« Un peuple n’a qu’un ennemi dangereux, c’est son gouvernement » – Saint-Just

© Nino Prin pour LVSL

Le 20 mars 2025, le député Jocelyn Dessigny (RN) croyait donner une leçon d’histoire à ses collègues parlementaires en déclarant que Saint-Just avait été décapité par Robespierre. En réalité, cette figure éminente de la Révolution française fut arrêtée et guillotinée en même temps que l’Incorruptible, précisément car il en était resté, jusqu’à la fin, l’un des plus proches compagnons. Tournée en dérision sur les réseaux sociaux, cette sortie illustre la méconnaissance qui entoure la vie et l’œuvre de celui que l’on surnomma « l’archange de la Révolution ». Dans un très beau numéro de la désormais incontournable collection « Les propédeutiques », Marc Belissa et Yannick Bosc nous invitent ainsi à Découvrir Saint-Just (Les éditions sociales, 2024). Les deux historiens, spécialistes de la Révolution française, présentent et commentent onze discours de l’intellectuel révolutionnaire, pour qui « les malheureux sont les puissances de la terre » et « ont le droit de parler en maîtres aux gouvernements qui les négligent ». Accompagnés d’une introduction efficace et d’une chronologie qui permettent de resituer le benjamin de la Convention dans la grande histoire de la Révolution, ces textes étonnent par leur actualité. Extraits.

Rapport au nom du comité de salut public sur le gouvernement, 10 octobre 1793

« Pourquoi faut-il, après tant de lois et tant de soins, appeler encore votre attention sur les abus du gouvernement en général sur l’économie et les subsistances ? Votre sagesse et le juste courroux des patriotes n’ont pas encore vaincu la malignité qui, partout, combat le peuple et la révolution : les lois sont révolutionnaires, ceux qui les exécutent ne le sont pas.

Il est temps d’annoncer une vérité qui, désormais, ne doit plus sortir de la tête de ceux qui gouverneront : la République ne sera fondée que quand la volonté du souverain comprimera la minorité monarchique, et régnera sur elle par droit de conquête. […]

Votre comité de Salut public, placé au centre de tous les résultats, a calculé les causes des malheurs publics; il les a trouvées dans la faiblesse avec laquelle on exécute vos décrets, dans le peu d’économie de l’Administration, dans l’instabilité des vues de l’État, dans la vicissitude des passions qui influent sur le gouvernement. […]

Si les conjurations n’avaient point troublé cet empire, si la patrie n’avait pas été mille fois victime des lois indulgentes, il serait doux de régir par des maximes de paix et de justice naturelle : ces maximes sont bonnes entre les amis de la liberté ; mais entre le peuple et ses ennemis, il n’y a plus rien de commun que le glaive. Il faut gouverner par le fer ceux qui ne peuvent l’être par la justice : il faut opprimer les tyrans. […]

Un peuple n’a qu’un ennemi dangereux, c’est son gouvernement ; le vôtre vous a fait constamment la guerre avec impunité. […]

Dans les circonstances où se trouve la République, la Constitution ne peut être établie ; on l’immolerait par elle-même. Elle deviendrait la garantie des attentats contre la liberté, parce qu’elle manquerait de la violence nécessaire pour les réprimer. Le gouvernement présent est aussi trop embarrassé. Vous êtes trop loin de tous les attentats ; il faut que le glaive des lois se promène partout avec rapidité, et que votre bras soit partout présent pour arrêter le crime.

Vous devez vous garantir de l’indépendance des administrations, diviser l’autorité, l’identifier au mouvement révolutionnaire et à vous et la multiplier. […]

Vous ne pouvez point espérer de prospérité si vous n’établissez un gouvernement qui doux et modéré envers le peuple, sera terrible envers lui-même par l’énergie de ses rapports ; ce gouvernement doit peser sur lui-même et non sur le peuple. Toute injustice envers les citoyens, toute trahison, tout acte d’indifférence envers la patrie, toute mollesse, y doit être souverainement réprimé.

Il faut y préciser les devoirs, y placer partout le glaive à côté de l’abus, en sorte que tout soit libre dans la République, excepté ceux qui conjurent contre elle et qui gouvernent mal. […]

Il n’est pas inutile non plus que les devoirs des représentants du peuple auprès des armées leur soient sévèrement recommandés. Ils y doivent être les pères et les amis du soldat. Ils doivent coucher sous la tente, ils doivent être présents aux exercices militaires, ils doivent être peu familiers avec les généraux, afin que le soldat ait plus de confiance dans leur justice et leur impartialité, quand il les aborde. Le soldat doit les trouver jour et nuit, prêts à l’entendre. Les représentants doivent manger seuls. Ils doivent être frugals [sic] et se souvenir qu’ils répondent du salut public, et que la chute éternelle des rois est préférable à la mollesse passagère.

Ceux qui font des révolutions dans le monde, ceux qui veulent faire le bien ne doivent dormir que dans le tombeau.

Il nous a manqué jusqu’aujourd’hui des institutions et des lois militaires conformes au système de la République qu’il s’agit de fonder. Tout ce qui n’est point nouveau dans un temps d’innovation est pernicieux. […]

Il est peu d’hommes à la tête de nos établissements, dont les vues soient grandes et de bonne foi ; le service public, tel qu’on le fait, n’est pas vertu, il est métier. »

À la suite de la révolution des 31 mai et 2 juin 1793, 22 députés girondins jugés infidèles au peuple sont rappelés et assignés à domicile. La plupart prennent la fuite et rejoignent la province qu’ils tentent de soulever. Le projet de Constitution qu’ils portaient est écarté et un nouveau texte est adopté par la Convention le 24 juin. Il est ratifié par référendum le 4 août. Son œuvre constituante achevée, la Convention ne se sépare pourtant pas pour laisser place à une nouvelle assemblée. Le territoire français est alors en partie envahi par les armées des monarchies coalisées, la Vendée est en guerre, Lyon et Marseille sont aux mains de la contre-révolution. Les conditions ne permettent pas la tenue d’élections. Face aux périls, la levée en masse est décrétée le 23 août. Les 4 et 5 septembre 1793, les sections parisiennes manifestent devant la Convention pour qu’elle mette « la terreur à l’ordre du jour», un mot d’ordre qui s’est formé dans les sociétés populaires à la suite de l’assassinat de Marat le 13 juillet 1793. Il s’agit de retourner 1a terreur contre les ennemis de la liberté. Le 17 septembre, la loi dite « des suspects » est votée. Les comités de surveillance, élus localement depuis le printemps 1793, sont chargés d’en faire la liste et éventuellement de les arrêter.

Saint-Just est élu au Comité de salut public le 10 juillet 1793. Le rapport qu’il présente à la Convention au nom du comité le 20 octobre expose les raisons pour lesquelles celle-ci doit instituer un mode de gouvernement adapté à une république en guerre contre ses ennemis. Ce rapport est suivi par celui de Billaud-Varenne le 18 novembre, toujours au nom du même comité, et débouche sur la loi du 4 décembre 1793 (14 frimaire an II) qui organise le gouvernement révolutionnaire. Comment révolutionner le pouvoir exécutif afin que les lois votées par l’Assemblée soient effectivement exécutées ? Comment faire face à une guerre civile et étrangère, et cependant mettre en œuvre les principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ? En d’autres termes, comment fonder la république ?

LES LOIS SONT RÉVOLUTIONNAIRES, CEUX QUI LES EXÉCUTENT NE LE SONT PAS

La « terreur », que le mouvement populaire veut retourner contre les ennemis de la liberté en la mettant « à l’ordre du jour », consiste à réprimer les contre-révolutionnaires. Mais elle réside surtout dans le contrôle de l’exécution des lois et la punition de ceux qui l’entravent. Dans le domaine très sensible de la législation sur les subsistances, on constate par exemple que le « premier maximum » voté sous la pression populaire le 4 mai 1793, afin de limiter le prix du blé et lutter contre la vie chère, n’est pas appliqué par de nombreux directoires de départements qui en avaient la charge. Ces administrations, essentiellement composées de propriétaires aisés, sont favorables aux choix politiques de la Gironde. Une soixantaine d’entre elles se sont en effet rebellées contre la Convention après le 2 juin, les plus engagées allant jusqu’à lever des troupes contre les « oppresseurs » de la Convention et faire arrêter des représentants en mission (la « révolte fédéraliste »). Ce sont souvent les administrations proches des citoyens (les municipalités, les districts) et les sociétés populaires qui ont contraint les directoires départementaux à mettre un terme à leur sédition.

La « mise à l’ordre du jour de la terreur » demandée par la sans-culotterie ne se limite donc pas comme on le croit souvent à la répression. Son volet principal concerne le contrôle démocratique du pouvoir exécutif. Dans le prolongement de cette revendication du mouvement populaire, et en s’appuyant sur elle, Saint-Just fait au nom du Comité de salut public le procès du pouvoir exécutif, qu’il avait déjà engagé dans d’autres interventions. Le contrôle du législatif sur l’exécutif est depuis longtemps au cœur du projet politique montagnard. Il s’inscrit dans la tradition républicaine démocratique selon laquelle le pouvoir législatif est le pouvoir suprême de l’état social auquel « tous les autres doivent être subordonnés » (John Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, XIII-149).

Il dénonce donc les ministres et l’inertie de l’administration, le patriotisme de façade, le détournement de l’argent public, l’enrichissement personnel et la corruption. Ceux qui doivent faire respecter les lois contre l’accaparement sont eux-mêmes des accapareurs.

« Les causes des malheurs publics », dit Saint-Just, résident dans « la faiblesse avec laquelle on exécute vos décrets ». Il dénonce donc les ministres et l’inertie de l’administration, le patriotisme de façade, le détournement de l’argent public, l’enrichissement personnel et la corruption. Ceux qui doivent faire respecter les lois contre l’accaparement sont eux-mêmes des accapareurs. Billaud-Varenne le redit le 18 novembre : ces lois ne sont pas appliquées parce qu’elles « frappent sur l’avidité des riches marchands dont la plupart sont aussi administrateurs ». On semble « vouloir dégoûter [le peuple] de sa liberté, en le privant sans cesse des bienfaits de la Révolution ». « L’intérêt particulier continue d’être seul le mobile de l’action civile », comme si la République n’avait pas été proclamée. Les commis du peuple sont supposés exercer une charge et être au service de l’intérêt général. Or, dit Saint-Just, « le service public, tel qu’on le fait, n’est pas vertu, il est métier ».

LE GOUVERNEMENT DOIT PESER SUR LUI-MÊME ET NON SUR LE PEUPLE

Par la voix de Saint-Just et de Billaud-Varenne, le Comité de salut public met en avant le principe de responsabilité des fonctionnaires publics, systématiquement bafoué, ce qui a engendré les « désordres », les « abus » et les « trahisons » au sein des autorités constituées. Il faut donc juger les coupables. À la suite du discours de Saint-Just, la Convention décrète la création d’un tribunal « chargé de poursuivre tous ceux qui ont manié les deniers publics depuis la révolution et de leur demander compte de leur fortune ». Cette lutte contre la vénalité et la corruption fait que les commis du peuple sont à cette époque jugés bien plus sévèrement que les citoyens ordinaires – à l’exception de ceux qui prennent les armes contre la République. Dans son discours sur les principes de morale politique (5 février 1794), également prononcé au nom du Comité de salut public, Robespierre définit la terreur comme « une conséquence du principe général de la démocratie » et la démocratie comme « un état où le peuple souverain, guidé par des lois qui sont son ouvrage, fait par lui-même tout ce qu’il peut bien faire, et par des délégués tout ce qu’il ne peut faire lui-même ». La terreur (la crainte du peuple souverain) concerne d’abord ceux qui exercent des fonctions que le souverain leur a déléguées.

Les Comités de salut public et de sûreté générale ne sont pas des ministères. Lorsque certains Conventionnels envisagent d’ériger ces deux comités en pouvoir exécutif, leur proposition est immédiatement contestée et mise en minorité. Leurs membres sont élus par la Convention parmi ses membres ; leur mandat doit être reconduit tous les mois.

Il faut également repenser l’organisation du pouvoir exécutif ; aussi la Convention décrète-t-elle que « le conseil exécutif provisoire, les ministres, les généraux, les corps constitués sont placés sous la surveillance du Comité de salut public, qui en rendra compte tous les huit jours à la Convention ». Dans ce rapport de Saint-Just, comme dans celui de Billaud-Varenne, le Comité de salut public présente la réorganisation du pouvoir exécutif comme un impératif républicain, non comme un expédient lié aux circonstances. « Nous avons décrété la République, et nous sommes encore organisés en monarchie », dit Billaud ; « la tête du monstre est abattue, mais le tronc survit toujours avec ses formes défectueuses ». La « centralité législative » exercée par la Convention est au cœur du dispositif. Celle-ci n’a rien de commun avec une centralisation administrative sous contrôle du pouvoir exécutif telle que nous la comprenons aujourd’hui. Les représentants en mission ne sont pas des agents du pouvoir exécutif (ils n’anticipent pas les préfets), mais les envoyés de la Convention dans les départements ou aux armées. Les Comités de salut public et de sûreté générale ne sont pas des ministères. Lorsque certains Conventionnels envisagent d’ériger ces deux comités en pouvoir exécutif, leur proposition est immédiatement contestée et mise en minorité. Leurs membres sont élus par la Convention parmi ses membres ; leur mandat doit être reconduit tous les mois.

CEUX QUI VEULENT FAIRE LE BIEN NE DOIVENT DORMIR QUE DANS LE TOMBEAU

Les rapports de Saint-Just et de Billaud-Varenne débouchent sur la loi du 4 décembre 1793 (14 frimaire an II) qui institue le gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix (« révolutionnaire » est ici entendu au sens d’extraordinaire). Elle encadre également la publicité des décisions de l’Assemblée afin qu’elles soient connues des citoyens qui pourront veiller à leur exécution. À cet effet, le Bulletin des lois de la République est créé. Il est imprimé sur papier spécial pour éviter les contrefaçons. La loi du 14 frimaire distingue les « lois révolutionnaires », qui concernent les mesures de salut public, et les « lois ordinaires ». Dans son rapport Sur les principes du gouvernement révolutionnaire (25 décembre 1793), Robespierre souligne que ces lois révolutionnaires ne sont pas « arbitraires ou tyranniques ». Le gouvernement révolutionnaire doit « se rapprocher des principes ordinaires » lorsque cela ne risque pas de « compromettre la liberté publique » et « s’abstenir des mesures qui gênent la liberté et qui froissent les intérêts privés sans aucun avantage public ». Il doit donc « voguer entre deux écueils : la faiblesse et la témérité ; le modérantisme et l’excès. »

Marc Belissa et Yannick Bosc, Découvrir Saint-Just, Les éditions sociales, 2024, 12€.

Le conseil exécutif est en charge de surveiller l’application des lois ordinaires et doit rendre compte au Comité de salut public ; cependant il n’est plus responsable des lois révolutionnaires dont l’exécution incombe exclusivement aux districts (l’échelon administratif juste au-dessus des communes). Quant à ces dernières (par exemple celles sur le maximum ou sur les suspects), elles sont mises en œuvre par les municipalités et comités révolutionnaires élus localement ; elles échappent ainsi aux départements. L’organisation repose donc sur une centralisation législative exercée par la Convention tandis que son exécution est décentralisée au niveau des communes – comme le stipulaient Saint-Just ou Robespierre dans leurs projets de Constitution. Les Montagnards, note l’historien Albert Mathiez, « ont compris que leur action gouvernementale, si résolue fût-elle entre leurs mains, serait cependant impuissante à galvaniser durablement les énergies du peuple français, s’ils ne l’associaient pas, ce peuple, directement à l’exécution des lois ». La loi du 14 frimaire permet une limitation du poids politique du pouvoir exécutif bien supérieure à celle qui est organisée par la Constitution du 24 juin 1793. Cette dernière, qui est un compromis, prévoit en effet que les ministres seront élus par les assemblées électorales des départements, chaque département nommant un candidat et l’Assemblée choisissant ensuite parmi eux les 24 membres du Conseil exécutif.

Napoléon contre la République ?

Aymeric Chouquet pour LVSL

Si Napoléon Bonaparte demeure une figure populaire et connue de tous, les institutions fondées pendant le Consulat (1799-1804) restent souvent sibyllines. Nombre de personnalités politiques défendent que Napoléon s’inscrit dans la dynamique révolutionnaire de 1789. Il apparaît pourtant que le consulat « n’est en rien l’héritier des projets et des réalisations révolutionnaires de la période 1789-1795 ». Le Consulat de Bonaparte (La fabrique éditions, 2021), signé par Marc Belissa et Yannick Bosc, livre une description complète de cette séquence historique cruciale pour qui veut comprendre notre rapport à la République. L’ouvrage s’inscrit dans la continuité du Directoire : La République sans la démocratie des mêmes auteurs (La fabrique éditions, 2018).

Qu’elle soit décriée ou célébrée, la figure de Napoléon Bonaparte demeure largement mobilisée dans les débats contemporains. De nombreuses études historiques, souvent hagiographiques, ont tenté de livrer une description détaillée du petit caporal. Invoquer son héritage a tantôt servi à légitimer des régimes – sous la Restauration notamment – tantôt à en critiquer d’autres – en 1870, les républicains critiquaient Bonaparte pour mieux remettre en cause le Second Empire. De même, pendant la IIIème République, certains mobilisaient la figure napoléonienne pour vilipender le régime parlementaire alors en place.

Marc Belissa et Yannick Bosc constatent que le Consulat demeure une période largement personnalisée, réduite à la seule personnalité bonapartiste. Cette séquence – s’étalant du 18 brumaire an VII (1799) au 28 floréal an XII (1804) – ne serait que l’émanation de la volonté d’un « grand homme ». Refusant une telle posture, les auteurs nourrissent leur discours de la littérature scientifique récente. Loin d’un bloc monolithique, la période apparaît traversée de différents conflits politiques. De ces antagonismes sont nées de nombreuses institutions, la Banque de France ou le Conseil d’État notamment, dont l’influence contemporaine demeure souvent sous-estimée. Le Consulat est une période historique charnière qui apparaît cruciale car elle participa directement, selon l’expression des auteurs, à « la fabrique de l’État contemporain et de la société propriétaire ».

L’aboutissement d’un projet collectif

Les littératures marxistes et libérales partagent l’analyse selon laquelle la Révolution française aurait uniquement été l’œuvre de la volonté bourgeoise. Le coup d’État bonapartiste marquerait finalement le retour inéluctable aux principes « originels » de 1789. Les auteurs du Consulat de Bonaparte s’écartent de la vision simpliste présentant Napoléon comme un « Robespierre à Cheval ». Ces derniers refusent de s’engager dans des débats stériles afin de déterminer si Napoléon est bien le continuateur de la Révolution française. Considérant que les événements de 1789 sont traversés de périodes historiques fondamentalement différentes, mieux vaut alors se demander dans quelle phase historique révolutionnaire l’action bonapartiste s’inscrit.

Ainsi, les idées napoléoniennes étaient-elles plus proches de la Révolution qui reconnaissait le droit à la résistance face à l’oppression (déclaration des droits de l’Homme de 1789, article II) que de celle qui supprimait toute référence aux droits naturels (constitutions de l’an III et VIII) ? La vision du petit caporal était-elle compatible avec celle de certains révolutionnaires considérant le droit à la propriété comme subordonné au droit à l’existence ? Marc Belissa et Yannick Bosc, en opposition avec cette vision réductrice de la Révolution française, concluent ainsi que « l’État autoritaire et personnalisé sous le consulat […] n’est en rien l’héritier des projets et des réalisations révolutionnaires de la période 1789-1795 ».

NDLR : Pour en savoir sur plus la Terreur, lire sur LVSL l’article rédigé par Vincent Ortiz : « La Terreur, première révolution sociale ? »

Néanmoins, le projet brumairien s’appuie sur le soutien de nombreux acteurs politiques, à l’image d’Antoine Boulay de la Meurthe ou de Pierre Jean Georges Cabanis. Souhaitant stabiliser la société propriétaire là où le Directoire a failli à cette mission, de larges pans de l’élite supportent ouvertement le coup d’État du 18 brumaire. L’abbé Sieyès, ancien directeur et soutien du projet bonapartiste, a une influence notable sur ce processus. Il souhaite faire advenir son idéal de démocratie représentative, où la nation et non plus le peuple est garant de la souveraineté. Dans la vision de l’abbé, le citoyen a pour unique mission politique d’élire ses représentants, laissant la société gouvernée par des tiers. Le Consulat apparaît ici comme l’aboutissement du projet thermidorien, censé garantir la protection des libertés « modernes » libérales. De même, les « idéologues » ont longtemps partagé les desseins de Napoléon. Les membres de ce groupe d’intellectuels considèrent que la communauté de savants doit s’occuper de la cité. Napoléon était lui-même membre de l’Institut de France, lieu très prisé des idéologues, ce qui peut expliquer ce soutien actif au petit caporal.

Bonaparte n’apparaît alors ici ni comme le fossoyeur de la République, le Directoire ayant déjà sapé bon nombre d’acquis révolutionnaires, ni comme son continuateur. La période s’inscrit plutôt dans un processus long de mise en place et de stabilisation de la société propriétaire. Elle demeure néanmoins un projet original de construction d’un État personnalisé et extrêmement centralisé.

L’avènement de la société propriétaire

Les discussions autour de la mise en place du Code civil battent leur plein en 1801. Beaucoup estiment qu’un tel instrument législatif n’aurait pu voir le jour lorsque l’esprit révolutionnaire, réputé passionnel, agitait encore l’Hexagone. Le Code civil rompt frontalement avec l’idéal émancipateur révolutionnaire. Si des progressions en termes d’abolition des privilèges juridiques, d’égalité de traitement ou de liberté de conscience peuvent être constatées, la consécration du droit à la propriété privée est flagrante. Le Code civil est en cela l’aboutissement d’un processus déjà en cours sous l’Ancien Régime, où des acteurs politique comme Turgot souhaitaient alors consacrer pleinement le droit à la propriété. Toute référence aux droits dits naturels et universels est effacée. L’unique évocation du droit à la subsistance n’est utilisée que pour justifier et légitimer le droit à la propriété. Cet argument fallacieux avait déjà été utilisé en août 1789 pour libéraliser le commerce du grain.

De même, le contrôle des masses de travailleurs apparaît comme une nécessité pour stabiliser le régime. En 1803, le « livret ouvrier » est réintroduit alors qu’il avait été supprimé lors de la Révolution. Ce dernier instaure un contrôle complet du travailleur, le liant juridiquement à son employeur. Alors que la Révolution avait détruit toute tentative de corporatisme, la chambre de commerce est créée en 1802 et permet aux patrons de développer une organisation structurée et organisée. Ce privilège est refusé aux plus démunis puisque la loi Germinal permet de réprimer efficacement toute coalition entre ouvriers. Il est intéressant de noter que l’utilisation de ce « livret ouvrier » continue bien après la période consulaire et n’est supprimé qu’en 1890. L’article 1781 du Code civil établit l’infériorité morale de l’ouvrier sur son patron. Il représente en cela une dérogation au système judiciaire fondé sur la preuve. En cas de litige entre un travailleur et son supérieur, la législation estime que « le maître est cru sur son affirmation pour la quotité des gages, pour le paiement des acomptes donnés pour l’année courante ».

Pour autant, l’avènement de cette société propriétaire n’a pu se légitimer et se renforcer que par l’instauration d’un État centralisé et efficace ainsi que par la légitimation de symboles autoritaires. 

La centralisation de l’action publique aux mains des experts

Lorsque Bonaparte s’empare du pouvoir, son objectif affiché est de dépolitiser la nation et d’arrêter les différentes factions politiques. En un sens, il est temps d’en finir avec la « métaphysique » des révolutionnaires qui a, selon lui, conduit le pays à l’anarchie. Cet objectif s’accompagne d’une surveillance massive de la population. Différentes institutions sont créées, à l’image de la préfecture de police de Paris ou de la gendarmerie. Ces structures sont toutes mises en compétition pour garantir un maximum d’efficacité. Nombre de néo-Jacobins et de royalistes sont arrêtés, même si le pouvoir demeure plus clément avec les partisans monarchistes. Ce processus de fracturation de la société et de surveillance massive marque le déclin de l’espace publique au profit d’un « esprit public » ; l’opinion des citoyens doit être gouvernée et donc surveillée. Alors qu’il existait à Paris soixante-treize journaux avant le 18 brumaire, leur nombre est rapidement limité à treize. Le pouvoir devient de plus en plus autoritaire, éloignant de ce fait Napoléon des idéologues et de certains de ses partisans de la première heure. Un pouvoir extrême est alors concentré dans les mains du petit caporal.

C’est bien sous le Consulat que notre administration a opéré une forte recentralisation non-démocratique de son action.

L’administration, pour mieux rationaliser ses pratiques et confisquer plus facilement la souveraineté populaire, met en place une centralisation extrême de son action. La Constitution du 6 messidor an I (1793) conférait la majorité du pouvoir d’exécution des lois aux communes. Les représentants du pouvoir central, chargés de construire et d’organiser un maillage territorial efficace au niveau local, étaient directement élus par le peuple. Les procureurs généraux syndics au niveau des départements et les procureurs syndics dans les districts pouvaient ainsi être directement révoqués s’ils ne remplissaient pas correctement ces missions. Le Directoire avait déjà mis à mal cette logique de démocratisation de la politique locale puisque la représentation du pouvoir avait été confiée à des commissaires centraux nommés et non plus à des fonctionnaires élus. L’institution préfectorale, héritière des commissaires centraux, est créée par la loi du 8 pluviôse an VIII (17 février 1800) « concernant la division du territoire de la République et l’administration ». Le préfet se retrouve seul chef de l’administration locale et se substitue à toute politique démocratique. Les maires des communes de moins de 5 000 habitants sont directement désignés par le préfet, sinon par le 1er consul. Tous les échelons de l’administration publique, du département aux arrondissements communaux en passant par les communes, sont sous sa commande directe comme indirecte. Une ligne de transmission se crée entre les ministres, les préfets, les sous-préfets et les maires.

Certains craignent alors que les préfets conservent de trop nombreux pouvoirs. Toute contestation au niveau local est traitée au sein d’un bureau du contentieux où siège le préfet. Or, « administrer est le fait d’un seul […] juger est le fait de plusieurs ». Charles Ganihl propose ainsi d’associer à chaque préfets deux assistants : « le préfet sans surveillant fera revivre le despotisme du régime intendanciel […] Ce mode eût réunit les avantages d’une administration collective sans être exposé à ses inconvénients ». Ces réprobations sont balayées par Bonaparte qui se débarrasse des brumairiens critiques lors du renouvellement du tribunat en 1802.

Il ne faut pas oublier que les révolutionnaires jacobins avaient l’ambition de créer une représentation efficace du pouvoir exécutif au niveau local, nombre des préfets de la première génération étant issus des rangs révolutionnaires. Pourtant, c’est bien sous le consulat que notre administration a opéré une forte recentralisation non démocratique de son action, bien loin du projet initial des Jacobins.

« La souveraineté de la nation réside dans les communes »

Saint-Just, 1793.

La préparation des lois est également confisquée au peuple. Le conseil d’État, regroupant les « experts » nommés par le premier consul, prépare et rédige les textes législatifs. L’idée selon laquelle les mieux lotis seraient les plus à même de s’occuper des affaires de la nation triomphe. Les plus riches ne gouvernent pas l’État mais en deviennent les administrateurs. François-Antoine de Boissy d’Anglas note ainsi que « nous devons être gouvernés par les meilleurs : les meilleurs sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien des lois : or, à bien peu d’exceptions près, vous ne trouverez de pareils hommes que parmi ceux qui, possédant une propriété, sont attachés au pays qui la contient, aux lois qui la protègent, à la tranquillité qui la conserve ».

Si l’abbé Sieyès soutenait en 1795 la mise en place du cens, il estime désormais nécessaire de créer des « listes de confiance ». Par ce système, tout homme de plus de 21 ans peut élire une liste des mandataires possibles au sein desquelles le pouvoir choisit les membres des assemblées. Le citoyen ne possède ainsi qu’un droit de présentation. Comme le résume Cabanis, « tout se fait donc au nom du peuple et pour le peuple ; rien ne se fait directement par lui : il est la source sacrée de tous les pouvoirs, mais il n’en exerce aucun ». Ce dernier estime que « en un mot, il est libre mais il est calme ». De même, Sieyès avait présenté en 1795 un projet de création d’un « jury constitutionnaire », organe chargé de protéger la constitution. Le texte suprême de l’an VIII crée un « collège des conservateurs », aux membres cooptés à vie, chargé de cette même mission. Il est en cela l’ancêtre de notre Conseil constitutionnel. Comme l’estiment Marc Belissa et Yannick Bosc, « se trouvent ainsi transférée à des experts la fonction du contrôle de l’effectivité du pacte social qui était l’attribut de la citoyenneté ».

La justice, quant à elle, se hiérarchise et se rapproche du pouvoir. Alors que, sous la Révolution, les juges étaient élus par le peuple, il ne subsiste plus que le juge de paix à l’échelle des cantons qui doive sa place aux décisions populaires. Des tribunaux spéciaux voient le jour, notamment dans le sud, afin de réprimer tout acte séditieux. Alors que cette démarche était totalement interdite pendant les épisodes révolutionnaires, certains tribunaux ne comportent aucun jury populaire. Le seul lieu d’opposition au pouvoir, le Tribunat, ne possède qu’un pouvoir d’action réduit et est souvent moqué par les partisans de Bonaparte. Lorsque l’institution manifeste son opposition aux projets du Code civil et d’un traité avec la Russie, comprenant le terme de « sujets » pour désigner les Français, elle est immédiatement réformée. Le 1er avril 1802, le Tribunat est divisé en trois sections distinctes et les délibérations sont désormais secrètes. Stendhal, nommé auditeur du Conseil d’État en 1810 estime que « la première affaire était d’abaisser le citoyen, et surtout de l’empêcher de délibérer, habitude abominable que les Français avaient contractée dans les temps du jacobinisme ».

Une société fondée sur l’honneur, la famille et l’Église

Dès 1796, le général corse veille à véhiculer une image flatteuse. Glorifiant ses succès tout en dissimulant ses défaites, la figure napoléonienne s’impose dans l’espace public. Cette héroïsation du personnage lui est ensuite bien utile pour fonder la légitimité du coup d’État brumairien. Pourtant, comme le remarquent les auteurs, « il était insuffisant pour fonder le nouveau régime dans la durée ». En effet, « il lui fallut recourir à bien d’autres formes de légitimité dans un “bricolage” permanent ». Pendant la période post-brumaire, un empilement de symboles est mobilisé pour légitimer le changement de régime. Sont vantées ses qualités militaires comme civiques, célébrant son « génie » législateur et sa capacité à gouverner la nation. Ainsi, « le pouvoir était désormais incarné dans un seul homme dont la figure était, selon la tradition panégyrique, un condensé de toutes les vertus ».

Le régime a tout d’abord recours aux symboles républicains. Le 19 brumaire, les trois consuls prêtent serment au nom de la « souveraineté du peuple ». De même, l’État se légitime par un recours aux valeurs militaires. Si jusqu’à 1803, la loyauté du corps militaire envers Napoléon n’est pas acquise, « une grande partie des militaires se rallia au grand chef qui, une fois les opposants éliminés, choya les officiers obéissants ». Très vite, le recours à la « chose publique » et aux symboles militaires ne suffit plus et le pouvoir fait appel à des symboles forts, à l’image de l’ancien président américain George Washington. Napoléon se doit alors de correspondre à la représentation d’un « grand homme ». Comme le père fondateur des États-Unis, Bonaparte veut véhiculer une image de sage au-dessus des factions et des partis. De véritables apologies sont ainsi rédigées à la gloire du général, à l’image du Parallèle entre César, Cromwell, Monk et Bonaparte, rédigé par Fontanes en 1800.

Le régime s’appuie également sur une multitude d’institutions. Le mariage permet au mari d’exercer un contrôle sur le foyer, notamment sur sa femme. La famille est perçue comme une institution permettant de stabiliser la société. Les Montagnards avaient conféré aux enfants naturels – nés hors mariages – les mêmes droits que les enfants « légitimes » tandis qu’une loi de 1792 permettait un divorce plus facile. Ces dispositions sont rapidement écartées et écornées, symbolisant le retour central et fondamental de l’institution familiale. De même, le régime s’appuie sur la religion catholique qui devient « religion de la grande majorité des Français […] professée par les Consuls ». Le Concordat, ratifié en 1801, permet le rapprochement entre Napoléon, le clergé français et Rome. De nombreux groupes politiques, à l’image des républicains ou des idéologues, sont vent en poupe contre ce projet qui donne « un coup d’arrêt au processus de laïcisation de la société issu de la Révolution ».

Que dit Napoléon de notre rapport à la République ?

Si Le Consulat de Bonaparte ne dresse pas une liste exhaustive des parallèles existant entre notre époque contemporaine et la période napoléonienne, force est de constater que ces derniers sont légion. Comme le notent les auteurs, « la rationalité administrative se substitue à la politique […] et forme le projet consulaire conçu comme une machine de guerre contre les “désordres “, “l’anarchie” et “les passions” engendrées par les assemblées de la Révolution ». Beaucoup de ces traits persistent aujourd’hui. Sous couvert d’efficacité, un régime technocratique et « post-politique » privilégiant un recours massif aux « experts » se substitue à la souveraineté populaire. L’héritage républicain a servi un temps à légitimer le régime bonapartiste qui prétendait exercer son pouvoir au nom de la « souveraineté populaire », mais cette période ne fut que de courte durée et cette prétention s’est rapidement mue en trahison. Si la vertu fondait l’assise du régime républicain pendant la Révolution, c’est désormais l’honneur qui est mis sur un piédestal. En 1802 est ainsi créée la légion d’honneur qui ne récompense plus les qualités républicaines, mais décerne des mérites selon la volonté du seul exécutif.

Si l’adhésion au régime républicain ne fait plus l’objet de débats comme cela pouvait encore être le cas à l’aube du XXe siècle, ce qu’il signifie en tant que projet politique n’a jamais cessé d’être un terrain de luttes. Chaque groupe défend sa conception de la République, certaines étant diamétralement opposées aux intentions des révolutionnaires de 1789-1795. Le projet républicain tel qu’il avait été pensé initialement n’a jamais été achevé, mais les événements révolutionnaires de 1789 ont toujours été présents dans les mémoires communes, notamment en 1848 et pendant la Commune, en tant que combat à perpétuer. Aujourd’hui encore, comprendre les différentes conceptions de la République défendues par les familles politiques reste une clef de lecture essentielle pour appréhender les clivages qui traversent notre société.

Le Consulat de Bonaparte. La Fabrique de l’État et la société propriétaire (1799-1804)

Marc Belissa et Yannick Bosc

La Fabrique éditions, 2021, https://lafabrique.fr/le-consulat-de-bonaparte/