Soulèvements en Thaïlande : le voisin chinois veille au grain

Rassemblement étudiant à Chang Mei ©GoodMondayShoot

La Cour Constitutionnelle thaïlandaise a blanchi le général putschiste Chan-o-Cha le 2 décembre dernier, lui permettant de conserver son poste de Premier Ministre. Des milliers de manifestants demandent son départ depuis le milieu de l’été, répondant à l’appel de leaders étudiants. Légitimé par les élections de 2019 qui lui ont permis de se maintenir au pouvoir, Chan-o-Cha a organisé une répression féroce dans le pays avec la complicité de la monarchie. C’est tout ce système de collusion entre élites (ce que les Thaïlandais appellent l’Ammatayathipatai) que les manifestants thaïlandais entendent aujourd’hui mettre à bas. 


[Pour une mise en contexte la situation politique en Thaïlande, lire sur LVSL, du même auteur : « Une nouvelle victoire de la junte militaire libérale »]

Une remise à plat du système politique

Les manifestants, mobilisés malgré la forte répression[1]qui a franchi un nouveau seuil récemment avec l’utilisation de balles réelles faisant six blessés, réclament en effet un changement profond du système politique thaïlandais. L’instrumentalisation de la crise sanitaire, utilisée pour justifier l’interdiction des rassemblements malgré le faible nombre de cas recensés a participé à accroître la défiance envers le régime de Chan-o-Cha. Par ailleurs, à deux occasions en 20 ans, le pouvoir issu des élections a été confisqué par l’armée avec l’approbation du pouvoir royal. En 2006 et en 2014, l’arrivée à la tête de l’État de l’opposition – le frère puis la sœur Shinawatra – s’est soldé par un coup d’État et la reprise en main du gouvernement par les forces militaires.

Les hautes sphères de la société thaïlandaise, on le voit, s’arrogent donc le droit de se substituer au scrutin populaire si celui-ci ne sert pas ses intérêts, ceux d’une classe libérale urbaine et bourgeoise. Depuis la nouvelle constitution de 2016, les pouvoirs du roi – qui passe pourtant le plus clair de son temps en Bavière sans se soucier de son pays – ont été considérablement étendus tout comme ceux du Sénat. Les 250 membres de cette assemblée sont tous choisis par l’armée.

Manifestants exigeant la libération d’un leader du mouvement près de Bangkok, Thailand, 10 août 2020. REUTERS/Jorge Silva

Les trois principales demandes exprimées le 18 juin et plébiscitées par les manifestants ont donc logiquement été l’écriture d’une nouvelle constitution, la dissolution du Parlement et la fin de la répression des opposants. Cette dernière revendication intervient dans le contexte de l’état d’urgence – prorogé pour la 8ème fois jusqu’au 15 janvier– sous prétexte de lutter contre l’épidémie de COVID-19. Les dispositions les plus polémiques de cet état d’exception sont principalement l’interdiction de se rassembler en public mais aussi l’interdiction des « médias qui pourraient effrayer la population ou déformer la réalité »[2]. Enfin, les étudiants ont réclamé plus tardivement une réforme de la monarchie, jusqu’à ce que cela devienne la cause centrale des mobilisations ces dernières semaines.

Ce dernier point interpelle. La société thaïlandaise fait en effet partie des plus traditionnelles d’Asie, et la légitimité de la monarchie n’y est que peu remise en cause. Les manifestants désirent ainsi revenir sur l’extension des pouvoirs du roi actée en 2016. Si les manifestations sont soutenues par les classes rurales, ouvrières et les dirigeants syndicaux thaïlandais, les images des manifestations ont surtout montré que c’était la jeunesse urbaine qui se mobilisait fortement. La fracture sociologique avec les manifestations de 2014 est évidente; celles-ci étaient surtout composées de ruraux ou de « paysans urbains » [3]: « ces migrants de l’intérieur qui occupent des emplois non qualifiés dans la région de Bangkok tout en maintenant des liens forts avec leur village d’origine ». La sociologie de la contestation thaïlandaise a donc évolué pour toucher des couches différentes de la population, plus jeune et plus urbaine, aidée en cela par les technologies numériques. Le mouvement n’a pas de dirigeant défini si ce n’est un groupe d’étudiants à l’origine des trois demandes du 18 juin appelé « Free Youth ». 

La proximité chinoise, obstacle à de nouveaux développements politiques

La Thaïlande a une longue histoire récente de contestations comme en témoignent les affrontements entre partisans et opposants au coup d’État de 2006. Cependant, le gouvernement ne semble pas prêt à céder et les manifestations sont jusqu’ici restées sans écho. Les arrestations arbitraires sont légion comme celle d’Anon Nampa, avocat, ou Jutatip Sirikhan, leader étudiante, le 2 septembre. L’instrumentalisation de la justice est également dénoncée, qualifiée de « harcèlement judiciaire » par les manifestants. Les revendications les plus récentes des manifestants se sont notamment axées sur l’article 112 de la Constitution qui punit les crimes de “lèse-majesté”. Cet article a été massivement utilisé pour emprisonner les leaders de la révolte. L’intransigeance du pouvoir est renforcée par ses liens avec le régime chinois.

La Chine a en effet des intérêts économiques et politiques dans la région et la junte militaire thaïlandaise semble bien décidée à s’aligner sur l’agenda de Xi Jinping. De nombreux observateurs comme Arnaud Dubus[4], ancien correspondant de Libération à Bangkok, ont noté que le coup d’Etat de 2014 a signé un rapprochement fondamental entre les deux nations. D’un point de vue économique d’une part, le gigantesque projet de la Belt and Road Initiative (BRI) – les « Nouvelles Routes de la Soie » – pourrait en effet être contrarié par une alternance politique.

Cela s’était produit en 2018 quand le nouveau premier ministre de Malaisie Mahatir Muahamad avait bloqué des investissements liés à la BRI et dénoncé une forme de néocolonialisme chinois. En 2017, la construction de la ligne de chemin de fer transnationale voulue par la Chine et traversant la Thaïlande a été mise en place au forceps par la junte. Beaucoup ont en effet vu un traitement de faveur dans l’absence d’appel d’offres menant à l’attribution du projet à une entreprise d’État chinoise et l’impossibilité d’examen du projet par l’organe habituellement compétent. Arnaud Dubus note également que « Plusieurs économistes ont souligné que la Thaïlande n’avait pas grand-chose à gagner économiquement dans ce projet (à propos d’un autre projet d’aménagement chinois en Thaïlande, NDLR) […] Là encore, la junte semble vouloir gagner les faveurs de Pékin, même si les bénéfices pour la Thaïlande sont limités »[4].

Poignée de main entre Chan-o-Cha et Xi Jinping lors d’une rencontre bilatérale à Pékin, 2014, © Reuters

Le volet militaire a également soudé la coopération avec la Thaïlande avec l’achat de nombreux engins et des entraînements communs des deux armées. L’achat récent par la Thaïlande de deux sous-marins à la Chine sur fond de pandémie – et donc de resserrement budgétaire – a également suscité la colère de la population. Le rapprochement entre les deux pays permet ainsi à la junte de se légitimer au niveau régional en commerçant avec le géant chinois et à ce dernier de mener à bien ses projets sans être empêché. La Chine est en effet le premier partenaire commercial et le premier investisseur en Thaïlande, ce qui fait de l’alignement une position stratégique pour elle. Le rapprochement a de plus été facilité par le rejet occidental de la Thaïlande au moment du coup d’État militaire, là où la Chine n’accorde pas autant d’importance aux respects de principes démocratiques. Sur le plan géopolitique enfin, les deux chefs de gouvernement se sont montrés de plus en plus proche, Xi Jinping disant même lors d’un entretien téléphonique avec Chan-o-Cha que la Chine et la Thaïlande étaient « aussi proches que les membres d’une même famille »[5].

Il semble donc complexe d’envisager aujourd’hui l’élaboration d’un nouveau pacte politique en Thaïlande. Le contrôle de l’appareil d’État par les militaires – placés à des postes stratégiques depuis le coup d’État de 2014 – ainsi que la proximité chinoise soucieuse de préserver un gouvernement qui lui est très favorable semblent bloquer, à court terme, toute perspective de reconquête des libertés publiques.

Le cas thaïlandais n’est pas isolé dans la région. La progression des intérêts économiques de la Chine s’observe également au Laos ou au Cambodge. Cette domination est assumée à demi-mot par le pouvoir chinois qui expliquait vouloir créer une « communauté de destins » par le biais de la Belt and Road Initiative.

[Lire sur LVSL les articles de notre dossier « Comment la Chine change le monde »] 

 Sources :

[1] Human Rights in Asia-Pacific, Review of 2019, rapport d’Amnesty international, 2020
https://www.amnesty.org/en/documents/asa01/1354/2020/en/

[2] Govt to evoke emergency rule, Bangkok Post, 25/03/2020, https://www.bangkokpost.com/thailand/general/1885700/govt-to-invoke-emergency-rul

[3] Douzième coup d’Etat en Thaïlande, D. Camroux, Le Monde Diplomatique, 2014
https://www.monde-diplomatique.fr/2014/07/CAMROUX/50617

[4] La dérive chinoise de la Thaïlande des généraux, A. Dubus, MONDE CHINOIS, NOUVELLE ASIE — Numéro spécial : « La Chine et l’Asie du Sud-Est. Vers un nouvel ordre régional ? » — N°54-55, 2018

[5] President Xi Jinping Speaks with Thai Prime Minister Prayut Chan-o-cha on the Phone, site du Ministère des affaires étrangères chinois, 14/07/2020
https://www.fmprc.gov.cn/mfa_eng/zxxx_662805/t1797958.shtml

« Les violences policières n’ont été que le détonateur des soulèvements aux États-Unis » – Entretien avec Alex Vitale

Manifestation contre les violences policières et le racisme devant la Maison Blanche le 3 juin à Washington D.C. © Ted Eytan

Pendant des années, les seules réponses à la brutalité de la police aux États-Unis ont été les caméras-piétons et des formations sur les préjugés pour combattre le racisme. L’embrasement généralisé du pays après le meurtre de George Floyd par un policier de Minneapolis prouve que ces dispositifs sont loin d’être suffisants. Alex Vitale, professeur de sociologie, coordinateur d’un projet articulant police et justice sociale au Brooklyn College et auteur de « The End of Policing » (La Fin du maintien de l’ordre) estime que la seule manière d’avoir une meilleure police est d’en avoir moins. Il prône le « définancement » de la police. Interview par notre partenaire Jacobin, traduite par Romeo Ortega Ramos et éditée par William Bouchardon.


Meagan Day (Jacobin) – On constate le retour des manifestations contre la brutalité policière en ce moment, alors que la pandémie COVID-19 bat son plein (les États-Unis ont enregistré plus de 100.000 décès liés au coronavirus, ndlr) et qu’une grande partie du pays est toujours théoriquement en confinement. C’est très surprenant. Je ne m’attendais même pas à voir des gens manifester massivement contre la gestion inadéquate du coronavirus et encore moins protester contre les violences policières liées au racisme. Comment interpréter tout cela?

Alex Vitale – C’est assez déroutant, oui. Je pensais moi aussi que les impératifs de distanciation sociale réduiraient considérablement les manifestations de rue. Mais nous traversons une période de crise profonde qui va bien au-delà de la police. La crise du coronavirus et la récession économique à venir (à la date du 21 mai, 39 millions d’Américains avaient déjà perdu leur emploi suite aux conséquences de l’épidémie, ndlr) jouent un rôle dans ce à quoi nous assistons. C’est la convergence d’un tas de facteurs différents. La brutalité de la police, phénomène qui n’a jamais été résolu, n’en est que le catalyseur. Cela a déclenché une sorte d’activisme générationnel en réponse à une crise plus profonde, dont la police fait partie et est emblématique.

Jacobin – Je vois tous types de personnes aux manifestations : des noirs précaires ou pauvres, mais aussi des jeunes blancs, dont beaucoup sont probablement issus de la classe moyenne. Cela semble valider ce que vous dites, à savoir que les manifestations sont motivées par une colère à la fois vis-à-vis des violences policières envers les noirs en particulier, et contre une plus grande diversité de phénomènes sociaux.

Alex Vitale – Je pense que nous avons sous les yeux les vestiges d’Occupy Wall Street, de Black Lives Matter et de la campagne Sanders, des mouvements unis par le sentiment que notre système économique ne fonctionne pas. Même les personnes qui n’ont pas personnellement subi de violence policière sentent venir un avenir d’effondrement économique et environnemental. Ils sont donc terrifiés et en colère. Si nous avions une économie en plein essor ou un leadership crédible à Washington, les évènements n’auraient pas eu une telle ampleur. Mais non seulement Trump est à la Maison Blanche, mais en plus personne n’a confiance en Biden pour régler ces problèmes.

Quand on pense aux soulèvements urbains des années 1960, on ne les associe pas uniquement aux méthodes policières. On comprend que les incidents policiers ont été un détonateur mais qu’ils étaient avant tout une réponse à un grave problème d’inégalité « raciale » et économique en Amérique. C’est ainsi que nous devons comprendre ce qui se passe aujourd’hui. La police est le visage de l’incapacité de l’État à subvenir aux besoins fondamentaux des gens et à vouloir masquer cet échec par des solutions qui ne font que nuire davantage.

Jacobin – C’est un peu surprenant mais ces manifestations semblent avoir une intensité supérieure aux précédentes manifestations « Black Lives Matter ». Il se passe la même chose qu’à Ferguson et à Baltimore mais dans des centaines de villes. Comment l’expliquer ?

Alex Vitale – L’une des raisons pour lesquelles ces contestations soient plus intenses aujourd’hui qu’il y a cinq ans, c’est qu’il y a cinq ans, on a dit aux gens : « Ne vous inquiétez pas, nous allons nous en occuper. Nous allons former les policiers à la question des préjugés implicites. Nous allons avoir des réunions de quartier. Nous allons équiper les policiers de caméras-piétons et tout ira mieux. » Et cinq ans plus tard, ce n’est pas mieux qu’avant. Rien n’a changé. Les gens n’écoutent plus ces niaiseries sur les réunions de quartier.

Minneapolis est une ville libérale au meilleur et au pire sens du terme. Il y a cinq ans, ils ont pleinement adhéré à l’idée qu’il suffirait de réunir les gens pour parler ensemble du racisme pour régler les problèmes de leur police. Tout ce genre de tactiques pour rétablir la confiance de la communauté dans la police, ils les ont essayées. Et en même temps, les policiers pouvaient continuer à mener la guerre contre les drogues, une guerre contre les gangs et le crime et criminaliser la pauvreté, les maladies mentales et les sans-abris.

Ce n’est pas juste Minneapolis. On a beaucoup entendu parler de cette idée qu’il fallait emprisonner les flics qui tuent. Mais c’est une stratégie sans issue. Déjà, tout le système juridique est conçu pour protéger la police. Ce n’est pas un accident ou un bug, c’est une caractéristique. Et après, lorsque des policiers sont poursuivis, le système les expulse et dit : « Oh, c’était une brebis galeuse. Nous nous en sommes débarrassés. Vous voyez, le système fonctionne. »

Les gens se rendent donc compte que ce type de réforme procédurale ne changera rien au fonctionnement de la police. Vous voulez des preuves de ce que j’avance ? Nous avons emprisonné un flic qui avait commis des meurtres à Chicago l’année dernière. Et vous ne voyez personne dans les rues de Chicago en ce moment se féliciter de la qualité des services de police.

Jacobin – De plus en plus de gens sont en train de prendre conscience que la police est ce qui nous reste quand nous ne disposons pas d’un État-providence décent. Êtes-vous d’accord que les gens associent de plus en plus leurs sentiments négatifs à l’égard de la police au désir positif d’un programme de réforme économique de grande ampleur ?

Alex Vitale – Absolument. Par exemple, nous avons vu des panneaux dans la rue la semaine dernière où était écrit « Defund the police » (« Ne financez plus la police », ndlr). Ce slogan incarne à merveille cette idée que nous n’allons pas rebâtir la police, mais bien que nous devons plutôt la réduire de toutes les façons possibles et la remplacer par des solutions démocratiques, publiques et non policières. Cette idée s’est construite depuis cinq ans, car plus les gens ont suivi les problèmes dans la police et de criminalisation (de la consommation de drogues par exemple, ndlr), plus ils se rendent compte directement à quel point ces réformes sont inutiles. De plus en plus de gens sont en train de réaliser que la voie à suivre est celle de la réduction de l’appareil policier et de son remplacement par des alternatives financées par l’État.

Par ailleurs, tout effort pour bâtir un mouvement populaire multiracial doit intégrer dans son programme la réduction de la machine carcérale de l’État. L’incarcération et la criminalisation de masse constituent une menace directe pour tous nos projets politiques. Cela fomente la division raciale, sape la solidarité, sème la peur, réduit les ressources à notre disposition, place les militants dans des positions précaires et mettra toujours à mal nos mouvements.

« Tout effort pour bâtir un mouvement populaire multiracial doit intégrer dans son programme la réduction de la machine carcérale de l’État. L’incarcération et la criminalisation de masse constituent une menace directe pour tous nos projets politiques. »

Les réformateurs procéduriers sont enfermés dans une vision mythifiée de la société américaine. Ils croient que l’application professionnelle et neutre de la loi est automatiquement bénéfique pour tout le monde, que l’état de droit nous rend tous libres. C’est une méconnaissance flagrante de la nature des structures juridiques dans lesquelles nous vivons. Ces structures ne profitent pas à tous de la même manière. Il existe un célèbre dicton du XIXe siècle qui parle de « la majestueuse égalité des lois, qui interdit au riche comme au pauvre de coucher sous les ponts, de mendier dans les rues et de voler du pain ». Mais bien sûr, les riches ne font pas de telles choses. Seuls les pauvres le font.

En fin de compte, le maintien de l’ordre consiste à maintenir un système de propriété privée qui permet de poursuivre l’exploitation. C’est un outil pour faciliter les régimes d’exploitation depuis la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle. Lorsque la plupart des forces de police modernes ont été formées, il s’agissait du colonialisme, l’esclavage et l’industrialisation. La police a émergé pour gérer les conséquences de ces systèmes – pour réprimer les révoltes d’esclaves, pour réprimer les soulèvements coloniaux, pour forcer la classe ouvrière à se comporter comme en main-d’œuvre stable et docile.

C’est la nature fondamentale du maintien de l’ordre. C’est une force qui n’a jamais été intéressée par l’égalité, bien au contraire. Elle a toujours existé pour réprimer nos mouvements et permettre à l’exploitation de se poursuivre.

Jacobin – A quoi ressemblerait le « définancement » de la police concrètement ?

Alex Vitale – Dans la pratique, au niveau local, cela signifie essayer de construire un bloc politique majoritaire en allant sur le terrain pour obliger un conseil municipal à voter la réduction du budget de la police et réinvestir autant d’argent que possible dans les besoins des citoyens.

Par exemple, à New York, les Democratic Socialists of America (DSA, parti de gauche américain qui a connu un fort essor depuis les campagnes de Bernie Sanders et compte aujourd’hui environ 60.000 membres, ndlr) mènent un plaidoyer sur les questions de criminalisation depuis un certain temps. En ce moment, ils s’organisent pour que les élections municipales de l’année prochaine soient l’occasion d’un test décisif : que tous les candidats prennent position et se déclarent en faveur ou non d’une réduction du budget des services de police d’un milliard de dollars. Ils sont en train de mettre cette question en avant de façon pratique. Et cette semaine, quarante candidats aux élections municipales ont signé un engagement à définancer le NYPD, le département de police de New-York. C’est incroyable.

Je suis le coordinateur du Policing and Social Justice Project (projet sur la police et la justice sociale, ndlr), qui fait partie d’un mouvement à New York pour la justice budgétaire. Nous avons fixé cet objectif d’un milliard de dollars. D’autres groupes comme les Communities United for Police Reform et Close Rikers (mouvement pour fermer la prison de Rikers Island, ndlr) ont appelé à des réductions substantielles des services de police et à réinvestir cet argent dans les besoins locaux. Ensemble, nous participons tous à des auditions budgétaires, nous écrivons des éditos, nous avons publié une vidéo qui circule sur les réseaux sociaux et même acheté des créneaux publicitaires pour appeler à cette réduction d’un milliard. Nous menons un vrai effort pour définancer la police non pas en théorie mais en pratique.

Ensuite, il est important de faire pression pour réaffecter cet argent dans des initiatives qui peuvent réellement remplacer la fonction de la police. Par exemple, à New York, le Public Safety Committee (Comité de sécurité publique, ndlr) a donné une recommandation sur l’usage du budget de la police et d’autres comités recommandent des réallocations de ce budget à d’autres services, le tout avec un président du Comité du budget qui peut demander des conseils à différents sous-comités. Par exemple, le président du Comité du budget sur lequel nous faisons pression à New York pourrait dire au Comité de la sécurité publique : « Nous voulons que vous retiriez deux cents millions du budget de la police », puis il pourrait dire au Comité de l’éducation : « Vous avez une centaine de millions supplémentaires à investir mais je veux que vous les investissiez dans des conseillers et la justice réparatrice. »

Jacobin – Les sondages montrent systématiquement que même si de nombreuses personnes, en particulier les personnes de couleur et notamment les noirs, se méfient de la police, ils ne veulent pas nécessairement que le nombre de policiers dans leur quartier soit réduit. J’ai l’impression que ce paradoxe s’explique par l’association automatique entre police et sécurité : les gens veulent se sentir plus en sécurité et la police est la seule solution à la sécurité publique qui existe. Que pensez-vous de ce paradoxe et comment y remédier?

Alex Vitale – Je pense que c’est semblable à la situation de Bernie Sanders. Vous avez vu les sondages de sortie des urnes montrant que les gens aimaient les idées de Sanders mais ont voté pour Biden. Ils ont peur, ils ne sont pas prêts. Ils ont un intérêt à la conformité et ils ne font pas confiance à cette nouvelle donne, même s’ils la comprennent et y croient jusqu’à un certain point.

En ce qui concerne la police, nous avons affaire aux conséquences de quarante ans de discours expliquant aux gens que la seule chose qui peut régler un problème dans leur quartier – chiens errants, nuisances sonores, adolescents turbulents – c’est davantage de police. C’est la seule option. Donc, les gens ont été conditionnés à penser : « Si j’ai un problème, c’est un problème que la police doit résoudre. » Quand les gens disent qu’ils veulent plus de police, ils disent en fait qu’ils veulent moins de problèmes.

Nous devons vraiment sortir de cette façon de penser. Nous devons donner aux gens confiance en eux pour qu’ils exigent ce qu’ils veulent et leur fournir plus d’exemples de choses qu’ils pourraient exiger et qui rendraient leur voisinage plus sain et plus sûr. Beaucoup de gens admettent par exemple qu’un nouveau community center (lieu en commun pour tout un quartier, où sont organisés tous types d’activités, similaire à une MJC en France, ndlr), mais ils ne croient tout simplement pas que cela soit possible. Ils se disent : « C’est inutile de le demander, ils ne nous le donneront jamais. »

Nous devons proposer des alternatives concrètes. Par exemple, les appels en cas de crise de santé mentale sont devenus une partie importante de l’action quotidienne de la police à New York. Il y en a 700 par jour. Nous n’avons pas besoin de policiers pour faire ce travail, et en soit nous ne voulons pas que des policiers armés fassent ce travail parce que c’est dangereux pour les gens qui ont des crises de santé mentale. Nous devons créer un système non policier d’intervention pour ce genre de problème qui soit disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Jumaane Williams (politicien américain porte-voix de la ville de New York) a demandé exactement cela à New York dans un excellent rapport très détaillé. La proposition consiste à prendre l’argent dépensé pour les appels de police en cas de crise et à le dédier à la prestation de services de soin des troubles mentaux.

Voilà une idée concrète pour une alternative au maintien de l’ordre. Nous avons besoin de plus d’idées de ce type pour inculquer un sentiment de possibilité et d’optimisme, et accroître l’imagination collective.

« Ces armes sont des armes de guerre » – Entretien avec l’Observatoire toulousain des pratiques policières

Manifestation des gilets jaunes à Toulouse, Place du Capitole @Wikipedia

Les violences policières depuis le début du mouvement des gilets jaunes ont atteint des proportions aussi inimaginables qu’intolérables. Alors que le Conseil d’État vient de rejeter le recours en urgence de la Ligue des droits de l’Homme pour l’interdiction du LBD, le bilan des blessés graves ne cesse de s’alourdir. Dans ce climat de violence perpétuelle, brouillé par l’usage abusif des tirs lacrymogènes, la dérive autoritaire du gouvernement se confirme de semaine en semaine. Pourtant, ce tournant dans les méthodes de maintien de l’ordre s’inscrit dans un durcissement plus global, comme nous l’expliquent Gilles Da-Ré et Pascal Gassiot, membres actifs et bénévoles de l’Observatoire des pratiques policières (OPP). Ce collectif, né à Toulouse en 2017, à l’initiative de la Ligue des Droits de l’Homme et de la Fondation Copernic est présent dans toutes les manifestations. L’observation sur le terrain, associée à une analyse pointue des données, se donne pour mission de rendre compte des pratiques des forces de l’ordre et de leur évolution. 


LVSL – Pouvez-vous nous en dire plus sur l’émergence de l’Observatoire des pratiques policières ? Comment ce collectif s’est-il créé ?

Gilles Da-Ré et Pascal Gassiot – L’observatoire des pratiques policières est né suite aux mouvements sociaux de ces dernières années, en particulier en lien avec le mouvement contre la loi Travail de 2016 et les manifestations autour de la mort de Rémi Fraisse à Sivens. L’Université populaire de Toulouse et la Fondation Copernic ont alors décidé d’organiser une conférence-débat sur La criminalisation du mouvement social. Diverses organisations étaient présentes, notamment l’ACAT, qui a pu y présenter un rapport sur les violences policières et les défaillances des enquêtes judiciaires à ce sujet. Alors que nous pensions en être pleinement conscients, la présentation de leur inventaire des violences policières nous a littéralement scandalisés. C’est de là qu’est venue l’idée de mettre en place une initiative à Toulouse. L’idée de l’observatoire a germé très rapidement, à mesure que les déploiements policiers se faisaient de plus en plus impressionnants, notamment lors de la manifestation contre le projet de centre commercial Val Tolosa dans l’ouest toulousain le 17 décembre 2016, puis lors de celle Contre le racisme, les violences policières, pour Théo, Adama et les autres victimes du 25 février 2017. Ainsi, le 4 mars 2017, la Fondation Copernic et la LDH ont officialisé le lancement de l’Observatoire toulousain des pratiques policières (OPP). Nous avons un peu plus tard été rejoints par le Syndicat des avocats de France.

LVSL – Vous insistez sur le terme « pratique » lorsque d’autres usent explicitement du terme de « violence » pour décrire les agissements des forces de l’ordre. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ?

GDR et PG Nous avons choisi de ne pas nous focaliser uniquement sur les violences policières, qui existent bien évidemment en tant que telles, mais qui se révèlent être des conséquences du déploiement de masse des différentes forces de police, de leur occupation de l’espace, de la coordination des tâches entre les différents corps et de leurs méthodes d’action. Pour l’usage du terme « pratique », nous avons choisi en tant qu’observateurs de ne pas nous focaliser sur l’incident final, qui peut être plus ou moins dramatique, mais d’essayer de saisir les logiques des acteurs et leurs modes d’action à chaque instant.

LVSL – Dès lors, comment cet observatoire a-t-il été accueilli par les forces de l’ordre ? Avez-vous dû faire face à des réactions hostiles ?

GDR et PG Il y a eu très rapidement des réactions, notamment des communiqués de leurs syndicats, ce qui peut se comprendre. Il y a aussi eu quelques tentatives d’intimidation verbale puis physique de la part de certains policiers lors des manifestations. Le gazage ciblé d’un observateur par des policiers de la BAC le 22 mars 2018 lors de la dispersion un peu lente d’une manifestation a été l’une d’entre elle. Suite à cette agression nous avons demandé un rendez-vous avec la préfecture et un courrier a été adressé aussi à l’IGPN (Inspection générale de la police nationale). Nous avons été reçus par le directeur départemental de la sécurité publique (DDSP) en personne, auquel nous avons présenté notre collectif et ce que nous désirions faire. Suite à cet entretien, nous nous sommes engagés à déclarer systématiquement la veille des manifestations notre présence à la préfecture. Depuis l’acte VI de la mobilisation des gilets jaunes, nous rajoutons dans cette déclaration une demande pour que notre matériel de protection personnel, c’est-à-dire les casques, lunettes et sérum physiologique, ne nous soient pas confisqués avant, pendant et après les manifestations. Jusqu’ici, à part quelques incidents mineurs de temps à autre avec certains agents, nous sommes désormais bien identifiés par les policiers et nous arrivons à mener correctement notre travail.

« Tous les éléments étaient déjà réunis pour assister aux erreurs accidentelles comme aux brutalités intentionnelles que l’on voit aujourd’hui »

LVSL – Venons-en alors au cœur de votre travail justement. Quelles sont vos observations quant aux pratiques policières qui ont été adoptées pour encadrer le mouvement des gilets jaunes aujourd’hui ?

GDR et PG Notre première observation à l’OPP remonte à la manifestation du 1er mai 2017. Notre premier constat a été le déploiement policier disproportionné : jamais moins de 100 policiers et quelques fois plus de 150, une présence de grilles anti-émeutes et de canons à eau, des policiers à l’époque non équipés de LBD, mais plutôt de gazeuses à main. Un autre constat a été le fonctionnement du dispositif policier lui-même. Nous avons pu observer la pratique du glissement le long des grands boulevards, qui consiste à suivre la manifestation en bloquant les ruelles permettant d’accéder au centre-ville, pratiqué par des dispositifs regroupant des policiers des CDI (Compagnie départementale d’intervention) et des BAC (Brigades anti-criminalité). L’origine de cette interdiction d’accéder au cœur de ville est due à une demande du maire de Toulouse lors du premier trimestre 2015 suite aux manifestations liées à la contestation contre le barrage de Sivens fin 2014. Notre constat sur les violences policières actuelles est donc le suivant : tous les éléments étaient déjà réunis pour assister aux erreurs accidentelles comme aux brutalités intentionnelles que l’on voit aujourd’hui. Il y a quatre grands corps de policiers qui interviennent sur les manifestations de nos jours. Il y a des policiers dont c’est le métier : les Compagnies républicaines de sécurité (CRS) et les escadrons de gendarmes mobiles, qui relèvent de la police administrative et d’autres, qui ne sont pas ou peu formés au maintien de l’ordre, comme les CDI et les BAC, qui relèvent de la police pénale. L’un des problèmes les plus importants est selon nous celui-ci : certains effectifs de police déployés lors des manifestations ne sont pas à leur place.

LVSL – Quels changements avez-vous pu observer depuis le 17 novembre et les manifestations de gilets jaunes dans Toulouse ? Quelles pratiques policières inédites notez-vous autour de ce mouvement singulier ?

GDR et PG Certains distinguent deux périodes dans les manifestations du mouvement : l’une du 17 novembre à la fin du mois de décembre et une autre depuis début janvier. Il est vrai que la période des fêtes a marqué un peu le mouvement au niveau du nombre, mais l’évolution générale a montré une montée en puissance constante des dispositifs policiers d’un côté et du niveau d’équipement de protection des manifestants de l’autre. Sur le premier point, le nombre de policiers déployés est considérable : jusqu’à 600 policiers selon la préfecture. Mais voir dans une ville comme Toulouse des blindés, des canons à eau et des hélicoptères avec prise de photo et transmission instantanée au sol pour interpellation, un usage massif de tout l’arsenal militaire disponible, gaz lacrymogène, grenades GLI-F4, grenades de désencerclement, lanceurs de balles de défense (flash-balls) : tout cela est éloquent quant à la répression qui est désirée et sommée en haut lieu contre les gilets jaunes. Tout cet arsenal aurait de quoi repousser plus d’un manifestant. Pourtant, sur le deuxième point, à Toulouse, il ne semble pas que la présence policière atteigne la motivation des manifestants, quels qu’ils soient. Il est en effet tout aussi impressionnant de voir l’ampleur des cortèges qui grossissent encore de semaine en semaine, et ce dans une désorganisation relativement grande par rapport aux rassemblements syndicaux plus ordinaires. Les équipements des manifestants ne sont que des équipements de protection et certains d’entre eux prennent ce qu’ils ont sous la main à un instant T pour se défendre en affrontement direct ou bien quelquefois, pour les plus virulents, s’en prendre à trois cibles symboliques : les banques, les promoteurs immobiliers et les compagnies d’assurance.

LVSL – Quelle est l’évolution plus précise que vous constatez depuis le début du mois de janvier ?

GDR et PG Lors des quatre dernières manifestations sur Toulouse, les policiers ont d’abord laissé les manifestants déambuler dans le centre-ville. Les gilets jaunes sont mieux organisés, avec une tête de manifestation avec banderole, ce qui structure mieux le cortège. Les policiers sont visibles, encadrent simplement, mais sont peu présents puis arrive une heure fatidique, toujours la même : 16h30. D’ailleurs, les manifestants attendent avec curiosité mais aussi beaucoup d’inquiétude cette heure-là. À 16h30 donc, un hélicoptère arrive et survole le mouvement et alors, sans que rien ne le justifie selon nous, les premiers tirs de grenades lacrymogènes commencent et sont lancés assez loin dans la foule pour disperser les manifestants ou bien faire repartir le cortège en mouvement, surprenant ainsi des familles avec enfants et des personnes âgées.

Si le cortège arrive souvent à repartir, c’est évidemment aussi le lancement des hostilités et des affrontements qui durent ensuite jusque tard dans la soirée à plusieurs endroits de la ville où sont situés les manifestants. En général, ces tirs sont provoqués par quelques jets de peinture ou d’œufs, voire de canettes de bière, mais rien de très violent pour des forces de l’ordre équipées et formées. Là où il convient de pousser un peu plus loin notre dénonciation, c’est sur le mélange de la BAC et des CDI, souvent en première ligne. Parfois même, nous avons vu des agents municipaux équipés pour le maintien de l’ordre. Comment se fait-il que ces corps policiers non formés au maintien de l’ordre se trouvent en première ligne ?

Nous l’avons dit tout à l’heure, certains ne sont pas à leur fonction officielle, ils remplissent un rôle qui est un vrai métier et qui demande un savoir-faire pour ce genre de situations, acquis dans une formation spécifique ; ce que les BAC et les CDI n’ont pas. La répartition des rôles nous paraît anormale dans le cadre du maintien de l’ordre. Or, tout ceci est connu par la direction de la police et par l’exécutif et c’est souvent le comportement indiscipliné et quelque fois provocateur de ces non-formés qui font dégénérer les choses. Dès lors, nous affirmons désormais en toute assurance qu’il y a des ordres donnés en haut lieu pour faire en sorte que les manifestations dégénèrent. Suite à nos observations, nous estimons notamment que le retrait des BAC ramènerait sans aucun doute plus de calme dans les manifestations.

LVSL – Le gouvernement a fait l’achat pour la police de lanceurs multi-coups (PGL-65) qui font polémique. Lors des manifestations toulousaines, est-ce que votre observatoire a pu constater l’utilisation des lanceurs multi-coups que ce soit pour l’utilisation de gaz lacrymogènes ou de flash-ball ?

Oui, nous avons des photos de ces armes (présence de LBD multi-coups et poly-munitions PGL-65) dans les manifestations toulousaines et si nous n’avons pas constaté par nous-même l’utilisation de cette arme, plusieurs témoignages fiables et concordants indiquent leur utilisation lors des deux dernières manifestations. Il n’y a rien à ajouter, si ce n’est que de rappeler que ces armes sont des armes de guerre.

« Nous sommes donc en présence d’un échec du gouvernement à faire rentrer les choses dans l’ordre par la violence policière »

LVSL – À la suite de vos observations, est-ce que l’observatoire remarque un tournant majeur dans la doctrine française du maintien de l’ordre comme beaucoup semblent l’évoquer ?

GDR et PG Il y a une volonté de la part du gouvernement de faire des manifestations un lieu dangereux. Le comportement des forces de police a pour objectif de dissuader les gens de participer aux mobilisations. Il est difficile d’en évaluer l’efficacité ; cela doit certainement fonctionner. Nous pouvons affirmer, sans nous tromper, que s’il y avait un maintien de l’ordre plus classique, les manifestations seraient très certainement encore plus massives. L’objectif de la préfecture et du gouvernement, dès le 1er décembre, a été d’utiliser massivement les forces de police avec la manière forte (grenadages massifs de toutes natures, charges, interpellations et chasse aux manifestants) pour faire peur – une stratégie du choc en quelque sorte – en espérant dissuader les gilets jaunes de manifester. C’était sous-estimer la colère profonde des manifestants dont le nombre a doublé à chaque manifestation. Selon les chiffres officiels à Toulouse, on comptait 1 500 manifestants le 1er décembre, 3 000 le 8 décembre, et entre 10 000 et 15 000 aujourd’hui, malgré la montée en intensité de la répression et le matraquage médiatique. Nous sommes donc en présence d’un échec du gouvernement à faire rentrer les choses dans l’ordre par la violence policière. Néanmoins, de leur côté, cela ne semble toujours pas acté et la conflictualité risque de continuer à augmenter.

LVSL – Quel regard portez-vous donc sur la police ? Certains considèrent les policiers comme n’importe quels travailleurs et scandent « la police avec nous ! », quand d’autres crient plutôt « tout le monde déteste la police ». Comment vous situez-vous par rapport à tout cela ?

GDR et PG Tous les services de police, qui ne sont pas de même nature, n’ont pas le même comportement. Il faut faire preuve d’une approche complexe au regard des actes. Nous avons déjà expliqué les différences qu’il y a entre ceux dont le métier est le maintien de l’ordre (CRS et gendarmes mobiles) et ceux dont le maintien de l’ordre n’est pas le métier premier (BAC et CDI). Ce que nous avons constaté chez ceux qui ne sont pas directement concernés par le maintien de l’ordre est un manque d’assurance, pour les CDI particulièrement, dont la pratique conduit à mettre les manifestants à distance par des grenadages puissants. S’agissant des BAC, il est tout à fait compréhensible qu’ils provoquent un tel rejet. Les BAC font du flagrant délit dans les manifestations et interpellent. Ils vont chercher violemment, principalement à l’aide de leurs matraques, un manifestant au cœur du cortège en se protégeant avec des LBD et des grenades.

Les agents de la BAC à motos sont probablement les plus dangereux car ils agissent toujours pareillement mais avec plus de vitesse, et donc de violence. Ils sont pour un certain nombre de manifestants ceux qu’ils rêvent de faire tomber. Ils ont inventé un jeu dangereux. Nous n’avons pas de discussions avec les différents corps qui nous permettent de répondre précisément à ces questions. Comme tout le monde, nous avons noté dans la police les suicides, le recours aux congés de maladie, etc. Mais nous n’avons pas noté globalement de la part de ces policiers le moindre geste qui aurait pu signifier simplement de la sympathie pour les gilets jaunes. Le seul indice, mais qui est loin d’être un détail pour nous, se traduit par les quelques tensions que nous avons observées entre services, notamment un certain mépris des CRS et des gendarmes mobiles à l’encontre de la BAC. C’est sur cela qu’il faut appuyer pour revendiquer dans un premier temps la sortie des BAC des manifestations. Des situations où un vrai professionnalisme est demandé, sans quoi des conséquences gravissimes sont possibles.

LVSL – Que comptez-vous faire prochainement ? Hormis la poursuite des observations, comment voyez-vous la suite de l’observatoire inédit que vous avez initié sur Toulouse et l’utilité dont il pourrait faire œuvre ?

GDR et PG L’intérêt est le développement de nos pratiques citoyennes dans un maximum de villes. Il semble qu’il y ait des velléités à Montpellier, Bordeaux et Nantes. Nous avons maintenant une expertise solide que nous pouvons mettre en commun et nous allons entrer en contact avec les différents collectifs qui le voudront bien pour partager notre expérience. Les atteintes aux libertés, au droit de manifester, se développent et il faut selon nous encourager une coopération toujours plus étroite entre les organisations traditionnelles (LDH, SAF, SM) et les citoyens le désirant, pour construire des outils de travail et des formes d’actions unitaires. Le mouvement des gilets jaunes a fait voler en éclat certaines approches classiques du maintien de l’ordre à la française qui s’étaient sédimentées depuis de nombreuses années. Nous travaillons à la rédaction d’un rapport qui englobe toutes nos observations et nous espérons que celui-ci saura avoir l’écho qu’il mérite du point de vue de son efficacité.

Entretien co-réalisé et retranscrit par Simon Berger