L’État-plateforme ou la mort de l’État social : Castex et le monde d’après

©PHOTOPQR/LE PARISIEN/Fred Dugit. Paris, 19/05/2020

Alors que le gouvernement convoque les partenaires sociaux le 20 juillet pour relancer sa réforme des retraites, le sermon déjà trop bien connu sur le « trou de la Sécu » et le poids des « charges » fait son retour fracassant sur les plateaux depuis le début du déconfinement. Comprenez : la Sécurité sociale ne pourra se remettre des dépenses engendrées par la crise sanitaire, d’autant plus que la baisse d’activités provoquée par le confinement aura entraîné une baisse logique des cotisations. Le passage programmé d’un État social issu du CNR à un État-plateforme, dernière lubie idéologique libérale, poursuit encore davantage la violence infligée à un système social déjà à bout de souffle. Analyse par Léo Rosell et Simon Woillet. 


Guerre contre le Covid et chant du déshonneur

Les réformes néolibérales menées jusqu’à la crise sanitaire à marche forcée pourraient ainsi réapparaître par la fenêtre, au prétexte honteux des morts du Covid, et des pertes de cotisations liées à l’arrêt de l’activité économique pendant le confinement. Ce refrain a en tout cas été rapidement entonné par Gérald Darmanin, alors encore ministre de l’Action et des Comptes publics, qui se prétend pourtant « gaulliste social ». Le nouveau Premier ministre, Jean Castex, lui-même ayant éhontément repris ce qualificatif pour se décrire tout récemment. De même, pas moins de 136 milliards d’euros de dépenses liées au Covid-19 ont été délibérément transférés sur le budget de la Sécurité sociale, accentuant artificiellement un déficit qui relève en fait davantage d’une construction idéologique réactionnaire que d’une réalité, eu égard à l’équilibre permis par les branches bénéficiaires de la Sécurité sociale.

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la définition de l’horizon du monde d’après ait été confiée à Jean Castex, fidèle sarkozyste à l’origine, qui introduisit, dans le cadre du plan hôpital de 2007, la tarification à l’activité dans le système hospitalier. La fameuse « T2A », dénoncée par l’ensemble des personnels soignants pour avoir introduit la notion d’objectifs et de rentabilité dans l’hôpital public, a ainsi constitué un véritable poison pour le système hospitalier, conduisant à la rationalisation des coûts et à la mise en concurrence des établissements de santé, au profit des cliniques privées. La catastrophe sanitaire du coronavirus a révélé la brutalité des effets de ce système pensé par Jean Castex et mis en place par Roselyne Bachelot, ministre de la santé sous Sarkozy et actuelle ministre de la Culture.

Le nouveau Premier ministre Jean Castex a ainsi affiché très tôt sa détermination à traiter en particulier la réforme des retraites. Il a notamment présenté un nouvel agenda, avec une réunion des partenaires sociaux dès le 20 juillet, alors que des premières rencontres bilatérales ont été organisées depuis le 8 juillet. La réforme des retraites est ainsi plus que jamais « absolument indispensable », selon Bruno Le Maire au micro de RTL, le ministre de l’Économie. Alors que l’épidémie de Covid réapparaît dans plusieurs régions françaises de façon inquiétante, le gouvernement semble absolument déterminé à agir vite sur ce dossier qui n’a, selon lui, duré que trop longtemps, profitant des vacances d’été pour devancer la rentrée sociale annoncée pour septembre.

Mais alors, comment comprendre cette énième fuite en avant du gouvernement ? Entre l’échec cuisant de la gestion de la crise sanitaire et la piteuse reculade sur son injuste réforme des retraites par points, modifier en profondeur un logiciel libéral désuet face à l’urgence des injonctions à une politique de « l’après-Covid » et l’angoisse de 2022 semblait bien trop compliqué.

Pourtant, la Sécurité sociale, le statut de la fonction publique, les allocations-chômage et les retraites, autant de « conquis sociaux » au cœur de notre modèle social, ont manifesté, durant la crise du Covid-19, leur rôle de filets de protection. Sans eux, beaucoup de Françaises et de Français n’auraient pu se soigner correctement, et seraient tombés dans la pauvreté faute de revenu de substitution dans un contexte de cessation d’activité massive, ajoutant à la crise sanitaire une crise économique et sociale encore plus grandes que celles auxquelles nous sommes déjà hélas confrontés.

L’économiste Philippe Ledent rappelle à dessein qu’il est hors de question que les citoyens reçoivent directement la facture des dépenses engagées par cette crise. Selon lui, « la Sécurité sociale sert précisément à ce qui est en train de se passer. Si elle n’est pas utile et utilisée maintenant, alors elle ne sert à rien. […] Quand un événement comme celui-ci survient, on ne tergiverse pas, on laisse se creuser le déficit de cette Sécurité sociale car c’est son rôle. » Un rôle que le gouvernement français semble avoir malheureusement perdu de vu depuis longtemps.

Passer de l’État social à l’État-plateforme en pleine crise : le Castex du gouvernement

Comment poursuivre la marche forcée des réformes imposées par l’exécutif dans un tel contexte d’impopularité et de remise en cause de sa gestion de la crise ? La solution a ainsi été toute trouvée dans le rebranding de solutions éculées, cette fois-ci sous l’aspect de la dernière innovation de l’économie politique américaine, celle de l’État-plateforme, inaugurée par les réflexions de Tim O’Reilly dans Government as platform, lui-même inspiré par le penseur libertarien Eric Raymond, auteur de La cathédrale et le bazar.

En effet, camouflée derrière les annonces généreuses quant à la revalorisation des salaires des personnels de soin hospitalier, le projet initial de la majorité, soutenu par les élites socio-économiques européennes, risque de se poursuivre à vive allure : inaugurer l’entrée fracassante des systèmes sociaux européens dans l’ère de la data economy californienne, en utilisant la numérisation de la santé publique comme « pied-de-biche » pour casser les « tabous » français sur la réforme du système social issu du Conseil national de la Résistance et ainsi privatiser « par la petite porte » – celle de la data economy – les services publics.

De l’étude de 2013 de Mc Kinsey France sur la digitalisation de l’économie réelle et des services publics au rapport Villani, du Health Data hub français, en passant par le Livre Blanc pour la stratégie digitale de l’Union Européenne défendu par Ursula Von der Leyen, le libéralisme européen s’engage dans la voie d’un rattrapage laborieux de la généralisation chinoise et californienne de l’intelligence artificielle à l’ensemble des secteurs clefs de régulation économique, sanitaire et juridique de nos sociétés. On voit bien que les enjeux de souveraineté, essentiels au demeurant, sont convoqués la plupart du temps par nos dirigeants pour camoufler la brutalité de la transformation sociale qu’ils cherchent à imposer comme une évidence. En témoignent la polémique autour du choix de Microsoft Azure Cloud sans appel d’offre dans le cas du Health Data Hub, ou encore, l’impréparation du lancement de l’application Stop Covid, qui selon la Quadrature du Net contenait un système d’identification captcha de Google.

De la surveillance épidémiologique à la facilitation administrative, les prétextes sont bons pour lancer la machine de la collecte des métadonnées d’utilisateurs. L’objectif réel d’un tel système étant d’alimenter en permanence – par le biais de la carte vitale et des dossiers de sécurité sociale ou des fichiers administratifs par exemple – les guichets centralisés de collecte par les institutions publiques, lesquels serviront de canaux de redistribution de ces informations de l’État aux entreprises, comme l’indique le rapport de préfiguration du Health Data Hub faisant mention du rôle de l’État dans ce qu’il nomme la « nécessaire industrialisation» des flux de données de cette nouvelle data economy.

Une litanie revient dans toutes les bouches réformistes depuis la fin des années 1960 – permettant au passage d’écorner un peu plus l’héritage jacobin : « l’État est malade des lourdeurs de son administration ». Pour la chercheuse Marie Alauzen : « Cette problématisation de l’administration comme « intérieur malade de l’État » se traduit par le déploiement d’un vaste chantier : la Rationalisation des choix budgétaires et comptables (RBC), entreprise à partir de janvier 1968 et par la progressive mise en place du Plan calcul »[1]. Les dernières études de l’Institut Montaigne sur l’insertion professionnelle en Seine-Saint-Denis, ou celles de l’IFRAP d’Agnès Verdier-Molinier sur l’hôpital public, sont là pour nous rappeler le problème au cas où le confinement aurait trop échaudé certains esprits avides d’une meilleure reconnaissance économique pour les soignants et les professions déconsidérées (livreurs, caissiers, agriculteurs, enseignants, techniciens de surface, etc.) qui ont porté sur leurs épaules la stabilité du pays.

Face à une telle « urgence », la solution s’impose d’elle-même : pour éviter les critiques traditionnelles quant à l’inhumanité des réductions d’effectifs publics, on passe par le prétexte de la numérisation, et de la nouvelle configuration du législateur en position de faiblesse face aux plateformes privées américaines et chinoises (GAFAM, BATX). L’idéologie de la « soft law », autre mot pour désigner le laxisme libéral français et européen à l’égard des firmes du numérique – le RGPD connaît en effet une grave période de flottement, la CJUE n’ayant toujours pas rendu son avis sur le transfert des données des GAFAM de leurs serveurs européens aux États-Unis –, participe alors de la redéfinition du rôle de régulation et de coercition de l’État et du Parlement. Non plus sévir, sanctionner, border juridiquement, mais « inciter » les grands acteurs monopolistiques à la compliance pour ne pas « priver » les consommateurs, PME et grands groupes industriels de la stimulation économique provenant des prouesses surestimées de l’Intelligence Artificielle.

Mais le paradoxe d’un tel discours est qu’il s’appuie précisément sur le pouvoir centralisateur de l’administration étatique pour collecter et redistribuer ce nouveau pétrole de l’ère numérique que sont les métadonnées (comportements utilisateur, géolocalisation, …). Or, l’ironie de l’histoire dans le cas présent tient au caractère suicidaire d’une telle idéologie, que l’on peut à bien des égards qualifier – selon le concept d’Evgeny Morozov – de solutionnisme technologique. En effet, si une telle conception de l’État peut sembler aller de soi et relever de la réaction de bon sens face à la « concurrence internationale » chinoise et américaine (on pense ici à la souveraineté des données des Français et Européens face aux GAFAM, au Cloud ou à la 5G), elle cache en réalité la logique de rentabilité et de réduction des effectifs publics qui la justifie via l’automatisation des tâches administratives, comme le diagnostic, ou le secrétariat, ce sur quoi insiste Marie Alauzen.

Ainsi, loin d’être disjointes dans leur logique, la « modernisation numérique », et la « modernisation sociale » semblent fonctionner de concert dans la pensée libérale contemporaine pour proposer une forme douce, progressive d’État social minimal. Dans son article intitulé « La construction de l’Etat social minimal en Europe » (Politique européenne, vol. 27, no. 1, 2009, pp. 201-232), Noëlle Burgi montre que ce changement de paradigme passe par des réformes et des restructurations sociales permanentes. Aussi différentes soient-elles d’un pays à l’autre dans l’Union européenne, ces dernières ne sont pas désorganisées. Elles tendent à se mouler sur un modèle dit des « trois piliers ».

Ce modèle organise, selon Burgi, une protection sociale à trois étages. À la base, un socle assistanciel constitué de prestations minimales fiscalisées est confié pour l’essentiel à la bonne gestion opérationnelle des collectivités territoriales, dans une perspective décentralisée. Un deuxième ensemble intermédiaire d’essence socioprofessionnelle  combine des assurances obligatoires et des dispositifs facultatifs, comme les institutions de prévoyance collective. Enfin, un troisième étage est établi sur les marchés de l’épargne et de l’assurance.

Promu d’abord en Suisse dans les années 1970, puis repris par la Banque mondiale (1994; apRoberts, 1997) et la Commission européenne, le découpage en piliers décrit très imparfaitement la réalité observée dans la plupart des pays. Notamment à l’égard du modèle français issu du CNR, et que la réforme par points prétendait abattre pour l’ouvrir à la capitalisation. Selon Burgi, « aux yeux de ses défenseurs, ce modèle des trois piliers présente l’avantage de construire l’espace de la capitalisation ou du marché là où ils étaient absents (apRoberts, 1999, 2007 ; Coron, 2007) et de placer la protection sociale « sous le double signe de l’assistance et du marché » (apRoberts, 1997) ». Ce qui permet de construire une vision positive du marché comme vecteur et co-garant avec l’État, de la protection sociale. Ainsi, la doctrine de l’État-plateforme, à travers les réductions budgétaires qu’elle prétendra imposer à l’hôpital public si l’on se laisse benoîtement enivrer des promesses thaumaturgiques de la télémédecine et de l’e-santé, aura un impact négatif sur la structure d’ensemble du financement de notre Sécurité sociale, à nouveau attaquée par le discours prétendument modernisateur du gouvernement actuel.

Contre la capitalisation de la protection sociale, il faut réaffirmer la puissance de la cotisation sociale

Face à ce « monde-d’après » pire que celui d’avant que nous concocte le gouvernement, il incombe au contraire de réaffirmer les fondements du modèle social français créé lui aussi à l’issue d’une crise de grande ampleur.

Et parmi les grandes institutions de la Libération, celle de la cotisation sociale sert de fondement à l’ensemble de l’édifice social érigé par les révolutionnaires de 1944-1946. L’intérêt principal de la cotisation réside dans le fait qu’il constitue une forme de salaire socialisé, prélevé sur le salaire des salariés et par le biais de cotisations patronales, puis directement distribué à la Sécurité sociale, afin de payer le système de santé, les soignants et l’hôpital, mais aussi les retraités, les parents et les chômeurs. Particulièrement efficace, l’Urssaf mettant un jour pour transformer les cotisations en salaires et en prestations, ce système a permis de réduire l’ampleur d’une crise qui aurait été tout autre sans ce type de mécanisme.

Au cœur du projet de modèle social pensé par le Conseil national de la Résistance, puis mis en place à la suite du plan Laroque par les équipes d’Ambroise Croizat, ministre communiste du Travail et de la Sécurité sociale, le financement par le biais de la cotisation s’inscrivait précisément dans un objectif de démocratisation sociale. En effet, ces cotisations sociales étaient gérées directement par les travailleurs eux-mêmes, à travers des Conseils d’administration des caisses élus à 75% par les syndicats des travailleurs et à 25% par ceux du patronat. Surtout, la cotisation, contrairement à un financement par l’impôt, devait permettre l’autonomie du système vis-à-vis du budget de l’État, et dès lors ne pas dépendre des objectifs budgétaires de gouvernements dont la Sécurité sociale ne serait pas la priorité.

La Sécurité sociale, telle qu’elle est envisagée à la Libération, reposait essentiellement sur la volonté de mettre fin aux angoisses du lendemain et d’instaurer un « ordre social nouveau ». Cette tradition était revendiquée par Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale, qui insistait, dans un discours le 23 mars 1945, sur la nécessité d’inscrire la Sécurité sociale dans ce qu’il assimile à une tradition nationale : « Or, la tradition française dans le domaine de la sécurité sociale n’est pas une tradition d’étatisme bureaucratique ; c’est une tradition d’entraide volontaire, […] c’est la tradition du vieux socialisme français, du socialisme de Fourier, de Louis Blanc, de Proudhon, c’est cette tradition qui a son nom inscrit dans notre devise nationale, c’est la tradition de la fraternité. »

Cette énumération justifiait la particularité du système de protection sociale qu’Ambroise Croizat et lui, entre autres, appelaient de leurs vœux, à savoir non-étatique, dont le budget devait être géré de façon autonome vis-à-vis de celui de l’État, et par les représentants des travailleurs eux-mêmes. L’évocation de la fraternité dresse un pont entre l’héritage révolutionnaire et les réalisations à venir, dans le cadre de la République et de la solidarité nationale, allant de pair avec l’exaltation d’une « foi révolutionnaire ».

C’est précisément grâce à ce principe de la cotisation que les Centres hospitaliers universitaires ont pu être financés sans avoir besoin de s’endetter auprès d’une banque, ni d’avoir à payer de quelconques intérêts, ce qui a largement réduit la dépense publique pour des investissements d’une telle ampleur. Or, ce sont ces établissements publics de santé, qui ont une triple mission de soins, d’enseignement et de recherche, qui ont été en première ligne dans le traitement des patients atteints de Covid-19.

Réformer la Sécu, pour mieux la détricoter

Quelque temps seulement après la mort de ce dernier, consacré par la tradition cégéto-communiste comme le « père de la Sécu », les premières réformes de la Sécurité sociale commencent à amputer le système pensé par le CNR. Le général de Gaulle de retour au pouvoir en 1958 instaure d’abord le contrôle des budgets des caisses par l’État, ainsi que la nomination des directeurs de caisses.

En 1967, les ordonnances Jeanneney instaurent un découpage des risques de la Sécurité sociale en branches, contraire au principe de la caisse unique, la suppression des élections et surtout la mise en place du paritarisme, de telle sorte que les Conseils d’administration devaient désormais être composés à 50 % de représentants des salariés et à 50 % de représentants du patronat, ces derniers pouvant s’allier temporairement au syndicat le plus modéré et former ainsi une majorité défendant leurs intérêts.

En 1990, la Contribution sociale généralisée remet en cause le financement par la cotisation en instaurant un impôt non progressif, tandis qu’en 1995 l’instauration de la Loi de finance de la Sécurité sociale par Alain Juppé marque une nouvelle étape d’étatisation de la Sécurité sociale, son budget étant désormais voté par le Parlement. Le régime général a ainsi subi des attaques répétées de la part de ces gouvernements successifs, toujours selon l’objectif annoncé de « sauver » la Sécurité sociale, mais qui masque en fait une volonté inavouable de libéraliser le système de protection sociale, de surcroît lorsqu’ils traitent de sa nécessaire « modernisation » pour l’adapter aux défis contemporains.

La rhétorique médiatique et le projet néolibéral

La rhétorique médiatique de légitimation des choix gouvernementaux actuels en matière de gestion du budget et des comptes sociaux, qui appliquent en quelque sorte le projet du « monde du travail de demain » décrit par le candidat Macron, se déploie d’ailleurs sur un mode pernicieux : commenter – ou critiquer selon les opinions économiques – la forme, c’est-à-dire l’arbitrage du gouvernement sur les 10 milliards alloués aux gilets jaunes en baisses d’impôts et de cotisations sociales, pour naturaliser implicitement l’argument de fond jamais remis en cause : le principal problème du pays, c’est la réduction du déficit public et des comptes sociaux. Aujourd’hui, la crise économique entraînée par le confinement nous offre le plaisir, certes aigre à nos oreilles, d’une modulation de ce cher refrain, autour cette fois-ci de la générosité – entendez ici pingrerie en réalité – de la politique de chômage partiel du gouvernement Macron.

À travers cette stratégie plus ou moins consciente (délibérée dans le cas de la technostructure, incomprise et entonnée par servilité dans le cas des plateaux télés), se dessine un projet de société plus profond et une cohérence du discours sur le long terme : la rhétorique médiatique néolibérale. On invoque les vocables « réductions de la dépense publique », « réduire la dette », « accélérer les réformes », que la majorité des chroniqueurs impose depuis plusieurs décennies au débat public, justifiés par la technostructure libérale. Se répand ainsi l’idée que les politiques sociales coûtent cher, que les Français se plaignent trop, qu’il faut prendre en compte le vieillissement démographique, et qu’il faut tailler dans le gras des politiques sociales en prenant soin de faire de la « pédagogie ».

En réalité, la pilule est un peu trop grosse pour être avalée, et un soupçon légitime commence à se faire jour : n’y a-t-il pas ici une volonté délibérée de détruire le modèle social français à travers les baisses de cotisations, outil de destruction des comptes sociaux ? Augmenter par ce biais le déficit de la Sécu, et légitimer un peu plus la nécessité de réformer le système social français, au bénéfice du secteur privé.


[1]Marie Alauzen, Plis et replis de l’État plateforme. Enquête sur la modernisation des services publics en France. Sociologie. PSL Research University, 2019. Français. ffNNT : 2019PSLEM037ff. fftel-02418677f

Ces dictatures brésiliennes qui servent de modèle à Bolsonaro

Lien
Jair Bolsonaro ©Marcelo Camargo/Agência Brasil

Jair Bolsonaro a cultivé pendant sa campagne la nostalgie qu’éprouve encore une partie des Brésiliens pour les deux dictatures militaires qu’a connues leur pays. Le nouveau président a en effet multiplié les déclarations ouvertement favorables à ces périodes de l’histoire brésilienne. Au XXème siècle, le Brésil a vécu durant trente-quatre ans sous le joug de deux régimes dictatoriaux : le régime à parti unique de Getulio Vargas de 1930 à 1945 (l’Estado Novo) puis celui de la junte militaire initiée par le coup d’Etat de Castelo Branco, de 1964 à 1985. La dictature de Vargas, à caractère corporatiste, protectionniste et nationaliste, diffère assez largement de celle de la junte: libérale et pro-américaine, cette dernière s’est singularisée par sa politique économique et sociale, dictée par le FMI et favorable aux grandes multinationales. Sans surprises, le souvenir du second régime est davantage mobilisé par Bolsonaro. Préfigurerait-il la politique qu’il se prépare à mettre en place ?


L’Estado Novo, en toile de fond.

Notre plongée dans les méandres dictatoriaux du Brésil débute en 1930. Une révolution menée par Gétulio Vargas, alors gouverneur de l’Etat de Rio Grande do Sul, met fin à la Republica Velha (« La Vieille République ») et instaure un régime dictatorial. Les griefs contre cette première République étaient nombreux. Parmi eux, la pratique du « colonelisme » qui s’était mise en place au fil des années du fait de la forme fédérale de l’Etat, et qui consistait à déléguer aux oligarques locaux des pouvoirs considérables. Les collusions de ceux-ci avec les exploitants de café – principalement installés à São Paulo – ou de lait étaient flagrantes. Ces deux secteurs étaient alors tellement importants que l’on disait de la politique brésilienne que c’était une politique du café com leite (café au lait), puisque les gérants faisaient la pluie et le beau temps dans la vie politique du pays. La corruption n’est pas un phénomène neuf dans la vie politique brésilienne !

Getulio Vargas.

Lors de son arrivée au pouvoir, Vargas choisit de répondre à cette situation par la mise sous tutelle des États fédérés. Il place à leur tête des interventores (administrateurs) chargés de nommer les autorités au sein des Etats. Au début des années 1930, suite au krach de 1929, le pays se trouve dans une profonde crise économique. La production est en forte baisse : elle perd 4% en 1930 et 5% en 1931; le gouvernement manque de moyens car les réserves d’or ont fondu comme neige au soleil. Pour ne rien arranger à cet état de fait, l’agriculture connaît une situation catastrophique, le pays ne peut plus exporter. Enfin, la monnaie de l’époque, le cruzeiro, est dévalué de 40% et l’Etat brésilien suspend le remboursement de sa dette. Vargas entreprend de résoudre ces problèmes par des mesures travaillistes, protectionnistes et corporatistes. Il s’inspire de la doctrine sociale du Pape Léon XIII qui promeut une collaboration des classes sociales, basée sur un idéal de charité de la part des patrons et de modération de la part des travailleurs. C’est ainsi que sont mises en place sous la bannière de l’Estado Novo des mesures telles que la journée de travail de 8 heures, l’abolition du travail des enfants, la mise en place de congés payés, ou encore le droit de vote des femmes. Ces mesures ont valu à Vargas le surnom de « Père des pauvres ».

Il faut cependant faire remarquer toutes les limites de cette politique sociale. D’une part, elles n’ont concerné qu’une minorité de travailleurs : ceux des villes et qui occupaient des postes réglementés. Les travailleurs informels ne bénéficiaient eux d’aucune protection. D’autre part, les syndicats demeuraient fortement encadrés par l’État, et les mouvements sociaux ont été réprimés avec une grande violence par le gouvernement, Vargas ayant été jusqu’à ordonner la déportation de ses opposants communistes dans les camps de concentration de l’Allemagne nazie. L’éducation était quant à elle réservée à l’Église catholique. Enfin, la Constitution de l’Estado Novo, qui proclamait le droit de vote des femmes, n’a jamais été appliquée: le Parlement brésilien ne s’est pas réuni une seule fois sous le régime de Vargas.

Le régime ne manque pas de traits autoritaires. Son nom, l’Estado Novo, est une reprise du titre officiel de la dictature de Salazar au Portugal, et sa Constitution est dite “polonaise” tant elle rappelle celle du maréchal Pilsudski de 1926. On y retrouve les traits habituels des dictatures catholiques qui pullulent en Europe : parti unique, police politique, suspension des libertés individuelles, culte de la personnalité.

Le nationalisme constitue un autre trait structurant du régime de Vargas. Ce dernier a notamment instrumentalisé le carnaval de Rio et le football pour consolider la « brésilianité » de ses habitants, instauré une « préférence nationale » pour les Brésiliens et favorisé un climat de xénophobie envers les étrangers qu’il désignait comme des « kystes ethniques ». L’ère Vargas n’a pas été pour rien dans l’importance que revêt aujourd’hui le football dans la culture brésilienne, la dictature subventionnant massivement les clubs en échange de la loyauté politique des joueurs. L’écho considérable qu’a rencontré l’appel à voter Bolsonaro de la part de joueurs comme Ronaldinho ou Kaka est, au moins en partie, un héritage de la dictature de Vargas.

Résultat de recherche d'images pour "estado novo brasil"

Une affiche de propagande de l’Estado Novo de 1940

L’Estado Novo connaît son épilogue en 1945, lorsque Gétulio Vargas est déposé par l’armée avec l’aide des Etats-Unis. On le soupçonne alors d’être devenu pro-communiste à cause de son rapprochement avec Moscou à la fin de la guerre…

L’héritage de Vargas est perçu comme ambivalent et contradictoire. Le volet social de sa politique mène parfois à l’amnésie concernant les aspects répressifs de son régime. Pour nombre de Brésiliens, Vargas est d’abord connu pour sa fin tragique – un suicide – et pour le « testament » qu’il a rédigé à la veille de sa mort.« Le Père des pauvres » s’y dépeint en protecteur héroïque de la nation brésilienne, acculé par les puissances étrangères à mettre fin à ses jours : « Je me suis battu contre le pillage du Brésil. Je me suis battu contre le pillage du peuple. Je me suis battu avec la poitrine ouverte. La haine, l’infamie, les calomnies ne m’ont pas submergé. »

On comprend donc que les références faites à l’Estado Novo pendant la campagne de Jair Bolsonaro aient été discrètes – l’hommage à la dictature corporatiste et interventionniste jurait avec le caractère néolibéral du programme de Bolsonaro. De Vargas, Bolsonaro retenait surtout la nécessité d’un leadership fort et personnalisé garant de la stabilité sociale, d’une pratique éthique de la politique teintée de catholicisme, et d’un encadrement des mouvements sociaux et syndicaux. C’est à la junte militaire brésilienne (1964-1985) que va la préférence du nouveau président brésilien.

Le spectre de 1964.

La prise de parole la plus célèbre de Bolsonaro à ce sujet s’est produite lors du vote de l’impeachment de la présidente Dilma Rousseff en 2016. Au micro de la Chambre, il rend un hommage public au colonel Carlos Alberto Brilhante Ustra, premier militaire à être reconnu coupable de torture pendant la dictature.

Cette dictature militaire est inaugurée par un coup d’Etat des généraux brésiliens perpétré à l’encontre du président João Goulart, le 31 mars 1964. Bien que n’étant pas un radical, celui-ci était perçu comme un sympathisant communiste par l’administration américaine, les classes supérieures brésiliennes et la hiérarchie ecclésiastique, car il défendait la mise en place d’une réforme agraire et le renforcement de la protection des travailleurs brésiliens. Le coup d’État, soutenu par la CIA, survient à l’issue d’une campagne de presse hostile dépeignant João Goulart comme un nouveau Fidel Castro.

Résultat de recherche d'images pour "goulart"

João Goulart

Le maréchal Castello Branco, placé au pouvoir, prétend « remettre la maison en ordre ». Les similitudes avec la situation actuelle ne manquent pas. L’anticommunisme, la volonté de mettre fin à un régime « extrémiste de gauche » qui favorise l’agitation sociale, et de rétablir « l’ordre » au Brésil, ont été des éléments rhétoriques structurants de la campagne de Bolsonaro. Celui-ci n’avait de cesse de pointer du doigt les liens entre son adversaire Fernando Hadad, Cuba et le Venezuela. Il l’accusait d’avoir pour projet d’intégrer le Brésil à une « Union des Républiques Socialistes d’Amérique Latine ». Par ailleurs, on retrouve des acteurs sociaux similaires derrière le coup d’Etat de 1964 et la campagne de Bolsonaro sont les mêmes : les multinationales, les propriétaires terriens, une partie du secteur médiatique.

Résultat de recherche d'images pour "jornais brasil 1965 goulart"

“La Marine chasse Goulart”, 1965

La dictature instaurée en 1964 n’est pas sans évoquer celle de Pinochet au Chili ou de Videla en Argentine. Le Parlement brésilien est officiellement maintenu dans ses fonctions, mais son rôle n’est plus que décoratif ; l’exécutif s’autorisant à révoquer les députés qui s’opposent à ses projets, il se transforme en chambre d’enregistrement. L’administration fait l’objet de purges, la délation est encouragée et la torture institutionnalisée. On estime qu’au total, ce sont 20 000 Brésiliens qui ont été victimes des chambres de torture sous la junte militaire ; parmi eux, la future présidente Dilma Rousseff, âgée de vingt ans, qui a acquis une certaine aura grâce au stoïcisme dont elle a fait preuve alors. La peine de mort, supprimée en 1891, est rétablie : au cours de la junte militaire, 400 Brésiliens, victimes de la répression étatique, trouvent la mort. Faisant écho à cette période, Bolsonaro a déclaré lors de sa campagne qu’il souhaitait « une police qui tire pour tuer », qu’il rétablirait la peine de mort abolie depuis, qu’il condamnerait ses opposants les plus radicaux à l’exil, et que « l’erreur » des tortionnaires brésiliens avait été de ne « pas tuer » leurs victimes.

« Remettre la maison en ordre » passe aussi par l’économie. Le Brésil de la junte traverse une crise importante avec des taux d’inflation de quasiment 100%, que le régime réussit à diviser par trois avec son PAEG (Programa de Ação Econômica do Governo : Programme d’action économique du gouvernement). Celui-ci prévoit la limitation des salaires que le précédent gouvernement avait revus à la hausse. De 1969 à 1973, l’économie fait un gigantesque bond en avant. Surviennent ensuite les krachs pétroliers de 1973 (mandat d’Ernesto Garrastazu Médici) et 1979 (mandat de João Figuereido) qui minent l’économie. Il n’est pas anodin de noter que cette relance est soutenue par le FMI qui prête massivement à l’Etat brésilien : 125 millions pour contenir l’inflation en 1965, puis 13,2 milliards entre 1982 et 1985 pour attirer les investisseurs étrangers – corollaire de sa politique de gel des salaires et de répression des mouvements syndicaux et sociaux.

Si la hiérarchie ecclésiastique brésilienne soutient également la mise en place de la dictature, saluant le coup d’Etat militaire, elle s’en désolidarise bien vite au moment des « années de plomb » qui marquent le durcissement de la dictature. Les évangélistes qui soutiennent actuellement le président brésilien suivront-ils la même évolution si celui-ci se livre à des pratiques répressives similaires ?

Aujourd’hui, une situation comparable ?

Un travail mémoriel important a été effectué au Chili ou en Argentine à l’égard de la période dictatoriale ; cela n’a pas été le cas au Brésil. Cette différence s’explique notamment par le vote d’une loi d’amnistie, en 1979 (sous la dictature militaire), qui protège, aujourd’hui encore, les tortionnaires de poursuites pénales. Bien que la « Commission Nationale de la Vérité »  brésilienne ait demandé sa suppression à plusieurs reprises, le statu quo demeure. Pour l’historienne Armelle Enders, la création de cette Commission en 2011 signe le retour sur la scène publique des nostalgiques de la dictature initiée par Castelo Branco.

Si les deux dictatures brésiliennes (l’Estado Novo de Vargas et la junte militaire de 1964) partagent de nombreuses points communs – la volonté d’ordre, l’autoritarisme, la fibre ecclésiastique, le discours nationaliste et conservateur -, elles ont eu des implications sociales et tenu des positionnements géopolitiques différents. Défenseur de « l’ordre » et conservateur, partisan d’un Etat fort, protecteur de la police et de l’armée (même lorsqu’elles se comportent comme des milices politiques), militaire lui-même, Bolsonaro est sans conteste un avatar du militarisme de ces régimes. Ce n’est pas pour rien qu’il expose fièrement les portraits des dictateurs successifs dans son bureau. Néolibéral, pro-américain, soutenu par l’oligarchie brésilienne, il s’inscrit cependant bien davantage dans la continuité du second régime que du premier.

Résultat de recherche d'images pour "bolsonaro uniforme"

Ces deux dictatures ont été mises en place lors de crises économiques importantes, or le Brésil traverse aujourd’hui ce que le FMI considère comme la plus grave crise économique de son histoire, avec une récession de 7.2% du PIB sur deux ans, soit bien plus que les 5.1% perdus suite au krach de 1929.
L’une des bases idéologiques sur lesquelles reposaient les dictatures brésiliennes était la désignation et le rejet de bouc-émissaires par le gouvernement. Aux communistes et aux étrangers, se sont aujourd’hui ajoutés les membres de la communauté LGBT: Bolsonaro a accompagné et légitimé les actions violentes perpétrées à leur égard, en s’appuyant sur les groupes évangélistes les plus radicaux, et fait ainsi l’apologie d’une société uniformisée sous l’égide d’un homme fort, lui aussi en uniforme.

Dans un contexte social de plus en plus tendu, doit-on craindre que Bolsonaro ne mène le Brésil vers un autoritarisme croissant, et ne tue une deuxième fois Camus, qui écrivait que « la démocratie n’est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité » ? La violence de ses propos à l’égard de l’opposition, des « communistes »  supposés du PT (Parti des travailleurs), des LGBT, des Afro-Brésiliens et des communautés indigènes, ainsi que les tensions multiples qui traversent le Brésil, ne présagent en tout cas rien de rassurant.

Pour aller plus loin :

FAURE Michel, Une histoire du Brésil, Place des éditeurs, 2016
ZIEGLER Jean, L’Empire de la honte, seuil, 2006