartenant aux États impériaux byzantin puis ottoman, où les Slaves et les Turcs, arrivés aux VIe-VIIe siècles de notre ère pour les premiers, au XIVe pour les seconds, se sont imbriqués aux populations plus anciennement installées – grecques, albanaises, aroumaines ;

– un territoire partagé à l’issue des guerres balkaniques de 1912-1913, entre les États nationaux nés au XIXe siècle – Grèce (Macédoine égéenne), Bulgarie (Macédoine du Pirin), Serbie (Macédoine du Vardar) –, lesquels ont procédé à des échanges de population, volontaires ou non, afin d’assurer à chacune de ces trois Macédoines une relative homogénéité « ethnique ».

Pris dans la tourmente des guerres balkaniques, le nationalisme macédonien se retrouve coincé entre les antagonismes helléno-bulgares 

A la fin du XIXe siècle, se développe en outre un mouvement national macédonien, revendiquant une identité slave distincte des identités bulgare et serbe, dont les membres (komitadjis) utilisent le terrorisme contre l’Empire ottoman et contre la population grecque, puis contre les États nationaux serbe et bulgare durant l’entre-deux-guerres. Ce sont des komitadjis, agissant pour le compte des oustachis croates, qui assassinent le roi de Yougoslavie Alexandre et le ministre des Affaires étrangères français Barthou, à Marseille en octobre 1934. Cette revendication nationale s’appuie sur l’existence d’une langue propre dont beaucoup considèrent qu’elle est en réalité un dialecte très proche du bulgare (du bulgare écrit sur une machine à écrire serbe si l’on veut faire un peu de mauvais esprit ; les délégations de l’ARYM en Bulgarie comprennent toujours un interprète dont la seule utilité est d’affirmer l’existence d’une langue différente du bulgare alors que Bulgares et Macédoniens de l’ARYM se comprennent parfaitement).

La question se complique encore après la première guerre mondiale, du fait de la position du Komintern[3] qui, dans les années 1920, considère que les Balkans devraient être réorganisés dans une fédération dont une Macédoine unifiée serait l’une des composantes – position qui, en Grèce, marginalisera durablement le Parti communiste (KKE) comme traître aux intérêts nationaux. Elle prend un tour d’autant plus passionnel en Grèce que nombre des 1,5 million de Grecs chassés d’Asie Mineure en 1922-1923 sont installés en Macédoine égéenne. Or, ces réfugiés qui ont subi, soit un génocide comparable à celui des Arméniens pour les Pontiques installés au bord de la mer Noire (le Pont Euxin des Anciens), soit une brutale purification ethnique pratiquée par la Turquie kémaliste naissante, ne peuvent supporter de voir mise en cause l’appartenance à la Grèce du refuge où ils reprennent racine.

Et ce qui reste inconcevable aujourd’hui pour beaucoup de leurs descendants, héritiers d’une mémoire toujours vive et douloureuse.

“Tout auréolé de son rôle à la tête du plus puissant mouvement de résistance d’Europe, Tito se voit alors un destin dépassant les frontières yougoslaves. Avec celui qui fut son supérieur au Komintern, le Bulgare Dimitrov, il négocie la forme que pourrait prendre la fédération balkanique mise en sourdine durant les années 1930. Pour Tito, il ne pourrait s’agir que d’un élargissement de la Yougoslavie dont il serait le leader naturel : aux six républiques s’ajouteraient l’Albanie, la Bulgarie et la Grèce.”

La question et la mémoire se compliquent d’autant plus que, de 1941 à 1944, une partie de la Macédoine égéenne et de la Thrace est annexée à la Bulgarie, alliée de l’Axe, qui y mène une politique de slavisation forcée, si cruelle et implacable que nombre de Grecs choisissent de fuir la zone bulgare pour la zone d’occupation allemande où l’on meurt pourtant de faim durant l’hiver 1941-1942.

Mais la situation n’est guère plus simple au nord. Car une fois la Yougoslavie occupée et démantelée par les États de l’Axe au printemps 1941, la Macédoine du Vardar, échue à la Serbie en 1912-1913, est elle aussi annexée à la Bulgarie et bulgarisée de force, tandis que le parti communiste de la région choisit de s’affilier à celui de Sofia – à la grande fureur d’un Tito, qui obtient de Moscou le retour de ce parti dans son giron… et l’épuration des cadres macédoniens pro-bulgares.

La fédération balkanique titiste bute sur la question macédonienne  

Aussi, parmi les six entités fédérées et les cinq peuples constitutifs de la Yougoslavie titiste d’après guerre, figurent une République de Macédoine (Macédoine du Vardar détachée de la Serbie) et un peuple macédonien. Mais tout auréolé de son rôle à la tête du plus puissant mouvement de résistance d’Europe, Tito se voit alors un destin dépassant les frontières yougoslaves. Avec celui qui fut son supérieur au Komintern, le Bulgare Dimitrov, il négocie la forme que pourrait prendre la fédération balkanique mise en sourdine durant les années 1930. Pour Tito, il ne pourrait s’agir que d’un élargissement de la Yougoslavie dont il serait le leader naturel : aux six républiques s’ajouteraient l’Albanie (qui se trouve alors très largement sous contrôle yougoslave), la Bulgarie et la Grèce. Quant à la République fédérée de Macédoine, elle se verrait annexées les Macédoines égéenne et du Pirin auxquelles la Grèce et la Bulgarie auraient dû renoncer. Pour Dimitrov au contraire, il s’agirait d’une fédération des États existants, dans laquelle la Yougoslavie disposerait d’une voix (et non de six comme dans le projet titiste) à égalité avec la Bulgarie, l’Albanie et la Grèce. C’est Staline qui, sans d’abord avoir manifesté d’opposition à ce que la Yougoslavie « avale l’Albanie[4] », sifflera brutalement la fin de la partie, jugeant inacceptable qu’à travers ce projet, largement ébauché dans son dos, Tito vise une hégémonie régionale qui ne pourrait qu’affaiblir le rôle dirigeant de l’URSS dans un bloc soviétique en cours de consolidation. Cela constituera même une des raisons majeures de l’excommunication de la direction yougoslave.

Le Maréchal Tito, ici avec Koča Popović, Chef d’état-major de l’Armée populaire yougoslave de 1948 à 1953.
Stevan Kragujević. ©Stevan Kragujević

Enfin la question macédonienne contribue largement à la défaite du KKE entré en guerre civile en 1946, et dont les approvisionnements dépendent de Tito bien plus que de Staline (lequel n’a jamais envisagé sérieusement de remettre en cause le partage d’influence dans la région négocié avec Churchill en octobre 1944). Contraint à se rallier au projet titiste de Macédoine unifiée en échange de l’aide yougoslave, le KKE perd nombre de ses soutiens en Grèce. Car si beaucoup pouvaient partager ses objectifs politiques intérieurs, beaucoup considèrent ce ralliement comme une trahison des intérêts nationaux fondamentaux de la Grèce.

“Au dernier acte de la tragédie de la guerre civile grecque, sommé par Moscou de condamner la dissidence yougoslave, le KKE se condamne à l’asphyxie en choisissant la fidélité à Staline contre Tito – lequel lui coupe les vivres.”

Le KKE voit dès lors sa base se réduire progressivement aux Grecs de langue slave qui hypothèquent un peu plus leur place dans la Grèce des lendemains de la guerre civile : on les considérait déjà comme ayant profité de l’occupation bulgare ou y ayant collaboré, ils apparaissent désormais comme faisant le jeu des communistes et du démantèlement de l’État grec. Nombre d’entre eux seront contraints au départ vers la Bulgarie, la Yougoslavie ou l’Albanie. Les autres resteront durablement suspects au pouvoir réactionnaire qui s’installe en Grèce, sous tutelle américaine, à la faveur de la guerre civile. Quant à l’électorat de Macédoine égéenne, il bascule massivement, en partie à cause de cet enjeu macédonien, de la gauche ou du progressisme incarné par Vénizélos, le grand homme d’État grec de la première moitié du siècle, vers la droite conservatrice.

Au dernier acte de la tragédie de la guerre civile grecque, sommé par Moscou de condamner la dissidence yougoslave, le KKE se condamne à l’asphyxie en choisissant la fidélité à Staline contre Tito – lequel lui coupe les vivres.

La question macédonienne est donc à la fois multiforme et éminemment passionnelle. De sorte que, face aux guerres de sécession yougoslaves des années 1990, les dirigeants titistes de la République fédérée de Macédoine ne se résolurent à l’indépendance que par défaut, une fois épuisés les espoirs de rénovation de la fédération. D’autant qu’ils redoutaient d’avoir à gérer une république qui était la plus pauvre de Yougoslavie, totalement enclavée – sans débouché maritime, ressources naturelles notables, ni économie viable. D’ailleurs, où qu’on se situe dans la région, l’indépendance de cet État soulève d’épineuses questions. Sofia a reconnu l’État macédonien, mais non le peuple macédonien qu’elle considère comme une partie du peuple bulgare. Et si Tirana reconnaît un peuple macédonien – slave –, nombre des dirigeants albanais professent que l’est de l’ARYM a vocation à rejoindre la Bulgarie et l’ouest, majoritairement albanophone, à devenir un troisième État albanais, après l’Albanie et le Kosovo, voire à rejoindre une Grande Albanie telle qu’elle exista sous protection de l’Italie fasciste puis de l’Allemagne nazie entre 1941 et 1944.

Dès les années 90, la question macédonienne fait chavirer les gouvernements à Athènes

Mais c’est à Athènes que cette indépendance suscita la plus grande inquiétude. D’abord parce qu’elle réveillait trop de spectres : guerres balkaniques et guerre mondiale de 1912 à 1918, Grande Catastrophe d’Asie Mineure de 1922-1923, bulgarisation forcée de 1941 à 1944, guerre civile de 1946 à 1949. Ensuite parce que, dans le contexte des guerres de sécession yougoslaves où s’exaltaient les passions nationales et les irrédentismes, s’approprier le nom de Macédoine, celui d’une région divisée entre trois États et qui ne peut donc être la propriété d’un seul, ainsi que du soleil de Verghina, emblème associé à une dynastie de culture hellénique dont les capitales se trouvaient sur le territoire actuel de la Grèce, faisaient redouter aux Grecs un irrédentisme latent, crainte renforcée par plusieurs articles fort ambigus de la Constitution du nouvel État. En outre, jamais les komitadjis n’avaient renoncé à revendiquer Thessalonique pour capitale de la Macédoine et, lors de l’indépendance de 1991, le principal parti d’opposition, à Skopje, se revendiquait de cet héritage en reprenant le nom du parti historique de ces terroristes macédoniens, la VMRO, ou Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne, fondée un siècle plus tôt en 1893.

Konstantinos Mitsotakis. ©Konstantinos Mitsotakis.

Les partenaires européens de la Grèce ignorant ou voulant ignorer ce contexte passionnel, les pressions et chantages financiers de l’UE se font dès lors de plus en plus appuyés afin de pousser le Premier ministre grec conservateur, Konstantinos Mitsotakis, arrivé au pouvoir laborieusement (après trois élections législatives en un an et avec deux sièges de majorité), à reconnaître sans condition le nouvel État. Et ses concessions conduisent le jeune ministre des Affaires étrangères, Antonis Samaras, à démissionner en avril 1992, à quitter le parti conservateur Nouvelle Démocratie (ND) et à fonder un nouveau mouvement « Printemps politique », sur une ligne d’intransigeance à l’égard de Skopje. Dès lors, le gouvernement Mitsotakis est en sursis – jusqu’à ce que, acceptant en avril 1993, l’admission à l’ONU (donc au FMI et à la Banque mondiale) du nouvel État sous le nom d’Ancienne République yougoslave de Macédoine et sans que son drapeau litigieux soit hissé, il se trouve obligé de provoquer de nouvelles élections lorsque les députés qui ont suivi Samaras lui retirent leur soutien.

Le PASOK fait son beurre en récupérant le nationalisme hellénique, accentuant les tensions avec Skopje 

La question macédonienne a donc fait tomber le gouvernement d’Athènes et Mitsotakis perd les élections d’octobre 1993 (Samaras obtient 4,88 % des voix et 10 députés). Face à lui, le Parti socialiste panhellénique (PASOK) a compris que se placer sur le terrain patriotique de l’intransigeance envers Skopje était son meilleur atout pour revenir au pouvoir, perdu en 1989 à la suite de retentissants scandales. Participant activement, aux côtés de l’Église, à la mobilisation de la société qui aboutit à des manifestations de masse à Thessalonique, Athènes et un peu partout dans le pays, il réalise à ces élections le deuxième meilleur score de toute son histoire (46,88 % et 170 sièges sur 300). Andréas Papandréou redevient alors Premier ministre et, dès novembre, la Grèce quitte les négociations patronnées par l’ONU, puis décide de fermer sa frontière le 16 février 1994, alors que Thessalonique est un poumon économique essentiel pour l’ARYM.

Parallèlement, à Skopje, la VMRO accuse le gouvernement social-démocrate de trahir les intérêts fondamentaux de la nation lorsque celui-ci reprend les négociations avec Athènes sous l’égide de l’ONU, sous forte pression américaine et sous la contrainte de la nécessité. Car le blocus grec aggrave encore une situation économique rendue catastrophique par l’embargo international contre la Serbie et le Monténégro (1992) et par l’afflux de réfugiés venus du Kosovo et de Bosnie. En 1995, le revenu par habitant, qui s’élevait à 2 200 dollars en 1990, n’est plus que de 700 dollars, et 40 % de la population active se trouve au chômage en 1996.

“Dans les années qui suivent, l’ARYM voit en outre monter les tensions entre majorité slave et minorité albanophone (faute de recensement, l’enjeu politique étant trop fort, les estimations de l’importance respective des deux communautés font l’objet d’interminables controverses).”

Le compromis auquel Athènes et Skopje parviennent en novembre 1994 prévoit l’établissement de relations diplomatiques entre les deux capitales, la réaffirmation solennelle de l’intangibilité des frontières, la libre circulation des biens et des personnes (donc la levée du blocus grec), l’abandon du soleil de Verghina comme drapeau de l’ARYM, l’engagement de la Grèce à ne pas s’opposer à son admission dans les organisations internationales dont elle est membre. En outre, il est précisé que les passages litigieux de la Constitution ne pourront être interprétés comme constituant « la base d’une revendication quelconque » de la part de Skopje « à l’égard de tout territoire qui ne se trouve pas à l’intérieur de ses frontières » et qu’ils ne pourront jamais être allégués comme « une raison d’intervenir dans les affaires intérieures d’un autre État en vue de protéger le statut et les droits de toutes personnes se trouvant dans d’autres États. »

Enfin, Athènes et Skopje s’engagent à négocier sur un nom du nouvel État qui soit acceptable par tous, négociation toujours au point mort vingt-trois ans plus tard alors que, dans l’intervalle, la Grèce s’est installée au rang de troisième partenaire commercial de l’ARYM et de premier investisseur dans ce pays.

La montée des tensions albano-slaves mène la Macédoine à multiplier les provocations à l’égard d’Athènes

Dans les années qui suivent, l’ARYM voit en outre monter les tensions entre majorité slave et minorité albanophone (faute de recensement, l’enjeu politique étant trop fort, les estimations de l’importance respective des deux communautés font l’objet d’interminables controverses). Au tournant des années 2000, ces tensions conduisent même le pays au bord de l’explosion sous la pression militaire d’une Armée de libération nationale de Macédoine[5], désireuse de réitérer le coup réussi par l’UÇK au Kosovo. Mais l’intervention des États-Unis et de plusieurs États européens pour garantir l’unité de l’ARYM transforme celle-ci en un État sous tutelle, un quasi-protectorat. Tandis que l’économie, largement mafieuse, ne décolle pas, et que le système politique est gangrené par un clientélisme généralisé qui prive l’État de toute efficacité. En outre, chaque alternance entre la VMRO et l’Alliance sociale-démocrate de Macédoine (SDSM), partis dominants de la communauté slave dont le dynamisme démographique des albanophones menace à terme la situation majoritaire, se traduit par un marchandage avec le parti albanophone choisi comme partenaire (indispensable) de coalition, ce qui conduit à une ethnicisation croissante de la vie politique, de l’enseignement, de l’administration, de sorte que l’ARYM ressemble de plus en plus à un État bicommunautaire dont l’unité est de plus en plus virtuelle.

En outre, si les gouvernements SDSM restent prudents face aux comportements pouvant donner lieu aux accusations d’irrédentisme, ceux de la VMRO (1998-2002 et 2006-2016) adoptent une attitude bien différente. C’est notamment le cas de Nikola Gruevski, Premier ministre de 2006 à 2016, né dans une famille originaire de Grèce et partie pour la Yougoslavie durant la guerre civile, qui en plus d’une pratique du pouvoir passablement tyrannique (mainmise sur les médias et la justice, atteinte aux droits de l’opposition, pressions sur les ONG, modification de la loi électorale…) se fait le champion d’une absurde volonté d’accaparement par un pays slavo-albanais de la « mémoire » du royaume macédonien antique de culture grecque, véritable chiffon rouge pour la plupart des Grecs. La statue équestre et monumentale d’Alexandre le Grand érigée au sommet d’une colonne de béton dans le cadre du kitschissime et mégalomaniaque plan « Skopje 2014 », au coût exorbitant pour ce pays pauvre, est particulièrement symptomatique de cette provocation permanente. Le nouvel aéroport de Skopje est baptisé « Alexandre-le-Grand », comme l’autoroute Skopje-Thessalonique, tandis que le stade rénové de la capitale reçoit le nom d’Arena Philippe II. Ne reculant devant aucun ridicule, Gruevski reçoit en grande pompe le prince Ghazanfar Ali Khan, chef de la tribu pakistanaise des Hunzas qui prétend descendre des soldats d’Alexandre et, cette même année 2008, Gruevski dépose une gerbe au monument à Goce Delčev, un des pères de la VMRO, monument agrémenté pour l’occasion d’une carte de la Macédoine comprenant Thessalonique et les Macédoines grecque et bulgare.

Aéroport Alexandre Le Grand ©Hristina Dojcinova

Ces innombrables provocations, contraires au moins à l’esprit de l’accord de 1994, conduisent Athènes, en avril 2008 et malgré les engagements pris dans cet accord, à bloquer l’intégration de l’ARYM à l’OTAN. En réponse, Gruevski adresse, en juillet, au président de la Commission européenne, une lettre lui demandant de faire respecter les droits linguistiques et d’expression d’une prétendue « minorité macédonienne » vivant en Grèce. Il s’attire une fin de non-recevoir (l’UE n’a pas de compétence en la matière) agrémentée d’un rappel que les relations de bon voisinage figurent parmi les conditions à une éventuelle adhésion. Skopje saisit également la Cour internationale de Justice de la question du veto grec. Dans sa décision (5 décembre 2011), la Cour écartera l’argument de la lettre à la Commission, puisque celle-ci était postérieure au veto. De manière nettement plus contestable, elle considérera que les manuels scolaires en usage dans l’ARYM, et qui véhiculent pourtant un irrédentisme flagrant, ne constituent pas un acte d’hostilité ou de propagande de nature à justifier le veto. Et elle conclura que la Grèce « a méconnu son obligation de ne pas s’opposer à l’admission » de l’ARYM à l’OTAN, tout en écartant les demandes de réparation de Skopje.

“Dans ces conditions, la position du Premier ministre grec Alexis Tsipras, qui profite de cette fenêtre d’opportunité pour engager des discussions sur une solution définitive à la question du nom (et de la révision de la Constitution de l’ARYM ?), peut paraître justifiée – sans que cela implique une complaisance envers sa politique de soumission aux injonctions euro-allemandes.”

Au demeurant, les provocations de Gruevski n’indisposent pas que les Grecs. Elles conduisent aussi Sofia à préciser que son soutien à l’intégration européenne n’est pas inconditionnel et que la Bulgarie pourrait même… rallier la position d’Athènes dans la querelle du nom. Ce que la Serbie a fait en 2009, après que Skopje, sous la pression de sa propre minorité albanaise, eut reconnu l’indépendance du Kosovo.

Marquée par les tensions, la décennie Gruevski s’achève dans une grave crise intérieure émaillée de violences puisque la VMRO, si elle est arrivée légèrement en tête aux élections législatives de décembre 2016, s’avère incapable de former une coalition majoritaire tout en refusant de céder le pouvoir. Il faudra plus de cinq mois et d’intenses pressions américaines et européennes pour que le leader du SDSM, Zoran Zaev, puisse constituer un gouvernement investi le 31 mai 2017 par 62 députés sur 120.

Ce nouveau gouvernement semble prêt à rompre avec la ligne du précédent : on évoque désormais à Skopje la possibilité de débaptiser les monuments, routes ou édifices, de remiser les statues, tous symboles qui font obstacle à une détente et à un dialogue enfin constructif. S’il mettait fin également à la circulation de cartes ou de manuels scolaires véhiculant un irrédentisme plus ou moins manifeste, on ne pourrait que se féliciter de cette évolution. Et dans ces conditions, la position du Premier ministre grec Alexis Tsipras, qui profite de cette fenêtre d’opportunité pour engager des discussions sur une solution définitive à la question du nom (et de la révision de la Constitution de l’ARYM ?), peut paraître justifiée – sans que cela implique une complaisance envers sa politique de soumission aux injonctions euro-allemandes, le Parlement grec ayant dû adopter au début de 2018, en quelques jours, un énième « mémorandum » intérimaire de 1531 pages, selon un rituel régulier depuis 2010 qui constitue une négation des principes fondamentaux de la démocratie parlementaire, puisque les députés n’ont pu ni prendre connaissance sérieusement des centaines de mesures contenues dans ce document, ni les amender.

La question macédonienne élude le véritable défi géopolitique de la Grèce assiégée par l’euro-germanisme : l’hydre turque

En effet, l’intérêt géostratégique d’Athènes n’est-il pas aujourd’hui d’avoir les meilleures relations possibles avec Skopje ? Plutôt que l’irrédentisme éventuel d’un pays pauvre de 2,1 millions d’habitants, le défi géostratégique majeur de la Grèce, 10,75 millions d’habitants, n’est-il pas celui que lui impose une Turquie de 79,5 millions d’habitants, dotée d’une armée quatre à cinq fois plus puissante que la sienne, et dont le gouvernement islamiste (largement financé par l’UE au titre de la préadhésion comme du chantage aux migrants) s’est engagé dans une dérive autoritaire et un aventurisme de plus en plus imprévisible, incontrôlable et agressif, comme le montrent les récents incidents dans les eaux territoriales du Dodécanèse, près des îlots d’Imia et l’invasion du territoire syrien ? Qui, sinon Erdoğan, remet en cause les frontières de la région en évoquant régulièrement depuis un an la caducité du traité de Lausanne (1923) qui les a fixées ? Quel État, sinon la Turquie, en plus de l’Arabie saoudite et du Qatar, s’emploie, depuis les années 1990, à convertir à un Islam rigoriste des communautés musulmanes des Balkans (Bosnie, Kosovo, Albanie, ARYM, Bulgarie, Grèce) traditionnellement acquises à un Islam tolérant, syncrétique et peu observant ? La même Turquie qui ne cesse de renforcer sa coopération militaire avec l’Albanie ainsi que sa présence économique dans ce pays comme au Kosovo, et dont l’éclatement de l’ARYM favoriserait plus encore une politique néo-ottomane de plus en plus problématique.

Recep Tayyip Erdogan, le président turque en visite à Moscou. ©Kremlin

En outre, si la dénomination « République de Macédoine » paraît légitimement inacceptable pour la Grèce, dans la mesure où elle peut impliquer que la Macédoine est tout entière dans cette République ou que toutes les parties de la Macédoine géographique ont vocation à y entrer, il n’en va pas de même des noms qui, depuis longtemps déjà, sont sur la table – Haute-Macédoine, qui semble aujourd’hui avoir l’avantage, Macédoine du Nord, Macédoine du Vardar, Macédoine-Skopje… (les albanophones, qui viennent d’obtenir la reconnaissance de l’albanais comme deuxième langue officielle de l’ARYM, ne pourraient bien sûr accepter Macédoine slave) – lesquels indiquent que le mot Macédoine est employé dans son sens de région géographique et que cette République ne prétend pas à être la seule Macédoine.

“En effet, l’intérêt géostratégique d’Athènes n’est-il pas aujourd’hui d’avoir les meilleures relations possibles avec Skopje ? Plutôt que l’irrédentisme éventuel d’un pays pauvre de 2,1 millions d’habitants, le défi géostratégique majeur de la Grèce, 10,75 millions d’habitants, n’est-il pas celui que lui impose une Turquie de 79,5 millions d’habitants, dotée d’une armée quatre à cinq fois plus puissante que la sienne, et dont le gouvernement islamiste s’est engagé dans une dérive autoritaire ?”

Bien sûr, un accord qui lèverait le veto grec à l’adhésion de l’ARYM à l’OTAN et à l’UE priverait à l’avenir la Grèce de ce moyen de pression sur Skopje. Or, la coalition gouvernementale de Skopje est si faible et fragile (49 sièges pour le SDSM et les partis slaves avec lesquels il a fait liste commune, 10 et 3 pour ses deux partis albanophones partenaires, sur 120 députés, alors que la VMRO en a 51, les 7 autres sièges allant à une formation slave et une albanophone) que toute révision des articles litigieux de la Constitution semble bien improbable. Quant à l’opinion, d’après les sondages, elle est très majoritairement hostile à un autre nom que celui de République de Macédoine. Et l’on peut donc craindre que, la VMRO revenant au pouvoir à plus ou moins brève échéance, elle profite de la levée des vetos grecs tout en ne respectant pas l’accord qu’aurait conclu son prédécesseur. C’est un risque. La question pour tout gouvernement est de choisir entre des risques.

Reste la question intérieure grecque et elle est loin d’être simple.

La question macédonienne pourrait conduire à la coagulation des mécontentements contre Tsipras 

Dans les années 1990, la mobilisation populaire était progressivement montée en puissance – jusqu’à rassembler un million de manifestants (10 % de la population grecque d’alors). Suivant les sources, ce seraient de cent mille à quatre cent mille personnes qui auraient manifesté le dimanche 21 janvier 2018 à Thessalonique, et de cent quarante mille à un million et demi qui se sont rassemblés au centre d’Athènes le dimanche 4 février, alors qu’il ne s’agit que de l’amorce d’un processus et d’une mobilisation contre une entrée en négociation, non contre le résultat de celle-ci.

Dans un pays martyrisé depuis bientôt dix ans par les politiques euro-allemandes, les mouvements sociaux n’ont jamais cessé, mais ils ne convergent pas, ils ne coagulent pas. Partout en Grèce, le mécontentement contre le gouvernement est palpable, mélange d’amertume d’avoir été trompé, d’humiliation née de la manière dont la Grèce a été traitée par l’UE et par les médias occidentaux, de colère à voir bradés à des acheteurs étrangers infrastructures et patrimoine publics. En fait, après les grands mouvements sociaux de 2010-2011, la trahison par Tsipras du résultat du référendum qu’il avait convoqué à l’été 2015 et la conviction que, dans le cadre européen, aucune alternance des forces politiques ne peut déboucher sur une politique alternative, l’opinion a sombré dans une profonde dépression où se conjuguent rage sourde, apathie et sentiment d’impuissance.

“À moins que, du fait d’une mise en œuvre graduelle des mesures imposées à la Grèce par la tutelle euro-allemande, Tsipras ne préfère tomber avant. Il pourrait faire le calcul qu’en anticipant ce scrutin plutôt que d’attendre la dégradation de la situation qui lui vaudra quelques points de moins, Syriza pourrait sauver assez de sièges pour s’imposer comme l’une des composantes obligées d’un gouvernement « d’union nationale » – une « Grosse Koalition » qui, dans le cadre européen, devient le modèle dominant et dont il a appelé de ses vœux la reconduction en Allemagne.”

Aussi la question aujourd’hui n’est-elle pas tant celle du bien-fondé de la position de Tsipras à l’égard de l’ARYM que celle de la coagulation sur un mode patriotique, à travers la question macédonienne et les passions qu’elle véhicule, de toutes les rancœurs que le gouvernement a accumulées contre lui du fait de sa politique depuis l’été 2015 (selon les sondages, Syriza peinerait à rassembler plus d’un électeur sur cinq ayant l’intention de voter). Et c’est là qu’on peut tenter un parallèle avec le destin du gouvernement Mitsotakis en 1992-1993 : si, depuis 1990, sa politique libérale dure n’avait pas brutalisé de larges secteurs de la société, on peut penser que la mobilisation sur la question macédonienne, alors exploitée par le PASOK, n’aurait pas pris l’ampleur qu’elle avait prise alors.

L’autre ressemblance entre ce moment de crise et le temps présent, c’est la majorité très étroite du gouvernement : 2 sièges à l’époque ; sur 300 députés, les élections de septembre 2015 en ont donné 145 à Syriza et 10 à son allié de droite dite souverainiste « Les Grecs indépendants » (ANEL). En 1993, Mitsotakis tomba, sur la question macédonienne, du fait de la défection de son ancien ministre des Affaires étrangères, Samaras. Et Tsipras ne peut se maintenir au pouvoir sans l’appoint de l’ANEL. Or ce petit mouvement revendique une identité orthodoxe et une résolution farouche à défendre l’hellénisme – d’où son intransigeance sur la question macédonienne. Pour l’instant, le chef de l’ANEL et ministre de la Défense, Panos Kammenos, a multiplié les déclarations contradictoires, suggérant pour l’ARYM le nom « Vardarska » (du nom du fleuve Vardar, Axios en grec) qu’on sait inacceptable par Skopje, tout en assurant son collègue des Affaires étrangères de sa confiance. Mais le 21 janvier dernier, trois députés et le vice-président de l’ANEL ont participé au rassemblement de Thessalonique dont le mot d’ordre était le refus de tout emploi du mot Macédoine dans le nom définitif de l’ARYM. Pour autant, les sondages créditant aujourd’hui l’ANEL d’un score insuffisant pour obtenir une représentation parlementaire, ses députés peuvent être tentés de conserver leurs sièges jusqu’au terme de la législature (2019). De même que, ayant quitté la ND par refus des mémorandums euro-allemands, ils les ont acceptés une fois parvenus au pouvoir avec Syriza. Mais ce serait à coup sûr se couper de ce qui reste à ce parti d’une base électorale qui l’a rallié sur la défense de l’hellénisme.

La tentation de Tsipras pourrait être de fracturer la droite et de s’imposer comme la plaque tournante d’une nouvelle grande coalition

À moins que, du fait d’une mise en œuvre graduelle des mesures imposées à la Grèce par la tutelle euro-allemande, les effets austéritaires de celles-ci devant s’aggraver notablement à partir du 1er janvier 2019, Tsipras ne préfère tomber avant. Il pourrait faire le calcul qu’en anticipant ce scrutin (le terme de la législature est en septembre 2019) plutôt que d’attendre la dégradation de la situation qui lui vaudra quelques points de moins, Syriza pourrait sauver assez de sièges pour s’imposer comme l’une des composantes obligées d’un gouvernement « d’union nationale » – une « Grosse Koalition » qui, dans le cadre européen, devient le modèle dominant et dont il a appelé de ses vœux la reconduction en Allemagne. Car l’abstention, qui atteindra sans doute des sommets inégalés en Grèce, s’ajoutant à l’effet mécanique du scrutin proportionnel et à la faible adhésion suscitée par la droite, dont le principal argument est qu’elle serait mieux en cour à Berlin, risque bien de priver la ND, créditée par les sondages d’un maigre score autour de 30 %, de majorité absolue.

Dans ces conditions, Tsipras pourrait donc s’être avancé sur le terrain macédonien pour pousser l’ANEL à prendre la responsabilité d’élections anticipées tout en affaiblissant, à droite, le leadership déjà contesté de Kyriakos Mitsotakis.

Car la question macédonienne est sans doute un excellent moyen d’activer les fractures qui traversent le parti conservateur. Samaras, qui a fait tomber le père de l’actuel chef du parti en 1993, incarne toujours la droite dure, proche de l’extrême droite, d’une ND qu’il a réintégrée et dont il a pris la présidence en 2009, avant de devenir Premier ministre de 2012 à 2015, présidence qu’il a dû abandonner après la victoire du Non au référendum de l’été 2015. Quant aux modérés, il restent profondément divisés par la haine qui « lie » les deux clans Karamanlis et Mitsotakis, à la manière des Montaigu et des Capulet : à la fin 2015, Kyriakos Mitsotakis est devenu chef de la ND à l’issue  d’un scrutin interne, à la transparence contestée, dans lequel il a battu le candidat des Karamanlis.

Or si Kyriakos Mitsotakis ne peut guère engager aujourd’hui le combat contre le gouvernement sur la question macédonienne, la position de Tsipras étant à peu près celle du père de Kyriakos en 1993, il ne peut non plus approuver Tsipras sans risquer d’être mis en cause, comme son père vingt-cinq ans plus tôt, par nombre de députés et d’électeurs de son parti. Ainsi, lors de la manifestation de Thessalonique de ce 21 janvier, a-t-on vu tous les députés ND de la région, au premier rang desquels les représentants du clan Karamanlis dont le berceau est à Serrès (une des sept préfectures de la région grecque de Macédoine centrale). Premier ministre de 1955 à 1963 puis de 1974 à 1980, période où il gère la transition démocratique qui suit l’effondrement de la dictature militaire, Konstantinos Karamanlis racontait que, né sujet ottoman, il avait le souvenir, dans son enfance, des armes cachées par son père pour les combattants grecs contre les Turcs et les komitadjis. Président de la République de 1980 à 1985 puis de 1990 à 1995, il se garda alors d’apporter le moindre soutien à Mitsotakis père en 1992-1993. Ce 21 janvier, Achilléas, le frère et ministre de ce « Grand » Karamanlis, et Konstantinos, son neveu qui fut aussi Premier ministre de 2004 à 2009, sont donc allés fleurir la statue du frère et de l’oncle, située à deux pas de celle… d’Alexandre le Grand. Quant à Samaras, il s’interroge désormais, en off sans beaucoup de ménagement, sur les convictions d’un Kyriakos Mitsotakis dont la déclaration, au soir du 21 janvier, assurant de son respect la sensibilité qui a conduit à une mobilisation qualifiée d’impressionnante, traduisait surtout un profond embarras.

Le 4 février, à Athènes, a donné de surcroît une nouvelle dimension au mouvement. Par son ampleur (entre un demi-million et un million de personnes, semble une estimation plausible)  et par le lieu symbolique où il s’est déroulé : la place Syntagma (de la Constitution), devant le bâtiment d’un Parlement réduit au rôle de chambre d’enregistrement des mémorandums euro-allemands (on notera d’ailleurs l’absence du moindre drapeau européen dans la foule, alors que foisonnaient drapeaux grecs, étoiles de Verghina, drapeaux byzantins frappés de l’aigle à deux têtes, ou drapeaux de la République de Chypre, symbole d’un hellénisme menacé, puisqu’elle est en partie occupée et colonisée par la Turquie depuis 1974), est l’endroit où se sont déroulées la plupart des manifestations populaires qui ont marqué l’histoire contemporaine du pays. Le rassemblement athénien s’est distingué aussi par son caractère national, avec des prises de parole de délégations et d’organisations venant de tout le pays – et des diasporas – et par son caractère transpartisan – depuis le musicien Mikis Théodorakis, icône historique de la gauche et de la résistance à la dictature militaire des années 1967-1974, mais aussi une des figures de proue des manifestations populaires du début des années 2010, qui a vertement condamné la soumission du gouvernement Syriza-ANEL aux Diktats euro-allemands, et qui a réclamé, ce 4 février, un référendum sur la question macédonienne, jusqu’à Samaras, bien sûr, et aux franges les plus réactionnaires de l’Église.  Zoé Konstantopoulou, présidente du Parlement grec pendant les premiers mois du mandat d’Alexis Tsipras qui a démissionné après que celui-ci ait ratifié le mémorandum, a salué ce rassemblement : “Aujourd’hui, les citoyens ont parlé. Avec leur présence massive, pacifique, grandiose et unique. Aujourd’hui, les citoyens ont fait ressembler les fascistes à des fourmis tristes. Au lieu de meneurs, comme s’efforcent de les présenter certains qui se disent « hommes de gauche » et qui finissent eux-mêmes en fascistes. Aujourd’hui, Mikis [Theodorakis] a parlé en patriote et en internationaliste. En véritable homme de gauche. Il aime sa patrie et reconnaît aux autres peuples le droit d’aimer leur propre patrie. Aujourd’hui, Georges Kasimatis a parlé, en défenseur constant de la Constitution, de la démocratie et de la souveraineté populaire. Il a combattu les Mémorandums pendant 8 ans. Je suis fière des combats que nous avons menés ensemble. Le peuple l’a écrit. Ce peuple fier et insoumis. Qui ne se laisse pas confondre. Aujourd’hui, seul compte le respect pour ce peuple. Qui est petit et tellement grand“.

En effet, le clergé orthodoxe était très présent lors du rassemblement d’Athènes ce 4 févier, tandis que celui du 21 janvier à Thessalonique a bénéficié du soutien très actif (et un peu plus…) du métropolite Anthime de Thessalonique, porte-drapeau de la fraction la plus réactionnaire du clergé et depuis longtemps farouchement opposé à toute concession à l’égard de Skopje, dans la lignée des archevêques d’Athènes Sérapheim (1974-1998) et Christodoulos (1998-2008). Leur successeur, élu en 2008, Iéronymos II, un intellectuel plein de pondération, a voulu rompre avec la ligne d’implication dans le champ politique de ses prédécesseurs et s’était gardé depuis 2015 de toute déclaration hostile au gouvernement. Mais il a en quelque sorte été obligé de suivre ses troupes, et de montrer, lui aussi, son intransigeance. Car du fait des quatre siècles de domination ottomane et des conditions de construction de l’identité et de l’État nationaux, l’Église orthodoxe de Grèce, autocéphale[6], est indissociable de cette identité et se considère comme gardienne des intérêts de l’hellénisme –singulièrement en Macédoine.

Les rassemblements des 21 janvier et 4 février ne constitueront-ils qu’un feu de paille ? Ou bien la résurgence de la question macédonienne peut-elle servir de catalyseur, sur le terrain national, à une réaction en chaîne qui n’a pu se produire sur le terrain social ? Va-t-elle déboucher sur une redistribution des cartes politiques ? Il est trop tôt pour se prononcer, mais lorsqu’une situation est aussi bloquée et délétère que celle qu’ont créée en Grèce les politiques euro-allemandes, c’est souvent par des voies et sur un terrain inattendus que se produisent les bouleversements.

[1] Notamment celui de Verghina, installé à l’intérieur du tumulus de la nécropole des rois de Macédoine, où est exposé le trésor funéraire de Philippe II, père d’Alexandre le Grand.

[2] Former Yougoslav Republic of Macedonia (FYROM) en anglais.

[3] Internationale communiste, ou IIIe Internationale.

[4] Conversation de Staline avec le Premier ministre yougoslave Milovan Đilas en janvier 1948 : « Nous ne nous intéressons pas à l’Albanie. Nous sommes d’accord pour que la Yougoslavie avale l’Albanie[4] », in Milovan Djilas, Conversations avec Staline, Gallimard, Paris, 1962, p. 157.

[5] UÇKM, Ushtria Çlirimtare Kombëtare e Maqedonise, Armée de libération nationale de Macédoine, émanation du courant le plus extrémiste de l’UÇK, Ushtria Çlirimtare e Kosovës, Armée de libération du Kosovo.

[6] L’autocéphalie est le droit pour une Église orthodoxe d’être « sa propre tête », c’est-à-dire de se gouverner elle-même, nonobstant la primauté d’honneur du siège patriarcal de Constantinople.

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Réparations de guerre : la dette impayée de l’Allemagne envers les Grecs

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269,5 milliards d’euros. C’est, selon un rapport du Parlement grec de 2015, la somme que doit payer l’Allemagne à la Grèce au titre des réparations de guerre pour l’occupation du pays par les nazis entre 1941 et 1944. Le remboursement de cette somme, qui représente plus de deux-tiers de la dette grecque (320 milliards d’euros), équivaudrait quasiment à son effacement. Le fait que ces réparations demeurent aujourd’hui impayées rappelle qu’il n’y a pas si longtemps, l’Allemagne était au bord de la faillite, et que c’est précisément l’annulation et/ou le report de ses dettes – de guerre mais aussi hors-guerre – qui ont permis au pays de se redresser et d’être la puissance qu’elle est de nos jours. Un élément dont les instances européennes feraient bien de se souvenir…

 

L’occupation de la Grèce, un moment d’anéantissement du pays

27 avril 1941. Les armées grecques et leurs alliés britanniques vaincus, les troupes à motocyclettes allemandes et la seconde division Panzer entrent victorieuses dans Athènes. Se rendant directement à l’Acropole, ils y font descendre le drapeau grec de son mât pour le remplacer par la svastika nazie, actant symboliquement la fin de la Bataille de Grèce et la victoire du Troisième Reich et de ses alliés de l’Axe – bulgares et italiens.

S’ouvre alors le début d’une période d’occupation féroce du pays par l’Allemagne, désastreuse sur le plan humain et économique. Comme dans tous les pays qu’elle occupe, l’Allemagne oriente l’économie grecque au service des intérêts du Reich. Elle exige ainsi un important tribut de guerre, qui entraîne le pillage des ressources alimentaires grecques pour nourrir la Wehrmacht. Des frais d’occupation sont également exigés : l’occupant spolie plus de 400 milliards de drachmes entre 1941 et 1943. Enfin, les Nazis exproprient les richesses minières grecques en forçant les entreprises locales à nouer des contrats avec les exploitants allemands. Pour les Grecs, cela signifie une chute drastique de la production industrielle, une explosion du chômage et une inflation galopante. Le pillage par l’occupant allemand et les pénuries qui s’en suivent provoquent une longue période de famine dont le bilan est très lourd : 300 000 Grecs meurent de faim sur la période 1941-1944. A l’hiver 1941-1942, la situation est telle que dans la seule ville d’Athènes, la Croix-Rouge dénombre jusqu’à 300 décès par jour.

L’armée allemande est également responsable de terribles carnages, dans sa guerre permanente de représailles contre la résistance grecque, notamment l’EAM communiste. La répression allemande, particulièrement sanglante, se traduit par le massacre de villages entiers. Kalavyrta, Komeno, Distomo, Kaisariani… autant d’Ouradour-sur-Glane grecs parmi une liste interminable, pour un bilan humain tournant autour de 70 000 victimes. Sur l’ensemble de la période d’occupation, entre les privations, le pillage et la répression, on estime que ce sont entre 8 et 9 % des Grecs qui ont trouvé la mort (à titre de comparaison, ce chiffre s’élève à 1,5 % en France), et un septième de la population qui s’est retrouvée sans abri.

C’est cette dette de sang que l’Allemagne n’a jamais réglée, et qui a refait surface à l’heure où les créanciers allemands et européens étouffent l’économie hellénique.

Une arme diplomatique pour instaurer un rapport de force

Le 26 janvier 2015, le premier acte officiel d’Alexis Tsipras, alors fraîchement nommé Premier Ministre, fut de se rendre au mémorial de Kaisariani, village-martyr. Une manière hautement symbolique de renvoyer l’Allemagne à ses propres responsabilités historiques. Et de faire jouer un argument de poids dans le bras-de-fer à venir autour de la question de la dette grecque. La suite est bien connue : la trahison de Tsipras vis-à-vis du référendum de l’été 2015, suivie de l’acceptation du mémorandum européen. Le coup d’éclat à Kaisariani est resté lettre morte. Depuis, la question des réparations de guerre n’est plus évoquée lors des tables de négociation.

Pourtant, la somme des réparations de guerre évaluée par le Parlement grec en 2015, chiffrée à 269,5 milliards d’euros, changerait complètement la donne pour Athènes si elle était payée par l’Allemagne. Ce calcul prend en compte la somme réclamée par la Grèce dés 1946, qui s’élevait à 7 milliards de dollars : le chiffre est ensuite actualisé en prenant en compte l’inflation et les intérêts. Ces réparations recouvriraient ainsi les prêts (estimés à 10 milliards d’euros) que la Grèce a « consenti » avec un pistolet sur la tempe au Reich, les dédommagements pour les destructions de l’appareil productif et du système monétaire, ainsi que l’indemnisation des nombreuses familles de victimes (l’Allemagne n’ayant remboursé que les victimes juives, dans les années 1960). En tout, cela représente plus de deux-tiers de la dette grecque. Un tel remboursement, qui équivaudrait à un effacement des dettes de la Grèce envers ses créanciers par l’effacement de la dette historique de l’Allemagne vis-à-vis de la Grèce, permettrait à l’économie du pays de respirer enfin.

Évidemment, la question reste pure science-fiction en l’état, Berlin ayant clairement fermé la porte à une telle hypothèse. Mais à défaut de pouvoir trouver un écho juridique et économique immédiat, le sujet reste un argument moral indiscutable dans le camp grec. Car pour comprendre pourquoi le dossier des réparations de guerre n’est pas clos soixante-treize ans après la libération de la Grèce, il faut revenir à février 1953, date à laquelle l’Allemagne se voit octroyée une réduction de sa dette, et un quasi-renvoi aux calendes du remboursement des réparations de guerre (celles-ci sont alors renvoyées à la réunification future de l’Allemagne ; or, en 1990, Helmut Kohl refuse d’envisager le remboursement). Comparer le cas allemand en 1953 et le traitement du cas grec aujourd’hui permet de mettre en lumière l’injustice que subissent les Grecs, et d’anéantir la vue de l’esprit qui fait de la dette et de son remboursement consciencieux l’alpha et l’oméga de l’économie.

1953 : quand l’Allemagne voyait l’allègement de sa dette par ses créanciers

C’est un fait que les créanciers allemands et européens oublient un peu facilement. En février 1953, les Accords de Londres réduisent la dette ouest-allemande contractée hors-guerre de 60 %. Les Alliés sont alors bien conscients que l’humiliation économique du traité de Versailles a constitué l’une des conditions qui a rendu possible l’ascension d’Hitler au pouvoir, et ils ont dès lors été soucieux d’éviter que l’histoire ne se répète, même au prix d’une perte sèche pour les créanciers. L’Allemagne de l’Ouest devait à tout prix pouvoir se relancer : c’est le principe du « rembourser sans s’appauvrir ».

Pour cela, au-delà des effacements de dette et des reports, on établit que le service de la dette allemande ne doit pas dépasser 5 % de ses revenus d’exportation, afin de ne pas étouffer sa relance économique. Une telle disposition n’existe évidemment pas parmi les mesures imposées à la Grèce. Or, justement, les revenus d’exportation allemands augmentent, après-guerre. Et ceci en grande partie car le pays est autorisé à rembourser en monnaie nationale, et non en devises étrangères (ce qui implique la possibilité de faire tourner la planche à billets). Les créanciers, notamment français, britanniques et américains, se retrouvent ainsi remboursés avec des deutsche marks fortement dévalués qui ne servent à rien, si ce n’est à importer des produits ouest-allemands. Les exportations s’en trouvent donc dynamisées. Une telle possibilité n’existe pas pour la Grèce : tant qu’elle ne sort pas de la zone euro [1], elle sera de facto contrainte de payer en euro, alors qu’elle en manque (étant en déficit commercial avec les autres États-membres de l’UE).

Enfin, les Accords de Londres de 1953 accordaient aux tribunaux ouest-allemands la possibilité de suspendre le remboursement en cas de troubles à l’ordre public. En Grèce, le brasier social et la montée inédite de forces politiques extrémistes comme Aube Dorée, ne permettent d’avoir aucun doute sur les risques qu’encourt ce pays en termes de troubles à l’ordre public. La Troïka refuse pourtant catégoriquement un tel gel des remboursements ; une indication supplémentaire qui permet de penser que la priorité de l’Union européenne dans ce dossier n’est pas la stabilisation politique et démocratique de la Grèce, mais bien la satisfaction, coûte que coûte, des appétits des créanciers.

Toujours est-il que l’ironie de l’Histoire est savoureuse. Si l’Allemagne est là où elle en est aujourd’hui, parmi les premiers de la classe de l’économie mondialisée, c’est aussi parce qu’à un moment de son histoire, sa dette a été partiellement effacée, en partie aménagée, par pure volonté politique de ses créanciers dans le cadre de la Guerre Froide. Les arguments présentés lors des Accords de Londres sont toujours valables aujourd’hui. Le précédent grec est une menace pour tous les peuples européens. L’Allemagne, parce qu’elle a profité d’un effacement salutaire de sa dette, et parce qu’elle n’a à ce titre jamais payé pour les atrocités commises durant l’occupation de la Grèce, a une double responsabilité morale vis-à-vis de ce peuple. Elle est, plus que n’importe quel autre État européen, la plus illégitime pour demander aux Grecs de rembourser quoi que ce soit.

Comme l’illustrent les Accords de Londres, la dette n’est pas tant une question économique qu’un problème de volonté politique. Un effacement de la dette grecque n’a rien d’impossible. Seulement, en Allemagne et dans le reste de l’Union européenne, l’heure est à la saignée.

Et pour cause. Un rapport de juillet 2017 émis par le ministère des Finances allemand a montré que les prêts accordés à la Grèce par l’Allemagne avaient rapporté à Berlin un bénéfice de 1,34 milliards d’euros, via les intérêts. Et ce n’est pas tout. Car s’il est normalement prévu que ces bénéfices soient restitués à la Grèce dans le cadre du plan d’aide, c’est à la seule condition que la Grèce se plie aux exigences de ses créanciers. Parmi celles-ci, une vaste opération de démantèlement et de privatisations des services publics, au profit… de l’Allemagne, entre autre. Gagnante à tous les coups.

Ainsi, lorsque quatorze aéroports grecs – parmi les plus rentables : ceux de Mykonos ou encore de Santorin et de Corfou – ont été privatisés, ils ont été vendus à l’entreprise allemande Fraport, dont les actionnaires majoritaires sont la région de Hesse et la ville de Francfort. Ou quand les pouvoirs publics allemands se renflouent sur la misère d’un peuple et la destruction méticuleuse de la propriété publique d’un « partenaire » européen…

[1] il convient de préciser que même si la Grèce avait sa propre monnaie, il faudrait encore qu’elle puisse parvenir à un accord avec ses créanciers sur la possibilité de rembourser sa dette avec cette monnaie nationale, c’est-à-dire de « monétiser sa dette ».

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L’Union européenne est devenue un domaine allemand – Entretien avec Zoe Konstantopoulou

Zoé Konstantopoulou a été membre de Syriza et présidente du Parlement grec au plus fort de la crise de 2015. Autrefois proche d’Alexis Tsipras, elle a rompu avec lui et avec son parti à la suite de ce qu’elle appelle “la trahison” de juin/juillet 2015 et la soumission de la Grèce aux exigences de ses créanciers. Par la suite, elle a fondé son propre mouvement Plefsi Eleftherias [Trajet de liberté, ndlr] qui vivra bientôt une convention nationale importante. Nous avons souhaité l’interroger sur son récit de la crise grecque, sur la question de la sortie de l’euro et sur le caractère colonial de la domination allemande sur la Grèce et le reste de l’Union européenne.

 

LVSL : Vous avez été présidente du Parlement grec avant de quitter Syriza au moment du référendum de 2015 et de l’acceptation du nouveau mémorandum par le gouvernement d’Alexis Tsipras. Pouvez-vous revenir sur les raisons qui vous ont conduite à rompre avec Syriza ?

Il faut préciser les faits. Le référendum a été proclamé fin juin 2015 lors d’une séance du Parlement grec, séance que je présidais. C’était le premier référendum proclamé en Grèce depuis la fin de la dictature. Je suis très fière d’avoir présidé cette séance. C’était un moment de démocratie, un moment où le peuple a eu l’opportunité, pour la première fois, de se prononcer sur ces politiques catastrophiques et tout à fait criminelles qu’il subissait. Le référendum effectué le 5 juillet 2015 a envoyé un signal très clair pour le gouvernement et pour les députés Syriza : il fallait rompre avec les créanciers, rejeter l’accord qu’ils avaient avancé sous forme d’ultimatum. Je vous rappelle que fin juin 2015 les créanciers et la Commission européenne nous ont dit que la Grèce avait quarante-huit heures pour rejeter ou accepter cet accord. Devant une telle pression, on a donné au peuple le droit de choisir. Et il a décidé de rejeter l’ultimatum.

“Ma première lecture des faits, c’était que Tsipras avait capitulé sous la pression des créanciers. Aujourd’hui, je suis convaincue qu’il avait décidé bien avant le référendum de conclure un accord.”

Ensuite, le lendemain du vote, Alexis Tsipras a convoqué les chefs des groupes parlementaires pour un conseil présidé par le Président de la République Hellénique, et c’est lors de ce conseil des chefs de partis  – auquel participaient tous les partis corrompus de l’ancien régime soutenant le mémorandum – qu’ils ont décidé de ne pas respecter le résultat du référendum. Ceci n’a été su que plus tard, car ce conseil s’est tenu à huis-clos.  Par la suite, Tsipras a préparé la capitulation, en introduisant une loi le 10 juillet 2015 qui permettait au ministre des Finances de signer un accord qui allait dans le sens inverse du résultat du référendum. Ma première lecture des faits, c’était que Tsipras avait capitulé sous la pression des créanciers. Aujourd’hui, je suis convaincue qu’il avait décidé bien avant le référendum de conclure un accord, et qu’il l’a utilisé comme prétexte en espérant que le peuple vote « Oui », pour pouvoir justifier sa décision. Finalement, il a été obligé de faire avec le « Non », mais s’en est tenu à son plan initial, contre le programme et les engagements de Syriza. Il a introduit au Parlement trois lois identiques à celles que Syriza avait pourtant combattues lorsque nous étions dans l’opposition, permettant la liquidation complète de la propriété publique, de nouvelles coupes budgétaires sur les retraites, des procédures de saisie par les banques des propriétés des Grecs. C’est-à-dire des mesures encore pires que celles rejetées par le peuple.

Zoé Konstantopoulou lorsqu’elle était présidente de la Vouli

En tant que Présidente du Parlement, je me suis prononcée contre ces lois, j’ai voté contre chacune d’entre elles. Tsipras a donc dissout le Parlement de manière soudaine. L’intention était de provoquer de nouvelles élections précipitées, et de raccourcir les délais, pour ne pas donner le temps à ceux qui défendaient le résultat du référendum de s’organiser contre cette trahison. Je vous signale pourtant que le 30 juillet 2015, il y a eu un Comité Central de Syriza où Tsipras a dit au parti qu’il ne provoquerait pas d’élections, en échange de quoi le parti ne devait pas se prononcer pour ou contre le mémorandum. Il est clair pour moi que c’était une trahison. Après la dissolution du Parlement, j’ai quitté Syriza et j’ai coopéré, en tant que candidate indépendante, avec Unité populaire pour les élections législatives anticipées du 20 septembre 2015. Tsipras a converti le parti à sa décision, et l’a conduit à accepter de violer ses engagements et à défendre les politiques que nous étions censés combattre. Tsipras, ainsi que ceux de Syriza qui sont restés avec lui (une grande partie ayant démissionné), ont violé tout notre travail, toutes les luttes et les mouvements sociaux sur lesquels Syriza se basait.

LVSL : Au plus fort de la crise, la Grèce semblait n’avoir d’autre choix que de se plier aux exigences de ses créanciers ou de sortir de l’euro et de faire défaut sur sa dette. Existait-il une alternative ? La sortie de l’euro était-elle un risque à prendre pour être crédible dans les négociations ?

Face à une menace qui met en danger tout un peuple, qui se dirige contre la démocratie, contre la liberté des Grecs et contre la souveraineté d’un pays, la seule alternative démocratique c’était la résistance. De plus, c’était l’engagement absolu et le mandat de Tsipras et de Syriza, mandat renouvelé par le résultat du référendum. La question de la monnaie est une question absolument subsidiaire à celle de la démocratie. Les monnaies ne sont que des outils au service de la prospérité des sociétés. Ce qui était menacé lors du référendum c’était la démocratie. Chaque gouvernement démocratique a l’obligation d’utiliser tous les moyens à sa disposition pour défendre le peuple. L’abolition souveraine d’une dette qui s’avère illégitime, illégale, odieuse et insoutenable, était parmi les impératifs du gouvernement. La restitution d’une souveraineté monétaire pour lutter contre l’extorsion par les créanciers était aussi une arme du gouvernement.

“Ce qui était menacé lors du référendum, c’était la démocratie. Chaque gouvernement démocratique a l’obligation d’utiliser tous les moyens à sa disposition pour défendre le peuple.”

La question n’est donc pas économique ou monétaire, c’est une question de souveraineté et de démocratie. Si une monnaie se retourne contre la population, si les coupures de liquidité sont utilisées pour l’extorquer, alors le gouvernement doit sans aucun doute tout faire pour lutter contre cela. Il est clair que le comportement des créanciers et des organes européens était en violation des traités de l’Union européenne. Menacer la population de privation de nourriture et de médicaments, si elle votait « non », était même un acte de guerre. Il y avait donc une obligation absolue d’être ferme face à cela et d’employer tout moyen possible pour protéger le peuple, que ce soit les réserves de la Banque centrale ou le recours à une monnaie nationale, quitte à prendre le risque de sortir de l’euro. Ce n’était pas juste un droit du gouvernement, c’était son devoir.

LVSL : Depuis le drame grec, l’Union européenne semble se déliter progressivement, ainsi que l’a montré le référendum sur le Brexit. Le chaos qu’on avait d’ailleurs annoncé pour les Britanniques n’a finalement pas eu lieu. Les Grecs ne se sont-ils pas fait peur de façon exagérée en ce qui concerne les conséquences d’une rupture avec l’ordre européen ?

Le peuple grec n’a pas eu peur. Au contraire, malgré les menaces, malgré la propagande, malgré la fermeture des banques. Il s’est prononcé de manière courageuse. Le peuple britannique non plus n’a pas eu peur. Cela montre que dans l’Histoire, ce sont les peuples qui prennent les décisions courageuses. Et je pense que ce sont les leaders qui respectent les décisions courageuses de leur peuple qui restent dans l’histoire. A mon avis, les Grecs ont été trahis d’une manière inouïe par Tsipras et son entourage. Le fait d’avoir été trahi ne diminue pas le poids de sa décision, qui est toujours valable. La leçon à tirer du référendum grec, c’est que rien n’empêchera les gens de revendiquer leur liberté. La seule chose qui les ralentit aujourd’hui, car je reste optimiste pour l’avenir, c’est un leader qui est un traître.

“Le viol des mandats électoraux est malheureusement une culture de l’Union européenne, comme vous l’avez expérimenté en France en 2005.”

Pour le Brexit, j’étais parmi celles et ceux qui, dès le début, disaient qu’il faudrait respecter le résultat du référendum britannique. Parce que le viol du résultat d’un référendum, comme en Grèce, est un précédent extrêmement grave pour l’Europe. Le viol des mandats électoraux est malheureusement une culture de l’Union européenne, comme vous l’avez expérimenté en France en 2005. C’est une culture d’édification de structures qui contournent les procédures démocratiques. On réduit les élections à un caractère purement décoratif – c’est le cas du Parlement européen. Le résultat de cette culture a été un monstrueux édifice antidémocratique : l’Union européenne d’aujourd’hui.

LVSL : L’acceptation du mémorandum par Alexis Tsipras a été un coup de massue terrible pour les gauches européennes puisqu’elle a permis de valider le discours du TINA (There Is No Alternative) des néolibéraux. La gauche grecque semble elle-même en miettes au regard des derniers sondages en Grèce…

Tout d’abord, Alexis Tsipras n’est pas la gauche. Malheureusement, beaucoup de forces de gauche européennes continuent de le prétendre et insinuent donc que la gauche se soumet au néolibéralisme et aux politiques antisociales. Ces forces de gauche continuent de coopérer avec le gouvernement Tsipras et à le soutenir malgré sa complicité avec les créanciers. Mais ce n’est pas ça, la gauche. Le comportement de Tsipras, de Syriza, et de ceux en Europe qui ne s’en distancent pas, est ce qui à mon avis a donné un coup fatal à la gauche dans toute l’Europe.

“J’ai la même approche que Jean-Luc Mélenchon : ce n’est pas l’heure de la gauche, mais celle du peuple et des citoyens. C’est l’heure d’une prise de conscience et d’une émancipation des sociétés.”

Le terme même de « gauche » a été souillé et violé par les politiques de Tsipras. Il y a donc un vrai devoir pour la gauche de repenser sa propre existence, avant de demander un renouvellement de la confiance qu’on lui accorde. Là-dessus, j’ai la même approche que Jean-Luc Mélenchon: ce n’est pas l’heure de la gauche, mais celle du peuple et des citoyens. C’est l’heure d’une prise de conscience et d’une émancipation des sociétés. Ensuite seulement, il pourra y avoir retour de la gauche. Parler de la gauche sur la base d’une société détruite comme la société grecque ne rend service ni à la gauche ni à la démocratie.

Zoé Konstantopoulou était présente aux universités d’été de la France insoumise aux côtés de Jean-Luc Mélenchon

LVSL : Y-a-t-il alors un espace pour construire un mouvement qui puisse redonner de l’espoir à la population grecque ?

La société est en avance sur la politique là-dessus, elle est bien plus radicale. Il faut quitter les vieilles recettes en vigueur au sein des partis. Les vraies initiatives de rupture et d’édifications démocratiques proviendront de la reprise du pouvoir des citoyens. Il s’agit alors pour nous de créer les conditions pour faciliter ce processus. C’est ce que je fais en Grèce, c’est ce que fait Jean-Luc Mélenchon en France, c’est ce que font les acteurs européens réunis autour du Plan B.

LVSL : Vous lancez votre mouvement à la rentrée. Qu’apporte-t-il de nouveau ? Est-ce que vous avez été inspirée par des expériences étrangères ?

Nous avons lancé Plefsi Eleftherias [Trajet de liberté, ndlr] il y a un an et nous préparons maintenant une rencontre de travail au niveau national pour octobre. C’est un pas décisif pour le mouvement. On revendique le pouvoir, on ne prétend pas être seulement un mouvement social, mais aussi un parti. Seulement, nous voulons opérer de manière ouverte, par la démocratie directe. J’ai soutenu La France insoumise depuis le début, et je pense que ce mouvement constitue un exemple : donner la parole aux citoyens en ayant confiance en la démocratie. Le Trajet de liberté est un mouvement sur plusieurs niveaux, qui prend des initiatives pour créer d’autres mouvements, comme « NON à leurs Ouis », qui défend le résultat du référendum et la propriété publique contre les privatisations. Il y a aussi l’initiative « Justice pour Tous », qui intervient lors des grandes affaires de justice qui touchent à l’intérêt publique. A travers elle, nous sommes intervenus notamment dans l’affaire des Réparations Allemandes, dues par l’Allemagne à la Grèce à cause des deux Guerres Mondiales. Nous avons déposé une plainte contre le gouvernement grec et le Président de la République Hellénique pour ne pas avoir revendiqué ces réparations, qui excèdent 341 milliards d’euros. C’est-à-dire plus que la dette. Cette somme, calculée par le ministère des Finances avant le mandat de Syriza, ne rentre jamais dans les négociations diplomatiques du gouvernement.

“Toute l’Union européenne est au service des intérêts de l’Allemagne (…) C’est une forme de néocolonialisme qui installe un régime de la “dettocratie” et a pour but la soumission totale des gouvernements et des peuples.”

Nous sommes aussi intervenus dans l’affaire Siemens, qui est un grand scandale de corruption : pendant deux à trois décennies, les représentants des deux partis qui gouvernaient la Grèce – PASOK et Nouvelle Démocratie – ont reçu des cadeaux pour donner des contrats publics à Siemens. L’affaire n’est jugée que maintenant, vingt ans après, alors que la prescription approche. Nous intervenons aussi dans l’affaire de la falsification des statistiques grecques par l’ancien chef de l’Agence de statistiques en liaison avec la Commission Européenne et Eurostat, affaire dans laquelle la Commission Européenne intervient publiquement pour que l’ancien chef de l’Agence soit acquitté, sans aucun égard pour l’indépendance de la justice grecque. Enfin, nous intervenons pour le dédommagement de la Grèce pour les crimes et les dommages causés par les créanciers, qui ont participé au surendettement du pays. Ces initiatives sont connectées  à notre mouvement, mais indépendantes. On multiplie les forces et les initiatives, ce qui permet la participation et la mobilisation de gens qui ne souhaitent pas adhérer à un parti, mais qui veulent se mobiliser à travers ces mouvements.

LVSL : A vous entendre, on a un peu l’impression que la Grèce est une colonie allemande. C’est le cas ?

Oui, et je dirai que toute l’Union européenne est devenue un domaine allemand. Toute l’Union est au service des intérêts de l’Allemagne. Il faut se mobiliser au niveau européen contre cela. Ce qui s’est installé en Grèce n’est rien de moins qu’un nouveau totalitarisme, avec des moyens économiques et bancaires. C’est une forme de néocolonialisme qui installe un régime de la « dettocratie » et a pour but la soumission totale des gouvernements et des peuples.

LVSL : Un mot sur l’international. Comment percevez-vous l’autoritarisme croissant du régime turc ? Est-ce une des motivations qui poussent les Grecs à rester arrimés au bloc Otan-Union européenne ?

L’accord entre l’UE et la Turquie au sujet des réfugiés prouve que l’UE n’a aucun problème à s’allier avec la Turquie, en violation directe des droits de l’Homme et du droit d’asile. La militarisation d’un problème humanitaire a été un choix commun entre l’UE, l’OTAN et Ankara. Le fait que la Grèce  participe à cette politique homicidaire montre justement que la critique envers les politiques antidémocratiques et autoritaires du gouvernement Erdogan n’est qu’une façade. J’ai défendu toute ma vie les droits de l’Homme et je sais que s’il y a un principe primordial dans les affaires internationales, c’est que s’il y a un État qui viole les droits de l’Homme, les autres États doivent couper les relations avec cet État. Aujourd’hui, on n’a pas du tout cette stratégie, précisément parce que l’Union européenne ne s’oriente pas vers la protection des droits de l’Homme et la Démocratie, mais vers les intérêts financiers et banquiers, notamment et surtout les intérêts allemands.

LVSL : Au plus fort de la crise grecque, Alexis Tsipras a rencontré Vladimir Poutine en Russie, ce qui avait conduit les observateurs à spéculer sur un rapprochement Grèce-Russie. Ce rapprochement était-il réel ? La Russie constitue-t-elle une alternative géopolitique pour la Grèce ?

Je n’ai jamais eu l’impression d’une perspective de coopération entre Tsipras et la Russie. J’ai même eu l’impression contraire quand j’étais Présidente du Parlement. Cela dit, l’émancipation des peuples ne passe pas par un changement de protecteur, mais par les forces des peuples eux-mêmes. Je ne soutiens aucune émancipation qui dépendrait d’une force extérieure. A mon avis, les vraies alliances sont édifiées au sein des peuples, ce sont eux qui peuvent bouleverser les rapports de forces internationaux. C’est pourquoi nous devons, en tant que force politique active, créer les conditions de mouvements citoyens internationaux et régionaux qui feront pression de manière décisive sur les gouvernements et les organisations internationales.

 

Entretien réalisé par Vincent Dain, Léo Rosell et Lenny Benbara