FairTube : « Les plateformes ressemblent aux usines du XIXe siècle »

Le syndicat allemand de la métallurgie IG Metall – fort de plus de 2 millions d’adhérents – et Youtubers Union, mouvement en ligne de défense des droits des youtubeurs, annonçaient le 3 février dernier le lancement de FairTube. Cette association internationale a pour but de rassembler et de porter la voix des créateurs de contenu et des travailleurs du clic. Tout concourt à compliquer l’organisation syndicale de ces travailleurs des plateformes : atomisés et éparpillés sur plusieurs pays et souvent loin des sièges des plateformes multinationales, payés à la tâche (au nombre de vues ou au temps de visionnage générés), précarisés par les aléas des modes et des algorithmes changeants, à la merci d’une suspension unilatérale qui peut survenir à tout moment… Nous avons rencontré Mariya Vyalykh et Elena Koplin, deux employées d’IG Metall et membres de l’équipe bénévole de FairTube. Entretien réalisé et traduit par Jean-Baptiste Bonnet et Andy Battentier.

Retrouver ici une analyse par LVSL de l’économie de plateforme et des problèmes qu’elle soulève pour les travailleurs et les services publics.

LVSL Comment l’idée de FairTube est-elle née ?

Mariya Vyalykh FairTube est née d’une coopération entre l’initiative YouTubers Union et IG Metall. IG Metall était impliqué sur les sujets du crowdworking et de la défense des travailleurs indépendants depuis 2015. Le syndicat s’est intéressé à YouTubers Union et a voulu soutenir cette initiative étonnante, un cas unique d’organisation des travailleurs des plateformes numériques. Il s’agissait au début uniquement d’un groupe Facebook. Ce dernier a ensuite évolué vers une coopération informelle entre Jörg Sprave, YouTubers Union et IG Metall, ce qui a suscité l’attention de la presse et mis la pression sur YouTube. De nombreuses personnes ont voulu rejoindre l’initiative ou faire un don, mais cela n’a pas été possible car IG Metall ne peut pas accueillir de membres en dehors de l’Allemagne. Il a donc été décidé de créer une association, FairTube. Elena et moi travaillons chez IG Metall mais investissons une partie de nos heures de travail dans FairTube. Avec cette association, nous pouvons accepter des membres de tous les pays, ayant tout type de profil. Cette ouverture est importante pour nous et le fait d’avoir une association officielle nous donne également plus de pouvoir juridique et nous permet d’être davantage pris au sérieux par les élus, les entreprises, les journalistes, etc.

Logo de FairTube © FairTube

LVSL Comment les plateformes ont-elles réagi à votre initiative ? Avez-vous été bien accueilli ou les réactions ont-elles été plutôt hostiles ?

 MV – Nous voulions organiser une réunion avec YouTube et Google, qui nous ont invités pour cela à Berlin. Mais elles ne voulaient voir que le syndicat – à l’époque, FairTube n’était pas encore constituée en association. Elles ont donc dit qu’elles n’accepteraient que des représentants d’IG Metall et non de Youtubers Union. Elles ne voulaient ainsi aucun youtubeur dans la salle. Nous avons estimé que cela n’avait pas de sens et nous avons également demandé à la communauté quelle était la meilleure chose à faire : y aller, reporter la réunion ou l’annuler. La plupart nous ont dit que nous devrions annuler la réunion, ce que nous avons fait car nous ne pouvons pas discuter des droits des youtubeurs sans qu’aucun d’entre eux ne soit présent dans la salle. Après cela, nous nous sommes davantage concentrés sur la formalisation de l’association et maintenant que nous avons une forme légale, ils ne pourront plus dire non. Pour l’instant, nous nous concentrons davantage sur la formation de la communauté. L’action juridique n’est pas notre priorité pour le moment, mais nous ne l’excluons pas à l’avenir.

LVSL – Combien FairTube compte-elle de membres ? Avez-vous des données sur leur localisation et la taille de leur chaîne ?

MV – Nous avons environ 1 200 membres aujourd’hui. Les pays les plus représentés sont les États-Unis, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la Suède, les Pays-Bas, l’Australie, le Canada et bien d’autres encore. Au total, nous avons des membres issus de plus de 70 pays au sein de l’association.

Elena Koplin Nous n’avons pas d’informations exactes sur la taille des chaînes des membres et c’est assez hétérogène. Nous avons de grandes chaînes, mais aussi de plus petites. Nous avons aussi de simples abonnés.

MV – Il y a aussi des créateurs de Twitch ou de TikTok, c’est très varié. Souvent, les gens travaillent sur différentes plateformes. Ils ont leur activité principale sur YouTube et produisent aussi du contenu secondaire sur Instagram, ou l’inverse.

EK – Nous parlons beaucoup des créateurs de contenus, mais FairTube est aussi ouverte aux travailleurs des plateformes qui effectuent des tâches simples comme des textos ou des clics. Pour nous, ces personnes font également partie de la communauté.

LVSL – Donc, vous avez aussi de simples abonnés au sein de FairTube ?

EK – Oui, c’est ouvert à tous. Il est important que nous ayons autant de membres que possible. Ils nous apportent un soutien efficace. En plus, vous savez, il y a des gens qui voudraient être youtubeurs et en sont encore au début parce qu’en créant une chaîne en 2021, c’est vraiment difficile de se démarquer. Les algorithmes sont souvent injustes, surtout pour les petits youtubeurs. Ils nous rejoignent car ils recherchent de l’aide, du réseau, des échanges avec des youtubeurs plus importants et expérimentés. Ils soutiennent notre cause et veulent faire partie de cet environnement.

LVSL Quelle est votre capacité à faire pression sur YouTube ? Allez-vous organiser des campagnes médiatiques ? L’équivalent d’une grève est-il envisageable pour les créateurs de contenu ?

MV – FairTube est une association à caractère syndical. Le principal outil dont nous disposons est la croissance de notre communauté : plus il y a de gens, plus nous aurons d’attention de la part des organisations du numérique, des médias et des plateformes, et plus YouTube sera sous pression. C’est notre principal moyen de pression car les grèves ne sont pas vraiment possibles dans l’économie de plateforme. Elles sont difficiles à organiser car nous ne pouvons pas rencontrer physiquement la plupart de nos membres, qui se trouvent dans des fuseaux horaires et des pays différents. Néanmoins, il y a déjà eu des journées de non-téléchargement où les créateurs ont accepté de ne rien mettre en ligne pendant vingt-quatre heures. Cela dit, la plateforme est tellement énorme que même si 27 000 personnes ne téléchargent rien un certain jour, cela ne l’affecte pas énormément. De plus, il y a de grandes entreprises de médias et des célébrités qui ne sont pas dans la même situation que les créateurs de contenu et qui continueront à télécharger, notamment parce qu’elles ne sont pas traitées de la même façon par YouTube.

Mobilisation des livreurs © Marion Beauvalet
D’autres secteurs de l’économie numérique s’organisent, notamment les livreurs à vélo

LVSL Avez-vous des relations avec des syndicats traditionnels en dehors d’IG Metall, notamment aux États-Unis, où vous semblez être bien implantés ?

MV – Pour l’instant, FairTube n’a pas travaillé avec d’autres syndicats. Mais nous sommes en contact avec d’autres groupes dans lesquels les créateurs de contenu s’organisent et nous sommes ouverts à eux. Il est important de noter que tous les syndicats ne sont pas encore ouverts à cette idée de travail numérique, même si de plus en plus y sont intéressés. Il y a une difficulté avec la question du statut, indépendant ou non, car les syndicats ne défendent généralement que les employés. À l’avenir, nous espérons que cela se répandra davantage et que nous pourrons coopérer.

LVSL Quels sont vos objectifs vis-à-vis de YouTube et des autres plateformes ? Que leur demandez-vous ?

MV – Nos principales exigences sont la transparence et des règles claires. Les créateurs et les travailleurs doivent savoir exactement quelles sont les règles et ces règles doivent être les mêmes pour tout le monde. Nous sommes donc pour l’absence de discrimination : tous les créateurs doivent être traités de la même manière. Nous voulons également un contact humain : il est important que les créateurs puissent contacter une vraie personne et pas seulement des bots lorsqu’ils rencontrent des difficultés, par exemple la suppression de leur chaîne. C’est pourquoi nous voulons mettre en place, en accord avec les plateformes, un mécanisme d’arbitrage indépendant pour résoudre les conflits avec les travailleurs. Ce n’est pas très connu mais cela existe déjà pour de nombreuses plateformes de crowdsourcing. C’est l’un des objectifs à long terme que nous avons annoncé dans la vidéo de lancement de FairTube, où nous avons fait part de nos revendications.

 « Nos principales exigences sont la transparence et des règles claires. »

LVSL Quels sont vos objectifs à long terme avec cette association ?

MV Améliorer les conditions de travail dans l’économie des plateformes, fournir des règles plus transparentes et plus justes et disposer d’un mécanisme indépendant de résolution des litiges, ce qui devrait également rendre le fonctionnement des plateformes plus équitable. Par exemple, il est inacceptable qu’une chaîne puisse être bloquée du jour au lendemain et que parfois les plateformes ne fournissent même pas de raison légitime à cela. Cela ne devrait pas se produire non plus sur les plateformes de crowdworking. Nous voyons souvent des situations où le compte d’une personne est fermé sans qu’elle en soit informée à l’avance, ce qui est absolument inacceptable car certaines personnes comptent sur ce revenu. Nous voulons donc améliorer les règles et les rendre plus transparentes. D’une manière générale, il faut améliorer les conditions de travail sur les plateformes numériques car c’est là que se joue l’avenir du travail. Si vous améliorez les conditions de travail sur Internet, cela affecte aussi l’ensemble du monde du travail. Parfois, les plateformes numériques du XXIe siècle ressemblent aux usines du XIXe siècle. Les entreprises dans le monde hors-ligne le voient et profitent du manque de protection des travailleurs des plateformes pour externaliser de nombreux emplois. Nous devons agir sur ce point.

EK – Un autre objectif à long terme est de renforcer la communauté : connaître ses droits, savoir quelles sont les règles qui s’appliquent à chacun. Cela commence par des conseils comme « Ne travaillez pas sans avoir lu les conditions légales » car c’est une information très importante. Cette solidarité au sein de la communauté est très importante pour nous.

MV – Les entreprises, dans leurs conditions générales, n’autorisent pas toujours la création de groupes Facebook ou la discussion du travail en dehors de la plateforme, ainsi les travailleurs se sentent seuls. Ils n’ont pas autant de moyens d’organisation que dans les entreprises traditionnelles. C’est donc aussi l’un de nos objectifs à long terme avec la création de FairTube : construire des réseaux de partages et d’échanges pour que les travailleurs des plateformes ne se sentent plus seuls et puissent se donner des conseils les uns aux autres.

« Les entreprises, dans leurs conditions générales, n’autorisent pas toujours la création de groupes Facebook ou la discussion du travail en dehors de la plateforme. »

LVSL Comment percevez-vous le type de relation de travail qui existe entre les plateformes et les créateurs de contenu ?

MV – Cela dépend, il faut examiner séparément chaque situation. Dans certains cas, il y a une sorte de relation de dépendance parce que vous ne pouvez pas déterminer votre revenu de manière indépendante. Vous dépendez entièrement de l’algorithme de la plateforme et ne pouvez donc pas agir comme un indépendant. Mais les youtubeurs ont différents flux de revenus et la production de vidéos n’est parfois qu’une activité secondaire. Il faut donc évaluer au cas par cas.

LVSL Justement, les créateurs de contenu peuvent aussi être des patrons, employant des personnes pour le montage, l’enregistrement, etc. Comment gérez-vous cette double relation ? Est-ce que FairTube va être uniquement un intermédiaire entre les plateformes et les créateurs de contenu ou voulez-vous également jouer un rôle dans la façon dont les personnes qui travaillent pour les créateurs de contenu sont traitées ?

MV – C’est une bonne question. Certains youtubeurs ont même de véritables entreprises qui emploient plusieurs personnes, mais nous n’avons pas encore été confrontés à cette situation. Il sera bon à l’avenir de prendre en compte la situation des personnes à l’arrière-plan de la création de contenu.

LVSL En fin de compte, quelle est la différence entre FairTube et un syndicat ? Parce que vous collaborez avec IG Metall et que vous rassemblez et représentez les membres d’une communauté de travail. Cependant, le mot syndicat est absent de votre plateforme. Alors, est-ce que vous vous percevez comme un syndicat ?

MV – Nous pouvons dire que nous avons des fonctions similaires à celles des syndicats, mais pas au point de pouvoir signer des conventions collectives. Comme vous l’avez mentionné précédemment, il est difficile d’organiser des grèves. C’est l’une des principales différences : nous ne pouvons pas organiser de grèves physiques pour le moment. Nous sommes une association ; nous essayons d’aider les travailleurs des plateformes et d’améliorer leurs conditions de travail.

LVSL Plus globalement, comment percevez-vous la sécurité sociale qui devrait être fournie aux travailleurs de l’économie de plateforme ? Qu’est-ce que, à votre avis, les travailleurs des plateformes devraient attendre comme type de sécurité sociale ? Un revenu minimal ? Des allocations chômage ?

EK – Une sécurité sociale de base est essentielle. Mais le fait est que votre niveau de protection dépend de la situation de votre pays. Par exemple en Allemagne, il faut être salarié pour bénéficier de la sécurité sociale et je crois que c’est la même chose en France. Au Danemark, la situation est tout à fait différente car vous bénéficiez de services de sécurité sociale quel que soit votre statut. Il y a donc de fortes disparités entre les pays et nous devons commencer par faire en sorte que les gens soient conscients de leurs droits. En effet, nous voyons souvent qu’un compte est fermé alors que le propriétaire n’avait aucune idée que les plateformes étaient capables de faire ça et qu’il l’a accepté dès le début [en signant les conditions d’utilisation, NDLR]. Il faut donc faire circuler l’information et déclencher une vraie prise de conscience. Nous espérons qu’il y aura des changements, en particulier dans l’Union européenne, car nous y sommes actifs sur le plan politique avec IG Metall. C’est très important pour nous que la situation s’améliore mais c’est très, très difficile.

LVSL La plupart de ces plateformes, en particulier celles dont vous pouvez tirer un revenu, sont de grandes plateformes basées aux États-Unis. Chacune exerce un quasi-monopole sur un type de contenu particulier, si bien qu’il est impossible de leur échapper. On parle d’ailleurs de youtubeurs, d’instagrammeurs, je pense que cela indique quelque chose sur la dépendance aux plateformes. Pensez-vous qu’il soit possible, à moyen ou long terme, de développer des alternatives à ces monopoles ?

MV – De nombreux membres de notre communauté en parlent. S’ils ont des difficultés avec YouTube, ils se tournent vers une autre plateforme. Pour l’instant, il n’y a malheureusement aucune plateforme comparable à YouTube pour le partage de vidéos. Les capacités techniques ne sont pas aussi importantes et la portée n’est pas aussi large. Nous ne pouvons donc pas dire qu’il s’agit d’alternatives équivalentes. À l’avenir, si d’autres plateformes se développent et qu’il n’y a plus de concurrence, nous nous en réjouirons. Pour le moment, nous nous concentrons sur l’amélioration des conditions de travail sur YouTube. Si d’autres plateformes apparaissent avec des meilleures règles plus transparentes, ce sera un développement bienvenu.

EK – La législation sur les services numériques de l’UE pourrait faire avancer les choses à ce niveau. C’est un projet de changement des directives européennes qui pourrait favoriser l’émergence des petites plateformes à côté de YouTube. Si ces réformes sont adoptées, de réels changements pourraient se produire, en fonction de la formulation exacte de la législation. Mais cela dépend vraiment de la situation politique des pays. Nous voyons ce genre de législation aux États-Unis également, où l’attention se concentre sur la situation de Google et de YouTube. Ce sont des sujets très politiques [Voir l’article de LVSL “Les GAFAM ne seront pas démantelés”].

LVSL Comment exactement la législation sur les services numériques va-t-elle améliorer la situation des créateurs de contenu ?

EK – La législation sur les services numériques est une proposition de la Commission européenne qui va avec la Législation sur les marchés numériques. Elles pourraient obliger les plateformes à être plus transparentes sur leurs algorithmes et leurs systèmes de modération de contenu. Elles pourraient également donner aux créateurs de contenu la possibilité de s’opposer à une sanction ou d’entrer en contact avec de vrais humains sur la plateforme. Ainsi, cela pourrait être un changement à venir important. C’est en train d’être discuté dans l’UE en ce moment, nous allons garder un œil dessus. Cette législation ne concerne que l’UE mais elle pourrait avoir des effets au-delà [Pour une analyse plus poussée, voir l’article de Contexte].

LVSL Vous avez dit que l’économie de plateforme est l’avenir du travail, mais vous avez également évoqué des conditions de travail datant du XIXe siècle. Lorsque vous parlez d’avenir du travail, qu’entendez-vous par là ?

MV – La technologie est celle du XXIe siècle. Internet, l’IA et les algorithmes sont de plus en plus avancés chaque jour. Ces évolutions rendent les choses plus difficiles pour les gens et moins transparentes. En effet, les créateurs ne savent pas vraiment ce qui va se passer, combien de vues leur prochaine vidéo va recevoir, alors que cela détermine leur revenu. La technologie se développe chaque jour mais nous devons aussi penser aux travailleurs. Le développement des protections sociales est beaucoup plus lent que les évolutions technologiques. Les conditions de travail ne sont donc pas équitables pour le moment. En outre, on le voit avec le coronavirus, de plus en plus de gens travaillent à distance, en télétravail, voire depuis d’autres pays [Voir cet article de LVSL sur les enjeux et risques du télétravail]. Cela risque donc de devenir plus difficile d’organiser les travailleurs à l’avenir car les rencontres physiques se feront plus rares. C’est pourquoi nous devons réfléchir à la manière d’organiser et d’aider les travailleurs lorsque nous ne pouvons pas les rencontrer physiquement dans une entreprise ou une usine. C’est l’un des défis de l’avenir pour les syndicats et les associations comme FairTube.

EK – Le futur peut être très prometteur si nous avons de bonnes règles en matière de travail en ligne. C’est bien sûr difficile lorsqu’il s’agit d’une plateforme ou d’une entreprise qui n’est pas située en Allemagne et que l’on veut organiser des travailleurs qui viennent d’Allemagne ou de l’UE. Les plateformes se disent que nous pouvons utiliser des personnes des Philippines, qui peuvent faire le même travail pour beaucoup moins d’argent. C’est pourquoi nous disons que nous nous intéressons à la précarisation du travail là-bas. Parce qu’une entreprise située en Allemagne peut utiliser des travailleurs venant de pays où les normes de travail y sont inférieures voire très inférieures. C’est la difficulté de la numérisation du travail. D’un autre côté, cela permet aussi de multiplier la créativité et les liens entre les gens. De plus en plus d’emplois apparaissent dans le travail numérique et c’est un changement qui peut être positif. Mais nous avons besoin de bonnes règles pour éviter que les travailleurs soient confrontés à de très mauvaises conditions de travail.

« Les plateformes se disent que nous pouvons utiliser des personnes des Philippines qui peuvent faire le même travail pour beaucoup moins d’argent. C’est pourquoi nous disons que nous nous intéressons à la précarisation du travail là-bas. »

LVSL Dernière question : nous avons parlé de règles et de transparence pour les travailleurs. Mais les syndicats sont aussi traditionnellement très liés aux revendications salariales. La répartition des revenus entre les plateformes et les créateurs de contenu est évidemment un sujet très important. Pensez-vous que c’est un sujet dont vous pouvez discuter avec les plateformes, ou est-ce que cela sera plus conflictuel et difficile à aborder ?

MV – Bien sûr, la question des revenus est très importante pour tous nos membres. C’est l’un des principaux problèmes. Au bout du compte, tous les problèmes comme la baisse du nombre de vues ou voir sa chaîne être supprimée signifient que vous perdez votre revenu ou que celui-ci diminue. L’un de nos objectifs est donc d’avoir un revenu équitable pour tout le monde dans le travail de plateforme. Sur certaines plateformes, il n’y a pas de possibilité de gagner un revenu directement [les créateurs de contenu ne touchent pas de pourcentage sur la publicité, NDLR], comme sur Instagram. C’est aussi un objectif à long terme de FairTube : tous les travailleurs des plateformes devraient pouvoir gagner directement de l’argent avec leur travail. Les gens travaillent dur, c’est beaucoup plus difficile qu’il n’y paraît. En termes de paiement, au moins sur YouTube vous pouvez gagner un revenu. Sur TikTok, un peu, mais il n’est pas important. À l’avenir, nous espérons avoir des négociations avec d’autres plateformes ; c’est aussi l’un de nos objectifs.

Histony : « Il peut y avoir une culture accessible sans qu’elle soit divertissante »

https://www.youtube.com/watch?v=wYaARSuRfgY
Histony © Histoire, mémoire et politique sont-elles compatibles ? Janvier 2020, Youtube

En 2015, Histony, docteur en histoire, a créé sa chaine YouTube qui vise à rendre accessible au grand public l’histoire en tant que discipline savante et rigoureuse. Traitant de divers thèmes comme la Révolution française, l’invention du roman national, le Titanic, ou encore les Romains et le sexe, Histony mobilise l’histoire comme l’un des outils nécessaires au développement de l’esprit critique face à certaines de ses récupérations idéologiques et médiatiques. Entretien réalisé par Clément Plaisant et Xavier Vest.

Le Vent Se Lève Vous avez créé votre chaîne YouTube en 2015 afin d’aborder différentes thématiques historiques en mêlant honnêteté scientifique et clarté. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la mise en place de ce projet ?

Histony – J’ai été tout d’abord assez déçu de la fermeture du milieu universitaire, tout en ayant conscience de la difficulté de ce champ à capter un large public avec les moyens à sa disposition : des colloques ou des publications scientifiques plus restreintes. Finalement, alors que l’université publie beaucoup de choses intéressantes, de tels contenus ont du mal à venir jusqu’à un large public et celui-ci est contraint d’aller vers des figures telles que Laurent Deutsch, Stéphane Bern. Il est clair que ce sont des individus idéologiquement peu convenables et surtout qui ne font pas quelque chose de bonne qualité, au demeurant, du point de vue historique. Évidemment, si l’on ne considère que l’aspect pédagogique et la vulgarisation, ils sont très en avance. 

Cela m’a décidé à trouver une alternative. J’avais une amie qui faisait un peu de montage vidéo et en voyant qu’il y avait un début d’essor de la vulgarisation scientifique, je me suis dit : je vais essayer. Ayant conscience que je proviens du milieu universitaire et que je me suis construit selon ses formats, j’ai compris que je ne pouvais pas et ne voulais pas faire le clown devant la caméra. Je me suis alors dit qu’il fallait plutôt faire quelque chose d’exigeant, peut-être plus restreint en termes d’audience, que de mal reprendre les codes de la vulgarisation. Très vite, j’ai été dépassé par la réception du format. Parler pendant 20 minutes, puis après 45 minutes, ce n’est pas quelque chose d’extrêmement attrayant. Pourtant, nombreuses ont été les personnes réceptives à ma proposition et j’en suis très heureux. 

LVSL – Vous abordez la construction contemporaine du roman national dans le discours politique, notamment avec les élections présidentielles. Y a-t-il en France une bataille hégémonique pour l’histoire?

Histony – La France est un pays très intéressé par l’Histoire. Regardons les ventes en librairie, les succès des émissions qui ont trait à l’Histoire à la télévision, la vitalité des débats publics liés à l’histoire. L’Histoire fait beaucoup parler. D’une certaine matière, nous sommes un des rares pays où l’Histoire est moins une matière d’historien qu’un enjeu de discussions, car tout le monde a l’impression de bien connaître cette discipline, ce qui n’est pas forcément le cas dans d’autres champs scientifiques.

Toutefois, nombre d’historiens réussissent à s’imposer comme des références, sans en être, à l’instar de Stéphane Bern, ou Franck Ferrand, qui peuvent aller jusqu’à diffuser des contre-vérités aux heures de grande écoute. Les individus n’ont pas forcément les clés pour savoir comment se construit l’histoire scientifique et préfèrent rester du côté de la croyance. Par exemple, certains résistent encore à admettre que nous sommes en possession de preuves qui montrent qu’Alésia n’est pas dans le Jura, ceux-ci étant largement influencés par les discours d’une figure comme Franck Ferrand. Ainsi, tout le monde ne dispose pas des éléments qui permettent de juger, et de se rendre compte que ce n’est pas chacun son avis, qu’il y a des preuves qui mènent vers Alise-Sainte-Reine et que le Jura, ce n’est pas possible. 

Il y a aussi le problème – comme partout –  qui est le suivant : l’Histoire peut avoir une utilisation politique. C’est comme ça que cela a commencé. Nous avons écrit l’Histoire pour servir le pouvoir ou pour servir une vision différente des sociétés humaines. Il y a toujours eu une réécriture de l’Histoire. C’est le cas depuis Hérodote. Alors aujourd’hui, l’approche semble beaucoup plus scientifique, ce qui permet aussi de prendre du recul, de se couper de ce roman historique et de chercher à tendre vers une forme de vérité, sans qu’à l’évidence, il existe en histoire, une vérité absolue puisqu’on retrouve toujours une pluralité de sources. 

LVSL – Vous abordez aussi la thématique de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et la diffusion de ce récit national. Sommes-nous passés de la diffusion d’un véritable “roman national” à l’image, sous la IIIe république, du manuel d’histoire d’Ernest Lavisse, à un enseignement davantage comparatiste visant à développer l’esprit critique ? 

Histony – Il faut différencier deux sphères, celle de l’école et de l’université. Ce n’est pas la même chose qui s’y passe. Globalement, l’école reste en retard par rapport à l’université puisque la seconde crée les connaissances tandis que la première les diffuse. Il y a donc toujours un décalage entre les deux. La deuxième précaution à prendre, c’est justement par exemple, lorsqu’on parle de Lavisse et de son manuel qui est assez caricatural aujourd’hui. Dans le cadre précis du XIXe siècle, Lavisse essaie déjà de mettre à jour et d’éduquer les enfants avec les connaissances scientifiques de l’époque.

Ensuite, il est clair que l’université depuis le début du 20ème siècle a pris ses distances avec une forme de récit national. Cela semble évident avec l’École des Annales, laquelle étudie des phénomènes massifs. On a fait entrer la statistique, la démographie dans l’Histoire. On commence à s’intéresser à l’histoire des petites gens, des masses mais aussi des  phénomènes culturels. Ce qui est très intéressant pour la discipline car la religion n’est pas quelque chose qui s’étudie seulement du point de vue politique. Il y a aussi un vrai rapport intime au religieux. On s’est rapidement éloigné des grandes batailles nationales et des grands personnages qui “faisaient l’Histoire”.

Néanmoins, l’ambition de l’école est restreinte aujourd’hui. Les enseignants sont contraints d’expliquer la Révolution en quelques heures, ce faisant, ils doivent négliger certains aspects importants. Le souci, c’est que la chronologie a toujours eu une place importante. Il y a un fort désir de cette dernière et je me souviens que dans mon parcours, elle est apparue à de nombreuses reprises : en primaire, au collège, au lycée. C’est ambitieux mais les professeurs sont contraints à se focaliser sur la chronologie, omettent d’autres thématiques, et s’adonnent à des simplifications. D’un autre côté, il est important de dire que l’on a réussi à faire rentrer d’autres choses, d’autres questions : l’histoire des femmes, l’histoire des sciences, etc. Cela permet de montrer aux élèves que l’Histoire, ce n’est pas juste des dates. Tout cela finit en définitive par se confronter au sein des programmes scolaires, et malgré tout, on continue à apprendre la chronologie française tout en faisant apparaître des éléments extérieurs comme les Empires chinois. Alors évidemment, ce sera toujours imparfait, puisque les professeurs ont chacun leurs spécificités, et certains seront à l’aise avec des sujets, d’autres non, mais il en est ainsi car cela relève de la structure même de l’enseignement scolaire.

On retrouve enfin aussi d’autres enjeux plus concrets. Comment évaluer la démarche critique ? L’apprendre, ce n’est pas forcément compliqué. L’évaluer cela l’est beaucoup plus. Regardons à l’université. On y retrouve l’épreuve de la dissertation qui consiste en première année, à recracher le cours. Maintenant, nous sommes passés à des exercices comme le QCM qui est l’exercice le moins critique qui puisse exister, puisqu’il suffit de choisir entre plusieurs options : A, B ou bien C ou D. Il faut donc faire attention entre des enjeux intellectuels, et des enjeux plutôt concrets, liés à l’éducation, à la transmission de la connaissance. 

L’école est finalement une porte d’entrée vers quelque chose de plus large et je pense que le défi, c’est de faire en sorte que l’école réussisse à intéresser plus qu’à apprendre. Car nombre de connaissances, apprises au collège, au lycée, seront oubliées plus tard. 

LVSL – Concernant la notion de peuple qui, d’après vous, est nécessairement plurielle et a souvent été instrumentalisée. L’Histoire doit-elle se refuser à parler du peuple, et donc laisser ce dernier à la théorie politique ? 

Histony – Le problème, c’est effectivement qu’il regroupe beaucoup de choses différentes à l’usage dans l’Histoire. Il est aisé de retrouver par exemple cette version populiste de la Révolution française, très utilisée par l’extrême droite. Elle est de dire : « le peuple a été manipulé par la bourgeoisie qui a renversé la noblesse. » De quel peuple parle-t-on ? Lorsqu’on évoque les sans-culottes parisiens, ce ne sont clairement pas des indigents. Ces derniers ont autre chose à faire que la révolution, et n’en ont guère le temps. La Révolution dure dix ans et pendant ces années-là, il faut aussi travailler. Car on l’oublie souvent, mais la Révolution, ce sont des gens qui continuent à se nourrir, à travailler. Finalement, ceux qui participent à ces journées sont plutôt des artisans et des petits patrons. Et c’est pour cela aussi que, par exemple, au niveau des sans-culottes, on note des divergences. Ils sont tous d’accord pour un maximum des prix parce que cela les arrange, et d’aucuns voudraient fixer un maximum du salaire, pour se protéger des grands patrons. Maintenant, on retrouve d’autres groupes, comme les agriculteurs. Pour eux, le maximum des prix, ce n’est pas avantageux, puisqu’on les force à vendre leur production à perte. Donc, ce qui est nécessaire pour nourrir Paris, pour les campagnes, cela peut se révéler être les affamer. C’est difficile de trouver un équilibre. Le peuple est marqué par sa diversité, puisqu’on y retrouve un petit patron parisien, un ouvrier parisien, ou un paysan dans une campagne quelconque. Tout cela n’est guère la même chose. En somme, le peuple est souvent perçu comme uniforme, se laissant manipuler, et rarement décrit dans sa pluralité tel qu’elle a pu se manifester récemment durant le mouvement des gilets jaunes. 

LVSL – Au passage, puisque vous évoquez le mouvement des gilets jaunes, on a pu y observer de nombreuses références à la Révolution française. Pensez-vous que les gilets jaunes portent un caractère révolutionnaire, similaire aux sans-culottes parisiens ?

Histony – Le mouvement des gilets jaunes est « gilet jaunesque ».  Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il faut cesser de vouloir tout comparer. Cependant, il semble assez clair que la recherche de comparaison à travers le passé peut avoir le but de fédérer ou d’effrayer. Effrayer, car vous allez comparer votre ennemi aux Khmers rouges, ou aux staliniens, et c’est très facile. Cela ne sert qu’à faire peur. Et c’est pour cela que, très fréquemment, vous avez des discours qui en reviennent « aux heures les plus sombres de l’Histoire ». Ainsi, ce fut le cas lorsque des jeunes en sont venus à déchirer l’ouvrage de François Hollande, Leçons du pouvoir. D’emblée, ils ont été assimilés à des nazis. C’est très intéressant parce que d’un côté, quand vous avez des militants néonazis qui se revendiquent du nazisme, il ne faut pas dire que ce sont des nazis, il faut parler d’alt right ou de droite alternative. Par contre, quand vous avez des étudiants qui déchirent trois bouquins de François Hollande, là, il est pertinent d’évoquer le terme de nazis ! Les comparaisons sont donc à usages multiples, parfois elles sont taboues, parfois elles ne le sont pas.

Ensuite, on peut comparer pour fédérer. On peut prendre un événement heureux, et espérer que ce qui se passe aujourd’hui ait la même fin heureuse. La Révolution française de 1789 est éloquente et souvent invoquée. Pourtant, la situation en France n’est pas celle de 1789 : les enjeux sont différents et l’on retrouve des formes de pouvoir, de répression et même des représentations du monde totalement diverses et variées. Finalement, les références au passé sont fédératrices mais aussi aveuglantes. Elles peuvent ainsi mener au fétichisme. Ici, je pense par exemple au fétichisme de la barricade dans les manifestations. Elle ne joue aucun rôle stratégique, si tant est qu’elle ait vraiment joué un rôle un jour. En ce qui concernent les grandes barricades : ou bien il y avait la garde nationale qui finissait par passer du côté des révolutionnaires, dans ce cas, cela fait une révolution qui marche comme en 1848 ; ou bien la garde nationale reste du côté du pouvoir et dans ce cas la barricade tombe, et la révolution est cette fois-ci avortée comme en 1832, ce qui a magistralement été dépeint par Victor Hugo dans Les Misérables. Même en 1968, la barricade n’a plus qu’un rôle symbolique, folklorique. Finalement, on a observé ici davantage ce qui relève de fantasmes, qui parfois se révèlent contre-productifs. Plus récemment, je me souviens que certains ont annoncé au matin d’un jour de grandes manifestations, le 31 mars 2016, qu’ils allaient remettre en place la Commune à Nantes. À la fin de la journée, une voiture avait été brûlée, un carrefour temporairement bloqué, et tout le monde avait été gazé. Cela a mené, certes, à Nuit Debout, mais cela n’est en rien la Commune ! 

LVSL – Vous avez évoqué dans une de vos vidéos des figures telles que Franck Ferrand ou Stéphane Bern. Il est flagrant aujourd’hui de remarquer à quel point “l’Histoire spectacle” semble populaire et monopolisée par les sphères contre-révolutionnaire. Quels enseignements en tirez-vous ? 

Histony – La façon de faire de l’Histoire scientifique n’est pas ce qui va plaire de prime abord. Une histoire où on retrouve des gentils et des méchants et non des acteurs plus ou moins faciles à comprendre, c’est plus attrayant. Ainsi, comprendre et analyser les fondements du régime nazi reste pour certains d’une trop grande complexité. Quand je parle de comprendre, c’est comprendre par quels mécanismes un humain peut participer à une telle entreprise génocidaire. Le souci ici est que l’explication est efficace au cinéma par exemple, mais si on veut s’aventurer sur quelque chose de plus scientifique, du domaine de l’analyse et de la compréhension, cela devient plus difficile, plus austère, à l’image des excellents travaux de Johann Chapoutot. Cela désacralise et démystifie l’Histoire, c’est l’inverse même de cette Histoire spectacle. Ce n’est plus de l’ordre de la légende, et donc, c’est inadaptable au cinéma. 

« Il peut y avoir une culture accessible, sans qu’elle soit nécessairement de l’ordre du divertissant.»

Toutefois, un jeune individu peut très bien aller au Puy du Fou, regarder les émissions de Stephane Bern, et puis, par diverses passerelles accéder à un savoir universitaire et réviser ses jugements. Il faut donc qu’il y ait une articulation qui permette d’arriver jusqu’à des ouvrages qui sont reconnus scientifiquement. L’Histoire spectacle existera toujours et il est clair qu’il est difficile de divertir avec de l’Histoire scientifique qui n’est guère compatible avec le divertissement. Les vulgarisateurs aujourd’hui ont toujours cette perspective du divertissement, et sont souvent à la quête de la blague : il faut ainsi que le contenu fasse absolument rire. Cela est un vrai défi pour les médias, et YouTube en particulier. Toutefois, il peut y avoir une culture accessible, sans qu’elle soit nécessairement de l’ordre du divertissant. 

LVSL – Comment l’historien peut investir l’espace public pour mettre en garde le public sans trop outrepasser sa place?

Histony –  C’est une vaste question, je n’ai pas de réponse définitive là-dessus. Je pense que déjà la première chose, c’est d’éviter de créer un contre roman national qui serait tout aussi nocif. Répondre à un roman par un autre roman est une mauvaise idée. Je pense qu’on est plutôt là pour donner des clés sur l’esprit critique, pour montrer comment se construit l’Histoire, montrer que l’Histoire est un récit et qu’il faut savoir le lire. Il y a des vérités vers lesquelles on tend avec un certain degré de certitude, mais dont on ne peut jamais avoir la version absolue et précise. Je pense que c’est plus large que l’Histoire, c’est le problème de l’esprit critique et de sa construction.

En tant qu’historien, je pense qu’on doit être présent et montrer le travail qu’on accomplit, qu’on produit des choses et des choses intéressantes. De plus en plus, il y a des historiens qui font des podcasts et qui essaient de sortir de l’Université pour faire des livres accessibles au grand public. Je pense à la très bonne Histoire dessinée de la France en train de se faire par la Revue dessinée avec à chaque fois un auteur de BD et un universitaire. Ils sont à huit tomes pour l’instant. À chaque fois c’est très historiographique et toujours accompagné d’un dossier documentaire intéressant. Le plus dur est de toucher la curiosité des gens. À mon sens, il faut continuer sur ces initiatives plutôt que de descendre dans l’arène politique pour contrebalancer un discours par un autre tout aussi faux. Le message qu’on doit faire passer est de se méfier des symboles avancés trop promptement et de prendre suffisamment de recul pour les inscrire dans la longue durée du temps historique.

LVSL – Quand on observe l’historiographie de la Révolution française, on voit pourtant qu’il y a une grande dimension politique. Alphonse Aulard est lié au parti radical et admire Danton, Mathiez est issu du socialisme et entretient un vif intérêt pour la Révolution bolchevique tout en réhabilitant la figure de Robespierre. Albert Soboul est quant à lui adhérant au PCF tandis que François Furet est anti-communiste et libéral, voyant la Révolution française comme la matrice des régimes totalitaires. La bataille idéologique n’est-elle pas ancrée au cœur même de certains sujets historiques tels que la Révolution française ?

Histony – Oui et non dans le sens où on a souvent tendance à surcharger le rôle de ces positions politiques. C’est à dire que ce soit Aulard, Mathiez, Soboul ou Furet, ce sont des gens qui, avant de retenir leur engagement politique, sont des chercheurs. On retient les grandes controverses de fond entre Aulard et Mathiez sur Robespierre qui sont tout à la fois idéologiques, scientifiques et personnelles. Pour Furet il y a un côté personnel. C’est quelqu’un de très libéral et anti-communiste qui vient du communisme et fait partie de ces déçus qui sont tombés de haut en découvrant ce qu’est l’URSS et passent donc de l’autre côté de l’échiquier politique. Ensuite, il va y avoir des analyses qui sont forcément celles du temps. Quand vous avez un Parti communiste fort, des gens vont forcément analyser la Révolution française à l’aune de leur vision du monde. Inversement, quand vous avez ce repli du communisme et cet anti-communisme qui naît, d’autres vont aborder la Révolution française en se demandant s’il ne s’agit pas du premier moment des totalitarismes. Il n’y a pas, en histoire, de mauvaises questions à poser. L’important, ce sont les réponses qu’elles permettent de développer. C’est ainsi le cas de François Furet dont les analyses sur la Révolution comme mère des totalitarismes sont balayées historiquement parlant. Mais il a eu l’intérêt de poser des questions auxquelles on a pu répondre sérieusement. On ne peut pas dire « tu n’as pas le droit de dire ça ». Ce type de raisonnement fonctionne sur Twitter, pas dans le domaine de la recherche. On est obligé de creuser la question en un plus d’une centaine de caractères pour aboutir à une conclusion et dire que c’est faux. Furet lui-même est par ailleurs revenu au fur et à mesure du temps sur certaines de ses thèses les plus bancales.

Il y a aussi des historiens qui sont des « francs-tireurs », des gens qui n’appartiennent à aucune école et qui s’engueulent avec tout le monde. Par exemple, Jean Clément Martin, une des plus grandes références sur la Révolution aujourd’hui qui vient du “furétisme” et qui aujourd’hui serait beaucoup plus classé dans une école historique « de gauche », en tout cas par ses ennemis de droite. Il a écrit un ouvrage très juste sur Robespierre où il le remet à sa place et le fait descendre de son piédestal et aussi, de facto, du banc des accusés. Il démontre également que « la Terreur » est un concept inventé a posteriori plus qu’un système réellement pensé sur le moment. Mais sur la Vendée, il se fait des ennemis de tous les côtés. D’un côté, c’est celui qui démontre avec le plus de fermeté et de rigueur que cela n’est pas un génocide mais c’est aussi lui qui donne les estimations de victimes les plus hautes. Il se met dos à dos les réactionnaires qui parlent de génocide et ceux qui idéalisent la Révolution et qui refusent de parler du bilan humain. Il y a donc parfois des réflexions historiques qui débordent des cadres politiques traditionnels. 

Et même ceux inscrits dans des écoles historiques “marquées”, peuvent penser en dehors et réfléchir à des choses beaucoup plus larges. Soboul travaille sur des sujets très spécifiques et avec beaucoup de rigueur, à l’image des sans-culottes. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’idéologie pour autant. On ne peut pas mettre l’engagement politique d’un Soboul ou d’un Furet sur le même pied d’égalité que quelqu’un comme Franck Ferrand ou d’autres figures qui sont dans le déni du débat scientifique.

LVSL – Concernant Robespierre sur lequel vous avez réalisé une vidéo au sujet de la construction de sa légende noire, on observe aujourd’hui un retour en force de sa personne dans le champ scientifique avec plusieurs ouvrages historiques mais aussi dans le champ politique. Y a-t-il dans l’esprit général, une mystification de son action politique comme la frange la plus extrême de la Révolution française?

Histony – Le problème de Robespierre, c’est que c’est la figure polarisante depuis toujours de la Révolution. On n’est jamais totalement sorti du champ du débat. On a parlé précédemment d’Aulard et Mathiez au début du 20ème siècle qui divergent sur sa personne. Il y a aussi Jean Jaurès dans son Histoire socialiste de la Révolution française puis Henri Guillemin dans les années 60 qui redorent son blason. On n’est jamais sorti d’une sorte de binarité sur le personnage de Robespierre. 

De plus, la culture populaire s’est emparée du personnage pour le noircir. Notamment plusieurs films réalisés par des gens qui venaient d’Europe de l’est qui avaient cette tendance à calquer la Révolution sur ce qu’ils vivaient. Robespierre est alors caricaturé en Staline à l’image du film Danton d’Andrzej Wajda, climat qui s’est accentué après la chute du mur. Arrive ensuite la fin des années 2000 avec en 2011, toute cette polémique sur des papiers de Robespierre mis aux enchères. Il y a eu à l’époque une levée de boucliers de la droite qui le désignait comme un dictateur et refusait l’acquisition par l’État de ces papiers, ce qui est totalement ahurissant du point de vue historiographique. Quand bien même Robespierre serait le pire des tyrans, ces papiers seraient intéressants. Après, il y a eu des débats sur la question de baptiser une Rue Robespierre…

Portrait de Maximilien de Robespierre, peint par Adélaïde Labille-Guiard en 1791.

À cela s’ajoute le fait que sur le champ scientifique, plusieurs historiens ont écrit sur Robespierre comme Hervé Leuwers, Jean Clément Martin, Cécile Obligi ou encore un long ouvrage de l’Histoire à propos de l’historiographie de Robespierre par Marc Belissa et Yannick Bosc qui détricote la légende noire de Robespierre. Il y a eu des colloques, des ouvrages collectifs ce qui a ravivé scientifiquement les analyses sur son action politique. Le problème est que le Robespierre des scientifiques n’est pas le Robespierre des politiques. Jean Clément Martin l’explique très bien. Juste après sa mort, Robespierre est érigé en figure dominante de la Révolution par ceux qui l’ont fait tomber et qui avaient des choses à se reprocher comme Joseph Fouché ou Tallien qui ont été des bouchers dans les endroits où ils ont été envoyés en mission.

Ils reviennent à Paris après avoir été rappelés, notamment par Robespierre qui veut leur demander des comptes. Dès sa chute, ils utilisent sa figure pour dire que c’est le grand responsable des crimes de la Révolution et cela arrange évidemment tout le monde. Cette image du Robespierre tyran se développe et tout le monde peut se dédouaner de ses crimes. Tout le monde peut traquer ce que les gens appellent la « queue de Robespierre » avec toute la métaphore sexuelle qu’il y a autour. C’est très pratique et on met en alliés de Robespierre des gens qu’il ne pouvait pas supporter comme Carrier en tant qu’associé du mal alors que Carrier est derrière sa chute. C’est le problème de cette légende noire. 

Je pense donc que c’est ici que réside tout l’intérêt de l’ouvrage de Jean-Clément Martin : replacer Robespierre dans son contexte au milieu d’autres acteurs qui pensent comme lui ou contre lui. Il n’est jamais en position de force majeure, à part dans les quelques mois précédant sa mort lors desquels il se trouve dans une situation d’importance avec certains de ses amis au sein de différents organes de pouvoir tels que la Commune de Paris ou la Garde nationale. Hors de cela ce n’est ni un député comme un autre ni un homme tout puissant. Mais à cela s’ajoute le Comité de Salut Public durant les mois ou il possède du pouvoir, et le fait qu’il doit parfois agir avec des gens qui, parfois, ne peuvent pas le supporter et vont finir par le tuer. Cela prouve en définitive qu’il n’est pas si puissant que ce qu’on a pu laisser croire, sans quoi il aurait sans doute eu les moyens d’empêcher sa chute lors du coup de Thermidor.

Pour aller plus loin :

Chaine YouTube d’Histony : https://www.youtube.com/channel/UCt8ctlakIflnSG0ebFps7cw

Site d’Histony : https://venividisensivvs.wordpress.com

Les réseaux sociaux au cœur de la bataille culturelle

De gauche à droite : Louis Scocard, Pierre Gilbert, Tatiana Ventôse et Antoine Léaument.

Vous n’avez pas pu assister à notre Université d’été ? Revisionnez le débat sur le rôle des réseaux sociaux dans la bataille culturelle. Nous recevions Louis Scocard (Apolitiquement correct), Tatiana Ventôse (Le Fil d’actu) et Antoine Léaument (Le Bon Sens).

©Ulysse Guttman-Faure