« L’administration Trump sera impitoyable à l’égard d’Assange » – Entretien avec Guillaume Long

Guillaume Long et Julian Assange dans l’ambassade d’Équateur à Londres © Présidence de la République d’Équateur

L’expulsion de Julian Assange a été autorisée par le gouvernement équatorien, qui lui avait pourtant procuré l’asile en 2012. Son extradition vers les États-Unis est exigée par l’administration Trump, qui acclamait pourtant Assange pendant sa campagne présidentielle. Derrière ces rebondissements alambiqués, on trouve une constante : la volonté de l’État américain (et de son État profond) de punir Julian Assange pour avoir nui à la superpuissance américaine. Guillaume Long, ministre des Affaires étrangères sous le gouvernement de Rafael Correa (2007-2017), revient pour LVSL sur les principaux acteurs et déterminants de l’affaire Julian Assange.


Arrestation de Julian Assange : la revanche de l’empire américain

Julian Assange © Telesur

Le 11 avril 2019, Julian Assange, fondateur de Wikileaks, était arrêté à l’intérieur de l’ambassade d’Équateur à Londres, dans laquelle il avait trouvé l’asile politique depuis 2012. Lenín Moreno, l’actuel président équatorien depuis mai 2017, a lui-même « invité » la police londonienne à entrer dans son ambassade, cédant aux pressions des États-Unis. Cet épisode fait suite à une évolution des rapports de pouvoir survenus au sein de l’État équatorien et américain ; il découle des nouvelles orientation géopolitiques prises par la Maison Blanche depuis l’élection de Donald Trump. 


Si Lenín Moreno affirme que l’arrestation de Julian Assange est motivée par la violation des conditions de sa liberté conditionnelle, Jen Robinson, avocate de Julian Assange, y voit la réponse à une demande d’extradition de la part des États-Unis. Le chef d’accusation présumé consiste dans la divulgation des dossiers de guerre classifiés en 2010 obtenus grâce à l’ancienne soldate Chelsea Manning – elle-même de nouveau en prison depuis le 9 mars dernier pour avoir refusé de témoigner contre Wikileaks. Assange, quant à lui, pourrait être condamné à cinq ans de prison d’après le département de la justice des États-Unis.

Ces informations publiées en 2010 dévoilaient l’ampleur des crimes de guerre perpétrés par l’armée états-unienne en Irak et en Afghanistan ; éléments déclencheurs de « l’affaire Assange », ils ont permis d’établir à quel point ces huit années de guerre se sont déroulées en violation avec le droit international. La vidéo « collateral murder », diffusée le 5 avril 2010, prouvait que l’armée états-unienne commanditait des assassinats ciblés, alors couverts comme étant des « dommages collatéraux » et des « bavures » et a fait le tour du monde. Si l’administration Obama a par la suite reproché à Assange d’avoir mis en danger la « sécurité nationale » des États-Unis, une analyse du département de la Défense datant de 2017 établit que ces « leaks » n’ont eu aucun impact ni sur la stratégie militaire états-unienne, ni sur son succès en Irak et en Afghanistan.

Assange et les jeux de pouvoir au sein de l’État américain

Mis en cause par la justice suédoise pour une accusation de viol – classée sans suite -, craignant une extradition vers les États-Unis alors qu’il se trouvait à Londres, Julian Assange s’est réfugié dans l’ambassade d’Équateur en 2012. Ce choix n’avait rien de fortuit : le gouvernement équatorien, alors dirigé par le président Rafael Correa (2007-2017), critiquait ouvertement la géopolitique états-unienne et affichait une volonté de s’affranchir du modèle économique promu par Washington. Julian Assange pariait sur un petit État latino-américain, peuplé d’à peine quinze millions d’habitants, historiquement soumis à l’hégémonie des États-Unis. Cet asile lui a permis de continuer à publier des informations secrètes pendant plusieurs années, demeurant le centre de l’attention mondiale dans les quelques dizaines de mètres carrés de son ambassade, et l’icône des mouvements critiques de la super-puissance américaine.

Rencontre (virtuelle) entre Rafael Correa et Julian Assange, à quelques mois de sa réclusion à l’ambassade d’Équateur.

La présidence de Rafael Correa coïncidait, chronologiquement, avec celle de Barack Obama. Celui-ci critiquait depuis de nombreuses années les erreurs grossières commises par George W. Bush, dont la « grande stratégie néo-impériale » – pour reprendre le concept développé dans un article de l’éminente revue Foreign Affairs – menaçait la stabilité de l’hégémonie américaine sur le long terme. Lorsque Barack Obama arrive au pouvoir en 2009, une partie importante des élites économiques, financières et militaires est acquise à l’idée que la violation ouverte du droit international promue par les néoconservateurs, qui a caractérisé les présidences de George W. Bush, ne peut qu’être défavorable aux intérêts des États-Unis. Les deux mandats de Barack Obama signent ainsi le déclin du courant néoconservateur au sein de l’État américain.

Cette volonté de se départir de l’image « d’État voyou » léguée par son prédécesseur a poussé Barack Obama à adopter une attitude relativement conciliante à l’égard de Wikileaks. Si l’administration Obama n’a jamais renoncé à extrader Julian Assange aux États-Unis, elle n’en a pas fait l’une de ses priorités. Plus sensibles aux revendications de la Chambre de commerce des États-Unis que des néoconservateurs, les diplomates nommés par Obama ont davantage pressuré l’Équateur pour défendre les grandes entreprises américaines (dont la fameuse multinationale Chevron) que sur l’asile accordé à Assange.

L’élection de Donald Trump marque un tournant significatif. Les déclarations laudatives du candidat Trump à l’égard de Wikileaks lors de la campagne présidentielle, ainsi que sa critique erratique des guerres interventionnistes menées par les États-Unis, ont poussé une partie importante des médias à émettre l’hypothèse d’une complicité naissante entre l’outsider milliardaire et l’organisation dissidente. Une fois élu, Donald Trump a rapidement dissipé toute ambiguïté en s’entourant de figures néoconservatrices de l’ère Bush, hostiles à Julian Assange. La fraction néoconservatrice de l’État américain ayant repris le dessus, la sécurité de l’empire devait primer toute autre considération ; l’arrestation d’Assange, symbole vivant de la défiance à l’égard de la super-puissance américaine, devenait une priorité – au même titre que la chute du gouvernement chaviste au Venezuela et du régime des mollahs en Iran.

Ce durcissement de la politique étrangère états-unienne survient alors qu’un changement de pouvoir décisif a lieu en Équateur.

Lenín Moreno, le FMI et les scandales de corruption

En avril 2017, Lenín Moreno, ex-premier ministre de Rafael Correa, remporte les élections présidentielles équatoriennes face au banquier libéral Guillermo Lasso. En apparence, c’est un triomphe pour les « corréistes » ; en réalité, les proches de Rafael Correa savent que Lenín Moreno ne va pas tarder à adopter des orientations politiques bien plus libérales et pro-américaines que son prédécesseur. Peu de temps plus tard, réformes néolibérales et rapprochements diplomatiques avec les États-Unis se succèdent. Celui qui, au sein du gouvernement de Rafael Correa, avait toujours été hostile à Julian Assange, ne tarde pas à montrer qu’il est prêt à faire des concessions sur ce dossier.

Moreno décide progressivement de durcir les conditions « d’hébergement » d’Assange en réduisant son temps de visite et ses communications avec ses proches et avocats. Le paroxysme est atteint le 28 mars 2018, lorsque sa connexion internet lui a été coupée, lui enlevant ainsi tout contact avec le monde extérieur. Le 19 octobre de la même année, son avocat Baltasar Garzon annonce qu’une procédure est en cours pour porter plainte contre l’Équateur pour violation des droits fondamentaux d’Assange.

Cette évolution fait suite à des pressions émanant du département d’État américain, mais répondent peut-être également à des enjeux de politique interne. Depuis plusieurs semaines, en effet, Moreno est embourbé dans de multiples scandales de corruption. Le procureur général de l’Équateur a publié une déclaration le 19 mars dernier, indiquant qu’une enquête avait été ouverte sur le scandale des « documents INA » (acronyme des prénoms des trois filles de Moreno : Irina, Karina et Cristina) impliquant le président Lenín Moreno et sa famille. L’un des proches de Moreno, Xavier Macias, aurait exercé des pressions au sujet du contrat de la centrale hydroélectrique Coca Codo Sinclair (contrat d’un montant de 2,8 milliards de dollars) ainsi que de l’usine Zamora 300MW, afin que ces contrats soient obtenus par Sinohydro, une compagnie de construction détenue par l’État chinois. Les montages financiers de cette entreprise chinoise passent par plusieurs comptes appartenant à la compagnie d’investissements INA, une entreprise fantôme fondée à Belize, paradis fiscal notable, par Edwin Moreno Garcés, le frère même du Président. Les éléments les plus accablants semblent indiquer que les fonds furent utilisés pour l’achat d’un appartement de 140 m² dans la ville d’Alicante en Espagne, et de plusieurs articles de luxe pour le président Moreno et sa famille à Genève en Suisse, durant sa mission d’Envoyé Spécial pour les Droits des Handicapés auprès des Nations Unies. En réaction, le gouvernement équatorien a dénoncé une conspiration visant à le renverser, qui serait orchestrée par Wikileak et l’ex-président Rafael Correa – sans que le moindre élément permette d’établir la responsabilité de Wikileaks quant à la fuite de ces documents.

Le pouvoir de Lenín Moreno voit son impopularité s’accroître de jour en jour. Les élections locales et régionales du 24 mars dernier ont soulevé des controverses quant à leur régularité ; elles ont été accompagnées d’allégations de fraude quant au décompte des voix, notamment des tentatives de validation de votes nuls et de disqualification des candidats de l’ancien président Rafael Correa. Ainsi, les observateurs de l’Organisation des États Américains ont pu relever un manque de transparence et de légitimité dans ce processus électoral. On peut donc interpréter la décision prise par Moreno d’expulser Julian Assange comme une tentative de diversion par rapport aux critiques qui pèsent sur lui.

D’aucuns, du côté des corrésites, estiment que l’éviction de Julian Assange est liée à un autre événement récemment survenu : un prêt de 4,2 milliards de dollars émanant du Fonds Monétaire International (FMI) au gouvernement Moreno. Cet accord coïncide avec le licenciement de plus de 10 000 fonctionnaires et la mise en place d’une politique de réduction du secteur public et des dépenses sociales, symptômes du tournant néolibéral du gouvernement Moreno. A-t-il également été conditionné à l’éviction de Julian Assange ? C’est ce qu’affirment certains critiques de Lenín Moreno, arguant du poids considérable des États-Unis auprès de l’institution financière internationale.

La presse traditionnelle, Wikileaks et la question du journalisme

Dans le bras de fer entre Wikileaks et le gouvernement états-unien, il faut mentionner un acteur essentiel : le système médiatique. La couverture médiatique de Julian Assange, globalement défavorable, s’est refusée à lui reconnaître le statut de « journaliste », le présentant comme un « activiste » – voire un « hacker ». Julian Assange revendique pourtant le statut de journaliste indépendant, dont le travail ne serait pas de s’immiscer dans des conflits d’intérêts inter et intra-étatiques, mais de permettre aux citoyens de savoir ce que font leurs gouvernements en leurs noms. En se positionnant comme un contre-pouvoir, il a logiquement été présenté comme l’ennemi de la sécurité des États – mais aussi, rapidement des journalistes et de la presse traditionnelle. Il est pourtant permis de se demander en quoi le travail effectué par Wikileaks depuis sa création, à savoir la diffusion d’informations secrètes auprès du public, se différencie fondamentalement du journalisme traditionnel – si ce n’est l’ampleur des révélations et la volonté d’indépendance absolue de Wikileaks à l’égard des gouvernements et des organisations privées.

Glenn Greenwald, journaliste du Guardian contacté par Edward Snowden pour révéler en 2013 l’interception illégale et la surveillance de masse perpétrées par la NSA, a subi, dans une moindre mesure, un traitement médiatique similaire. Dans son livre No Place to Hide, il dénonce le dévoiement du « quatrième pouvoir » par les liens interstitiels entre ceux qui gouvernent et ceux qui transmettent des informations. En outre, il pointe du doigt la concentration accrue des richesses qui permet aux sociétés les plus fortunées d’acheter de l’influence dans les journaux, les chaînes de télévision, le secteur cinématographique, les réseaux sociaux, etc. Raison pour laquelle il en arrive à la conclusion qu’il est crucial de conserver des journalistes indépendants et de véritables contre-pouvoirs, à l’instar de Julian Assange.

Qu’espérer de la justice anglaise ou américaine, qui ne reconnaît pas l’activité de Julian Assange comme un travail journalistique, et à cet égard ne le protège pas comme journaliste ? Comme le suggère Juan Branco, avocat français de Julian Assange, la seule réponse est aujourd’hui politique – celle qui émane de la société civile globale.

Par Taysir Mathlouthi, Denis Rogatyuk et Vincent Ortiz. Traduction réalisée par Patricia-Ann Boissonnet et Loïc Dufaud-Berchon.

Comment les multinationales sont en train de reprendre le pouvoir sur internet – Entretien avec Juan Branco

Le monde de l’information traverse une période de mutations dont l’issue est incertaine. Face à l’influence déclinante des médias traditionnels, les réseaux sociaux s’imposent comme des plateformes incontournables. Longtemps considérés comme des îlots de liberté face aux médias officiels, ils sont pourtant investis par une logique de marchandisation et de contrôle de plus en plus étroit de la part des multinationales… Juan Branco est avocat de Wikileaks. Docteur en droit, il analyse les bouleversements auxquels est sujette l’information (et, plus largement, la politique) dans le monde de Facebook et Google.


LVSL Les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) pourraient contourner les médias officiels et fournir une alternative démocratique à la grande presse. On remarque pourtant que par bien des aspects, ils reproduisent des modèles propres aux médias dominants (mise en avant des publications commerciales au détriment des publications politiques, course au buzz). Pensez-vous que les GAFA puissent réellement servir de contrepoids au système médiatique actuel ?

Juan Branco – Par essence, l’entreprise ne fait pas le bien ou le mal : elle fait de l’argent. On est tombé dans le panneau avec les GAFA et leur discours altruiste car l’époque, laissant naître de nouveaux mondes où tout semblait possible, était propice aux confusions. Là encore, la grande déficience des médias traditionnels a joué. Au lieu de chercher à comprendre le modèle économique de ces entreprises, ils se sont contentés d’en reproduire le discours. Si bien que, quand ces entreprises ont atteint une position monopolistique sur leurs marchés – ce qui est essentiel pour s’imposer comme réseau social, par exemple – il était bien trop tard pour émettre une critique et lancer des alternatives qui ne seraient pas capitalistes ou mercantiles – bref, qui ne seraient pas guidées par la seule ambition du profit. Ces entreprises pouvaient rentabiliser leur offre et développer des algorithmes pour favoriser les contenus les plus consommables, rompant tous les schémas égalitaristes qui présidaient à leur lancement, et se débarrasser des impératifs éthiques auxquels elles avaient fait mine de se soumettre : nous ne pouvions plus rien contre elles. Jouant des apparences de jeunesse, de la fascination suscitée par l’outil technologique, de l’ignorance des mécanismes profonds sur lesquels elles s’appuyaient, elles ont mis en avant des idéaux qui servaient leur image, mais ont montré une absence complète d’intégrité au moment de faire des choix et de les préserver. Aujourd’hui, elles tentent comme elles le peuvent de se raccrocher à cette genèse, par crainte de faire peur, et d’ainsi être mises sous tutelle et perdre leur moral économique. Elles ne le font et le feront qu’au regard de leurs intérêts économiques – d’intérêts dont la satisfaction dépend de la capacité du politique à s’imposer à elles – et non d’une quelconque morale ou éthique.

Faut-il rappeler cette évidence ? Le seul espace où le bien commun est pris en compte, fût-ce de façon défaillante, c’est par nature celui du politique et par extension, dans nos systèmes actuels, de l’État. Ces espaces sont ceux où est théoriquement mis en commun l’ensemble des intérêts de la société et où résident les êtres chargés de trancher au profit du bien commun. Ce peut être le fait de l’État ou d’autres formes d’organisation politique là où elles existent (de type anarchiste, etc.). Mais en tout cas, aujourd’hui, dans sa forme moderne quasi-universelle, c’est l’État, ses régulations, ses lois qui amènent toute la cohorte, qu’elle soit entrepreneuriale ou non, à suivre un certain nombre de directions qui sont décidées par l’ensemble de la population ou, a minima, par leurs représentants, en vue d’une projection collective.

“On en vient à comprendre que la Russie, la Chine et l’Iran se sont donnés les outils d’une souveraineté numérique en créant les concurrents de Google et Facebook. Cela leur permettra demain, s’il y a une révolution sociale, de pouvoir avoir un véritable espace démocratique. Ce n’est pas notre cas aujourd’hui. Immense paradoxe !”

Si l’on sort de la question économique, on peut considérer que Twitter et Facebook, tant qu’ils étaient dans une phase de bienveillance visant à capter de l’audience et à s’installer monopolistiquement, étaient des outils subversifs – ils l’ont été pendant les révolutions arabes. Aujourd’hui, ils sont cependant devenus des outils de répression majeurs parce qu’évidemment, par la concentration des données qu’ils suscitent, ils sont des instruments extraordinaires au profit des services de renseignement, des puissances étatiques. Tout cela amène à ce que l’on en vienne à comprendre que la Russie, la Chine et l’Iran qui, pour de mauvaises raisons, par réflexe sécuritaire, ont cloisonné leur système, se sont donné les outils d’une souveraineté numérique en créant les concurrents de Google, Facebook et compagnie, et en leur interdisant de pénétrer leur marché. Cela leur permettra demain, s’il y a une révolution sociale ou un renversement de ces régimes, de disposer d’un véritable espace démocratique. Ce n’est pas notre cas aujourd’hui. Immense paradoxe !

Juan Branco en compagnie de Julian Assange. Extrait de l’émission « le gros Journal » de Canal+, 24/10/2016.

Même en préservant l’ensemble de nos structures démocratiques, on se trouve en effet dans une situation où notre potentiel démocratique est complètement annihilé, d’un côté par les puissances du marché, par cette soumission à des intérêts privés qui captent et dominent des espaces autrefois régulés par la puissance publique ; et par ailleurs, par le pouvoir que ces intérêts économiques donnent aux puissances tutélaires d’espaces politiques qui nous sont extérieurs. Si demain, pour des raisons géopolitiques, nous entrions en conflit avec la puissance états-unienne pour une raison ou pour une autre, celle-ci aurait les moyens, au-delà même des questions de dépendance technique touchant à nos moyens de communication, d’influencer directement nos espaces politiques nationaux, de manipuler les opinions, de nous soumettre absolument ; et finalement, de déstructurer des pans entiers de notre économie. Sur le long terme, on va se rendre compte qu’on a fait un sacrifice majeur qui va être très difficile à renverser.

LVSL – Pensez-vous qu’une stratégie de reprise en main de ces réseaux est compatible avec ce monde qui vient, le monde des GAFA et de Wikileaks ou est-ce qu’il y a une contradiction ?

Juan Branco – Évidemment, il y a une tension d’ordre presque aporétique. Ce que l’on voit d’un côté, c’est que la Chine est en train de devenir un acteur de premier plan à l’échelle mondiale, mais surtout de reprendre sa souveraineté et sa domination sur l’espace Asie-Pacifique comme elle ne l’avait pas fait depuis des siècles ; que l’Iran est en train de gagner son pari au Proche et Moyen-Orient ; que la Russie de Poutine est en train de renforcer son pouvoir et son influence dans son espace immédiat. Bref, on est en train de voir que les puissances qui ont fait des choix qui ont été tournés en ridicule ou méprisés sont dans une phase de solidification qui contraste avec la voie que prennent les démocraties occidentales et notamment européennes, qui ont accepté de renoncer à ces outils et à leur projection sur le monde, s’installant dans une soumission confortable à leur puissance tutélaire, mais surtout, et c’est pourquoi cela touche également aux États-Unis, renonçant à toute emprise, même minimale, du politique sur ces sujets. Cela explique cette perte de repères, cette impression qu’il n’y a pas vraiment de direction donnée et que nous sommes en train de nous mettre dans les mains de pouvoirs populistes ou autoritaires, comme l’est selon moi fondamentalement le pouvoir de Macron. La dé-souverainisation créé des sentiments de creux et de dépossession qui suscitent immédiatement une recherche de rigidification de l’espace politique pour se rassurer.

“La volonté de contourner l’État pour reconstruire des espaces politiques prend par tous les bords : le bord religieux, le bord anarchisant, le bord société civile sur-démocratisant, le bord extrêmement autoritaire (…) avec de l’autre côté évidemment les grandes multinationales.”

Alors, dans ce contexte particulièrement délétère, il y a une concurrence très forte qui émerge entre plein d’acteurs opportunistes pour prendre la place, entre les mouvements de contestation de type Indignés, Wikileaks, Anonymous dans l’espace virtuel, l’État islamique et les mouvements terroristes divers dans les espaces intermédiaires, le Comité Invisible dans le plus pur réel… L’a-étatisation et la volonté de contourner l’État pour reconstruire des espaces politiques prend par tous les bords : le bord religieux, le bord anarchisant, le bord société civile sur-démocratisant, le bord extrêmement autoritaire, le bord populiste, tout cela composant une multitude aux aguets, qui montre les dents et qui veut mordre partout où l’État se désengage. Avec de l’autre côté, évidemment, cet agent étrange et intermédiaire, à la fois outil d’influence des États et grand déprédateur, que sont les grandes multinationales.

Et dans ce contexte où tout s’accélère apparaît l’urgence de prendre position et de faire un choix, alors que ce choix n’a rien d’évident. Car on prend d’évidence un grand risque à faire le pari de l’affaiblissement de l’État, y compris pour les bonnes raisons ; mais on prend tout autant un risque à défendre l’État sous une forme qui est devenue si dégradée que celui-ci ne semble servir de support qu’à la prédation et à l’oligarchie, sans jouer son rôle de défense du bien commun – sinon seulement a minima, sur la question de la sécurité, des frontières, etc… On prend un grand risque à laisser une organisation comme le Comité Invisible se déployer, mais aussi à inhiber ces initiatives locales qui font contrepoids et permettent de créer des poches de respiration qui évitent l’éclatement immédiat de la société. Aujourd’hui, on prend un grand risque, en somme, à toute forme d’engagement. Et on prend un plus grand risque encore à ne rien faire, à laisser par exemple Wikileaks crever la gueule ouverte sans soutien ni appui, hors sol, soumis à des velléités d’instrumentalisation permanentes de grandes et petites puissances, qui cherchent ici à intervenir sur des processus relativement démocratiques afin d’affaiblir cet espace-là, là à défendre leurs intérêts immédiats sans jamais se dévoiler, laissant des êtres d’une immense valeur, mais isolés et sous pression permanente, prendre des décisions qui emporteront potentiellement le destin du monde. Cette tension immense, cette difficulté à se déterminer, avec des enjeux qui traversent les frontières éthiques et inimitiés jusque-là codifiées, explique en partie l’apoplexie de la population, cette défiance permanente qui intoxique nos démocraties et peut-être plus encore notre jeunesse. On est dans un moment sans direction où il devient pourtant impératif de choisir son camp et de l’investir, car l’histoire est en mouvement. Et il faut le faire sans certitude aucune sur les conséquences de nos choix, qui dépendront grandement d’évolutions sur lesquelles les vecteurs éthiques qui nous auront déterminés n’auront aucun poids.

On est à la préhistoire de bouleversements qui vont être majeurs. On peut s’accrocher autant que l’on voudra à la nostalgie du monde qui existait jusqu’ici, mais je pense que c’est complètement perdu d’avance”

LVSL – L’élection de Trump a enclenché une contre-offensive (du New York Times, de Google, du Monde avec son Decodex, de Macron avec sa loi anti-fake news) destinée à minorer les oppositions dissidentes sous prétexte de lutte contre les fake news. Qu’en pensez-vous ?

Juan Branco – Disons que ces appareils de pouvoir ont besoin de garder leur centralité, sans quoi ils perdent leur sens. Le New York Times n’existe que parce qu’il est censé accueillir l’ensemble du monde en lui et décider justement de ce qui est audible ou pas. Vous pouvez considérer que le New York Times permettait d’avoir un espace relativement sain d’expression et de distribution de l’information qui, malgré ses limites, contenait la société, son visible, dans des bornes qui étaient tout au moins acceptables. On peut dans un autre sens considérer que s’ouvre devant nous une période fascinante, créative, qui propose un éclatement complet des limites qui nous étouffaient, des manipulations auxquelles ces appareils de pouvoir se livraient toujours plus régulièrement. Quoi qu’il en soit, on arrive un peu tard pour dire « c’est bien » ou « c’est pas bien ». Les nouveaux « grands de ce monde » peuvent s’allier aux anciens et limiter, avec les algorithmes, les certifications diverses et tous ces dispositifs qui visent en fait à recréer une hiérarchie de l’information, ces évolutions, ces transformations, mais ils ne pourront nous faire retourner en arrière. On est à la préhistoire de bouleversements qui vont être majeurs. On commence à voir la stabilisation de nouveaux outils, une tentative de recréation d’un ordre, après la phase d’expansion et de floraison. Mais celui-ci arrive-t-il à temps, et qu’est-ce qui va naître de ce ralentissement ? L’espace mondial est en train de se reconfigurer et on est aux toutes premières prémisses de quelque chose qui va susciter des guerres, des révolutions, une recomposition de notre rapport au monde, et cela risque fort de dépasser toutes les volontés des pouvoirs existants réunies. On peut s’accrocher autant que l’on voudra à la nostalgie du monde qui existait jusqu’ici, je pense que c’est complètement perdu d’avance et qu’il faut avancer : il va falloir se battre, ça va être sanglant, on va perdre beaucoup de combats mais on va être obligé de le faire, et cela va nous donner une légitimité : car nous allons enfin redevenir acteurs d’un destin qui nous échappait.

LVSL – Il y a une inconscience sur la capacité des GAFA à utiliser leurs données. La plupart des gens disent “moi je n’ai rien à me reprocher donc je ne vois pas de problème à livrer mes données”. Les oppositions aux lois autoritaires de collecte des données, sur prétexte antiterroriste, sont très faibles. Et quand on interroge les gens sur la possibilité de donner leurs données en échange de baisses de tarifs sur les assurances par exemple, ceux-ci sont capables de donner, pour des baisses minimes, un nombre assez incroyable de données personnelles…

Juan Branco – J’ai enseigné ce matin un texte de Marx à mes élèves, que je découvrais avec eux. Il y détaille l’une de ses théories les plus simples et à la fois les plus importantes, à savoir que la conscience individuelle n’existe pas, qu’elle est déterminée par la position que l’on occupe dans les rapports de production, que ces rapports de production sont ce qui crée la conscience collective et que l’accès à cette conscience collective ne passe que par le moment où nos intérêts individuels sont atteints par une circonstance extérieure, ce qui va nous donner l’impression d’avoir une conscience individuelle. Ce n’est que lorsque l’on ressent un inconfort individuel que, tout à coup, l’on va se rebrancher à la conscience collective (en pensant le faire par intérêt), cet embranchement faisant naître en retour l’impression d’une conscience individuelle, qu’il faut absolument dépasser pour comprendre qu’on a telle position dans les rapports de production, etc… Je ne suis pas marxiste, mais c’est exactement ce qui se passe : aujourd’hui, il n’y a pas d’atteinte visible à nos intérêts, on ne se rend pas compte qu’on est en train de se faire arnaquer par les compagnies d’assurance qui jouent sur les « primes positives » en échange de nos données personnelles pour mieux accroître leurs profits, et plus généralement par le système économique fondé sur une exploitation féroce de notre intimité qui est en train de se mettre en place. Tout est présenté à chaque fois de façon positive pour éviter cette prise de conscience, car tout est fait pour masquer l’inconfort individuel, créer des gratifications artificielles qui aspirent l’individu au sein du système, empêchent toute forme de rejet qui pourrait ensuite coaguler, ou plus précisément faire que l’on prenne conscience que ces gratifications individuelles ne sont qu’un masque visant à asservir et à écarter.

“La précarisation de la recherche et des phénomènes comme la montée des prix de l’immobilier dans les centres-villes des capitales, font qu’aujourd’hui, on ne peut plus vivre avec un salaire de chercheur dans le centre et que du coup, on ne peut plus avoir accès aux classes de décideurs, se mêler à elles, les influencer, s’en faire reconnaître…”

Regardez. Tant qu’il n’y avait pas eu la Seconde Guerre mondiale, il n’y avait eu nulle part une prise de conscience réelle que l’antisémitisme n’était pas qu’un mal mineur et qu’il allait servir de vecteur à des catastrophes inimaginables pour l’ensemble de la collectivité, bien au-delà de la communauté ciblée, et qu’en cela il s’agissait d’une question fondamentalement politique, qui devait être prise en charge collectivement. Tant que les conséquences ne sont que virtuelles ou en tout cas suffisamment disséminées pour qu’on n’arrive pas à les raccrocher à notre situation personnelle de façon convaincante, tant qu’il s’agit, par exemple pour l’évasion fiscale, de sommes abstraites et non reliées, dans les consciences collectives, au fait que le chômage, la précarisation, sont liés à ces bouleversements technologiques et à l’accumulation de richesses par ces entreprises qui ont construit un système visant à nous asservir, et je pèse mes mots, il ne se passera rien.

Or cela ne se produit pas, et dès lors les politiques, qui sont censés lutter pour notre émancipation – cela semble naïf, ça ne l’est pas du tout – sont complètement incapables d’ajuster leur logiciel et d’agir en conséquence.

LVSL – Comment expliquez-vous ça ?

Juan Branco – Si les stratégies de valorisation, fondées sur des recherches cognitives, psychologiques, etc., que mettent en œuvre les grandes entreprises afin de nourrir cette « économie positive » à travers le contrôle de notre attention (le fameux temps de cerveau disponible) fonctionnent, c’est tout simplement parce que l’espace intellectuel est complètement sinistré. Il y a un mouvement qui a commencé dans les années 70 avec la multiplication des chaînes de télévision et la privatisation rampante de ce média – qui l’asservissait naturellement à une recherche de profitabilité sans limites ou presque, on pourrait parler des régulations publiques catastrophiques justifiées par une pseudo-défense de la « liberté » que ces chaînes auraient incarné… – qui a eu lieu alors même que s’affaissaient les vecteurs de l’État à travers les politiques néolibérales. Je n’aime pas ces termes catégorisants, mais en l’occurrence celui-ci me semble assez évident d’application pour ce qui nous concerne : dans ce domaine précis, la précarisation de la recherche s’est ajoutée à la starisation de pseudo-intellectuels qui « passaient bien à la télévision », mais aussi à des facteurs apparemment sans rapport, comme l’explosion des prix de l’immobilier dans les centres-villes des capitales, qui font qu’aujourd’hui, on ne peut plus vivre avec un salaire de chercheur à Paris sans être un héritier – et donc sans être conformé, à défaut de conformiste – et que du coup, les classes intellectuelles ne peuvent plus avoir accès aux classes de décideurs, aux classes économiques ou artistiques, se mêler à elles, les influencer, s’en faire reconnaître… Il n’y a plus l’effet d’entraînement mutuel qui conduisait au fait que ce n’était pas très grave si vous étiez précaire, parce que vous viviez dans une estime et une reconnaissance, une capacité à agir sur le monde, au centre de quelque chose qui vous donnait de l’influence, qui vous donnait une valorisation symbolique, un sens.

“Quelle valeur donner à l’effort, à la création intellectuelle, quand la façon actuelle de faire de l’argent, c’est de capter l’attention, en mettant en avant les contenus les plus rentables ?”

Ajoutez à ça le fait que l’Université est totalement déconnectée du monde d’aujourd’hui, parce qu’elle s’est enfermée dans des logiques disciplinaires tout en soumettant sa production à des évaluations comptables, se cloisonnant du fait de la montée concurrente d’impostures contre lesquelles elle ne pouvait rien, acceptant progressivement le fait de devenir un vecteur d’employabilité plutôt que de formation ; que ceux qui aujourd’hui tirent profit de la production de la chose intellectuelle et artistique, les intermédiaires de type GAFA (mais auparavant déjà les chaînes de télévision), ne font pas ruisseler des richesses qui auparavant revenaient plus ou moins justement aux producteurs de véritable valeur ajoutée et non simplement de divertissement, parce que le marché a pris cette place ; et dès lors vous commencez à comprendre l’effondrement des professions intellectuelles, leur remplacement par des professionnels du divertissement, et la naissance de classes d’ignares, biberonnées au néant, qui s’auto-reproduisent et prennent naturellement le pouvoir.

Reagan, pour moi, était la résultante des années 60, de la fascination qu’on avait pour le cinéma, pour la première phase de la télévision. Trump, c’est la deuxième phase, une combinaison de la spéculation immobilière et de la télé par câble (puis de la télé-réalité), très années 80, qui ajoute à cette base sociale l’utilisation des outils numériques, extraordinaires vecteurs du spectaculaire et de la néantisation qu’ils défendaient trente ans auparavant, pour toucher directement « leur » public et subvertir la domination WASP (White, Anglo-Saxon, Protestant) traditionnelle, et extrêmement codifiée, de la côte Est, qui contrôlait jusqu’alors tous les vecteurs de dissémination de l’information. Maintenant, on arrive à la troisième phase : une nouvelle classe d’ignares de la Silicon Valley devenus milliardaires parce qu’ils ont mis le grappin sur l’économie publicitaire  c’est tout ce qu’a fait Facebook ou Google  qui n’ont aucune idée du monde ni de rien, qui ont juste su à temps, avec des algorithmes, procéder à un classement de l’information plus efficace que d’autres, en créant des plates-formes attirantes, et qui à leur tour veulent se saisir de l’espace politique en pensant avoir tout compris du monde, comme Zuckerberg.

Comme Trump, trente ans après, ils ont fait naître leur fortune d’une forme de spéculation parasitaire, celle qui en l’occurrence a pris le marché publicitaire, en s’appuyant sur un besoin fondamental, là le besoin de se loger et de se divertir, ici de s’informer et de consommer. Parce que franchement, les succès technologiques de Facebook sont quand même assez mineurs, outre une idée initiale bientôt détournée et une plate-forme agréable : en gros, c’est devenu une entreprise de détournement de fonds. Et aucun mécanisme n’est venu limiter ce siphonnage comme cela avait été fait en France par exemple avec la télévision, que l’on avait forcée à devenir le principal financeur du cinéma.

On entre là dans une anarchisation du capitalisme. Ces gens sont devenus tout-puissants sans être passés par aucune des structures de légitimation qui s’appliquent pour arriver à la décision politique dans les sociétés traditionnelles. Au point d’en venir à mettre en danger la société. Car quelle valeur donner à l’effort, à la création intellectuelle, quand la façon de faire de l’argent c’est de capter l’attention, en mettant en avant les contenus les plus rentables et en siphonnant les médias traditionnels et les caisses de l’État ? Vous finissez par avancer des utopies débiles où il n’y a pas d’État parce que vous avez l’impression que l’État c’est le diable, parce que vous vous êtes construit envers et contre l’État. Les véritables révolutionnaires technologiques, ceux qui ont posé les bases de ce système économique, de Berners-Lee à l’inventeur du bitcoin, se sont tenus à l’écart des bénéfices qu’ils auraient pu en tirer. Mais ce faisant, ils se sont écartés des structures de pouvoir qu’ils avaient contribué à créer, et ont autorisé leur pervertissement. Quel effet ça fait d’aller enseigner au lycée en banlieue parisienne 18 heures par semaine pour à peine plus d’un SMIC et expliquer l’importance d’entendre ce que vous avez à leur dire à des élèves qui sont voués au précariat ou à l’exploitation par Uber et compagnie, qui sont biberonnés de contenus-poubelle, dans une civilisation où l’admiration est réservée à ceux qui fabriquent des millions à partir du néant – des personnes formées en dehors de tout espace collectif ou de bien commun ?

Vous savez très bien que le savoir que vous leur transmettez ne va pas être valorisé, qu’ils n’ont dès lors aucune raison de se sentir admiratif ou même respectueux de ce que vous êtes ou de votre fonction, tout simplement parce que vous n’êtes plus personne dans cette société. Vous êtes devenu un exploité, vous n’avez pas d’argent, pas de reconnaissance sociale, vous alimentez un système dont vous savez pertinemment qu’il reproduit des injustices glaçantes et amenées à s’étendre, et rien ne reste dans la société qui vous octroie au moins ce respect qui jusque-là était dévoué à ces hussards noirs de la République. Comment on fait fonctionner une société qui s’appuie sur cette absence de base ? Comment fera-t-on survivre l’école une fois que le dernier pilier qui tient, la croyance des familles dans ce système, s’effondrera ? Je ne sais plus qui disait que c’est au moment où la jeunesse, précaire et au chômage, sur-formée, ne trouve plus aucun espoir de valorisation sociale via leur formation, que s’ouvre une perspective révolutionnaire. Or si nous y sommes, s’il y a aujourd’hui un trop plein d’intellectuels qui ont besoin de trouver leur place dans la société, il y a un problème plus grave qui est en train de s’y surajouter et qui risque d’inhiber la possibilité même d’un bouleversement politique positif qui pourrait être porté par ces révolutionnaires en puissance : il y a aujourd’hui parallèlement un trop plein de scolarité qui ne suscite rien, qui n’ouvre les portes de rien, puisque nulle part, cette scolarité n’ouvre les portes de ce qu’est devenu la société, et qui fait que ce que l’on appelait d’antan les prolétaires n’ont nulle confiance en leurs frères d’armes, les intellectuels précarisés.

“La ghettoïsation de la société est ce qui permettra peut-être au modèle actuel de survivre : l’absence de confiance mutuelle entre ces classes différentes qu’avait un temps subvertie le marxisme, dont la théorie permettait de faire ce lien contre-nature. Avec comme seule perspective alors un modèle états-unien, dans lequel il y aura des émeutes mais jamais de révolution de la société parce que la société n’existe plus.”

Dès lors, la problématique est quasiment impossible à résoudre. On a un système qui tient car il y a une telle précarisation contrôlée des classes laborieuses que celles-ci restent tenues par une sorte de pulsion de survie, juste au-dessus d’une vie minimale, qui fait qu’il n’y a pas de velléité de subversion suffisamment massive, que l’on privilégie le confort minimal offert par Uber par rapport à l’enfer que constituait le chômage ou le RSA, mais qui amène en conséquence à cesser de croire en toutes les structures traditionnelles qui faisaient vivre le système. Et ces microévolutions positives, qui redonnent ponctuellement sens tout en désocialisant, restent préférables à la révolution que ces connards d’intellectuels veulent faire, parce que leur révolte apparaît comme une révolte qui sera pour eux et pas pour les personnes qui vivent en dehors des centres-villes, en banlieue ou dans la ruralité, parce que les problématiques sont devenues si distinctes, le sol commun si inexistant, qu’aucun pont n’existe plus. La ghettoïsation de la société est ce qui permet et permettra peut-être au modèle actuel de survivre. Et cette ghettoïsation, qui a pour source l’effacement du rapport à la pensée, à la théorie, à la question intellectuelle, qui permettait auparavant de subvertir l’absence de confiance mutuelle que des classes aux intérêts différents ne peuvent que ressentir, que le marxisme – par exemple – avait un temps subvertie en construisant un lien contre-nature entre les différentes strates précarisées, nous plonge dans la perspective d’un modèle états-unien, dans lequel il y aura des révoltes et des émeutes mais jamais de révolution de la société, non pas parce que la révolution serait rejetée, mais parce que la société n’existe plus.

C’est un système glaçant d’efficacité, d’autant plus glaçant qu’il s’est probablement mis en place involontairement. Le modèle actuel provoque une fragilisation massive des personnes qui maintenaient l’agrégation de la société (les intellectuels, les personnes qui essayaient de penser en termes de structures, qui faisaient le lien), et c’est cet éclatement qui permet au système de tenir. Aujourd’hui, des particules isolées entre elles, qui n’arrivent pas à se regrouper, qui essaient de construire des médias comme le vôtre et qui survivent un temps, sont tenues par les algorithmes des réseaux sociaux devenus le seul vecteur de dissémination de l’information, et peuvent du jour au lendemain disparaître parce que ceux qui font ces algorithmes considéreront que, malgré l’attirance initiale que vous suscitiez, vous ne serez jamais des produits rentables et que le moment de rigoler est passé. En quelques années, nous nous sommes retrouvés totalement asséchés et sans média, au sens d’espace alternatif de partage, de transition, autre que d’immenses machines capitalistes n’ayant aucun intérêt à nous laisser prospérer. Il ne s’agit plus de créer des perforations dans l’espace médiatique traditionnel, puisque cet espace médiatique traditionnel est maintenant lui-même dépassé. On n’a plus de point d’entrée, plus rien.

Reste la question de la reconstruction. La stratégie de la France Insoumise consiste à défendre une re-souverainisation alors que les autres alternatives progressistes défendent une dé-souverainisation finale, définitive du système étatique. Et c’est là, dans cette tension, que se tient notre avenir : entre ces pôles progressistes et les solutions autoritaires d’extrême-droite. Il y a assez clairement une course contre la montre qui est en train de se jouer et j’attends de voir quelle va être la résistance des mouvements progressistes traditionnels face aux concurrences de type Comité Invisible. Ça va être fascinant parce que, selon moi, il n’y a pas d’espace intermédiaire. La pression du système actuel est trop violente sur une partie trop conséquente de la population pour que ça tienne, et Macron ne va faire qu’accélérer le processus. Je ne parle pas seulement d’un point de vue économique, car il est fort possible qu’il bénéficie d’une conjoncture positive qui lui permette de donner l’apparence d’une réussite : il faut prendre en compte la désagrégation avancée du sentiment d’appartenance à une communauté. C’est ce que j’ai vu à Clichy-sous-Bois [où Juan Branco a été candidat aux législatives, ndlr].

Ce qui était d’une violence rare, c’était l’absence de violence : vivre dans une misère absolue, complètement débranché du reste du monde, en complète autarcie, dans une vie de village où tout, en fait, est tenu par des caciques locaux, par une sorte de communautarisation – pas du tout au sens religieux ou identitaire, juste à l’échelle territoriale. Le débranchement par rapport au reste du territoire est complet. En gros, pendant le temps de l’élection présidentielle, les gens savent de quoi on parle parce qu’il y a BFM et les JT, l’un des derniers vecteurs de raccrochage au réel – mais le reste est complètement inexistant. Au quotidien, l’impression qui s’impose, c’est celle d’une déconnexion complète au reste du monde : les rares commerces existants ont exactement la même fonction que les organisations humanitaires dans les espaces en crise : apporter artificiellement un produit provenant d’un extérieur absolu, sur lequel on n’a aucune prise, dont la nature s’impose entièrement à nous, qui ne peut être négocié ou transformé, provenant d’un système dont on est parfaitement exclu, dans lequel on n’a aucun espoir d’intégration.

Aujourd’hui, faire de la politique là-bas dans le cadre des législatives, avec 75 % d’abstention, n’a strictement aucun sens : vous luttez contre des fantômes. Pourtant, les problèmes politiques qui y dominent, c’est la gestion des déchets, des immeubles qui s’effondrent, des professeurs qui ne sont pas remplacés : des questions sur lesquelles un député pourrait immédiatement agir. Mais il y a une telle désolidarisation en termes de sentiment d’appartenance à la communauté que vous avez beau leur parler du lien entre les problèmes politiques nationaux et leurs problèmes locaux, vous ne parvenez pas à avoir un discours audible.

LVSL – Justement, quel rôle joue le numérique dans cette perte de sens qu’entraîne le néolibéralisme ? Est-ce que les réseaux sociaux seraient à même de recréer un sentiment d’appartenance collective ou au contraire, sont-ils l’un des facteurs de l’atomisation contemporaine ?

Juan Branco  J’ai vu un ami israélien hier, Omer Shatz, un avocat brillant, qui, à même pas trente ans, avait sorti 4 000 réfugiés de camps d’internement grâce à une procédure unique, au prix d’une violence dont il ne s’est jamais remis. On a parlé de Gaza, du fait que le Hamas venait de rendre les clefs de la Bande de Gaza à l’Autorité palestinienne, c’est à dire au Fatah. On remarquait que cet événement, qui aurait fait la une dans les médias il y a dix ans, n’avait même pas fait l’objet d’une dépêche AFP. Il m’a fait une remarque qui m’a semblé intéressante : « Aujourd’hui, il peut y avoir des millions de personnes en sous-nutrition chronique à trente minutes de chez vous, à cause d’une situation de blocus complet qui perdure depuis des années et dont vos dirigeants, c’est-à-dire vous, puisque vous êtes censé vivre en démocratie, sont responsables, des millions de personnes qui étaient vos voisins et que l’on fait mourir à petit feu, et aujourd’hui, le numérique fait que vous avez beau habiter à trente minutes d’un tel endroit, vous pouvez n’en avoir rien à foutre. Parce que vous pouvez être complètement virtualisé, projeté dans un espace dans lequel la hiérarchie des informations est complètement éclatée, dans lequel vous pouvez fuir la question de l’altérité, la question de ce qui se passe dans votre entourage, vous enivrer sans qu’aucun média, au sens littéral du terme, ne vienne plus vous réimposer un rapport au réel ».

Intuitivement, je pense qu’il y a un effet très fort de désolidarisation avec notre réel immédiat qui, en retour, crée des effets d’émotion, d’empathie, complètement ridicules. La campagne mondiale « bring back our girls » en est un exemple : on sait qu’elle n’aura aucun effet mais elle intéresse les réseaux sociaux, comme le bucket challenge, parce qu’on sait que ça créera du buzz, un effet de soulagement éthique qui, comme les mouvements des Indignés, permettra de se déresponsabiliser. Mais même les vidéos de chat ! On va rechercher le réconfort dans cette forme de consommation compulsive de sources de bien-être, dans une démarche complètement nihiliste dont le but profond est de nier l’existence de l’autre, de sortir des contraintes que le réel immédiat nous imposerait. On est dans une dissolution de l’espace politique, du rapport au politique, c’est-à-dire du rapport à l’autre : est-ce bien ou mal ? Une chose est sûre : ça existe. Est-ce qu’on peut la compenser, la contourner ? Utiliser des chats pour se politiser, comme l’a fait Julian en créant un compte Instagram pour le sien ? Se retirer ?

C’est la question qui se pose à notre génération. Nous ne sommes pas nés avec ce nouveau monde : nous avons cette chance qu’il ne nous soit pas parfaitement naturel. Je ne pense pas qu’on ait dans le même temps tous les outils pour le penser : notre cerveau n’a pas été façonné comme le sont ceux de nos cadets, qui eux y sont nés. Ce n’est que dix ans d’écart, et pourtant cela fait de nous les enfants d’une société qui fonctionnait très différemment. Ces décalages massifs expliquent que personne à partir d’une certaine classe d’âge n’ait rien compris à l’élection de Trump, que les éditorialistes de plus de 50 ans ne comprennent rien au phénomène Macron, etc. Mais aussi que l’on soit plus en mesure d’y résister. Tous ces phénomènes inauguraux manquent d’antécédents pour les comprendre, les nôtres sont caducs ou en passe de l’être. Ce sont eux les nouveaux points de repère du monde qui arrive, et non pas les achèvements d’un mouvement commencé il y a des années ou des siècles. On va être en perpétuel dépassement politique pendant des années jusqu’à ce qu’une nouvelle génération arrive, née avec ces transformations, avec le savoir et la connaissance de ce passé, à partir duquel elle pourra penser, jusqu’à ce que le monde ne soit plus en bouleversement permanent comme il l’est aujourd’hui et que finalement, il y ait un ajustement des perceptions. On est né à la fin d’un monde qui était à peu près stable depuis cinquante ans ou cinq cents ans, selon qu’on prenne comme référence l’achèvement de notre système politico-éthique, avec l’ensemble des institutions et des normes éthiques et morales nées de la Seconde Guerre mondiale, ou la naissance de la technologie à partir de laquelle s’est déployée cette civilisation : le livre.

Dans les deux cas il s’agit d’un bouleversement aux conséquences encore mal mesurées, y compris d’un point de vue cognitif : la fin de l’objet-livre comme référent va bien au-delà d’une révolution industrielle. Est-ce que demain, les gens, et surtout les élites, liront encore des livres comme ils le font aujourd’hui ? Peut-être, mais je ne vois pas pourquoi, alors que l’on est en train de sortir de la civilisation de l’imprimerie qui a consacré cet objet, parce que technologiquement il proposait la façon la plus avancée et efficace de diffuser les savoirs. Aujourd’hui, ce n’est plus du tout le cas. Qu’est-ce que ça implique ? Que la manière dont s’est structurée notre pensée du fait de ces contraintes technologiques ne va de plus en plus servir qu’à comprendre le passé, le reste des structures qui existent encore, mais de moins en moins pour comprendre ce qui vient, les mentalités et les phénomènes qui seront suscités par des mouvements formés en dehors des cadres qui nous avaient jusque-là servi à penser.

Et c’est pourquoi je pense d’ailleurs que le livre, aujourd’hui, n’est plus et ne peut plus être un facteur révolutionnaire, puisqu’il ne sera plus le facteur le plus efficace, le plus accepté, de diffusion de la pensée. Prendre notre place par rapport à ce décalage, nous qui sommes les derniers héritiers de la civilisation du livre, c’est ce qui fera qu’on sera en décalage et que l’on coulera, ou que l’on pourra au contraire prétendre former une nouvelle avant-garde, capable de résister à la normativisation imposée par ces nouveaux pouvoirs et outils. Cela va prendre du temps de s’ajuster sans dépérir, et entre-temps il y aura des Trump qui gagneront parce que les élites new-yorkaises, qui croyaient que l’on pouvait encore tenir la société avec les moyens de communication et les présupposés éthiques que ceux-ci véhiculaient et qu’elles pensaient encore détenir, se seront aveuglées de leur propre pouvoir. Elles qui avaient un monopole sur les codes sociaux et disposaient de moyens symboliques et technologiques suffisants pour s’imposer à la masse sont perdues dans un monde rendu complètement horizontal par les réseaux sociaux, nourri de la vulgarité d’un autre média, la télévision, sur laquelle elles n’avaient déjà pas tout à fait prise, et dont leurs propres moyens de communication ne leurs permettent pas de rendre justement compte, et a fortiori de contrôler.

Les révolutionnaires russes maîtrisaient la « propagande » à la perfection, par le livre auquel ils ont adjoint une compréhension fine de la puissance de la presse montante, qui requérait un capital initial relativement important, mais encore accessible. La télévision, elle, a imposé un écrasement capitaliste difficile à subvertir tant les moyens qu’elle requière dans le temps sont importants. La question qui se pose est de savoir si le potentiel disruptif de Twitter, Snapchat, Instagram et Facebook, qui n’exigent aucun capital initial pour être utilisés – mais captent en retour toute la valeur ajoutée de votre production – permettra d’amorcer une nouvelle pompe révolutionnaire. Ce que vous essayez de faire d’une certaine façon, et votre devenir, montreront la voie. Je crains qu’un compte à rebours à vos dépens ne soit cependant déjà lancé.

Propos recueillis par Vincent Ortiz pour LVSL

Julian Assange, un défi permanent lancé à l’ordre mondial – Entretien avec Juan Branco

Juan Branco est conseiller juridique de Julian Assange. Docteur en droit, il travaille comme avocat ainsi que comme chercheur à la Yale Law School. Ex-collaborateur à la Cour Pénale Internationale, il en a tiré un livre (L’ordre et le monde) dans lequel il accuse la Cour d’être au service des États les plus puissants. Ses analyses portant sur Wikileaks, les relations internationales et les questions de souveraineté nous ont intéressés ; nous avons décidé de le rencontrer.


LVSL – Vous êtes conseiller de Julian Assange, le fondateur de Wikileaks, qui est réfugié à  l’ambassade de l’Équateur à Londres depuis juin 2012, après avoir fait l’objet de poursuites aux Etats-Unis pour espionnage et d’une enquête préliminaire pour viol en Suède. En février 2016, l’ONU a reconnu son statut de prisonnier politique, et peu après les poursuites ont été abandonnées en Suède. Durant sa campagne, Donald Trump semblait moins hostile envers Assange que son adversaire. Comment voyez-vous l’évolution de la situation de Julian Assange dans les mois à venir ?

Juan Branco – Cette première étape était très importante car elle nous a permis de démontrer que sa situation dans l’ambassade était liée non pas à des accusations de droit commun mais bien à une persécution menée par les Etats-Unis dont le Royaume-Uni et la Suède s’étaient rendus complices. D’où un renversement des flux : il revenait dès lors à ces États de justifier sa détention. La pression sociale, jusque-là écrasante, était censée enfin retomber sur eux. Sauf que d’une part, le Royaume-Uni a tenté d’esquiver le problème en prétendant qu’ils maintenaient Assange dans cette situation parce qu’il aurait violé les conditions de sa résidence surveillée quand il était recherché pour témoignage : ce qui devrait déboucher dans le pire des cas sur une peine d’amende de quelques milliers de pounds et trois mois de détention – alors que près de de 20 millions d’euros ont été déjà dépensés pour le maintenir enfermé dans l’ambassade et qu’on l’y détient depuis cinq ans.

“La détention de Julian Assange n’est pas liée à des accusations de droit commun, mais bien à une persécution menée par les Etats-Unis dont le Royaume-Uni et la Suède se sont montrés complices”

Cela sert surtout de prétexte juridique pour maintenir des policiers autour de l’ambassade et éventuellement le faire arrêter pour dans la foulée pouvoir l’extrader aux Etats-Unis. Et d’autre part, le renversement de la pression sociale qui aurait dû intervenir a été en grande partie miné par l’embrouillaminis de rumeurs quant à ses liens avec la Russie, à la suite d’accusations selon lesquelles Julian aurait favorisé l’élection de Donald Trump en donnant à voir les manipulations des primaires démocrates, puis les mails de Podesta (des mails de John Podesta, président de l’équipe de campagne de Mme Clinton révélés à partir du 7 octobre 2016 par Wikileaks) qui révélaient notamment des cas de corruption et d’endogamie ahurissante au sein de la Fondation Clinton. Enfin il y a eu un changement de pouvoir récemment en Equateur, Correa est parti [le nouveau président Lenin Moreno est nettement moins favorable à Julian Assange ndlr]. Du coup, on est dans une sorte de stagnation assez perturbante dans laquelle il n’y a pas de perspective de court terme qui s’ouvre, si ce n’est tenter de le ramener en France.

LVSL – Emmanuel Macron pourrait-il faire un tel geste ?

Juan Branco  Macron peut avoir la folie, dans un geste de toute puissance souveraine qui lui ressemblerait, de se permettre quelque chose de cet ordre vis-à-vis d’Assange ou de Snowden. D’autant plus que la configuration géopolitique est quand même particulière et qu’on se retrouve dans une situation où quelque part cela pourrait, sinon recevoir l’approbation, du moins constituer une forme de soulagement pour Londres, sans aller contre les intérêts immédiats de l’administration américaine ou en tout cas sans susciter un rejet massif et immédiat, et une condamnation qui mettrait en danger les intérêts diplomatiques de la France. Je ne peux pas en dire plus.

LVSL – Julian Assange est-il en sécurité ?

Juan Branco – On est rentré dans une phase où tout redevient possible. Tant qu’il y avait le stigmate du viol, pour les autorités états-uniennes, il n’y avait rien besoin de faire : Julian Assange leur apparaissait relativement désactivé. C’est du moins ce qu’ils pensaient jusqu’en 2016. De plus, pendant trois ans, Wikileaks s’est trouvé sans le système qui lui permet de recevoir des documents après un vol de ceux-ci. Donc ils pensaient l’organisation moribonde, déclinante. Arrivent les différentes révélations de Snowden et le rôle de Wikileaks dans son exfiltration, la clôture de l’affaire sur les suspicions de viol, puis la réactivation de la plateforme de transmission sécurisée, sa capacité à peser sur les élections américaines, et tout dernièrement, les révélations de l’ensemble des outils utilisés par la CIA pour pirater leurs cibles – les joyaux de la couronne de l’organisation.

“Pendant la période où Julian a ces outils pour lui, il possède l’équivalent de la bombe nucléaire. Il peut théoriquement contre-pirater la CIA, contre-pirater n’importe quel appareil étatique et le siphonner. Il est tout-puissant : il a la puissance de la CIA sans les contraintes de la CIA.”

Il faut imaginer un instant la situation : pendant la période où Julian a ces outils pour lui, il possède l’équivalent de la bombe nucléaire. Il peut théoriquement contre-pirater la CIA, contre-pirater n’importe quel appareil étatique et le siphonner. Il est tout-puissant : il a la puissance de la CIA sans les contraintes de la CIA. Si l’on apprenait qu’il avait ces documents [ceux sur l’ensemble des outils utilisés par la CIA ndlr] et qu’il allait les publier, la priorité aurait été de s’en débarrasser et de le tuer, non seulement lui mais les 30 types autour de lui qui savaient qu’il avait ce document. Il faut mesurer la folie de la chose. Et qu’ils aient survécu, qu’ils aient réussir à maintenir le secret, justement parce qu’Assange savait parfaitement quels outils la CIA et la NSA possèdent pour le surveiller et donc savait comment cacher l’information, c’est le miracle de l’anti-souveraineté. Une fois la publication effectuée, il redevenait plus difficile de s’en débarrasser : le mal était fait. Or si j’en parle, c’est que c’est tout récent, et que combiné à la question des élections états-uniennes, cela a créé une situation particulièrement tangente.

Juan Branco

Avec ces prises de risques immenses, la furie qu’elles ont déclenché, et l’élection de Trump, on entre dans cette phase trouble où, en gros, l’appareil d’Etat états-unien doit redéfinir sa position vis-à-vis d’Assange et de Wikileaks. Évidemment, la CIA et son directeur, absolument furieux, ont fait de Wikileaks leur cible numéro 1, et encouragent probablement, entre autres, à l’exécution ou au kidnapping. Les effets de ce changement de pied se font d’ailleurs sentir sur de nombreux membres de l’organisation. De l’autre côté, Trump s’est mis dans un piège. S’il fait arrêter ou tuer Assange sous son mandat, il risque de se mettre dans une situation extrêmement problématique par rapport à sa base populaire. Ce n’est pas pour rien qu’Assange a joué cette carte médiatiquement parlant – en donnant sur les réseaux sociaux l’apparence d’une complicité avec le parti républicain qui voulait sa mort six mois avant : parce qu’il savait très bien qu’en faisant l’exercice, sain et nécessaire, de publier ces informations, il était en train de voir disparaître le reste de garantie qui pouvait s’appliquer à la survie de Wikileaks. Donc il devait jouer sur la pression sociale et il l’a réussi admirablement.

Il a gagné un sursis important à cette échelle-là. Mais maintenant on peut tout imaginer : l’autonomisation de la CIA, l’utilisation d’un proxy ou d’un service de renseignement ami pour une opération discrète, un ordre d’exécution ou d’arrestation illégale d’Assange émanant du gouvernement états-unien – de manière ouverte ou secrète de sorte qu’on ne découvre la vérité que trente ans plus tard. En un sens, c’est une situation plus dangereuse que la précédente parce que je pense que l’accusation de viol jouait une fonction de sauf-conduit. Le corps était atteint donc la légitimité de Julian à concurrencer l’appareil souverain était violemment atteinte. Il suffisait de jouer sur les défaillances de l’espace médiatique : la reproduction infinie de l’information sans aucune vérification des sources. Quand, sur ces sujets d’ampleur mondiale, avec les bons alliés au sein d’un seul organe de presse à la crédibilité et la portée suffisante, avec les bonnes alliances au sein d’un seul organe de presse d’importance mondiale, vous savez que le pouvoir est en mesure de faire produire dans la foulée d’une publication 5 000 articles qui reprennent à l’identique une information que vous aurez fabriquée sans la vérifier…

“Qu’est-ce que vous avez pour vous défendre ? Rien. Vos ennemis ont un appareil étatique derrière eux. Vous, vous avez votre ordinateur et les 20m² d’une ambassade : vous n’avez rien”

Aujourd’hui, même Le Monde relaye en masse des dépêches et informations produites par des tiers sans travail journalistique ou de vérification propre. Quand vous ajoutez à cela le fait que si l’information est démentie, ce démenti ne fera l’objet d’aucune reprise – parce qu’elle n’a pas le potentiel économique, le potentiel de buzz des informations initiales, vous voyez comment le piège est facilement maniable et peut vite se refermer sur vous. Et le mal est fait, l’information primordiale reste et le temps qu’une hiérarchisation se remette en place – via les règles déontologiques d’information qui vont interdire les reprises postérieures par les médias les plus sérieux, et dès lors pas à pas faire disparaître l’erreur initiale – vous vous retrouvez dans une position très faible par rapport aux appareils de pouvoir qui sont, encore aujourd’hui, du fait de leur intégration à l’espace médiatique, en capacité de balancer des fake news ou semi-fake news, ou de les contrer beaucoup plus efficacement.

LVSL – Comment gérez-vous la pression à laquelle Wikileaks fait face ?

Juan Branco – Des attaques de délégitimation, on en a subi à la pelle chez Wikileaks. Trois avocats de Wikileaks se sont suicidés ou ont tenté de se suicider en cinq ans, ce n’est pas rien. Les deux principaux avocats aux Etats-Unis et au Royaume-Uni sont morts l’année dernière à quelques semaines d’intervalle, les bureaux du directeur de l’équipe, Baltasar Garzón, ont encore été cambriolés par des « professionnels » hier… La dernière attaque en date jusque là, c’était Jennifer Robinson qui a été vue en train d’embrasser un conseiller de Corbyn, marié, dans un hall d’hôtel, en juillet. La photo a été placée deux fois en une du Sun [un tabloïd anglais, ndlr], indiquant que l’avocate de Wikileaks poussait un conseiller de Corbyn à l’infidélité. Absence d’intérêt informatif complet, évidente volonté de détruire une personne et de saccager complètement sa vie privée… Des attaques comme ça, on en a tous reçu, de façon très variée. Ontologiquement, quand vous travaillez avec Wikileaks, vous ne pouvez qu’être vulnérable parce que vous travaillez dans le monde de l’espionnage. Alors c’est facile. Vous êtes un petit voilier entouré d’énormes paquebots et de porte-avions, qui eux-mêmes ont des torpilleurs qu’ils peuvent à tout moment mobiliser. Qu’est-ce que vous avez pour vous défendre ? Rien. Vos ennemis ont un appareil étatique derrière eux. Vous, vous avez votre ordinateur et cinq types qui veulent vous aider, et les 20m² d’une ambassade : vous n’avez rien.

En France aujourd’hui, je sais que je ne suis pas en sécurité : en tant qu’État souverain, la France ne me protégerait pas comme national, comme citoyen de cette nation, si jamais les États-Unis voulaient me toucher. Je sais que je n’ai pas d’espace de repli : il y a une imbrication des espaces politiques qui est telle que la France est trop peu éloignée des États-Unis pour me défendre. Donc je n’ai nulle part où aller. La dernière fois que j’ai visité Londres, au poste-frontière français, on m’a indiqué que j’étais recherché. Puis on m’a dit que le dossier avait été effacé, et on m’a laissé repartir. Le système actuel fait que je n’ai aucun repli, ce qui est extrêmement fragilisant.

“On a retiré son passeport à Julian Assange. On lui a dit qu’il ne bénéficiait plus d’aucune protection étatique, qu’il n’existait plus en somme. Face à de tels pouvoirs, vous n’êtes personne.”

De la même façon, Julian n’a aucune base de repli ; il l’a compris lorsqu’on lui a retiré son passeport [australien]. Quand vous êtes en état d’arrestation dans un pays étranger, votre premier réflexe est de vous rendre dans votre consulat ; vous demandez une assistance consulaire, et même si vous venez de commettre le pire des crimes, on va se battre pour que vous soyez jugé dans votre pays et protégé par ses lois afin de s’assurer qu’il n’y ait pas d’abus. Mais on a retiré son passeport à Julian Assange, alors qu’il était recherché pour simple témoignage. On lui a dit qu’il ne bénéficiait plus d’aucune protection étatique, qu’il n’existait plus en somme. Face à de tels pouvoirs, vous n’êtes personne. Vous êtes dans un état d’extrême fragilité. Wikileaks n’a pu continuer à exister que parce qu’Assange a trouvé ces 20 mètres carrés de refuge dans l’ambassade d’Équateur. Assange choisit l’Équateur parce que Rafael Correa résistait à l’hégémonie états-unienne, et Correa a choisi Assange parce qu’il gérait un conflit avec Chevron : accueillir Assange lui permettait de publiciser l’affaire Chevron et de faire pression sur les États-Unis pour qu’ils lâchent du lest sur cette affaire.

LVSL – L’élection de Lenin Moreno à la présidence de l’Équateur et son changement de cap politique ne mettent-ils pas Julian Assange en danger ?

Juan Branco – Bien sûr. Lenin Moreno a déjà fait une première intervention publique auprès de Julian Assange pour lui demander de ne pas intervenir dans le conflit entre la Catalogne et le gouvernement espagnol. Assange a répondu par un tweet affirmant qu’il n’avait d’ordre à recevoir d’aucun État. Qu’est-ce qui protège Julian Assange aujourd’hui ? Les dommages réputationnels que s’infligerait Lenin Moreno ou ceux qui s’attaqueraient à lui : c’est précaire. Lenin Moreno peut très bien accepter de perdre du prestige pour des avantages conférés par un rapprochement avec les États-Unis. Julian Assange est sur le fil. Ce fil ne tient que parce qu’il y a une conjonction de facteurs relativement stable, mais elle peut se rompre à tout moment. On a tellement vulnérabilisé cette organisation et ses membres qu’on peut l’imaginer potentiellement soumise à des influences d’États tiers, y compris sans qu’elle ne s’en rende compte ; dans une telle lutte, vous êtes prêts à vous appuyer, instrumentalement, sur n’importe quel intermédiaire ou n’importe quelle structure pour continuer à vivre et mener votre combat. C’est une question de survie.

LVSL – Peut-on dire que les États-Unis ont placé Edward Snowden entre les mains de Vladimir Poutine ?

Juan Branco – Factuellement, Vladimir Poutine possède le destin d’Edward Snowden entre ses mains. Il l’a fait car il a une carte à jouer en terme de popularité : proposer une version alternative des Droits de l’Homme, de la mondialisation, du rapport aux États-Unis… Tout cela nous semble caricatural, mais cette rhétorique a un effet performatif considérable, sur sa propre population mais également au-delà des frontières russes. Il y a deux ans, RT et Sputnik News nous semblaient risibles ; ces médias deviennent de plus en plus fonctionnels. La Russie met en place une stratégie d’influence, qui s’appuie sur tous les moyens étatiques dont elle dispose, et qui prospère sur nos failles, sur le décalage entre nos discours et nos actes…

Et de l’autre côté, les gens qui travaillent pour Wikileaks ou des organisations similaires se trouvent dans une vulnérabilité permanente. Lorsque vous étiez révolutionnaire en 1917, vous étiez menacé par un État et vous pouviez vous réfugier hors de ses frontières ; il existait une capacité de dissidence, et une possibilité de survie pour ceux qui s’attaquaient au pouvoir. Aujourd’hui – c’est là où réside le rôle symbolique crucial de Julian Assange et de sa survie – c’est différent. Le jour où Julian Assange mourra ou sera définitivement arrêté, c’est un signal extrêmement violent qui sera envoyé, qui ira bien au-delà de son cas personnel. C’est cela que beaucoup de personnes n’ont pas compris.

Juan Branco en compagnie de Julian Assange. Extrait de l’émission “le gros Journal” de Canal+, 24/10/2016.

LVSL – Qu’est-ce qui permet à Julian Assange de tenir aujourd’hui ?

Juan Branco – Julian Assange m’explique qu’il tient tant qu’il y a du mouvement, qu’il soit ascendant ou descendant. Les attaques qu’il subit valent mieux pour lui que l’angoisse de la stagnation, de la perte de sens que vous ressentez lorsque vous êtes dans les 20 mètres carrés d’une ambassade extrêmement close, de laquelle vous n’êtes pratiquement pas sorti depuis quatre ou cinq ans…

C’est un destin sacrificiel, et ce n’est pas le premier – on pourrait le comparer à celui d’Auguste Blanqui, surnommé « l’enfermé » pour avoir passé trente-huit ans de sa vie en prison. Julian n’aime pas cette idée. D’abord, il n’aime pas être lui-même vu comme un héros. Ensuite, il considère (c’est moi qui le déduit) qu’il ne devrait pas exister de héros, d’une manière générale : s’il y a héros, s’il y a besoin de héros, il y a dysfonctionnement de la société. Ce n’est pas en se battant pour les héros qu’on va défendre la société. Si on se contente de sauver Julian, rien ne changera ; Emmanuel Macron serait capable de sauver Julian de façon à ce que rien ne change. Il pourrait faire sortir Julian de l’ambassade d’Équateur de façon à récupérer pour lui la gloire du symbole, renforcer son pouvoir, et sauver ainsi le système contre lequel se battait Julian, réduisant sa lutte à néant. Il faut que Julian arrive à sortir tout seul, par la porte d’entrée ; il faudra un bouleversement systémique pour en arriver là… Cela implique des combats qui ne sont pas directement liés à Julian : c’est la société qui doit agir. C’est ce qu’a réussi à faire Mandela. Si on avait sorti Mandela de sa prison pour l’envoyer en exil quelque part, Mandela n’aurait jamais été Mandela et l’apartheid aurait peut-être été maintenu. Mais ça n’a pas été le cas : la sortie de prison de Mandela a été le produit d’un bouleversement politique. Pour cette raison, cela valait la peine de tenir trente ans en prison : c’était le temps nécessaire pour qu’il puisse sortir par la porte de devant. Mandela est sorti comme un citoyen normal, parce que le système d’oppression de l’apartheid avait été si ébranlé que sa sortie est devenue une naturalité. C’est à cet état que l’on doit arriver.

LVSL – Julian Assange a des liens assez forts avec les courants de gauche à travers le monde – vous avez évoqué ses liens avec l’Equateur. D’un autre côté il a été accusé d’entretenir des liens avec le pouvoir russe. Peut-on classer Wikileaks politiquement ?

Juan Branco – Il y a chez Wikileaks l’idée d’un renversement des transparences, selon laquelle c’est à l’État de s’exposer dans sa nudité et non pas aux citoyens. C’est une idée fondamentalement anarchisante parce qu’elle vise à déstructurer à terme l’appareil étatique et à exposer les pouvoirs à un jugement permanent, ce qui en déstabiliserait le fondement. Ça retire la notion de permanence au pouvoir, notion fondamentale pour qu’il se structure et que ceux qui le détiennent aient ce temps d’avance qui leur permet d’agir sur les citoyens et les autres États. Par ailleurs, je pense que Wikileaks est une organisation fondamentalement opportuniste au sens neutre du terme : c’est-à-dire qu’elle a vu une faille politique créée par une révolution technologique et elle s’y est engouffrée. Cette révolution, c’est l’accessibilité à une forme de transparence qui était jusque-là inenvisageable parce qu’il était physiquement trop risqué de traverser tous les espaces protégés par les États pour récupérer des informations à la source. Wikileaks existe parce qu’il y a une capacité à disséminer les informations et à continuer à exister malgré les coups de butoir des États en s’appuyant notamment sur la mondialisation, sur la virtualité des échanges, etc. En ce sens, l’organisation est assez neutre politiquement.

“Il y a chez Wikileaks l’idée d’un renversement des transparences, selon laquelle c’est à l’État de s’exposer dans sa nudité et non pas aux citoyens. C’est une idée fondamentalement anarchisante parce qu’elle vise à déstructurer à terme l’appareil étatique et à exposer les pouvoirs à un jugement permanent, ce qui en déstabiliserait le fondement.”

Et je pense que ça s’étend à la question des lanceurs d’alerte en fait. La notion de lanceur d’alerte est une notion a-idéologique, qui ne correspond pas à un camp quelconque et qui au contraire peut être analysée structurellement comme un rapport au pouvoir et aux structures de pouvoir. Donc à partir de là, est-ce que Wikileaks peut se poser idéologiquement ? Moi je pense que dans l’absolu, la transparence amène à une forme de progrès social, à des formes de pouvoir moins coercitives. Mais au-delà de cela, il faut percevoir Julian Assange comme un dissident de l’intérieur. Il se considère comme un sujet de l’empire américain, un sujet qui a moins de droits que ceux qui sont états-uniens parce qu’il est australien et qu’il a bien vu que l’espace politique australien était soumis à une forme de tutelle américaine. Il l’a vécu dans sa chair quand, juste après qu’il y ait eu cette enquête préliminaire d’ouverte contre lui en Suède, son passeport australien a été immédiatement révoqué. Il a été privé de ses droits fondamentaux de citoyen australien sans raison, pour s’être opposé aux intérêts de la puissance mère: quelle meilleure confirmation de sa vision systémique sur le fonctionnement géopolitique de cet espace-là ? A partir de là, il considère que sa priorité est de travailler à réduire cette sorte de rapport politique à plusieurs niveaux dans lequel il y a des individus qui ont plus ou moins de droits, plus ou moins de capacité à exercer leurs libertés, qui sont plus ou moins soumis à une emprise politique, économique… et qu’il faut qu’il lutte contre ça pour rétablir une forme d’égalité ou d’équité. C’est ce qui explique d’ailleurs que Wikileaks s’intéresse surtout aux puissances du bloc occidental.

LVSL – L’apparition de Wikileaks a donné lieu à une forte conflictualité entre Julian Assange et les médias traditionnels. Comment l’expliquez vous ? 

Juan Branco – Wikileaks a une force de frappe importante et constitue une forme de concurrence pour les médias en termes de réputation et même de perception. Julian Assange n’est pas tendre avec les médias : il a une capacité à être dans une critique des médias très élaborée, visant à décrypter leurs rapports à la puissance à travers les liens capitalistiques, sans tomber dans le camp complotiste. Par ailleurs il se dit journaliste lui-même, tout en s’affranchissant d’un certain nombre de méthodes utilisées par les médias traditionnels. Il a ainsi tenté de construire l’idée d’un “journalisme scientifique” qui consiste à dire : aucune information ne sera jamais publiée sur Wikileaks sans être immédiatement sourcée et d’une source physique, vérifiable immédiatement. En gros ça vise à s’arracher de la zone grise qui est celle du journalisme politique où vous avez des sources instrumentales, protégées dans leur confidentialité, qui elles-mêmes n’ont pas à montrer au journaliste la preuve de ce qu’elles avancent. Ce qui du coup crée une sorte de nuage permanent dans l’espace démocratique, qui fait que tout le monde est en train d’instrumentaliser les journaux, que les médias sont prêts à prendre n’importe quelle information non-vérifiée parce qu’ils sont en concurrence entre eux pour avoir accès à cette chose. Quitte à ce qu’elle soit fausse. Au contraire, Julian perçoit l’avenir du journalisme, à tort ou à raison, comme ressemblant à un article scientifique dans lequel vous faites des affirmations et vous avez en annexe et en sources toutes les expériences, tous les documents sur lesquels vous vous appuyez pour prouver vos affirmations et éventuellement les interpréter dans un second temps. Le journalisme s’en trouve réduit à une portion beaucoup plus saine mais plus congrue que celle qu’il occupe aujourd’hui et ça remet en question un certain nombre de dogmes et de libertés que prend la profession.

Un autre aspect de cette conflictualité avec les médias traditionnels tient au fait qu’ils se soumettent naturellement à des contraintes politiques ou étatiques nationales. Cette idée qu’il ne faudrait pas révéler des informations qui mettraient en danger les intérêts nationaux ou politiques, en partie respectée par Snowden, est complètement en dehors de la perspective adoptée par Assange qui consiste justement à déterritorialiser. C’est que Snowden se dit patriote et Assange dissident, anti-souverain. Cette différence dans le traitement de l’information, très sensible autour des documents relatifs aux conflits afghans ou irakiens dans les médias dominants, s’étend jusqu’à un journal comme The Intercept qui avait pour vocation de révéler les documents Snowden. Parmi ceux-là, l’un révélait le fait qu’il y avait plusieurs États dont toutes les communications étaient interceptées par la NSA, sans exception, en permanence. The Intercept se refusait à révéler le nom d’un de ces États. Wikileaks, qui avait accès aux documents, a eu un échange très acerbe avec Glenn Greenwald sur Twitter en disant : si vous ne pouvez pas, nous on va relayer dans 24 heures, ça n’a aucun sens ce que vous faites. Greenwald a tenu et Wikileaks a fini par révéler que c’était l’Afghanistan. Si vous avez cette tension avec The Intercept, vous imaginez ce que ça peut être avec un média qui est plus ancré au sein d’un Etat ! Moi j’avais fait une enquête sur Areva et l’uranium avec Wikileaks, que Le Monde avait acceptée. A trois reprises Le Monde a renoncé à la publication au dernier moment sur ordre de la direction. A trois reprises ! On trouvait toujours une excuse qui pour les deux dernières fois a été : vous êtes trop proche de Wikileaks.

Qu’est-ce que ça signifie ? D’une part, que les journalistes du Monde ne reconnaissent pas Wikileaks. D’autre part qu’il y a probablement eu une intervention de l’appareil d’Etat en amont pour empêcher ces publications. Ce qui suppose que l’appareil d’Etat sait ce que Le Monde va publier. J’imagine qu’ils ont prétendu qu’il y avait peut-être une force extérieure, une puissance étrangère, qui était derrière ou quelque chose comme ça. Les documents de l’enquête exploités par Wikileaks ont été repris dans un article du New York Times, qui avançait des arguments montrant qu’il y aurait une collusion entre les Russes et Wikileaks, en disant que ça avait pu servir les intérêts de Rosatom. Donc je me retrouvais au milieu d’un complot russe où j’aurais essayé de servir les intérêts de Rosatom en allant enquêter en Centrafrique (où j’étais déjà allé plusieurs fois pour ma thèse) sur une mine dont je démontrais qu’elle avait en fait été toujours inexploitable… et donc Le Monde, peut-être pour des raisons similaires a renoncé, et Arrêt sur images, qui avait un article prêt sur cette affaire, a renoncé sur ordre de son directeur, qui a avancé qu’il devait bien y avoir « les Russes ou les Chinois » derrière tout ça, que ça les dépassait.

“Un aspect de cette conflictualité avec les médias traditionnels tient au fait qu’ils se soumettent naturellement à des contraintes politiques ou étatiques nationales. Cette idée qu’il ne faudrait pas révéler des informations qui mettraient en danger les intérêts nationaux est complètement en dehors de la perspective adoptée par Assange qui consiste justement à déterritorialiser.”

En fait, c’est évidemment plus simple. Le Monde a été créé pour porter la voix de la France. Historiquement c’est ça, Le Monde est créé dans l’après-guerre de la même façon que l’AFP, qui elle appartient directement à l’État, comme « quotidien de référence », non pas tant dans l’espace médiatique interne mais pour le reste du monde afin de faire connaître le point de vue français. Les restes de cet héritage sont naturellement présents, même s’ils échappent à la conscience immédiate des journalistes qui y participent, et qui croient respecter une forme de neutralité axiologique. Or, ces médias d’apparence neutres ont des limites à leur neutralité et à une autonomie de gestion qui à un moment ou à un autre se font ressentir. Sans rentrer dans le complotisme : juste par effet de système, par pression sociale, par réflexes intégrés à un moment, historiquement. Et Wikileaks, qui est étranger à tout ça, à toute appartenance nationale, étatique, financière, qui n’a pour biais que l’irréductible biais humain, qu’ils tentent à leur tour de réduire au maximum via cette vision très particulière de ce que doit être le journalisme, vient tout simplement exploser tout ça, cette halle d’apparences soigneusement préservée

LVSL – Votre enquête sur les affaires d’Areva en Afrique, finalement parue dans Le Monde Diplomatique, est ressortie au moment où Edouard Philippe a été nommé premier ministre (il a été lobbyiste pour Areva). Récemment, Macron s’est rendu au Burkina Faso, où il a prononcé un discours d’une heure dans lequel il affirmait que la Françafrique était terminée. Certains doutent de cette affirmation. Avec le changement de pouvoir en France, quelles sont les évolutions qui vont avoir lieu dans le rapport avec l’Afrique ?

Juan Branco – Ce sont des rapports structurels : il n’y a aucune raison que ça change du jour au lendemain. Il y a un rapport d’interdépendance économique très fort et la seule façon de faire évoluer ces rapports passerait par une forme de rupture de la part des pays africains eux-mêmes, qui se projetteraient vers d’autres puissances pour trouver les investissements nécessaires pour assurer leur développement.

LVSL – La Chine, par exemple, pourrait-elle jouer ce rôle ?

Juan Branco – Je suis convaincu qu’en Centrafrique, le fait que Bozizé [Président centrafricain jusqu’en 2013] se soit tourné vers des investisseurs chinois qui avaient commencé à construire un certain nombre d’infrastructures, obtenus des licences d’exploitation pour le pétrole à la frontière avec le Tchad et qui commençaient justement à donner l’impression à Bozizé qu’il pouvait se défaire de l’emprise française, est un des facteurs fondamentaux de sa chute. Il se trouve qu’une rébellion est née au Nord-Est de la Centrafrique à ce moment-là, qui est descendue sur Bangui, et comme par hasard pour la première fois depuis 40 ans, le gouvernement français, qui avait les mêmes 800 soldats en poste pour tenir la Centrafrique que depuis l’indépendance, qui avait jusqu’alors été systématiquement impliqué dans la chute ou la nomination de tous les chefs d’Etat du pays, a décidé de laisser passer les rebelles et de laisser tomber Bozizé sans rien dire ni faire, alors qu’ils savaient parfaitement que ces milices n’étaient pas prêtes à exercer le pouvoir en Centrafrique. Bozizé a tenté de contourner ce qu’il sentait venir en demandant à l’Afrique du Sud de lui prêter une partie de la garde présidentielle pour former ses propres soldats. Bozizé est tombé, il est parti avec la caisse et a formé ses milices : les anti-balaka.

“Il y a un rapport d’interdépendance économique très fort entre la France et l’Afrique, et la seule façon de faire évoluer ces rapports passerait par une forme de rupture de la part des pays africains eux-mêmes.”

S’en est suivie la guerre civile que l’on connait. Quand la France a compris qu’elle n’aurait pas dû laisser tomber Bozizé pour la Seleka [coalition de rebelles, ndlr], c’était trop tard. Donc il y a eu une sorte d’hystérie qui a été mise en oeuvre à l’instigation du Quai d’Orsay alors dirigé par Laurent Fabius – avec qui j’avais travaillé un petit peu avant – par laquelle ils ont commencé à dire qu’il y avait un risque de génocide afin de donner un prétexte pour réengager et renvoyer des troupes supplémentaires, en décembre 2013, à un moment où la situation commençait vraiment à vriller. Ce n’était plus seulement les intérêts de la France qui étaient mis en danger mais plus largement la stabilité du pays, de la région dans son ensemble, du Tchad et du Cameroun notamment. Les prétextes mobilisés, de non-intervention, de non-ingérence, en mars 2013, étaient à tout le moins aussi fallacieux que ceux alimentant la rhétorique d’un risque pseudo-génocidaire (dans l’un des Etats les moins denses et structurés du monde, où les génocidaires théoriques d’alors composaient 20% de la population…), et visaient juste à trouver un nouvel équilibre qui nous serait plus favorable. On a joué avec le feu. En même temps il n’y avait pas d’autres solutions tout simplement parce que dès le moment où vous êtes dans une position néocoloniale d’investissement de l’espace tiers, y compris par son maintien dans le vide, vous prenez nécessairement tous les coups. Tout cela fait qu’aujourd’hui la Centrafrique, au lieu d’être un partenaire économique qui pourrait beaucoup apporter à la France, est juste un espace de pillage et surtout de chasse gardée protégée, en instabilité chronique, au détriment de tous.

LVSL – Ce serait donc la même logique que pour l’affaire Gbagbo en Côte d’Ivoire ?

Juan Branco – Oui bien sûr. Dès le moment où vous vous attribuez le pouvoir de faire quelque chose, vous êtes obligés derrière de suivre, parce que les acteurs vont agir en prenant ça en compte. A partir de là vous êtes obligés d’assurer vos arrières et de mettre en actes ce qui par ailleurs était plutôt avant une forme de virtualité qui n’était pas forcément vouée à être mise en action. C’est une question complexe parce que ce sont des espaces qui, dans le système économique tel qu’il existe, sont voués à la prédation. Il y a une sorte de barrière morale très facile à mettre en œuvre pour les décideurs politiques français aujourd’hui, qui consiste à dire : “si c’est pas nous cempêcher sont les autres” – ce qui est factuellement en grande partie vrai – au lieu de réfléchir aux causes systémiques. Et quand Macron dit que ça ne sera plus l’époque où les multinationales prendront sans donner, quand on sait les conditions de son accession au pouvoir, les liens qu’il a avec le capitalisme français (à commencer par Lagardère mais aussi Bolloré et compagnie), on sait très bien que c’est de la démagogie pure. Macron adhère au contraire à cette vision, à l’illusion économique selon laquelle la France est inscrite dans la mondialisation et n’a aucun intérêt à en sortir de quelque façon que ce soit. Elle doit dès lors, selon les fondements mêmes de son regard, épouser cette mondialisation au maximum et pour cela avoir un État qui pousse coûte que coûte ses atouts à l’étranger, au premier chef desquelles : les grandes multinationales.

Il y a un lien structurel important qui fait qu’il y a une sorte de fusion entre l’Etat et ces entreprises dans le système actuel, dont Macron se fait le chantre. Il y a une politique de puissance de la part de Macron qui consiste à dire : il faut renforcer au maximum ces agents de l’expansion économique de la France – et, en fait, de pillage des territoires extérieurs – qui vont nous permettre de déséquilibrer la balance de la mondialisation en notre faveur, pour en retour rapatrier des ressources, des bénéfices, et éventuellement les faire “ruisseler”. Et puis nourrir la puissance française, maintenir son rang dans le concert des nations. On est dans une logique de cet ordre-là qui fait que dès lors, il est normal de se soumettre aux contraintes de compétitivité, de sacrifier les intérêts (prétendument) à court terme des populations, afin de favoriser ces entreprises sur le marché national, leurs actionnaires en renforçant leurs positions – d’où le CICE, la suppression de l’ISF, etc. Dès lors, prétendre qu’il y aurait un quelconque changement dans la politique étrangère française, c’est tout simplement entrer en incohérence ou en contradiction logique avec le cœur de la vision économique et politique qu’il porte : c’est en d’autres termes, mentir.

LVSL – Vous êtes l’auteur d’une thèse consacrée à la Cour Pénale Internationale (CPI), où vous avez travaillé. Selon vous cette institution est très liée aux intérêts des occidentaux. Là on voit qu’elle cherche à diversifier cette orientation, en tout cas en apparence, puisqu’elle enclenche une procédure contre les Etats-Unis pour crimes de guerre en Afghanistan. Pensez-vous que cette enquête marque un tournant vers une stratégie plus multilatérale ?

Juan Branco – Un des enjeux de ma thèse est de comprendre la création de la CPI à partir de Hobbes. La CPI est la résultante d’un contrat social à l’échelle globale établi entre les Etats et leurs souverains. Les Etats, qui ont peur de leur effondrement, ont créé des outils qui visent à s’autoréguler, à éviter que leurs éléments les plus déviants commettent des excès tels que l’Etat en tant que forme politique dominante serait perçu comme une menace pour la sécurité des citoyens plutôt que comme la source de leur protection (principe qui est au fondement de la création de l’Etat pour Hobbes). Donc on crée la CPI pour essayer de maintenir la légitimité du système westphalien – soit l’idée de l’Etat comme force universelle de régulation géopolitique. Si à un moment on doit choisir entre préserver les intérêts de cet ordre étatique et les intérêts des populations, systématiquement, la CPI préservera l’ordre étatique, puisque les intérêts des populations ne sont défendus par l’institution qu’à un second degré, de façon instrumentale, pour servir la permanence de l’ordre étatique.

C’est ce qui explique que l’institution se soumette aux desiderata des puissances de l’ordre étatique et donc en particulier des Etats-Unis et des grandes puissances occidentales : elle sait très bien que si elle fragilise ces pouvoirs, elle se fragilise elle-même et elle décompose le monde qu’elle est censée défendre. Donc à partir de là je pense que structurellement, la CPI n’a vocation à être juste que dans une certaine limite qui est celle du maintien de l’ordre et que cela ne changera pas. Après elle peut ajuster, elle peut essayer de trouver des façons de remplir plus ou moins bien sa mission, mais si elle va dans un excès où elle oublie sa nature, où l’intérêt des populations prime sur celui du système qui l’a créée, sur celui des souverains qui ont formé ce contrat social pour la créer comme les individus ont formé les Etats pour se protéger, elle va s’effondrer parce que les États vont s’en retirer. C’est ce qui a failli se passer avec l’Union Africaine l’année dernière, où il y a eu un mouvement de retrait qui a failli s’enclencher parce qu’ils ont considéré qu’elle allait trop loin dans la régulation des violences sur le continent africain.

“La CPI annonce une enquête sur l’Afghanistan 11 ans après l’ouverture de leur examen préliminaire, alors qu’elle avait mis 3 semaines pour la Libye ; tout cela est avalé par les médias.”

Or cet ordre, par ailleurs, est déséquilibré : il favorise un certain nombre de puissances. Et il est potentiellement en train de basculer aujourd’hui. Voilà pourquoi ni la Chine, ni l’Inde, ni la Russie ne font partie de la CPI. Parce qu’elles ne se reconnaissent pas dans l’ordre actuel et parce qu’elles savent très bien que les Etats-Unis sont en dehors de la CPI parce qu’ils écrasent la CPI et non parce qu’ils ont peur de la CPI, eux refusent de se soumettre à cet ordre là. Les Etats-Unis se considèrent comme le souverain absolu de l’ordre créé par le Statut de Rome : c’est pourquoi ils n’en font pas partie, comme le Léviathan n’est pas partie au contrat social. L’idée même que quiconque puisse atteindre à la souveraineté des Etats-Unis est inenvisageable. Et l’impunité, au sens littéral du terme, dans une perspective hobbesienne – qui en fait, comme le reste de sa théorie, se retrouve factuellement dans l’organisation politique du monde d’aujourd’hui – est le propre de la souveraineté. Le Léviathan, c’est le résultat de la réunion des citoyens qui décident de s’enlever le droit de punir qu’ils détenaient chacun contre les autres, et acceptent de se laisser réguler par l’un d’entre eux, le seul souverain à qui l’on aura laissé ce droit de punir, et qui dès lors sera en dehors de ce contrat social.

C’est exactement ce qui a amené les souverains à créer la CPI : ils se sont privés d’une partie de ce droit absolu de punir que leurs avaient donné les citoyens, afin de laisser une institution, la CPI, l’utiliser à leur place dès lors qu’ils commettraient de trop grandes violences, et dès lors risqueraient de fragiliser l’ordre dans lequel ils s’inscrivaient et qui leur permettait de maintenir leur souveraineté. En dehors des conflits centre-périphérie, dès qu’il s’agit de se rapprocher de la souveraineté réelle, la CPI ne peut dès lors agir. Ils annoncent lancer une enquête sur l’Afghanistan 11 ans après l’ouverture de leur examen préliminaire, alors qu’ils avaient mis 3 semaines pour la Libye, et tout cela est avalé par les médias qui ne font pas leur travail, donc l’apparence tient, mais la réalité s’effondre.

Le rapport qui aujourd’hui est utilisé pour soutenir la seconde enquête, je l’ai vu tel quel déposé sur le bureau du procureur en 2011, quand j’y travaillais ! Qu’est-ce qui justifie ces années d’attente ? Alors on peut continuer à défendre des chimères, faire comme la FIDH et quelques autres, contre vents et marées prétendre. Mais à quoi bon… lorsqu’ontologiquement, l’institution ne peut faire autrement, sauf à se mettre en tension d’une telle façon qu’elle se saborderait ? Est-ce qu’il ne faut pas mieux se concentrer sur des combats plus pragmatiques ? Après on peut se dire aussi “bon ben c’est bien que symboliquement ça existe et qu’il y ait cette sorte de vague peur”, puisque justement, la théorie des apparences permettra de cacher la véritable nature de l’institution…

Propos recueillis par Vincent Ortiz pour LVSL