COVID-19 : les USA flambent, Wall Street exulte

New York Stock Exchange on Wall Street, photo © Politicoboy

En sacrifiant la santé des Américains sur l’autel de Wall Street, Donald Trump a pris le risque d’aggraver une catastrophe sanitaire qui se mue en crise économique et politique. Mais malgré l’explosion des inégalités sociales et la persistance de discriminations massives, le parti démocrate se préoccupe davantage du sauvetage des lobbies et des grandes entreprises que de la protection des ménages et des travailleurs. Ces multiples faillites politiques présagent d’un embrasement historique, dont les manifestations de ces derniers jours semblent un signe avant-coureur.


Fin avril, des kilomètres de bouchons se forment aux abords des centre de distribution d’aide alimentaire. Un mois plus tard, des dizaines d’émeutes frappent de nombreux centre urbains. Ces événements pourraient apparaître déconnectés, le premier étant la conséquence brutale de l’arrêt de l’économie pour contenir la propagation du coronavirus, tandis que le second résulte du décès de Georges Flyod des mains de la police de Minneapolis. L’un témoigne de l’ampleur des inégalités sociales, l’autre de la permanence des discriminations raciales. Mais ces deux phénomènes sociaux sont étroitement liés, comme l’impunité dont semble jouir les forces de l’ordre capables de tuer en se sachant filmées, et celle avec laquelle Wall Street profite du COVID-19 pour organiser le pillage des classes moyennes et populaires. La situation semble explosive, et l’avenir… dystopique.

Donald Trump avait défini sa doctrine en deux mots : America First. L’épidémie lui donne raison. Les États-Unis arrivent premiers en nombre de cas (un million huit cent mille), de décès (plus de cent mille), et de chômeurs (quarante et un millions). Ces chiffres alarmants masquent une réalité plus préoccupante. La mortalité serait largement sous-estimée, selon les autorités sanitaires dépendant de la Maison-Blanche. Idem pour les pertes d’emploi. Parce qu’elle a été construite de manière extrêmement bureaucratique afin de décourager les gens d’y avoir recours, l’assurance chômage sous-estime la situation. Le secrétaire au trésor Steven Mnuchin a reconnu que le taux était probablement supérieur de 5 points aux 15 % annoncés pour avril, et devrait rapidement atteindre les 25 %. [1]

Aux chômeurs s’ajoutent les nombreuses personnes payées via les commissions et pourboires, qui ont conservé leurs emplois mais vu leurs revenus chuter. Sans parler des vingt-sept millions d’Américains qui ont perdu leur couverture santé. Un problème en pleine pandémie, en particulier lorsque les hôpitaux et cliniques privées licencient des dizaines de milliers de soignants et docteurs pour répondre à la contraction de la demande de soins provoquée par le report des procédures médicales non-urgentes.[2] 

Ce drame social explique les longues files d’attente pour l’aide alimentaire. D’autant plus que la fermeture des écoles publiques, qui assurent normalement la gratuité des repas aux élèves issus des classes défavorisées, a placé un enfant sur cinq en situation de malnutrition. [3]

De même, le risque de crise immobilière devient alarmant. Selon certaines estimations, près d’un tiers des locataires ne sera pas en mesure d’acquitter son loyer, et plus d’un million de mensualités d’emprunts seront suspendues, au point de justifier un plan de sauvetage des courtiers en prêts immobiliers chiffré en milliards de dollars et de mettre en place un moratoire sur les évictions.[4]

Cette fracture sociale s’ajoute aux inégalités sanitaires. Le coronavirus tue majoritairement les plus pauvres, c’est-à-dire les Afro-Américains et les latinos.[5] Loin de s’en émouvoir, Donald Trump assume désormais le sacrifice de dizaines de milliers de personnes au nom du New York Stock Exchange. 

« Greed is good » : Trump et les Républicains sacrifient la population sur l’autel de la finance

Comme certains dirigeants européens, Donald Trump a d’abord minimisé l’épidémie et incité la population à « continuer à vivre normalement » avant de se montrer incapable de fournir un nombre suffisant de masques, tests et respirateurs. Mais cet échec patent, qui a permis au virus de se propager dans la population de manière fulgurante, ne s’explique pas seulement par une forme d’incompétence doublée d’impréparation. [6]

Le Financial Time et NPR ont révélé que Donald Trump a volontairement refusé de fournir des tests par crainte des résultats. Selon son gendre et conseiller Jared Kushner, un niveau alarmant de contamination risquait de provoquer la panique des places financières.

Une fois l’épidémie trop sévère pour être ignorée et la bourse de New York en chute libre, Trump a refusé d’endosser la responsabilité de la gestion de la crise, délégant aux gouverneurs des différents États la tâche de mettre en place les mesures de confinement et de se fournir en masques et équipements médicaux. Cela a eu pour conséquence immédiate la mise en concurrence des différents États entre eux, provoquant un cauchemar logistique qui a conduit à une augmentation des prix et des délais d’acheminement.

Les États gérés par des démocrates étant généralement plus densément peuplés et sévèrement touchés par l’épidémie, la gestion de la crise a rapidement pris la forme d’un combat politique partisan. Que ce soit pour obtenir du matériel, des financements ou simplement produire un discours cohérent, l’administration Trump a souvent mis des bâtons dans les roues des gouverneurs qui cherchaient à appliquer les recommandations officielles de la CDC, pourtant rattachée à la Maison-Blanche. 

Cela accentue le clivage politique et les logiques partisanes. Les électeurs démocrates, plus exposés au virus, se disent deux à trois fois plus inquiets que les électeurs républicains. Ces derniers s’informent par des médias qui minimisent le risque sanitaire. Moins exposés, ils vivent davantage la crise sur le plan économique. [7]

Face à l’explosion du chômage, des voix se sont élevées dans les sphères financières et les médias conservateurs pour critiquer le confinement, argumentant que le remède était pire que la maladie. 

Sensibles à cette curieuse logique qui suppose que la situation économique soit indépendante des choix politiques, des groupuscules financés et recrutés par des milliardaires d’extrême droite et des cercles d’affaires plus ou moins proches du parti républicain ont organisé des manifestations contre le confinement. [8] Elles ont rapidement pris la forme d’actions spectaculaires, que ce soient des opérations escargot menées dans les centres-ville à bord de pick up truck et autres véhicules de luxe, ou dans les parlements de certains états par des miliciens armés de fusils d’assaut. Des voies d’accès aux hôpitaux ont été bloquées et des soignants pris à partie par des manifestants arborant des drapeaux confédérés.

La portée de ces actions a été largement exagérée par les médias conservateurs, qui espéraient rallier davantage de participants, et par les médias démocrates en quête de sensationnel. Deux Américains sur trois affirment craindre un déconfinement trop hâtif et précipité, mais Trump a encouragé ces manifestations, bien qu’elles protestent contre les recommandations de sa propre administration, afin de se servir de ce moment pour entamer un virage stratégique : fini la lutte contre la crise sanitaire, place à la reprise d’activité.

Face au risque de pénurie de viande lié à la contamination de nombreux ouvriers travaillant dans les abattoirs, Trump a ainsi signé un décret obligeant la reprise du travail, quelles que soient les conditions sanitaires, afin de préserver « un service essentiel ».[9]

À l’échelle fédérale, aucune mesure sanitaire sérieuse n’est en place pour accompagner la reprise. L’improvisation et l’amateurisme du gouvernement sont consternants.

Pour éviter de nourrir l’inquiétude des Américains, Trump refuse de porter un masque en public. Même les dirigeants d’entreprises apparaissant à ses côtés sont contraints de le faire à visage découvert, pour rassurer le public et encourager la reprise. Ce faisant, Trump va à l’encontre des recommandations officielles et de l’obligation du port du masque en public instaurée dans de nombreuses juridictions. [10]

Donald Trump sacrifie la santé publique sur l’autel de l’économie, comme si ces deux aspects étaient mutuellement exclusifs. En cela, il est aidé par le Congrès et la banque fédérale, avec la bénédiction quasi incompréhensible de l’opposition démocrate. 

Explosion des inégalités : une tragédie politique en quatre actes

Bien qu’imparfaite, la réponse économique des principaux pays développés a consisté à maintenir l’emploi via des mécanismes de chômage technique subventionnés par l’État. 

À l’inverse, le Congrès américain a décidé de livrer sa population au chômage sans lui garantir une assurance maladie ni un revenu. Pendant ce temps, la Fed prenait une décision sans précédent : bannir le risque pour les investisseurs en bombardant les marchés d’argent frais. Pour le capitalisme financier, Wall Street est désormais un gigantesque casino où « à tous les coups on gagne ». Les profits sont réels, et les pertes épongées par la maison. 

Résultat, la bourse de New York renoue avec les sommets, tandis que 38 millions d’Américains se retrouvent sans emploi. Il s’agit ni plus ni moins du plus grand transfert de richesse jamais orchestré, dont les conséquences sont encore difficiles à appréhender. 

Le premier acte législatif, à l’initiative de la majorité démocrate à la Chambre des représentants, avait pour but de répondre à la crise sanitaire en assurant la gratuité des tests de dépistage et en obligeant les entreprises à offrir quinze jours d’arrêt maladie, pour permettre aux personnes symptomatiques de rester chez elles. Pourtant, la présidente démocrate de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, a décidé de son propre chef d’exclure les entreprises de plus de cinq cents employés, laissant de côté près de 50 millions d’Américains. Les Républicains ont approuvé cette décision, que le New York Times dénoncera dans un éditorial au vitriol. [11]

Le deuxième acte législatif, nommé CARES act, doit répondre à l’urgence économique. Cette fois, le Sénat est à la manœuvre, sous la houlette de son président républicain Mitch McConnell. Sa proposition initiale se résume à un chèque en blanc de 500 milliards pour les grandes entreprises, sans aucune contrepartie, et un chèque de 600 dollars pour chaque Américain. Ce projet, initialement estimé à 700 milliards de dollars, est rapidement porté à 1000 milliards, Trump « aimant les chiffres ronds ». 

Les démocrates ont négocié de nombreux ajouts et concessions, en particulier la création d’un comité de contrôle pour superviser les prêts accordés aux grandes entreprises, une extension importante de l’assurance chômage (étendue à quatre mois et gonflée de 600 dollars par semaine), 150 milliards de dollars pour les hôpitaux et 360 pour les PME. Le chèque aux Américains a vu son montant doubler (à 1200 dollars par adulte et 500 par enfant), mais est limité aux ménages gagnant moins de 75 000 dollars par an et par adulte. Le coût final du CARES act s’élève à 2300 milliards de dollars, soit l’équivalent du PIB de la France.

Le président de la minorité démocrate au Sénat Chuck Schumer s’est félicité d’avoir mis en place une « nouvelle assurance chômage sous stéroïdes » et Bernie Sanders a salué le fait que, contrairement à la crise des subprimes, les trois quarts des financements iront aux ménages et PME.

Mais cette aide temporaire ne traite aucunement sur le fond les pertes d’emploi ou les baisses spectaculaires de revenu, et va priver des millions d’Américains d’assurance maladie. Les chèques aux particuliers et aides aux PME vont mettre deux mois à arriver, du fait des lourdeurs bureaucratiques induites par le mode de distribution retenu. À l’inverse, l’aide octroyée aux grandes entreprises est immédiate. Elle vise à garantir les profits présents et futurs, via un mécanisme qui va redéfinir en profondeur le capitalisme américain. 

La Fed a ainsi mis à disposition de Steve Mnuchin, le secrétaire au trésor de Donald Trump et ancien cadre dirigeant de Goldman Sachs, un fonds spécial de 4000 milliards. Cette création monétaire sera utilisée en complément des 500 milliards d’aide aux grandes entreprises pour permettre des « effets de levier » afin d’arroser les marchés d’actions et d’obligations. Le tout à la discrétion de Mnuchin, le comité de contrôle négocié par les démocrates n’ayant qu’un droit de regard ex post. [12]

Wall Street a parfaitement compris le message. Un conseiller financier de JPMorgan écrivait récemment à ses clients qu’ils pouvaient s’attendre « à ce que les marchés retrouvent rapidement les niveaux record pré-Covid, tant que l’outil monétaire restera mobilisé ». 

Or, le directeur de la Fed a été on ne peut plus clair en déclarant qu’il « ne tomberait pas à cours de munitions ». Historiquement, la banque centrale intervient après l’éclatement d’une bulle financière. Là, c’est elle qui en gonfle une nouvelle, les investisseurs avertis n’ayant qu’à miser sur les produits et entreprises ayant ses faveurs.

Sous la pression des chiffres alarmants du chômage, l’aile gauche démocrate a voté le CARES act dans l’urgence, malgré ses problèmes évidents. Mitch McConnell a profité d’une procédure exceptionnelle pour imposer un vote expéditif et à l’unanimité au Sénat, sans amendements ni débats. Puis Nancy Pelosi a forcé la chambre des représentants à adopter le texte sans le modifier via un « vote à main levée », procédure permettant d’éviter la présence physique des 435 parlementaires. Justifiée par la crise sanitaire, elle possède l’autre avantage de garantir l’anonymat du vote.

Les vices du CARE act ne sont apparus qu’après. Par exemple, une niche fiscale introduite par les républicains a permis d’offrir 135 milliards de dollars de baisse d’impôts aux personnes gagnant plus d’un demi million de dollars de revenu annuel dans la finance et la spéculation immobilière.[13] De même, l’aide aux PME a été siphonnée par de grandes entreprises organisées selon le modèle de franchise, en particulier dans la restauration, et par des « petites entreprises » gérant des fonds spéculatifs et produits financiers, et mieux équipés pour obtenir les fonds rapidement auprès des grandes banques chargées de l’allocation des prêts. Ces banques ont amassé 10 milliards de dollars de profit dans l’opération, un cadeau indirect supplémentaire du CARES act pour Wall Street. Le plan d’aide aux PME a été un tel fiasco qu’il a justifié un troisième “acte” pour débloquer 450 milliards d’aide supplémentaire dans l’urgence.

Côté démocrate, seule Alexandria Ocasio-Cortez s’y est opposée. Elle s’est justifiée en citant l’absence de nouvelles mesures sociales, dénonçant le fait que les républicains n’avaient fait aucune concession. 

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Alexandria Ocasio-Cortez. ©Ståle Grut / NRKbeta

Ce qui nous amène au quatrième acte. Proposé par les démocrates à la chambre des représentants, ce texte baptisé « HEROES » doit combler les failles des packs précédents en se concentrant sur les ménages et les PME. Il avait été annoncé à l’aide du mot-dièse #putpeoplefirst (mettre les gens en premier, contrairement aux trois premiers actes) et devait servir de démonstration politique, afin de mettre Trump et les républicains au pied du mur. 

Du moins, c’est ce qu’avait annoncé Nancy Pelosi, en affirmant vouloir envoyer un « message ». Dans les faits, elle a ignoré les propositions de son aile gauche, malgré la mobilisation de sénateurs importants et de nombreux groupes de militants et d’ONG. Le résultat est un plan de 3000 milliards au contenu timide et politiquement désastreux.[14]

Au lieu de profiter de la crise pour étendre la couverture santé publique, Pelosi propose de recourir à un système mis en place par Ronald Reagan pour étendre la couverture santé des employés licenciés, nommé COBRA (sic). Ce plan, plus coûteux qu’une extension de l’Obamacare ou du Medicare, comme l’a démontré l’organe d’évaluation interne du Congrès (CBO), couvrira moins bien, et pour plus cher. Comment expliquer une telle ineptie ? Pour Jacobinmag, il s’agit d’empêcher qu’une extension des programmes publics n’agisse comme un cheval de Troie pour la nationalisation de la couverture santé (Medicare for all). D’où cette subvention massive aux compagnies d’assurances (estimée à 330 milliards) pour fournir une couverture santé aux nouveaux chômeurs sans remettre en cause le modèle privé.[15]

Le coronavirus expose les failles du système américain

Nancy Pelosi a refusé à sa minorité progressiste un plan de sauvegarde de l’emploi inspiré des mécanismes de chômage technique existant en Europe, malgré l’appui de sénateurs républicains. À la place, le HEROES act propose d’étendre la fameuse « assurance chômage sous stéroïdes » jusqu’au mois de janvier 2021, faisant officiellement des démocrates le « parti du chômage ». Pelosi a toujours déclaré qu’elle gouvernerait plus à gauche si elle n’avait pas pour impératif la défense des sièges les plus exposés aux républicains dont dépend sa majorité, typiquement défendus par des élus centristes. Mais ces derniers, contestés sur le terrain de l’emploi et débordés sur leur gauche par les républicains, s’allient de plus en plus avec leurs collègues progressistes contre Pelosi. En vain pour l’instant, le HEROES act ayant été adopté à la chambre des représentants. [16]

La cerise sur le gâteau reste le plan de sauvetage des entreprises de lobbyisme. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les dix mille lobbyistes qui travaillent à Washington ont formé une association pour se doter de leur propre lobby, afin de faire pression sur les élus pour obtenir leur propre plan de sauvetage. L’argument étant que sans lobbyistes, les législateurs ne seront plus capables d’écrire les prochains textes de loi.[17]

Officiellement, Nancy Pelosi a inclus cette demande dans le HEROES act pour contraindre les républicains à accepter les autres revendications démocrates. Mais puisque le texte a pour but d’envoyer un « message » et n’a aucune chance d’être voté par le Sénat, pourquoi inclure une telle aberration ? Surtout que ce texte prévoit des financements pour des groupes d’influence dotés d’un budget dépassant le milliard de dollars et s’étant illustrés par leurs attaques contre les démocrates, Medicare for All et Bernie Sanders.[18]

Le coronavirus aura ainsi exposé jusqu’au bout les faillites du système économique, social, mais également politique américain. 

Tandis que les inégalités explosent, Donald Trump et le parti républicain, dans une forme de « stratégie du choc », cherchent à supprimer les régulations environnementales et provoquer la faillite des programmes sociaux en refusant d’aider les états. De leur côté, les démocrates condamnent des millions d’Américains au chômage et aux aides sociales « sous conditions de ressources » tout en arrosant d’argent les lobbies, les grandes entreprises et Wall Street, sans contreparties. Depuis le début de la pandémie, un ménage américain sur deux a vu ses revenus diminuer. En même temps, la fortune des milliardaires a progressé de 435 milliards de dollars en deux mois. Vous avez dit dystopie ?

 

Notes et références :

  1. https://www.npr.org/sections/coronavirus-live-updates/2020/05/10/853505446/unemployment-numbers-will-get-worse-before-they-get-better-mnuchin-says
  2. https://www.latimes.com/california/story/2020-05-02/coronavirus-california-healthcare-workers-layoffs-furloughs
  3. https://nymag.com/intelligencer/2020/05/kids-are-going-hungry-because-of-the-coronavirus.html
  4. https://taibbi.substack.com/p/the-bailout-miscalculation-that-could et https://www.npr.org/2020/05/01/848247228/rent-is-due-today-but-millions-of-americans-wont-be-paying
  5. https://www.nytimes.com/2020/04/08/nyregion/coronavirus-race-deaths.html
  6. Lire notre article : https://lvsl.fr/covid-19-les-etats-unis-face-au-desastre-qui-vient/
  7. https://fivethirtyeight.com/features/democrats-and-republicans-are-increasingly-split-on-the-coronavirus-crisis/
  8. https://theintercept.com/2020/04/22/coronavirus-and-the-radical-religious-rights-bumbling-messiah/
  9. https://www.theguardian.com/commentisfree/2020/apr/30/trump-executive-order-meat-processing-workers-coronavirus
  10. https://theintercept.com/2020/05/09/pence-aides-positive-covid-19-test-exposes-folly-white-house-aversion-masks/
  11. Ibid 6.
  12. Pour la partie sur le CARES act, se référer à l’article suivant : https://www.rollingstone.com/politics/politics-features/taibbi-covid-19-bailout-wall-street-997342/ (rolling stone) et celui-ci de The Intercept : https://theintercept.com/2020/05/20/the-jungle-and-the-pandemic-the-meat-industry-coronavirus-and-an-economy-in-crisis/
  13. https://theintercept.com/2020/04/19/coronavirus-cares-act-millionaire-tax-break
  14. https://theintercept.com/2020/05/15/coronavirus-relief-house-heroes-act-progressives/
  15. https://www.jacobinmag.com/2020/05/nancy-pelosi-cobra-medicare-for-all-coronavirus-covid-m4a
  16. https://theintercept.com/2020/05/19/heroes-act-paycheck-bill-democrats/
  17. https://theintercept.com/2020/05/05/lobbyists-trade-groups-bailout/
  18. https://www.jacobinmag.com/2020/05/house-democrats-coronavirus-relief-bill-corporate-lobbyists

 

 

 

 

David Harvey : « Le Parti démocrate est clairement le parti de Wall Street »

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David Harvey en octobre 2010. readingcapital [CC BY 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by/3.0)]

David Harvey est un géographique britannique, auteur de nombreux ouvrages depuis les années 1960. Inspirés par la lecture de Marx, ses travaux balayent de nombreux thèmes, se focalisant particulièrement sur les évolutions des villes et du capitalisme. Entretien réalisé par Simon Vazquez pour Catarsi magazine.


Simon Vazquez – Nous aimerions commencer par parler de la crise. Dix ans après le krach de 2009, pensez-vous que nous sommes face à une crise globale du capitalisme ?

David Harvey – Il y a plusieurs façons de comprendre les crises. Je considère que les crises sont des périodes de réorganisation du capital. Il y a des gens qui croient que les crises marquent la fin du capitalisme. J’estime qu’elles sont plutôt des adaptations du capitalisme à de nouvelles circonstances et à des moments de restructuration vers un système alternatif.

SV – Selon vous, quelles ont été les conséquences de la crise de 2009 ? pensez-vous que la crise est terminée ou, comme certains économistes l’affirment, sommes-nous sur le point d’entrer dans une nouvelle récession ?

DH – C’est une question intéressante. En temps normal, on tend à constater que l’économie va bien, tandis que les gens vont mal. Ce qui s’est passé entre 2007 et 2009 est une grande anomalie car les réponses à la crise ont été différentes d’une aire géographique à une autre. En Occident, on a opté majoritairement pour l’austérité, en considérant que c’était une crise de la dette et qu’il fallait la réduire, qu’il fallait couper dans les dépenses au point de nuire à la qualité de vie de la majorité de la population. Cela n’a pas du tout affecté les ultra-riches, car les données montrent que les 1% (ou les 5%) ont très bien supporté la crise et ont réalisé d’importants bénéfices. Comme le dit le proverbe, « ne laissez pas passer l’opportunité d’une bonne crise ». Les financiers s’en sont plutôt bien sortis, de la crise.

« Dans les crises précédentes, comme dans les années 1930 ou 1970, le capitalisme a été réorganisé. Mais cette fois-ci, rien n’a changé. »

Mais il y a eu une autre réponse totalement différente, celle de la Chine. La Chine n’a pas opté pour des politiques d’austérité, elle a investi massivement dans les infrastructures et l’urbanisation. A tel point que les importations de matières premières ont grimpé en flèche, de sorte que les pays fournisseurs, comme le Chili avec le cuivre, l’Australie avec le fer et les minéraux, le Brésil avec les métaux et le soja, et ainsi de suite, ont eux aussi surmonté la crise assez rapidement. Je pense que la Chine, à elle seule, a sauvé le capitalisme mondial de l’effondrement. C’est un élément dont l’Occident ne tient pas vraiment compte. La Chine a créé plus de croissance depuis 2007-2008 que les États-Unis, l’Europe et le Japon réunis. Pour une réponse à une crise, c’est impressionnant.

Il y a donc eu deux façons de sortir de la crise. Techniquement, elle a pris fin en 2009, mais si l’on s’intéresse aux conditions de vie des gens, on constate une stagnation depuis 2007-2008. Pour ma part, je me focaliserais sur un élément : dans les crises précédentes, comme dans les années 1930 ou 1970, le capitalisme a été réorganisé. Dans les années 1930, la réponse a été l’économie keynésienne, l’intervention de l’État, le contrôle de la demande, etc. Dans les années 1970 ont émergé des recettes néolibérales qui ont fonctionné un temps. Mais cette fois-ci, rien n’a changé. Ou bien si, les politiques mises en œuvre sont encore plus néolibérales qu’auparavant. Mais le néolibéralisme a perdu de son pouvoir d’attraction et de sa légitimité. Nous sommes donc face à un néolibéralisme imposé par des moyens autocratiques, tantôt par le biais d’un populisme de droite, comme dans le cas de Trump, tantôt par le capital lui-même.

SV – Vous évoquez Donald Trump. Il arrive que les crises ouvrent la voie à l’organisation du peuple, mais aux États-Unis et en Europe, les citoyens ont davantage opté pour des idées et des dirigeants réactionnaires. Peut-on encore réfléchir au poids des termes comme les conditions objectives ?

DH – Oui, on peut y réfléchir, bien entendu. Pourquoi pas ? Les conditions objectives s’observent aussi en politique. Je pense que la gauche n’a pas bien réagi aux transformations du capitalisme et qu’elle peut encore reproduire les erreurs qu’elle a déjà commises. Par exemple, dans les années 1980 et 1990, l’Occident a été impacté par la désindustrialisation en raison des changements technologiques. La gauche a essayé de se défendre de la désindustrialisation et de protéger les classes populaires traditionnelles. Mais elle a perdu la bataille et avec elle, une grande partie de sa crédibilité. Aujourd’hui, l’Intelligence artificielle s’installe comme une thématique centrale. Elle prendra de l’ampleur et aura sur les services les mêmes effets que l’automatisation a pu avoir sur l’industrie. La gauche peut retomber dans l’écueil d’une lutte contre une innovation qui s’imposera quoiqu’il arrive. Je pense que nous devrions être une gauche créative qui embrasse l’intelligence artificielle, l’automatisation, l’idée de nouvelles organisations du travail, qui aillent au-delà de ce que nous propose le capitalisme.

Mais cela implique d’élaborer de nouvelles politiques, car la classe ouvrière traditionnelle a disparu dans de nombreux pays. Et, par conséquent, la base traditionnelle de la gauche a disparu. Pas intégralement, certes, mais pour une bonne partie. Nous avons donc besoin d’une nouvelle gauche qui se concentre sur des politiques anticapitalistes. Cela signifie que nous devons non seulement nous focaliser sur le travail et les travailleurs, mais aussi sur les conditions de vie, le logement, les services sociaux, l’environnement, la transformation culturelle. Nous avons besoin d’une gauche qui élargisse son regard pour appréhender ces questions dans leur ensemble, au-delà de la pensée traditionnelle d’une classe ouvrière comme la base sur laquelle tout reposerait.

SV – Si l’on se concentre sur ces points, il pourrait y avoir un potentiel révolutionnaire dans les mouvements sociaux urbains. Pensez-vous que ces derniers ont été sous-estimés par les partis de gauche ? Ou percevez-vous des changements ?

DH – Cela fait déjà un moment que les villes sont traversées par des mouvements sociaux. Par exemple, au cours des vingt dernières années, les principaux mouvements se sont concentrés sur la détérioration des conditions de vie dans les zones urbaines : les révoltes du parc Gezi en Turquie ; au Brésil, contre la hausse du prix des transports et le manque d’investissement dans les infrastructures. Nous devons admettre qu’il y a aujourd’hui plus de foyers de protestation dans ces mouvements que dans les revendications ouvrières. Il y a encore des problèmes sur les lieux de travail, mais la gauche doit être un canal politique pour les demandes des mouvements sociaux. Je le dis depuis un certain temps déjà. Dans les années 1970, j’avais déjà fait remarquer que la gauche devait s’engager sur cette voie, mais personne n’en tenait véritablement rigueur.

Depuis les années 2000, on m’a davantage écouté. Par exemple, le mouvement des locataires qui prend forme à New-York depuis un moment ainsi qu’en Californie est crucial. Combien de villes dans le monde comptent aujourd’hui des organisations de locataires ? Pourtant, peu de partis de gauche élaborent des politiques à ce sujet. Cela n’a pas de sens. Ces mouvements affrontent de grands groupes comme Blackstone, le plus grand promoteur immobilier du monde, qui contrôle déjà la Californie. Ils s’implantent à Shanghai, à Bombay, un peu partout, et ces mouvements de locataires sont fondamentalement anticapitalistes.

SV – Pensez-vous que ce problème global ouvre des possibilités d’unir les mouvements anticapitalistes issus de luttes différentes ?

DH – Les possibilités qui existent suscitent en moi de l’espoir : si un mouvement international d’expropriation de Blackstone venait à se constituer, par exemple, cela pourrait devenir intéressant.

SV – Dans votre livre Lógica geográfica del capitalismo [La logique géographique du capitalisme] vous dites être arrivé tardivement au marxisme. Quel élément de cette école de pensée retenez-vous plus que les autres ?

DH – Je travaillais sur des questions d’urbanisme quand je suis arrivé à Baltimore à l’âge de 35 ans. Je m’intéressais aux études sur la qualité du marché locatif, qui engendrait des contestations dans les villes américaines de la fin des années 1960. Dans le cadre de mes recherches, j’avais recours à la méthodologie des sciences sociales traditionnelles, mais elles ne fonctionnaient pas. J’ai cherché d’autres manières de l’aborder, et avec l’aide de quelques étudiants j’ai proposé d’en passer par Marx. J’ai trouvé ses apports pertinents, davantage pour des raisons intellectuelles que politiques.

« Lorsque Marx écrit Le Capital, le capitalisme dominait au Royaume-Uni, en Europe occidentale et aux États-Unis. Mais aujourd’hui, il est partout. Et les analyses de Marx au sujet des failles et des contradictions du capital me semblent toujours valables et importantes. »

Mais après avoir cité Marx à de multiples reprises, on a commencé à me qualifier de marxiste. Je ne savais pas ce que cela signifiait, mais au bout d’un certain temps cela m’était égal et je leur donnais raison. Est-ce que je suis marxiste ? Oui, je suis marxiste, mais aujourd’hui encore je ne sais pas très bien ce qu’on veut me faire endosser avec cette étiquette. Il y a chez Marx une composante anticapitaliste, c’est une critique du capital qui, à mes yeux, est plus importante aujourd’hui qu’elle ne l’a jamais été. Car lorsque Marx écrit Le Capital, le capitalisme dominait au Royaume-Uni, en Europe occidentale et aux États-Unis. Mais aujourd’hui, il est partout. Et les analyses de Marx au sujet des failles et des contradictions du capital me semblent toujours valables et importantes.

SV – Que diriez-vous aux nouvelles générations de militants qui s’intéressent davantage à l’action politique ?

DH – Marx disait que notre tâche n’est pas de comprendre le monde mais de le transformer. Mais je ne crois pas pour autant qu’il ne cherchait pas à comprendre le monde. Pourquoi a-t-il écrit Le Capital ? Car il pensait que pour changer le monde, il fallait dans un premier temps le comprendre, et bien le comprendre. Je pense qu’il est important que l’on réinvestisse les idées de Marx associées aux circonstances actuelles pour aider les gens à comprendre ce à quoi ils sont confrontés.

SV – Tel que vous l’envisagez, pensez-vous qu’il y ait de nouvelles perspectives pour comprendre Marx, à travers la géographie et l’histoire par exemple ?

DH – C’est mon intérêt pour l’urbanisme et la géographie qui m’a amené à lire Marx sous un angle inhabituel. Par exemple, dans mon livre Les limites du capital, je parle principalement de finances, ce qui n’était pas courant dans les années 1970. Je parlais de l’usage de la terre et des terres. Ma lecture de Marx a toujours été orientée vers une compréhension du développement géographique et de l’urbanisme. C’est ce qui me conduit à mettre l’accent sur des aspects de Marx que d’autres ignorent. Et le fait de rééditer un livre écrit en 1982 signifie que les gens le considèrent encore pertinent et souhaitent parler d’urbanisme, de logement, etc. Il y a un cadre de pensée autour de Marx qui va au-delà de ce qui a été historiquement étudié.

SV – La crise a favorisé une redécouverte de Karl Marx. Pensez-vous que cela a soulevé de nouvelles questions, de nouveaux problèmes pour la gauche ? La redécouverte de Marx semble être davantage liée à un enjeu politique qu’à un enjeu académique.

DH – Au cours de toutes mes années d’enseignement, j’ai vu des périodes où Marx suscitait de l’intérêt, puis du désintérêt, et de l’intérêt à nouveau. Depuis la crise de 2007-2008, on observe un regain d’intérêt, qui s’est un peu atténué, car on se fixe davantage sur des thèmes comme l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, la vague néolibérale-fasciste, l’interdiction du port d’armes, Bolsonaro, etc. L’intérêt s’est aujourd’hui déplacé sur le terrain de la politique. Les thèmes de l’économie politique sont moins dans l’air du temps, mais si l’économie mondiale devait connaître de nouveaux soubresauts, on en entendra de nouveau parler.

SV – Il y a à Barcelone un tissu associatif procédant d’une longue trajectoire qui a fait confiance aux pouvoirs locaux, mais l’expérience à la tête de la municipalité d’une force de gauche [Barcelona en comú, le mouvement politique d’Ada Colau] a engendré quelques déceptions. Pensez-vous que nous devrions revoir notre conception du pouvoir municipal ?

DH – Nous commençons aujourd’hui à saisir l’importance du pouvoir réel des municipalités. Aux États-Unis, on compte un certain nombre de mairies radicales. Seattle, par exemple. Los Angeles est plutôt progressiste également. Il existe une aile progressiste à New-York. Je pense que cela vient du fait que l’accent n’est plus mis sur les problèmes du monde du travail mais sur tous les autres aspects de la vie quotidienne : le logement, l’accessibilité, et ainsi de suite. Je pense que la gauche, à travers ses politiques, doit se concentrer sur ces problèmes. Les administrations locales doivent manœuvrer avec des domaines de compétences et des ressources limitées.

« J’aimerais que davantage de compétences soient transférées des gouvernements centraux aux gouvernements locaux. J’aimerais que les municipalités aient plus de pouvoir sur les États. »

Par exemple, à New-York, le maire ne peut pas appliquer de politiques fiscales, ce qui limite ses possibilités, car il s’agit de compétences étatiques. Et il faut ajouter à cela des conflits entre les différents échelons du pouvoir. A Barcelone, il y a aussi un gouvernement régional, qui n’est pas de la même couleur politique que le gouvernement municipal et l’un essaie de prendre le pas sur l’autre et vice versa. Je pense que c’est une question importante. Si un parti arrive au pouvoir, comme c’est le cas à Barcelone, y a-t-il un corpus et une trajectoire de gauche qui peuvent l’aider à gouverner l’administration et à appliquer ses propositions ?

Les compétences locales sont limitées. Au Royaume-Uni, par exemple, elles sont presque inexistantes. Ils ne peuvent guère faire plus que le ramassage des ordures. Il est difficile de traiter de tous les sujets que l’on souhaiterait. J’aimerais que davantage de compétences soient transférées des gouvernements centraux aux gouvernements locaux. J’aimerais que les municipalités aient plus de pouvoir sur les États. A Barcelone, le Conseil municipal pourrait élaborer des politiques sur la base de compétences dévolues à l’heure actuelle au gouvernement régional. Je ne connais pas exactement le cadre actuel, mais il est en réalité peu étudié, c’est à nous d’interpeller les universitaires pour qu’ils prennent ces questions à bras le corps.

SV – Quels aspects prendre en compte ? En matière de logement, par exemple, quelles orientations politiques adopter ?

DH – Le logement est un droit et il doit être considéré comme tel. Même la législation du Congrès américain en 1949 affirmait que tous les citoyens des États-Unis avaient droit au logement et à un cadre de vie décent. Si l’on croyait réellement à ce droit, la société s’organiserait pour le garantir. Le problème, c’est qu’on nous dit depuis un certain temps qu’il ne peut être garanti qu’à travers le marché. Mais le marché se fait une spécialité de le garantir uniquement pour les classes supérieures. Il ne l’assure pas véritablement pour les classes moyennes, et il multiplie les obstacles et les difficultés pour les classes populaires.

Le système du marché est un désastre lorsqu’il s’agit de garantir un logement digne universel, accessible à tout le monde, sans distinction de revenus, de race ou de genre. Je crois que le marché immobilier devrait être régulé. Comment ? En limitant le prix des loyers, par exemple. Je ne suis pas favorable à cette idée sur le long terme, car je suis davantage partisan de l’institutionnalisation. Le logement social qui était en vigueur autrefois pourrait être une solution, même si le néolibéralisme nous a rabâché qu’il était inefficace. Mais dès lors que l’on sait quelles sont les recettes néolibérales en la matière, pourquoi n’essayons-nous pas de faire différemment ? Institutionnalisons le marché du logement et faisons du logement social. On peut garantir le droit au logement sans passer par l’achat et la vente de biens immobiliers.

SV – Le rôle du marché dans un cadre économique socialiste suscite encore des controverses. Quel rôle devrait-il jouer selon vous ?

DH – Je n’aurais pas de problème avec un marché fondé sur l’échange, mais le problème survient quand les forces du marché sont inégales. Marx insistait sur la masse du pouvoir et sur la question de son contrôle. Par exemple, aujourd’hui, le fonds d’investissement Blackstone contrôle une trop grande fraction du marché. On ne parle pas beaucoup des synergies d’intérêts, mais on a là un colosse qui a sous son contrôle une immense masse de capital. Ils peuvent utiliser cette masse pour acheter des politiciens, corrompre les médias, acheter des élections, etc. Cet enjeu est crucial, il faudrait rompre avec des géants comme Google ou Facebook pour pouvoir changer de modèle.

SV – En Catalogne a pris forme un mouvement social considérable en faveur du droit à l’autodétermination, mais il ne donne pas lieu à un débat sur la souveraineté réelle dans le cadre de l’UE. Que faut-il à un peuple pour être souverain ?

DH – Quand on parle de souveraineté, il s’agit de savoir qui contrôle l’État. L’État contrôle-t-il la finance ou la finance contrôle-t-elle l’État ? Si nous étions Grecs, nous pourrions incontestablement affirmer que la finance contrôle l’État. La souveraineté serait dès lors un élément insignifiant, minoritaire, dans les relations de pouvoir qui entrent en jeu dans le contrôle de l’État.

En 1992, lorsque Bill Clinton a présenté son programme économique, son secrétaire au Trésor a été catégorique : « tu ne peux pas faire ça ». Bill Clinton lui a demandé pourquoi, et il lui a répondu : « parce que les financiers ne te laisseront pas faire ». Et Clinton a eu cette réponse restée célèbre : « vous êtes en train de me dire que la réussite de mon programme économique et ma réélection dépendent de la Réserve Fédérale et d’une putain de bande de traders ? ». Et Robert Rubin, son secrétaire au Trésor, qui venait de Goldman Sachs, lui a répondu « oui ». Clinton a fini par appliquer un programme néolibéral, symbolisé entre autres par l’ALENA (Accord de libre-échange nord-américain). Il n’a pas tenu certaines de ses promesses électorales, dont celle d’instaurer un système de santé universel et gratuit.

Qui commande donc en réalité ? Les spéculateurs ? Les politiques ? A l’heure actuelle, je dirais que le pouvoir est détenu par les spéculateurs. D’une certaine façon, je pense que même si on dispose d’une autonomie politique ou du moins si on a la volonté d’en disposer, on est malgré tout sommés de traiter avec le monde de la finance et le capital. La véritable autonomie ne se résume pas à dire « je suis politiquement indépendant ». On peut avoir une certaine marge d’autonomie politique, mais on ne peut échapper au capital.

SV – À propos de la politique aux États-Unis, des changements sont à l’œuvre avec la visibilité nouvelle des Démocrates socialistes. En quoi leur émergence peut-elle inspirer les mouvements politiques ailleurs dans le monde ?

DH – Jusqu’à présent, nous avons connu un même parti avec deux âmes, le parti de Wall Street. Les Républicains et les Démocrates s’écharpent sur beaucoup de sujets, mais ils convergent sur l’essentiel. Hillary Clinton est un produit de Wall Street, par exemple. Avant sa campagne, elle a commis l’erreur de prononcer des discours grassement rémunérés pour Goldman Sachs. Elle a reçu beaucoup d’argent de la part de Wall Street, et cela se savait. Tout le monde disait d’eux qu’ils étaient le parti de Wall Street. Le chef démocrate du Sénat, Chuck Schumer, a lui aussi reçu de l’argent de Wall Street.

Le Parti démocrate est clairement le parti de Wall Street, et ce depuis qu’il s’est dissocié des syndicats dans les années 1980. On voit émerger aujourd’hui une autre âme du parti qui entend défaire le lien avec Wall Street. Bernie Sanders a explosé en disant qu’il fallait une révolution dans la politique, qui pourrait passer par un Parti démocrate détaché de Wall Street. Mais la majorité à l’intérieur du parti ne l’entend pas de cette façon. Je dirais qu’un tiers du parti opte aujourd’hui pour se libérer de Wall Street, tandis que les deux autres tiers considèrent que le parti a besoin de Wall Street, de son aide et de son soutien. Mais on voit bien désormais que ce lien avec Wall Street est au cœur du problème.

La mobilisation citoyenne dans la rue est aujourd’hui dynamisée par les secteurs les plus radicaux, en particulier les jeunes. Les jeunes Américains nés après la guerre froide ne comprennent pas la rhétorique anticommuniste ni pourquoi on leur assène que les politiques socialistes sont désastreuses. La droite les met en garde : le socialisme réduira les dettes que vous contractez pour entrer à l’université et vous donnera accès aux soins gratuits. Évidemment, les jeunes trouvent que ça sonne plutôt bien et qu’après tout, si c’est cela le socialisme, pourquoi pas. Nous en sommes à ce stade.

Par ailleurs, il est clair que l’irruption de Donald Trump a contribué à mobiliser politiquement beaucoup de citoyens qui souhaitent freiner son agenda. De même, les attaques à l’encontre du droit à l’avortement et des droits des femmes ont éveillé une conscience et fait naître ce message : « nous devons extirper notre pays des mains de ces malades de droite qui détiennent le pouvoir ». Pas uniquement à l’échelle fédérale, à tous les niveaux. Il y a donc un mouvement de fond aux États-Unis.

SV – Y voyez-vous un changement ?

DH – Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’un changement, mais le recul va se poursuivre et on observera un virage à gauche aux prochaines élections. Cela dit, je ne suis pas sûr que ce virage aille très loin. C’est le parti de Wall Street, tout compte fait.