Militariser l’économie ne sauvera pas l’industrie européenne

Du sommet de l’OTAN à La Haye au plan ReArm Europe de la Commission européenne, l’Europe revient-elle sur les sentiers de la guerre ? Lors de la dernière réunion de l’Alliance atlantique, les Européens ont réaffirmé leur engagement à atteindre l’objectif de 5% du PIB injectés dans la Défense – et défendu une « coopération entre les industries de défense de part et d’autre de l’Atlantique ». Le plan ReArm Europe, défendu par Ursula von der Leyen, promeut l’investissement de 800 milliards d’euros dans l’armement, dans une perspective supposée de « réindustrialisation » du Vieux continent. En réalité, faire de la militarisation le moteur de la réindustrialisation mènera soit à la guerre, soit à la crise – et dans les deux cas, au déclin industriel.

Un marché non durable et moteur de guerres permanentes

Quand on a faim, on achète de la nourriture, on la mange, puis elle disparaît : il faut donc en produire à nouveau pour assouvir les faims suivantes. Et ainsi de suite. On a besoin de se déplacer pour travailler, voir sa famille ou partir en vacances. Pour cela, on prend les transports en commun ou un véhicule personnel. Cette utilisation continue des transports publics ou d’un véhicule privé les use. Au bout d’une certaine usure, il faut réparer ou remplacer ces véhicules. Ainsi qu’investir dans le développement et l’entretien des infrastructures de transport et la production des véhicules. C’est le cycle de vie d’un produit qui assure une certaine durabilité à un modèle économique répondant à des besoins et une demande présents dans la société.

De son côté, l’investissement dans l’armement nourrit un cercle vicieux où la paix devient une menace pour les profits. Tant que les conflits – par exemple: guerre en Ukraine, génocide à Gaza, occupation du Congo oriental soutenue par le Rwanda (avec la bénédiction de l’UE) – font rage, les armes trouvent un “marché”. Mais si les États stockent sans les utiliser, le marché s’engorge et sature. Pour survivre, les fabricants ont besoin que ces armes brûlent sur les champs de bataille, générant de nouvelles commandes.

La militarisation de l’économie crée ainsi une incitation structurelle à la guerre, renforcée par le lobbying des industriels. Pire : les conflits servent même de vitrine commerciale. Certaines entreprises, comme celles fournissant Israël, n’hésitent pas à vanter des équipements «testés en conditions réelles», transformant les massacres en argument marketing1.

Les États-Unis représentent pleinement cette logique destructrice. Seul pays à avoir construit un énorme complexe militaro-industriel, donc un secteur industriel fort basé sur l’armement, ils enchaînent les guerres. Rien que depuis 2001 : Afghanistan (2001-2021), Irak (2003-2011,), Libye (2011), Syrie, Yémen, soutien à l’Ukraine et à la guerre génocidaire israéliennes contre les Palestiniens. Cette situation de guerre permanente alimente un secteur colossal : en 2024, les exportations d’armes américaines ont atteint 318,7 milliards de dollars, soit une hausse de 29 % en un an (Reuters, janvier 2025). Le département d’État lui-même justifie ces chiffres par la « reconstitution des stocks envoyés à l’Ukraine » et la préparation à de « futurs conflits majeurs »2.

Contrairement au discours officiel, militariser l’économie n’offre aucune protection – elle aggrave les risques de guerre. L’histoire européenne en témoigne : les vagues de réarmement, notamment en Allemagne au XXᵉ siècle, ont conduit à deux guerres mondiales et à un continent en ruines. Aujourd’hui, reproduire ce schéma reviendrait à sacrifier toujours plus de vies, à détruire des sociétés et des communautés pour nourrir une industrie prête à tout vampiriser et dont la survie dépend… de notre propre insécurité. Comme le résume l’économiste Michael Roberts, le keynésianisme militaire ne peut fonctionner qu’en situation de guerre.3

L’illusion d’une relance par des dépenses militaires

L’économie européenne est dans une impasse. L’Allemagne, première puissance industrielle du continent, est en récession. « Les chaînes de valeur ou les capacités de production existantes dans nos industries traditionnelles – automobile, acier, aluminium ou produits chimiques – peuvent trouver de nouvelles opportunités dans la reconversion et l’approvisionnement d’une empreinte croissante de la base industrielle de défense [TDLR] », affirme la Commission européenne.4 Mais l’espoir que la militarisation de l’économie remettra le Vieux Continent sur les rails de la croissance risque d’être de courte durée.

En économie, pour comparer l’effet de différents types d’investissements, on utilise ce qu’on appelle l’effet multiplicateur. Ce terme désigne le phénomène par lequel une dépense initiale entraîne une série d’autres dépenses, investissements et activités économiques. Par exemple, lorsqu’on investit dans un parc éolien, l’énergie produite peut alimenter des usines, attirer des entreprises et créer de nouveaux emplois. Investir dans des chemins de fer facilite les échanges et le transport de marchandises, ce qui stimule l’activité économique. Financer la recherche et le développement (R&D) peut déboucher sur des innovations qui renforcent le développement industriel. Produire une excavatrice ou un bulldozer aide à construire des bâtiments, des routes ou des ponts. En comparaison, un tank ne produit ni énergie, ni innovation, ni transport, ni bâtiments. Il mobilise des ressources, mais sans effet d’entraînement durable dans l’économie.

Plusieurs études récentes menées se sont penchées sur les effets des dépenses militaires sur l’économie. Selon le Kiel Institute for the World Economy, l’un des principaux instituts de recherche économique en Allemagne, ces dépenses ont un effet réduit sur la croissance car elles sont déconnectées des besoins de la société, que ce soient les entreprises privées, l’Etat ou les consommateurs.5 Comme l’a récemment rappelé l’économiste de l’Université Catholique de Louvain, Paul Van Rompuy, la banque d’investissement américaine Goldman Sachs a calculé quant à elle, que le multiplicateur des dépenses de défense de l’UE, dans le cadre du programme «Rearm Europe», n’était que de 0,5 après deux ans6.

Pour l’institut GWS (Gesellschaft für Wirtschaftliche Strukturforschung), elles peuvent générer un certain dynamisme économique à court terme, au moment des achats d’armes, mais sans impact significatif à long terme.7 Le CEO d’ArcelorMittal Europe, Geert Van Poelvoorde, résume la situation avec lucidité : « Fournir de l’acier pour la défense n’est pas un problème. 1 000 chars, cela représente 30 000 tonnes, ce qui ne correspond qu’à trois jours de production dans une seule usine. Donc non, le renouveau de la défense ne signifie pas automatiquement le renouveau du secteur sidérurgique. [TDLR] » 8

Ces études soulignent également que même ces faibles effets positifs dépendent de plusieurs facteurs, notamment de la part des dépenses militaires qui profitera effectivement à l’industrie locale plutôt qu’à des importations, ainsi que de la manière dont ces dépenses sont financées — au détriment, ou non, d’autres postes budgétaires comme les infrastructures ou les services publics.

Or, aujourd’hui, une large part des commandes militaires bénéficie à des pays situés hors de l’Union européenne, et en premier lieu aux États-Unis. Entre juin 2022 et juin 2023, 78 % des dépenses d’acquisition militaire ont été attribuées à des fournisseurs non-européens, dont 63% à des entreprises américaines.9 « Nous n’avons que quelques années pour nous renforcer. Nous allons nous équiper auprès de celui qui peut produire vite. Nous n’allons donc rien exclure. Or, après trois ans de guerre en Ukraine, il y a beaucoup d’industriels européens qui n’ont pas encore vraiment augmenté leur capacité de production » reconnaît le chef de la Défense belge (CHOD), le général Frederik Vansina. Même le quotidien boursier L’Echo s’en inquiète : « Accroître massivement les achats de matériel ‘made in USA’ priverait en effet l’économie européenne d’une manne importante. Et cela ne ferait que prolonger la dépendance militaire vis-à-vis des États-Unis, tout en créant de nouvelles sujétions sur les plans industriel et technologique.»10

Deuxième problème: ces dépenses militaires s’accompagnent d’un retour de l’austérité budgétaire en Europe, au détriment des investissements sociaux et dans les infrastructures. Carsten Brzeski, directeur de la macroéconomie mondiale chez ING, prévient : « Il y aura un effet multiplicateur négatif si une partie des dépenses militaires est financée par des coupes ailleurs. »11 À court terme, les dépenses militaires ne seront donc pas un moteur économique : une grande partie des fonds partira à l’étranger, tandis que les coupes dans les dépenses sociales et les investissements productifs impacteront négativement la croissance.

A long terme, une étude de Giorgio d’Agostino, J. Paul Dunne et Luca Pieroni — professeurs d’université spécialisés dans l’analyse des dépenses militaires — montre que les dépenses militaires ont même un effet négatif, significatif et persistant sur la croissance économique. En utilisant des données sur 83 pays entre 1970 et 2014, les auteurs concluent qu’une augmentation durable des dépenses militaires réduit le niveau du PIB par habitant, en détournant les ressources d’investissements plus productifs12. Même la RAND Corporation, le think tank lié aux forces armées américaines, reconnaît que les investissements dans les infrastructures ont un effet multiplicateur supérieur à celui des dépenses militaires13. Elle conclut qu’une hausse des budgets de défense au détriment des infrastructures pèsera négativement sur la croissance à long terme14.

Et contrairement à une idée répandue par les va-t-en guerre, l’industrie de la Défense n’est pas non plus le moteur d’emploi qu’ils tentent de nous faire croire. Des recherches menées aux États-Unis montrent qu’à niveau de dépenses égal, des secteurs civils comme la santé, l’éducation ou les énergies propres génèrent nettement plus d’emplois.15 Une récente étude de Greenpeace, Arming Europe (2023), s’est également penchée sur les effets économiques de l’augmentation des budgets militaires entre 2013 et 2023 en Allemagne , en Italie et en Espagne arrive exactement à la même conclusion pour l’Europe16

C’est pourquoi l’économiste Thomas Piketty appelle à réorienter les priorités vers «le bien-être humain et le développement durable», avec des investissements massifs dans les «infrastructures collectives (formation, santé, transports, énergie, climat)».17

Le mythe des retombées technologiques

Le retard technologique de l’Europe par rapport aux États-Unis et à la Chine représente aujourd’hui un défi existentiel. C’est l’avertissement lancé par l’ancien directeur de la Banque Centrale Européenne (BCE), Mario Draghi dans son rapport sur la compétitivité européenne : « Le changement technologique s’accélère rapidement. (…) L’UE est en retard dans les technologies émergentes qui stimuleront la croissance future. [TDLR] »18

Un domaine emblématique de ce retard est celui des batteries, une technologie-clé et indispensable pour la transition industrielle. La faillite de Northvolt, en est une triste illustration. Fondée en 2017 par un ancien de Tesla, cette start-up suédoise devait symboliser le sursaut industriel européen dans les batteries électriques, un secteur stratégique largement dominé par l’Asie. Northvolt a bénéficié de financements privés et publics spectaculaires (plus de 15 milliards d’euros) et a démarré une giga-usine de batteries en Suède, saluée à l’époque comme un modèle de souveraineté technologique européenne. Elle a compté jusqu’à 6.500 travailleurs. Mais en novembre 2024, Northvolt a déposé le bilan, faute de trésorerie, anéantissant les ambitions de l’UE et laissant les contribuables européens avec des prêts non remboursés. Ce fiasco met en lumière les lacunes structurelles de l’Europe en matière d’innovation industrielle. Ces chiffres qui paraissent impressionnants prennent une toute autre dimension quand on les compare à l’un des géant chinois de la batterie qui a 25 ans d’expérience dans le domaine et compte à lui-seul près de 21.000 (!) ingénieurs rien que pour la recherche et le développement19.

L’Union européenne est aujourd’hui à la traîne technologique dans de très nombreux domaines comme le numérique de pointe, les technologies vertes, la conduite autonome, la 5G et bientôt la 6G,…. Ses dépenses en recherche et développement sont nettement inférieures à celles des États-Unis et de la Chine, et ses efforts sont dispersés. La Cour des comptes européenne a récemment publié un rapport alertant sur le retard critique de l’Europe en matière de microprocesseurs. Les microprocesseurs, ou « puces », sont au cœur de tous les équipements électroniques, des voitures aux smartphones, des satellites à l’intelligence artificielle. La stratégie actuelle de la Commission européenne, ajoute la Cour des comptes, ne suffira pas à rattraper ce retard.20 Quelques mois plus tôt, la Cour des comptes européenne tirait déjà la sonnette d’alarme sur le manque d’investissement dans l’intelligence artificielle.[/note]

Face à ce constat, la Commission européenne tente de nous rassurer en prétendant qu’« une hausse des investissements dans la défense aurait des effets d’entraînement positifs sur l’ensemble de l’économie, contribuant à la compétitivité, à la création d’emplois et à l’innovation dans de nombreux secteurs, de l’aéronautique à la construction navale, de la sidérurgie à l’espace, des transports à l’intelligence artificielle. [TDLR] »21 L’exemple le plus souvent cité pour appuyer cette idée est celui d’Internet, présenté comme le fruit des programmes militaires américains.

Ce raisonnement ne tient pas et cette stratégie risque encore d’aggraver notre retard technologique dans tous ces domaines civils. Dans son best-seller The Entrepreneurial State, l’économiste Mariana Mazzucato revient sur la genèse d’internet, financée à ses débuts par la DARPA, l’agence du ministère de la Défense américain22. Elle montre que ce n’est pas la finalité militaire des investissements qui a été déterminante, mais bien le rôle stratégique joué par l’État : financement de recherches à long terme, coordination entre universités, entreprises et laboratoires autour de projets ambitieux, indépendamment de leur rentabilité immédiate. En clair, si l’ancêtre d’internet a vu le jour dans un cadre militaire, c’est grâce à une politique publique visionnaire — pas à la logique militaire elle-même. Et ce n’est que dans un cadre civil et l’ambition de dizaines de milliers de chercheurs et scientifiques du Centre européen de recherches nucléaires (CERN) de faire circuler rapidement leurs découvertes scientifiques que la forme moderne de l’Internet, a pu se développer à partir du début des années 90.

Il n’y a donc aucune raison de croire qu’un détour par l’investissement dans la recherche militaire soit nécessaire. Au contraire, ce détour peut même s’avérer contre-productif, le secret défense freinant la diffusion des innovations vers les usages civils. Et surtout, une augmentation des crédits militaires se fera au détriment de la recherche & développement civile, avec même un possible impact négatif sur le volume global d’innovation.

Loin des illusions des retombées militaires, nous avons besoin d’un véritable plan d’investissements publics massifs dans les technologies civiles du futur, à l’échelle européenne. Sans cela, notre retard technologique — et la désindustrialisation qui l’accompagne — ne fera que s’aggraver. Nous n’avons ni un euro à gaspiller, ni un seul cerveau à détourner des priorités technologiques essentielles pour les consacrer à des programmes militaires.

Les dépenses militaires au détriment de la transition énergétique, industrielle et climatique

La militarisation de notre économie ne constitue pas non plus une réponse à la crise que les secteurs les plus énergivores comme la sidérurgie ou la chimie vivent en ce moment. Elle va détourner les moyens nécessaires qu’il faut investir dans la transition énergétique. Ces secteurs sont pris en étau entre la hausse des coûts énergétiques et – pour différentes raisons – une demande industrielle en berne. Sans solution structurelle à cette double pression, c’est tout l’avenir industriel du continent qui est mis en péril23.

L’énergie est le socle de toute activité économique. Elle fait tourner les trains, chauffe les logements, alimente les machines qui produisent les biens que nous utilisons chaque jour. Sans énergie abondante et abordable, il n’y a pas de relance industrielle possible. Mais aujourd’hui, l’Europe est prise dans une dépendance problématique : au gaz russe hier, au gaz liquéfié américain aujourd’hui. Une dépendance coûteuse – concrètement l’énergie coûte entre deux et quatre fois plus cher en Europe qu’aux Etats-Unis ou en Chine24 – , instable, et fondamentalement contraire aux impératifs de la transition climatique. Sortir de cette dépendance à une énergie fossile, chère et polluante nécessite des investissements massifs dans l’énergie renouvelable.

Pour atteindre ses objectifs en matière d’énergie renouvelable, l’Union européenne estime qu’il faudrait mobiliser plus de 570 milliards d’euros d’investissements par an d’ici 2030, et même 690 milliards d’euros par an durant la décennie suivante. Ces sommes colossales doivent financer à la fois la production d’énergies renouvelables, les infrastructures de transport et de stockage, et la transformation des réseaux25. Pourtant, à l’heure actuelle, les investissements atteignent à peine un peu plus de la moitié de ce niveau26.

Pourquoi un tel écart entre les besoins et la réalité ? Selon l’économiste et professeur de l‘université d’Uppsala, Brett Christophers, le marché capitaliste est incapable de répondre à ce défi. Dans son livre The Price is Wrong. Why Capitalism Won’t Save the Planet, il démontre que les perspectives de profits à court terme dans les énergies renouvelables sont trop faibles et incertaines pour attirer les capitaux privés à la hauteur des besoins27. Or, les plans de la Commission européenne continuent pourtant de s’entêter dans cette voie : la stratégie reste centrée sur le marché et le bon vouloir des grandes multinationales de l’énergie.

Les grands industriels à haute intensité énergétique manifestent également leur scepticisme face aux plans de la Commission. Aditya Mittal, CEO d’ArcelorMittal, souligne combien les coûts de l’énergie rendent les projets de décarbonation difficilement réalisables en Europe: « Il reste essentiel de s’attaquer aux coûts élevés de l’énergie, qui rendent très difficile pour l’industrie de progresser dans des projets de décarbonation d’envergure. [TDLR] »28 Wouter Remeysen, CEO de BASF Antwerpen et président de la fédération chimique Essenscia, déplore quant à lui : « Nous restons sur notre faim concernant le principal point sensible pour l’industrie : les coûts de l’énergie. À part les achats groupés, je ne lis pas grand-chose de concret à ce sujet. [TDLR] »29 Même si leur objectif est clairement aussi d’accentuer la pression pour obtenir davantage d’aides d’État et de subsides pour augmenter leurs profits, le problème énergétique qu’ils soulèvent n’en est pas moins réel — et les solutions avancées par la Commission, largement insuffisantes.

À titre de comparaison, la Chine a investi plus que les États-Unis et l’Union européenne réunis dans les énergies renouvelables en 2023. Et 2023 n’a rien d’une exception : sur l’ensemble des dix dernières années, la Chine a systématiquement investi plus qu’eux.30 « La Chine, historiquement et encore aujourd’hui, est le leader mondial en matière d’investissements dans l’énergie solaire et éolienne – tant en ce qui concerne les centrales solaires et éoliennes produisant de l’électricité de manière renouvelable que les technologies de turbines et de cellules », explique Brett Christophers. Ces résultats « sont (…) aussi éloignés que possible de développements guidés par le marché. Il ne s’agit pas ici du secteur privé identifiant des opportunités d’investissement, évaluant les perspectives de rentabilité et décidant – investir ou non ? – en conséquence. Il s’agit de l’État, (…) mobilisant toutes les ressources nécessaires à sa disposition pour garantir qu’il tiendra ses engagements [TDLR] », continue le professeur de l’université d’Uppsala.

Répondre à ce défi énergétique est une condition sine qua non pour relancer notre industrie, réduire notre dépendance énergétique et respecter nos engagements climatiques. Les investissements dans l’infrastructure énergétique offriraient également d’importants débouchés pour notre industrie. La transition énergétique – de la construction des capacités de production d’énergie renouvelable au stockage de l’énergie, en passant par les infrastructures de transport et sans oublier tout ce qui concerne l’isolation des bâtiments – exige des volumes considérables de matériaux, de composants et de technologies, ouvrant ainsi des perspectives industrielles considérables pour la sidérurgie, la chimie et l’ensemble du tissu industriel.

Une étude du FMI, incluant également des pays européens, montre que les investissements dans les énergies renouvelables ont un effet multiplicateur élevé : un investissement équivalent à 1% du PIB entraîne une hausse du PIB total comprise entre 1,11% et 1,54% dans les années qui suivent, soit plus de deux fois plus que des dépenses équivalente dans l’armement. Cette efficacité s’explique notamment par le fait que les énergies renouvelables génèrent plus d’emplois locaux, stimulent davantage l’économie intérieure et dépendent moins des importations.31

Cela nécessite de sortir du dogme du marché et de reprendre en main le secteur énergétique pour investir massivement. Mais chaque euro alloué à l’industrie militaire est un euro qui manque pour ces investissements vitaux. On ne bâtira pas une industrie solide sur la base de dépenses militaires. Car il n’y aura pas de continent fort sans base industrielle solide, et pas d’industrie forte sans énergie bon marché, verte et abondante.

Une guerre sociale contre les travailleurs

Partout en Europe, les gouvernements ouvrent grand les robinets pour gonfler les budgets militaires. En Belgique, la coalition gouvernementale dite “Arizona” a décidé dans un accord au mois d’avril d’augmenter le budget militaire de 4 milliards d’euros supplémentaires par an, afin d’atteindre la norme des 2 % du PIB imposée par l’OTAN. Ce qui frappe, c’est la facilité avec laquelle ces milliards ont soudain été « trouvés », alors que depuis des années on nous répète que « le budget est serré », qu’« il n’y a pas d’argent » pour les pensions, les soins de santé, l’enseignement ou le logement.

Et ce n’est qu’un début. Au sommet de l’OTAN qui aura lieu à La Haye en juin, l’objectif est encore d’augmenter les dépenses militaires, bien au-delà des 2% du PIB. Les États-Unis avancent 5%, et parlent d’« une augmentation rapide, de plus du double [TDLR] ». Mark Rutte, secrétaire général de l’OTAN, fixe la barre à « bien au-delà de 3 %, c’est vraiment le minimum absolu. [TDLR] »32 Et chez nous, le ministre de la Défense Theo Francken est clair :« Nous avons convenu au sein du gouvernement que nous devions également atteindre cet objectif plus ambitieux. [TDLR] » « La seule question est la suivante : devrons-nous bientôt passer, selon l’OTAN, à 3 % dans les cinq ans ? Ou à 3,5 % dans les dix ans ? [TDLR] »33

La question est “seulement” à quel rythme les investissements militaires doivent avoir lieu. Sur le reste, aucun débat n’est permis sur des sommes pourtant colossales. 3% du PIB représenterait près de 18 milliards par an pour la Belgique. C’est un montant comparable aux investissements annuels supplémentaires nécessaires pour réaliser la transition climatique en Belgique.34

Qui va payer l’explosion de ces budgets? Pour Mark Rutte, secrétaire général de l’OTAN, la réponse semble évidente: « En moyenne, les pays européens consacrent jusqu’à un quart de leur revenu national aux pensions, à la santé et à la sécurité sociale. Nous n’avons besoin que d’une petite partie de cet argent pour renforcer considérablement notre défense. [TDLR] »35. Selon l’économiste Geert Peersman, appliquer la norme de 3,5 % du PIB en dépenses militaires reviendrait, pour la Belgique, à réduire les pensions de 20 %.36

Le ministre de la Défense Theo Francken est clair sur la société vers laquelle il veut aller: « Pendant des années, nous nous sommes moqués des Américains à cause de leur pauvreté, de leurs addictions, de leur absence de filet social ou du fait qu’il faut payer 1 000 dollars chez le dentiste. Nous ne voulions pas y vivre parce qu’ils consacraient tout leur argent à la sécurité dure. Bien sûr, il est beaucoup plus agréable de dépenser de l’argent pour les pensions, le chômage, un système de santé cubain où l’on peut sortir de la pharmacie avec un grand sac de médicaments pour 13 euros. Mais qui a raison, finalement ? [TDLR] »37. En Allemagne, il est question de restreindre les droits sociaux, de permettre la réquisition de personnel et d’augmenter la durée du travail dans les secteurs concernés par la militarisation38. En Belgique, à la veille de la grève du 31 mars, la députée Vooruit Jinnih Beels a publié un article dans la revue de droite nationaliste Doorbraak pour contester cette grève au nom du danger de guerre et de l’urgence géopolitique39.

La militarisation est un choix de société brutal et une guerre sociale menée contre la classe travailleuse. En instrumentalisant la peur de la guerre, c’est une thérapie de choc que le gouvernement veut imposer pour casser la sécurité sociale et pour soumettre la classe travailleuse.

Réindustrialiser l’Europe plutôt que la militariser

La crise de l’industrie européenne s’explique par des prix de l’énergie trop élevés, un retard technologique, une trop faible demande et des multinationales qui refusent d’investir dans l’industrie de demain pour protéger les dividendes de leurs actionnaires. La désindustrialisation est déjà en marche. Et comme on l’a vu, ce n’est pas la militarisation de l’économie qui va arrêter ce processus.

Comme nous l’expliquions dans un article précédent – “L’industrie est à nous”: neuf principes pour sauver l’industrie en Europe40 : “Depuis plusieurs décennies, l’Union européenne n’a pas mis en place de politique industrielle volontariste visant à renforcer des secteurs industriels stratégiques. Au lieu de cela, elle a laissé le développement industriel entre les mains du marché. Avec la stratégie de Lisbonne dans les années 2000, l’UE a privilégié la compétitivité à travers le libre-échange, la dérégulation du marché du travail, la privatisation et la déréglementation. À partir des années 2010, l’accent mis sur l’austérité a entraîné une décennie de stagnation et de sous-investissement public. L’Europe est devenue une puissance en déclin, accumulant de plus en plus de retard par rapport aux États-Unis et dépassée entre-temps par la Chine.”

Aujourd’hui, la Commission européenne nous mène d’une impasse à une autre : après l’échec du tout-au-marché, elle nous entraîne dans celle du tout-à-la-guerre. La rupture avec le gaz russe, remplacé par du gaz de schiste américain bien plus coûteux, a plongé l’industrie européenne dans la crise. La poursuite de la guerre et la fuite en avant dans la militarisation ne feront qu’aggraver cette situation. Avec les plans de militarisation de l’économie, les cours boursiers des entreprises du secteur de la Défense comme Rheinmetall, Dassault, BAE Systems, Leonardo, Thales et Saab s’envolent dans les grandes bourse européennes41. Mais, comme nous l’avons vu, les profits des marchands d’armes se font aux frais de la classe travailleuse et sacrifient le développement de notre industrie.

Militariser notre économie conduit soit à la guerre, soit à la crise et dans les deux cas au déclin de l’industrie. La crise car sans guerre, pas de débouchés durables. La guerre car c’est alors le seul moyen d’éviter la crise du secteur. Et finalement au déclin de l’ensemble de notre industrie car les dépenses militaires se font au détriment d’autres investissements stratégiques pour notre industrie.

Il est temps de changer de cap. Réindustrialiser l’Europe plutôt que la militariser n’est pas seulement une possibilité : c’est une nécessité.Ce choix dépasse largement la seule question industrielle. C’est un choix de société. Veut-on que les travailleuses et travailleurs d’Europe construisent des panneaux solaires, des éoliennes, des logements écologiques, le plus grand réseau de trains à grande vitesse du monde ? Ou préfère-t-on les voir produire des armes destinées à tuer et à détruire ? Veut-on investir l’argent public pour sauver le climat, créer des emplois utiles, garantir des soins de santé accessibles et des pensions décentes ? Ou veut-on le dilapider dans l’achat de F-35 et dans l’expansion d’un complexe militaro-industriel qui ne prospère qu’en temps de guerre ?

C’est ce choix fondamental qui se pose aujourd’hui – et il est radicalement opposé à celui que veulent nous imposer la Commission européenne et le gouvernement Arizona. Ce sont les investissements d’aujourd’hui qui détermineront le monde dans lequel nous vivrons demain, et celui que nous laisserons à nos enfants.

L’industrie européenne ne sera pas sauvée par la logique de l’« économie de guerre ». Cette stratégie n’est qu’un mirage dangereux : elle ruinerait les finances publiques, ne relancerait pas la demande, ne comblerait ni notre retard technologique ni notre handicap énergétique, et risquerait d’enfermer l’Europe dans une spirale de conflits.

À l’inverse, une politique industrielle, pensée sur le long terme, planifiée démocratiquement avec les travailleuses et travailleurs, peut répondre aux urgences économiques, sociales et climatiques. C’est cette voie-là qu’il faut prendre, si nous voulons une industrie au service des gens, et non du profit et des va-t-en guerre.

Cet article a été originellement publié dans les colonnes de notre partenaire Lava Media, qui consacre son dernier numéro à la militarisation de l’Europe dans le cadre de l’OTAN.

Notes :

[1] « Israel Testing New Weapons In Gaza For Global Sales, Laying Blueprint For ‘Automated Murder’ With AI : Expert » . s. d. https://www.aa.com.tr/en/middle-east/israel-testing-new-weapons-in-gaza-for-global-sales-laying-blueprint-for-automated-murder-with-ai-expert/3137263#.

[2] https://www.reuters.com/business/aerospace-defense/ukraine-related-demand-sends-us-arms-exports-record-2024-2025-01-24/

[3] Roberts, Michael. 2025. « From Welfare To Warfare : Military Keynesianism » . Michael Roberts Blog. 22 mars 2025. https://thenextrecession.wordpress.com/2025/03/22/from-welfare-to-warfare-military-keynesianism/.

[4] « Future Of European Defence » . s. d. European Commission. https://commission.europa.eu/topics/defence/future-european-defence_en.

[5] « Guns And Growth : The Economic Consequences Of Defense Buildups » . 2025. Kiel Institute. 1 février 2025. https://www.ifw-kiel.de/publications/guns-and-growth-the-economic-consequences-of-defense-buildups-33747/.

[6] De Standaard. 2025. « Meer Defensie-uitgaven, Goed Voor de Economische Groei ? Dat Is Een Fabeltje » , 1 mai 2025. https://www.standaard.be/opinies/meer-defensie-uitgaven-goed-voor-de-economische-groei-dat-is-een-fabeltje/63759251.html.

[7] Kiara Langelage, Marc Ingo Wolter, Steigende Verteidigungsausgaben in Deutschland, Verteidigungsausgaben im ökonomischen Kontext und erste Wirkungsrechnungen auf Branchen, GWS KURZMITTEILUNG 2023 / 3

[8] Van Oost, Marie. 2025. « Geert Van Poelvoorde, Topman Bij Staalreus ArcelorMittal : “We Hebben Nog Één Jaar Om de Staalindustrie In Europa Te Redden” » . De Tijd, 7 mars 2025. https://www.tijd.be/ondernemen/zware-industrie/geert-van-poelvoorde-topman-bij-staalreus-arcelormittal-we-hebben-nog-een-jaar-om-de-staalindustrie-in-europa-te-redden/10596858.html.

[9] « The Draghi Report On EU Competitiveness » . s. d. European Commission. https://commission.europa.eu/topics/eu-competitiveness/draghi-report_en.

[10] Gosset, Olivier. 2025. « L’Europe À Marche Forcée Vers une Économie de Guerre » . L’Echo, 22 février 2025. https://www.lecho.be/entreprises/defense-aeronautique/l-europe-a-marche-forcee-vers-une-economie-de-guerre/10588845.html.

[11] https://www.reuters.com/world/europe/defence-surge-could-help-jumpstart-europes-flat-economy-2025-03-06/

[12] Giorgio d’Agostino, J. Paul Dunne & Luca Pieroni (2017) Does Military Spending Matter for Long-run Growth?, Defence and Peace Economics, 28:4, 429-436, DOI: 10.1080/10242694.2017.1324723

[13] Le rapport de la RAND Corporation mentionne explicitement les infrastructures de transport, telles que le système autoroutier interétatique, comme exemples d’investissements publics à fort impact économique. Par extension, ce type d’analyse s’applique aussi à d’autres infrastructures productives, comme les réseaux numériques ou énergétiques.

[14] https://www.rand.org/content/dam/rand/pubs/research_reports/RRA700/RRA739-2/RAND_RRA739-2.pdf

[15] https://watson.brown.edu/costsofwar/files/cow/imce/papers/2017/Job%20Opportunity%20Cost%20of%20War%20-%20HGP%20-%20FINAL.pdf & https://watson.brown.edu/costsofwar/files/cow/imce/papers/2019/March%202019%20Job%20Opportunity%20Cost%20of%20War.pdf

[16] Mario Pianta, Chiara Bonaiuti, Paolo Maranzano, Marco Stamegna, Arming Europe. The economic and social consequences of a European arms race, rapport pour Greenpeace, novembre 2023

[17] Piketty. 2025. « Reprendre Confiance En L’Europe » . Le Blog de Thomas Piketty. 18 mars 2025. https://www.lemonde.fr/blog/piketty/2025/03/18/reprendre-confiance-en-leurope/.

[18] « EU competitiveness ». s. d. European Commission. https://commission.europa.eu/topics/eu-competitiveness/draghi-report_en.

[19] Delbeke, Korneel. 2025. « 5 Minuten Laden, 520 Km Rijden : China’s Batterijproducenten Geven Europa Het Nakijken » . De Standaard, 22 avril 2025. https://www.standaard.be/economie/5-minuten-laden-520-km-rijden-china-s-batterijproducenten-geven-europa-het-nakijken/60331595.html.

[20] https://www.eca.europa.eu/ECAPublications/SR-2025-12/SR-2025-12_EN.pdf

[21] « Future Of European Defence » . s. d. European Commission. https://commission.europa.eu/topics/defence/future-european-defence_en.

[22] Mariana Mazzucato, The Entrepreneurial State: Debunking Public vs. Private Sector Myths, London, Anthem Press, 2013.

[23] Il serait trop long d’expliquer les raisons de cette demande en berne. Une partie de la réponse se trouve dans l’article: 9 principes pour sauver l’industrie européenne. https://lavamedia.be/fr/lindustrie-est-a-nous-neuf-principes-pour-sauver-lindustrie-en-europe/

[24] Ibid.

[25] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/PDF/?uri=CELEX:52025DC0079

[26] Holman, Rachel. 2024. « How The Energy Crisis Sped Up Europe’s Green Transition » . European Investment Bank. 13 décembre 2024. https://www.eib.org/en/essays/europe-energy-transition-renewable.

[27] Brett Christophers, The Price is Wrong: Why Capitalism Won’t Save the Planet, London, Verso Books, 2024.

[28] « ArcelorMittal CEO Comments On The European Commission’s Steels And Metals Action Plan | ArcelorMittal » . s. d. https://corporate.arcelormittal.com/media/news-articles/arcelormittal-ceo-comments-on-the-european-commissions-steels-and-metals-action-plan

[29] Van Oost, Marie, et Tom Michielsen. 2025. « BASF Zet Miljardeninvestering In Antwerpen Op de Helling » . De Tijd, 29 mars 2025. https://www.tijd.be/ondernemen/chemie/basf-zet-miljardeninvestering-in-antwerpen-op-de-helling/10600270

[30] 2024b. « How The Energy Crisis Sped Up Europe’s Green Transition » . European Investment Bank. 13 décembre 2024. https://www.eib.org/en/essays/europe-energy-transition-renewable

[31] Di Serio, Matteo, Fragetta, Giovanni, Melina, Anthony, Waldron, Nicoletta, Batini, Mario. 2021. « Building Back Better : How Big Are Green Spending Multipliers ? » IMF. 19 mars 2021. https://www.imf.org/en/Publications/WP/Issues/2021/03/19/Building-Back-Better-How-Big-Are-Green-Spending-Multipliers-50264

[32] Nws, Vrt. 2025. « VS Wil NAVO-bijdrage Verdubbelen Naar 5 Procent, Maar Dat Zal België Niet Kunnen Betalen | VRT NWS : Nieuws » . VRTNWS, 3 avril 2025. https://www.vrt.be/vrtnws/nl/2025/04/01/navo-top-brussel-belgie-zal-fors-hoger-navo-defensiebudget-niet/

[33] « DPG Media Privacy Gate » . s. d. https://www.hln.be/binnenland/minister-theo-francken-onthult-voor-het-eerst-bij-hln-ik-heb-gevraagd-om-extra-f-35s-in-italie-te-produceren-niet-in-de-vs~ab502713/

[34] https://climat.be/doc/scpi-report-transition-fr-v20250325-vpublication.pdf

[35] « DPG Media Privacy Gate » . s. d. https://www.demorgen.be/nieuws/navo-vraagt-hogere-defensie-uitgaven-moet-belgie-dan-maar-kiezen-tussen-pensioenen-en-straaljagers~b973e5c8/

[36] « VRT MAX » . 15 janvier 2025. https://www.vrt.be/vrtmax/a-z/terzake/2025/terzake-d20250115/

[37] Van de Velden, Wim. 2025. « Minister Van Defensie Theo Francken (N-VA) : ‘Belgische Boots On The Ground In Oekraïne ? Dat Is de Logica Zelve’ » . De Tijd, 15 février 2025. https://www.tijd.be/politiek-economie/belgie/algemeen/minister-van-defensie-theo-francken-n-va-belgische-boots-on-the-ground-in-oekraine-dat-is-de-logica-zelve/10587667.html

[38] « Organized Labour Against The New Cold War – Rosa-Luxemburg-Stiftung » . 2025. 1 avril 2025. https://www.rosalux.de/en/news/id/53248/organized-labour-against-the-new-cold-war

[39] « Ga Daarmee Naar de Oorlog » . s. d. Doorbraak.be. https://doorbraak.be/ga-daarmee-naar-de-oorlog

[40] Pestieau, Benjamin, Vancauwenberge, Max. 2025. « « L’industrie Est À Nous » : Neuf Principes Pour Sauver L’industrie En Europe | LAVA » . Lava Media. 2 mai 2025. https://lavamedia.be/fr/lindustrie-est-a-nous-neuf-principes-pour-sauver-lindustrie-en-europe/

[41] Servoz, Emilie. 2025. « Rheinmetall, Thales, BAE, Leonardo… les Entreprises de la Défense S’envolent En Bourse » . Zonebourse, 3 mars 2025. https://www.zonebourse.com/cours/action/THALES-4715/actualite/Rheinmetall-Thales-BAE-Leonardo-les-entreprises-de-la-defense-s-envolent-en-bourse-49214566/.

Union européenne : le débat interdit ? (Benjamin Morel, Anne-Cécile Robert, Marlène Rosano-Grange)

Union européenne -- Le Vent Se Lève

Le 29 mai 2005, les Français rejettent à 55 % le Traité constitutionnel européen. Malgré cette réponse claire au référendum, il est néanmoins repris et imposé par voie parlementaire en 2007. Vingt ans plus tard, cette trahison a laissé des séquelles brûlantes. Mais alors que l’hostilité à Bruxelles s’est renforcée, l’appartenance de la France à l’Union européenne ne fait plus débat au sein de la classe politique et des médias. Si les institutions européennes ont connu de nombreuses mutations (Green Deal, plans de relance etc.), les fractures demeurent. Une majorité de pays continue de souffrir de l’austérité et du libre-échange, tandis qu’une petite minorité en bénéficie – mais en leur sein même, une contestation émerge. Aujourd’hui, c’est par la voie militaire que les dirigeants tentent de ressusciter le projet européen. « L’Europe de la paix » se relancera-t-elle par la guerre ?

Pour en discuter, Le Vent Se Lève organisait une conférence le vendredi 30 mai à 19h, dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne. Y ont débattu Anne-Cécile Robert (directrice adjointe au Monde diplomatique), Benjamin Morel (maître de conférences à l’Université Paris II) et Marlène Rosano-Grange (docteure en relations internationales associée au CERI et post-doctorante au laboratoire Printemps). Vous pouvez la visionner ici :

20 ans après le référendum de 2005 : le « non » fait la force !

© Nino Prin pour LVSL

Il y a vingt ans, le « non » de 55% des Français à la Constitution européenne soumise à référendum envoyait un message clair de rejet d’une construction supra-étatique néolibérale, technocratique et austéritaire. Ultra-majoritaire chez les classes populaires et victorieux malgré la propagande médiatique en faveur du « oui », ce vote dessinait une majorité sociale pour une autre politique, bâtie sur la souveraineté populaire et un Etat fort face à l’oligarchie et à la mondialisation. Malgré le passage en force du Traité de Lisbonne, cette majorité existe toujours et doit servir de base électorale et sociale pour la gauche. C’est en tout cas l’avis du député LFI de Loire-Atlantique Matthias Tavel. Tribune.

Vingt ans après le « non » du peuple Français au Traité constitutionnel européen le 29 mai 2005, la poutre travaille encore. L’histoire a donné raison à ceux qui ont défendu la rupture avec la construction libérale de l’Europe. Les dogmes libéraux (austérité budgétaire, libre-échange, banque centrale indépendante, soumission à l’OTAN etc.) ont montré leur incapacité à faire face aux crises comme aux défis durables. Même les libéraux ont dû les mettre parfois entre parenthèses depuis, face au Covid par exemple. 

Mais les fanatiques de la Commission européenne et leurs relais veulent persévérer avec cette boussole, « quoi qu’il en coûte » économiquement, socialement, écologiquement, démocratiquement. Car dans un contexte structurel de changement climatique, de désindustrialisation, d’impérialisme douanier des Etats-Unis, de concurrence déloyale chinoise, de sécurité collective européenne mise à mal par la guerre de Poutine en Ukraine, la poursuite du « monde d’avant » n’est ni possible, ni souhaitable. 

Un « non » populaire

Le monde d’après ne peut avoir d’autre fondement que l’exigence populaire exprimée dans les urnes du 29 mai 2005. Ce jour-là, 55% des Français votaient « non » à l’Europe libérale, avec une très forte participation de 70%, au terme d’un débat intense. Plus encore, le « non » l’emportait chez 80% des ouvriers et dans 84 départements sur 100, dans 413 circonscriptions sur 577. C’est cette « force du peuple » que l’oligarchie a voulu effacer. Sans succès.

« Le champ politique reste profondément structuré par l’onde de choc de 2005. »

Le champ politique reste profondément structuré par l’onde de choc de 2005. Au bout de vingt ans de manœuvres et fausses alternances, le camp du « oui » est à bout de souffle. L’effondrement du PS en 2017, de l’UMP en 2022, du macronisme depuis, confirme le rétrécissement continu de la base sociale du « oui » de 2005, libéral et européiste. Si les deux porte-parole du « oui » qui s’affichaient ensemble à la une de Paris Match à l’époque, François Hollande et Nicolas Sarkozy ont été élus, ils auront été le chant du cygne de leurs partis. Et la fusion de ces deux courants d’opinion dans le macronisme en aura signé l’agonie. A l’inverse, les forces politiques en dynamique sur ces vingt dernières années, en particulier la gauche radicale par le Front de Gauche puis la France insoumise, mais aussi le RN, sont directement liées au « non ». 

L’Europe austéritaire contre la souveraineté

La forfaiture de la ratification du Traité de Lisbonne par voie parlementaire en 2008 aura donné le départ d’une série de coups de force pour imposer aux peuples les choix qu’ils refusaient : référendums contournés ou piétinés en France, Pays-Bas, Irlande, Grèce ; recours à l’article 49-3 de la Constitution en France pour imposer la privatisation d’EDF-GDF, la loi El Khomri, les budgets austéritaires ou la retraite à 64 ans ; criminalisation des Gilets jaunes ainsi que des mouvements sociaux, écologistes, ou pour la paix à Gaza etc. La « normalisation » libérale de la France se fait contre la démocratie, par un néolibéralisme autoritaire dont 2005 a été la genèse. La brutalité du refus d’Emmanuel Macron de respecter le résultat des élections législatives de 2024 en écartant le Nouveau Front Populaire de la formation du gouvernement n’est que la suite logique du rétrécissement autoritaire du « oui » liée à sa minorisation dans la société française.

L’aspiration à la souveraineté n’a fait que se renforcer depuis 2005. Souveraineté populaire face à la monarchie présidentielle et aux diktats européens comme l’a par exemple exprimé l’exigence du référendum d’initiative citoyenne. Souveraineté industrielle et agricole pour produire ce dont le pays a un besoin impérieux contrairement aux pénuries subies, à la concurrence déloyale, aux délocalisations. Souveraineté sociale des salariés face à la toute puissance des actionnaires et aux licenciements boursiers ou pour reprendre les entreprises en coopératives comme les Fralib ou les Duralex. Souveraineté en matière de défense pour une politique non-alignée face à Trump et Poutine. Souveraineté énergétique et numérique pour ne plus dépendre des énergies fossiles importées au prix de soumissions géopolitiques ni du féodalisme numérique des GAFAM. Souveraineté par la planification et l’adaptation pour faire face aux incertitudes d’un climat déréglé. Et même souveraineté sur soi-même par la constitutionnalisation du droit à l’avortement ou l’exigence du droit à mourir dans la dignité.

Pour un populisme unitaire

Car vingt ans après, les leçons de 2005 sont toujours valables. Il n’y aura pas de rupture économique et sociale sans refondation démocratique, sans reprise du pouvoir par les citoyens à travers la 6e République. Il n’y aura pas de reconstruction des services publics ou de l’industrie, de bifurcation écologique sans protectionnisme, sans mise en cause du mythe de la « concurrence libre et non faussée », du libre-échange, de l’austérité budgétaire et de l’indépendance de la Banque centrale européenne. Il n’y aura pas de voix européenne pour la paix sans sortie de la soumission à l’OTAN. Pour le dire simplement, il n’y aura pas de politique de défense des intérêts populaires et de l’intérêt général sans confrontation avec les traités et institutions de l’Union européenne.

Dans nombre de pays, c’est l’extrême-droite nationaliste qui en tire profit. Elle joue sur l’ambiguïté, mélangeant un discours hypocrite prétendant défendre la souveraineté pour mieux servir de force d’appoint ou de remplacement aux oligarchies néolibérales affaiblies, en reprenant ses grandes réformes. Elle divise les intérêts populaires par le poison du racisme pour empêcher les résistances et dissimule ainsi son projet libéral derrière un vernis identitaire. L’extrême-droite n’est pas la défenseure de la souveraineté du peuple, mais de la confiscation de celle-ci pour la détourner au service de l’oligarchie. 

« Une autre leçon de 2005 est qu’il est possible de gagner à gauche contre la sainte alliance des médias dominants, de l’oligarchie qui les possède, et des forces politiques qui défendent ses intérêts. »

La France peut basculer dans le même chemin si la gauche n’est pas capable de porter haut ce qui a fait sa force en 2005, la défense de la souveraineté populaire au service d’un projet égalitaire et émancipateur. En un mot, la République jusqu’au bout.

Une autre leçon de 2005, pleine d’espoir, est qu’il est possible de gagner à gauche contre la sainte alliance des médias dominants, de l’oligarchie qui les possède, et des forces politiques qui défendent ses intérêts. Bien sûr, en 2005, les chaines d’information en continu et les réseaux sociaux n’existaient pas. Mais le matraquage médiatique pour le « oui » et pour insulter les partisans du « non de gauche » en les assimilant au FN était féroce. Et il a perdu. Dans les urnes du 29 mai 2005, le « non » était majoritaire chez les sympathisants de gauche et les voix de gauche étaient majoritaires dans le « non » français.

C’est par un discours clair, un autre projet de société autour de la souveraineté et de la dignité, centré sur la défense de toutes les classes populaires et de l’identité républicaine de la France face à la mondialisation libérale que le « non » de gauche a emporté la conviction et la victoire. Comment ? Par une campagne unitaire et citoyenne avec une multitude de comités locaux rassemblant partis, syndicats, associations et citoyens engagés autour du « non » et mêlant le meilleur de toutes les cultures de la gauche de rupture. C’est ce « populisme unitaire » qui a permis la victoire.

En Roumanie, la colère contre le libéralisme de Bruxelles nourrit le poujadisme

George Simion (à gauche), Anamaria Gavrilă (POT) et Călin Georgescu (à droite) lors d’une manifestation le 1er mars à Bucarest. © Page Facebook de George Simion

Après la victoire surprise du nationaliste Călin Georgescu au premier tour de la présidentielle en décembre 2024, le régime roumain a vacillé : élection annulée, candidature de Georgescu interdite, manifestations massives… En cherchant à tout prix à conserver leurs réseaux clientélistes et à maintenir l’ancrage atlantiste du pays qui abritera bientôt la plus grande base européenne de l’OTAN, les élites libérales du pays ont joué avec le feu. George Simion, seul candidat d’extrême-droite autorisé à se présenter, vient de réaliser un score encore plus écrasant et semble bien parti pour gagner. En accusant Moscou de miner la démocratie roumaine, les partis traditionnels pro-européens ont finalement nourri leurs opposants poujadistes et pro-Trump. Un scrutin rocambolesque et dégagiste qui en dit long sur le ras-le-bol des Roumains face au grand marché européen. Reportage.

Le calme avant la tempête ? En cette période de Pâques, fête très importante pour les 74% de Roumains qui s’identifient comme orthodoxes, la politique semble assez loin. Au marché d’Obor, au Nord-Est de Bucarest, les habitants de la capitale achètent brioches, œufs, et produits frais pour leurs repas, tandis que les cierges et les bougies destinés aux offices religieux sont en vente presque à chaque coin de rue. L’excellent état des églises, qui contraste avec celui des autres bâtiments pas toujours bien entretenus, illustre l’importance de la religion pour les Roumains. Hormis quelques panneaux électoraux discrets, rien ne vient rappeler qu’une élection présidentielle doit se tenir dans moins d’un mois.

Dégagisme et guerre judiciaire

Certes, les églises font davantage le plein que les bureaux de votes : aux derniers scrutins, législatif et présidentiel, organisés fin 2024, à peine plus d’un électeur sur deux s’est déplacé. Mais cette atmosphère très calme contraste avec la tension qui secoue le pays depuis plusieurs mois. Le 24 novembre 2024, à la surprise générale, le candidat indépendant d’extrême-droite Călin Georgescu est arrivé en tête du premier tour de la présidentielle avec 23% des suffrages. Cet entrepreneur politique a d’ailleurs habilement su exploiter la dévotion religieuse des Roumains, terminant chacun de ses discours par des appels à Dieu. « Se présenter comme le Messie dans un pays en manque de leadership depuis des années est un créneau porteur » résume Florentin Cassonnet, correspondant du Courrier des Balkans en Roumanie. 

Deuxième surprise : une candidate libérale anti-corruption, Elena Lasconi, s’est également qualifié pour le second tour, devançant d’à peine 3.000 voix le représentant du PSD, le parti « social-démocrate » qui partage depuis 35 ans le pouvoir avec la droite du PNL (Parti national libéral), dont le candidat arrive cinquième. Si une vague dégagiste était attendue, son ampleur surprend les politiciens roumains. Une semaine plus tard, le PSD et le PNL perdent leur majorité au Parlement, subissant une hémorragie de 19% des voix, qui bénéficie largement à l’extrême-droite. Le parti AUR (Alliance pour l’Union des Roumains) gagne 9 points et devient la deuxième force politique du pays, tandis que deux autres formations nationalistes et ultra-conservatrices, SOS Roumanie et le Parti de la Jeunesse (POT, qui a soutenu Georgescu), entrent à la chambre des députés. Pour les élites du PSD et du PNL qui gouvernent le pays depuis la chute du régime de Ceaușescu, c’est la panique. Nouveau rebondissement le 6 décembre 2024 : deux jours avant le second tour de la présidentielle, la Cour Constitutionnelle, dont les neuf juges ont été nommés par le PSD et le PNL, décide… d’annuler l’élection, invoquant des soupçons d’ingérences russes via le réseau Tiktok.

Manifestation en soutien à Călin Georgescu à Bucarest le 24 janvier 2025. © Page Facebook de Călin Georgescu

Călin Georgescu et son rival d’extrême-droite d’AUR George Simion (arrivé quatrième au scrutin présidentiel de fin 2024) parlent de « coup d’Etat », tandis que son opposante libérale Elena Lasconi s’oppose aussi à cette décision, qu’elle estime « illégale et immorale ». A eux trois, ils représentent plus de cinq millions d’électeurs et 56% des votants, soit le double du score combiné des candidats du PSD et du PNL. Georgescu organise plusieurs grandes manifestations contre « la dictature de l’Europe, qui soumet la Roumanie à la tyrannie » et ses intentions de vote s’envolent. La fragile démocratie roumaine vacille, certains redoutant un épisode similaire à l’invasion du Capitole américain par les partisans de Trump en 2021 ou du Congrès brésilien par ceux de Bolsonaro deux ans plus tard. En parallèle, la bataille judiciaire continue, jusqu’à l’interdiction définitive de la candidature de Georgescu en mars. 

Les stratagèmes des partis traditionnels pour empêcher l’accession au pouvoir de l’extrême-droite lui ont offert un boulevard électoral dont elle n’aurait jamais osé rêver.

Malgré le soutien populaire dont il bénéficie, il se retrouve privé de solutions. Il se résout donc à soutenir son rival George Simion, qui n’a presque même plus à faire campagne : le ras-le-bol face à la situation se transforme presque mécaniquement en votes. Le 4 mai 2025, lors de la nouvelle élection, il terrasse ses opposants avec 41% des voix dès le premier tour. Le PSD et le PNL ont beau présenter un candidat commun, Crin Antonescu, celui-ci est à nouveau exclu du second tour, dépassé par le maire de Bucarest, Nicușor Dan, qui reprend le créneau centriste et anti-corruption porté par Lasconi au précédent scrutin. Plus rien ne semble désormais empêcher le rouleau compresseur Simion de l’emporter le 18 mai prochain. Les stratagèmes des partis traditionnels pour empêcher l’accession au pouvoir de l’extrême-droite lui auront donc offert un boulevard électoral dont elle n’aurait jamais osé rêver.

Ingérences russes ou des services secrets roumains ?

Si la fin de ce feuilleton est désormais prévisible, de nombreux angles morts persistent, notamment les raisons de la percée soudaine de Georgescu. A lire la presse occidentale, les publicités Tiktok payées par la Russie auraient suffi à convaincre plus de deux millions d’électeurs crédules à voter pour un fasciste inconnu quelques semaines auparavant. D’après ces « enquêtes » qui s’appuient sur les rapports déclassifiés des services secrets roumains, quelques centaines d’influenceurs auraient été payés pour mettre en avant des mots clés liés à Georgescu à travers des agences marketing occultes, pour un coût de 380.000€ sur Tiktok et de 140.000 à 224.000€ sur Facebook, selon Le Monde. Si l’on en croit ces révélations, l’affaire aurait donc été très rentable pour le Kremlin. A la conférence sur la sécurité de Munich, le vice-président américain JD Vance, soutien affiché de l’extrême-droite roumaine, n’a pas hésité à se moquer du ridicule de la situation : « si votre démocratie peut être détruite par quelques centaines de milliers d’euros de publicités en ligne par un pays étranger, c’est qu’elle n’est pas très solide. »

« La Russie sert de bouc émissaire pour ne pas aborder les vrais problèmes. »

Florentin Cassonnet, correspondant du Courrier des Balkans.

Pour Florentin Cassonnet, l’importance donnée à cette ingérence russe est exagérée : « la Russie a fait ce qu’elle fait ailleurs : elle mène une guerre informationnelle et exacerbe les tensions internes. Mais elle sert aussi de bouc émissaire pour ne pas aborder les vrais problèmes. » Bien sûr, la Russie avait des raisons de souhaiter une victoire de Georgescu, hostile à la poursuite du soutien roumain à son voisin ukrainien. Mais elle n’est pas le seul acteur qui avait intérêt à promouvoir sa candidature. D’après le média d’investigation roumain Snoop, ce serait plutôt le Parti National Libéral, à la peine dans les sondages, qui aurait financé ces pubs pro-Georgescu dans l’espoir de diviser le vote d’extrême-droite et de pouvoir ainsi se qualifier au second tour. D’autres analystes roumains estiment quant à eux que le PSD voulait un candidat d’extrême-droite au second tour pour pouvoir gagner facilement grâce à un « vote barrage ». Des scénarios qui ont totalement échappé à leurs concepteurs.

Ces doutes se fondent sur l’influence très forte des services secrets roumains sur la politique du pays. D’après la journaliste d’investigation Emilia Șercan, le parcours de Georgescu, laisse à penser qu’il serait « le produit électoral créé et patiemment cultivé dans d’obscurs laboratoires dirigés par des hommes des services secrets. » Elle en veut pour preuve la thèse du politicien au Collège de la défense nationale, une instance sans qualification académique, largement sous l’influence de Gabriel Oprea, un ancien officier de l’armée de Ceaușescu, recyclé dans la politique sous les couleurs du PSD jusqu’à devenir Premier ministre. Pour Florentin Cassonnet, Georgescu n’a en tout cas rien d’anti-système : « son CV est à prendre avec des pincettes : il y a beaucoup de trous et de doutes sur son travail concret dans différentes instances. Il vient du sérail, cela rappelle le parcours des agents de la Securitate (services secrets roumains sous la dictature de Ceaușescu, ndlr). »

Sans affirmer avec certitude que Georgescu est une création de « l’Etat profond », Vladimir Bortun, politologue d’origine roumaine travaillant désormais à Oxford, juge l’hypothèse crédible. D’après lui, « la Roumanie a un appareil de sécurité surdéveloppé, avec 5 ou 6 agences, qui ont chacune leurs propres intérêts économiques et politiques. Certaines souhaitaient peut-être une victoire facile face à l’extrême-droite, quand d’autres pouvaient avoir un intérêt à la victoire de Georgescu. » Bortun s’interroge sur la complaisance du système à l’égard de Georgescu alors qu’il existait, selon lui, des raisons sérieuses d’empêcher sa candidature en amont, notamment le fait qu’il n’ait jamais déclaré ses dépenses de campagne. On peut y ajouter « l’oubli » suspect de l’enquête dont il fait l’objet depuis 2022 pour « apologie du mouvement légionnaire ». Georgescu avait en effet fait l’éloge de ce mouvement paramilitaire fasciste et de Ion Antonescu, le « Pétain roumain » (qu’il a qualifié de « héros de la nation »), dont le régime, allié à Hitler, fut responsable de la Shoah en Roumanie. Prononcer de tels propos dans un pays qui a le deuxième plus grand nombre de victimes de l’Holocauste aurait dû conduire à écarter sa candidature bien avant le vote final.

Un maillon essentiel de l’OTAN en plein doute sur la guerre en Ukraine

Malgré ses déclarations révisionnistes et sulfureuses, Georgescu n’a finalement été « débranché » que dans l’urgence, dans des conditions qui ont renforcé le doute et la colère des Roumains sur le fonctionnement de leur démocratie. Si le PSD et le PNL ont employé les grands moyens pour empêcher sa possible victoire, c’est que les piliers de leur modèle étaient menacés, en particulier l’alignement atlantiste de la Roumanie. En plein cœur de la capitale, devant l’énorme Palais du Parlement construit par Ceaușescu, un grand drapeau de l’OTAN, aux côtés de ceux de la Roumanie et de l’UE, vient d’ailleurs rappeler combien l’appartenance au bloc occidental est fondamentale pour ses dirigeants.

Devant l’immense Palais du Parlement, construit par Ceaușescu, les drapeaux de l’OTAN et de l’UE viennent rappeler l’orientation géopolitique de la Roumanie. © William Bouchardon

Voisin de l’Ukraine, le pays abrite depuis 2016 les radars et les batteries de missiles qui font partie du bouclier anti-missile de l’OTAN. Aux côtés de la Pologne et de la Turquie, qui disposent aussi de matériel du même type, cette installation est explicitement conçue pour riposter à une attaque russe. La guerre en Ukraine a évidemment donné une importance supplémentaire à la Roumanie dans l’alliance dirigée par Washington : elle abritera à terme la plus grande base de l’OTAN sur le sol européen, sur les rives de la Mer Noire. Une fois achevés les immenses travaux, chiffrés à 2,5 milliards d’euros, la base de Mihail Kogălniceanu, héritée de la période communiste, devrait couvrir 3.000 hectares et accueillir 10.000 soldats. Le budget militaire roumain a quant à lui grimpé de 45% en 2024, alors que le pays connaît pourtant le plus fort déficit public de l’UE, à 9,3% du PIB. Fier de l’implication de son pays dans l’effort militaire demandé par les Etats-Unis, le Président sortant Klaus Iohannis, issu du PNL, était d’ailleurs candidat pour diriger l’OTAN.

Mais l’enlisement de la guerre en Ukraine questionne les Roumains sur la pertinence du soutien permanent à Kiev. « En 2022, il y a eu une vraie solidarité envers les réfugiés ukrainiens, mais désormais les Roumains voient le coût de la guerre, en termes d’inflation (14% en 2022, 10% en 2023, 5% en 2024) ou d’aide financière à apporter à leur voisin » rapporte Florentin Cassonnet. Une situation qui a servi de carburant électoral à Georgescu. Celui-ci s’est appuyé tant sur des faits réels, comme la concurrence du blé ukrainien qui a mis en difficulté des agriculteurs, que sur des fake news, évoquant par exemple des allocations qui seraient 10 fois supérieures pour les enfants ukrainiens que les enfants roumains, pour arguer de la nécessité de stopper l’aide à l’Ukraine. Peu importe que ses arguments soient fondés ou non, ils « ont résonné avec la réalité vécue par les Roumains, en particulier dans les régions frontalières » explique le correspondant du Courrier des Balkans.

Des « souverainistes » très pro-américains

Au-delà du coût de la guerre pour un pays qui est déjà parmi les plus pauvres de l’UE, « beaucoup de Roumains ont peur d’être entraînés dans une guerre avec la Russie » complète Vladimir Bortun. Loin de la ligne de front, Ursula Von der Leyen, Keir Starmer ou Emmanuel Macron continuent à tenir une ligne jusqu’au-boutiste qui suscite des doutes chez de nombreux Roumains. « Ceux-ci ont été sensibles à la promesse de Georgescu de faire de la Roumanie un pays neutre, même s’il s’est ravisé quand il a commencé à percer dans les sondages » complète Bortun. Mais cette menace de voir la Roumanie rejoindre le camp des membres indociles de l’OTAN, aux côtés de la Hongrie de Viktor Orbán et de la Slovaquie de Robert Fico, a suffi à effrayer Bruxelles et Washington. Étant donné la « place importante [de la Roumanie] dans le système de sécurité de l’UE et de l’OTAN », Florentin Cassonnet s’interroge sur les pressions occidentales qui ont pu être exercées sur les autorités roumaines pour stopper l’élection.

La menace de voir la Roumanie rejoindre le camp des membres indociles de l’OTAN, aux côtés de la Hongrie de Viktor Orbán et de la Slovaquie de Robert Fico, a effrayé Bruxelles et Washington.

Depuis cet hiver, la situation a quelque peu changé. D’une part, l’exclusion de Georgescu du scrutin et son « remplacement » par George Simion a rassuré les capitales européennes : « Simion est de moins en moins anti-système, il arrondit les angles comme l’ont fait Marine Le Pen ou Giorgia Meloni », détaille Cassonnet. « Il ne parle pas de sortie de l’UE ou de l’OTAN, mais demande plutôt un rééquilibrage pour que la Roumanie en bénéficie davantage. » D’autre part, malgré ses revirements et son amateurisme en matière diplomatique, le retour de Donald Trump à la Maison Blanche a légitimé les discours en faveur de négociations de paix.

Georgescu et Simion ne tarissent d’ailleurs pas d’éloges sur le Président américain, qu’ils voient comme un sauveur apportant la paix et rétablissant les valeurs traditionnelles, qu’ils opposent au « wokisme » qui serait promu par l’UE et George Soros. Simion s’est d’ailleurs rendu à l’investiture de Trump, tandis que Georgescu a suggéré que l’annulation de sa victoire faisait partie d’un plan visant à entraîner l’OTAN dans une guerre directe avec la Russie, afin d’empêcher Trump d’apporter la paix mondiale. Plus surprenant, Victor Ponta, ancien Premier ministre du PSD, forcé de démissionner pour des affaires de corruption en 2015 et arrivé quatrième à la présidentielle de mai 2025, a lui aussi tenté de copier Trump, arborant une casquette « Make Romania Great Again » durant sa campagne. « Ils essaient tous les trois d’être le Trump roumain », explique Bortun. « Si même les candidats soi-disant souverainistes se présentent comme tels, ça vous donne une idée de la place de la Roumanie dans le système international ! C’est une attitude d’auto-colonisation. » Plutôt que d’être les «pro-russes » que décrivent les médias occidentaux, Georgescu et Simion semblent au contraire pleinement en phase avec le tournant nationaliste et réactionnaire en cours de l’autre côté de l’Atlantique.

Dans les eaux glacées du marché européen

En s’inspirant de Trump, l’extrême-droite roumaine a donc habilement exploité la crainte bien réelle de l’élargissement de la guerre en Ukraine pour finalement rester dans le giron de Washington. Mais outre ces aspects conjoncturels, le terrain était fertile depuis longtemps pour une percée des forces fascistes. L’ultra-libéralisme économique mis en place depuis la chute du communisme, puis l’adhésion à l’Union européenne en 2007, ont fait exploser les inégalités et la précarité. « L’entrée dans le néolibéralisme s’est traduite par des privatisations massives, un sous-investissement chronique des services publics, un code du travail qui protège très peu les travailleurs, une flambée des prix de l’immobilier et un système fiscal régressif » liste Vladimir Bortun. Un cocktail explosif auquel s’ajoute aujourd’hui un « consensus politique total en faveur de l’austérité » pour baisser le déficit.

Jetés dans les eaux glacées du marché, de nombreux Roumains tentent tant bien que mal de joindre les deux bouts. Etant donné la faiblesse des aides sociales et la préférence du gouvernement pour l’entreprenariat, beaucoup font des petits boulots journaliers, notamment dans l’économie ubérisée. D’autres survivent en cultivant leur petit lopin de terre ou grâce à l’argent envoyé par leurs proches à l’étranger. L’émigration est en effet un phénomène de masse : entre 4 et 8 millions de Roumains vivent à l’étranger, notamment en Europe de l’Ouest [1]. La population roumaine s’élève aujourd’hui à 19 millions d’habitants, contre 23 millions en 1990. Entre 1989 à 2021, le pays a perdu chaque année 130.000 personnes, soit l’équivalent d’une ville moyenne… Des départs que pourrait renforcer l’entrée dans l’espace Schengen, effective depuis le 1er janvier 2025.

Sur la Piața Romană, une grande publicité Coca Cola vante le « goût de l’optimisme » qu’aurait le capitalisme. © William Bouchardon

Si l’européanisation a pu faire rêver par le passé, ses conséquences négatives sont désormais flagrantes. « L’intégration européenne a été vue comme la solution à tous les problèmes et a rempli un vide idéologique », explique Florentin Cassonnet. « Certes, elle a apporté des milliards d’euros d’aides, mais cela s’est fait en contrepartie de l’ouverture des marchés. » Il cite par exemple l’achat d’énormes surfaces agricoles par des investisseurs étrangers (italiens, allemands, autrichiens, israëliens etc.). De la même manière, « 85 des 100 plus grosses entreprises sont étrangères » d’après Vladimir Bortun. Implantées pour bénéficier du second coût du travail le plus faible dans l’UE après la Bulgarie, trois fois et demi moins cher qu’en France, ou pour bénéficier d’un marché de consommateur captif dans les secteurs de la grande distribution, de la banque ou des télécoms, celles-ci font de très bonnes affaires en Roumanie, à l’image de Dacia, propriété du groupe Renault. Mais « l’argent réalisé par les entreprises étrangères en Roumanie revient ensuite à l’Ouest », explique Florentin Cassonnet, qui considère que « l’UE fonctionne de manière coloniale. » Le « goût de l’optimisme » évoqué par une publicité géante de Coca Cola sur la place de Roumanie à Bucarest semble avoir tourné au vinaigre.

Le poujadisme de l’extrême-droite plébiscité

Pour Vladimir Bortun, « l’accession à l’Union européenne a exacerbé la compétition entre les capitalistes nationaux et les grandes entreprises étrangères ». Un conflit que l’on retrouve désormais dans le champ politique roumain : tandis que le PSD et le PNL sont fermement pro-européens et attachés à l’attractivité de la Roumanie pour les investisseurs étrangers, l’extrême-droite entend défendre les entrepreneurs roumains contre la bourgeoisie comprador. « Georgescu a travaillé dans des organisations internationales et sa femme, très mise en avant durant sa campagne, dirigeait la branche roumaine de Citibank (banque américaine, ndlr) jusqu’au début des années 2010. Ils ont constamment répété que ces structures étrangères n’avaient pas d’ambition de développer le pays. La plupart des Roumains adhèrent à ce discours », explique le chercheur en science politique.

« L’accession à l’Union européenne a exacerbé la compétition entre les capitalistes nationaux et les grandes entreprises étrangères. »

Vladimir Bortun, politologue.

Le programme économique de Georgescu, dans lequel se retrouve également Simion, ciblait en effet les PME roumaines, en particulier dans le monde rural, qu’il considère comme la « colonne vertébrale » de l’économie nationale. Pour les soutenir, il promettait de baisser l’impôt sur les sociétés à seulement 10%, contre 16% aujourd’hui. Hors de question en revanche, d’avoir « un État-nounou qui redistribuerait les richesses d’une manière égalitaire, comme dans un régime socialiste ». Cette combinaison d’un soutien appuyé à la petite bourgeoisie et de revendications réactionnaires en matière de mœurs n’est pas sans rappeler celui de l’Union de Défense des Commerçants et Artisans de Pierre Poujade dans la France des années 1950, qui fera entrer Jean-Marie Le Pen à l’Assemblée nationale.

Le gouvernement roumain veut faire du pays une #Startupnation grâce à l’auto-entrepreneuriat. © William Bouchardon

Ce programme séduit largement les Roumains, « en particulier dans les zones rurales et les petites villes en croissance économique, c’est-à-dire là où le petit entrepreneuriat est le plus implanté » détaille Bortun. Mais Georgescu et Simion ont également réalisé des scores écrasants parmi la diaspora : 43% pour le premier et plus de 60% pour le second, bien que la participation soit très faible dans ce corps électoral. Pour Vladimir Bortun, lui-même membre de cette diaspora, ce succès s’explique par deux facteurs : la fierté apportée par le discours nationaliste de l’extrême-droite à des travailleurs souvent humiliés et discriminés dans leurs pays d’émigration, ainsi que la promesse d’avantages matériels pour les inciter à revenir développer leur pays en y créant une entreprise.

Rancœur contre un système corrompu

Si elle vote peu, la diaspora pèse néanmoins très lourd lorsqu’elle se mobilise. « Le 10 août 2018, une grande manifestation des Roumains de la diaspora a eu lieu contre la corruption. Beaucoup de ces personnes ont voté pour Georgescu » explique Florentin Cassonnet. Certes, cet enjeu est moins important que lors des précédentes élections, mais il demeure un motif d’exaspération important dans un pays classé parmi les plus corrompus d’Europe. « Sur le papier, toutes les exigences pour intégrer l’UE ont été mises en œuvre, mais sans la substance. Derrière la façade démocratique, les pratiques autoritaires et la corruption continuent » estime le correspondant du Courrier des Balkans. Comme dans la plupart des pays de l’ancien bloc de l’Est, le passage à une économie de marché a en effet bénéficié à une petite classe, largement recyclée de l’ancien régime, qui a su mettre à profit ses connexions politiques. Ces businessmen ont su profiter des opportunités au moment de la privatisation des entreprises d’Etat et dont les entreprises vivent souvent de rentes ou de contrats publics attribués dans des conditions douteuses. 

Comme dans la plupart des pays de l’ancien bloc de l’Est, le passage à une économie de marché a bénéficié à une petite classe, largement recyclée de l’ancien régime, qui a su mettre à profit ses connexions politiques.

Des intérêts représentés politiquement par le PSD et le PNL, qui se partagent le pouvoir. « Ces deux partis sont censés être opposés mais ils gouvernent ensemble depuis le début des années 2010, un peu comme en Allemagne avec les grandes coalitions. Ce n’est pas un combat idéologique, mais un partage des postes et des ressources : chacun de ces partis donne des contrats aux entreprises qui lui sont proches. Bon nombre de Roumains sont dépendants de ce système clientéliste » développe Florentin Cassonnet. Le désaveu de ces partis ne vient pas de nulle part : « en 2017, le gouvernement Grindeanu a tenté de faire passer par ordonnance une loi d’amnistie pour certains actes de corruption » rappelle-t-il. Le Premier ministre de l’époque était d’ailleurs directement concerné par l’amnistie en question… Ces décrets signés en pleine nuit déclenchent la colère des Roumains, qui se mobilisent massivement dans la rue, donnant lieu aux plus grandes manifestations depuis la fin du régime de Ceaușescu. Si ces réformes sont finalement retirées, le gouvernement censuré par les députés et le chef du PSD condamné pour corruption, le problème de fond n’a pas été réglé. « La justice anticorruption est utilisée comme une arme politique par beaucoup de politiciens » estime Cassonnet, d’où le manque de confiance des Roumains dans leur système politique.

Dès lors, « le rejet de la corruption bénéficie tant aux libéraux de l’USR comme Lasconi et Dan qu’à l’extrême-droite » analyse-t-il. Si la minorité de la population qui a bénéficié de l’intégration européenne, en voyageant, en étudiant ou en faisant des affaires à l’étranger penche pour les centristes de l’USR, la majorité des Roumains préfèrent la version fascisante du dégagisme. Seuls les retraités, maintenus dans un état de dépendance au PSD, qui a augmenté leurs pensions par clientélisme, continuent de voter fortement pour ce parti, analyse Vladimir Bortun. Selon lui, la probable victoire de George Simion ne devrait cependant pas changer grand-chose : sur le modèle de Viktor Orbán, l’extrême-droite devrait surtout distribuer davantage de contrats publics à ses proches, tandis que « leur critique des entreprises étrangères reste très superficielle. »

Un électorat de gauche qui s’ignore ?

Face à Simion, le profil de Nicusor Dan, « un réformateur qui s’est fait connaître par des campagnes pour la protection du patrimoine et fait campagne pour une Roumanie “normale” et honnête” », d’après Florentin Cassonnet, ne fait guère rêver. En effet, « il ne propose rien pour protéger les Roumains, à l’intérieur ou à l’extérieur du pays. » Face à la précarité et à l’absence de perspectives, l’horizon de marchés publics mieux encadrés et d’un État sobre fait clairement moins recette que le nationalisme vantant la grandeur du pays. La Roumanie est-elle donc condamnée aux fascistes télégéniques qui souhaitent annexer la Moldavie voisine – une position défendue par Georgescu et Simion -, lutter contre le « lobby LGBT » et mettre en place un capitalisme de connivence avec leurs propres oligarques ?

La « Maison de la presse libre » construite par le régime communiste. Le souvenir de la dictature de Ceaușescu reste un frein majeur à l’émergence d’une alternative de gauche en Roumanie. © William Bouchardon

S’il est quelque peu désabusé, Vladimir Bortun se veut positif : pour lui, « l’essor de l’extrême-droite est rendu beaucoup plus facile par l’absence de la gauche » et le fait que près de la moitié des Roumains s’abstiennent indique qu’une alternative est possible. « Il existe une majorité de gauche en Roumanie sur de nombreux enjeux socio-économiques : des enquêtes indiquent un soutien de plus de 80% de la population pour des investissements étatiques créant des emplois, une intervention plus forte de l’Etat pour lutter contre la pauvreté et le renforcement des services publics. Même sur la question de la propriété publique de certains secteurs, il existe des majorités », rappelle-t-il. 

Mais ces revendications n’ont pas d’organisations capables de les porter dans le champ politique : « le souvenir du régime communiste empêche l’émergence d’organisations de gauche et a fait reculer la conscience de classe. La droite a conquis l’hégémonie culturelle », estime Bortun. Certes, il existe bien des petits partis, comme Demos ou Sens, qui portent des mesures progressistes, mais « ils souffrent d’une vision très électoraliste, coupée des liens avec le mouvement syndical et les mouvements sociaux » regrette-il. Le salut pourrait venir de ces derniers : alors que la Serbie voisine se mobilise contre le régime kleptocratique du président Vučić, Bortun n’exclut pas qu’un mouvement similaire émerge un jour en Roumanie. Il cite en exemple le mouvement contre la mine d’or de Roșia Montană, auquel il a participé en 2013-2014, qui unissait un front très large contre un projet destructeur pour l’environnement et le patrimoine local qui n’aurait bénéficié qu’à une multinationale canadienne. Celui-ci avait réussi à réunir des Roumains de tous horizons politiques autour d’un intérêt commun et s’est soldé par une victoire. Un motif d’espoir pour un pays qui a urgemment besoin d’une alternative au nationalisme et aux fausses promesses du marché.

Note :

[1] Les variations s’expliquent des modes de calculs différents, notamment en fonction de la comptabilisation des travailleurs vivant à l’étranger de manière saisonnière. La Banque Mondiale donne ainsi le chiffre de 4 millions, quand le ministère de la diaspora roumaine parle de 8 millions.

Quand l’UE fait obstacle à la paix

Jusqu’à quel point l’Union européenne s’opposera-t-elle à une issue négociée du conflit ukrainien ? Déploiement de troupes, nouvelles sanctions, budgets militaires en hausse : au moment précis où un cessez-le-feu devient envisageable, Bruxelles accélère l’escalade. Au nom d’une victoire désormais hors de portée, les capitales européennes sabotent les pourparlers, isolent leur propre camp — et prolongent une guerre qu’elles ne peuvent pas gagner. Face à l’éventualité d’une paix négociée, l’Union semble redouter moins la défaite que la fin du récit qu’elle s’est imposée à elle-même. Article de Fabian Scheidler, originellement paru dans la New Left Review sous le titre « Preventing Peace » et traduit pour LVSL par Alexandra Knez.

Alors que les négociations en vue d’un accord de paix en Ukraine sont en cours et que Washington laisse entrevoir une possible détente avec le Kremlin, les États européens s’efforcent d’entraver le processus. De nouvelles sanctions sont imposées à Moscou, des armes sont acheminées en urgence vers les lignes de front et on débloque des fonds pour le réarmement. La Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne visent à augmenter leurs budgets de défense pour atteindre au moins 3 % du PIB, quand l’UE prévoit de créer un « fonds de contributions volontaires » pouvant atteindre 40 milliards d’euros pour l’aide militaire. En cas de cessez-le-feu, Emmanuel Macron et Keir Starmer n’excluent pas le déploiement de troupes en Ukraine. Une mesure qui se veut « rassurante », alors qu’il semble probable que seuls des soldats neutres soient crédibles comme que gardiens de la paix.

Si certains dirigeants de l’Union européenne ont timidement pris acte de la démarche diplomatique de Donald Trump, la position officielle du Vieux continent depuis février 2022 – à savoir que les combats ne doivent pas prendre fin sans une victoire absolue de l’Ukraine – reste largement inchangée. Kaja Kallas, haute représentante de l’Union européenne en charge des Affaires étrangères et de la sécurité, est depuis longtemps opposée aux efforts visant à désamorcer le conflit, déclarant en décembre dernier qu’elle et ses alliés feraient « tout ce qu’il faut » pour écraser l’armée de l’envahisseur russe.

On pourrait penser que l’UE aurait intérêt à éteindre l’incendie à ses portes. Elle continue pourtant d’y verser de l’huile

Ces propos ont récemment été repris par la Première ministre danoise, Mette Fredriksen, qui a même suggéré que « la paix en Ukraine est en réalité plus dangereuse que la guerre ». Le mois dernier, lorsque les négociateurs ont évoqué la possibilité de lever certaines sanctions pour mettre fin aux hostilités en mer Noire, la porte-parole de la Commission européenne pour les affaires étrangères, Anitta Hipper, a affirmé que « le retrait inconditionnel de toutes les forces militaires russes de l’ensemble du territoire ukrainien serait l’une des principales conditions préalables ».

Cette position semble reposer sur l’hypothèse que l’Ukraine serait capable d’expulser les Russes et de reconquérir toutes les terres perdues – scénario qui est manifestement irréaliste. Dès l’automne 2022, le général Mark Milley, alors président de l’état-major interarmées des États-Unis, a admis que la guerre s’était enlisée et qu’aucune des deux parties ne pouvait l’emporter. En 2023, Valery Zalushnyi, alors commandant suprême des forces armées ukrainiennes, faisait un aveu similaire. Finalement, même ces sombres prévisions se sont révélées trop optimistes. Au cours de l’année écoulée, la position de l’Ukraine sur le champ de bataille n’a cessé de se détériorer. Ses pertes territoriales s’accumulent et ses victoires dans la région russe de Koursk ont été presque entièrement effacées. Chaque jour, le pays se dirige vers l’effondrement, tandis que le nombre de ses victimes et ses dettes augmentent.

Il est peu probable que Kallas, Fredriksen et Hipper croient réellement que la Russie se retirera du Donbass et de la Crimée, et encore moins de manière inconditionnelle. En insistant sur ce point comme condition préalable à la levée ou même à la modification des sanctions, ils écartent de facto la perspective d’un allègement des sanctions, et renoncent ainsi à l’un de leurs moyens les plus concrets de faire pression dans les négociations. On pourrait penser que l’UE aurait tout intérêt à éteindre l’incendie à ses portes. Pourtant, elle continue d’y verser de l’huile, compromettant ainsi ses propres intérêts en matière de sécurité ainsi que ceux de l’Ukraine. Au lieu de se positionner comme médiateur entre les États-Unis et la Russie – seule option rationnelle compte tenu de sa position géographique –, elle continue d’ignorer les deux grandes puissances et d’accroître son propre isolement.

Comment expliquer ce comportement apparemment irrationnel ? L’intellectuel indien Vijay Prashad soupçonne les élites européennes de s’être avant tout investies dans la préservation de leur propre légitimité. Elles auraient trop engagé de capital politique dans cet objectif de paix « victorieuse » pour se retirer maintenant. Compte tenu de sa position de force sur le champ de bataille, il est encore trop tôt pour dire quel type d’accord le Kremlin accepterait.

Mais si Moscou était d’accord pour un cessez-le-feu, le discours que l’UE a véhiculé ces trois dernières années – selon lequel il est impossible de négocier avec Poutine, qu’il est déterminé à conquérir d’autres États européens, que son armée serait bientôt désintégrée – serait fatalement remis en cause. À ce stade, un certain nombre de questions difficiles se poseraient. Comment expliquer, par exemple, que l’UE ait refusé de soutenir les pourparlers de paix d’Istanbul au printemps 2022, lesquels avaient de fortes chances de mettre fin au conflit, d’éviter des centaines de milliers de victimes et d’épargner à l’Ukraine une succession de défaites cuisantes ?

Un accord de paix viable freinerait également la frénésie de réarmement qui sévit actuellement en Europe. S’il est établi que les objectifs de la Russie sont avant tout régionaux, et qu’elle vise par son influence à repousser les menaces potentielles sur son périmètre occidental, alors l’accroissement des dépenses militaires ne pourrait plus être justifiée par l’allégation selon laquelle le Kremlin complote pour envahir l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie avant de marcher plus à l’ouest. Dans le même ordre d’idées, il ne sera plus aussi facile d’obtenir l’adhésion du public au démantèlement de l’État-providence, que l’Europe ne peut soi-disant plus se permettre, pour construire une économie de guerre. L’appel à davantage d’austérité – affaiblissant les services publics de santé, de l’éducation, des transports, de la protection de l’environnement et des prestations sociales – perdra toute justification.

Noam Chomsky avait déjà souligné qu’une dynamique de démantèlement des programmes sociaux au profit du complexe militaro-industriel était à l’oeuvre sous le New Deal aux Etats-Unis. Alors que l’État-providence renforce le désir d’autodétermination des citoyens, agissant comme un frein à l’autoritarisme, l’économie de guerre génère des profits sans avoir à se soucier des droits sociaux. C’est donc le remède parfait pour une élite européenne qui peine à perpétuer son pouvoir dans un contexte de stagnation économique, d’instabilité géopolitique et de contestation populaire.

Cependant, l’UE pourrait également être réticente à s’engager dans une diplomatie constructive en raison de ses relations avec une nouvelle administration américaine plus hostile. Si l’Union maintient qu’une paix victorieuse est réalisable, tout en sachant pertinemment que ce n’est pas le cas, alors elle pourra présenter tout compromis négocié par Donald Trump comme une trahison. Cela permettra aux opposants du chef d’État américain d’affirmer qu’il a « poignardé l’Ukraine dans le dos » et qu’il est le seul responsable de ses pertes territoriales. S’opposer à la paix devient un moyen utile de créer l’amnésie historique.

On ne saurait trop insister sur les effets destructeurs de cette stratégie. Les forces qui, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Ukraine, veulent poursuivre indéfiniment une guerre perdue d’avance ou saboter un accord de paix, n’en sortiront que renforcées. Ce sera un facteur aggravant, accroissant la probabilité d’une guerre civile en Ukraine et d’une confrontation directe entre l’UE et Moscou. Si les dirigeants européens se souciaient réellement de la « sécurité » de leurs pays, ils seraient avisés de reconnaître certaines vérités douloureuses. Parmi elles, l’échec de l’approche occidentaliste du conflit, de la livraison d’armes à tout va, du rejet de la diplomatie. Garantir la paix sur le continent exige une orientation radicalement différente : entamer un processus de négociation plutôt que le torpiller en coulisses.

Guerre commerciale : vers la dédollarisation et la mort de l’industrie européenne ?

L’imposition massive de droits de douane envers le monde entier par Donald Trump rompt de manière brutale la mondialisation néolibérale promue par les États-Unis depuis un demi-siècle. Si la Chine est la première visée – et sans doute celle qui a le plus de moyens pour se détendre – l’Europe est également ciblée. Arc-boutée sur le libre-échange, l’union européenne risque d’ailleurs d’être la principale victime de cette guerre commerciale aux nombreux impacts. Les répercussions pourraient aussi se faire sentir en matière monétaire, la Chine se délestant de ses bons du trésor américains. De premières tensions apparaissent d’ailleurs déjà dans l’administration Trump. William Bouchardon, secrétaire de rédaction du Vent Se Lève, était sur le plateau du Média pour en débattre.

Vent de liberté en Serbie, silence à Bruxelles

Serbie -- Le Vent Se Lève
© Thomas Ganascia pour LVSL

Ce 15 mars a eu lieu en Serbie la manifestation la plus massive de l’histoire du pays, réunissant de 300 000 à 800 000 personnes selon les estimations. Si les images, impressionnantes, ont été mondialement relayées, le mouvement social qui l’a fait advenir a bénéficié d’une couverture médiatique relativement faible. La situation internationale du pays, au carrefour d’impérialismes multiples, explique partiellement ce silence. Celui de l’Union européenne voisine se faisait particulièrement assourdissant. Il a fallu cinq mois pour arracher une réaction minimaliste à la présidente de la Commission. Décryptage d’un mouvement à nul autre pareil, qui aura résisté à toutes les instrumentalisations.

L’étincelle à l’origine de la révolte

Le 1er novembre 2024, à 11h52, le paravent de la gare de Novi Sad s’effondre. Le bâtiment, construit par le pouvoir socialiste en 1964, était un lieu de passage et de rendez-vous quotidien pour la plupart des habitants de la ville et de la région, et en particulier pour les jeunes. Quatorze personnes meurent sur le coup ; une quinzième décède de ses blessures 2 semaines plus tard ; deux autres sont sévèrement blessées.

À la tristesse que cette tragédie a déclenché dans le pays a assez rapidement succédé une colère tenace. La gare venait tout juste d’être reconstruite sous la direction et l’impulsion du parti progressiste serbe (SNS), au pouvoir depuis 2012. Quatre mois plus tôt, lors de la cérémonie officielle de réouverture de la gare au public, les membres du parti au pouvoir s’étaient en effet félicités de la rapidité avec laquelle les travaux, d’un coût total de 65 millions d’euros, avaient été achevés, prouvant la rapidité du développement des infrastructures dans le pays. Les travaux avaient été menés, dans le cadre de la Belt and Road Initiative (désignée comme « nouvelles routes de la soie » en Europe), par un consortium d’entreprises chinoises, hongroises et françaises, et constituait un point d’étape essentiel entre le port du Pirée et la Hongrie comme point d’entrée des marchandises chinoises vers les marchés européens.

Qualifié de « projet d’intérêt national », les contrats et conditions précises de sa réalisation étaient maintenues dans l’opacité, hors de toute possibilité de contrôle parlementaire. Comme un grand nombre de projets semblables en Serbie, la reconstruction de la gare de Novi Sad concentrait les problèmes structurels inhérents au système mis en place sous le président Vucic, sorte de synergie entre la démagogie la plus caricaturale et un capitalisme de connivence, accueillant à bras ouvert des investisseurs étrangers variés. Le président, issu de l’extrême droite ethno-nationaliste (SRS), est arrivé au pouvoir en se faisant accepter par l’Union Européenne et les Etats-Unis comme interlocuteur « raisonnable » essentiel à la stabilité régionale.

Dès son arrivée au pouvoir, il parvient à neutraliser l’opposition et à mettre sous contrôle la majorité des médias du pays, avec la complicité de quelques oligarques possédant les principaux tabloïds et chaînes télévisées du pays. Une part importante de la population ne s’informe que par ces biais, qui relaient quotidiennement les mensonges les plus grossiers du régime. La « modernisation » de la Serbie – qualifiée de « tigre économique » par les chaînes pro-régime –, son grand mouvement en avant après les guerres des années 90, l’isolement international, et la misère qui régnaient dans les années 2000 constituent le principal argument électoral du parti, produisant sans cesse de nouvelles preuves des « progrès » du pays. Au discours nationaliste et parfois revanchard s’articule une collaboration étroite du pouvoir avec tout investisseur étranger qui souhaite acheter des terrains, exploiter des ressources naturelles, construire des infrastructures, ou racheter les restes de l’industrie yougoslave.

Si tout le monde sait sur place que « les choses fonctionnent ainsi » en Serbie, que « tous les politiciens volent » et que « la Serbie est à vendre », l’effondrement a donné à cet état de fait une autre dimension. L’effet de choc tient à une prise de conscience éminemment simple, pré-politique : des bâtiments peuvent à tout moment s’effondrer sur les habitants, l’espace public — ou ce qui en reste, qui n’a pas encore été privatisé — n’est plus sûr. Il est apparu, brutalement et sans ambages, que « la corruption tue ».

Pour nombre de manifestants, la Serbie permet à l’UE d’externaliser les conséquences environnementales de l’exploitation minière.

L’expression est devenue un des principaux slogans du mouvement, associée à l’image des mains ensanglantées renvoyant à la responsabilité criminelle, et non seulement politique, du gouvernement. Pour les manifestants, insister sur cette dimension judiciaire permet de pointer le coeur du problème : les tribunaux, inoffensifs pour les membres du parti au pouvoir, ne suscitent aucune confiance au sein de la population. L’irresponsabilité des politiciens tient, en Serbie, à leur impunité structurelle.

Ordre et révolution

Les manifestations ont commencé à Novi Sad, par une sorte de rite collectif régulier, rendant chaque jour hommage aux quinze victimes de l’effondrement par quinze minutes de silence qui commencent à 11h52, heure de l’accident. Les manifestations se faisant de plus en plus massives, le pouvoir a réagi par l’emploi des techniques héritées de l’époque Milosevic, et s’appuyant sur la complicité des médias pro-régime : incorporation d’éléments violents aux manifestations, permettant de justifier la répression, arrestation arbitraire de manifestants pacifiques, mise en scène de dégradations des symboles nationaux ou encore invention de « visées séparatistes » parmi les manifestants.

Cette fois pourtant, le mouvement s’amplifia à chaque nouvelle tentative du pouvoir pour l’étouffer et le discréditer. Un seuil fut franchi lorsque des étudiants de la Faculté d’Arts dramatiques de Belgrade, bloquant pendant quinze minutes la circulation à proximité de leur université en rendant hommage aux victimes de l’accident, furent agressés par des hooligans mandatés et rémunérés par le SNS. Les vidéos de ces tentatives d’intimidation officieuses circulant sur les réseaux sociaux, une immense masse d’étudiants se mobilisa, et vota l’occupation de la quasi-totalité des universités de Belgrade. La protestation devenue nationale, se propageant de faculté en faculté, transforma soudain « les étudiants », parfois désengagés de la vie politique et décrits dans le pays comme politiquement amorphes, en sujet politique central.

Ceux-ci tirent leur force du fait qu’ils se situent en dehors du jeu politique traditionnel. Ayant perdu confiance, comme une majeure partie de la population, dans les partis d’opposition, ils s’en distancient constamment. La plupart des partis d’opposition participent en effet au système parlementaire et ont fait partie des gouvernements démocrates précédents – qui n’étaient pas exempts de corruption – ; ils apparaissent aux étudiants au moins comme inefficaces, au plus comme une partie intégrante du système combattu.

La « salle des plénums » du Centre Culturel Etudiant occupé à Belgrade. © Thomas Ganascia

Plus fondamentalement, le mouvement entreprend de contourner la représentation politique, tant elle est en Serbie le moyen même du maintien au pouvoir du parti présidentiel. L’alternative ne leur paraît pas pour autant résider dans la prise de pouvoir violente, jugée insuffisante au vu de l’ampleur du changement de système escompté, mais dans une véritable pratique de la démocratie directe. Dans les universités occupées, on cherche à éviter l’émergence de leaders ou de représentants des étudiants, qui deviendraient automatiquement la cible de pressions, de tentatives de corruption ou de harcèlement médiatique ; tout le pouvoir va aux plenums, sortes d’Assemblées Générales réunissant l’ensemble des étudiants qui souhaitent s’y rendre, et votant à main levée chaque décision prise au nom des étudiants.

L’ensemble des plénums des universités émit ainsi ces 4 revendications. D’abord, ils exigèrent la publication complète de la documentation relative à la reconstruction de la gare de Novi Sad. Il a en effet été observé que le lendemain même de l’effondrement, une partie importante des documents avaient été supprimés des sites officiels. La deuxième revendication vise à ce que soient identifiés et pénalement poursuivis les individus soupçonnés d’avoir physiquement agressé les étudiants. Ils exigent aussi que les charges retenues contre les étudiants qui ont été arrêtés dans le cadre des manifestations soient abandonnées. La dernière revendication consiste en une augmentation du budget des universités, devant permettre une baisse de 50 % des frais de scolarité.

Ces quatre demandes précises constituent pour les étudiants une base non négociable. Elles ne sont solubles dans aucun « dialogue », auquel appelle Alexandre Vucic après l’échec des tentatives d’intimidation. Les étudiants ne manquent en effet pas de rappeler que le président, qui s’adresse quotidiennement à la population sur les chaînes télévisées du régime, n’est pas un interlocuteur pertinent au regard de la Constitution, en ce qu’il ne dispose pas de la compétence légale de satisfaire à leurs demandes ; c’est aux institutions — aux tribunaux et aux ministères concernés — que les revendications sont adressées, et non au pouvoir politique. Les étudiants appellent sans aucune ambigüité, non pas à la modification de la Constitution, mais à son respect effectif ; non pas à mettre au pouvoir l’opposition à Vucic, qui n’a que peu de crédit à leurs yeux, mais à ce que le pouvoir, quel qu’il soit, respecte l’Etat de droit.

La particularité du mouvement consiste précisément en ce que les étudiants ne demandent rien d’autre que la satisfaction pleine et entière de ces 4 revendications, ne demandant pas même la démission du gouvernement ou du président. Ils ne font que prendre au mot le cadre de la démocratie libérale – law and order. Slavoj Zizek en comprend la portée1, lorsqu’il écrit qu’en demandant radicalement l’ordre, la formule conservatrice prend une portée révolutionnaire.

Capture de l’État et collaboration internationale

Derrière le terme de lutte contre la corruption, pouvant mobiliser des sensibilités politiques variées, il faut dans le contexte serbe entendre quelque chose allant bien au-delà de mécanismes d’enrichissement personnels. On observe en Serbie une captation de l’ensemble de l’appareil d’Etat, dont pour la première fois les dégâts sur la population ne peuvent plus être dissimulés. Si à un niveau principalement local, des activistes de tendances variées essaient depuis plusieurs années de s’opposer à des projets imposés à la population comme le Belgrade Waterfront2, complexe immobilier gigantesque sorti de terre en moins de 10 ans et échappant en partie à la souveraineté juridique serbe, ce n’est que récemment que la contestation a pris une dimension nationale.

La mobilisation contre le projet d’exploitation du lithium « Jadar » a en cela constitué un tournant en ce qu’elle a réuni des franges très larges de la population, allant des nationalistes aux écologistes, en passant par la gauche socialiste. Ce projet consiste à ouvrir un ensemble de mines le long de la rivière Jadar, où il a été découvert des réserves de lithium et de bore. Les conséquences environnementales irréversibles d’un tel projet sur une large partie, agricole et habitée, du territoire serbe, malgré les promesses faites « d’exploitation propre », ne font que peu de doutes aux yeux des scientifiques indépendants3, dont le pouvoir et l’entreprise tentent de dissimuler les travaux4.

L’entreprise Rio Tinto, en charge du projet, est par ailleurs connue pour la longue traînée de désastres environnementaux qu’elle a entraînés dans les divers pays où elle a opéré. La lutte pour le territoire et l’attachement à la terre ayant constitué la trame douloureuse de l’histoire récente du pays, l’opposition au projet prit progressivement une dimension existentielle et polarisante dans l’espace politique serbe.

La prise de conscience du fait qu’un tel projet n’avait pu être autorisé que du fait de la capture de l’Etat a joué un rôle essentiel dans l’unité politique actuelle. Aux yeux des nationalistes, dont une partie le soutenaient, Vucic est apparu comme un traître, bradant les intérêts nationaux vitaux à des puissances étrangères prédatrices. Elle a aussi déterminé la dimension internationale de la protestation, en particulier dans son rapport à l’Union Européenne.

Alors que le projet avait été suspendu en 2022 du fait d’une opposition massive de la population, le chancelier allemand Olaf Scholz et la présidente de la Commission Européenne Ursula Von der Leyen se sont rendus à Belgrade en juillet 20245 pour conclure la signature d’un « mémorandum sur les ressources critiques » poussant à relancer le projet minier. La décision de convertir l’industrie automobile européenne — notamment allemande — à la production de voitures électriques d’ici 2030 suppose en effet de sécuriser un approvisionnement stable notamment en lithium, dont le territoire serbe est relativement riche. L’Allemagne dispose pourtant elle aussi de réserves de lithium6, trois fois plus importantes que celles de la Serbie7.

Pour nombre de manifestants, la Serbie est un territoire qui permet aux membres de l’UE d’externaliser les conséquences environnementales de l’exploitation minière. Présenté par le régime et ses partenaires de la Commission comme un « deal » permettant d’accélérer le processus d’intégration européenne de la Serbie, le projet fut compris sur place comme le signe clair d’une politique néo-coloniale8, se déployant par la différenciation économique du centre et de ses marges.

Face aux accusations d’infiltration américaine, les manifestants plaisantent et déclarent attendre leur salaire de George Soros. Ils sont en réalité particulièrement vigilants face aux tentatives d’instrumentalisation

Le mouvement actuel s’inscrit dans cette vague de fond, structurée par une profonde désillusion vis-à-vis des promesses de l’intégration européenne dans le cercle des démocraties libérales. Ainsi faut-il comprendre la décision de ne pas afficher de drapeaux européens — et d’écarter ceux qui apparaissaient — lors des manifestations actuelles. Le mouvement n’est pas pro-européen. Le paradoxe consiste pourtant en ce que celui-ci s’adosse aux principes mêmes qui structurent les discours et méta-récits constituant l’Union — l’état de droit, le respect de l’ordre constitutionnel, la transparence des institutions ; il prend au mot ses exigences. C’est pourquoi le silence des représentants de l’Union Européenne, de ses médias, et de l’opinion publique européenne semble assourdissant aux étudiants. Ils y entendent l’écart entre une Europe comme « empire du droit » ou comme idée, et l’Europe comme entité géopolitique suivant ses intérêts propres.

Zone de contact et stabilocratie

Dans l’espace médiatique européen et occidental, la Serbie est constamment ramenée à ses liens avec la Russie, contrastant avec les pays européens qui l’entourent ; sa non-appartenance à l’Union et à l’OTAN sont vues comme un alignement géopolitique douteux. Une grande partie de l’actualité politique de ce pays est lue à partir de ce prisme, ce qui permet aux médias européistes de réduire à ce seul facteur la rejet croissant de l’Union européenne qu’on peut constater dans la population serbe.

Si les manifestations contre l’exploitation du lithium sont renvoyées par le régime à des ingérences occidentales, elles ont été désignées par certains médias européistes et américains comme l’effet de la « désinformation russe »9. Le pouvoir autocratique, depuis plusieurs années, exploite avec habileté cette position géopolitique, qui est une constante de l’histoire serbe et yougoslave. Il se disait à ce propos en Serbie, avant même l’élection de Donald Trump, qu’Alexandre Vucic avait réussi l’impossible : réconcilier la Russie et les Etats-Unis autour du soutien qu’ils lui apportent. La « stabilité régionale » — et des partenariats économiques —, du côté américain, l’ « amitié historique » — et la sphère d’influence — de l’autre expliquaient cette situation paradoxale.

L’Union européenne, quant à elle, est le premier investisseur et partenaire économique de la Serbie, qui a le statut de candidat depuis 2011. L’intégration des « Balkans Occidentaux » — nouveau nom pour l’ensemble de pays issus de l’ex-Yougoslavie, auxquels a été ajoutée l’Albanie — au sein de l’Union est périodiquement qualifiée de « priorité stratégique ». Si des institutions et des pays européens comme les Pays-Bas mettent en avant les fréquentes violations de l’Etat de droit et l’absence de véritable indépendance de la justice dans le pays, la Commission Européenne a tendance à passer ces problématiques sous silence, en affichant sa collaboration avec le président Vucic et réitérant la promesse d’une intégration rapide.

La contradiction manifeste entre la collaboration active de la Commission avec un régime violant systématiquement les obligations relatives aux chapitres 23 et 24 du processus d’intégration concernant l’Etat de droit est exprimée par le terme, qu’emploient certains analystes comme Florian Bieber, de « stabilocratie ». La crainte d’un « basculement russe » et la présence d’intérêts économiques européens en Serbie expliquent la complaisance de l’Union Européenne, et la contradiction entre les valeurs démocratiques qu’elle prétend incarner et les pratiques autoritaires qu’elle tolère ou soutient à ses marges.

La couverture médiatique occidentale du mouvement reflète ces ambigüités et hésitations géopolitiques. Celui-ci fut traité tardivement et partiellement : jusqu’à février, peu avaient entendu parler du mouvement, déjà massif, qui traversait la Serbie. Le contraste avec l’attitude de l’Union Européenne lors des manifestations en Géorgie, plus violentes et spectaculaires, et, surtout, parsemées de drapeaux européens, est frappant. Les éloges de la liberté et de la démocratie devant vaincre l’autoritarisme sont apparus plus rapides, plus clairs et plus résolus, lorsque les manifestants affichaient les signes clairs d’une volonté d’appartenance, célébrant l’Union contre la Russie.

Sur certaines pages Instagram europhiles, un parallèle était certes tracé entre ces cycles de manifestations, supposant que l’Union Européenne en constituerait, dans les deux cas, le moteur et le centre symbolique. Il fut vite démenti par les manifestants. Le mouvement serbe ne s’adresse pas à l’Union Européenne, pas plus qu’à la Russie ou à la Chine. Il s’agit d’abord d’un mouvement national, arborant le drapeau et chantant l’hymne serbes. Ses thèmes ne sont pourtant pas ceux du nationalisme. Les manifestations de solidarité sont venues rapidement et massivement de toutes les anciennes républiques yougoslaves, de la Slovénie à la Macédoine. Une part importante de la jeunesse de celles-ci se reconnaît en effet dans la volonté de mettre fin à la corruption et au clientélisme enracinés dans les structures de pouvoir héritées de la Yougoslavie et des guerres des années 90. Au parlement européen, les premiers à porter la voix des étudiants serbes, dès les débuts du mouvement, furent des députés croates ou slovènes.

Il n’en fallait pas plus au régime serbe pour accuser, sur des canaux acquis à la propagande russe, les étudiants d’être « payés par l’étranger » — est désigné tantôt « l’Occident », tantôt la Croatie — pour provoquer une « révolution de couleur » en Serbie. Le terme est répété à l’excès par le président, annonçant même la parution prochaine d’un « manuel de lutte contre les tentatives de révolution de couleur »10, qui constituera un « best-seller mondial » consacrant sa « victoire ». Le terme fait référence aux mouvements de démocratisation des anciennes républiques soviétiques, de la Géorgie (révolution des roses) à l’Ukraine (révolution orange), qui avaient bénéficié de financements et de soutien logistique américains.

L’ironie consiste en ce que ces révolutions avaient bénéficié de formations par OTPOR11 (« résistance » en serbe), le mouvement qui avait amené la chute du régime de Milosevic le 5 octobre 2000 ; loin d’être une importation de l’étranger, les « révolutions de couleur » ont en quelque sorte débuté en Serbie pour s’exporter dans le monde entier. Dans le narratif russe, largement relayé par le régime du SNS, ces mouvements constituent l’exemple paradigmatique de fausses révoltes, manipulées de bout en bout par des intérêts étrangers qui affaiblissent un « pays souverain ». L’élection de Donald Trump et la suppression de l’USAID ont permis au régime, s’inscrivant dans ce narratif, d’intimider les ONG de défense des droits humains en prétendant trouver des preuves du financement américain des manifestations étudiantes.

Face au ridicule de ces accusations, les étudiants répondent de moins en moins directement ; ils plaisantent, détournent le stigmate, ou affirment avec ironie encore attendre leur salaire de la part de Georges Soros, de la Croatie, ou du gouvernement américain. Ils sont en réalité particulièrement vigilants aux pièges, tentatives d’instrumentalisation ou d’infiltration que leur mouvement rencontre, refusant des propositions de donations financières qui paraîtraient douteuses. Ils n’attendent plus rien ni des partis d’opposition existants, ni de l’Union européenne ou des Occidentaux – si ce n’est peut-être que le soutien au régime s’interrompe en cas de répression sanglante. Ils n’attendent rien non plus du « grand frère russe », que personne n’évoque sur place. Dans leur perspective l’international est pour ainsi dire du côté du pouvoir. Comme le peuple serbe qui s’est soulevé et les soutient, ils savent qu’ils sont seuls.

Notes :

1 Slavoj Zizek, « The New Face of Protest », Project Syndicate, rubrique « Politics & World Affairs », 13 février 2025
2 Guy Delauney, « Controversy surrounds Belgrade Waterfront development », BBC News, rubrique « Business », 21 juin 2016
3Nova.rs, « Srpski naucnik sa Berklija o kopanju litijuma: Izgubicemo izvorišta vode za tri Beograda, vlastima bih sudio za veleizdaju – Društvo – Dnevni list Danas », Danas, 24 octobre 2024
4 N1, « Naucni rad Dragane Dordevic i saradnika o projektu Jadar nece biti povucen na zahtev Rio Tinta », 021.rs, 22 octobre 2024 )
5J.-B. Chastand, « L’Allemagne mise sur la Serbie pour approvisionner son industrie automobile en lithium », Le Monde, 19 juillet 2024
6R. Alkousaa, « Germany’s lithium reserves could sustain domestic needs for decades, study finds », Reuters, 6 mars 2025
7 Les réserves allemandes permettraient aussi, selon certains spécialistes, une exploitation moins néfaste du point de vue environnemental (voir https://www.enbw.com/press/enbw-levertonhelm-lithium-production.html)
8 Jean-Arnaut Dérens et Aleksandar Matkovic « Lithium : « La Serbie est une colonie minière de l’Europe » – L’Humanité », sur https://www.humanite.fr, 25 août 2024 
9G. Kantchev et J. Steinberg, « This $2.4 Billion Lithium Mine Is Caught Between Russia and the West », Wall Street Journal, 30 septembre 2024
10Tanjug, « Vucic: I will write book on how to fight colour revolutions », tanjug.rs, 11 février 2025 (en ligne : https://www.tanjug.rs/english/politics/140376/vucic-i-will-write-book-on-how-to-fight-colour-revolutions/vest ; consulté le 26 mars 2025)
11A. Otaševic, « Changements de régime clés en main », Le Monde diplomatique, 1er décembre 2019

Dans toute l’Europe, un cordon sanitaire se forme contre la gauche

Steve Bannon, propagandiste d’extrême-droite proche de Donald Trump a étendu son offensive à l’Europe. © Gage Skidmore

Aux quatre coins de l’Europe, les partis centristes dépeignent de plus en plus la social-démocratie, même modérée, comme une menace « d’extrême-gauche ». La rhétorique outrancière sur le danger gauchiste a un objectif clair : justifier les alliances avec des partis d’extrême-droite autrefois mal vus [1].

En janvier, l’homme le plus riche du monde a offert une tribune mondiale à la dirigeante de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), un parti d’extrême-droite. Ancienne membre de la Hayek Society, conseillère financière et toujours fervente adepte du néolibéralisme, elle ne s’est pas privée de proférer des obscénités telles que « Hitler était communiste, socialiste ».

Les propos tenus par la présidente de l’AfD, Alice Weidel, sur le site X avec Elon Musk peuvent sembler extrêmes. Pourtant, cela illustre ce qui est désormais une tendance de fond en Europe.

Cela fait déjà des années que nous regardons la classe politique traditionnelle faire tomber les derniers obstacles qui se dressent contre l’extrême-droite. Mercredi dernier, au Bundestag, les chrétiens-démocrates (CDU) et l’AfD de Weidel ont voté ensemble une motion appelant à une restriction de l’immigration. Mais aujourd’hui, la situation est telle que nous ne pouvons plus parler uniquement de la levée de ces barrières. En effet, le fameux cordon sanitaire se dresse désormais activement contre la gauche.

Par « gauche », je n’entends pas seulement les partis ayant une vocation sociale, comme nous l’avons vu récemment avec la diabolisation du Nouveau Front Populaire en France et l’exclusion des sociaux-démocrates des négociations gouvernementales en Autriche. Car ce bâillonnement s’étend également aux mouvements sociaux, aux militants pour le climat, aux ONG, aux syndicats et, plus généralement, à une société civile vitale capable de réagir contre l’alliance sans scrupules des néolibéraux et des populistes de droite.

Exclusion du pouvoir

Les effets de cette tendance sont particulièrement marqués en Autriche, où il n’y a jamais eu de véritable cordon sanitaire contre l’extrême-droite. Ici, le premier gouvernement dirigé par le Parti populaire conservateur (ÖVP), incluant le Parti de la liberté (FPÖ) post-nazi, remonte à 2000. Mais les positions relatives de ces forces ont changé. Au début de l’année, Herbert Kickl, le chef du FPÖ, est entré en négociation pour diriger un gouvernement dans lequel le parti d’extrême-droite serait le chef de file et le parti traditionnel de centre-droit, l’ÖVP, le partenaire minoritaire [ndlr : les négociations entre l’ÖVP et le FPÖ n’ont finalement pas abouti et ce gouvernement ne semble plus à l’ordre du jour, néanmoins la proximité croissante entre les deux partis demeure].

L’ÖVP avait précédemment rejeté ce scénario, entamant des discussions avec le Parti social-démocrate (SPÖ) avant de les interrompre brutalement au début de cette année. L’ancien dirigeant et chancelier de l’ÖVP, Karl Nehammer, a expliqué le point de rupture en ces termes : « À un moment donné, le dirigeant social-démocrate Andreas Babler est passé à une rhétorique de la lutte des classes et à une proposition de social-démocratie à l’ancienne. » Ainsi, même le centre-gauche traditionnel est plus diabolisé que les post-nazis. Le soi-disant centre-droit cherche maintenant un accord avec l’extrême-droite au nom de la poursuite d’un programme favorable aux entreprises sans éléments perturbateurs, et c’est ainsi que les propositions du SPÖ en matière de justice fiscale et sociale sont présentées de manière défavorable.

Alors que les négociations avec les sociaux-démocrates étaient encore en cours, Harald Mahrer, président de la chambre économique fédérale autrichienne et membre de l’équipe de négociation de l’ÖVP, a admis que « certaines personnes flirtent avec le programme économique du FPÖ parce qu’il a été en partie copié sur le nôtre et sur celui de la Fédération des industries autrichiennes », en référence au principal groupe patronal du pays. Le retrait de la Nouvelle Autriche et du Forum libéral (NEOS) de ces premières négociations – élément déclencheur, sinon cause absolue de leur échec – et la rupture définitive annoncée par l’ÖVP immédiatement après, furent tous deux motivés par les intérêts et les pressions du monde des affaires.

« Ce qui compte pour nous, c’est que le budget ne soit réformé que du côté des dépenses publiques », a déclaré Georg Knill, président de la Fédération des industries autrichiennes. En tandem avec l’extrême-droite, l’ÖVP se rallie rapidement à ce point de vue. « Avec les sociaux-démocrates, cela aurait été impossible », a conclu M. Knill. Au nom de la défense des plus riches, l’ÖVP assimile ce qu’il sait être un parti d’origine nazie, pro-Moscou, pro-AfD, pro-Viktor Orbán — en utilisant ce parti comme croquemitaine, tant que cela sert ses propres intérêts — et s’ouvre désormais à l’idée d’avoir Kickl comme chancelier.

En France, une tendance similaire est également évidente depuis un certain temps. Des forces néolibérales, comme le parti Renaissance d’Emmanuel Macron, sont prêtes à s’entendre avec l’extrême-droite – ils dînent même ensemble, comme l’a révélé l’été dernier le quotidien Libération, qui a fait état de réunions secrètes entre des personnalités du camp du président et les dirigeants du Rassemblement national, Marine Le Pen et Jordan Bardella – tout en essayant de diaboliser et d’exclure la gauche du pouvoir. Ici, la dynamique politique se combine à un changement inquiétant dans le discours public, ce qui rend la tendance encore plus alarmante.

Aux origines de la diabolisation

« Au final, personne n’a gagné. » Dans une lettre datée de juillet dernier, le président français a informé les électeurs qui venaient de faire du Nouveau Front populaire de gauche le plus grand bloc de l’Assemblée nationale que les élections législatives n’avaient en fait produit aucun résultat concluant.

Depuis, au cour de mois de crise politique interminables qu’il a lui-même amorcée, Emmanuel Macron n’a pas hésité à confier le gouvernement à des personnalités politiques issues de forces ultra-minoritaires, comme Michel Barnier des Républicains, et a même imaginé des gouvernements dépendants du soutien extérieur de Marine Le Pen. Bref, Macron a tout fait pour exclure la gauche de tout accès au pouvoir. Il est allé jusqu’à nier que le Nouveau Front Populaire était arrivé en tête des élections. Comment a-t-il pu faire cela ?

« Initialement, la République désignait un ensemble de principes garantissant la liberté et l’égalité constitutionnelles. Désormais, quiconque remet en cause la logique dominante est qualifié d’antirépublicain. »

Comme l’a écrit le sémiologue français Roland Barthes, « les grandes mutations ne sont pas liées à des événements historiques solennels, mais à ce qu’on pourrait appeler une rupture discursive ». Déjà lors des précédentes élections législatives, en 2022, Macron avait pleinement mis en œuvre sa stratégie de diabolisation de la France Insoumise et de son fondateur Jean-Luc Mélenchon. C’était le même type de diabolisation qu’il avait utilisé avec succès contre Marine Le Pen en 2017. Le terme « extrême-gauche » s’est imposé dans le discours public, où il a la même connotation négative, voire pire, que l’extrême-droite qui, elle, s’est entre-temps de plus en plus banalisée. À l’été 2022, le Rassemblement national de Le Pen a réussi à faire élire deux membres à la vice-présidence de l’Assemblée nationale, grâce au soutien des députés macronistes.

Après les élections de 2024, la stratégie de diabolisation de Macron visait d’abord et avant tout à boycotter l’union des gauches en tentant d’exclure la France Insoumise de ce que le président français interprète comme le « front républicain ». La dynamique politique d’exclusion du pouvoir est étroitement liée à cette attaque sémantique. Selon le philosophe Michaël Foessel, « le mot république perd son sens originel. Initialement, la république désignait un ensemble de principes garantissant la liberté et l’égalité constitutionnelles. Désormais, quiconque remet en cause la logique dominante est qualifié d’antirépublicain, et donc, par ce résonnement, les mouvements de protestation aussi ». La gauche s’est fait voler son langage : « Nous sommes passés de la république des principes, avec sa vocation sociale, à la république des valeurs, qui devient exclusive et disciplinaire ».

Une tendance européenne

Ainsi que l’effondrement de la barrière protectrice contre l’extrême-droite, la projection du cordon sanitaire contre la gauche correspond à une tendance européenne. Cela se voit également au niveau des institutions de l’UE. Sophie Wilmès, ancienne Première ministre belge et actuelle vice-présidente du Parlement européen, a récemment déclaré dans une interview : « Les libéraux vont également appliquer le cordon sanitaire contre l’extrême-gauche ». Cette tendance est loin d’être récente, et le premier à l’avoir mise en avant a été le principal groupe démocrate-chrétien, le Parti populaire européen (PPE).

En 2021, le président du PPE, Manfred Weber, a conclu une alliance tactique avec la leader post-fasciste Giorgia Meloni ; dans le même temps, il a entamé une bataille politique et sémantique contre la gauche. Bien que la première réaction virulente du groupe des socialistes et démocrates (centre-gauche) au Parlement européen ne soit survenue qu’il y a quelques mois, lorsque Manfred Weber avait déchaîné les forces du PPE contre la vice-présidente socialiste de la Commission européenne, Teresa Ribera, l’assaut avait commencé bien avant. La première élection de Roberta Metsola à la présidence du Parlement européen, en 2022, s’est déroulée avec le soutien de l’extrême-droite, tandis que les groupes de gauche et les verts ont été marginalisés dans les négociations. Il y a des années déjà, la conservatrice Metsola ne cachait pas qu’elle avait plus en commun avec ses amis du parti Fratelli d’Italia de Meloni qu’avec la gauche, qu’elle a même réprimandée récemment pour avoir chanté l’hymne antifasciste « Bella ciao » dans la salle du Parlement.

Si les socialistes de centre-gauche espéraient être épargnés par les assauts du PPE, ils peuvent désormais constater, à travers la stratégie agressive de Weber, que laisser les forces de droite diviser les forces progressistes finit par rendre tout le monde plus vulnérable, à Bruxelles comme à Paris.

L’alliance entre les forces néolibérales et l’extrême-droite s’accompagne également d’une tendance de plus en plus marquée à la répression de la dissidence. En ce sens, le cordon sanitaire se dresse non seulement contre les partis de gauche, mais aussi contre les syndicats, les ONG, les mouvements écologistes et la société civile en général lorsque ces forces tentent d’exprimer et d’organiser la dissidence.

Peu de gens ont remarqué que le PPE a tenté d’utiliser le Qatargate (un scandale de corruption qui a éclaté au Parlement européen en 2022) pour introduire une politique de criminalisation des ONG. Le chef du PPE Weber a fait preuve de plus de zèle en voulant imposer des restrictions aux ONG qu’en faisant pression pour des réformes radicales contre les intérêts des entreprises. Cela constitue un autre facteur d’harmonie avec l’extrême-droite.

Souvenons-nous que l’ancien ministre de l’Intérieur français, Gérald Darmanin, a même tenté de criminaliser la Ligue des droits de l’homme, ainsi que les associations environnementales. Et il est impossible de ne pas mentionner la répression brutale des mouvements sociaux, environnementaux et des manifestations contre la réforme des retraites en France. La criminalisation des mouvements écologistes est une tendance qui concerne également l’ensemble de l’Europe. Ces dernières années, plusieurs gouvernements (Italie, Hongrie, Royaume-Uni, France) ont tenté à plusieurs reprises de limiter le droit de grève des travailleurs.

Les gouvernements qui tolèrent les dérives autoritaires, comme nous le voyons en Italie avec Giorgia Meloni et comme nous l’avons vu en Hongrie avec Orbán, ont également tendance à réprimer la dissidence. Combinées, la levée des barrières contre l’extrême-droite et l’imposition d’une logique d’exclusion contre la gauche s’amplifient mutuellement avec des résultats dévastateurs. L’Europe baigne dans une atmosphère suffocante.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.


Sanctions américaines : des effets dévastateurs pour les peuples, mais pas sur les régimes

Billet de banque irakien avec le portrait de Saddam Hussein. Les sanctions américaines contre le pays entre 1990 et 2003 ont fait plus d’un million de morts. © Rob

Les sanctions économiques de grande ampleur sont devenues le moyen privilégié des États-Unis et de leurs alliés pour défendre leurs intérêts et écraser leurs adversaires. Parallèlement, la critique et l’opposition à ces mesures imposées de manière arbitraire ont fortement augmenté, surtout dans le Sud global, où elles sont considérées comme des interventions néocoloniales contraires au droit international. Avec la guerre économique contre la Russie, les conflits internationaux à leur sujet ont pris une nouvelle dynamique. Les mesures pratiques qui sont désormais de plus en plus adoptées dans le Sud global pour surmonter, contourner et prévenir les blocages économiques sont également dirigées contre la domination occidentale en général, accélérant ainsi les bouleversements vers un monde multipolaire [1].

Alors que jusqu’à la fin de la guerre froide, seuls quelques pays étaient confrontés à des sanctions économiques, ce chiffre a augmenté de 1990 à début 2023 pour atteindre 27% des pays du monde. Bien que le terme « sanctions » ne soit strictement correct que pour les restrictions imposées par le Conseil de sécurité de l’ONU, car elles seules sont généralement considérées comme légitimes. En réalité, nous sommes principalement confrontés à des mesures coercitives unilatérales des États-Unis, que l’UE soutient dans environ la moitié des cas. Celles-ci visent aujourd’hui, à divers degrés, plus de 40 pays, soit, en termes de population, un tiers de l’humanité.

Une arme utilisée depuis des décennies

Les pays les plus touchés aujourd’hui étaient toutefois déjà soumis à des blocages économiques de grande ampleur avant 1990 : La Corée du Nord, Cuba, l’Iran et la Syrie, ainsi que la Russie en tant que membre de l’Union soviétique. La Corée du Nord est soumise à des mesures d’embargo de la part des États-Unis depuis le début de la guerre de Corée en 1950 et à des sanctions de l’ONU depuis 2006. Combinées, elles reviennent à interdire presque totalement le commerce, les investissements et les transactions financières avec le pays.

Cuba est confronté depuis près de 60 ans à un blocus économique, commercial et financier, dans le prolongement des opérations militaires et de renseignement lancées par les États-Unis contre le gouvernement révolutionnaire à partir de la fin 1959, après la chute de la dictature de Batista. Ces mesures visent à provoquer un effondrement économique et à entraver le développement du pays. Comme dans les autres cas, elles servent également à la dissuasion. L’île ne doit en aucun cas servir de modèle aux autres pays pauvres du Sud. Avec les lois Torricelli et Helms-Burton de 1992 et 1996, Washington contraint également les entreprises et les institutions financières de pays en développement à participer au blocus par le biais de « sanctions secondaires », afin de complètement isoler l’île du système commercial et financier international.

L’Iran fait également l’objet de mesures de blocus d’une ampleur similaire. Les États-Unis les ont imposées à partir de 1979, après la chute du Shah Reza Pahlavi, leur principal allié dans la région, et n’ont cessé de l’étendre depuis lors. Depuis 1995, la République islamique est soumise à un blocus total, et des « sanctions secondaires » ont été instaurées pour en garantir le respect, comme le « Iran and Libya Sanctions Act » de 1996.

La Syrie est également confrontée à des mesures coercitives étasuniennes depuis 1979. Washington avait placé le pays sur sa liste des « promoteurs du terrorisme d’État » en cette année de bouleversements, en raison du soutien de la Syrie aux organisations palestiniennes et autres organisations anti-impérialistes.

Ces quatre exemples montrent déjà de manière évidente la nature et les objectifs des mesures coercitives occidentales, qui sont souvent justifiées officiellement par la menace supposée que représenteraient les pays visés en se basant sur les violations des droits humains et d’autres motifs similaires. Il s’agit manifestement d’affaiblir, de déstabiliser et d’obliger à changer de régime.

Même si elles sont désormais perçues de manière plus critique en Occident, les sanctions demeurent largement considérées comme un moyen efficace et légitime pour punir les violations du droit international et contraindre les pays à respecter les droits de l’homme. Cependant, en pratique, on observe que seules les puissances ou alliances économiquement dominantes sont capables d’imposer efficacement des mesures de blocus, sans jamais être elles-mêmes la cible de telles mesures, même lorsqu’elles commettent les pires crimes.

Excepté la guerre économique contre la Russie, ce sont surtout les pays les plus pauvres du Sud global qui font l’objet d’attaques économiques de la part des puissances impérialistes et des anciennes puissances coloniales.

Et évidemment, elles ne sont appliquées que dans la poursuite de leurs propres intérêts. C’est pourquoi les sanctions ne renforcent pas du tout la « force du droit », comme aiment à le prétendre certains responsables politiques, mais ne font qu’imposer la « loi du plus fort ». Elles restent donc des actes arbitraires, même dans les cas où les motifs invoqués semblent justifiés, et relèvent en fin de compte, selon Hans Köchler de l’Organisation Internationale pour le Progrès à Vienne, de « l’arsenal du droit de la force ».

Les blocus économiques sont également presque exclusivement imposés par les États-Unis et leurs alliés, et ce de plus en plus. Ils visent invariablement les pays considérés comme des adversaires ou des rivaux des États-Unis et de leurs alliés, ou qui ne veulent pas se soumettre assez volontiers à leurs intérêts économiques et géopolitiques. Si l’on fait abstraction de la guerre économique contre la Russie, ce sont en premier lieu les pays en développement les plus pauvres du Sud global qui font l’objet d’attaques économiques de la part des puissances impérialistes et des anciennes puissances coloniales. Leurs actions d’extorsion doivent donc également être considérées comme une forme de néocolonialisme.

Pour les États-Unis et l’UE, les mesures coercitives globales sont des moyens qui ne sont pas considérés comme des attaques militaires – elles représentent une alternative plus avantageuse avec des risques et des effets secondaires bien moindres pour les agresseurs. Comme ils agissent sans effusion de sang, il leur est plus facile de susciter un soutien public et d’atteindre leurs objectifs sans attirer trop d’attention Mais la situation peut rapidement se transformer en véritable guerre économique, tout aussi meurtrière et destructrice. En effet, ces mesures ont le potentiel de réduire à néant des décennies de progrès dans les pays concernés dans des domaines clés tels que les soins de santé, le logement, les infrastructures de base et le développement industriel. De plus, elles comportent toujours le risque d’une escalade vers une confrontation militaire ouverte.

L’arme la plus redoutable : les blocages financiers

Les États-Unis privilégient désormais le recours aux blocages financiers, allant de l’interdiction de certaines transactions à la fermeture de comptes, jusqu’à l’exclusion totale du marché financier étasunien. Ils s’appuient sur le rôle central des institutions financières étasuniennes dans le traitement des transactions financières transfrontalières et sur le rôle dominant du dollar américain en tant que monnaie de référence, de réserve et de transaction mondiale.

Pour les transactions internationales, il est généralement impossible de passer à côté des établissements financiers étasuniens. Cela donne aux autorités du pays de l’Oncle Sam de larges possibilités d’intervention. Elles sont justifiées par le simple fait que de passer par des comptes étasuniens ou d’utiliser le dollar place l’entreprise sous la souveraineté américaine, même si l’expéditeur et le destinataire sont situés dans d’autres pays et qu’il n’y a pas de lien avec les États-Unis. Les blocages dans ce domaine sont donc l’arme de sanction la plus efficace et la plus universellement applicable des États-Unis. Contrairement aux mesures d’embargo classiques, comme les restrictions aux exportations et aux importations, elles ont un impact considérable même sans soutien international.

Les sanctions financières sont l’arme la plus efficace et la plus universellement applicable des États-Unis. Contrairement aux embargos classiques, elles ont un impact considérable même sans soutien international.

Les blocages financiers jouent également un rôle essentiel dans l’application de « sanctions secondaires » visant à contraindre les personnes et les entreprises de pays tiers à se conformer aux règles étasuniennes en matière d’embargo. Les pays réfractaires risquent de se voir retirer leurs actifs, de payer de lourdes pénalités, voire d’être exclus des marchés américains. Les « sanctions secondaires » sont largement perçues au niveau international (y compris par l’UE) comme étant contraires au droit international.

En 1996, en réaction à la loi Helms-Burton contre Cuba, Bruxelles a adopté un règlement « de protection contre les effets de l’application extraterritoriale d’actes juridiques adoptés par un pays tiers ». Il interdit même explicitement le respect de sanctions secondaires, mais reste totalement inoffensif, l’UE n’étant pas capable de protéger les citoyens et les entreprises de l’UE contre le chantage étasunien.

Dans la guerre économique contre la Russie, Bruxelles a commencé l’année dernière à menacer elle-même de « sanctions secondaires » les entreprises. Et les think tanks européens poussent les États de l’UE à miser encore plus sur la contrainte économique dans la poursuite de leurs intérêts économiques et géopolitiques. « Au siècle de la concurrence entre la Chine et l’Occident, l’empire de la géoéconomie constituera probablement le front central », explique par exemple le European Council on Foreign Relations dans une analyse d’avril 2023. Les auteurs se prononcent en faveur d’une « OTAN géo-économique », qui serait un forum pour l’UE, les États-Unis et le Royaume-Uni, où ils pourraient coordonner les décisions relatives aux mesures économiques coercitives.

Conséquences mortelles

Parallèlement à l’extension des blocages économiques, la résistance envers ces derniers s’accroît. Elle s’enflamme principalement à cause des conséquences humanitaires désastreuses. Les critiques se sont multipliées, notamment à propos des conséquences catastrophiques de l’embargo imposé à l’Irak en 1990, qui a coûté la vie à plus d’un million d’Irakiens. L’embargo a été décrété par le Conseil de sécurité de l’ONU, mais sa levée a été bloquée par les États-Unis et la Grande-Bretagne.

Même si elles ne sont pas aussi dévastatrices qu’en Irak, toutes les mesures économiques coercitives de grande envergure, dès qu’elles deviennent effectives, détériorent inévitablement les conditions de vie de la population. Les personnes pauvres, malades et âgées en souffrent particulièrement. De nombreuses études ont montré les effets négatifs majeurs, allant de la chute du revenu par habitant à la dégradation des soins de santé, ainsi qu’une hausse de l’extrême pauvreté, des inégalités et de la mortalité.

Les critiques se sont multipliées, notamment à propos des conséquences catastrophiques de l’embargo imposé à l’Irak en 1990, qui a coûté la vie à plus d’un million d’Irakiens.

La situation est encore aggravée par le fait que les États concernés sont généralement des pays en développement, déjà confrontés à des problèmes financiers et de développement. Les effets négatifs sur les populations des pays concernés ne sont en aucun cas des dommages collatéraux regrettables », mais font partie intégrante du calcul – contrairement à ce que l’on veut faire croire. En effet, la détérioration des conditions de vie est censée conduire à une pression publique sur le gouvernement pour qu’il cède aux exigences des puissances bloquantes, voire à un soulèvement, comme dans le cas de Cuba, de la Syrie ou de l’Iran par exemple.

Outre les organisations de défense des droits humains, des organisations des Nations unies telles que le Programme alimentaire mondial et l’UNICEF, ainsi que l’Organisation mondiale de la santé, considèrent donc que les mesures économiques coercitives ne sont pas compatibles avec le droit international. Elles enfreignent, entre autres, les droits fixés dans la « Déclaration universelle des droits de l’homme » de 1948. Parmi ceux-ci figurent le droit à la vie, à une alimentation et à des soins de santé adéquats ainsi qu’à la sécurité sociale. En outre, ils violent clairement les dispositions contraignantes du « Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels » de 1966, que tous les États occidentaux ont également signé. L’article 1 stipule que « En aucun cas, un peuple ne peut être privé de ses propres moyens de subsistance ».

Déjà au début de l’année 2000, le célèbre juriste belge Marc Bossuyt, spécialiste du droit international, constatait dans une expertise pour la Commission des droits de l’homme de l’ONU : « La ‘théorie’ derrière les sanctions économiques est que la pression économique sur la population civile se traduit par une pression sur le gouvernement pour qu’il change sa politique. Cette théorie est un échec, tant sur le plan juridique que pratique ».

Au lieu d’inciter à la révolte ou même de faire tomber des gouvernements opposés, les sanctions ont, dans la plupart des cas, plutôt consolidé la position des élites dirigeantes.

Cette théorie est d’autant plus un échec, que même les blocages économiques de grande ampleur n’ont guère eu de succès jusqu’à présent, comme cela a été prouvé. Les objectifs n’ont été atteints que dans de très rares cas, où on a vu le comportement d’un État cible se modifier de la manière souhaitée. Ils n’ont jamais pu mettre fin à une guerre. Au lieu d’inciter à la révolte ou même de faire tomber des gouvernements opposés, ils ont, dans la plupart des cas, plutôt consolidé la position des élites dirigeantes.

Contre le droit international

En Occident, la critique des blocus économiques se limite principalement à leurs conséquences humanitaires et à leur manque de succès. Leur légitimité au regard du droit international n’est généralement pas remise en question, même par leurs détracteurs. Au lieu de cela, on réfléchit intensément à la manière d’utiliser la contrainte économique comme instrument sans s’exposer à des reproches sur ses effets trop négatifs.

Dans les pays du Sud, une vision totalement opposée prédomine. Les conséquences négatives y sont critiquées de manière bien plus ferme, tout comme l’ingérence prétentieuse de l’Occident. Les représentants du Sud mondial soulignent ainsi l’importance des principes de l’égalité souveraine entre tous les États et de la non-ingérence dans leurs affaires intérieures, des principes inscrits dans la Charte des Nations unies.

Dans les pays du Sud, une vision totalement opposée prédomine. Les conséquences négatives y sont critiquées de manière bien plus ferme, tout comme l’ingérence prétentieuse de l’Occident.

Ceux-ci ont été développés et ancrés dans le droit coutumier dans les années 1960 par une série de résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies sur l’interdiction d’intervention. Avec l’embargo étasunien contre Cuba, la lutte contre les mesures coercitives arbitraires a également été mise à l’ordre du jour. La « Charte des droits et obligations économiques des États », adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1974, stipule qu’aucun État ne peut recourir à des mesures économiques, politiques ou autres pour contraindre un autre État à se soumettre ou pour obtenir d’autres avantages de quelque nature que ce soit.

En décembre 1983, la majorité des États a voté en faveur d’une résolution de l’ONU visant directement « l’action économique comme moyen de coercition politique et économique contre les pays en développement ». Elle condamne la pratique des pays industriellement très développés qui profitent de leur position dominante dans l’économie mondiale par rapport aux pays en développement. À partir de 1987, de telles résolutions ont été présentées tous les deux ans par le « Groupe des 77 » et la Chine et ont été adoptées à une nette majorité. Ces résolutions ont notamment appelé la communauté internationale à « prendre d’urgence des mesures efficaces pour mettre fin à l’utilisation par certains pays industrialisés de mesures économiques coercitives unilatérales à l’encontre des pays en développement ».

Depuis 1996, une résolution supplémentaire est adoptée chaque année, présentée par le Mouvement des pays non-alignés (MNA), qui, sous le titre « Droits humains et mesures coercitives unilatérales », dénonce encore plus strictement les conséquences humanitaires de la pratique occidentale des sanctions et souligne encore plus clairement son incompatibilité avec le droit international et les droits humains universels.

Ces résolutions ont été précisées et élargies par la suite. La liste des violations et des effets néfastes, adoptée par l’Assemblée générale le 31 décembre 2022, s’est allongée et comprend désormais 34 points. Ainsi, les mesures coercitives arbitraires sont désormais également condamnées comme étant « le plus grand obstacle » à la réalisation du « droit au développement et de l’Agenda 2030 pour le développement durable ». Enfin, la majorité des membres de l’ONU réclame des contre-mesures efficaces et réaffirme son « engagement en faveur de la coopération internationale et du multilatéralisme ».

Le texte a été adopté par 123 voix pour et 53 voix contre. Le vote négatif des pays de l’OTAN et de l’UE et de leurs proches alliés, l’Australie, Israël, le Japon, la Nouvelle-Zélande, la Suisse et la Corée du Sud, n’a été suivi au Sud que par de petits États comme les îles Marshall, la Micronésie ou les Palaos, qui dépendent entièrement de l’Occident.

Se référant aux nombreux accords et décisions internationaux pertinents, la résolution justifie de manière convaincante que « les mesures et lois coercitives unilatérales sont contraires au droit international, au droit international humanitaire, à la Charte des Nations unies et aux normes et principes régissant les relations pacifiques entre les États ».

Les résolutions, formulées avec beaucoup de soin, reflètent la conception du droit international qui s’est développée dans le Sud global. Il s’agit notamment d’une interprétation large de l’interdiction d’intervention. Les résultats des votes montrent à leur tour le profond fossé qui sépare les pays du Sud de la vision qui prévaut en Occident.

L’ignorance de l’Occident

Malgré leur large soutien, les résolutions contre les mesures coercitives sont totalement ignorées en Occident. Les États-Unis les déclarent tout simplement non pertinentes, car elles remettraient en question le droit souverain des États à « organiser librement leurs relations économiques et à protéger leurs intérêts nationaux légitimes ». Selon eux, les sanctions unilatérales sont un « moyen légitime » d’atteindre « des objectifs de politique étrangère, de sécurité et d’autres objectifs nationaux et internationaux ».

Les États membres de l’UE partagent largement ce point de vue. Ils insistent également sur le fait qu’il ne saurait être question d’une contrainte contraire au droit international, relevant de l’interdiction d’intervention, puisque chaque pays est libre de décider avec qui il souhaite commercer et dans quelle mesure.

Les mesures de blocus imposées par l’Occident à la Russie ont beau être les plus complètes de l’histoire à ce jour, elles n’ont rien donné jusqu’à maintenant, bien au contraire.

Cependant, même les services scientifiques du Bundestag estiment que ce semblant d’argumentation n’est pas défendable. Ils soulignent que les mesures coercitives unilatérales sont perçues comme des « pressions extrêmes » et contreviennent à l’interdiction d’intervention dès lors qu’elles touchent aux intérêts vitaux d’un État et entravent de manière significative sa souveraineté. C’est notamment le cas des embargos occidentaux, vu l’énorme pouvoir de chantage économique des États-Unis et des anciennes puissances coloniales.

Quand les sanctions accélèrent l’avènement d’un monde multipolaire

Au vu du rejet majoritaire, il n’est pas étonnant que de nombreux pays aident depuis longtemps à contourner les blocages économiques. La guerre économique contre la Russie a donné une véritable impulsion à cette tendance. Les mesures de blocus imposées par l’Occident à la Russie ont beau être les plus complètes de l’histoire à ce jour, elles n’ont rien donné jusqu’à maintenant, bien au contraire. De plus, les pays de l’OTAN restent assez isolés dans leurs efforts. Seuls cinq pays en dehors de l’OTAN et de l’UE y participent plus ou moins activement : L’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande, la Suisse et la Corée du Sud. Non seulement les autres États poursuivent leur coopération avec la Russie, mais ils l’ont même parfois intensifiée.

Dans ce contexte, l’Iran a pu récemment renforcer ses relations économiques et politiques internationales, d’une part en coopérant plus étroitement avec la Russie, mais surtout en développant sa coopération économique avec les pays asiatiques. La Chine est de loin devenue son plus grand partenaire commercial, tandis que l’Iran joue un rôle clé dans son initiative « La Ceinture et la Route » – souvent appelée la « nouvelle route de la soie » – en raison notamment de sa situation géographique.

L’Inde et d’autres pays asiatiques ont commencé à renforcer leurs relations de commerce et de coopération économique avec la République islamique, notamment en augmentant les importations de pétrole. En outre, l’Iran développe, en coopération avec ses voisins, de grands axes de transport sur son territoire et s’intègre ainsi de plus en plus dans sa région. En devenant membre à part entière de l’Organisation de coopération de Shanghai, l’alliance la plus importante d’Asie en matière de sécurité et de politique économique, il a pu institutionnaliser cette intégration. Enfin, la position de l’Iran vis-à-vis de l’Occident sera renforcée de manière décisive par son admission dans la communauté des États du BRICS (à l’origine Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud).

Les sanctions économiques occidentales de plus en plus sévères, associées au gel des avoirs des pays visés, ainsi qu’à leur exclusion du système financier américain et du réseau de communication financière international SWIFT, alimentent le désir d’indépendance économique et financière vis-à-vis des États-Unis et de l’UE.

De nombreux pays s’efforcent désormais de se détacher du dollar et du système financier dominé par les États-Unis – souvent en collaboration avec la Chine, la Russie et l’Iran. Dans d’autres domaines également, on constate une coopération de plus en plus étroite entre les pays du Sud mondial afin de se libérer des dépendances vis-à-vis de l’Occident et de la tutelle occidentale. Les guerres économiques des États-Unis et de l’UE agissent manifestement comme des catalyseurs. Elles obligent de nombreux pays à coopérer, soit parce qu’ils voient le risque réel d’être eux-mêmes frappés, soit parce qu’ils veulent échapper au chantage des « sanctions secondaires », qui limitent leur souveraineté et leur portent préjudice sur le plan économique.

[1] Article de notre partenaire belge Lava.

Pourquoi l’Allemagne est à nouveau l’homme malade de l’Europe

Le chancellier allemand Olaf Scholz (SPD), l’usine Vokswagen de Wolfsburg et le Bundestag. © Sébastien Lapostolle pour LVSL

Une troisième année de récession qui se profile, une crise politique inédite, un parti néo-nazi à 20% dans les sondages, une industrie en crise profonde, un réarmement qui plombe le budget… Alors que les Allemands vont renouveler leurs députés au Bundestag, le fameux « modèle » d’Outre-Rhin semble profondément ébranlé. Les difficultés sont loin d’être passagères : toutes les bases du régime économique mis en place depuis 20 ans sont fracturées. Arc-boutée sur l’atlantisme, la foi libre-échangiste et le culte de la rigueur budgétaire, la classe politique allemande refuse de voir la réalité en face. 

Déficit public très faible, dette sous contrôle, exportations records grâce à sa puissance industrielle, plein emploi, inflation au plus bas… Pendant des années, le modèle économique allemand a été célébré en France dans les pages des quotidiens économiques et a servi de source d’inspiration pour les programmes politiques, en particulier à droite. Certes, la gauche s’est toujours montrée plus critique de ce modèle, pointant notamment la précarité de l’emploi introduite par les lois Hartz, le manque d’investissement public et les inégalités persistantes entre l’ex-RDA et l’Ouest. Elle enviait malgré tout le système de cogestion des entreprises de nos voisins d’Outre-Rhin, qui offre la moitié des sièges du conseil de surveillance aux représentants du personnels dans les entreprises de plus de 2000 salariés, bien que celui-ci n’offre en réalité qu’un pouvoir limité aux syndicats

Malgré ces limites évidentes, le succès économique de l’Allemagne paraissait insolent jusqu’en 2020. Après le chaos de la pandémie, qui a touché le monde entier, c’est surtout la guerre en Ukraine qui a enclenché une crise économique dont le pays ne sait plus comment sortir. Après une contraction du PIB de 0,3% en 2023 et de 0,2% l’an dernier, l’Allemagne semble ainsi partie pour une troisième année consécutive de récession. L’industrie est particulièrement touchée : en 2023, la production manufacturière était inférieure de 9% par rapport au record enregistré en 2018 et un recul supplémentaire de 3,3% aurait eu lieu en 2024. Les trois secteurs les plus exportateurs, l’automobile (17,3% des exportations), les machines-outils (14,4%) et la chimie (9%), sont tous en net recul ces dernières années. C’est donc le cœur du système économique allemand qui est touché.

La grande panne de l’industrie automobile

Cet automne, les difficultés de Volkswagen ont eu un retentissement national dans un pays où la voiture est source de fierté et représente un cinquième de la production industrielle et des millions d’emplois. Un an après le lancement d’un plan d’économie de 10 milliards d’euros, le groupe a demandé de nouveaux efforts à ses salariés et rompu un tabou historique en annonçant la possible fermeture de 3 usines sur 10 en Allemagne. Depuis la création de l’entreprise en 1937, cela n’est jamais arrivé. Volkswagen envisageait également des dizaines de milliers de licenciements (en Allemagne et à l’étranger), une baisse des salaires de 10 à 18 % et l’externalisation d’une partie de la fabrication de composants. Finalement, l’entrée en grève préventive de 100.000 travailleurs a permis un compromis : pas de fermetures d’usine, un gel des salaires pour les deux prochaines années et le départ de 35.000 personnes d’ici 2030, en misant sur les départs en retraite.

Si le chancelier Olaf Scholz a salué « un bon accord, socialement responsable », les problèmes du secteur automobile sont loin d’être résolus. Le nombre de voitures produites en Allemagne est passé de 5,65 millions en 2017 à 4,1 millions en 2023 et les ventes des marques allemandes sont en nette baisse : un million et demi de voitures en moins pour le mastodonte Volkswagen et entre 200.000 et 300.000 véhicules en moins chaque année pour BMW et Mercedes sur la même période. Plusieurs phénomènes se cumulent pour expliquer cette chute sans précédent. En Europe, le renouvellement des voitures est au ralenti du fait des prix très élevés des nouveaux modèles. Aux États-Unis, la politique protectionniste de Donald Trump va obliger les constructeurs à implanter leurs usines sur le sol américain pour pouvoir y proposer des prix compétitifs, ce qui n’augure rien de bon pour les usines allemandes. Quant à la Chine, longtemps un eldorado pour les groupes allemands, le marché y est désormais de plus en plus dominé par des constructeurs nationaux, dont les modèles sont moins chers et plus innovants.

Si le tournant de l’électrique était censé apporter un renouveau du secteur, l’Allemagne a raté cette révolution technologique. Au cours des années 2010, elle a largement ignoré le phénomène, considérant que l’amélioration continue des moteurs thermiques – technologie maîtrisée à la perfection par les industriels allemands depuis plus d’un siècle – avait plus d’avenir que les véhicules à batterie. Volkswagen a préféré mentir sur ses émissions de CO2 pour continuer à écouler ses véhicules plutôt que d’investir dans l’électrique. Résultat : le scandale du « dieselgate » aura coûté 30 milliards à l’entreprise et durablement abîmé son image de marque. Pendant ce temps, les constructeurs chinois, en particulier BYD, ont su optimiser leurs batteries et les logiciels qui vont avec, qui peuvent faire varier l’autonomie d’un véhicule jusqu’à 30%, à batterie égale. Après s’être imposés sur le marché domestique, les constructeurs chinois sont désormais très agressifs en Europe. Si les constructeurs allemands tentent de rattraper leur retard en développant de nouveaux modèles, l’arrêt soudain des subventions aux véhicules électriques outre-Rhin en 2024, sacrifiées pour réduire le déficit, a fait chuter les ventes de voitures électriques de 27%. Inquiets par ce tournant technologique, les constructeurs allemands mènent donc une fronde contre la décision européenne d’interdire la vente de voitures thermiques neuves en 2035.

Un pays vulnérable à la fin du libre-échange

Au-delà du symbole, l’exemple de l’automobile illustre parfaitement l’addition de menaces auxquelles fait face l’industrie allemande. Avec une balance commerciale excédentaire de 242 milliards d’euros l’an dernier, l’économie allemande est très tournée vers l’export. Pendant des années, le libre-échange a permis à ses entreprises de conquérir de nouveaux marchés et d’y réaliser de juteux bénéfices. Mais la donne est en train de changer. Le grand retour des tarifs de douane aux États-Unis et la réindustrialisation enclenchée par les subventions massives de l’Inflation Reduction Act sont en train de fermer le marché américain. Or, Washington est le second partenaire commercial de l’Allemagne et surtout celui avec lequel elle réalise le plus grand excédent, plus de 65 milliards d’euros en 2022. La Chine est elle le premier partenaire de Berlin, mais aussi l’origine de son plus grand déficit commercial : 93 milliards en 2022. Étant donné la montée en gamme de l’industrie chinoise et sa pénétration croissante du marché européen, ce trou devrait se creuser.

Pendant des années, le libre-échange a permis aux entreprises allemandes de conquérir de nouveaux marchés et d’y réaliser de juteux bénéfices. Mais la donne est en train de changer.

Bien sûr, l’Allemagne peut toujours écouler ses marchandises en Europe. Sa balance commerciale avec la plupart des pays de l’UE et avec le Royaume-Uni est d’ailleurs très excédentaire. Rien de surprenant à cela, tant l’Allemagne est la grande gagnante de la construction européenne. La sous-évaluation de l’euro a permis à Berlin de doper ses exportations, rendues moins chères, au détriment de l’Europe du Sud. Toujours en matière monétaire, l’obsession germanique pour le contrôle de l’inflation et des déficits, imposée aux autres États de la zone euro, a engendré des plans d’austérité extrêmement violents en Grèce, en Espagne, au Portugal et en Italie, qui ont conduit à l’explosion de la pauvreté et à la déliquescence de l’Etat et de la protection sociale. L’Allemagne a tiré profit de cette situation en attirant des centaines de milliers de jeunes éduqués d’Europe du Sud, venant remplacer une main-d’œuvre vieillissante. Enfin, les « délocalisations de proximité » vers la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Hongrie ont apporté un certain développement industriel à l’Europe centrale, mais au bénéfice principal de l’Allemagne, qui a fait main basse sur une large part des économies des États du groupe de Visegrád.

Mais cette hégémonie européenne touche désormais à ses limites. La succession de plans d’austérité en Europe depuis une quinzaine d’années – largement exigée par l’Allemagne – a durement affaibli l’activité économique, engluée dans une stagnation sans fin. Difficile dans ces conditions de trouver de nouveaux débouchés commerciaux. L’Allemagne pousse donc l’Union européenne à conclure de nouveaux accords de libre-échange. Corée du Sud, Canada, Japon, Kenya, Nouvelle-Zélande, Chili… La Commission européenne en a signé à tout va ces dernières années. Et la tendance ne semble pas prête de s’arrêter, des deals étant actuellement négociés avec Singapour, l’Inde, l’Indonésie, les Philippines, mais surtout le Mercosur. Le marché commun sud-américain fait rêver les industriels allemands, tant les débouchés sont immenses. Volkswagen est ainsi implanté de longue date au Brésil, son second marché extérieur après la Chine. En supprimant la quasi-totalité des droits de douane, Berlin espère avoir accès aux nombreuses matières premières du continent sud-américain, tout en y exportant ses produits manufacturés. Mais cette stratégie se heurte à l’opposition de plusieurs membres de l’UE, inquiets de la déflagration que cet accord engendrerait pour leur secteur agricole, notamment la France. Par ailleurs, la Chine est déjà le premier partenaire commercial de la plupart des pays de la région.

Dépendance au gaz de schiste américain

Outre les tensions commerciales, le moteur économique allemand est également ralenti par l’explosion des prix de l’énergie. Avant la guerre en Ukraine, Berlin importait 55% de son gaz naturel, 45% de son charbon et 35% de son pétrole depuis la Russie. Indispensable à de nombreuses industries, le gaz est aussi la source de plus de 13% de l’électricité produite en Allemagne l’an dernier, une part en croissance ces dernières années pour faire face aux fluctuations de la production renouvelable (59% du mix électrique en 2024) et à l’arrêt du nucléaire courant 2023. Pendant des années, les importations de gaz russe ont été encouragées, notamment par la construction d’un second gazoduc dans la mer Baltique, le célèbre Nord Stream 2. A elle seule, la présence de l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder au conseil d’administration de la société Gazprom témoignait des liens extrêmement forts entre l’État allemand et le Kremlin en matière énergétique.

Le conflit ukrainien a évidemment rebattu toutes les cartes. Sous la pression des États-Unis, mais aussi des pays baltes et de la Pologne, très atlantistes et de longue date défavorables à Nord Stream, l’Union européenne a dû se sevrer d’hydrocarbures russes au plus vite, quoi qu’il en coûte. Adopté au nom du soutien à l’Ukraine et du combat « pour la démocratie », cet embargo a conduit l’UE à renforcer ses achats de pétrole et de gaz depuis des pays pourtant tout sauf démocratiques comme le Qatar ou l’Azerbaïdjan, mais aussi depuis l’Inde, qui réexporte massivement des hydrocarbures achetés… à la Russie. Mais ce sont les États-Unis qui bénéficient le plus de ce nouveau contexte. Redevenus auto-suffisants en combustibles fossiles en 2018 grâce à l’exploitation intensive de gaz de schiste, ils ont saisi l’occasion pour exporter leur production excédentaire vers l’Europe. Les exportations de gaz naturel liquéfié des États-Unis vers l’UE et le Royaume-Uni ont bondi de 71 millions de mètres cubes par jour en 2021 à plus de 200 millions en 2023. La moitié du GNL importé en Europe vient désormais d’Outre-Atlantique.

L’explosion des importations gazières depuis les États-Unis a un triple impact délétère sur l’Europe, et en particulier l’Allemagne, plus grande consommatrice. D’abord, ce nouvel approvisionnement est extrêmement polluant : les fuites de méthane et le transport très énergivore du gaz liquéfié par rapport au gaz conduit par pipeline rendent le gaz américain jusqu’à 4 fois plus polluant que le gaz traditionnel, soit presque autant que le charbon. Ensuite, car elle s’accompagne d’une explosion des prix, qui s’explique en partie par les coûts de transport (liquéfaction, regazéification, usage de navires méthaniers…), mais surtout par la spéculation. Les Allemands ont vu leurs factures de gaz bondir, de 30% pour les industriels à 74% pour les particuliers, au profit des entreprises américaines. Enfin, il pose un problème géopolitique, à savoir une dépendance excessive à Washington. Pour s’assurer qu’aucun retour en arrière ne soit possible, les États-Unis ont vraisemblablement commandité, ou à minima aidé à organiser, l’attentat ayant fait exploser les gazoducs Nord Stream en 2022. Tétanisé à l’idée de froisser son allié américain, le gouvernement allemand refuse de révéler le résultat de ses enquêtes aux parlementaires et aux journalistes.

Pour s’assurer qu’aucun retour en arrière ne soit possible, les États-Unis ont vraisemblablement commandité l’attentat ayant fait exploser les gazoducs Nord Stream en 2022. Tétanisé à l’idée de froisser son allié américain, le gouvernement allemand refuse de révéler le résultat de ses enquêtes.

Un réarmement ruineux

Cette inféodation de l’Allemagne aux États-Unis se traduit aussi en matière militaire. Si l’orientation atlantiste de l’Allemagne de l’Ouest, puis réunifiée, n’est pas nouvelle, les discours pacifistes ont longtemps été très forts en Allemagne. Outre le souvenir douloureux de la Seconde guerre mondiale, ils s’appuyaient sur la volonté de nombreux Allemands de renforcer les liens avec la RDA durant la guerre froide – la fameuse Ostpolitik – puis sur l’objectif d’économies budgétaires, la menace d’une guerre conventionnelle s’étant éloignée. Là aussi, la guerre en Ukraine a tout changé. Fin février 2022, le chancelier Olaf Scholz annonçait un « changement d’époque » et mettait en place un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour le réarmement. Certes, l’état de déliquescence de la Bundeswehr impliquait des investissements. Mais la contribution à l’effort de guerre ukrainien via l’envoi de matériel militaire et l’exigence des États-Unis d’une augmentation des dépenses militaires des membres de l’OTAN ont aussi lourdement pesé sur cette décision.

Si tous les objectifs fixés par Scholz en matière de réarmement n’ont pas été atteints, le budget alloué à la défense a explosé. Au total, l’Allemagne a dépensé plus de 90 milliards d’euros dans ce domaine en 2024, ce qui correspond à l’objectif de 2% du PIB fixé par Washington. Le complexe militaro-industriel américain se frotte les mains : de nombreux achats allemands sont réalisés directement aux États-Unis, au détriment de la France, qui espérait obtenir des contrats. L’achat de chasseurs F-35, pourtant extrêmement chers et bourrés de défauts, a été l’une des décisions phares du gouvernement sortant. Si la coalition tricolore, réunissant le SPD, les Verts et les libéraux du FDP, s’est parfois affrontée en interne sur les types d’armement à fournir à l’Ukraine, la position maximaliste des Verts a toujours fini par l’emporter. Sous l’influence d’Annalena Baerbock, ministre écologiste sortante des Affaires étrangères, des armes toujours plus destructrices ont été livrées à l’Ukraine et la politique étrangère allemande suit plus que jamais les ordres des États-Unis. L’Allemagne s’est ainsi illustrée comme soutien indéfectible d’Israël dans son entreprise de nettoyage ethnique à Gaza et en Cisjordanie, notamment à travers des ventes d’armes massives et une intense répression du soutien à la Palestine.

Ce tournant du réarmement est désormais visible dans tout le champ politique. Tous les partis traditionnels – CDU (droite), SPD (sociaux-démocrates), Verts et FDP – ainsi que l’AfD (extrême-droite) s’accordent sur l’objectif de dépenser au moins 2% du PIB dans la défense. Le vice-chancelier écologiste Robert Habeck propose même 3,5%, sans doute afin de faire plaisir à Donald Trump, qui exige désormais le chiffre astronomique de 5%. Pour se différencier les uns des autres, ces partis surenchérissent : retour de la conscription obligatoire pour la CDU et l’AfD, envoi de missiles Taurus à l’Ukraine pour les Verts, la CDU et le FDP, création d’un bouclier antimissile européen pour le SPD… Or, toutes ces promesses ont un coût. Le fonds spécial de 100 milliards d’euros étant déjà entièrement attribué et devant prendre fin en 2027, il faut trouver une trentaine de milliards chaque année rien que pour tenir les 2%. C’est ici que les partis classiques divergent : pour le SPD et les Verts, l’urgence géopolitique est supérieure aux contraintes budgétaires et l’endettement n’est pas un problème. Pour le FDP, la CDU et l’AfD, la rigueur budgétaire est intouchable et il faut donc réduire l’État-providence.

Une coalition incohérente brisée par la rigueur budgétaire

C’est justement sur cette question du budget que la coalition tricolore s’est fracturée cet automne. Alors que la Constitution allemande interdit depuis 2009 un déficit public supérieur à 0,35% du PIB, les marges de manœuvre sont extrêmement restreintes. Si la règle a été temporairement suspendue durant la crise sanitaire, son retour a très vite entraîné des tensions, notamment lorsque la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a jugé fin 2023 anticonstitutionnel l’usage de fonds inutilisés pour la gestion du COVID dans un nouveau fonds hors budget destiné aux investissements écologiques et dans les semi-conducteurs. Le message de cette jurisprudence était clair : la rigueur absolue doit primer sur tout autre objectif. Une vision qui correspond tout à fait à celle défendue par Christian Lindner, chef du parti ultra-libéral FDP et ministre des finances de la coalition sortante, qui a construit sa carrière politique en se présentant comme garant de l’orthodoxie budgétaire.

Comble de l’ironie, Angela Merkel, pourtant à l’origine du fameux « frein à l’endettement » inscrit dans la Constitution, a plaidé pour son assouplissement.

Concilier ce dogme absurde de l’équilibre des comptes publics avec les investissements dans l’industrie voulus par le SPD, ceux pour les politiques écologiques défendus par les Verts, ainsi que les dépenses considérables pour le réarmement, le soutien à l’Ukraine et les aides pour les factures d’énergie, le tout dans un pays vieillissant et en récession relève de la quadrature du cercle. Après des coupes budgétaires massives en 2024, la préparation du budget 2025 s’est avérée encore plus compliquée. Actant des désaccords insurmontables, le chancelier Olaf Scholz (SPD) a donc fini par limoger Lindner début novembre, privant son gouvernement du soutien des 91 députés FDP, nécessaires pour obtenir une majorité. Comble de l’ironie, Angela Merkel, pourtant à l’origine du fameux « frein à l’endettement » inscrit dans la Constitution, a plaidé pour son assouplissement deux semaines plus tard

Si le budget 2025 a fait exploser la coalition, celle-ci était néanmoins fragile depuis le début. Ces trois dernières années, le SPD, les Verts et le FDP n’ont cessé de s’affronter, en particulier autour des politiques voulues par les écologistes, comme la fermeture des centrales nucléaires, la fin des voitures thermiques neuves en 2035 ou encore l’interdiction des six millions de chaudières à gaz et au fioul d’ici à 2030. Alors que les aides pour cette transition énergétique étaient sacrifiées sur l’autel de l’austérité, ces mesures ne pouvaient qu’être profondément impopulaires. L’incohérence entre la nécessité de réduire les émissions et la préférence des Verts pour le charbon plutôt que le nucléaire – bien que les renouvelables se développent fortement, le charbon compte toujours pour 15% de la production électrique – et leur soutien au gaz de schiste américain a conduit à leur détestation. Le gouvernement sortant paie les conséquences de ces choix, les sondages indiquant tous une baisse des intentions de vote en faveur du SPD, des Verts et du FDP, ce dernier risquant de ne pas franchir le seuil de 5% nécessaire pour entrer au Bundestag.

Sondage en ligne Yougov auprès de 2430 Allemands conduit entre le 14 et le 17 février 2025. Source : X

Percée des néo-nazis et émergence d’un Macron allemand

Face à ce bilan, les différents partis d’opposition peuvent tous espérer progresser ce dimanche. Donnée à 30% dans les sondages, la CDU-CSU devrait faire son retour à la chancellerie, avec la personne de Friedrich Merz. Cet opposant historique à Angela Merkel, qui a fini par mettre la main sur le parti après 25 de défaites internes, est la version allemande d’Emmanuel Macron. Ancien banquier chez Blackrock, il plaide sans relâche pour une plus grande financiarisation de l’économie allemande, au point qu’il avait même publié un livre intitulé « Oser plus de capitalisme » en pleine crise des subprimes… En matière économique, son programme est on ne peut plus classique : baisses d’impôts massives, dérégulation, culte de l’innovation, suppression du Bürgergeld (équivalent allemand du RSA) et bien sûr austérité budgétaire. Il plaide aussi pour un réarmement massif dans le cadre de l’OTAN, compte sur la relance du nucléaire et la taxe carbone pour résoudre la crise climatique et entend bien sûr durcir les lois sur l’immigration.

Ancien banquier chez Blackrock, Friedrich Merz plaide pour une plus grande financiarisation de l’économie allemande, au point qu’il avait publié un livre intitulé « Oser plus de capitalisme » en pleine crise des subprimes

Ce dernier point est également un des enjeux de la campagne, marquée par plusieurs attaques commises par des étrangers en situation irrégulière, sur lesquelles surfe l’Alternative für Deutschland (AfD). Né en 2013 contre les plans « d’aide » à l’Europe du sud en pleine crise des dettes souveraines, le parti a rapidement été capturé par les courants d’extrême-droite. Il n’hésite pas à revendiquer l’héritage du Troisième Reich et à multiplier les provocations, à travers des affiches où des parents font des saluts nazis pour « protéger leurs enfants », une conférence sur la « remigration » organisée à Wannsee – lieu de décision de la « solution finale » -, une remise en cause de la politique mémorielle et nombre de clins d’oeil au régime hitlérien dans ses slogans. Porté par le dégagisme et désormais soutenu par Elon Musk, le parti ne cesse d’engranger des succès électoraux, en particulier en ex-RDA.

Espérant endiguer sa progression, Friedrich Merz reprend certaines de ses propositions. Un texte visant à restreindre le regroupement familial et à étendre les pouvoirs de la police des frontières a ainsi opportunément été présenté fin janvier par la CDU et a failli être adopté, grâce au soutien de l’AfD. Une manœuvre politique qui s’est retournée contre son initiateur : tandis que l’extrême-droite a vu ses idées légitimées, la rupture du « cordon sanitaire » historique a heurté une grande partie de la société allemande et compliquera forcément les négociations pour former une coalition. S’il semble impossible que l’AfD entre au gouvernement, le programme néolibéral et autoritaire de Merz a toutes les chances de faire exploser les scores des néo-nazis à la prochaine élection, de la même manière que Macron a mis le Rassemblement National aux portes du pouvoir.

A gauche, deux stratégies opposées

Face à ce scénario catastrophe, et alors que les Verts et le SPD feront sans doute partie de la future coalition au pouvoir, les électeurs ne voulant ni du néolibéralisme de centre-gauche, ni de celui de droite, et encore moins de l’extrême-droite, n’avaient jusqu’ici qu’un seul vote possible : celui pour Die Linke. Mais le parti de gauche radicale a rencontré de nombreux obstacles ces dernières années : ses propositions no border sont rejetées par la grande majorité des Allemands, y compris une part de son propre électorat, tandis que son bilan au gouvernement de certains Länder à l’Est est difficile à différencier de ce que ferait le SPD. Die Linke n’a donc cessé de perdre des électeurs et s’est divisé entre une frange gauchiste et libertaire et une autre, alliant un programme économique et social ambitieux et une orientation plutôt conservatrice sur les questions socioculturelles, autour de Sarah Wagenknecht. Cette dernière a finalement fait scission pour créer son propre mouvement, le BSW, et réalisé une première percée l’an dernier aux élections européennes, puis lors d’élections dans les parlements de Thuringe, du Brandebourg et de Saxe, trois Länder de l’Est où son discours rencontre un vrai succès

Les scores des partis traditionnels étant en baisse, une alliance avec l’AfD inenvisageable et la présence du FDP au Bundestag incertaine, la CDU pourrait être forcée de négocier une coalition à la fois avec les Verts et le SPD. Celle-ci souffrirait alors des mêmes faiblesses que la coalition sortante.

Le scrutin du 23 février est censé départager ces deux stratégies antagonistes. Si les deux partis sont globalement d’accord sur la nécessité de politiques redistributives, Wagenknecht a fait de la paix en Ukraine et au Proche-Orient un axe central de son programme, tandis que Die Linke s’exprime peu sur la question et reste très frileux à l’idée d’oser critiquer Israël. Sur l’immigration, Wagenknecht espère récupérer des électeurs de gauche demandeurs d’une plus grande fermeté, mais, ce faisant, elle risque de légitimer davantage l’AfD et donc de lui fournir des voix. A l’inverse, la posture sans-frontièriste de Die Linke a beau être clairement impopulaire, elle peut séduire les électeurs à la recherche d’une opposition forte au durcissement en cours. Si l’un des deux partis échoue à être représenté au Bundestag, il sera durablement fragilisé et sa stratégie désavouée. Mais il est également possible que les deux parviennent à franchir le seuil de 5% et que le match soit nul.

Dans ce dernier cas, la constitution du futur gouvernement serait rendue encore plus compliquée. Les scores des partis traditionnels étant en baisse, une alliance avec l’AfD inenvisageable et la présence du FDP au Bundestag incertaine, la CDU pourrait être forcée de négocier une coalition à la fois avec les Verts et le SPD. Celle-ci risquerait alors de souffrir des mêmes faiblesses que la coalition sortante. Si le frein à l’endettement pourrait être allégé au vu de la situation, les problèmes de fond de l’économie allemande ne devraient pas être traités. Aucun des partis en question ne remettant en cause l’atlantisme et le libre-échange ou n’ayant de solution pour faire baisser le coût de l’énergie et proposer un nouveau modèle économique, la crise va durer encore longtemps. Face à cette fuite en avant, l’AfD aura tout le loisir de prospérer dans le confort de l’opposition. Le « consensus » politique tant vantée par les admirateurs du « modèle allemand » arrive lui aussi en bout de course.